Nouvelle écrite pour les 13 ans du site. Gloubi-boulga inspiré par beaucoup de personnages et d’éléments historiques un peu disparates. Ceux qui savent souriront, j’espère ne pas perdre les autres en route… N’hésitez pas à me faire savoir su vous voulez la liste !
MERCI de me suivre et me soutenir depuis tout ce temps !
Synopsis : Consigné sur ses terres pour avoir déplu à la Cour, le duc Mathias d’Arion prend sous sa protection un artiste étranger un peu particulier…
Le Duc et le rêveur
Le duc Mathias d’Arion avait la réputation d’être un homme sage et bienveillant. Militaire aguerri, stratège reconnu, il illustrait donc parfaitement à lui seul la devise de son duché : « Le courage pour allié et la sagesse pour guide. »
Âgé de 41 ans, cet homme était aussi aimé de son peuple que craint des plus superstitieux. Sa mère était effectivement une petite femme étrange, que son père avait ramenée d’un long voyage dans l’Est lointain. Il avait hérité d’elle une taille modeste pour un homme, ses cheveux noirs, ses yeux fins et sombres et la paisible certitude que le monde était vaste et plus riche de peuples et d’histoires qu’on ne pouvait le concevoir. Lui-même avait aussi voyagé, d’ailleurs.
C’était sans doute ce qui expliquait sa grande tolérance et la paix qui régnait sur ses terres. À une heure où Puristes et Réformistes se déchiraient dans le royaume, traditionnellement puriste, causant une menace de guerre civile, le duché d’Arion était une zone pacifique où les deux courants religieux coexistaient sans heurts.
Sa capitale était une ville prospère, à l’abri derrière ses hautes murailles, traversée par un large fleuve et dominée par sa citadelle.
Ce matin-là, le duc était assis dans son salon meublé avec goût et jouait aux échecs avec son médecin et proche conseiller, Yvan. Ce dernier approchait de la cinquantaine, blond cendré un peu blanchissant, il avait les traits plus anguleux.
Au-dehors, un violent orage secouait le ciel. Il avait fait lourd toute la journée de la veille, aussi, peu de gens avaient été surpris lorsque le ciel s’était assombri, un peu après matines, et que le tonnerre avait commencé à gronder.
Mathias, vêtu d’une chemise blanche bouffante et d’un pantalon sombre plus moulant, avec de belles bottes en cuir, regardait le plateau avec grand sérieux. Il s’accouda à la petite table ronde où était posé le jeu, serrant ses poings l’un dans l’autre avant d’appuyer ses lèvres contre eux. Yvan, portant une redingote grise plus sobre, eut un petit sourire.
« Alors, comment allez-vous vous en sortir ? demanda-t-il aimablement.
– Fort bonne question. »
Le duc se redressa, réfléchissant.
Réformiste originaire d’un royaume plus au nord, Yvan avait fui la guerre civile naissante qui y sévissait bien des années plus tôt, car il était alors étudiant en médecine et son université, tenue par des Puristes, avait cru bon de se « purger des hérétiques ». Le jeune homme qu’il était alors ne s’en était pas pour autant découragé. Il avait décidé de partir en voyage pour étudier la médecine partout et sous toute forme où il la trouverait. C’était sur cette route qu’il avait rencontré sa femme et que, plus tard, ils avaient rencontré Mathias.
Ce dernier soupira :
« Dieu soit loué que vous ne soyez pas aussi retors au quotidien qu’en jeu, mon ami.
– Vous n’avez pourtant pas encore perdu.
– Ah, éclairez-moi, dans ce cas ?
– Votre cavalier. »
Mathias fronça un sourcil, regardant le plateau, puis son visage s’illumina :
« Ah, de fait, oui.
– Voilà. »
Le duc bougea la pièce en question :
« … En espérant que ça ne soit pas une de vos ruses…
– Je ne me permettrais pas. »
Ils gloussèrent tous deux alors qu’un éclair zébrait le ciel.
« Eh bien, quel temps… soupira le médecin alors que la pluie frappait avec force les carreaux de la fenêtre, près d’eux.
– Un peu de pluie ne fera pas de mal à nos récoltes. »
On frappa à la porte. Les deux hommes se tournèrent vers la porte et Mathias invita à entrer.
Un petit garçon de sept ans à la peau mate et aux cheveux noirs et courts, fort bien vêtu, se précipita vers le duc, larmoyant :
« Pèèèèèèèère ! »
Le duc sourit et tendit les bras pour l’y accueillir.
« Eh bien Charles, qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-il avec douceur.
Une petite fille, sa jumelle, bien brune, ses longs cheveux bouclés lâchés, et à la peau trop sombre pour ses terres, elle aussi, le suivait, portant une jolie robe pâle, alors qu’entrait avec eux une femme mince à l’air doux, aux cheveux blonds cendrés joliment tressés autour de sa tête. La voyant, Yvan sourit avec tendresse.
La demoiselle rejoignit le duc à son tour :
« Charles a peur de l’orage.
– Ah bon ? »
Souriant toujours, le duc se fit un devoir de prendre le petit garçon sur un de ses genoux :
« Il ne faut pas avoir peur, Charles. Tu es à l’abri.
– Mais Blanche elle a dit que c’était le diable qui faisait du bruit dehors… »
Le sourire de Mathias s’élargit :
« Oh, elle a dit ça, notre cuisinière ? »
La fillette se fit un devoir de monter sur l’autre genou du duc qui la laissa faire. La femme avait rejoint Yvan qui baisa affectueusement sa main.
Mathias serra ses deux enfants contre lui, caressant la tête du petit garçon apeuré par un nouvel éclair, sous l’œil attendri du couple :
« Et vous savez ce que racontait ma mère à moi, pendant les orages ?
– Grand-Mère ? demanda la demoiselle. Elle racontait des histoires sur les orages ?
– Bien sûr, Marie. Elle me racontait les légendes de son pays.
– Et c’était quoi, les légendes sur les orages ? C’était le diable aussi ? demanda d’une petite voix le petit garçon.
– Elle racontait que le seigneur du tonnerre, un jour, avait tué par erreur une jeune femme, et que du coup, bien embêté, il avait été voir le dieu des dieux. Ce dernier avait ressuscité la jeune femme et le seigneur du tonnerre l’avait épousée. Elle était alors devenue la maîtresse de la foudre. Et grâce à ça, à la lumière de ses éclairs, elle empêche son mari de se tromper et de blesser encore des gens par erreur.
– Oooooh… »
Les yeux des enfants brillaient et lui sourit encore et ajouta :
« Lorsqu’on a un grand pouvoir, il est important d’avoir près de soi quelqu’un pour nous éclairer et veiller à ce que nous nous en servions pour le mieux. »
Il y eut un silence. Comme Charles était rassuré, son père regarda la femme, qui avait posé ses mains sur les épaules d’Yvan :
« Bonjour, Jeanne. Merci de votre soin pour mes enfants.
– Je vous en prie.
– Sur quoi allez-vous les faire travailler, ce matin ?
– Nous devions étudier les plantes du jardin, mais vu le temps, je crois que nous allons plutôt aller dans la bibliothèque pour aller nous interroger sur les récits des vies de nos anciens rois.
– Très bonne idée. »
Charles leva le nez vers son père :
« On pourra s’entraîner avec Dame Auriane cet après-midi ?
– Si vous êtes sages ce matin et si elle est disponible. »
Mathias embrassa ses enfants :
« Allez, ça va mieux, Charles ? Tu es rassuré ? Le diable n’est pas dans le ciel, il n’y a pas à avoir peur des orages. »
Le petit garçon hocha la tête.
« Bien. Alors je vous laisse avec Dame Jeanne. Vous me raconterez tout ça au déjeuner.
– Oui, Père ! dit le petit Charles en descendant de son genou.
– Qu’est-ce que tu vas faire, ce matin, toi, Père ? demanda sa sœur en imitant son frère.
– Eh bien, finir cette partie d’échecs et après, je crois que notre évêque voulait me voir. »
Les deux enfants et leur préceptrice repartirent et Yvan s’étira :
« Bien, où en étions-nous ?
– J’essayais de me tirer de votre piège.
– Ah oui. »
Ils rirent à nouveau.
La pluie se calma un peu alors qu’ils reprenaient leur partie, avant que ça ne frappe à nouveau à la porte.
Intrigué, Mathias autorisa à nouveau à entrer et cette fois, la porte s’ouvrit sur le commandant de la garde, Collin, un grand gaillard roux et un peu rond qui vint se mettre au garde-à-vous devant son duc.
« Mon seigneur, pardonnez-moi de vous déranger. On vous demande à la caserne. »
Mathias cligna des yeux, surpris :
« À la… ? Pourquoi diable ont-ils besoin de moi… ? »
Collin se dandinait presque, mal à l’aise. Il n’osait pas regarder son duc et répondit maladroitement en se grattant la nuque :
« C’est que le comte de Norgo est là-bas, son fils a été arrêté cette nuit, il se battait chez Dame Berthe avec ses amis.
– Encore ?
– Oui… Mais cette fois, il a trouvé un adversaire à sa mesure, un étranger qui les a mis au tapis, ses amis et lui… Le comte est furieux…
– Un étranger ? Qui est-ce ?
– On l’ignore, et c’est aussi le problème, mon seigneur… Il ne veut parler qu’à vous, il dit qu’il a été envoyé par votre tante. Il refuse d’en dire plus à qui que ce soit.
– Allons bon… »
Mathias fit la moue, échangea un regard avec Yvan qui haussa les épaules, puis se leva :
« Il y a eu des blessés ?
– Ils disent que oui, que l’homme était violent, mais ils n’ont que quelques bleus, rien de plus. »
Le duc demeurait sceptique, mais il s’étira et dit :
« Bon, allons voir ça… »
*********
Le comte Édouard de Norgo était connu dans la ville, mais pas pour les raisons qu’il pensait. Lui se plaisait à se considérer comme un noble puriste, charismatique et charitable. Mais pour la plupart des habitants d’Arion, il était surtout un richard aussi corrompu que corrupteur, et dont les bourses ne s’ouvraient que pour soutenir ceux qu’il jugeait bons croyants ou les œuvres de charité qui trouvaient grâce à ses yeux (celles organisées par et pour les Puristes).
S’il jouait les flagorneurs devant son duc, peu étaient dupes de ce qu’il en pensait vraiment : cet étrange métis, fils d’une femme qui avait tout d’une sorcière d’Orient, lui-même suspect du fait de ses voyages au sud, dont il était revenu avec deux enfants à la peau bien trop sombre pour ne pas être eux même issus de ces races sauvages et bien loin de la sainte foi qui était la leur… D’ailleurs, si le seigneur d’Arion se voulait puriste, sa tolérance envers l’hérésie réformiste était tout de même très problématique.
Mathias n’était pas dupe de tout ça non plus, mais il n’en avait cure. Il était duc, pair du royaume, avait un domaine riche, prospère et en paix et une armée autonome qu’il savait loyale. Le comte pouvait se rêver en puissant protecteur de la vraie foi, ses manigances n’étaient que petit caillou dans la chaussure de son seigneur, bien plus préoccupé par la menace de guerre civile réelle au sein du royaume entier, surtout depuis qu’il avait été congédié sur ses terres par la régence et ses canons confisqués.
Le duc arriva à cheval à la caserne, sous la pluie, accompagné d’Yvan, de Collin et d’un immense homme à la peau noire et à l’air grave, ces deux derniers en armes. Les soldats qui gardaient la porte du lieu les regardèrent démonter en les saluant avec respect et les laissèrent entrer sans attendre.
À l’intérieur, ils furent accueillis, dans la pièce qui servait de réception, par un lieutenant qui semblait fatigué. Ils entendirent, plus loin, derrière la porte qui se trouvait au fond de cette pièce, les cris du comte, outré de tout ceci.
Le lieutenant les y mena sans attendre.
La salle principale du rez-de-chaussée de la caserne était vaste, rectangulaire. Une dizaine de cellules occupait toute une longueur, face à de hautes bibliothèques couvertes des registres de l’endroit.
À une des tables, le capitaine était assis, devant un des grands registres ouvert, et, accoudé sur le bois, il regardait avec une profonde lassitude le comte, face à lui et qui désignait du doigt son fils, dans une cellule, qui était debout et tenait ses barreaux, l’air moqueur, persuadé que son père allait, comme les autres fois, le tirer de là sans peine. Assis derrière lui au fond de la même cellule, ses deux amis faisaient moins les fiers.
L’arrivée du duc et de ses trois acolytes firent se lever précipitamment le capitaine et se taire le comte, qui grimaça, comme son héritier.
