Synopsis : Dans un royaume où règne la paix, une lugubre prédiction force le roi et surtout son frère à partir à la recherche de très vieux secrets…
Mémoire de Glace
Nouvelle de Noël 2024
La neige tombait doucement et la grande cité de Samar était calme et silencieuse, ce matin-là. Le jour avait peiné à se lever et il ferait sans doute sombre toute la journée, mais ça n’allait pas empêcher les habitants de la capitale de vaquer à leurs occupations dans la bonne humeur, totalement inconscients du danger qui guettait.
À l’abri derrière ses hauts remparts, la ville était belle et prospère et ses gens heureux. Le royaume de Samaria était en paix depuis si longtemps que pour son peuple, le concept même de guerre était abstrait. Son armée, malgré tout professionnelle et bien entraînée, tenait ses frontières sujettes à de fréquentes escarmouches, mais n’avait pas connu de conflit de grande ampleur depuis fort longtemps, elle non plus. Tout au plus avait-elle aidé un pays allié à mater des bandes de pirates un peu trop zélées une quinzaine d’années plus tôt.
Dans le château-forteresse qui surplombait la ville, l’ambiance n’était guère plus à l’inquiétude. Les jardiniers profitaient de l’hiver pour réparer leurs outils, les servantes et serviteurs vaquaient à leurs tâches, les cuisinières étaient ravies d’avoir reçu de belles truites qu’elles allaient pouvoir préparer avec soin pour le déjeuner.
Dans la bibliothèque, grande pièce aux hauts murs de pierre couverts de non moins hautes étagères remplies de livres, calme et silencieuse, où seule une grande baie vitrée donnait sur l’extérieur, et où une seule grande cheminée apportait un peu de chaleur, un jeune homme aux fins yeux gris, brun aux cheveux courts, lisait, assis à une table, non loin de ladite cheminée. Vêtu d’une longue robe blanche en tissu épais, composée d’une tunique longue et ample, nouée à la taille par une ceinture de cuir, et recouverte d’un long scapulaire de même couleur, même si brodé d’argent au niveau de la poitrine, il était silencieux, concentré sur le livre qu’il avait ouvert devant lui. Sa main droite, accoudée au bois sombre, caressait ses lèvres et son menton alors que la gauche jouait sans qu’il en ait conscience avec la chaîne du pendentif qu’il portait au cou, une fleur à neuf pétales d’un rouge vif en son centre et plus sombre sur les bords.
Le maître des lieux, plus âgé et barbu, le regarda avec bonté, en remettant du bois dans le feu.
La grande porte s’ouvrit en un léger grincement. Une femme assez jeune, vêtue d’une robe de laine verte aussi élégante que chaude, ses cheveux joliment tressés autour de son crâne, entra et, après avoir un instant cherché du regard, rejoignit la table. Son occupant leva le nez vers elle, souriant, et elle s’inclina avec respect avant de lui tendre l’objet de sa venue, une lettre scellée :
« Mon seigneur, dit-elle, nous venons de recevoir ceci. La nature du sceau et le symbole du vent tracé sur l’enveloppe nous ont portés à croire que le message était important, aussi avons-nous décidé de vous le porter sans attendre. »
Il regarda la chose et hocha la tête. Le sceau du Vénérable, l’abbé du Monastère des Monts Brumeux et la marque de l’urgence. Inhabituel, pour le moins. Il hocha la tête et lui sourit à nouveau :
« Ça m’en a tout l’air, effectivement. Merci beaucoup. »
Elle s’inclina à nouveau et se retira.
Intrigué plus qu’inquiet, le jeune homme décacheta avec soin la missive pour en prendre connaissance sans attendre. À nouveau, sa main droite caressa ses lèvres alors qu’il découvrait avec autant d’intérêt que de gravité la demande de son ancien mentor, le Vénérable Shayne, responsable sinon du plus grand, au moins du plus vieux temple de leur déesse que comptait le royaume.
Sa lecture finie, il resta pensif.
Une bien étrange requête qu’on lui présentait là…
Il fit la moue.
Il se demandait que faire de cela lorsque la porte s’ouvrit à nouveau, sur un garde, cette fois, qui le rejoignit rapidement et déclara sans attendre :
« Mon seigneur, notre roi vous demande au plus vite au Conseil. »
Le jeune homme hocha la tête et se leva immédiatement, alors que le bibliothécaire s’approchait pour lui demander aimablement s’il souhaitait qu’il range le livre ou s’il reviendrait continuer sa lecture plus tard.
« Vous pouvez le ranger, Maître, merci infiniment.
– Je suis à votre service, mon prince. Ma porte vous est toujours ouverte, répondit l’homme en s’inclinant.
– Merci, Maître. Passez une bonne journée. »
Gardant son courrier à la main, le jeune homme suivit donc sans plus attendre le garde nerveux. Puisqu’on y invitait au conseil royal, y exposer la demande aux autres membres ne pourrait nuire.
Les couloirs du palais étaient calmes. Les quelques serviteurs et servantes qu’ils croisèrent s’inclinèrent avec respect, lui les salua aimablement. Sortant pour prendre un escalier extérieur couvert afin de descendre d’un étage, le prince se dit que cette neige était très belle et le calme qu’elle apportait des plus apaisants.
Arrivés au premier étage du palais, ils rentrèrent à nouveau à l’intérieur et, via un couloir large décoré tout au long de statues en pied des souverains et souveraines précédents, au sol couvert d’un tapis bordeaux aux bords dorés, ils finirent par arriver devant une double porte qui n’avait rien de monumental ni de remarquable, si ce n’était son bois sombre et la gravure admirablement ciselée du symbole de la couronne, un aigle aux ailes dressées encerclant une fleur à neuf pétales.
Le garde frappa et aussitôt, la porte s’ouvrit sur un petit homme dégarni qui, voyant qui arrivait, s’écarta aussitôt en s’inclinant. Le nouveau venu le salua d’un hochement de tête souriant, remercia de même le garde qui répondit en se mettant au garde à vous, et le jeune homme entra sans plus de formalités dans la pièce, ou plutôt sa petite antichambre, pour y être accueilli par la voix grave et énervée de son souverain :
« Bon sang, mais ce n’est pas ça le problème ! »
Interloqué, bien qu’il soit habitué aux sautes d’humeur royales, le jeune homme prit un instant pour regarder qui se trouvait là.
La pièce n’était pas immense. Face à lui, un mur percé de trois grandes fenêtres, sur les côtés et le mur qui leur faisaient face, des étagères couvertes de livres très divers. La longue table qui occupait l’endroit était recouverte d’une nappe claire brodée de feuilles, de fleurs et d’oiseaux. Y étaient posées des tasses de thé que les personnes assises là avaient plus ou moins bues.
Au bout de la table, devant lui, se trouvait le roi, un grand homme de presque 40 ans, brun, fort, vêtu, comme souvent, d’une chemise blanche, d’un pourpoint brodé de carmin la recouvrant, noir comme son pantalon et ses hautes bottes. Bottes qui étaient boueuses, preuve qu’il était venu en urgence ici.
À sa droite, sa reine, belle et droite, dans une superbe robe de soie rouge brodée d’or, ses longs cheveux auburn tressés en partie en une tresse au-dessus de son front, le reste libre sous le voile fin qui couvrait sa tête.
À sa gauche, la générale en chef des armées, femme plus petite de 37 ans, aux courts cheveux bruns, qui, elle, portait une chemise simple sous une veste de laine noire, un pantalon brun et des bottes elles aussi salles. Sans doute avait-elle été tirée de son entraînement matinal. Près d’elle se trouvait un vieil homme bien vêtu, mais qui semblait à moitié endormi, personne face à lui, puis un autre, plus jeune et au crâne rasé, portant une robe dorée et verte, qui semblait bien plus nerveux. Les autres, une femme âgée et grave, une plus jeune et inquiète, et un autre homme entre deux âges à l’air las, semblaient attendre. Dans un coin, une servante, postée à côté d’une petite table roulante où étaient déposées plusieurs théières, attendait, droite.
Le roi reprit avec la même colère, s’adressant visiblement à l’homme au crâne rasé, ramenant l’attention du prince sur lui :
« La question de nos péchés et d’une soi-disant colère divine est hors de propos, Heliphas ! Le retour du Serpent Sombre n’a rien à voir avec ça ! »
Le jeune homme retint mal un sursaut, stupéfait à ces mots. Il fronça un sourcil en regardant le courrier qu’il avait en main.
À ce niveau, la simple idée de coïncidence était irrecevable…
Heliphas reprit pourtant en contenant comme il pouvait son irritation :
« Et pourquoi maintenant, dans ce cas ?…
– Sans doute parce que le temps a fait que le sceau magique qui le retenait depuis cinq siècles a cédé. » répondit très calmement le prince en avançant enfin, les faisant tous sursauter, à l’exception de la générale qui l’avait entendu et lui jeta un œil par-dessus son épaule avec un sourire en coin.
Le roi se tourna vers lui :
« Ah, te voilà, Ænerys…
– Bonjour, mon frère. Que de colère en un jour si calme.
– La situation est grave, assis-toi, lui répondit avec un soupir son aîné.
– J’ai cru comprendre, oui, le rassura Ænerys en venant s’asseoir à la droite de la reine. Bonjour à vous tous et toutes. »
Le reste de la tablée le salua avec plus ou moins d’énergie et de sympathie, et l’agacement accru d’Heliphas ne fit de doute à personne.
Le roi inspira profondément pendant que la servante approchait du prince avec la table roulante pour lui proposer du thé. Il choisit et la remercia aimablement. Elle le servit, s’inclina et alla resservir la plus vieille des femmes qui lui avait fait signe.
Le roi reprit plus calmement :
« L’Oracle du temple de la Lune a eu cette nuit une vision très alarmante. Comme tu l’as entendu en entrant, elle a prédit le retour du Serpent Sombre. »
Ænerys, qui respirait avec un sourire les effluves délicats de son thé, hocha la tête :
« A-t-on un délai plus précis ?
– Pas vraiment… Enfin si, elle a aussi vu une éclipse. D’après ses paires, la prochaine d’envergure est prévue dans 19 mois.
– Voilà qui nous laisse un peu de temps. »
Ænerys but une gorgée de thé, paisible, et la générale eut un nouveau sourire :
« On ne peut pas dire que cette nouvelle t’alarme beaucoup. »
Le jeune homme posa sa tasse :
« Non, tu as raison, Fianna. Il est même possible que j’aie même une solution qui réglerait également la question que je me posais de mon côté. » répondit-il en tendant la missive au roi.
Ce dernier la prit et fronça les sourcils en se mettant à lire. Ænerys commença à expliquer avec la même sérénité :
« J’ai reçu ce matin une lettre du Vénérable du Monastère des Monts Brumeux.
– Quel rapport ? » demanda sèchement Heliphas.
Le roi s’accouda d’un bras à la table en fronçant les sourcils plus fort.
« Qu’est-ce que ça a à voir… » marmonna-t-il en poursuivant rapidement sa lecture.
Fianna avait croisé les bras, cherchant dans sa mémoire.
« Il avait une requête un peu particulière, en réponse à une mission que je lui avais confiée lorsqu’il a été nommé l’an dernier, continua Ænerys en reprenant sa tasse. Il a été un peu au-delà de ce que j’avais demandé, mais cela pourrait nous aider. »
Le roi finit et posa la lettre, toujours sceptique, avant de demander :
« Pardonne-moi, mais je ne vois vraiment pas ce que Worpal vient faire là-dedans… »
Alors que l’évocation de ce nom avait surpris ou apeuré le reste de la table, Ænerys, qui buvait, posa à nouveau sa tasse avec calme et un sourire :
« Tu as définitivement trop somnolé pendant les cours d’histoire de nos maîtres, mon frère.
– Ça, c’est vrai que ce n’était pas ta matière préférée, ajouta la générale, goguenarde et le souverain les regarda tous deux avec un froncement de sourcils, cette fois amusé :
– Dites donc, vous deux… »
La reine souriait, amusée, et posa doucement sa main fine sur celle de son époux pour dire avec douceur et son léger accent chantant :
« Ton frère et ta sœur n’ont pas tort sur ce point. »
Le ton sec de la vieille femme les interrompit :
« Pardonnez-moi, mais pouvons-nous revenir au grave sujet qui nous réunit ? »
Tous la regardèrent alors qu’elle continuait, non moins sévère :
« En quoi le Roi-Sorcier, que son nom soit honni, pourrait nous aider en quoi que ce soit face au grand danger qui menace ? »
Alors que des murmures plus ou moins approbateurs se faisaient entendre à la table, Heliphas, n’y tenant plus, s’exclama :
« Évoquer un si grand fléau comme si de rien n’était n’est pas digne du Premier Serviteur de Kan’Yin ! »
Ænerys lui sourit :
« La colère l’est-elle d’un haut prêtre de Dana ?
– Allons, allons, intervint le roi, coupant Heliphas qui allait répliquer, pas de querelles de chapelles ici ! Notre brave duchesse a raison, l’heure est grave. Alors, puisque tu sembles seul ici à avoir une solution, petit frère, pourrais-tu t’expliquer ? »
Ænerys hocha la tête.
« Bien sûr. Et je vais me permettre un rappel des faits, afin que ceux-ci soient clairs pour chacun et chacune d’entre nous, surtout notre chère Esther qui n’est pas forcément au courant de tous les détails de l’histoire de notre pays, commença-t-il avec un regard aimable à la reine qui lui sourit en retour.
« Le Serpent Sombre, Aapep, est un esprit maléfique, qui corrompt les terres et tout ce qui y vit. D’après les légendes, il serait un rejeton bâtard du Seigneur des Tempêtes. Nous n’en savons pas beaucoup plus, à part qu’il n’est pas d’une essence divine suffisamment puissante pour que le vaincre nous soit impossible. Il est connu pour sommeiller sous terre et, lors de ses éveils, errer sans réel but, mais en détruisant donc tout ce qu’il conquiert.
« Le hasard a voulu que sa route croise Samaria, il y a un peu plus de 500 ans. Face au danger, c’est le prince héritier d’alors, Aslan, qui est parvenu, en réunissant divers compagnons et en trouvant avec eux par quelle magie agir, à repousser Aapep dans les montagnes du nord et à le sceller dans la glace. Mais ils savaient, et ils l’ont dit pour que nous le sachions nous aussi, que ce sceau ne serait pas éternel et que le Serpent Sombre finirait par se libérer. »
Un silence suivit le récit du jeune prince et, après un moment, le roi reprit avec une moue sceptique :
« Je ne vois toujours pas le rapport avec Worpal.
– Qui est-ce, ce Worpal ? s’enquit la reine Esther.
– Un de nos anciens rois, lui répondit Fianna. Il a régné très peu de temps, il y a des siècles, car il est devenu fou et s’est allié à un démon pour devenir un sorcier… Il avait, semble-t-il, acquis de très grands pouvoirs… Les sources le concernant sont assez succinctes. Je ne sais plus trop comment ça a fini…
– Il a été capturé par la ruse, répondit Ænerys. Ses proches savaient qu’il allait finir par détruire le royaume entier, ou pire encore, si rien n’était fait. Ils lui ont tendu un piège.
– Et qu’est-ce qu’il est devenu ? s’enquit encore la souveraine.
– Eh bien, j’en reviens à mon courrier, lui dit son beau-frère. Il a été enfermé dans une cellule du Temple des Monts Brumeux, un lieu béni par ma déesse, où sa magie noire est impuissante, puisqu’il est impossible de le tuer. »
Il y eut un nouveau silence pendant lequel tous réalisèrent ce que sous-entendaient les paroles du prince.