« Mon seigneur, grand merci d’avoir accepté de vous déplacer !
– Je vous en prie, Capitaine. Où en est-on ?
– Et bien, nous vous attendions… »
Le comte vint faire une grande révérence devant Mathias :
« Mon seigneur !… Je ne peux croire qu’on vous ait dérangé pour ça !
– Il n’y a pas de mal, mon cher, lui répondit Mathias, aimable. Je suis aussi là pour ce genre de choses. Votre cher Brunon a encore été s’enivrer et causer du désordre, alors ? ajouta-t-il en appuyant bien sur le « encore ».
– Euh…
– C’est au moins la cinquième fois, non ?
– La septième, mon seigneur, le corrigea poliment Collin, très droit.
– La septième, répéta le duc, toujours aimable. Et se battre, donc, pour changer ?
– Mon fils n’a fait que se défendre, monsieur le duc ! Qu’on ose l’accuser alors que la personne qui a failli le tuer est un étranger, peut-être un hérétique, et n’a pas été plus inquiété que ça par vos soldats… »
Le regard aussi froid que le petit sourire de son suzerain bloqua la suite de la phrase du comte dans sa gorge. Mathias regarda le capitaine alors que, depuis sa cellule, le fils du comte s’écriait à son tour :
« Mon seigneur, que ma parole soit ainsi insultée par cette aubergiste et ce roturier est insupportable ! »
Les fins yeux noirs du duc firent pareillement taire le jeune homme, puis il regarda à nouveau le capitaine et continua posément :
« Quels sont les faits ? »
Le capitaine se racla la gorge :
« Dame Berthe nous a raconté que l’étranger est arrivé tard, après la tombée de la nuit. Il s’était perdu dans la ville alors qu’il cherchait votre palais, d’après ses dires, il était épuisé et il voulait se reposer avant de reprendre ses recherches. Il était donc en train de manger lorsque le jeune Brunon est arrivé avec ses deux amis. Ils étaient déjà bien avinés, tout le monde est d’accord là-dessus, et ont commencé à ennuyer les serveuses. Dame Berthe a refusé de leur donner à boire comme ils le réclamaient et comme ils commençaient à la menacer, elle a envoyé nous chercher. L’homme leur a demandé de baisser d’un ton parce qu’il avait mal à la tête, ils ont cru drôle de venir crier directement à son oreille et, comment dire… Berthe et les siens ont mal vu, mais quand nous sommes arrivés, nos trois amis couinaient au sol et notre inconnu était en train de se préparer une potion pour son mal de tête… Brunon a nié être arrivé ivre, il prétend que Dame Berthe a voulu le chasser sans même que ses amis et lui n’aient le temps de ne rien dire et que l’homme les a agressés en entendant ça et a voulu les tuer. Nous ne pouvons jurer pour la fin, mais ses amis et lui puaient suffisamment le mauvais vin pour que nous n’ayons pas de doute sur le début, d’autant qu’ils ont été vus sur les quais hier soir également. »
Le duc et ses compagnons se retenaient de trop rire et Mathias déclara en regardant les jeunes gens :
« Je vous trouve bien frais pour des hommes qu’on a failli tuer. Mais c’est tout de même incroyable, mon pauvre Brunon, que vous ne puissiez pas aller boire une chopine chez Berthe sans que cette dernière ne finisse par appeler nos gardes… Vous devriez changer de taverne, puisqu’elle vous en veut tellement. Vous cesseriez ainsi de poursuivre ses serveuses de vos assiduités malvenues, ça serait mieux pour tous. Vous calmer avant de vraiment finir au fond de notre fleuve pour avoir vraiment mis en colère quelqu’un de vraiment dangereux serait tout de même la meilleure option. »
Le comte sursauta :
« Comment ! Que voulez-vous dire ?!
– Que des rumeurs courent sur les dettes que votre fils a accumulées auprès de la bande de Conrad, les maquereaux des quais, et qu’ils ne sont pas réputés pour être très patients envers leurs créditeurs. »
Laissant son vassal serrer les poings, le duc regarda à nouveau le capitaine :
« Bien. Et ce fameux étranger, où est-il ?
– Euh, là-bas, mon seigneur… »
Mathias regarda Yvan et le grand noir :
« Yvan, Soundiata, allez auscultez nos trois jeunes amis pendant que je vais voir ce que me veut ce monsieur.
– Bien, mon seigneur. » répondit Yvan et son compagnon hocha la tête.
Le comte voulut protester, mais le commandant fit signe à un soldat qui ouvrit la porte de la cellule pour laisser le médecin et son acolyte y rentrer. Brunon avait reculé et regardait Yvan avec horreur, ce qui lui valut un sourire moqueur de Soundiata alors qu’Yvan regardait les trois jeunes gens, non moins goguenard :
« Allons, messieurs. Si vous voulez prouver que vous avez été violemment agressés, il va bien falloir montrer vos blessures. »
De son côté, Mathias suivit le capitaine jusqu’à une cellule, au fond, sans prêter beaucoup d’attention aux quelques autres personnes enfermées là. Elles étaient peu nombreuses et il s’agissait principalement de marins du port fluvial qui décuvaient.
Allongé sur le banc de la cellule, le fameux étranger chantonnait, les yeux fermés. Cet homme, visiblement grand et brun et absolument pas inquiet, avait replié un bras sous sa tête et son autre main caressait un furet couché en boule sur son ventre. Il y avait un gros sac posé au sol, aussi sale que les vêtements de l’inconnu. Il était de même mal rasé et un peu ébouriffé, bref, il avait manifestement voyagé, et à pied. Rien de bien surprenant jusque-là.
Le furet leva la tête et gronda, faisant ouvrir ses yeux clairs à son humain qui les tourna vers les nouveaux venus. Le commandant soupira, un peu agacé, en voyant le prisonnier se redresser en bâillant :
« Bien, vous vouliez voir le duc, le voilà. J’espère pour vous que vous ne nous avez pas fait l’appeler pour rien.
– Mes respects, Seigneur Duc. » dit l’homme avec un léger accent chantant.
Il s’assit en se grattant la tête d’une main, caressant le furet pour le calmer et regarda le duc, avant de poser l’animal sur son épaule et de se pencher pour prendre son sac :
« C’est votre tante, Dame Adèle de Lugduna, qui m’envoie ici. »
Mathias hocha la tête :
« Comment va-t-elle ?
– Ma foi, elle allait fort bien quand je l’ai laissée. »
Il cherchait quelque chose dans ses bagages. Le capitaine posa sa main sur la garde de son épée, ne quittant pas l’inconnu des yeux. Nul doute qu’il craignait que tout ceci ne soit une machination contre son duc. Ça ne serait pas le premier assassin qu’on enverrait ici…
Mathias, confiant en son soldat, était plus intrigué par ce curieux nouveau venu.
« Elle aime toujours autant le chocolat ? demanda-t-il, l’air de rien.
– Moins, depuis qu’elle a découvert autre chose qu’on appelle du nougat. » répondit paisiblement l’homme en sortant enfin du sac ce qu’il y cherchait, à savoir une lettre cachetée.
Il se leva et vint la tendre, à travers les barreaux. Le capitaine la prit, sec, la regarda, la porta à son nez, puis, n’y décelant rien de suspect, le tendit enfin à son duc qui la prit en le remerciant d’un signe de tête.
« Bien. Ceci est bien le sceau de ma tante… dit ce dernier avant de la décacheter et de la déplier avec soin : Et c’est bien son écriture. »
Mathias survola la missive, son sourire s’élargissant. Il hocha la tête et sourit au prisonnier :
« Léonardo Merisi, c’est ça ?
– Oui.
– Soyez le bienvenu, vous allez venir au palais et nous verrons plus tard le détail, si vous le permettez. Pour l’instant, nous avons une petite affaire de bagarre d’auberge à régler.
– Euh, d’accord…
– Venez, nous allons voir ça sans attendre. »
Le capitaine ouvrit donc la porte de la cellule alors que l’homme ramassait son sac et le posait sur son épaule, celui où le furet n’était pas. L’animal restait d’ailleurs méfiant et grondait encore.
Alors qu’ils repartaient, Mathias demanda :
« Vous êtes réformiste ?
– Euh, non… Mais je croyais que vous n’aviez pas de souci avec ça ?
– Moi, non, aucun, mais c’était pour savoir. »
Voyant le fils du comte, qui regardait avec colère Yvan qui venait de sortir de sa cellule avec Soundiata, le petit animal gronda plus fort, ce qui lui valut une caresse de Léonardo qui lui murmura :
« Angelo, calmati, calmati…
– Votre diagnostic, mon ami ? demanda Mathias à Yvan, après leur avoir jeté un regard amusé.
– Oh, quelques ecchymoses, quelques traces de morsures, sûrement dues à notre petite bébête, répondit Yvan en désignant le furet, mais rien de grave. »
Le médecin semblait très amusé, à peu près autant que le comte et son fils étaient contrariés :
« Apparemment, notre nouveau venu les a frappés où il fallait pour leur couper le souffle le temps que la garde arrive, mais rien de plus.
– Scusa… Je n’ai vraiment aucune patience quand j’ai mal à la tête… dit Léonardo, un peu gêné, en posant son sac au sol pour prendre le furet toujours grognant dans ses deux mains. Calmati, Angelo, va tutto bene… »
Mathias toussota pour camoufler son rire, ce que ne firent ni Yvan ni Soundiata. Collin avait un petit sourire en coin et le comte s’écria en avançant vers Léonardo, incapable de se retenir plus longtemps :
« Comment ! C’est tout ce que tu as à dire, toi ?! Après avoir agressé mon fils… »
Mathias fit souplement un pas de côté pour venir se placer entre son vassal et Léonardo, qui avait sursauté et regardait le comte, un peu paniqué. Le duc n’était pas grand, mais son aura, à ce moment, rappela à tous qui il était. Il croisa les bras et déclara froidement :
« Bien. Je crois qu’il est temps de cesser de me faire perdre mon temps. Votre fils et ses compagnons ont déjà été arrêtés six fois pour troubles à l’ordre de cette ville. Je sais de source sûre qu’un certain nombre des personnes les moins recommandables d’Arion en ont assez de leurs beuveries, de leurs insultes et aussi et surtout de leur comportement avec les filles qu’ils croisent, quelles qu’elles soient. Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de rembourser le plus vite possible la bande du port et d’envoyer votre fils n’importe où où il se fera oublier le temps qu’ils se calment. Vous pouvez continuer à prétendre que rien n’est de son fait, mais ne comptez plus sur mon indulgence si jamais il se fait encore arrêter ni sur ma compassion s’il lui arrive malheur. Vous êtes prévenu et je ne vous le répéterai pas. »
Le comte grinça des dents, mais Mathias ne lui laissa pas le temps de répliquer. Il se tourna vers ses hommes :
« Yvan ? Je vous présente Léonardo Merisi. Je vous le confie pour le moment, faites-lui prendre un bain, trouvez-lui des habits propres, bref, vous tenez l’idée, je vous fais confiance. Collin, je vous laisse gérer le procès-verbal et la clôture de cette affaire. Soundiata, avec moi. L’évêque nous attend. »
Yvan hocha la tête avec un sourire, comme Soundiata, et Collin se mit au garde à vous un instant.
« À vos ordres, mon seigneur. »
Mathias partit sans attendre, suivi de Soundiata. Dès qu’ils furent dehors et alors que la pluie semblait enfin calmée, ils remontèrent sur leurs chevaux et repartirent au pas vers la cathédrale et le palais de l’évêque, qui n’étaient pas très loin.
« Cet imbécile de comte n’a rien compris. » dit Soundiata avec un soupir.
Mathias sourit et le regarda :
« Non, mais je ne peux pas faire grand-chose de plus.
– Son fils est arrogant, mais ce n’est pas un idiot. L’envoyer quelque temps apprendre le métier des armes auprès de tes troupes pourrait lui faire du bien.
– Ah, pas bête… »
Mathias hocha la tête :
« Décidément, tu es toujours d’aussi bon conseil.
– Merci. Tu sais ce que te veut l’évêque ?
– Oh, non, je parierai qu’il va encore chougner sur les méchants Réformistes. Si ce n’est sur les réparations de sa cathédrale.
– Tu prends peu de risques à parier ça.
– Hélas, il est si prévisible… »
*********
Lavé, rasé et avec les vêtements propres, Léonardo avait bien meilleure allure et laissa Yvan le guider jusqu’aux cuisines pour voir s’il y avait moyen de le nourrir sans attendre le déjeuner, qui risquait de tarder, selon le temps qu’allait durer l’entrevue du duc avec l’évêque.
La pièce était au rez-de-chaussée. On y accédait entre autres par un petit couloir étroit. Yvan, qui précédait Léonardo, qui tenait son furet un peu calmé par le bain, fit signe d’attendre et ouvrit la petite porte. Il passa sa tête pour regarder.
Sans grande surprise, la plantureuse maîtresse des lieux vilipendait ses marmitons, pas assez rapides à ses yeux, apparemment. Deux jeunes gens et trois jeunes filles s’activaient pourtant avec énergie autour d’elle, dans la grande pièce aux murs couverts de casseroles de cuivre de toutes tailles ou d’étagères garnies de paniers remplis d’herbes ou de légumes et de fruits. L’immense cheminée, dans laquelle plusieurs volailles rôtissaient, éclairait et chauffait l’endroit.
« Va arroser l’oie, toi ! … Et toi, pas tant de miel sur les beignets, tu vas rendre les petits malades !
– Blanche… ? » tenta le médecin.
La patronne se tourna vers lui avec un regard sévère, les poings sur les hanches :
« Allons bon ! Qu’est-ce que vous voulez, vous ?! »
Yvan ouvrit plus la porte avec de grands yeux suppliants :
« Euh, nous avons un invité qui n’a rien mangé depuis hier, à part un peu de pain sec, et nous nous demandions si vous n’auriez pas de quoi l’aider… ?… »
Elle grommela en croisant les bras :
« Quoi, il ne peut pas attendre le repas ?
– Notre duc ne l’a pas invité à sa table.
– Ah. »
La matrone soupira alors que Léonardo pointait le nez derrière Yvan, tenant un furet soudain très agité par toutes les odeurs qui lui parvenait :
« Bon, ben posez-vous à la petite table, là-bas, on va voir ça !
– Grand merci. »
Yvan et Léonardo se faufilèrent donc au milieu du bazar ambiant jusqu’à la table qu’elle avait désignée. Léonardo s’assit en regardant tout autour de lui avec curiosité. Il tenait fermement le furet qui se mit à couiner en se débattant.
« Chhhhht, calmati, Angelo… »
Angelo leva les yeux vers lui et couina. Léonardo sourit et gratouilla sa tête.
« Vous venez des cités-états du sud-est, non ? lui demanda Yvan.
– Hm ? … Oh, oui. Je suis né près de Milano.
– Et que venez-vous faire chez nous ?
– Euh, je… J’ai été recommandé à la duchesse de Lugduna et elle m’a engagé pour faire son portrait, du coup, j’y ai vu l’opportunité de voyager un peu…
– Vous êtes peintre ?
– Pas que, mais oui… Je m’intéresse à beaucoup de choses… J’ai un peu de mal à finir ce que je commence, d’ailleurs… »
Une demoiselle apporta du pain et un grand bol de soupe épaisse. Elle déposa aussi une plus petite assiette pleine de chutes de viande :
« Euh, pour votre furet…
– Merci beaucoup. »
Léonardo et Angelo se mirent à manger et Yvan les laissa tranquilles, en se disant tout de même qu’ils n’avaient pas dû avoir un vrai repas depuis un moment, vu l’appétit qu’ils avaient. Lugduna était à quatre ou cinq jours de distance à cheval. Si cet homme avait fait cette distance à pied, ça faisait tout de même une sacrée balade… De ce qu’il avait pu en voir pendant qu’il se lavait, il était amaigri et fatigué, mais rien de pire.
Une autre porte derrière eux, celle qui donnait sur la cour intérieure, s’ouvrit violemment sur une femme, qui fit sursauter Léonardo, tant par son irruption que par son allure hors du commun.
Ses cheveux sombres étaient très courts, elle portait une chemise et un pantalon, avait une rapière à sa ceinture, de hautes bottes, et elle cria avec elle aussi un accent, mais de l’Est :
« Blanche ! … Désolée, mais t’aurais pas des os à ronger ? Les fauves sont intenables, là. »
Blanche la regarda, énervée, et répliqua :
« Ah, ben vous vous êtes donné le mot pour me déranger, aujourd’hui ! … Bon sang, notre duc saura que c’est de votre faute si je suis en retard ! »
Elle partit tout de même en maugréant voir ce qu’elle avait et Yvan interpella la nouvelle venue :
« Le bonjour, Auriane.
– Ah ? Salut, Yvan. »
Elle s’approcha alors qu’il continuait, souriant, et que Léonardo, lui, la regardait vraiment avec des yeux ronds :
« Qu’est-ce qui se passe avec les fauves ?
– Oh, très énervés par l’orage, puisqu’ils les avaient enfermés au lieu de les laisser aller courir sous la pluie… Ils sont intenables, là. »
Elle avisa Léonardo, curieuse, et Yvan reprit :
« Léonardo, je vous présente Auriane de Brixen, maîtresse d’armes de notre duc. Auriane, je te présente Léonardo Merisi, un artiste peintre que la tante de notre duc nous envoie… Et son furet, Angelo. »
Elle hocha la tête, visiblement pas plus contrariée que ça :
« Bienvenue, Léonardo. Ne lâchez pas votre furet dehors sans surveillance, il faudra le présenter à nos bêtes avant.
– Euh, enchanté et d’accord… »
Blanche revint en grommelant toujours mettre quelques gros os emballés dans un torchon à Auriane qui le remercia et repartit sans attendre. Léonardo soupira, pensif :
« Dame Adèle m’avait prévenu que son neveu était entouré de gens peu banals, je comprends mieux ce qu’elle voulait dire… »
Le sourire d’Yvan s’élargit.
« Ah ça, un garde du corps venu de l’empire mandingue, une maîtresse d’armes venant de l’empire de l’Est, un médecin réformiste venant de plus loin au nord encore, marié à une femme de lettres puriste à laquelle il a confié l’éducation de ses enfants… Sans même parler de sa mère qui vient d’un grand empire d’Orient et de ses enfants qui avaient pour mère une princesse mandingue… »
Léonardo le regardait, désormais plus intéressé que surpris.
« L’empire mandingue est en Afrique, je crois ?
– Oui. C’est là que mon épouse et moi avons connu notre duc.
– Ah, qu’y faisiez-vous ?
– Nous, nous avions décidé de partir en voyage pour trouver une terre où personne ne trouverait étrange ou scandaleux qu’un Réformiste et une Puriste se soient mariés, puisqu’ils ne sauraient même pas ce que ça signifie… Notre duc, lui, s’était joint à une expédition ordonnée par notre défunt roi. J’ai été appelé pour soigner un de ses compagnons un soir et nous nous sommes bien entendus.
– Votre mariage est accepté, ici ?
– Nous ne sommes pas le seul couple mixte du duché, même si ça reste rare. La région est tolérante, notre duc est intransigeant là-dessus, au grand désespoir de certains. À ce propos, je crains que Brunon ne vous garde rancune de votre altercation d’hier, soyez prudent.
– Qui est-ce, exactement ?
– Lui, un jeune idiot. Orgueilleux et violent. Son père est le comte Édouard de Norgo, un Puriste sectaire qui n’aurait rien contre rétablir sa vraie foi de force… Mais il ne peut qu’obéir à son duc, même s’il y met beaucoup de mauvaise volonté. En fait, le précédent duc, qui était assez tolérant, lui aussi, est décédé pendant que son fils était en Afrique. Et une rumeur a couru que son héritier était aussi mort dans son voyage. Une autre famille, cousine, voulait récupérer le duché, et cette branche, puriste sectaire elle aussi, était donc très bien vue du comte, et aussi de l’évêque, d’ailleurs.
« Personne ne s’attendait, visiblement, à ce que notre petite duchesse orientale ne se montre aussi intraitable sur le fait que personne d’autre que son fils ne deviendrait duc, sauf si on lui ramenait son corps, et encore moins que l’armée ducale ne lui reste loyale malgré toutes les pressions. Bref, toutes les manigances de ces gens n’ont abouti à rien et le retour de Mathias d’Arion, averti par un courrier de sa mère, que lui a porté Auriane, d’ailleurs, a réglé la question. Malgré les tentatives de le faire passer pour un usurpateur, il a été formellement reconnu par suffisamment de personnes, dont la tante qui vous envoie, d’ailleurs, pour que son duché lui soit remis sans plus de souci. Reste que ce domaine est très puissant et sa tolérance envers nous une injure à bien des Puristes qui ne veulent que notre mort et le rétablissement unique de leur foi, et le comte est de ceux-là. »
Comprenant mieux, Léonardo hocha la tête. Ayant fini son assiette, il se redressa en croisant les bras, pensif.
« Bref, soyez vigilant. Je doute que Brunon vous oublie et ne cherche pas à se venger.
– Je sais me défendre, mais j’ai dû laisser mon épée pour voyager discrètement…
– De fait. Je me disais que votre sac n’était pas si volumineux ?
– Ma protectrice a gardé à l’abri la plupart de mes effets… Elle doit me les envoyer si le duc accepte que je reste ici.
– Pardonnez-moi, Léonardo, mais avez-vous eu des soucis ?… » demanda Yvan en baissant d’un ton.
Léonardo se raidit et le médecin continua sur le même ton, apaisant :
« Pardon, vraiment, mais vous me donnez l’impression d’avoir dû fuir quelque chose ? »
Léonardo le regardait, visiblement un peu paniqué, sans savoir que dire. Angelo avait fini sa gamelle et bâilla, le vendre bien rond, avant d’aller se frotter à sa main. Léonardo le regarda, un peu perdu, et le prit dans ses bras avant de répondre enfin :
« J’ai euh… déclenché la colère d’un homme puissant… Je ne pensais pas que ça prendrait de telles proportions… Mais il a fallu qu’il aille en parler à l’Inquisition… La duchesse est parvenue à les faire lâcher l’affaire, mais elle a jugé bon de me faire partir, elle disait que je serais à l’abri, ici… »
Yvan avait grimacé. Même soumise à la justice locale, royale ou des autres nobles selon les régions, en théorie, l’Inquisition avait parfois sur certains une influence réelle et le plus souvent néfaste. Composée de religieux puristes, le plus souvent fanatisés, elle avait fait des ravages sur d’autres sols. Jusqu’ici, les autorités du royaume tenaient à leurs prérogatives judiciaires, mais il était connu que certains nobles puristes zélés la laissaient agir un peu trop librement sur leurs terres.
Dans tous les cas, si ce qu’avait fait Léonardo relevait d’eux, cela signifiait que ça n’était pas un simple crime de droit commun.
« Vous n’avez rien à craindre de l’Inquisition ici. »
Yvan lui sourit, rassurant :
« La dernière fois que ces fous ont essayé de venir répondre leur venin, notre duc les a expulsés avant qu’ils n’aient le temps de rien. Sa justice est la seule qui fasse loi ici. Vraiment. Vous êtes à l’abri. »
La porte par laquelle ils étaient arrivés se rouvrit sur Soundiata, qui entra et déclara :
« Notre duc est rentré, mais il a un courrier à rédiger d’urgence avant de pouvoir manger.
– Les entrées sont prêtes, il n’y a pas de souci ! lui répondit Blanche. Et le reste le sera à temps !
– Parfait ! »
Avisant ensuite les deux hommes à la petite table, Soundiata les rejoignit :
« Ah, vous êtes là, parfait.
– Tout va bien ? lui demanda Yvan.
– Oui, oui, répondit avec amusement le grand noir. L’évêque voulait juste plus d’argent pour accélérer les travaux de la cathédrale, ça change de ses pleurnicheries contre l’ouverture des écoles mixtes. »
Il regarda Léonardo :
« Monsieur Merisi, enchanté ! Notre duc souhaite vous recevoir quand il aura mangé, si ça vous convient ?
– Euh… Oui oui, bien sûr, répondit Léonardo. Il y a un souci avec votre cathédrale ?
– La foudre a frappé un des clochers à la fin du printemps, expliqua Yvan. Rien d’irréparable, mais notre architecte a été appelé ailleurs en urgence, un pont a été emporté par les eaux un peu plus tôt, coupant l’accès à toute une vallée. Notre duc a jugé la réparation du pont prioritaire, mais du coup, le chantier de la cathédrale traîne et l’évêque n’est pas content.
– Je vois… »
*********
Mathias trouva Léonardo en train de dessiner dans le couloir, son furet endormi sur son épaule, près du petit salon où il comptait le recevoir, quand il sortit pour le chercher, se demandant pourquoi il n’arrivait pas.
Il resta surpris de découvrir un si bel homme en lieu et place de l’espèce de vagabond hirsute du matin. Léonardo était assis, concentré, et dessinait, au fusain et sur un cahier, le bouquet de fleurs dans le grand vase posé là, décoré d’un long dragon oriental volant dans les nuages.