Heliphas se redressa brutalement, regardant avec horreur le prince qui finissait son thé :
« Comment !… Vous voulez dire qu’il y est encore ?! »
Ænerys le regarda sans s’émouvoir de cet éclat :
« Ben oui, je viens de dire qu’on ne pouvait pas le tuer… »
Son regard paisible fit le tour de la table où les autres oscillaient entre la stupéfaction et la terreur, à part le roi qui reprit la parole somme toute assez calmement :
« Bon. Tu as demandé au Vénérable de vérifier que Worpal était toujours là et c’est le cas. Il est en vie malgré que rien ni personne n’ait pénétré la cellule où il était enchaîné depuis des siècles. Le Vénérable a pris sur lui de faire ouvrir la porte et de rentrer. Il nous dit que son hôte, comme il l’appelle, lui semble calme et inoffensif, dans la mesure où, de toute façon, ses pouvoirs potentiels sont toujours bloqués par la protection de Kan’Yin sur ces lieux saints. Il demande donc à pouvoir lui offrir une vie plus décente. Soit. Je ne sais trop qu’en penser pour l’instant, mais je ne vois toujours pas le rapport avec le Serpent Sombre ?
– C’est que tu ne sais pas que Worpal est le nom qu’il a pris suite à son pacte avec le démon, il y a un peu moins de 500 ans. »
Un instant passa encore avant que Fianna ne comprenne et ne le regarde avec étonnement. Le voyant, son jeune frère sourit et répondit à sa question muette :
« Son nom de naissance est Aslan. C’est lui qui a mené le groupe qui a scellé le Serpent Sombre. »
Alors que les membres du Conseil assimilaient l’information, avec encore une fois une grande surprise, Fianna, la reine et le roi échangèrent un regard pareillement grave. Ænerys, pour sa part, fit signe à la servante pour qu’elle revienne lui servir un nouveau thé. Elle s’exécuta prestement et Heliphas, dont le poing serré sur la table tremblait de plus en plus, s’écria :
« Vous ne prétendez tout de même pas aller le libérer ?!
– Il n’est pas question de ça, le coupa le roi avec fermeté.
– Mais il faut bien admettre la maigreur des informations que nous possédons, compléta Fianna en s’adossant pensivement à son fauteuil, croisant les bras.
– Et qu’il est, à notre connaissance, la seule personne apte à, au moins, nous renseigner. » ajouta Ænerys avant de boire une nouvelle gorgée de thé.
Le roi caressa machinalement ses lèvres avant de reprendre, alors que tous le regardaient, guettant sa décision :
« De fait, nous en savons trop peu.
– Vous ne pensez sérieusement qu’un adepte de magie interdite enfermé depuis des siècles puisse quoi que ce soit pour nous ! Worpal n’a été qu’un fou sanguinaire ! s’exclama encore Heliphas.
– Là où Aslan, lui, est décrit comme un homme bon, sage et un héritier très prometteur au trône, il me semble, compléta Fianna.
– C’est absurde ! insista avec la même virulence le prêtre. Il y a forcément eu confusion, les faits datent de si longtemps ! Comment un prince aussi noble d’Aslan aurait-il pu devenir un sorcier aussi effroyable que Worpal ! »
Ænerys lui répondit avec le même sourire :
« Question plus que légitime. Si on allait la lui poser ? »
*********
La nuit était tombée depuis longtemps lorsque le roi et sa sœur rejoignirent un salon privé où se trouvait déjà leur jeune frère.
La pièce était petite, à peine trois fauteuils moelleux autour d’une table basse, devant une cheminée où brûlait un bon feu. Aux trois autres murs, la porte, une fenêtre et une grande tapisserie représentant une scène de vie familiale, une reine, son prince consort et leurs deux filles, sans que plus personne ne sache exactement de qui il s’agissait.
Ænerys, qui portait ce soir-là un épais manteau d’intérieur en fourrure grise, lisait un livre ancien, et plusieurs autres étaient posés sur la table basse. Il leva la tête lorsque ses aînés entrèrent et leur sourit :
« Ah, vous voilà.
– Nos excuses, l’ambassadeur de Syxte nous a retenus après le dîner, soupira le roi tout aussi chaudement couvert en s’asseyant.
– Ce vieux filou s’est juré de parvenir à faire baisser nos taxes d’importation avant le Solstice, on dirait, ajouta Fianna, amusée, en s’installant également, elle aussi portant un manteau d’intérieur.
– Ça ne serait pas surprenant venant de lui, s’amusa Ænerys en refermant le livre qu’il lisait. Où en êtes-vous, sinon ?
– De mon côté, commença-t-elle, réunir une petite troupe de personnes sûres n’est pas un souci. L’État-Major peut se passer de ma présence quelque temps.
– Ce n’est pas la saison idéale pour y aller, continua le roi, mais le Monastère des Monts Brumeux n’est pas si haut qu’il soit inaccessible, même avec de la neige. Et nous n’avons pas le temps d’attendre le printemps. Heliphas devait rendre compte de la situation à la Curie de Dana et voir avec ses pairs et le grand-prêtre Bidènos je ne sais trop quoi, parce que ce n’est pas comme s’ils avaient légalement le droit d’intervenir, mais bon…
– Le culte de Dana est important aux yeux de notre peuple, lui répondit Ænerys. Que Ses serviteurs aient parfois les dents longues ne change rien à ça. La Mère de l’Abondance est une force bienfaisante qui ne peut que nous aider dans cette situation.
– J’ai foi en Elle, déclara son frère, mais comme tu le dis, son haut clergé est loin d’avoir Sa bienveillance. Nous devons être très vigilants, dans cette affaire, à ce que la panique ne gagne nos sujets. Si la rumeur du retour du Serpent Sombre ou celle de la libération possible de Worpal se répandaient sans notre contrôle, je gage que beaucoup de gens auraient intérêt à en faire une source de peur et de chaos pour des raisons plus politiques que religieuses.
– Heliphas prétendait que le Serpent Sombre était l’incarnation de la colère des Dieux contre la décadence de nos mœurs, ou quelque chose du genre, ajouta Fianna en retenant un bâillement avant de s’adosser sans grande énergie au fauteuil.
– Un vieux refrain, convint son cadet. Mais toujours aussi vide et insensé. La Curie de l’Ordre de Dana est rongée de querelles internes très dommageables et le grand âge de Bidènos n’y est pas pour rien. Heliphas mène la barque et il est évident qu’il ne se rêve pas seulement grand-prêtre des siens, mais qu’il veut aussi asseoir sa foi comme la première du royaume.
– Ils n’étaient à rien d’y parvenir avant ta nomination, observa Fianna, et ils y seraient sans doute arrivés sans elle. Ça n’enlève rien au ridicule de sa rancœur contre toi, mais ça l’explique. »
Ænerys haussa les épaules.
« Les Voies Divines tracent nos chemins. Si Kan’Yin m’a désigné, resserrant les liens de Son ordre avec la Couronne, c’est ainsi et quoiqu’il en pense, ce n’est en rien pour diminuer le sien. Un humain le ferait, pas une déesse. »
Le roi hocha la tête et se pencha vers son frère :
« Sinon, qu’as-tu trouvé ? »
Ænerys sourit :
« Je n’ai pu me rendre à la bibliothèque de mon ordre, tu t’en doutes, Onidas, vu qu’elle est à deux jours d’ici, mais je leur ai envoyé un message rapide par magie pour que ses gardiennes me transmettent au plus vite les documents qu’elles posséderaient sur les évènements de l’époque, tant sur Aslan que sur le Serpent Sombre et Worpal. Dans l’attente, j’ai été chercher ce que nous avions dans nos murs. Le vieux maître était tout excité et nous avons trouvé plusieurs choses. Déjà, même si nos lignées royales ont connu plusieurs Aslan, il n’y en a qu’un seul dont les dates correspondent à l’attaque d’Aapep et au règne estimé de Worpal. Les informations sont confuses au sujet de ce dernier, son règne aurait duré moins de dix ans en comptant la guerre qui l’a traversé.
– Tu n’as rien de plus ? » questionna le roi, grave.
Ænerys haussa à nouveau les épaules en levant les mains :
« Oui et non. La généalogie nous apprend qu’Aslan était l’aîné d’une fratrie de trois. Il a été marié, mais n’a pas eu d’enfant. D’un autre côté, les annales nous disent que cette période a connu des famines, dues à un mauvais temps persistant. Les circonstances qui ont conduit Aslan à pactiser avec ce démon ne sont pas claires, pas claires du tout. Toujours est-il que lorsqu’il a commencé à mal tourner, c’est son frère cadet, Vanor, qui a pris les armes contre lui. La guerre n’a pas aidé la situation du pays. La noblesse était encore partagée entre le roi et son frère, il y a eu plusieurs batailles jusqu’à ce que le premier n’assassine le second. C’est moins le fait que la méthode, une flèche ensorcelée qui aurait valu au prince une agonie d’une lune entière, qui a choqué les esprits. Aslan, enfin Worpal, est parvenu à réunir contre lui jusqu’aux plus fidèles serviteurs du trône. Comme je le disais ce matin, un complot a été ourdi contre lui, avec l’aide d’un de mes prédécesseurs, d’ailleurs, semble-t-il… Peut-être mon ordre en saura-t-il donc plus à ce sujet. Worpal a été capturé et enfermé au Monastère des Monts Brumeux, et c’est son plus jeune frère, Négus, le fondateur de notre lignée, qui est devenu roi.
– C’est succinct, nota Fianna.
– Oui… approuva pensivement Onidas en posant son menton dans sa main, accoudé au fauteuil. C’est étrange qu’une histoire pareille n’ait pas laissé plus de traces…
– Notre royaume était en cendres après ça, expliqua Ænerys. Négus a passé son règne à le reconstruire, à le pacifier, à sécuriser nos frontières, car nos voisins en avaient profité pour rogner une partie de nos terres. Il est mort très vieux et en ayant atteint son but.
– Je me souviens de lui, intervint Fianna. C’est un immense réformateur, c’est à lui qu’on doit entre autres la professionnalisation de notre armée et l’imposition des nobles et des cultes.
– Et sur la lutte contre le Serpent Sombre, on a d’autres informations ? s’enquit le roi.
– Quasi rien, répondit son frère. Aslan était encore prince, c’est sûr. Il a réuni autour de lui un groupe parmi lequel on trouvait un général du nom de Shiron, le grand-prêtre de Kan’Yin qui l’a trahi plus tard, Seamus, ainsi qu’un de ses proches, un noble dont on a que le nom, Nashoba… Les autres ne sont pas nommés, ou alors les quelques sources divergent. Ils auraient voyagé un temps jusqu’à trouver comment vaincre Aapep avant de parvenir, ensuite, à le sceller dans la glace dans les montagnes du nord. Tout en sachant donc que ce sceau n’était pas éternel.
– C’est étrange qu’en sachant ça et en nous le faisant savoir, ils n’aient tout de même pas laissé plus d’informations pour nous aider, remarqua Fianna.
– Oui, approuva Onidas. Ça me questionne également.
– Les traces ont pu se perdre, surtout avec la guerre civile qui a suivi, proposa Ænerys.
– C’est vrai…
– Sinon, j’ai trouvé quelques gravures, regardez… »
Le jeune homme prit un des plus grands livres de la pile et l’ouvrit pour leur montrer, sur une double page, l’illustration ancienne : une armée devant laquelle quelques cavaliers se détachaient, l’un brandissant une épée, et face à eux dans le ciel, un homme chevauchant un dragon qui, s’il n’était pas immense, pas plus long que trois ou quatre chevaux à la queuleuleu, n’en demeurait pas moins impressionnant avec ses pattes griffues et sa gueule ouverte sur ses crocs.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Fianna, très surprise.
– La légende dit que Worpal avait un dragon de glace pour monture.
– Où est-ce qu’il avait trouvé ça ?… se demanda tout haut Onidas, non moins intrigué que sa sœur.
– C’est fou de se dire que les dragons ont disparu de nos terres il y a si peu de temps… dit Fianna, amusée, en prenant le livre pour regarder mieux.
– Nous avons donc un prince courageux et héroïque, devenu un roi-sorcier fratricide qui chevauchait un dragon de glace… Tout un programme. » conclut le roi avec un sourire en coin.
Son jeune frère eut un petit rire :
« J’avoue. Je suis très curieux.
– Je m’inquiéterais si ce n’était pas le cas. Et que vous vous rendiez au Monastère pour aller voir cet homme ne me pose pas de souci. Il faut juste organiser ça comme il faut.
– Je sais, ne t’en fais pas. Je serai patient. Et ça vaut mieux. Je vais aller voir l’Oracle demain. Je verrai si elle a plus de détails. J’espère avoir rapidement des nouvelles des Gardiennes de la Mémoire de mon ordre… Mais nous avons quelques jours dans tous les cas pour voir tout ça tranquillement. »
Onidas soupira :
« Je vous avoue que je ne sais pas vraiment quoi penser de tout ça… Worpal, enfin, Aslan… Que peut-il rester de lui-même après cinq siècles enfermé seul dans une cellule ?… De quoi se souvient-il ? Vous croyez vraiment qu’il pourrait ne pas avoir complètement perdu la raison ?
– Plus qu’il ne l’avait déjà perdue, tu veux dire ? sourit Fianna en tendant le livre à Ænerys.
– Il est possible que le temps ait détruit ce qui restait de lui, approuva le jeune homme en le reprenant, la remerciant d’un signe de tête. Dans ce cas, il resterait possible d’aller fouiller sa mémoire pour y lire les informations dont nous avons besoin. Ce n’est pas une chose que nous aimons faire, mais s’il le faut, nous n’hésiterons pas. »
Fianna et Onidas eurent la même moue sombre. La magie mentale était très strictement réglementée en Samaria et n’était utilisée qu’en dernier recours, par exemple lorsque des vies étaient en jeu, car elle n’était pas sans dommage pour la personne sur qui on la pratiquait. Comme grand-prêtre de Kan’Yin, Ænerys avait été initié à ces rituels et à bien d’autres. Il était d’ailleurs réputé pour être très doué. Son frère et sa sœur avaient rarement eu l’occasion de le voir à l’œuvre, mais ses maîtres ne tarissaient pas d’éloges sur lui.
Le benjamin ne tarda pas beaucoup plus. Il salua ses aînés et se retira pour aller se coucher.
Resté donc seul avec Fianna, Onidas soupira à nouveau avec un petit sourire :
« Les dieux nous ont quand même donné un bien étrange petit frère.
– C’est vrai… J’ai encore entendu des servantes parler de lui comme d’un Élu Divin, tout à l’heure…
– Ah, encore cette histoire ?
– Oui, je doute que ça le quitte un jour… Un prince né sur le tard, désigné par notre déesse alors qu’il avait à peine cinq ans, aussi surdoué dans ses études qu’il est beau et bienveillant…
– Il est très populaire. Je ne sais plus combien de propositions de mariage j’ai reçues pour lui…
– La comtesse de Patras lui a fait une cour éhontée au dernier bal… Il a été d’une patience incroyable…
– La pauvre, s’il avait déjà eu d’yeux pour une autre femme que Sa Déesse, ça se saurait… »
*********
Ce même soir, au sanctuaire de Dana, le haut prêtre Heliphas se coucha satisfait et en avait toutes les raisons.
La Curie avait accepté sa proposition et cette histoire allait enfin lui permettre de gagner suffisamment en pouvoir et renommée pour évincer ce fichu gamin et son ordre de doux rêveurs et ramener rigueur et morale dans ce royaume décadent.
Accompagner l’expédition qui se profilait aux Monts Brumeux pour s’assurer que ça soit un cuisant échec pour Ænerys et les siens ne serait pas si dur. Il était de même certain que son ordre trouverait sans mal comment arrêter le Serpent Sombre, car après tout, si les ignorants des siècles passés y étaient parvenus, c’était bien que ça ne devait pas être si dur. Laisser Aapep se libérer, causer juste assez de troubles pour créer une peur chez le peuple et ainsi, s’imposer en sauveurs, eux, lui surtout, lui tracerait un chemin droit au trône de Dana, quitte à le libérer un peu plus tôt que prévu du vieux sénile qui l’occupait encore.
Oui, ce soir-là, Heliphas s’endormit satisfait, se voyant déjà grand-prêtre de Dana, première voix au conseil royal, seul vrai maître d’un royaume où régnerait enfin la loi de la vraie foi.
Aveuglé par son orgueil et sa certitude de servir au mieux l’intérêt de sa déesse et du royaume, convaincu d’être à lui seul la solution de tout, Heliphas était totalement inconscient de n’être lui-même qu’un pion entre les mains de personnes nourrissant de bien plus noirs desseins.