Mathias sourit, un peu fasciné par l’air grave de cet homme et presque gêné de devoir l’interrompre. Il n’en eut pas besoin. Sortant derrière lui, son chien africain, intrigué, trotta jusqu’à cet inconnu en jappant doucement, le faisant sursauter, comme le furet qui doubla de volume et gronda sourdement.
Léonardo posa une main sur Angelo pour le tenir autant que pour le protéger et regarda avec une franche surprise cet animal, aux oreilles rondes bien grandes, au museau sombre, au poil ras noir taché de blond et d’un peu de roux, avec une longue queue tricolore : blond-roux, noir, puis blanche. La bête semblait cependant plus intriguée qu’agressive.
« Sanuman, n’embête pas notre ami…
– Wouf ? »
Léonardo cligna des yeux, regarda Mathias et se leva un peu précipitamment :
« Oh, pardon, Seigneur… Je euh… Je ne vous ai pas entendu…
– Il n’y a pas de mal. Vous n’êtes pas le premier à trouver ce vase fascinant.
– C’est vrai, je n’en ai jamais vu de tel… D’où vient-il ? s’enquit Léonardo, curieux.
– Ma mère l’a apporté, entre autres choses.
– Votre mère ?… Ah oui, Yvan m’a dit qu’elle venait d’Orient. Ce chien est de là-bas aussi ? demanda encore l’artiste en se laissant flairer, mais sans oser caresser l’animal, et tenant toujours Angelo qui ne s’apaisait pas.
– Du tout ! D’Afrique, ce sont des chiens sauvages, mais le souverain de l’empire mandingue se plaisait à en avoir à sa cour. Il ne l’a offert chiot, avec une femelle. Allons, venez. Nous avons à parler. »
Léonardo rangea maladroitement, car d’une main, le cahier et le fusain dans la besace qu’il avait et le suivit donc dans le salon voisin, cossu et clair, du fait des grandes fenêtres, avec un petit sofa et deux fauteuils à l’air très accueillants, autour d’une petite table basse très finement ciselée sur laquelle était posée la missive d’Adèle de Lugduna.
Mathias s’assit sur le sofa, paisible, et Léonardo fit de même sur un fauteuil, tendu, prenant Angelo pour le garder dans ses bras. Il tenait ses jambes serrées et son dos très droit.
Le voyant, Mathias sourit :
« Allons, détendez-vous, je ne vais pas vous manger. »
Sanuman vint se coucher sur le tapis et bâilla longuement avant de poser la tête sur ses pattes avant et de fermer les yeux.
« Ma tante m’écrit que vous êtes un peintre de talent, ingénieur à ses heures, un peu dissipé, mais extrêmement compétent lorsqu’il arrive à finir sa tâche… »
Mathias était amusé et cette description fit sourire Léonardo :
« J’admets. Mon esprit a tendance à facilement se perdre entre trop de choses.
– Elle dit aussi que vous avez besoin d’un protecteur puissant pour avoir déplu au prince Amaury. »
Léonardo grimaça et détourna les yeux. Mais Mathias ajouta :
« Voilà qui nous fait un point commun. »
Léonardo sursauta et le regarda, vraiment surpris. Une tristesse certaine voilait les yeux sombres du duc.
« Euh… Vous connaissez le prince… ? »
Mathias sourit, amusé malgré lui quand son invité enchaîna :
« Oh pardon, je suis idiot… Vous êtes un duc, pair du royaume… Bien sûr que vous connaissez le cousin du roi.
– Nous avons fait une partie de notre format militaire ensemble. Nous étions très proches, mais il s’est laissé entraîner par des Puristes fanatiques… Sa foi est devenue maladive, il s’est mis à se méfier de moi, de mon sang métissé, et j’ai préféré partir en voyage lorsque le roi a monté l’expédition plutôt que de rester à la Cour. Et il n’a pas fallu longtemps pour qu’il m’en fasse chasser quand je suis revenu. Reste que malgré tout, il ne peut pas grand-chose de plus contre moi. Ses titres sont importants, mais son domaine est plus petit que le mien et très instable du fait de ses répressions contre les Réformistes. Je doute que ses troupes soient en grande forme. Bref, malgré tout ce qu’il peut en penser, il ne peut rien contre moi. Et donc, rien contre vous, tant que vous serez sous ma protection. »
Enfin calmé, Angelo sauta des genoux de son humain pour venir très prudemment flairer Sanuman qui ne broncha pas.
« C’est un homme étrange… Il a vu la peinture que j’avais faite pour votre tante et m’a demandé de faire son portrait, en héros antique, à moitié nu… Ça a bien commencé, il était amical avec moi, parfois presque trop familier, mais au fil les séances de pose, il a fini par ne pas être à l’aise et m’accuser de vouloir le corrompre… Jusqu’à me menacer et tenter de lancer l’Inquisition contre moi… »
Mathias secoua la tête avec un soupir :
« Je vois qu’il refuse toujours d’admettre ce qu’il est. »
Il sourit :
« Mais encore une fois, il ne peut rien contre moi et vous êtes ici à l’abri.
– Merci à vous. Puis-je vous être utile d’une quelconque façon ?
– Je n’aurais rien contre profiter de vos talents de peintre. Qu’étudiez-vous, en ingénierie ?
– Oh, principalement des machines ou équipements militaires… »
Angelo avait tourné autour de Sanuman et, arrivé au niveau de sa truffe, il le réveilla. Sanuman ouvrit les yeux, faisant reculer et se hérisser le furet, mais le chien africain tendit un peu la tête pour flairer, avant de bâiller à nouveau et de se recoucher.
« Ah, voilà qui m’intéresse. Bien, je vous propose donc de vous fournir un espace de travail, nous verrons le détail, mais il y a longtemps que je souhaite que quelqu’un réalise un portrait de ma mère avec moi et mes enfants. Cela vous intéresserait-il ?
– Pourquoi pas… J’avoue être curieux de rencontrer votre mère.
– Alors, nous verrons ça. »
Le furet avait repris son volume habituel, il flaira encore un peu avant de retourner sur les genoux de Léonardo.
*********
Léonardo avait été surpris de découvrir qu’en fait d’espace de travail, c’était un vaste appartement, au sein même du palais ducal, qui lui avait été octroyé. Il contenait une chambre, un petit salon, une pièce qui pourrait servir de bureau et une autre, bien plus vaste, pour servir d’atelier.
Le reste de ses biens et de son matériel y fut ramené rapidement et sans qu’il ait le temps de s’en inquiéter. Il y en avait trois carioles… Il retrouva avec soulagement ses toiles et ses livres et carnets d’études.
Il resta donc quelques jours là, à ranger un peu les choses, ne sortant que pour manger, c’est-à-dire, quand Angelo venait l’interrompre pour lui signaler qu’il avait faim, ce qui lui rappelait qu’il devait s’alimenter, lui aussi.
Mathias était occupé, il ne le dérangea pas, conscient qu’il était mieux de laisser à cet homme un peu étrange le temps de se reposer et de prendre ses marques chez lui.
La silhouette discrète de l’artiste devait rapidement devenir familière aux gens du palais.
Dans l’attente, elle intriguait.
Et elle intriguait particulièrement les petits jumeaux du duc. Comme Mathias n’avait pas perdu de vue le projet de portrait de famille, il décida, au bout de quelques jours, d’emmener ses enfants rencontrer plus officiellement Léonardo, un peu après le déjeuner.
Ce dernier était en plein rangement, enfin, façon de parler, puisque son appartement était surtout à cet instant plein de caisses et de coffres, ouverts ou pas et posés en vrac un peu partout.
La petite Marie était toute curieuse et excitée, son frère Charles un peu plus circonspect, leur père profondément amusé.
Ils trouvèrent Léonardo dans son atelier, occupé à ranger des livres dans une étagère. Il était poussiéreux et ébouriffé, ce qui ne surprit pas le duc, qui trouvait cet aspect de son hôte attendrissant.
« Oh, bonjour ! sursauta-t-il en les voyant. Désolé du désordre, je euh… J’ai beaucoup de choses à trier…
– Je vois ça. Bonjour, Léonardo. J’espère que nous ne vous dérangeons pas ?
– Non, non…
– Mes enfants souhaitaient vous rencontrer.
– Ah ?
– Oui, ils se demandent ce que vous avez dessiné dans le parc. »
Marie fit une jolie petite révérence alors que Charles s’inclinait poliment.
Léonardo sourit et se gratta la tête, gêné :
« Oh euh rien de passionnant, principalement des fleurs… J’ai visité votre jardin et votre potager, il y a beaucoup de plantes que je ne connais pas…
– Ah, il faudra que vous voyiez ça avec ma mère et aussi Yvan, son épouse et lui ont ramené des graines d’un peu partout pour leurs études médicales. Bref. Je vous présente Marie et Charles.
– Bonjour, les salua Léonardo en s’accroupissant pour se mettre à leur hauteur.
– Bonjour !
– Vous allez nous peindre, alors ? demanda Charles.
– Vous seriez d’accord ?
– Oui… C’est joli, les peintures. Mais c’est long de poser… » soupira la demoiselle.
Léonardo sourit :
« Je sais, mais je peux vous dessiner chacun et faire le tableau sans que vous soyez obligés de poser des heures avec moi.
– C’est vrai ? » s’exclamèrent ensemble les enfants, soulagés.
Léonardo hocha la tête et Mathias lui sourit :
« C’est une bonne idée… Et puis nous ne serons pas loin, si vous avez un doute sur un détail. »
Léonardo se releva en opinant du chef et sourit à nouveau quand Marie demanda :
« Il est où votre furet ?
– Oh, il doit dormir quelque part… Je l’ai trouvé dans ma malle de draps hier soir… Je l’avais refermé, il s’est mis à gratter et à pleurer… »
L’artiste ne précisa pas qu’il n’allait plus oser fermer aucune caisse ni malle jusqu’à avoir fini de ranger, de peur d’y enfermer à nouveau son furet.
Mathias sourit encore :
« Je l’ai vu jouer avec Sanuman et Masaden, hier.
– Oui, ils s’entendent bien. J’étais un peu inquiet, mais ça va… Vos chiens d’Afrique sont très bien dressés.
– Merci, j’en ai pris grand soin. »
Une voix de femme sévère appela de l’entrée de l’appartement :
« Mathias ? Vous êtes là ? »
Le duc se tourna :
« Oui, ma tante, un instant ! »
Il se retourna vers Léonardo qui avait sursauté, surpris :
« Pardonnez-moi, j’ai demandé à ma mère de vous rencontrer, au déjeuner. Elle souhaitait vous voir dans son salon. Je ne pensais pas que ça serait si vite, mais ma tante est venue nous chercher, je pense. Accepteriez-vous d’y aller maintenant ?
– Euh, oui oui… Mais je euh… Je vais me changer, peut-être… ?
– Euh oui, ça serait peut-être mieux. Nous allons vous attendre dans votre salon, dans ce cas. »
Mathias emmena ses enfants deux pièces plus loin, dans le petit salon. L’entrée de l’appartement s’y trouvait et il rejoignit donc la grande femme très droite, toute de noir vêtue, qui attendait là.
« Pardon, ma tante. Je ne m’attendais pas que vous veniez nous chercher si vite !
– Ce qui est fait n’est plus à faire, répondit-elle. Où est votre fameux peintre ?
– Il se rend présentable, nous le prenons en plein aménagement.
– J’espère qu’il va faire vite. Votre mère souhaite lui offrir du thé, sa préparation est rigoureuse. »
Un bruit de chutes de caisses, suivi de ce qui était probablement un juron dans une langue qu’ils ne connaissaient pas, leur fit tourner la tête et Mathias hésita entre rire et s’inquiéter. Dans le doute, il décida d’aller voir, demandant aux enfants et à sa tante de l’attendre. Il retourna prudemment dans l’atelier :
« Léonardo ? Tout va bien ?…
– Oui, oui… »
Mathias se figea en le voyant, nu, en train d’enfiler un pantalon.
« Pardon, Angelo dormait dans la malle, j’ai sursauté en le sentant et du coup j’en ai bousculé une autre… »
Mathias ne dit rien, un peu perdu dans sa contemplation, et sursauta presque quand Léonardo le regarda :
« Désolé si je vous ai inquiété…
– Oh, ce n’est rien. »
Le peintre enfila une chemise propre sans prêter attention à la grande inspiration que prit le duc pour se reprendre. Léonardo récupéra ensuite une paire de bottes derrière une pile de caisses, les frotta un peu avec un chiffon avant de les enfiler, essaya de remettre ses cheveux en place et, ceci fait, les deux hommes repartirent.