*********
La neige tombait à nouveau sur la capitale, à gros flocons, deux jours plus tard. Les portes de la ville étaient closes à cause de la tempête qui régnait en dehors de ses murs.
Le temps n’avait pas empêché Ænerys de se rendre au Sanctuaire de Kan’Yin. La neige ne pouvait freiner ses obligations et son devoir de s’assurer que tout y allait bien.
Le grand temple de la Déesse de la Compassion, appelée aussi Celle Qui Entend Les Pleurs Du Monde, ou la Mère de Miséricorde, n’était pas si immense que beaucoup le pensaient. Il était même assez simple et ses décorations, pour belles qu’elles fussent, restaient assez sobres. Son ordre avait de longue date à cœur de ne pas accumuler de richesses inutiles, ceci en accord avec leurs principes de charité et de bienveillance.
Ceci les rendait très aimés de la population, tant des nécessiteux qui savaient pouvoir toujours trouver aide et soutien dans leurs murs que des mécènes, sûrs que leurs donations seraient bien utilisées.
Lié depuis des temps immémoriaux à la Couronne de Samar, le culte de Kan’Yin restait le culte principal du royaume. Même si ce dernier n’était pas fermé aux autres, ceux-ci n’avaient jamais atteint sa notoriété et par là, son pouvoir et son influence. Seul le culte de Dana, la Déesse de la Fertilité et de l’Abondance, Celle Qui Fait Naître Et Pourvoit, était parvenu à s’implanter dans tout Samar, sans toutefois ne serait-ce que faire de l’ombre à celui de Kan’Yin. Il fallait dire que son clergé, masculin et exclusif là où celui de Kan’Yin était mixte et inclusif, ainsi que sa soif bien connue de pouvoir, tout comme ses conflits internes, n’étaient que trop connus de tous. Si de nombreux fidèles étaient sincères dans leur dévotion à Dana, bien peu par contre portaient ses prêtres en très haute estime, particulièrement son haut clergé, surtout depuis que celui-ci avait tenté de s’ingérer dans la nomination du grand-prêtre de Kan’Yin lorsque la déesse avait désigné Ænerys.
Ce jour-là, le grand temple était calme.
À part quelques miséreux qui étaient venus se mettre à l’abri, il n’y avait pas grand monde.
Ænerys ne s’était pas particulièrement fait annoncer, il arriva par une des petites portes de côté et frotta machinalement ses mains gantées en entrant, après avoir abaissé la capuche de sa cape sombre. Il avait aussi une besace en cuir à l’épaule.
Le plan du temple était simple : un grand rectangle avec au fond, une estrade au centre de laquelle se trouvait la haute statue de la déesse, une femme aux formes généreuses, aux bras ouverts pour accueillir qui voudrait, ses yeux clos, car sa compassion était aveugle, et derrière elle, immense, la fleur à neuf pétales dont, selon la légende, elle était née.
Ænerys la vit et sourit, se sentant comme toujours bienvenu en ce lieu.
Il traversa la salle pour aller se signer devant elle, yeux clos et tête humblement baissée, croisant ses mains devant ses lèvres dont nul mal ne devait sortir, avant de les descendre sur son cœur et de les écarter pour en laisser sortir toute sa miséricorde.
Après quoi il rouvrit les yeux et les leva vers elle. Ce n’est qu’à cet instant qu’une prêtresse qui l’avait vu se permit de le rejoindre.
« Bon matin à vous, seigneur Ænerys.
– Bon matin, sœur Iscally.
– Nous allions vous envoyer quérir… Deux Gardiennes de la Mémoire viennent d’arriver, elles souhaitaient vous parler au plus vite. »
Ænerys la regarda, surpris :
« Quoi… ? Deux Gardiennes ?… Elles sont venues par ce temps ?
– Cela nous a surpris également, mais la question semble vraiment urgente. »
Il hocha la tête et la suivit donc sans attendre. Ils sortirent du temple par une petite porte donnant sur un bref couloir débouchant sur le cloître autour duquel se disposaient les divers bâtiments du sanctuaire : dortoirs, lieux de vie, dispensaires… Pour arriver rapidement au réfectoire d’accueil des visiteurs. La pièce était assez grande pour contenir deux longues tables et une belle cheminée. Ses murs de pierre blanche la rendaient lumineuse et accueillante.
Assises à la table la plus proche du feu, deux femmes, portant la robe blanche du culte, mais dont le scapulaire était pourpre et non pas blanc, se réchauffaient en buvant du thé aux épices, sous le regard vigilant d’un grand prêtre à l’air grave et de deux jeunes novices plus inquiètes.
Ænerys les rejoignit rapidement, non moins alarmé :
« Ooooh, par Ma Déesse… Quelle obligation vous a fait venir si vite, mes sœurs ?… »
Reconnaissant l’une d’elles, une femme approchant la soixantaine et dont les cheveux bouclés étaient désormais plus blancs que bruns, il grimaça :
« Sœur Siana… ? Vous êtes venue en personne et malgré la tempête ?… Vous auriez pu vous tuer… »
Siana lui sourit :
« Ne craignez rien, Seigneur, Notre Déesse veillait sur nous. »
Ænerys leva les yeux au ciel avec un soupir, mais n’insista pas. Elle reprit avec la même bonté :
« Ce que nous voulions vous apporter, en réponse à votre demande, ne pouvait attendre. »
Ænerys soupira encore en la regardant :
« Je n’ai jamais demandé que vous vous mettiez en danger…
– Allons, Seigneur, elles nous sont parvenues saines et sauves… intervint le prêtre.
– Mouais. Ben interdiction à elles de repartir tant que le ciel n’est pas dégagé, je compte sur vous.
– Vous pouvez, Seigneur. » lui répondit l’homme avec amusement.
Ænerys hocha la tête et reprit :
« Bien. Prenez le temps de vous réchauffer comme il faut, je vous attendrai dans ma salle de travail. »
Sur ces paroles, il les salua et alla se mettre au travail.
La pièce était petite et fraîche, un jeune novice était en train d’allumer la cheminée.
« Bonjour, Seigneur ! J’ai presque fini.
– Il n’y a pas de souci, prenez votre temps. »
Il y avait là son bureau, son fauteuil, deux autres, plus petits, pour ses possibles hôtes, devant une statue de Kan’Yin à taille humaine sur un piédestal, et deux étagères couvertes de livres et d’autres documents, face à la cheminée. Une corbeille tressée posée sur la table contenait plusieurs courriers. Il posa sa besace près d’elle et retira sa cape. Le novice avait fini, il se releva et s’inclina :
« Voulez-vous du thé et autre, chose, Seigneur ?
– Oui, je veux bien du thé aux épices, merci beaucoup.
– Je vous apporte ça immédiatement. »
Le garçon s’inclina encore avant de sortir et Ænerys s’installa au bureau pour se mettre à l’œuvre après s’être signé à nouveau devant la statue. Il sortit de sa besace le livre et les deux cahiers sur lesquels il avait travaillé au palais, puis prit la panière pour regarder les missives qui l’attendaient.
Rien de particulier, des rapports divers, une demande de fonds pour la restauration d’un petit temple au sud du pays et des nouvelles d’un rassemblement de fidèles à l’ouest. Il nota de transmettre la première aux comptables et rédigea rapidement un petit message de remerciement pour la seconde.
Il en était là et se réjouissait qu’il fasse désormais bien chaud, en buvant du thé, lorsque les deux Gardiennes le rejoignirent. Il remarqua seulement alors qu’elles transportaient un petit coffre d’ébène. Elles le déposèrent avec soin sur le bureau alors qu’il les regardait, curieux.
« Asseyez-vous, je vous en prie, mesdames.
– Ça ne sera pas nécessaire, Seigneur, lui répondit Siana. Notre rôle est accompli, nous devions juste vous apporter ceci.
– Ah ? Qu’est-ce que c’est ?
– Nous l’ignorons. La consigne nous concernant était de le remettre à la personne qui serait à la tête de notre ordre lorsque le Serpent Sombre reviendrait. Nous n’avons rien d’autre de particulier sur l’époque des faits, sinon. Nos annales n’en parlent pas spécialement, à part que les temps étaient durs à cause des disettes et de la guerre civile, même si cette dernière a été brève. Nous avons un ouvrage relatant le règne de Négus, mais il n’évoque ses frères et les circonstances de son accès au trône qu’en quelques lignes. Personne n’a ouvert ce coffre depuis celui de vos prédécesseurs qui l’a rempli et scellé par magie. L’ordre était très ferme là-dessus, sa magie empêchant quiconque de l’ouvrir. Vous seul le pourrez et vous seul devez prendre connaissance de ce qu’il contient. »
Aussi intrigué que mal à l’aise, Ænerys hocha lentement la tête :
« Je vois. Grand merci à vous, dans ce cas, de me l’avoir apporté si vite. Je gage que votre voyage si rapide a dû vous épuiser, allez donc prendre le temps de vous reposer. Je vais m’occuper ce ça tout de suite. »
Elles s’inclinèrent toutes deux :
« Que Notre Déesse vous bénisse, Seigneur. Je souhaite que le contenu de ce coffre vous aide. »
Elles sortirent et lui alla déposer sur la porte la petite pancarte « Ne pas déranger, merci. » avant de retourner regarder l’objet de plus près.
Le coffre n’était pas si grand, ni spécialement beau ou ouvragé et il émanait de lui une magie faible et ancienne, sans doute le sceau qui le tenait inviolé. Ænerys retourna s’asseoir, écarta avec soin ce qui était posé devant lui pour y mettre l’objet. Ce dernier n’était verrouillé que par un petit mécanisme simple, une sorte de puzzle qu’il résolut sans mal. La magie se dissipa. Il souleva le couvercle avec soin et se pencha avant de sursauter violemment en découvrant tout d’abord une dague posée sur le dessus du contenu. Il déglutit avant de la prendre d’une main peu sûre. L’objet était des plus banals : une lame d’acier, certes aiguisée, mais pas spécialement travaillée, un simple manche de bois recouvert d’une lanière de cuir. Aucune moulure ou décoration particulière.
Il la posa prudemment à côté avant de regarder ce qu’il y avait d’autre, uniquement des documents. Une lettre scellée, épaisse, et un vieux cahier très épais. Il commença par la lettre, qu’il décacheta avec délicatesse.
L’écriture était fine et lisible malgré les siècles passés.
« À celui ou celle de mes successeurs qui lira ces mots, je tiens à présenter tout d’abord mes plus sincères excuses, car je vous laisse un bien lourd fardeau qui aurait dû être le mien. Mais, par espoir ou lâcheté, je n’ai pas pu aller au bout.
Est-ce une erreur ? Est-ce un bien ? Tout ce qui est arrivé et arrivera est-il tracé par les dieux ou bien est-ce que je me cherche juste des excuses ? Je l’ignore.
J’ai rassemblé dans ce coffre tout ce qu’il vous faut savoir pour achever ce que nous n’avons pu.
Ce que je vais vous conter ici devra rester secret, n’en parlez qu’à des personnes en qui vous avez une confiance absolue.
Je me nomme Seamus. En ce jour de l’An 879, j’ai désormais 91 ans.
Tout ceci a commencé il y a 52 cycles, à l’été 847, lorsque le Serpent Sombre a attaqué Samar et que l’héritier du trône d’alors, mon disciple, mon ami, mon roi, Aslan, a demandé à son père l’autorisation de s’en charger… »
Le thé était froid depuis longtemps lorsqu’Ænerys acheva sa lecture.
Il s’adossa à son siège en se grattant un peu la tête, grave et pensif.
Tout ceci s’annonçait décidément aussi passionnant que dangereux.
Puisses-Tu me guider avec sagesse et miséricorde, ô Kan’Yin…
*********
Au matin d’un jour qui s’annonçait radieux, dans la grande cour en partie déneigée du palais royal, les domestiques regardaient avec curiosité ou une légère inquiétude ce qui se préparait.
Une petite troupe était réunie, trois chariots, des caisses de provisions et de matériel divers, une quinzaine de cavaliers et cavalières, tous membres de la garde royale, expérimentés, à l’exception d’un tout jeune homme encore écuyer dont ça serait la première mission, alignés à côté de leurs montures. Ils étaient vêtus d’armures de cuir renforcé, marqué sur le plastron des armoiries de la Couronne, l’aigle aux ailes entourant la fleur à neuf pétales de Kan’Yin, sous d’épaisses capes. À leur tête, un homme de 49 ans aux traits anguleux et aux courts cheveux châtains grisonnants vérifiait à cet instant avec autant de sérieux que d’expérience l’équipement et les fournitures. Son bras droit, un homme un peu plus jeune et plus petit, plus svelte aussi, aux cheveux noirs longs, mais rasés en partie sur les côtés de son crâne, tressés ailleurs, et au teint plus cuivré, était près de lui, vigilant. Ses fins yeux sombres ne manquaient rien de ce qui se passait autour d’eux, nul n’en doutait.
« Nyx, tu as vérifié pour les chevaux ? demanda le plus âgé.
– Tous ferrés à neuf, comme tu l’avais demandé.
– Parfait… »
Arrivant devant l’écuyer, qui était le plus nerveux, les deux hommes l’examinèrent comme les autres, mais tout était bon, aussi le quasi-quinquagénaire lui sourit-il :
« Bien, parfait, Ugo.
– Merci, Commandant. »
L’inspection des troupes étant achevée, le commandant les regarda :
« Bien, tout me paraît aller, donc, si à vous aussi, on va charger tout ça dans les chariots. »
Personne n’eut rien à redire et ils se mirent donc à l’œuvre.
Nyx et son commandant prirent soin de ne pas y échapper, jusqu’à l’arrivée, par la porte qui menait dans la ville, d’une calèche transportant Heliphas et son secrétaire, qui, après bien des suppliques auprès du roi, avaient obtenu d’accompagner la mission.
Les deux militaires échangèrent un regard qui en disait long sur ce qu’ils pensaient de ça.
Ils laissèrent donc aux autres le soin de continuer le chargement et s’approchèrent du véhicule quand celui s’arrêta. Nyx observa l’équipage alors que son commandant rejoignait le haut prêtre qui venait de descendre, portant son habituelle robe verte et dorée :
« Vous êtes le haut prêtre de Dana, Heliphas, je suppose ? »
Heliphas le regarda avec dédain des pieds à la tête alors que son secrétaire, un homme mince au crâne rasé, lui aussi, avec de petites lunettes rondes, portant sa sacoche serrée contre sa poitrine, descendait maladroitement derrière lui, vêtu de la même tenue que son supérieur.
« Puis-je savoir qui vous êtes ? »
Le ton méprisant n’émut pas plus le soldat que le regard à moitié dégoûté, qui le fut complètement quand il se posa sur Nyx.
« Je suis le commandant de la garde royale responsable de la troupe qui va vous escorter jusqu’au Monastère des Monts Brumeux.
– Je croyais que Dame Fianna serait là ?
– Oui, et ça ne contrarie en rien notre présence. Bref. Où sont vos bagages ?
– Où voulez-vous qu’ils soient ! Là, dans notre calèche.
– Vous aurez besoin d’aide pour les charger dans nos chariots ?
– Comment ! Mais pourquoi ça, je vous prie !
– Ah, vous pensiez pouvoir faire le voyage avec ça ? »
Nyx intervint alors, les poings sur les hanches et non sans ironie :
« Impossible.
– Et pourquoi, je vous prie ! »
La voix sèche de Fianna lui répondit :
« Parce que ce n’est pas du tout un véhicule adapté pour notre voyage. »
La princesse et générale en chef des armées royales arrivait rapidement, en tenue de voyage : pantalon, bottes hautes, manteau de laine épais, plastron et jambières de cuir renforcé et, bien sûr, arme à la ceinture.
L’ensemble des soldats s’étaient mis au garde-à-vous, le commandant y compris, et ils attendirent qu’elle les y autorise pour reprendre ce qu’ils faisaient alors qu’elle rejoignait Heliphas :
« Je me doute que les expéditions ne sont pas votre spécialité, surtout en montagne, mais votre calèche n’est définitivement pas faite pour autre chose que des trajets en ville. Hors de question, donc, que vous veniez avec elle, et ça sans même compter que nous n’avons pas prévu une bouche à nourrir de plus en la personne de votre cocher.
– Un de vos soldats ne pourrait-il pas…
– Mes soldats ne sont pas là pour ça et encore une fois, de toute façon, ce véhicule n’est pas du tout adapté au voyage que nous allons faire. Donc, comme on a autre chose à faire que de réparer vos essieux ou autre, on va transférer vos bagages dans un des nôtres. Et vous avec, je pense, puisque nous n’avons pas de chevaux pour vous, même si je doute que vous ayez pu chevaucher bien longtemps, surtout dans ces tenues… »
Fianna soupira en secouant la tête alors qu’Heliphas reprenait en tentant de masquer ses tremblements :
« Vous ne prétendez quand même pas nous trimbaler comme de vulgaires caisses de marchandises !… »
Fianna allait répondre, mais fut interrompue par l’arrivée d’un cavalier arrivant au galop de la ville. Ænerys, qui arrêta son cheval noir à leur hauteur en saluant à la cantonade :
« Bon matin, désolé du retard ! »
Sa sœur le regarda mettre vivement pied à terre en répondant :
« Ça va, ne t’en fais pas, nous en sommes à charger les chariots…
– Ah, ouf ! J’avais vraiment peur d’avoir mis trop longtemps !
– D’où venez-vous ? » grommela Heliphas.
Ænerys portait la tenue de voyage de son ordre : une tunique descendant à l’aine, se fendant en deux pans à la taille, un pantalon, le tout blanc et des bottes, sous son épaisse cape plus sombre.
« De grand sanctuaire de Ma Déesse, lui répondit aimablement le jeune homme. Une de mes sœurs a accouché cette nuit, je tenais à la saluer et à accorder personnellement la Première Bénédiction à son enfant. »
Il réalisa brusquement la présence des deux militaires qui regardaient tout ça et un immense sourire éclaira son visage :
« Draco ? Nyx ? C’est vous qui nous accompagnez ?
– Mes respects, mon prince, le salua Nyx avec un sourire discret, mais sincère.
– Bon matin, Seigneur. Notre générale nous a demandé d’assurer votre escorte, effectivement. » répondit le commandant, très droit et qui tendait de contenir le sien.
Ænerys hocha la tête vivement :
« Merveilleux ! Un voyage n’est que plus agréable quand on le fait en bonne compagnie. »
Nyx pouffa et Draco opina en parvenant à se retenir, lui. Fianna eut un sourire en coin rapide et regarda son commandant :
« Bien, occupez-vous de transférer les affaires de nos amis.
– À vos ordres, Madame.
– Mais !… s’écria Heliphas. Il est hors de question que nous voyagions comme de vulgaires sacs de légumes ! »
Fianna leva les yeux au ciel alors qu’Ænerys le regardait sans comprendre. Informé du souci, le jeune grand-prêtre assura ses collègues qu’il n’en serait rien et qu’il était certain qu’on pouvait aménager un des chariots suffisamment confortablement pour eux. Il se fit un devoir d’aller sans attendre voir ça avec eux et les chevaliers qui faisaient le chargement.
La chevaleresse qui supervisait ça, bien qu’un peu surprise de la demande, y répondit cependant sans se faire prier. Même s’il fallait répartir les charges, les organiser pour créer un espace confortable pour deux personnes était tout à fait faisable.
Heliphas restait contrit, mais son secrétaire parut soulagé et ainsi fut fait.
Tout ce petit monde était donc presque prêt à partir lorsque le couple royal et leurs deux enfants vinrent les saluer. L’aînée, jeune adolescente, était droite et digne, imposant déjà respect à ceux qui la rencontraient, alors que son petit frère de sept ans était bien plus vif. Ce fut lui, d’ailleurs, qui courut vers sa tante, tout excité de la voir en tenue de voyage.
Ænerys, qui papotait de l’itinéraire avec Nyx et le jeune Ugo, même si ce dernier, ne le connaissant que très mal, écoutait surtout, leur présenta ses excuses avant de rejoindre son frère, son épouse et sa nièce, qui était restée auprès de ses parents.
« Bon matin.
– Bon matin, mon frère. Nous venions vous saluer.
– C’est gentil, grand merci à vous. »
Fianna et Draco les rejoignirent, accompagnés d’un petit prince tout sautillant.
Laissant sa sœur et le commandant mettre les derniers détails au clair avec Onidas et Esther, Ænerys s’accroupit pour se mettre à la hauteur de son neveu :
« Tu es bien ardent, Carolus.
– C’est vrai que vous allez rencontrer un homme qui avait un dragon comme cheval ? » chuchota l’enfant.
Le sourire d’Ænerys s’élargit et il répondit sur le même ton :
« C’est ce que dit la légende. »
Les yeux du garçonnet brillaient de milliers d’étoiles et son oncle s’enquit, toujours tout bas :
« C’est ton père qui t’a raconté ça ?
– Oui, mais il a bien dit que c’était un secret ! » répondit Carolus en plaquant ses deux index contre ses lèvres.
Ænerys hocha la tête :
« Oui, c’est un secret. Mais si tu veux, tu peux aller demander au maître, à la bibliothèque, il te montrera les livres qui en parlent. »
Quelques galaxies supplémentaires apparurent dans les yeux de l’enfant et son oncle posa à son tour un de ses index sur ses lèvres :
« Mais c’est un secret.
– Promis ! »
Ænerys se releva et caressa la petite tête alors qu’Heliphas approchait pour présenter ses respects au roi.
« Tu seras sage, pendant notre absence ?
– Oui, mon oncle ! »
Carolus courut vers Esther :
« Mère, Mère ! On peut aller à la bibliothèque ?
– Bien sûr, si tu veux. » répondit avec douceur et amusement sa mère.
Une domestique, sortant rapidement du bâtiment, rejoignit non moins vite Ænerys pour lui remettre un sachet en s’inclinant :
« Mon seigneur, voici le thé aux mûres que vous aviez demandé.
– Oh, merci beaucoup, j’allais l’oublier ! » la remercia-t-il chaleureusement.
Onidas souriait également. Après avoir salué le haut prêtre poliment, il regarda ses frère et sœur :
« Bon, il est temps pour vous d’y aller, il me semble.
– Il me semble également, approuva Fianna et Draco hocha la tête. Nous devrions arriver au Monastère des Monts Brumeux d’ici une décade ou une décade et demie, selon le temps et la neige. Nous vous tiendrons informés de nos progrès au fur et à mesure.
– J’y compte bien, j’y compte bien. Bon voyage à vous tous. Que les dieux vous gardent. »
*********
Construit sur un haut plateau entouré d’imposantes montagnes souvent perdues dans les nuages, le Monastère des Monts Brumeux portait bien son nom.
Depuis la capitale, il fallait partir plein est, sur une grande route qui menait à une grande cité du royaume, de laquelle partait une route déjà moins fréquentée, vers le nord-est et les montagnes. On entrait alors, au bout de quelques heures, par des chemins plus étroits encore, dans une zone forestière déjà bien vallonnée et bien moins peuplée, surtout en cette saison, car les bûcherons comme les mineurs exploitant les filons de charbons locaux vivaient dans les villages jusqu’au printemps.
La nature elle-même était calme et si la troupe apercevait parfois des animaux au loin, ceux-ci gardaient leur distance. Ce qui n’était pas un souci, les provisions ayant été prévues assez largement pour qu’ils n’aient pas besoin de chasser.
Le voyage se passait sans encombre. Les soldats encadraient, vigilants, les chariots et les trois religieux, tant en journée que la nuit, où ils faisaient des tours de garde. Fianna chevauchait avec eux, ainsi qu’Ænerys, car les tentatives de ce dernier de tenir compagnie aux deux prêtres de Dana avaient tourné court, Heliphas refusant obstinément d’approfondir leur relation. Le jeune homme avait pu, lors des premières veillées, parler un peu théologie avec son secrétaire, mais ce dernier, probablement après s’être fait rabrouer par son supérieur, avait refusé sa compagnie rapidement.
Ænerys avait trouvé ça dommage, mais ça ne l’avait pas abattu plus que ça. Les chevaliers étaient sympathiques et appréciaient sa présence et sa conversation, ce qui lui allait tout aussi bien.
La journée, ils voyageaient donc pour s’arrêter à la tombée de la nuit, qui arrivait bien tôt en cette saison. S’ils s’étaient principalement arrêtés dans des auberges au début du voyage, ils devaient désormais camper dans les bois. Ce qui n’était en rien un problème : les militaires étaient rodés à cela. Trouver une zone adéquate, s’y arrêter en installant les chariots en un large triangle, faire un grand feu, monter les tentes et préparer le dîner se faisait tout naturellement et dans la bonne humeur.
Draco et Nyx se faisaient un devoir de participer aux tâches communes et Ænerys, pour sa part, se mit à participer à la préparation des dîners. Il aimait cuisiner et n’en avait que trop rarement l’occasion. Seuls Fianna et les deux autres religieux ne faisaient rien, elle parce qu’elle devait rédiger chaque soir un rapport de la journée, même s’il était souvent bref.
Après le repas, on racontait des histoires jusqu’au coucher. Les plus appréciés étaient celles de Nyx, originaire de lointaines terres au sud, ancien mercenaire qui avait beaucoup voyagé et combattu très jeune avant de rencontrer Draco à la frontière sud et de se lier d’amitié avec lui quelques années auparavant. Draco lui-même avait eu une vie bien remplie : enrôlé jeune également, il connaissait très bien le royaume et était même de ceux qu’on avait envoyés combattre les pirates pour soutenir un pays allié quinze ans plus tôt. Ænerys, pour sa part grand connaisseur des mythes anciens, se plut à leur en conter, ce qui les changea et les intéressa vivement.
Le voyage fut donc plutôt agréable pour tous… À l’exception, bien sûr, des deux membres de l’ordre de Dana qui restaient obstinément à l’écart des autres dans leur chariot.
Au fur et à mesure que les jours passaient, ils s’enfoncèrent dans les montagnes, gagnant en altitude. Il faisait de plus en plus froid, mais la route restait praticable. Le beau temps persistait, leur évitant d’avoir à avancer sous ou dans une neige trop fraîche.
Ainsi donc, après 12 jours de voyage, ils atteignirent le haut plateau où se trouvait leur destination. Le plus dur était fait. Le Monastère était visible au loin, ils y furent le surlendemain en fin de matinée.
Entouré d’une grande enceinte en pierre destinée à le protéger des intempéries plus que d’éventuels assaillants, ce sanctuaire était composé d’un temple en son centre autour duquel se plaçaient les autres bâtiments : lieux de vie et de travail, réfectoire, dortoirs, cuisines, lieux d’étude, ainsi que les étables et les granges. Pour qui pouvait le sentir, c’était le cas d’Ænerys, il était surtout entouré d’une aura de protection extrêmement puissante.
Comme ils n’avaient pas annoncé leur venue, les religieux et religieuses les accueillirent avec surprise. Pas plus choqués que cela, cela dit, flattés, même, que le grand-prêtre de leur ordre ait fait le déplacement, ils allèrent vite quérir le responsable des lieux.
Soulagés d’être arrivés à bon port sans encombre, les chevaliers et chevaleresses avaient posé pied à terre, tout comme leurs supérieurs. Draco souffla et s’étira alors que Nyx regardait autour de lui, aussi curieux que le jeune Ugo, même si bien plus discret que ce dernier.
Les enfants du lieu n’étaient pas moins intrigués par ces inconnus, plus habitués aux pèlerins qu’aux militaires.
Alors qu’on expliquait aux nouveaux venus qu’ils devaient se défaire de leur armement en ces lieux, Shayne, un petit sexagénaire à la fine barbe grise, arriva rapidement, très étonné.
« Mon Seigneur, dit-il aussitôt en s’inclinant devant Ænerys.
– Redressez-vous, mon ami, lui répondit avec amabilité le prince.
– Voilà une visite inattendue… Que nous vaut cet honneur ?
– Nous venions à propos de votre dernier courrier…
– Oh… sursauta le Vénérable, soudain inquiet. Je ne voulais pas vous alarmer…
– Au contraire, se hâta de le rassurer Ænerys. Vous nous avez sans le savoir apporté la possible solution dans une affaire très problématique. Et ne craignez rien de ces gens, ce sont des membres de la garde royale qui ne nous accompagnaient que pour garantir notre sécurité, à moi, ma sœur, ainsi que le haut prêtre de Dana Heliphas et son secrétaire qui nous ont accompagnés. Je vous entretiendrai de tout ça en privé, dès que possible, mais en attendant, notre route a été longue, je pense que tout le monde sera ravi, si ça vous est possible, de nous laver et de nous reposer un peu. »
Même s’il demeurait visiblement sceptique, Shayne hocha la tête et s’inclina à nouveau :
« Bien sûr, Mon Seigneur. Votre escorte ne peut cependant pas aller plus loin entre nos murs avec ses armes.
– Nous allons donc les en délester, approuva Ænerys en regardant sa sœur qui l’avait rejoint et opina du chef.
– Mes respects, Dame Fianna.
– Bonjour, Shayne. Comment vous portez-vous ? Vous avez bonne mine, l’air de la montagne doit vous être bénéfique. »
Le Vénérable lui sourit :
« Cet endroit est un havre de paix où il fait bon vivre. Je ne vous remercierai jamais assez de m’y avoir nommé. » ajouta-t-il pour Ænerys qui hocha la tête à son tour.
Les militaires mirent donc armes et armures dans un des chariots, prirent leur bagage et tous se laissèrent conduire sans attendre aux bains du monastère. Alimentés par une source chaude des montagnes avoisinantes, ces derniers se présentaient comme une vaste salle, en sous-sol, au plafond soutenu par des piliers réguliers, au sol creusé de bassins réguliers, dallés avec soin.
Chevaliers et chevaleresses se baignèrent ensemble sans gêne, la mixité étant de coutume parmi eux depuis toujours avec ce que ça impliquait de proximité pour ce genre de choses. Heliphas et son secrétaire, pour leur part, eurent sur leur demande droit à un petit bain dans une pièce à part.
Les laissant barboter, Fianna et Ænerys, quant à eux, se mirent dans un autre bain de la même grande salle.
« Bien, nous voilà au moins arrivés à bon port. » soupira la princesse en s’accoudant au bord du bassin.
Ænerys, qui se rinçait le visage, lui sourit :
« Oui, et nous y sommes à l’abri. Je savais que ce lieu était protégé par magie, je ne la pensais pas si puissante… Nous ne risquons vraiment rien.
– J’imagine que ce n’est pas par hasard que nos aïeux ont choisi cet endroit pour y enfermer notre homme…
– Non, aucune chance. Mais c’était très bien pensé, un lieu à la fois assez béni de Notre Déesse pour que sa magie y soit impuissante et assez coupé de tout pour qu’on l’oublie…
– C’est vrai.
– Puisque nous sommes entre nous, enfin sans risque d’être entendus, qu’en est-il de nos amis de l’ordre de Dana ?
– Ils ont bien fait quelques tentatives auprès de nos gens pour tenter de les alarmer, en vain. Draco n’a choisi personne au hasard, leur loyauté est inébranlable. Par contre, ils semblent de s’être adressé qu’aux hommes, à part Draco et Nyx, qu’ils ne semblent vraiment pas porter dans leur cœur… Mais même notre jeune Ugo n’a pas marché dans leur jeu. Plus embêtant, ils auraient tenté de lancer des rumeurs dans les bourgades que nous avons traversées… Draco en a vite eu vent et a veillé à ne pas les laisser interagir seuls avec la population, mais il ignore ce qu’ils ont pu dire et à qui.
– Voilà qui pourrait être plus dommageable…
– C’est une de mes craintes. »
Ils se tournèrent ensemble vers le grand bassin de la troupe, où un grand éclat de rire général avait éclaté alors que Draco faisait semblant de se laisser noyer par deux de ses chevaleresses.
« Ils vont pouvoir se reposer, ils l’ont bien mérité, dit Fianna en les regardant avec bonté.