La femme en noir se tenait toujours aussi droite et son regard disséqua Léonardo quand il entra. Ce dernier se tendit et Mathias les présenta plus formellement :
« Je vous présente ma tante, Charlotte, sœur aînée de mon père et veuve du regretté marquis d’Ambrun. Ma tante, voici Léonardo Merisi.
– Mes respects, Madame, articula nerveusement le peintre.
– Monsieur. Si vous voulez bien me suivre, la duchesse souhaite vous recevoir.
– Avec plaisir, je vous suis. »
Mathias les avertit qu’il les rejoignait après avoir laissé ses enfants à leur perceptrice pour l’après-midi, et ceci malgré les protestations de ces derniers.
Il retrouva donc le peintre dans le salon de sa mère.
La duchesse Marie d’Arion était vraiment une toute petite femme. De point de vue des personnes qui l’entouraient, elle n’avait pas changé depuis des décennies, c’était à peine si ses cheveux avaient un peu blanchi. Toujours vêtue de blanc, signe de veuvage sur ses terres natales, cette femme aux yeux bridés et au visage rond souriait toujours et était connue pour sa gentillesse, sa piété, son humilité, sa grande charité, mais aussi ses talents de cavalière et de combattante, au corps à corps, à l’arc et à la lance. C’était aussi le cas de la fidèle servante qui l’avait accompagnée sur ces terres, Lin. Légèrement plus trapue que sa maîtresse et plus taciturne, Lin était son ombre et ceux qui avaient douté de leurs capacités martiales s’en étaient toujours mordu les doigts.
Le fait que la duchesse ait elle-même pris la tête des troupes ducales pour défendre son fief lorsqu’on avait voulu en spoiler son fils avait également beaucoup marqué les esprits. Ses adversaires, de prime abord amusés à l’idée que ce ridicule bout de femelle puisse se croire menaçant, avaient très vite déchanté et il y a fort à parier que si le retour de Mathias n’avait pas réglé la question, la petite duchesse n’aurait eu aucun scrupule à montrer à tout ce petit monde que son ascendance de grands guerriers impériaux ne s’était pas perdue sur la route qui l’avait conduit sur ces terres.
Pour l’heure, cette noble dame servait fort élégamment du thé à son hôte, dans le fin service en porcelaine qu’elle avait hérité de sa propre mère.
Les appartements de la duchesse étaient un mélange curieux, mais équilibré, de meubles locaux et orientaux. Un paravent en bois laqué sur lequel était peint un paysage de montagnes enneigées, des tentures de soies, des instruments de musiques et même sa lance et son sabre, disposés avec soin aux murs, se mêlaient au fauteuils et canapé de chêne garnis de coussins confortables, tables et rangements du cru.
Léonardo regardait tout cela avec de grands yeux, vivement intéressé, un air presque enfantin que Mathias commençait à connaître et que les trois dames présentes trouvaient amusant et touchant.
Mathias s’installa donc en leur compagnie.
Le thé était comme toujours excellent et la duchesse aussi curieuse du peintre que ce dernier l’était d’elle. Le second lui parla donc sans trop se faire prier des immenses champs de vignes de la campagne milanaise où il avait grandi, de son premier maître, dans l’atelier duquel son père l’avait envoyé quand il avait 11 ans, et elle des montagnes et des rizières de son pays, du riche palais où elle avait grandi, de ses maîtres d’armes et de calligraphie. Frappé par un tableau la montrant dans sa tenue de noces, une robe rouge magnifique, en soie brodée d’or, ses cheveux coiffés en un chignon très complexe tenu par un diadème d’or massif, décoré de myriades de fleurs en pierres précieuses, au côté du défunt duc, lui portant des vêtements plus communs, même si très beaux, Léonardo resta fasciné.
« C’est ainsi que les femmes se marient, là-bas ? demanda-t-il, des étoiles plein les yeux.
– Les femmes de haute naissance, oui, lui répondit aimablement la duchesse.
– C’est magnifique… »
Les trois femmes et le duc sourirent, amusés de son émerveillement. Mathias se pencha vers sa mère :
« Mama, auriez-vous encore cette robe ?…
– Bien sûr, je la gardai pour ton épouse, mais à défaut, je la destine maintenant à Marie. Et je te vois venir, non, je ne la porterai pas sur ce tableau. Mais j’ai aussi gardé celle que je portais lorsque j’ai connu ton père, et elle, je serais ravie de la remettre pour cette toile. »
Mathias sourit. Il savait qu’il était inutile d’insister. Il se redressa donc :
« Ma foi, je m’en contenterai. »
Le peintre et le duc se retirèrent bientôt et, restées seules, ces dames échangèrent un regard.
Charlotte déclara avec un petit sourire :
« Comment Adèle a-t-elle fait pour trouver un homme qui répond à ce point aux goûts de Mathias ? »
Ses deux amies gloussèrent.
« Je l’ignore, lui répondit Marie, mais je doute que ça soit un hasard. »
Lin, qui débarrassait le service à thé, hocha la tête :
« Moi aussi. »
Charlotte haussa les épaules :
« J’ignore ce qu’elle en a dit à Mathias dans sa lettre, mais dans celle que j’ai reçue, elle expliquait que Léonardo avait dû fuir son pays natal à cause d’une rumeur de bougrerie tenace à son égard. Il est discret là-dessus, soucieux de sa sécurité, mais qu’Amaury ait vu ses vieux démons se réveiller avec lui n’a rien de surprenant.
– Et qu’il l’ait donc dénoncé pour ne pas y faire face ne l’est pas plus, soupira Marie.
– Adèle a eu bien raison de nous l’envoyer, dit encore Lin.
– Oui, ça n’est pas Mathias qui va lui poser problème là-dessus, au contraire… »
Léonardo mit encore plusieurs jours à parvenir à s’installer suffisamment décemment pour pouvoir se mettre au travail. Il avait déjà quelques idées, qu’il discuta avec les intéressés jusqu’à ce qu’ils tombent d’accord. La toile représenterait donc Mathias en pied, chemise à jabot, gilet et cuissardes, ses enfants, à sa gauche, aussi dans les leurs, une belle robe claire à dentelles pour Marie et une tenue très similaire à celle de son père pour Charles, et sa robe de jeunesse pour la duchesse, qui serait à la droite de son fils. Mathias laissait Léonardo libre pour le décor et avait accepté que ses chiens africains soient représentés à leurs pieds.
Le peintre commença donc par faire des dessins préparatoires, faisant poser rapidement ses modèles sans leurs tenues finales ni rien, plus pour les « saisir », comme il le disait.
Ses commanditaires n’étaient ni pressés ni strictement figés sur le rendu final, ce qui était une nouveauté pour lui, mais ça lui allait très bien.
L’automne arriva.
Mathias suivait la progression de la toile d’un peu loin. Il avait reçu des nouvelles peu réjouissantes de la Cour. La reine mère, Anne, régente du royaume avec son proche conseiller, et sans doute amant, Julius, avait déclenché la colère des Puristes, dont Amaury et les siens, en annonçant les noces de Margot, la sœur aînée du jeune roi, l’été suivant, avec un haut noble réformiste, Henri de Navarra, dans le but d’apaiser les menaces de conflit. Cet homme, lui aussi très puissant seigneur d’un grand domaine, était tolérant et veillait à ce que les deux courants religieux cohabitent sans heurts sur ses terres. L’augmentation des persécutions envers les Réformistes dans le royaume et la mollesse des actions royales pour les arrêter commençaient cependant à l’échauder quelque peu et il ne s’était pas gêné pour le faire savoir. La régence espérait-elle le mettre sous sa coupe par ces noces ou juste se faire un allié puissant parmi les Réformistes ? C’était dur à dire.
Restait que pour bien des Puristes, l’annonce de ces épousailles était une insulte et un casus belli bien réel.
La menace d’une révolte de ce camp contre la régence devenait de plus en plus tangible, elle aussi.
Le duc était donc inquiet, mais, sans ordre royal, il restait prisonnier de ses terres et interdit d’agir.
Pas qu’il n’ait pas le pouvoir de passer outre, mais il s’y refusait, conscient des conséquences que pourrait avoir ce qui ne pourrait être considéré que comme une rébellion envers la couronne.
Soucieux, le duc tenait ses troupes prêtes à l’action. Mais, impuissant face à tout ça, il trouvait une échappatoire en la présence de ce drôle de peintre. Léonardo, quasi perpétuellement dans la lune, le fascinait autant qu’il l’attirait.
Curieux de tout ou peu s’en fallait, le peintre pouvait dessiner le matin, oublier de déjeuner parce qu’il avait eu une idée d’ingénierie quelconque, passer l’après-midi à parler médecine avec Yvan, dîner en retard parce qu’il s’était mis à peindre et passer sa soirée à jouer aux cartes avec le duc, ses proches et ses possibles invités.
Mathias n’était pas homme à se complaire au milieu d’une foule de courtisans. S’il avait quitté sans beaucoup de regret la cour royale, il n’avait donc pas créé de vraie cour ducale à Arion. Ne pouvant malgré tout pas échapper à certaines de ses obligations sociales, il organisait cependant régulièrement des réceptions somptuaires visant à rappeler à tous ses vassaux sa puissance et son rang.
Mais il préférait, et de loin, des dîners plus intimistes avec des personnes de confiance. Ses proches, pour cosmopolites qu’ils étaient, partageaient le plus souvent sa table en soirée, les déjeuners étant réservés à sa famille. Léonardo se retrouva très naturellement intégré, enfin, sauf quand il arrivait en retard ou oubliait de venir, trop pris par un travail quelconque, et s’entendit rapidement fort bien avec ces gens.
Il en apprit donc plus sur eux et leurs histoires.
Yvan avait connu Jeanne lors de son passage dans la capitale du royaume. Jeune veuve d’un marchand très lettré, elle l’était elle-même, mais, comme il n’était pas bien vu pour femme d’être trop cultivée, elle avait préféré céder les affaires de son défunt mari à son beau-frère pour partir avec l’homme dont elle venait de tomber amoureuse. Ils avaient pu se marier, ayant eu la chance de passer dans une ville où Puristes et Réformistes vivaient en paix et où, donc, un prêtre et un pasteur avaient accepté de les unir dans une cérémonie commune, même si clandestine. Puis, ils avaient continué leur route jusqu’en Afrique, où, enfin, ils avaient été en paix. Ils s’étaient installés dans la capitale de l’empire mandingue, étudiant sa médecine et la pratiquant avec la leur.
C’était donc là qu’un jour, ils avaient été appelés pour soigner un membre de l’ambassade royale. C’est à cette occasion qu’ils avaient rencontré Mathias, ami du malade. Ce dernier avait été rapidement sur pied, mais le duc avait apprécié le couple et leur avait proposé de l’accompagner dans sa découverte de ces terres, voire de le suivre dans son duché à son retour. Yvan et Jeanne avaient accepté, heureux d’avoir trouvé un protecteur de cette envergure.
Accompagnés de Soundiata, un des princes héritiers de l’empereur, ils avaient donc voyagé un moment. Mathias avait connu à ce moment une des demi-sœurs de Soundiata et conçu avec elle ses jumeaux. La demoiselle n’avait malheureusement pas survécu à l’accouchement, mais Mathias n’avait pas eu de mal à obtenir de pouvoir garder les enfants. C’était quelques semaines plus tard qu’ils avaient été retrouvés par Auriane, envoyée en urgence par la duchesse, au service de laquelle elle était depuis quelques mois, pour annoncer à son fils le décès de son père et les velléités des cousins à voler son héritage. Décision avait été prise de rentrer aussitôt. Soundiata, lui, n’ayant aucune envie d’être pris dans le conflit de succession qui s’annonçait avec le vieillissement de son père, avait préféré les suivre, officiellement pour veiller sur les enfants et aussi servir d’ambassadeur mandingue dans le royaume.
La cour royale l’ayant reçu avec politesse, mais sans plus, trop occupée par ses propres affaires, il avait suivi Mathias lorsque ce dernier avait été renvoyé sur ses terres.
Toute cette histoire avait vivement intéressé et touché Léonardo.
Ces moments étaient précieux pour eux tous, il le comprit rapidement. Ces personnes si disparates pouvaient, ensemble, être elles-mêmes sans pression ni jugement. Même s’il n’osait pas leur avouer ce qu’il était, ces soirées devinrent précieuses pour lui aussi.
Et Mathias, libre alors de tout le poids de sa noblesse, se révélait un homme joyeux et sympathique, tout autant qu’ouvert, curieux et bienveillant.
Un homme qui lui plaisait de plus en plus.