– Oui. Quoi qu’il arrive, qu’ils soient au mieux de leur forme ne pourra pas nuire. » approuva son frère.
*********
Ce n’est qu’après un bon déjeuner, puis une prière commune au temple pour remercier Kan’Yin de leur avoir accordé sa protection, que Shayne et sa seconde, Anna, une belle femme aux courts cheveux blond cendré de 51 ans, reçurent dans un salon privé Ænerys, Fianna, Heliphas et Draco, afin de s’entretenir avec eux de ce qui les avait conduits en ces lieux. Ænerys avait remis sa tenue habituelle et Fianna, comme Draco, était désormais elle aussi plus communément vêtue.
La discussion se devait d’être le plus confidentielle possible. C’est donc avec ce petit monde installé sur de confortables canapés, devant un bon feu de cheminée, qu’elle eut lieu.
Ænerys expliqua posément à leurs hôtes ce qu’il en était : le courrier arrivé de façon très opinée alors même que l’Oracle de la Lune annonçait le réveil du Serpent Sombre.
À cette annonce, Shayne et Anna sursautèrent de concert et lui se signa alors qu’elle demandait en serrant ses mains l’un dans l’autre :
« Que les Dieux nous viennent en aide… A-t-elle pu dire quand ?
– Un cycle stellaire et demi, environs, lui répondit Ænerys.
– Mais quel rapport y a-t-il avec mon courrier et notre prisonnier ? s’enquit Shayne en fronçant les sourcils.
– Eh bien, de rapides recherches nous ont permis de découvrir que celui qui a été enfermé ici sous le nom de Worpal s’appelait avant ça Aslan et qu’il s’agissait du même Aslan qui avait mené le groupe qui est parvenu à sceller Aapep dans la glace. »
Un silence suivit pendant lequel Shayne resta surpris alors qu’Anna réfléchissait. Fianna reprit :
« Que savez-vous exactement de lui ? »
Shayne se reprit et répondit avec un geste d’ignorance :
« Assez peu de choses… L’ordre disant qui il était et de ne pas entrer en contact avec lui est dans nos archives, chaque Vénérable le transmet à son successeur…
– Pourquoi êtes-vous passé outre, dans ce cas ? Si je ne m’abuse, notre prince vous avait juste demandé de vérifier qu’il était encore dans vos murs, pas d’entrer dans sa cellule ! » questionna brusquement Heliphas.
Shayne et Anna échangèrent un regard et ce fut elle qui répondit :
« Il y avait du bruit, depuis quelque temps, dans sa cellule…
– Quel genre de bruit ? s’enquit plus doucement Ænerys.
– Eh bien… commença-t-elle. Comment dire… Voyez-vous, j’ai toujours vécu ici, hormis durant ma formation de guérisseuse…
– Quel rapport ? la coupa sèchement Heliphas.
– Laissez-la parler, voulez-vous. » le rabroua Fianna avec sévérité.
La prêtresse les regardait l’un l’autre et reprit comme Ænerys lui faisait signe :
« La cellule où est enfermé Worpal est au rez-de-chaussée d’un bâtiment qui était autrefois un dortoir, pour ce qu’on en sait, et servait désormais de lieu de stockage. C’est en voulant le nettoyer et faire du tri qu’il y a plus de deux cycles et demi, au printemps, certains ont entendu du bruit… Des bruits d’oiseaux, de poussins… Mais aussi une voix faible et étrange… Or, personne n’avait rien entendu, jamais, aussi loin que remonte la mémoire de nos anciens… Nous nous en sommes ouverts au Vénérable d’alors, mais il n’a rien voulu savoir et s’est contenté de faire condamner l’endroit, en nous faisant remplir tout l’étage de rochers et de gravas… C’est lorsque, il y a quelques mois, Shayne s’est ouvert auprès de moi de votre demande, mon prince, que je lui ai expliqué.
– Et que nous avons donc décidé d’en avoir le cœur net, acheva le prêtre.
– Je vois, dit pensivement Ænerys en caressant ses lèvres et son menton. Et ensuite ? »
Shayne continua :
« Le bâtiment était très encombré et libérer un passage vers notre but a été long et fastidieux… Mon prédécesseur avait vraiment tout fait pour le rendre inaccessible… Lorsque nous y sommes enfin parvenus, nous avons bel et bien entendu des croassements et également une voix, faible et rauque, mais réelle.
– Nos gens étaient effrayés… ajouta Anna.
– Oui, mais je les ai vite rassurés. Entre nos murs, de par la volonté de Celle que nous servons, quel qu’il soit, cet homme ne pouvait rien. La porte portait encore les runes qui l’avaient scellée. La clé était en ma possession, léguée avec l’ordre dont je vous parlais. J’ai donc voulu en avoir le cœur net. J’ai autorisé tous ceux qui le voulaient à partir. Ne sont restés qu’Anna, une des plus âgées de nos sœurs, moi et notre forgeron, un grand gaillard qui n’a peur de rien… Nous avons ouvert la porte sans mal, étrangement. La serrure était comme neuve… La porte ne grinçait même pas, c’est assez bizarre, au vu du temps passé…
– Sans doute la magie devait-elle les garder intacts, pensa tout haut Draco.
– Ça serait logique, approuva Fianna alors que son frère croisait les bras en hochant la tête lentement, inhabituellement grave.
– Et donc, qu’y avait-il dans cette cellule ? interrogea encore Heliphas.
– Deux nichées de corbeaux et notre ami, lui répondit Shayne, visiblement toujours ému à ce souvenir. Aucune ouverture à part une fenêtre à barreaux, il y faisait très froid… Les oiseaux étaient sur la gauche et étaient vigilants, mais nous ne nous en sommes pas approchés et eux non plus… Et notre homme, face à nous, à droite… Assis au sol, contre le mur… Il m’a semblé dormir debout… Ses chaînes étaient brisées, il n’en gardait que les menottes, aux poignets et aux chevilles… Ses vêtements aussi étaient en lambeaux, et ses cheveux, comme sa barbe, hirsutes… Mais il était bien vivant, même pas particulièrement maigre… Il a des cicatrices, ça oui, mais ça doit dater d’avant et sinon… Il n’a pas particulièrement dépéri.
– Qu’a-t-il dit ?
– Ce jour-là ? Rien. Il nous a regardés, l’air surpris, peut-être, c’est difficile à dire… »
– Et depuis ? » demanda à son tour Ænerys, toujours aussi sérieux.
Shayne sembla un peu inquiet, à nouveau, et ce fut Anna qui répondit :
« Notre vieille sœur et moi nous nous sommes permis d’aller le laver, le coiffer et le raser, de lui retirer ce qui restait de ses chaînes, de lui fournir des habits chauds et un lit plus confortable…
– C’est tout ? s’enquit Ænerys.
– C’est déjà bien trop, grommela Heliphas.
– C’est tout, oui, confirma Shayne. J’attendais votre réponse à mon courrier pour le reste.
– A-t-il parlé, depuis ?
– Un peu, lorsqu’on le lavait et qu’on le coiffait, déclara Anna. Mais ce n’était pas très cohérent et sa voix était très faible. Il me semble avoir entendu quelques noms, Négus, Nashoba, Seamus… Et il se demandait en quelle saison nous étions… Depuis, certains rapportent l’avoir encore entendu parler aux corbeaux, aussi. »
Ænerys plaqua ses mains l’une contre l’autre devant son visage, réfléchissant. Draco était dubitatif, tout comme Fianna. Shayne et Anna étaient un peu nerveux, appréhendant la suite. Heliphas, lui, restait plus que méfiant.
Ænerys reprit, grave, en croisant ses doigts sur son ventre :
« Bien. Nous n’avons pas le choix de toute façon, nous devons l’interroger. La situation est trop grave, nous devons savoir comment ses amis et lui ont fait pour sceller le Serpent Sombre. »
Il ajouta, sombre, lui aussi :
« S’il ne peut nous le dire, j’irai chercher dans ses souvenirs. Mais nous ne pouvons pas faire autrement. »
La grimace de Shayne et Anna à ces mots n’échappa à personne, mais eux aussi savaient bien que le prince avait raison.
Décidant de ne pas perdre plus de temps, ils partirent donc pour rejoindre l’endroit où était enfermé celui qu’on appelait le roi-sorcier.
Le bâtiment était très ancien et il était clairement à l’abandon. Ses murs de pierres, du rez-de-chaussée au second étage, étaient encore là, mais au-dessus, il ne restait pas grand-chose ce que qui avait dû être des constructions en bois.
Les habitants du sanctuaire les regardèrent y aller avec un intéressant mélange de curiosité et d’effroi. Certains se signaient, d’autres, surtout les plus jeunes, auraient plutôt bien aimé les suivre. Plusieurs des combattants de la garde royale se positionnèrent dans les parages, vigilants, et le regard que Draco échangea avec Nyx était clair. Ni eux ni aucun des membres de la troupe n’avaient réellement besoin d’une arme pour mettre un ennemi à terre.
Une vieille religieuse aussi ronde qu’elle avait l’air revêche, appuyée sur une canne en bois, se trouvait à l’entrée du bâtiment. Il s’agissait de celle qui avait assisté à l’ouverture et aidé Anna à laver le prisonnier. Inquiète du sort qu’on lui réservait, elle demanda à se joindre à eux. Fianna et Draco étaient circonspects, mais Ænerys l’y autorisa de bon cœur.
Ils entrèrent donc dans le bâtiment, Draco portant une torche et la vieille une lanterne. Ce fut elle qui les guida à l’intérieur.
L’endroit avait été bien déblayé, mais uniquement pour libérer une route entre ce qui avait été une pièce d’accueil et, à droite, un long couloir qui, tournant, menait à ce qui avait dû être une rangée de cellules monacales. Il n’était pas dégagé jusqu’au fond, simplement jusqu’à une porte à l’air de fait étonnamment neuve, alors qu’il ne restait pas grand-chose des autres.
Shayne la déverrouilla avec nervosité, et, voyant Anna serrer ses mains l’une dans l’autre, non moins inquiète, Draco la regarda avec gêne et hésita avant de se pencher pour lui dire tout bas :
« Soyez sûre que nous ne lui voulons vraiment pas de mal… »
Elle le regarda avec surprise alors que devant eux, Heliphas, énervé, car réellement anxieux, s’écriait :
« Bon sang, mais ouvrez donc, on ne va pas y passer le Solstice !
– Chhhht ! » le rabroua gentiment Ænerys en fronçant un sourcil, mais avec un sourire, en collant son oreille à la porte.
Il attendit un peu avant de se redresser :
« Vous allez leur faire peur… »
Il tendit la main à la vieille qui le regarda un instant et grommela avant de lui tendre sa lanterne. Il la prit, le remercia et poussa la porte, qui s’ouvrit effectivement sans un bruit.
La scène était des plus étranges.
La cellule était plus grande qu’il ne l’avait pensé. Obscure, car à cette heure, sa fenêtre était à l’ombre, elle était bien occupée en partie par une petite colonie de corbeaux, à sa gauche. Quelques nids, plusieurs poussins et des adultes, les premiers apeurés, les seconds sur leurs gardes. Le sol était en terre et il faisait effectivement aussi froid qu’au-dehors, le vent en moins.
Face à l’entrée, assis sur une paillasse, dos contre le mur et jambes tendues par terre, un homme visiblement occupé à jouer, peut-être, avec un des oiseaux noirs. En tout cas avait-il la tête tournée et la main tendue vers un volatile qui s’envola pour rejoindre les siens quand la porte s’ouvrit.
La main retomba et la tête se pencha un peu.
Ænerys s’approcha lentement.
Il était impossible de donner un âge à celui qui lui faisait face. Était-ce à cause de ses cheveux argentés, très pâles ? Ses traits n’étaient pas particulièrement marqués et il semblait grand, mais n’était en effet pas particulièrement maigre. Sa barbe avait un peu repoussé et ses cheveux courts étaient ébouriffés. Son regard, clair et vague, ne se tourna vers son visiteur que lorsque ce dernier s’agenouilla doucement devant lui. La tête suivit le mouvement des yeux qui errèrent un moment, regardant sans sembler voir, jusqu’à ce qu’ils ne se fixent sur le pendentif que portait le grand-prêtre, cette fleur rouge à neuf pétales.
Draco et Fianna étaient entrés sans un bruit et restaient à distance. La vieille, elle, vint derrière Ænerys, l’air toujours aussi renfrogné. Les autres restèrent dehors, Anna et Shayne regardant ce qui se passait, le même air inquiet au visage.
La main tremblait lorsqu’elle se leva lentement pour venir frôler le médaillon du bout des doigts. Les yeux bleu-vert, très pâles, semblèrent reprendre un peu vie. Ils se levèrent vers le visage du prince, suivant la main, glaciale, qui caressa sa joue.
La voix était rauque lorsqu’elle murmura :
« … Oh. … Seamus est mort, alors, lui aussi… ? »
Ænerys frémit et déglutit avant de répondre d’une voix qu’il voulut aussi aimable qu’il le pouvait :
« Oui, il y a longtemps. »
Le regard clair sembla vaciller, mais Ænerys ne lui en laissa pas le temps :
« Seigneur Aslan… ? »
Le sursaut fut infime, mais néanmoins réel. Ænerys posa une main tremblante sur celle, incroyablement froide, qui caressait à nouveau son pendentif.
« Vous n’avez pas froid ?…
– Non. »
Ænerys grimaça un sourire.
« Vous êtes gelé…
– Ah ?
– Oui… »
Il y eut un silence.
« Seamus est mort aussi… Je me demande qui il reste encore… »
Le sourire forcé d’Ænerys s’attrista :
« Plus que vous, j’en ai peur.
– …
– Je m’appelle Ænerys. Je suis le frère du roi Onidas et également le grand-prêtre de Kan’Yin, comme vous l’avez deviné. »
Le regard clair se perdit encore.
« Négus avait deux filles… »
Il y eut un nouveau silence :
« Ça fait si longtemps que ça… ?
– Bien plus que vous ne le pensez, je le crains. »
Ænerys posa la lanterne par terre et posa sa seconde main sur celle, toujours glacée, du prisonnier. Il inspira et ferma les yeux. La vieille, à côté, fronça les sourcils plus fort, si tant est que ce fût possible, mais ne fit rien.
Un instant passa avant que le prince ne rouvre les yeux. Il sourit à nouveau, sincère, cette fois.
« Je me doute que ça doit être étrange pour vous, qu’on vienne ainsi vous chercher après tout ce temps, mais… Beaucoup de choses ont changé et nous avons besoin de votre aide. Seriez-vous d’accord pour nous l’accorder ? »
Le regard semblait plus vif à qui pouvait le voir. Il cligna un peu des yeux, semblant perdu.
« … Mon aide… ? À moi… ?
– Oui. L’Oracle a prédit que le Serpent Sombre allait se libérer de la prison de glace où vous l’avez scellé. »
Le prisonnier fronça les sourcils sans comprendre tout d’abord, et un instant passa avant qu’il ne sursaute cette fois vraiment en écarquillant des yeux effarés :
« … Mais il devait tenir des siècles… »
Ænerys inspira et répondit :
« Il a tenu des siècles. »
Son vis-à-vis le fixa longuement, douloureusement, avant de détourner brusquement des yeux qui semblaient bien humides. Ænerys, navré, ne put que resserrer ses mains sur la sienne.
« Je suis désolé. »
L’homme inspira.
« … Combien de temps… ?
– Vous avez été enfermé ici il y a 497 cycles. »
Il trembla en refermant les yeux. Lorsqu’il les rouvrit enfin, ce fût pour murmurer, infiniment triste :
« Je l’ai mérité, je suppose… »
Et d’ajouter avec un soupir :
« Je les avais déjà perdus, de toute façon… »
Il secoua la tête avant de regarder à nouveau Ænerys et de retirer sans violence sa main des siennes.
Le prince haussa les épaules :
« Je ne suis personne pour dire ce que vous avez ou non mérité. Mais vous êtes en vie et vous êtes la seule personne qui puisse nous aider. Ça, par contre, j’en suis sûr. Alors, que diriez-vous d’aller parler de tout ça dans un endroit un peu plus confortable ?
– Je ne pense pas pouvoir vous refuser quoi que ce soit.
– Vous avez ma parole que vous avez tout à gagner à nous aider.
– Qu’ai-je à perdre, plutôt…
– … Certes… Pouvez-vous marcher ?
– Je n’en suis pas sûr…
– Ce n’est pas un souci. Draco, tu peux venir l’aider, s’il te plaît ? demanda Ænerys en tournant la tête.
– Euh, oui, mon prince… » sursauta le commandant.
Il tendit la torche à Shayne, qui était à portée de main, approcha et s’accroupit.
« Cela vous convient-il, qu’on vous appelle Aslan ? » s’enquit encore Ænerys.
Un soupir lui répondit :
« Comme vous voulez.
– Alors c’est entendu. »
Draco attendit qu’Ænerys le lui confirme d’un signe de tête, avant qu’ils ne saisissent chacun un bras d’Aslan pour le relever lentement. Ceci fait, le prince ramassa la lanterne alors que le soldat passait le bras qu’il tenait autour de ses épaules pour le soutenir plus sûrement.
« Bien, allons-y. »
Ænerys rendit la lanterne à la vieille en la remerciant tout bas. Puis, il sortit le premier, sourit en voyant Shayne et Anna soulagés, tout comme Heliphas partagé entre la peur et la colère, et leur fit signe de le précéder. Le dernier ne se fit pas prier. Shayne donna la torche à Anna et attendit que tout le monde soit sorti de la cellule pour la refermer à clé avant de les suivre. Quelques croassements se firent entendre.
Il faisait toujours un grand soleil et sa lumière arracha un petit cri à Aslan qui mit sa main en visière. Il ne vit pas, ainsi, tout le petit monde qui se trouvait là autour et regardait avec toujours autant de curiosité que de peur ce qui se passait.
Ænerys leur sourit à tous, rassurant, et Fianna fit signe à Nyx. Ce dernier le rejoignit immédiatement.
« Ma Dame ?
– Veillez à ce que nos chevaux puissent se dégourdir les pattes. »
Il eut un sourire en coin rapide.
« À vos ordres. »
*********
La première discussion tourna court.
La mémoire d’Aslan était très vague, lui complètement déboussolé. Ça n’étonna pas grand monde. Ænerys et sa sœur décidèrent de le laisser se reposer pour le moment et le confièrent aux bons soins d’Anna, sous la garde de Draco.
La nuit tomba vite et on s’affaira au dîner.
Resté seul dans la chambre qu’on lui avait attribuée, spartiate, mais confortable, en attendant le repas, Ænerys lisait, installé sur le fauteuil, près de la fenêtre.
Lorsqu’on frappa à sa porte, il espéra que ce n’était pas Heliphas… La façon dont le haut prêtre avait tenté de faire tourner l’entretien en un interrogatoire bien plus brutal l’avait fatigué.
Il autorisa tout de même à entrer et sourit en voyant sa sœur et Nyx.
« Ah, c’est vous !… Bienvenue, asseyez-vous. »
Fianna s’installa sur le lit alors que Nyx restait debout, dos à la porte, pour être sûr d’entendre quiconque s’en approcherait.
« Vous avez du nouveau ?
– Oui, répondit-elle en regardant Nyx qui continua :
– Nous sommes allés pour emmener les chevaux dans un des prés du sanctuaire, à côté de leurs ânes et de leurs troupeaux de chèvres et de vaches. Vu qu’il fait beau et qu’ils y ont construit des abris solides et des mangeoires, on peut les y laisser.
– Parfait. Et donc ?
– Comme nous le pensions. Il y a bien des hommes qui rôdent, pas loin. Discrètes, mais bien là. Et comme les gens d’ici nous ont assuré que personne d’autre qu’eux n’y vivait, il n’y a pas de doute quant à de qui il s’agit. »
Ænerys souffla un coup en gonflant ses joues, faisant sourire ses deux visiteurs.
« Bon sang, j’espérais tant m’être trompé…
– Ça aurait été préférable, approuva sa sœur, mais nous sommes préparés. Ils auront tout intérêt à tenter quelque chose sur le plateau, dès que nous serons assez éloignés du sanctuaire, en partant, mais ils ne peuvent pas être très nombreux.
– On prendra le temps d’aller vérifier ça, dit Nyx.
– Soyez prudents, surtout.
– Ne craignez rien, mon prince, faire semblant de courir après un cheval qui a l’air de s’être échappé est une de mes spécialités.
– Je n’en doute pas, mais soyez prudents tout de même.
– Je vous le promets. On se contente de ça pour le moment ? demanda l’ancien mercenaire.
– Oui, il faut prendre notre temps, lui répondit sa générale.
– Je suis d’accord, acquiesça son frère. Mais nous l’avons. Tant qu’Aslan n’aura pas suffisamment retrouvé ses esprits, nous n’avons aucune raison de bouger d’ici.
– Draco m’a dit que vous aviez sondé son esprit ?
– Oui, rapidement, juste de quoi m’assurer qu’il n’avait aucune mauvaise intention. C’est bien le cas, il est épuisé et complètement perdu, mais je n’ai senti ni colère ni mensonge en lui.
– C’est déjà ça… Nous aurons assez à faire avec ces fanatiques.
– Ça, c’est sûr… »
Nyx leur fit signe de se taire et un instant plus tard, on frappa à nouveau à la porte. Ænerys se leva pour aller ouvrir, Nyx restant bien à l’abri des regards derrière la porte, Fianna n’étant pas plus visible de ce côté. C’était une jeune novice toute timide qui bredouilla comme elle put que le dîner était servi. Il la remercia avec sa bonté coutumière et lui dit qu’il arrivait dès qu’il aurait fin de ranger ses bagages. Elle fit une petite révérence et s’éloigna, toute rose, et il referma la porte.
« Bien, fais passer la consigne aux autres, Nyx, ordonna Fianna. Laissez passer la nuit et voyez ça demain. Nous allons aller souper, mais je reste disponible si vous avez besoin de moi.
– Bien. Je sortirai un peu après vous. Bonne soirée à vous.
– Bonne soirée, Nyx, et encore merci. » lui répondit Ænerys.
Un instant plus tard, le prince et sa sœur rejoignaient la salle à manger, où ils s’installèrent à la table de Shayne. Anna y était, ainsi qu’Heliphas et son secrétaire toujours aussi discret.
Tout autour dans la grande pièce, de plus grandes tables où religieux et laïcs du lieu se mêlaient aux quelques pèlerins et aux militaires, dans une ambiance chaleureuse.
On servit pour commencer un bon potage de légumes. Anna les informa qu’elle avait fait prendre un bain à Aslan et lui avait également proposé un bol de soupe, qu’il avait mangé très lentement.
« Il s’est pour ainsi dire endormi dessus… Nous l’avons installé dans une petite chambre tranquille. Draco est resté près de lui, je crois qu’un de vos hommes doit prendre sa suite après dîner.
– Oui, ils vont se relayer, ne vous en faites pas. Ils sont habitués à ce genre de situations, la rassura Fianna.
– Vous a-t-il dit quelque chose de particulier ? demanda Ænerys.
– Non. Il a simplement demandé mon nom. Sinon, rien. Il regardait autour de lui avec de grands yeux, comme s’il était surpris de tout ça… Et c’est sûrement le cas, après tout ce temps… J’espère vraiment qu’il va se remettre.
– Moi aussi. Je passerai le voir tout à l’heure…
– C’est gentil de votre part.
– C’est normal… Je l’ai tiré de sa prison pour lui demander de nous aider et qui sait ce que ça pourrait lui coûter, encore… »
Ils changèrent de sujet et le repas continua dans une ambiance plus légère. Après la prière du soir, Ænerys se rendit donc auprès d’Aslan.
La chambre de ce dernier était un peu à part dans un dortoir, isolée, comme deux autres, des autres. Elle était initialement prévue pour les convalescents, pour qu’ils puissent être au calme le temps de guérir.
Draco n’était plus là, un duo avait pris sa place, pour pouvoir se tenir compagnie et moins risquer de s’endormir. Assis de part et d’autre de la porte, ils saluèrent avec respect leur prince quand il arriva.
« Comment va-t-il ? leur demanda ce dernier, tout bas, en s’arrêtant près d’eux.
– On l’entend un peu gémir, mais sinon, rien de spécial. Vous voulez rentrer ?
– Oui, mais doucement, je ne veux pas le déranger.
– La porte ne fait pas un bruit, ne craignez rien. »
Ænerys entra tout de même sur la pointe des pieds.
La pièce était petite, juste une table et une chaise de bois devant une fenêtre à gauche et le lit à droite. Chauffée, comme d’autres endroits à l’étage, par le mur, chaud du conduit de la grande cheminée d’en dessus, il y faisait bon. Une lampe à huile se consumait sur la table.
Aslan était couché sur le flanc, sous les couvertures, et sommeillait plus qu’il ne dormait vraiment. Il rentrouvrit un œil quand Ænerys passa devant la lampe. Ce dernier avait vu quelque chose bouger à la fenêtre. Intrigué, car on était au deuxième étage, il alla l’entrouvrir et sursauta vivement quand une forme noire entra prestement.
Sa main posée sur son cœur battant la chamade, il se plaqua contre le mur avant de s’apaiser en reconnaissant un corbeau, qui s’était posé sur le lit et s’ébroua avant de sautiller vers Aslan qui rouvrit un œil avant de soupirer et de le laisser s’installer contre lui.
Amusé, presque attendri, Ænerys referma la fenêtre et s’approcha tout doucement : le corbeau était bel et bien en train de se coucher contre le ventre d’Aslan. Il décida de les laisser en paix et ressortit. Les gardes le regardèrent avec une vague inquiétude :
« On a entendu du bruit, tout va bien, Seigneur ?
– Oui, oui, pas de souci. Il y avait un corbeau à la fenêtre, je l’ai fait rentrer.
– Euh… Un corbeau… mon prince ? répéta l’un des gardes, pas sûr de ce qu’il avait entendu.
– Oui. Il y en avait, dans sa cellule, peut-être l’un d’eux s’est-il attaché à lui plus que les autres. On dit ces oiseaux-là très intelligents, allez savoir… Il s’est installé pour dormir avec lui, en tout cas. Rien d’alarmant. Bien, je vais vous laisser et aller me reposer aussi, la journée a été longue… N’hésitez pas à venir me chercher s’il y a quoi que ce soit.
– Bien sûr, Seigneur !
– Reposez-vous bien.
– Merci. Bon courage à vous pour la veille. »
*********
Lorsqu’il se descendit pour la première prière du matin, le lendemain, Ænerys était reposé et de bonne humeur. Il accepta avec plaisir de mener la prière avec Shayne et celle-ci se déroula dans une ambiance sereine et pieuse, pour les religieux et les fidèles matinaux.
Ceci fait, tout le monde alla prendre son petit déjeuner, plus joyeusement.
Ænerys retrouva avec plaisir sa sœur et salua poliment Heliphas et son secrétaire. Le Haut-Prêtre était grognon et son adjoint toujours aussi peu loquace, mais personne ne s’est étonna.
Les estomacs pleins, Ænerys et Fianna décidèrent d’aller voir comment se portait Aslan. Anna allait justement lui apporter son repas, ils se joignirent à elle.
Devant la porte, deux gardes, un homme et une femme, cette fois, parlaient posément stratégie de siège lorsqu’ils arrivèrent. Ils saluèrent avec respect leur générale et leur prince et leur apprirent qu’à part quelques croassements depuis que le jour était levé, ils n’avaient rien entendu, ni ceux qui avaient veillé avant eux dans la nuit.
Puisqu’Anna portait un plateau, ce fut Ænerys qui frappa. Comme personne ne répondait, il entrouvrit la porte avec douceur et passa la tête :
« Aslan ? Bon matin… »
Pas de réponse, à nouveau, mais dans le lit, Aslan était bien réveillé et le regardait avec cet air un peu absent qu’il commençait à connaître. Le corbeau était là, couché contre son ventre, sous sa main qui le caressait, et il remua, méfiant. Ænerys fit signe de la main aux autres d’attendre et entra lentement.
« Nous apportions votre petit déjeuner… Comment vous sentez-vous, ce matin ? »
Cette fois, Aslan se redressa mollement sur un bras, avant de répondre d’une voix toujours rauque :
« J’ai fait un rêve étrange…
– Ah ? le relança le prince en allant à la fenêtre.
– Oui… J’ai rêvé de Seamus… Il y avait d’autres personnes, aussi, je crois, mais je ne me souviens pas… »
Ænerys ouvrit la fenêtre et, comme il le pensait, le corbeau fila.
Cela ne sembla pas émouvoir le roi déchu qui continua en fronçant les sourcils :
« … Si, il y avait Ymir… C’est étrange… Je n’avais pas pensé à elle depuis très longtemps… »
Ænerys referma la fenêtre, puis revint à la porte pour l’ouvrir plus largement, permettant à Anna et Fianna de rentrer.
« … Je me demande si elle garde encore la vieille bibliothèque… »
Ænerys vint s’asseoir près de lui, au bord du lit, laissant Anna poser le plateau sur la table.
« Cette personne pourrait être encore en vie ? demanda le prince.
– Peut-être… Elle nous avait dit qu’elle était là depuis des siècles, après tout… Elle n’était pas humaine…
– De qui s’agit-il ? intervint Fianna.
– Elle gardait une très ancienne bibliothèque dans les Monts Rocheux du Sud… Il me semble que c’est là que nous avions été pour trouver comment combattre le Serpent Sombre… Elle n’avait pas bon caractère, mais elle savait des choses incroyables… »
Il y eut un silence. Aslan s’assit, toujours à moitié sous les couvertures, et regarda Ænerys.
« Euh… Oui ? finit par demander ce dernier.
– Vous me rappelez quelqu’un…
– Ah … ?
– Oui… Mais je ne sais plus qui… C’est bizarre… »
Ænerys lui sourit :
« Ça va peut-être vous revenir… »
Comme la veille, Aslan caressa sa joue.
« Peut-être… Je ne sais pas.
– Vous avez faim ? demanda Anna. Je vous ai apporté du thé et de la brioche… »
Aslan la regarda, comme s’il essayait de se souvenir qui elle était. Il dut y arriver, car il hocha la tête et bougea pour se lever. Ænerys le soutint jusqu’à la chaise, qui n’était pas loin, et le regarda prendre la tasse brulante entre ses mains pour respirer l’odeur du thé.
« Bon appétit. » lui dit gentiment Ænerys.
Il sortit avec Fianna pour le laisser manger tranquillement.
Un peu plus loin dans le couloir, la générale reprit la parole :
« Ça te dit quelque chose ?
– Il y a des légendes sur une bibliothèque très ancienne et secrète qui se cacherait au sud, oui… Là, de tête, rien de plus…
– Décidément, que de légendes…
– Bah, s’il dit qu’il y a été, on peut le croire… Lui-même n’était-il pas une légende jusque très récemment ?
– Vu comme ça… »
Les membres de la troupe royale s’étaient fait un devoir de sortir de l’enceinte du monastère pour aller pratiquer leur entraînement, plus tard dans la matinée. Un certain nombre de personnes, principalement des enfants ou des adolescents, mais aussi plusieurs adultes, les avaient suivis, curieux. En ces lieux protégés par la magie de Kan ’Yin, où aucune violence guerrière ne pouvait être commise, et quasi aucune violence tout court, d’ailleurs, nombre de personnes n’avaient jamais vu de combattants. Quelques vétérans venus en pèlerinage, tout au plus.
Les chevaliers et chevaleresses furent intraitables sur la distance à laquelle leur public devait se tenir et aucun projectile ne fut autorisé entre eux ce matin-là. Bâton, épée, dague et corps à corps leur suffisaient de toute façon amplement.
Les voir en action était toujours extrêmement impressionnant, surtout pour des néophytes. N’importe qui pouvait postuler pour entrer dans l’armée et même dans la garde du roi, mais seuls les meilleurs étaient admis dans cette dernière.
Ainsi, même le benjamin de l’équipe, le jeune Ugo, s’il était souvent mis à mal par ses camarades, n’aurait eu aucune peine à vaincre un adversaire d’un niveau plus commun.