Et Léonardo, rêveur génial et doux, artiste et inventeur polymorphe et doué, n’en plaisait pas moins au duc.
Et autour d’eux, bien des gens se demandaient combien de temps ces deux nigauds allaient encore se tourner autour avant de se déclarer.
*********
Les premières neiges arrivèrent à la fin de l’automne et un après-midi, alors qu’il rejoignait l’atelier du peintre pour aller y poser un moment, comme il avait été convenu, le duc eut la surprise d’y trouver ses enfants non pas en train de poser, même s’ils avaient les tenues adéquates, mais en train de jouer avec des sortes de petits trébuchets ou catapultes en bois, mais très simplifiés ? En tout cas, de quoi lancer de petits projectiles.
Et les enfants s’amusaient bien, sous l’œil amusé de Léonardo et d’Auriane.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » s’enquit le duc en approchant.
Léonardo lui sourit :
« Des maquettes d’une idée que j’ai eue, je les ai faites pour me donner une idée de ce que ça pouvait donner.
– Intéressant… Vous pensez que ça pourrait marcher en plus grand ? »
Léonardo fit la moue.
« En théorie, oui, mais ça dépend de trop de choses, la taille exacte, le type de bois, le type de projectiles… Il faudrait faire des tests… »
Mathias fit la moue en hochant la tête, vivement intéressé :
« Il va falloir, oui. »
L’arrivée de leur père remit un peu d’ordre dans les priorités et les deux enfants durent donc arrêter de jouer pour venir poser.
La toile avançait bien. Le décor était fini, il s’agissait d’une vue du parc et d’un de ses grands buissons fleuris que le peintre avait trouvé très beau à la fin de l’été. Les chiens aussi, Sanuman dormait paisiblement et sa sœur, Masaden, était, elle, représentée couchée, mais la tête dressée. La duchesse était bien avancée, dans une robe verte et bleue, jupe ample, manches larges et longues et multiples voiles de soie, coiffée d’un chignon moins alambiqué qu’à ses noces, mais non moins élégant.
Mathias attendit donc son tour en se promenant dans l’atelier. Il y régnait toujours un étrange désordre, dans lequel, pourtant, Léonardo retrouvait toujours tout sans mal et tous savaient désormais que l’endroit ne serait jamais mieux rangé.
Concentré sur sa peinture, Léonardo le laissa faire, regarder ses croquis, s’amuser un peu avec ses drôles de petits trébuchets, qui lui promettaient bien des choses si leur mécanisme pouvait fonctionner sur une plus grande échelle.
Les séances des enfants ne duraient pas trop longtemps et Auriane les emmena pour leur goûter, laissant les deux hommes seuls.
Mathias vint donc sagement prendre la pose et Léonardo se remit au travail.
Mathias le regardait sans oser rien dire, tant l’air grave du peintre, concentré sur la toile, pouvait être impressionnant à ces heures. Les yeux clairs allaient et venaient du modèle au pinceau qui immortalisait son image. Il aurait presque été difficile de reconnaître alors l’homme tête en l’air et maladroit en société qu’il trouvait si touchant.
À un moment, il s’arrêta, apparemment dubitatif. Un moment passa avant que Mathias n’ose :
« Euh… Quelque chose ne va pas ? »
Léonardo le regarda, secoua la tête comme pour revenir dans le présent et répondit :
« Pardonnez-moi, j’ai du mal à vous saisir… »
Mathias cligna des yeux, pas certain d’avoir compris, et Léonardo ajouta, pensif :
« Il y a désormais un tel écart entre l’homme que je connais et le duc que je dois représenter que je peine un peu… »
Mathias sourit :
« Dans ce cas, oubliez le duc. J’aime autant que vous représentiez le père et le fils, surtout si ça vous convient mieux ?
– … »
Léonardo regarda avec grand sérieux le duc et finit par soupirer.
« Ça sera peut-être plus facile, oui… »
Il posa palette et pinceaux :
« Pouvons-nous nous arrêter là pour aujourd’hui ?
– Bien sûr.
– Merci.
– Je vous en prie… »
Un peu inquiété tout de même par l’air sombre du peintre, Mathias insista :
« Vous êtes sûr que tout va bien, mon ami ? »
Léonardo haussa les épaules en allant mettre ses pinceaux à tremper.
« Pardonnez-moi, ce n’est rien qui vous concerne… J’ignore si c’est la neige ou cette impression que j’ai de ne pas réussir à vous voir, mais vous m’avez rappelé un instant le prince Amaury… »
Surpris, cette fois, Mathias le regarda avec des yeux ronds :
« Amaury ? Quel rapport ? »
Léonardo le regarda et haussa à nouveau les épaules en levant les mains en signe d’ignorance.
« Je ne comprends pas moi-même… À part qu’il neigeait lors de nos dernières séances, il se plaignait d’avoir froid, à poser si dévêtu… Il semblait à la fois prendre plaisir à s’exposer à mes yeux et s’en sentir mal… Il a fini par m’en tenir rancune… Je ne parvenais pas à le comprendre, pas à le saisir… Comme s’il n’était pas lui-même… »
Il y eut un nouveau silence. Léonardo avait croisé les bras et restait pensif, le regard perdu. Puis il regarda à nouveau Mathias et demanda :
« Que vouliez-vous dire quand vous m’avez dit de lui qu’il refusait toujours d’admettre ce qu’il était ? »
Un peu déboussolé, Mathias ne put que bredouiller :
« Euh… J’ai dit ça, moi ?
– Oui, lors de notre entrevue dans votre salon, quand je suis arrivé.
– Ah… »
Mathias grimaça, puis se lança :
« Je vous l’ai dit, je crois… Le prince et moi avons été très proches, lorsque nous étions jeunes. Au sens le plus… intime, je pense. À cette époque, j’aurais tué notre roi lui-même s’il me l’avait demandé… C’est au retour d’un séjour chez ses parents que… »
Mathias grimaça, le cœur encore serré à ce souvenir.
« Qu’il avait changé et qu’il vous a soudain repoussé ? » compléta Léonardo.
Mathias le regarda, incertain :
« Oui… Ses noces avaient été annoncées par ses parents et c’était comme s’il m’avait soudain en horreur. »
Léonardo le regardait cette fois avec une tristesse bien trop criante pour être factice :
« L’imbécile… »
Il s’approcha du duc en continuant, sincère :
« Comment a-t-il osé briser un cœur aussi noble que le vôtre ?… »
Mathias sourit en détournant les yeux, mais ne repoussa pas Léonardo lorsque ce dernier caressa sa joue d’une main tremblante.
« Je sais que je n’étais rien pour lui… Je suis un étranger, un bâtard, Il aurait pu m’anéantir d’un claquement de doigts… Il a bien failli, d’ailleurs. Si votre tante ne m’avait pas protégé et envoyé ici, j’aurais sûrement été condamné… Et pour rien, à part pour avoir réveillé en lui des désirs qu’il refuse d’accepter. »
Mathias prit la main tremblante dans la sienne et leva ses yeux vers lui :
« Vous les acceptez donc, vous ?
– Et vous ? » répliqua le peintre avec un petit sourire en coin.
Mathias fit semblant de faire la moue, mais ni l’un ni l’autre ne tinrent longtemps sans se mettre à rire.
Le duc se laissa étreindre et passa sans plus attendre ses bras autour du cou du peintre pour accueillir son baiser. Ce dernier ne fut pas si long, ni si passionné. Juste tendre et aucun des deux n’avaient besoin d’autre chose.
Lorsqu’il cessa, ils restèrent front contre front et Mathias demanda, coquin :
« Es-tu aussi soucieux du détail dans un lit que dans le reste de tes tâches ? »
Léonardo sourit et répondit :
« C’est ce qu’on m’a dit. Voulez-vous vérifier ? Je serais ravi d’avoir votre avis là-dessus. »
S’il était fréquent que Léonardo arrive en retard, ou n’arrive pas, au dîner, ce n’était pas le cas de Mathias. Ainsi donc, quand ni l’un ni l’autre n’arrivèrent, ce soir-là, le reste de la bande ne mit pas très longtemps à soupçonner ce qui s’était passé.
Tout d’abord, ils se regardèrent, sceptiques. Ils étaient assis à la table, Jeanne servant poliment à boire à ses amis, quand Yvan demanda, presque inquiet :
« Eh bien, j’espère qu’aucune mauvaise nouvelle n’est à craindre, pour que notre ami duc en oublie de nous rejoindre…
– Je penserais plutôt qu’il nous a oubliés pour une bien bonne raison, lui répondit Auriane en hochant la tête pour remercier Jeanne d’avoir rempli son verre.
– Ah ? Tu sais où il est ? s’enquit Soundiata, plutôt amusé.
– Je l’ai laissé seul avec Léonardo, tout à l’heure… » répondit sans avoir l’air d’y toucher la mercenaire en faisant tourner le vin dans son verre.
Il y eut un petit flottement avant que le grand noir ne commence à glousser et il ne fallut que peu de temps avant qu’ils n’éclatent tous de rire.
Quand ils furent calmés, Jeanne soupira avec un grand sourire :
« Eh bien, ce n’est pas trop tôt…
– Oui, je finissais vraiment par croire qu’ils n’allaient pas y arriver ! dit joyeusement son mari.
– Sûr qu’ils auront pris leur temps… approuva Soundiata.
– Bah, c’est meilleur quand ça dure. » conclut Auriane.
*********
Les fêtes de la Nativité du Sauveur passèrent, rare moment de célébration partagé par Puristes et Réformistes. Pas de cérémonies religieuses œcuméniques, bien sûr, mais les deux communautés partagèrent un vrai moment de communion.
Du moins en Arion.
Car le Nouvel An n’était pas encore passé, à peine une semaine plus tard, que des messages urgents arrivaient des frontières du duché. De Puristes fanatisés avaient pris la Nativité pour prétexte à attaquer des Réformistes, femmes et enfants compris. Ils avaient dans l’idée, d’après les survivants des persécutions, de commencer la nouvelle année en ayant purgé le royaume de la vermine hérétique.
Nombre de réfugiés s’étaient précipités sur les terres d’Arion, connues pour être tolérantes et pacifiques. La frontière n’arrêta pas toutes les milices puristes, mais ces dernières ne firent pas long feu.
Car les troupes du duc n’étaient pas loin et les ordres du seigneur du domaine clairs : défense des civils et aucune tolérance pour les fauteurs de troubles.
Les Puristes chausseurs d’hérétiques en avaient fait les frais.
Chassés jusqu’au dernier par les troupes ducales, ils n’avaient pas insisté. La tentative larvée de déstabiliser Arion pour fragiliser le pouvoir de son duc avait échoué, mais Mathias avait suivi ça de près et il n’était pas dupe. Il savait très bien que, même cantonné à ses terres, il restait une ombre menaçante pour le clan puriste. Ce dernier savait très bien où irait l’allégeance d’Arion s’ils défiaient vraiment la couronne. Tenter d’affaiblir le duché, d’y semer suffisamment de troubles pour que le duc ne puisse pas agir ailleurs était loin d’être une stratégie idiote.
Mais Mathias n’était pas né de la dernière pluie.
Les espions qu’il avait à la Cour et ailleurs le tenaient informé de ce qui se passait. Le clan puriste avait fondé une « sainte ligue » pour accentuer ses pressions sur la régence. La reine mère et les siens ne cédaient pas, notamment sur les noces de la princesse Margot. Craignant un guet-apens, le fiancé, Henri, voulait que le mariage ait lieu sur ses terres et pas dans la capitale. Mais la menace de certains Réformistes, eux aussi fanatisés, ou juste furieux de l’inaction du pouvoir envers les violences subies par les leurs, était aussi bien réelle…
Le royaume était une poudrière et beaucoup trop de personnes voulaient y jeter du feu.
Mathias tenait ses troupes entraînées et prêtes à agir. S’il y pouvait quelque chose, il agirait pour le royaume. Mais dans le pire des cas, s’il n’y pouvait rien, jamais ces guerres ne détruiraient son domaine.
Parallèlement à ça, Léonardo s’était mis à l’étude de ses petits trébuchets. Pour l’aider, Mathias avait réquisitionné un vrai grand atelier où d’autres ingénieurs travaillaient. Un peu suspicieux de prime abord face à ce drôle d’étranger un peu dur à cadrer, ses hommes avaient vite compris l’intérêt de ses recherches et s’étaient mis à la tâche.
L’hiver passa donc ainsi. Léonardo et son équipe testèrent la faisabilité réelle de l’objet.
En en créant plusieurs modèles plus grands, sans encore être immenses, ils purent tester différents types de bois, de cordages, de mécanismes, de poids de projectiles.