Trois combattants se distinguaient particulièrement et il s’agissait sans réelle surprise de la générale, de son bras droit et du lieutenant de ce dernier.
Fianna n’était là ni par hasard ni à cause de son rang. Si son talent de stratège s’était révélé très tôt, sa bravoure au combat ne s’était jamais démentie depuis.
Draco n’avait plus tant d’agilité et de réflexe que dans sa jeunesse, mais il avait par contre des décennies d’expérience sur suffisamment de campagnes pour être un combattant redoutable. Enrôlé très jeune, car issu d’un milieu très pauvre, il avait acquis sa place à la pointe de sa lame et défier cette dernière restait téméraire.
Mais voir Nyx combattre au milieu de ce groupe était toujours le plus étonnant. Formé aux arts martiaux des siens, bien loin au sud, cet homme que son teint plus cuivré et sa coiffure rendaient déjà particulier en ces lieux ne se battait pas à l’épée, mais avec deux longues dagues recourbées qu’il maniait à la perfection. Cela aurait pu être un sacré point faible face à des lames plus longues, mais il y avait belle lurette qu’il avait appris à contourner ce problème. L’allonge de ses adversaires ne le gênait plus et au contraire, eux avaient souvent du mal dès lors qu’il la contournait, et c’était souvent rapide.
Avant-dernier intégré à la troupe, juste avant le jeune Ugo, Nyx avait trouvé sa place assez naturellement parmi elle. Ses origines de nomade des steppes faisaient de lui un cavalier inné, un pisteur remarquable et tout ceci, en plus de ses techniques de combat hors-norme, complétait naturellement les compétences du groupe. Il n’avait pas fait de souci lorsque certains avaient souhaité qu’il leur enseigne à manier les dagues comme lui. Lui n’avait par contre pas été plus intéressé que ça pour apprendre à manier l’épée.
Le groupe s’entraîna un moment, puis plusieurs d’entre eux allèrent voir les chevaux pour sortir les moins casaniers et aller se balader un moment avec eux avant le déjeuner. La jument de Nyx était de ceux-là. Connue pour son caractère et n’accepter que lui sur son dos, même si une rumeur voulait qu’elle ait une fois daigné porté un Draco blessé, elle ne se démarquait pas moins que son cavalier, étant bien plus fine et haute sur pattes que les chevaux samariens.
Trois chevaliers et deux chevaleresses partirent donc paisiblement cavaler un peu plus loin sur le plateau.
Le reste de la troupe ne tarda pas trop à rentrer à l’intérieur, se laver, avant de vaquer à diverses occupations.
Personne ne fit très attention aux cinq promeneurs lorsqu’ils revinrent innocemment, juste à temps pour avoir le temps de se rincer rapidement avant manger.
À table, ils racontèrent non sans humour qu’alors que Nyx et une autre avaient démonté un instant pour faire boire leurs montures, la grande jument en avait profité pour filer et elle les avait baladés un bon moment, alors même que le lieutenant l’appelait en vain dans sa langue natale.
L’anecdote fit beaucoup rire tout le monde et se répandit rapidement dans le sanctuaire.
Un radieux soleil brillait toujours, dans l’après-midi, lorsqu’Anna et sa vieille consœur décidèrent de faire prendre un peu l’air à Aslan, qui n’avait pas bougé de sa petite chambre. Il était très faible sur ses jambes, mais parvint lentement, avec des béquilles, à les suivre au-dehors. Suffisamment vêtus, ils s’installèrent tous trois sur un large banc de bois, au soleil, alors qu’on les observait de loin sans oser les approcher.
Un moment passa sans qu’ils ne disent rien. Aslan avait posé les béquilles au sol, fermé les yeux et levé la tête vers le soleil comme pour laisser ce dernier réchauffer sa peau pâle. Un peu plus loin, quelques enfants jouaient joyeusement.
Personne ne fit attention aux corbeaux qui volaient sagement par-là autour. Les habitants du sanctuaire étaient coutumiers de leur présence et, à part éventuellement lors de leur nidification, période où ils étaient un peu plus bruyants que le reste du temps, ils ne dérangeaient personne.
Un des oiseaux noirs commença cependant à s’approcher du banc très prudemment. Il commença par venir se poser au-dessus, au bord du toit du bâtiment, pencha la tête, puis vola jusqu’à un arbre voisin, puis encore jusqu’au rebord un vieux tonneau posé sous une gouttière. Il resta encore là, observant les trois personnes assises sur le banc, et enfin, comme l’endroit était calme et qu’il n’y avait personne d’autre dans les environs, il s’envola encore pour se poser au sol, à deux bons mètres des trois humains. Les deux femmes le regardèrent, intriguées, mais pas Aslan, qui n’avait pas rouvert les yeux.
L’oiseau sautilla un peu vers eux, puis s’arrêta, pencha la tête, refit un petit bon et croassa.
Aslan rouvrit enfin les yeux et baissa lentement la tête. Son regard erra un instant avant de se poser sur l’animal.
« Ah, c’est toi… »
Il s’inclina doucement en tendant la main vers lui. Le volatile croassa moins fort, interrogatif, regarda autour d’eux, fit quelques pas vers la main, croassa encore, hésitant, s’arrêta à nouveau, puis, enfin, vint se poser dessus.
Aslan se redressa doucement alors que le corbeau bougeait ses ailes, agité. L’ancien roi le déposa délicatement sur ses genoux. Nerveux, l’oiseau mit un moment à s’y installer. Aslan le caressa.
Anna sourit :
« Eh bien, il a vraiment l’air de bien vous aimer.
– Il venait toujours se coucher près de moi dans la cellule… Les autres ne m’ont jamais approché… »
Il y eut encore un silence avant qu’Anna ne reprenne avec douceur :
« Vous aviez des animaux de compagnie, avant ?
– … »
Aslan fronça les sourcils, cherchant dans sa mémoire.
« … Moi, non… Ma mère avait des chats, je crois… Et mon père… À part ses chiens de chasse… »
Il y eut un silence avant qu’il n’ajoute :
« Négus aimait bien les chats aussi… Et Vanor… Il aimait bien chasser avec notre père…
– Vous non ?
– Non, pas vraiment… »
Une petite rafale de vent frais lui fit plisser les yeux un instant.
« … Mon père était général en chef des armées en temps de paix, et simple prince consort, il avait du temps à tuer, mon frère aussi… Ma mère était reine et j’étais son héritier… J’avais trop à apprendre pour perdre mon temps à chasser… Mais ça m’allait… Je préférais la bibliothèque… C’était plus tranquille… »
Il y eut un nouveau silence.
Sur ses genoux, et malgré ses caresses, l’oiseau noir restait nerveux. Il regardait autour de lui et sursauta violemment, manquant de s’envoler, lorsque les enfants, qui jouaient toujours sans faire trop attention à eux, passèrent en courant devant le banc.
Aslan baissa les yeux sur l’oiseau et gratouilla sa tête pour l’apaiser.
Un instant passa encore avant que, cette fois, ça ne soit la voix d’Ænerys qui ne rompe le silence :
« Ah, vous êtes là… »
Avisant l’oiseau toujours nerveux, le prince ne s’approcha pas trop et continua sans élever la voix :
« C’est bien de prendre un peu le soleil. Comment vous sentez-vous ? »
Aslan le regardait et mit un moment à répondre :
« Je ne suis pas sûr… C’est étrange de revoir le soleil… Nous sommes en hiver ?
– Oui, et le solstice est passé depuis trois décades.
– Le milieu de l’hiver… On s’y repose avant le retour des beaux jours… » pensa tout haut le roi déchu en levant le visage vers le ciel.
Le corbeau remuait sur ses genoux, il le laissa s’envoler. Ænerys le regarda avec un sourire retourner se percher sur l’arbre voisin.
« Votre ami à plumes reste farouche. »
Le regard du prince revint sur Aslan :
« Je pensais aller boire du thé. Est-ce que ça vous intéresserait ?
– C’est une bonne idée, approuva Anna avec douceur. Il fait bien trop froid pour rester plus longtemps dehors. »
De fait, le soleil commençait à baisser et l’air à redevenir bien plus froid qu’il ne l’était déjà. Cela ne semblait pas déranger Aslan qui regarda ses deux gardiennes se lever avant de faire de même plus lentement, de reprendre ses béquilles, qu’Anna avait ramassées et lui tendait, et ils reprirent ensemble le chemin du bâtiment principal.
Ænerys les laissa le précéder au réfectoire, se proposant d’aller chercher le thé.
À cette heure, un certain nombre de personnes y était, buvant du chaud et mangeant un morceau. L’arrivée du trio ne sembla pas les déranger, tout au plus les regarda-t-on passer en chuchotant un peu.
Anna, sa vieille consœur et Aslan trouvèrent une table libre non loin de la cheminée et s’y installèrent. La plus âgée frotta ses mains en grommelant, ce qui fit sourire Anna. Aslan, lui, regardait autour d’eux, avec cet air un peu vague qu’on commençait à lui connaître, assis entre elles sur le banc de bois.
« C’est bientôt l’heure de l’office de fin d’après-midi, lui dit Anna. Voudrez-vous y participer ? »
Aslan tourna la tête vers elle sans avoir l’air de trop comprendre et elle ajouta gentiment :
« Vous êtes dans un sanctuaire de Kan ’Yin, vous vous souvenez ?
– Oh… Oui, c’est exact…
– Et vous êtes le bienvenu dans son temple. »
Aslan semblait un peu surpris de cette proposition. Ænerys arriva cependant avec un plateau sur lequel étaient posées une assiette de biscuits secs, une théière et quatre tasses, ce qui détourna son attention. Le jeune prince s’assit en bout de table, à la droite d’Anna, après avoir posé le plateau.
« Est-ce que tout va bien ? s’enquit-il aimablement.
– Tout à fait, lui répondit Anna sur le même ton. Je disais à notre ami qu’il ne devait pas hésiter à se joindre à nous pour l’office s’il le souhaitait.
– Ah, oui, tout à fait ! confirma Ænerys en posant l’assiette plus près d’eux. Ne vous sentez surtout pas gêné. »
Le prince commença à servir le thé sans perdre son sourire.
« Il n’est personne en ce monde qui ne soit bienvenu pour nous. » ajouta-t-il en tendant la première tasse à la doyenne de la table qui le remercia d’un signe de tête.
Il remplissait la deuxième lorsque la voix d’Heliphas se fit entendre derrière lui :
« Personne, vraiment ? Accueilleriez-vous vraiment des criminels à bras ouverts ? »
Le sourire d’Ænerys s’élargit un instant alors qu’il tendait la tasse fumante à Aslan. Ce dernier regardant le nouvel arrivant, Anna sourit et la prit pour la déposer devant lui, le faisant légèrement sursauter. Ænerys répondit, paisible, sans même se retourner :
« La miséricorde de Ma Déesse est infinie, il m’incombe donc d’aller en ce sens. Il ne m’appartient pas de juger mes semblables, je ne suis personne pour ça. Et qui donc pourrait avoir l’orgueil de prétendre pouvoir lire dans les cœurs et savoir ce qu’il en est de nos actes à tous ? »
Heliphas resta mouché. Ænerys tendit la troisième tasse à Anna, qui le remercia d’un signe de tête en se retenant de rire, avant d’enfin remplir la sienne :
« Puis-je quoi que ce soit pour vous, Heliphas ? »
Aslan prit sa tasse dans ses mains et la leva pour la respirer.
Ænerys fit de même avec un soupir d’aise avant de se tourner vers le haut prêtre qui restait à contenir comme il pouvait sa colère, que son poing, serré et tremblant, rendait limpide. Près de lui, son secrétaire se racla la gorge et bredouilla :
« Mon seigneur souhaitait euh… Enfin nous…
– Kayan, je n’ai pas besoin que tu parles à ma place, le rabroua sèchement ledit seigneur et le grand homme chauve sembla diminuer d’une demi-tête. Je voulais savoir quand est-ce que nous allions rentrer ? Dois-je vous rappeler que le temps presse ! »
Ænerys les regarda l’un l’autre et répondit tranquillement :
« Merci infiniment de votre vigilance, nous connaissons tous les conséquences qu’aurait un retard. Mais nous serons à Samar à temps, ne craignez rien. Je souhaite juste laisser à notre ami le temps de reprendre pied et surtout de recouvrer quelques forces avant le voyage. Voulez-vous vous joindre à nous pour le thé ? »
Heliphas trembla encore et tourna les talons. Un peu paniqué, Kayan regarda Ænerys, puis son supérieur, et salua maladroitement le premier avant de suivre le second précipitamment.
Ænerys se retourna vers sa tasse et sursauta violemment :
« Aslan ! Ça va ?! »
L’ancien roi n’avait pas bougé, sans doute n’avait-il rien entendu de l’échange. Les mains resserrées sur la tasse, il en respirait toujours les effluves, totalement inconscient, apparemment, des larmes qui roulaient sur ses joues.
« Quoi… ? » souffla-t-il alors qu’Anna sursautait à son tour alors que, moins inquiète et plus compatissante, la vieille sœur tapotait son dos.
Navré, Ænerys posa sa tasse et eut un geste pour tendre sa main, mais se retint.
Aslan cligna un peu des yeux, sembla sentir que quelque chose n’allait pas et sa main gauche lâcha sa tasse pour caresser sa joue. Il sentit alors les traces humides :
« Oh… »
Il cligna un peu des yeux, semblant ne pas savoir quoi faire et Anna se fit un devoir de sortir son mouchoir de sa poche pour le lui tendre. Comme il hésitait, elle ajouta avec un sourire doux qu’il était propre, mais ça ne devait pas être ça le problème.
Aslan posa la tasse, prit le carré de tissu soigneusement plié, qui sentait le thym, et essuya lentement ses joues et ses yeux avec.
« Pardon… Je ne sais pas pourquoi… C’est l’odeur de ce thé…
– Elle euh… Elle vous a rappelé quelque chose… ? hésita Anna.
– Je ne sais pas… »
Il y eut un silence avant qu’il n’ajoute avec une petite moue presque enfantine :
« Il sent bon, pourtant… »
Ænerys inspira avant de répondre avec un sourire peu sûr :
« C’est du thé noir à la mûre… Je l’aime beaucoup, moi aussi. »
Aslan le regarda un instant avant de lever les yeux vers Fianna et Draco, qui venaient de les rejoindre. Ils échangèrent un regard, dubitatifs, puis la générale s’assit à la droite de son frère, face à Anna, et demanda :
« Ben alors, qu’est-ce qui se passe, ici ?
– L’odeur du thé à la mûre semble réveiller quelque chose chez notre nouvel ami, mais il ne sait pas quoi, lui expliqua son frère.
– Allons bon ? »
Draco eut une moue sceptique et renonça à comprendre. Il déclara qu’il allait leur chercher des tasses et alla voir ça dans une des étagères de la salle. Fianna prit un biscuit en attendant :
« Sinon, ça va ?
– Oui, oui… Et de votre côté ? Nyx s’est remis de sa course de ce matin ?
– Il est parti faire la sieste, répondit Draco qui revenait. Ça l’a crevé ! »
Il s’assit près de sa générale, face à Aslan dont les yeux allaient de l’un à l’autre, et posa deux tasses sur la table, une devant lui et une devant Fianna. Pendant qu’elle les servait, Anna demanda innocemment :
« Oh, votre compagnon dont la jument a voulu s’enfuir ce matin ? Il va bien ? »
Fianna et Draco gloussèrent de concert, alors qu’Ænerys souriait, que l’ancienne fronçait un sourcil et qu’Aslan, lui, levait à nouveau la tasse pour la sentir. Il soupira avant d’en boire une gorgée et trembla sans se remettre à pleurer.
« Ça va, ne vous en faites pas, répondit aimablement Draco. Nous sommes entraînés à courir longtemps, même en altitude. Ça ne pose pas de souci. Nyx avait surtout envie d’échapper à la corvée d’entretien des armures de cet après-midi… » ajouta-t-il avec un amusement certain alors que Fianna opinait du chef avec un sourire non moins goguenard.
Anna sourit, amusée elle aussi.