Ils en arrivèrent à la conclusion que le projet était réaliste, mais tout de même à relativement petite échelle. L’objet pourrait envoyer à une bonne distance des projectiles ne dépassant pas quelques kilos, mais pas mieux.
Mathias était fin stratège. Si l’invention n’était pas aussi puissante qu’il l’avait espéré, elle n’en demeurait pas moins pleine de potentiel. Il en lança donc la fabrication, couplée à celle de bombes de quelques kilos avec de longues mèches. Le tout en se disant qu’en le privant de ses canons sans toucher à ses stocks de poudre, la régence avait soit fait un mauvais calcul, soit, au contraire, lui avait laissé une belle carte à jouer.
Et connaissant la finesse d’esprit de la régente et de son conseiller, la seconde option n’était pas à exclure.
*********
Une nuit, Mathias se réveilla seul dans le lit de Léonardo. Il se redressa en se frottant les yeux, bâilla et regarda à droite à gauche, grelotta et se leva en se grattant la tête, se demandant où était son amant. Il prit la couverture pour s’emballer dedans et passa dans le bureau. Léonardo n’y était pas, mais il entendit du bruit du côté de l’atelier. Il bâilla encore et alla voir.
Léonardo était en train de peindre, à la lueur d’une grosse lanterne à huile. Il était nu, ce qui n’était pas gênant dans cette pièce chauffée par un grand brasero qui ne s’éteignait jamais vraiment. Assis sur son tabouret, il travaillait sur une plus petite toile que celle du portrait de famille et Mathias resta surpris en voyant de quoi il s’agissait : un héros antique, assis, fort peu vêtu.
Léonardo était concentré, le visage grave, mais il avait dû l’entendre, car il rompit le silence nocturne :
« Navré de vous avoir réveillé.
– Non non, je me suis réveillé tout seul, ne t’en fais pas. Qu’est-ce que tu fais ?
– J’ai retrouvé l’ébauche du portrait du prince et j’ai eu envie de le reprendre avec vous à sa place…
– Tiens, tiens. »
Mathias vint derrière lui et regarda mieux : l’homme était assis sur un rocher, un chien à ses côtés, tenant une lance dans sa main gauche, un objet indéterminé posé sur ses genoux pour masquer son intimité. Léonardo avait commencé à modifier la silhouette et Mathias reconnut une ébauche de lui-même.
« Navré de ne pas vous avoir demandé votre avis…
– Il n’y a pas de souci. L’idée me plaît. »
Le duc se pencha pour passer ses bras autour des épaules du peintre qui le laissa faire avec un petit sourire :
« Que tu effaces son image pour la replacer par la mienne me va très bien.
– Vous êtes jaloux ? s’étonna Léonardo, amusé.
– Pas vraiment… Je sais bien que les choses n’ont pas été suffisamment loin avec lui pour que je doive l’être…
– C’est vrai que de ce point de vue, ça serait plutôt à moi de l’être.
– Ne le sois pas, il ne t’arrivait pas à la cheville… »
Alors que les mains du duc se faisaient caressantes, Léonardo se lécha les lèvres et pencha sa tête en arrière pour le relancer, les yeux mi-clos :
« Était-il un si piètre amant ?
– Comme peut l’être un homme honteux de ses désirs, qui connaît mal son propre corps et ne veut pas découvrir celui de son partenaire.
– Quelle tristesse… »
Il leva la main pour caresser la joue de Mathias qui se pencha pour capturer ses lèvres, ses mains caressant avec plus de force la poitrine du peintre qui sourit encore :
« Eh bien, eh bien, mon seigneur n’a pas été rassasié ?
– Qu’y puis-je si tu sais si bien enflammer mes sens ?
– Que voulez-vous, j’aime comprendre le fonctionnement des choses… Votre corps ne fait pas exception.
– Tu m’as l’air fin prêt à approfondir ton étude…
– Et vous aussi, ce me semble… »
Léonardo se leva, s’étira et souleva sans sommation Mathias dans ses bras :
« Allons voir ça. »
*********
Le printemps fut précoce, cette année-là, au grand soulagement de tous. En effet, l’afflux de réfugiés avait grandement entamé les réserves de provisions et un hiver tardif aurait pu mettre en péril l’approvisionnement des populations.
Mathias avait été intraitable sur le devoir de soutien envers ces pauvres gens, ce qui lui avait valu de remettre sévèrement au pas plusieurs de ses vassaux, dont le comte de Norgo, quand il avait appris que « pour se protéger », ce dernier et certains de ses amis avaient armé des civils pour chasser ces hérétiques soi-disant venus pour les spolier.
La remise au pas des nobliaux avait été aussi rapide que sévère : interdiction de toute milice civile, arrestation et amende sévère de ceux qui avaient abusé de ces prérogatives irrégulières pour dépouiller des gens et réquisition de plusieurs territoires inoccupés pour y permettre une installation propre des expatriés, le tout en calmant aussi sans plus de gants ceux qui, parmi eux, échauffés par ce qu’ils avaient vécu, désiraient en découdre.
Ainsi, au printemps, le duché disposait de nouveaux villages, encore un peu précaires, mais prêts à se mettre à l’ouvrage pour exploiter de nouvelles terres, assurant à tous qu’il y ait assez de denrées pour tous rapidement.
De même, la venue de nombreux artisans divers apporta nouveaux savoir-faire et richesse dans bien des villes et villages.
Les tensions entre les deux communautés, alimentées par les peurs et les discours des fanatiques des deux bords, parfois envoyés de l’extérieur, toujours dans le but de déstabiliser le duché, tournèrent finalement court dans les faits, puisque les nouveaux venus ne volaient rien à personne, créant au contraire de nouvelles richesses dont tous profitaient, en fin de compte.
Si la situation du royaume restait plus que périlleuse, celle d’Arion demeurait stable.
Maintenu contre vents et marées sur surtout les pressions diverses des deux camps, le mariage de la princesse Margot et du duc Henri, qui réunirait la Cour et la plupart des grands seigneurs réformistes, allait finalement avoir lieu chez un cousin éloigné du marié, puriste modéré, également grand-oncle de la mariée, jugé neutre, le marquis Lubin de Montferrand, dans une ville moyenne, qui n’était pas si loin du sud-ouest d’Arion.
Même si la zone était calme, surtout forestière et sauvage, Mathias y avait quelques camps militaires, comme il en avait tout au long de ses frontières.
Il hésita et réfléchit longuement, mais les rapports qu’il recevait étaient trop alarmistes.
Tout tendait à croire que la Ligue puriste allait profiter de l’isolement du lieu pour passer à l’attaque et le pire était à craindre : le massacre des nobles réformistes et la nomination forcée à la régence d’Amaury, si pas l’élimination pure et simple du jeune roi pour donner la couronne au prince et le gouvernement à la Ligue.
Et la certitude, pour le duc d’Arion, de voir le royaume entier plonger dans la guerre civile.
Il réunit son état-major et ses proches : ses généraux, sa mère, sa tante, le commandant de sa garde, Collin, Soundiata, Auriane, Yvan et Jeanne, ainsi que Léonardo et plusieurs des ingénieurs qui géraient l’entretien des équipements de ses troupes.
Il exposa sans prendre de gant la situation et ses craintes.
Peu de personnes furent surprises. Et lorsque Mathias leur demanda sans ambiguïté s’ils devaient intervenir, même sans autorisation royale, la réponse fut unanime :
« Oui. »
Le duc sourit. Son regard fit le tour de l’assemblée et il bénit le Ciel d’être entouré de personnes si loyales et si capables.
« Bien. Alors nous allons organiser ça. »
C’est ainsi que quelque temps avant les fameuses noces, ordre était donné à la majorité de l’armée ducale de se réunir au sud-ouest du domaine, officiellement pour des entraînements et des manœuvres. Mathias laissa sa capitale et ses enfants aux bons soins de sa tante et d’une partie de sa garde, le reste le suivant avec ses proches, à l’exception d’Auriane, envoyée à Montferrand pour y repérer le terrain, entre autres.
La duchesse avait décroché lance et sabre de son mur, comme sa suivante son arc. Leurs armures aussi étaient intactes.
Tout ce petit monde se mit donc en ordre pour attendre, s’installant dans un camp situé à trois jours de cheval de leur cible.
Lorsqu’Auriane les y rejoignit, Mathias, qui supervisait la prise en main des soldats aux petites balistes de Léonardo avec ce dernier, qui en profitait pour peaufiner les réglages, la reçut immédiatement, retournant dans sa tente.
La mercenaire l’informa que ses craintes étaient malheureusement fondées : sous prétexte de sécuriser les noces, Amaury et plusieurs autres membres de la Ligue avaient obtenu de venir avec une partie de leurs troupes. Mais vu la taille de la cité, ces dernières restaient cantonnées au-dehors. Les troupes de la ville, renforcées par une partie de l’armée du marié, restaient une force non négligeable.
« Vous pensez que des renforts peuvent arriver ? demanda Mathias à son espionne.
– Peut-être, mais aucune armée de grande envergure n’est assez proche pour intervenir, à part nous. Il y a fort à parier que le Ligue veut agir discrètement en jouant sur l’éloignement et la petitesse de Montferrand.
– Vous avez pu avertir Lubin de notre présence ?
– Oui. Et vous aviez raison, c’est un homme de bien. Je pense qu’il savait déjà que nous étions positionnés ici. Il est conscient des risques et fera tout pour que nous soyons appelés officiellement, ou au moins prévenus, si les choses le nécessitent.
– Bien.
– Et j’ai repéré une position en hauteur qui surplombe l’entrée de la ville, ça pourrait être un bon endroit pour bombarder les troupes de la Ligue.
– Parfait. Merci. »
Léonardo, de son côté, demeurait égal à lui-même : curieux.
C’était la première fois qu’il se retrouvait dans un contexte de guerre, dans un camp militaire, et il amusait beaucoup la troupe à fureter partout pour voir comment ça se passait.
Le duc avait sa tente au centre du camp, juste à côté de celle de sa mère, et non loin de celles des autres. Léonardo avait officiellement la sienne, mais il y était un peu la journée pour travailler et presque jamais la nuit.
Ça aussi, ça amusait beaucoup la troupe.
Et c’est donc un soir où, justement, le peintre câlinait avec tendresse son duc, tous deux habillés, cependant, allongés sur son lit, que Soundiata et Auriane firent irruption dans la tente, accompagnés d’un messager visiblement à bout de souffle :
« Seigneur ! Le camp frontalier du nord a reçu un message par pigeon voyageur cet après-midi ! »
Léonardo avait sursauté et manqué de tomber du lit, alors que le duc, s’il avait été surpris, se reprit immédiatement et se leva, sourcils froncés :
« Quoi ? »
Le messager se mit au garde-à-vous pour lui tendre la missive. Si elle avait été ouverte, elle portait bien le sceau royal.
« Asseyez-vous, merci… » dit Mathias en prenant la missive.
Il déplia le courrier et commença à lire. Léonardo s’était levé et, avisant le messager qui reprenait son souffle, assis sur le banc de la table qui se trouvait à côté, il lui apporta gentiment à boire. Le soldat le remercia, un peu surpris, et tous regardèrent le duc quand ce dernier déclara :
« Parfait. Je ne pouvais rêver meilleure situation… »
Soundiata et Auriane échangèrent un regard alors que Dame Marie entrait, suivie de Lin, alertée par la rumeur ambiante.
« Que se passe-t-il ? s’enquit la duchesse.
– Alors, comme nous le pensions, la Ligue a tenté de passer à l’action, mais les troupes qui se trouvaient en ville l’avaient prévu et ont donc pu les expulser en dehors des murailles. Du coup, la famille royale est à l’abri à l’intérieur.
– Bien. Si le roi et les siens sont en sécurité, c’est déjà une bonne nouvelle, approuva-t-elle en hochant la tête.
– Tout à fait. Et l’autre bonne nouvelle est que, comme ils voulaient agir vite et bien dans le secret de la ville pour, ensuite, faire porter la responsabilité de tout sur les Réformistes en profitant du peu de témoins, ils se retrouvent donc à devoir assiéger la ville dans l’espoir de pouvoir commettre leur forfait assez vite pour que cela ne s’ébruite pas. Donc, sans pouvoir appeler de renfort. »
Mathias était tout sourire :
« Ils sont donc assez peu nombreux, pas du tout préparés et équipés pour un long siège, sans espoir de renforts, et je viens, moi, de recevoir un appel officiel du roi m’appelant à son secours pour le libérer au plus vite. »
La duchesse sourit à son tour, comme Soundiata et Auriane.
« Bien, dit encore Dame Marie. À nous de répondre à cet appel, alors. »
*********
L’aube se levait sur la plaine de Montferrand et sur les remparts de la ville, les troupes locales, mêlées à celles des nobles réformistes, surveillaient les troupes de la Ligue, en contrebas. Ces dernières bloquaient la ville depuis désormais trois jours.
Si la ville avait des provisions et le temps de voir venir, une attaque en règle de l’armée adverse n’était qu’une question de temps, tous les savaient.
Les troupes intérieures avaient cependant pour ordre formel de ne pas attaquer en premier. Certes, leurs adversaires avaient quelques canons, mais les murailles étaient solides.
Et justement, ce matin-là, des mouvements inhabituels attirèrent l’attention des vigiles, du haut des murailles.
Les assaillants étaient en train de bouger leurs canons pour les rassembler à un endroit précis, justement. Il ne fallut pas longtemps aux assiégés pour comprendre : leurs adversaires avaient repéré une faiblesse dans le mur et voulaient y concentrer leurs frappes pour créer une brèche et pouvoir ainsi pénétrer dans la ville.
Et ils se mirent à l’œuvre sans attendre.
Alors que des soldats couraient à l’intérieur pour avertir leurs chefs, d’autres pointaient une troupe qui arrivait de l’est, menée par une cavalerie qui se lança au galop lorsqu’une explosion retentit dans le camp des assiégeants.
Alors que ces derniers levaient la tête vers les murailles, pensant que c’était de là que venait l’attaque, les gens de la ville, eux, cherchaient également et quelques soldats pointèrent alors, sur une position qui surplombait la zone, toute une troupe qui s’était installée là avec une furtivité que la nuit et le fait d’être à contre-jour au lever du soleil avaient sûrement aidée… Et qui avait visiblement des explosifs et les moyens de les envoyer sur les troupes puristes qui les assiégeaient…
« Ça y est, les gens de la ville nous ont vus, dit Auriane à Mathias qui, agenouillé au bord du vide, regardait la panique se répandre parmi les troupes de la Ligue.
– Agitez nos bannières, qu’ils sachent ce qui se passe.
– À vos ordres. »
Léonardo rejoignit Mathias et nota :
« La hauteur est vraiment un plus pour bombarder…
– Oui, mais c’est dommage que nous manquions autant de précision dans les tirs…
– Ben on a manqué de temps pour apprendre aux hommes à s’en servir… Où en est la cavalerie ?
– Elle arrive… »
Mathias se releva, un peu sombre :
« J’espère que Mère n’a pas présumé de ses forces en voulant la mener.
– Je suis sûr que non… Et puis Lin et Soundiata sont avec elle, de toute façon… »
Si les troupes de la Ligue virent la cavalerie arriver, ils n’eurent pas le temps de lancer la leur pour la contrer ni d’organiser l’infanterie pour ce faire non plus.
Déjà désorganisées par le bombardement, dont elles ne comprenaient toujours pas d’où il tombait, elles furent rapidement submergées par l’attaque-surprise des cavaliers d’Arion alors que, du côté de Montferrand, des tireurs faisaient feu du haut des remparts ou d’ouvertures placées plus bas, et que de même, les troupes réformistes tentaient une sortie en bonne et due forme pour prendre la Ligue en étau.
Mathias et sa troupe concentrèrent leurs tirs sur les zones où ils étaient sûrs de ne pas frapper leurs alliés et les arrêtèrent dès que ce fut trop chaotique pour. Mais la bataille tourna court, car, dernier clou au cercueil, les soldats de la Ligue se rendirent rapidement après que les fantassins d’Arion aient rejoint le combat, conscients que tout était perdu.
Ne restèrent donc que les plus fanatiques qui, acculés contre la muraille, refusaient de capituler. Menés par un homme particulièrement virulent, ils étaient désormais encerclés.
Dame Marie, qui avait posé pied à terre et laissait à d’autres le soin de s’occuper des blessés et de ceux qui s’étaient rendus ou avaient été capturés, s’approcha, accompagnée, effectivement, de Lin et de Soundiata.
Les yeux fins de la duchesse s’assombrirent lorsqu’elle reconnut l’hystérique qui continuait à appeler les siens, enfin ce qu’il en restait, à lutter contre l’hérésie.
Il la vit aussi et son visage déjà déformé par la folie perdit presque forme humaine. Il se jeta sur elle en poussant un cri qui effraya même les siens.
Mais pas Dame Marie, qui se contenta de l’attendre, fermement plantée sur ses jambes et sa lance bien en main. Le duel fut bref : elle fut sans pitié et l’abattit d’un coup après avoir esquivé le sien.
Cette action, avec le calme froid de la duchesse, sidéra tant tous ceux qui l’entouraient, à l’exception de la fidèle Lin, que les ultimes velléités des derniers Puristes s’évaporèrent.
Impressionné, Soundiata demanda à Lin, qui regardait avec satisfaction sa maîtresse secouer avec calme la lame de sa lance pour en égoutter le sang :
« Qui était-ce ?
– Le fou qui avait cru pouvoir nous voler le domaine à la mort de l’ancien duc. »
Le calme revint, enfin, comme après une bataille. Il fallait soigner les blessés, rassembler les morts, et faire un bilan de la situation.
Mathias descendit de sa colline pour rejoindre tout ce petit monde, laissant à Léonardo et Auriane le soin de ranger leurs petits trébuchets et de rejoindre le reste de leurs troupes. Apprenant par Collin qu’Amaury avait été fait prisonnier, mais était blessé, il ne fit que hocher la tête.
Un petit groupe sortit par les portes de la ville, entouré de gardes bien armés et très vigilants. Reconnaissant la reine mère et son conseiller, accompagnés du brave Lubin de Montferrand, sexagénaire un peu inquiet de tout ce raffut, et d’Henri de Navarra, lui plutôt impressionné, ainsi que quelques autres membres du conseil royal ou grands nobles réformistes, Mathias se fit un devoir de venir leur présenter ses hommages.
La reine, très droite, lui tendit une main qu’il baisa galamment sans protester. Son conseiller, lui, regardait Mathias avec autant de satisfaction que de respect. Henri de Navarra, les salutations faites, voulut surtout savoir comment cet étrange bombardement avait été possible. Apparemment, certains craignaient là quelque sorcellerie.
Cette dernière remarque fit sourire Mathias, qui soupira en levant les yeux au ciel :
« Rien de magique… J’ai pris à mon service un ingénieur très doué, c’est tout. Ses machines sont là-haut, nous vous montrerons.
– Ah, tu es là… »
Mathias sourit à Dame Marie qui approchait, suivie de Lin et Soundiata :
« Vous voilà, Mère ? Tout va bien ?
– Très bien. Rien ne vaut une petite chevauchée matinale pour commencer une journée. »
Elle s’inclina rapidement pour saluer les autres, indifférente à la surprise de ceux qui ne la connaissaient pas, et même de ceux qui la connaissaient, d’ailleurs, et reprit :
« Nous avons isolé les meneurs des mutins. Enfin, ceux qui ont survécu à nos assauts. Souhaitez-vous les voir avant que vos hommes n’aillent les enfermer ? »
Escortés de soldats toujours très vigilants, et sans Lubin de Montferrand qui souhaitait aller voir si on pouvait transférer les blessés dans les hôpitaux de la ville ou s’ils étaient trop nombreux et qu’il allait donc falloir monter un dispensaire de fortune à l’extérieur, ils y allèrent.
Lorsqu’il vit Mathias, Amaury, effectivement blessé à la jambe, tenta de se relever, ce dont l’empêchèrent les deux soldats qui l’encadraient. Si la présence du duc d’Arion semblait avoir choqué les autres personnes gardées là, le prince était lui furieux et il s’écria :
« Toi ! C’est toi qui es intervenu, qui as osé aller contre la volonté de Dieu, maudit ! »
Mathias ne laissa pas à quiconque le temps de répondre, profondément amusé :
« Tu me prêtes un bien grand pouvoir, Amaury. J’ignore quelle est la volonté de Dieu, mais comment aurais-je rencontré celui qui a inventé les machines qui t’ont frappé, comment aurais-je reçu le message qui m’appelait ici, comment aurais-je pu arriver à temps et participer à ta défaite, s’Il avait voulu que tu sois victorieux ?… »
Un silence suivit et Mathias eut un sourire moqueur.
« J’ignore quelle est la volonté de Dieu, répéta-t-il. Mais elle n’est visiblement pas que tu deviennes régent aujourd’hui. »
*********
Au soir de ce jour, Mathias retrouva Léonardo sur les terrasses du palais de la ville, regardant la lune et les étoiles avec une longue-vue.
Un peu ivre de la fête qui avait suivi les noces enfin célébrées, le duc marchait moins droit que d’habitude et était d’excellente humeur.
« Tu es là, Léonardo ? Tout va bien ? »
Léonardo abaissa la longue-vue et lui sourit :
« Vous êtes saoul.
– Sûrement ! Qu’est-ce que tu fais, tout seul ici ? J’avais peur que tu sois retourné soigner les blessés avec Yvan…
– Non, il m’a dit de me reposer. Je regardais les étoiles… J’avais un peu mal à la tête, il y avait trop de monde à cette fête… »
Mathias vint passer ses bras autour de sa poitrine pour se blottir contre lui avec un grand sourire.
« Vous êtes vraiment saoul, dit avec tendresse Léonardo en l’enlaçant.
– Ouais !
– Je suis heureux que le roi vous ait remercié publiquement et que vous ne soyez plus enfermé sur vos terres…
– Moi aussi… Mais ça ne va pas m’empêcher d’y retourner sous peu… »
Léonardo fut surpris :
« Vous ne voulez pas retourner à la Cour ?
– Si je peux m’en passer… Ils me fatiguent déjà… »
Mathias soupira :
« La Ligue est battue, Henri de Navarra va avoir une place de choix à la Cour pour faire avancer la paix… La noblesse puriste devrait se calmer, les Réformistes aussi…
– J’espère… »
Léonardo soupira avec tristesse :
« Ça serait bien, si mes inventions redevenaient des jouets pour amuser les enfants… »
Mathias leva le nez vers lui, inquiété :
« Je t’avais dit que tu n’étais pas obligé de venir… La violence n’est pas pour les gens comme toi…
– Si, il fallait. Il fallait bien que je voie les conséquences réelles de mon idée. »
Léonardo sourit tristement en caressant la tête de son amant :
« Et puis, je me dis que ces morts en ont évité beaucoup d’autres, n’est-ce pas ?
– Oui… Nous avons sûrement empêché une guerre bien pire.
– Dans ce cas, je n’ai rien à regretter. »
Il se pencha pour embrasser doucement le duc.
« J’ai hâte de rentrer… De finir ton portrait, de retrouver Angelo…
– Il te manque ?
– Un peu. »
Léonardo soupira en serrant encore Mathias dans ses bras :
« Je suis fatigué. Je vais aller me coucher.
– Bonne idée… »
Mathias lâcha Léonardo et s’étira.
« Vous savez ce que va devenir Amaury ?
– Il va être jugé, j’ignore ce qui en sortira. Le garder en vie n’est guère plus prudent que d’en faire un martyr de sa cause…
– C’est vrai. »
Le peintre reprit :
« Je suis heureux de ne pas l’avoir revu.
– Et moi, au contraire, j’en suis heureux… Voir ce qu’il est devenu et en arriver à me demander comment j’avais pu l’aimer m’a fait du bien… Je me sens libéré d’un poids. »
Léonardo hocha la tête :
« Je vois ce que vous voulez dire. C’est étrange, de penser qu’il a été vaincu par les deux hommes qu’il a refusé d’aimer… »
Mathias haussa les épaules et répondit, songeur :
« C’est vrai… C’était peut-être ça, la volonté de Dieu…
– Pardon ?
– Non, rien… »
Le duc sourit à son amant :
« Je suis heureux qu’il t’ait repoussé, sans ça, tu ne serais pas venu à moi. »
Léonardo sourit :
« Vu comme ça. »
Il regarda Mathias qui reprit :
« Je suis heureux de t’avoir près de moi. »
Le sourire du peintre s’élargit :
« Je suis heureux aussi. Je ne pensais pas pouvoir trouver un foyer et encore moins un compagnon. »
Il embrassa encore le duc qui l’attrapa pour prolonger la chose. Ils s’étreignirent avec tendresse.
« Tu me fais une petite place dans ton lit ?
– Bon sang, mais comment vous pouvez penser à ça après une journée si épuisante… ? »
FIN
Merci pour cette histoire !
@Pouika / Merci à toi ! 🙂