Aslan but encore, puis reposa la tasse à moitié vide sur la table, entre ses mains. Il regarda la générale et son commandant et finit par demander :
« Vous êtes des membres de la garde royale, c’est ça ?
– Oui, c’est ça, lui répondit gentiment Fianna.
– Prêtez-vous encore le serment des Guerriers de la Fleur Pourpre ?
– Tout à fait, acquiesça-t-elle.
– On le prêtait aussi à votre époque ? s’enquit Draco, intrigué.
– Oui, je l’avais prêté, mes frères également…
– De quoi s’agit-il ? demanda Anna, curieuse, en s’accoudant pour poser sa joue dans sa main.
– D’un serment qu’on prononce lorsqu’on intègre la garde royale, lui répondit Draco. De servir avec loyauté, honneur, de protéger les faibles…
– Que jamais ma lame ne frappe un innocent… » récita Aslan, perdu dans ses souvenirs.
Shayne, qui venait de faire un petit tour des tables pour vérifier que tout le monde se portait au mieux, s’approcha de la leur :
« Bonsoir à vous, est-ce que tout va bien ?
– Tout à fait, lui répondit Ænerys en levant son sourire vers lui. Bonsoir, mon ami. Comment allez-vous, vous-même ?
– Bien, je vous remercie. Je voulais savoir si vous m’accorderiez de célébrer avec moi la prière de tout à l’heure ?
– Volontiers, avec plaisir, même. Et vu l’heure, il faudrait d’ailleurs aller nous préparer sans tarder, si je ne m’abuse ? »
Shayne hocha la tête, paisible :
« Effectivement, mais vous pouvez tout de même finir votre thé sans vous brusquer… »
Ænerys ne traîna tout de même pas. Il finit sa tasse et prit deux biscuits avant de se lever, de saluer la tablée et de partir avec Shayne.
Un instant passa avant que Fianna demande à Aslan, l’air de rien :
« Vous vous sentez mieux ? Vous avez un peu meilleure mine… »
Il la regarda avant de répondre :
« Je suppose, oui… C’était agréable de revoir le soleil… »
Il but un peu de thé et reprit :
« Vous souhaitez m’emmener à la capitale, c’est ça ?
– Euh, oui… Nous devons voir avec notre frère, le roi, ce qu’il est possible de faire contre Aapep, avec votre aide.
– Ah, vous êtes la sœur du roi… Et d’Ænerys, donc… »
Aslan la regarda un instant :
« Vous avez une grande différence d’âge…
– Avec Ænerys ? Douze ans.
– Il est jeune, pour être grand-prêtre…
– Ça, sourit Draco en prenant un biscuit, c’est rien de le dire !… »
Il le mangea, puis reprit :
« Il avait cinq ans quand Notre Déesse l’a désigné…
– Si petit ?
– Oui, confirma Fianna. Il a même fallu faire une seconde cérémonie, car certains contestaient la première et accusaient notre père, qui régnait encore, de l’avoir falsifiée pour placer à la tête de l’ordre un de ses héritiers, qui plus est un petit enfant qu’ils pensaient facilement manipulable…
– Oh ? Je n’avais pas su ça ? s’étonna Anna, et sa vieille consœur semblait tout aussi surprise.
– Ça n’a pas dû arriver jusqu’ici, sourit Draco.
– Probablement pas… admit sa générale. D’autant que les attaques ne venaient même pas de membres de votre ordre, mais plutôt de ceux de Dana, qui avaient déjà des prétentions à étendre leur influence sur la famille royale et qui voyaient donc comme un coup fourré de celle-ci qu’un si jeune prince soit mis à cette place. C’est suite à ça qu’ils ont obtenu une place au Conseil du Roi, d’ailleurs.
– Dana, ce n’est pas une déesse de l’ouest ? » demanda Aslan.
Les autres se regardèrent et ce fut Anna qui lui répondit :
« Si, je crois qu’Elle vient effectivement du Couchant, mais Son culte est présent dans notre pays depuis un moment, maintenant…
– Je dirais deux siècles, mais Ænerys le saurait mieux que moi… compléta Fianna. Enfin, tout ça pour dire qu’ils fourrent leur nez partout, qu’ils ont les dents qui rayent le plancher et que, s’ils ont commencé par protester contre la désignation d’Ænerys, ils ont assez vite tenté d’eux-mêmes l’influencer pour rapidement se rendre compte que son jeune âge ne faisait pas de lui un pantin si docile…
– Ça, ce n’est rien de le dire… sourit encore Draco avant d’ajouter plus bas en se penchant : Ænerys est la bonté incarnée, mais sa fermeté n’est pas moins réelle… »
Un peu plus tard, tous quittèrent le réfectoire pour gagner le temple, pour la prière de fin d’après-midi. Aslan suivit le mouvement sans protester, et s’assit sur un banc sur le côté, non loin du chœur, entre les deux religieuses qui surveillaient leurs adelphes, mais personne ne s’offusqua de la présence de l’ancien roi en ces lieux.
La cérémonie se passa dans une piété paisible, sans que rien ne vienne la troubler. Les prières et les chants avaient peu changé au fil des siècles et Anna constata qu’Aslan suivait sans mal. Plusieurs fois, même, ses lèvres bougèrent comme pour répondre à une des questions rituelles, sans cependant émettre le moindre son.
Après le dernier chant, le temple se vida.
Aslan et les deux sœurs ne bougèrent pas, car lui regardait la haute statue avec son air d’enfant un peu perdu, un peu intrigué.
« Est-ce que tout va bien, Aslan ? finit par demander tout doucement Anna.
– Hm ? »
Il cligna des yeux :
« Oui… »
Il y eut un silence avant qu’il n’ajoute avec une esquisse de sourire :
« La statue est très belle… Et ce lieu très apaisant… »
*********
Au soir de ce jour, le souper passé, un petit groupe de personnes se réunit discrètement au fond des cuisines, près des réserves.
Chaque accès de l’endroit était gardé par un membre de la garde, trois en tout, dos aux portes closes, et, debout ou assis sur un tabouret ou sur un tonneau, Ænerys, Fianna, Draco et Nyx firent un point aussi exhaustif que ce pouvait sur la situation et la suite des opérations.
« Je table sur une vingtaine d’hommes, expliqua Nyx, assis sur un tonneau, d’après les traces et ce que j’ai pu voir. Répartis en plus petits groupes, trois apparemment, dans différents bosquets.
– Ils devaient nous suivre à distance, peut-être une demi-journée ou une journée, pour être sûrs que nous ne les repérions pas… précisa Draco, lui debout contre une étagère, bras croisés.
– C’est plus que probable, approuva leur générale. Pouvons-nous en être sûrs ?
– Je pense que oui, lui répondit Draco. Une troupe aussi nombreuse n’a pas pu passer inaperçue, et j’ai entendu, tout à l’heure, dire que quelques personnes allaient partir demain pour le village le plus proche, qui est à deux jours de route, celui que nous avons traversé, juste à l’entrée du plateau. Je propose que nous envoyions quelqu’un avec eux pour se renseigner…
– Sous quel prétexte ? demanda Fianna. Nous ne devons absolument pas alerter nos amis… Nous sommes censés repartir rapidement… Pour perdre au moins quatre jours, il va nous falloir une très bonne raison… »
Suivit un long silence qu’Ænerys finit par rompre :
« Je crois que j’ai une idée… Anna m’a dit qu’ils allaient souvent là-bas, car l’herboriste de ce village leur procure beaucoup des plantes qui leur manquent ici, via ses contacts dans la vallée… Aslan est encore très faible, nous pouvons argumenter avoir besoin d’ingrédients spécifiques pour l’aider à être prêt à voyager au plus tôt ? »
Draco hocha la tête, mais Fianna grimaça :
« Pas spécialement besoin d’envoyer un de nos gens pour ça, les leurs pourraient tout à fait nous ramener ce genre de chose.
– Dans ce cas, pas besoin de les accompagner, intervint Nyx. Envoyer simplement l’un de nous, en urgence, serait crédible, voir plus crédible, car un cavalier seul sera bien plus rapide.
– Vous ne craignez pas qu’ils essayent de l’attaquer ? questionna Ænerys, alarmé, en les regardant tour à tour.
– S’il va suffisamment vite, sans quitter la route, il y a peu de risque qu’ils aient ne serait-ce que le temps de réagir, lui répondit Draco.
– Et ils n’ont aucun intérêt à risquer de nous alerter, renchérit Fianna.
– En plus, oui, opina son commandant. Hmmm… Je pense qu’Ilea serait la plus indiquée, c’est probablement la plus rapide de la troupe que nous avons ici. Sinon, Ugo est plutôt bon pour ça aussi.
– Parfait, nous verrons ça avec eux demain matin, dans ce cas, décida Fianna, et nous mettrons Shayne et Anna dans la confidence pour que rien ne fuite. »
Ainsi fut fait, et le lendemain, après l’office du matin et le petit-déjeuner, Ilea et Ugo enfourchèrent leurs montures pour partir ensemble mener la mission prévue. Il avait finalement été jugé plus prudent de ne pas envoyer qu’une personne et ces deux-là étaient ravis de l’opportunité d’aller se balader un peu.
Cela ne dérangea personne, mis à part, évidemment, Heliphas, qui se hâta de venir demander à Ænerys, parti voir un peu son cheval dans le pré, avec sa sœur et deux chevaleresses, ce que ça signifiait. Il était bien évidemment suivi de son secrétaire, toujours aussi penaud.
Le haut cheval noir du prince se laissait flatter par-dessus la rambarde, visiblement content de voir son humain, et il piaffa donc quand ce dernier cessa de le caresser pour se tourner vers les nouveaux venus.
« Bon matin à vous deux. Toutes mes excuses de n’avoir pu vous avertir. Nous avons établi que la santé de notre ami Aslan était encore trop vacillante pour le voyage que nous avons prévu, aussi voulions-nous lui préparer une potion pour l’aider à recouvrer des forces plus vite. Malheureusement, la pharmacie du sanctuaire manquait de deux ingrédients, nous avons donc envoyé nos deux plus rapides cavaliers les chercher. On nous a assurés que l’herboriste du village situé au bord du plateau les aurait. »
Le haut prêtre souffla, énervé :
« Bon sang, mais ne pourrions-nous pas tout simplement lui installer une couche dans une de nos charrettes et partir, au lieu de perdre encore du temps à dorloter ce sorcier ! Qui sait, en plus, s’il ne risque pas simplement de retrouver ses pouvoirs et de se retourner contre nous, si nous attendons qu’il aille si bien ! »
Ænerys sourit, car son cheval piaffait à nouveau et lui donna un petit coup de tête. Il leva la main pour caresser son museau, par-dessus son épaule.
« Allons, cessez de vous inquiéter, mon cher. Aslan est bien loin d’être un risque. Profitez plutôt de ce lieu pour vous reposer… Ce n’est pas si souvent que vous avez la chance d’être libéré de vos obligations, après tout, et nous aurons tous et toutes besoin de toutes nos forces pour la suite. »
Excédé, Heliphas se tourna alors vers Fianna, qui, jusque-là, regardait l’échange sans rien dire. Mais ses arguments n’eurent pas plus d’effets sur elle et les deux prêtres de Dana repartirent, le supérieur pestant après des rêveurs trop jeunes et inconscients pour se rendre compte de la gravité de leurs actes…
Une des chevaleresses eut un sourire en coin :
« Quel charmant homme, vraiment.
– Tant qu’il me prend pour un jeune idiot, c’est qu’il ne se doute de rien, et je préfère ça, lui répondit Ænerys avec un rapide sourire, lui aussi.
– Oui, l’inverse serait bien plus problématique… » confirma sa sœur.
*********
Trois jours devaient passer avant le retour des deux chevaliers.
Aslan reprenait lentement des forces, bien entouré par les soignants du lieu. Autorisées à l’approcher pour voir si elles pouvaient quelque chose pour lui, dès qu’il fut suffisamment « réveillé » pour pouvoir répondre à leurs éventuelles questions sur son état, ces personnes firent de leur mieux, chacune selon sa spécialité.
Ainsi, la vieille soigneuse, une petite femme voûtée et très maigre, lui prescrivit un régime strict pour l’aider à regagner force musculaire et vitalité au plus vite, à défaut de pouvoir lui préparer tout de suite une potion pour l’aider. Le masseur, un grand gaillard aussi large que haut, lui, conseilla, dans la même optique, des marches, pas trop longues, mais régulières, ainsi que des exercices légers, surtout des étirements.
« Nos collègues de la capitale sauront adapter à son état dans quelque temps, dit-il, mais pour l’heure, il faut commencer lentement. »
Ainsi donc, un après-midi, Aslan prenait l’air, assis sur le banc désormais habituel, au soleil, après s’être promené un moment, toujours avec ses béquilles et toujours encadré de ses deux chaperons, et Ænerys, qui les avait rejoints, tentait d’apprivoiser le corbeau, jamais très loin du roi déchu, surtout quand ce dernier était dehors.
Le grand oiseau noir tournait autour d’eux, au sol, ou posé alentour, sans oser s’approcher plus.
Le prince avait emmené des fruits secs et essayait d’inciter l’animal à venir les prendre dans sa main, mais l’oiseau restait suspicieux, se contentant de venir chercher ceux qu’il laissait au sol, de plus en plus près de lui, cependant.
Aslan regardait ça avec le sourire très léger qu’on lui voyait parfois et les deux religieuses étaient très amusées.
Méfiant et très vif, le volatile s’approchait très lentement, un pas en avant, deux en arrière, croassait, un pas de plus, pour chiper le fruit convoité dans son bec et filer aussitôt à quelques pas de là, le manger, avant de recommencer avec le suivant, posé, donc, un peu moins loin du jeune grand-prêtre que le précédent.
Enfin, après bien de la patience, le corbeau finit par arracher, plus qu’autre chose, une figue séchée des doigts d’Ænerys, accroupi au sol, avant de s’envoler pour se poser dans l’arbre voisin, car Fianna approchait avec Draco.
Un peu déçu de devoir arrêter, Ænerys redressa la tête pour les saluer :
« Tiens, qui voilà !
– Salutations, répondit sa sœur. Tout va bien, je vois ?
– Oui, lui répondit Anna. Notre ami marche de mieux en mieux.
– Parfait ! Et ça va aller en s’améliorant encore, puisque nos deux émissaires sont revenus et qu’ils ont bien trouvé les ingrédients qu’il nous fallait au village.
– Voilà une excellente nouvelle ! confirma Anna alors que sa consœur et Ænerys hochaient la tête. Ils ont été rapides !
– Chevaucher longtemps et rapidement n’est pas un souci pour nous, lui répondit gentiment Draco. Bon, après, il semble qu’ils aient décidé de faire la course dès qu’ils ont vu assez précisément la statue qui orne le sommet du sanctuaire, ce qui n’était pas spécialement prévu…
– Qui a gagné ? demanda Ænerys, amusé.
– Ugo, mais Ilea dit qu’il est parti au galop avant elle et sans sommation. »
Ænerys hocha encore la tête en se levant lentement et s’épousseta :
« Bah, ils n’en dormiront que mieux cette nuit…
– Nous avons confié les ingrédients à l’herboriste, elle dit que la préparation lui prendra environ une journée et demie.
– Qu’elle prenne le temps nécessaire, nous ne sommes pas à ça près. »
Le soleil baissant, Anna, sa vieille coreligionnaire et Aslan les laissèrent, les deux femmes voulant faire prendre un bain à leur protégé avant l’office. Ænerys sourit en voyant le corbeau, qui avait fini de manger la figue, s’envoler pour les suivre de loin.
Resté seul avec la générale et son bras-droit, et l’absence de personnes autour d’eux leur assurant la confidentialité de leur échange, Ænerys demanda plus sérieusement :
« Et pour le reste ?
– Il faut vérifier avec l’hôtellerie du sanctuaire, lui répondit Fianna. Les villageois ont vu, après notre passage, quatre groupes de pèlerins passer. Ils ne les ont pas comptés plus précisément, mais ce n’était pas des groupes très nombreux, pas plus de cinq ou six personnes.
– Je n’ai pas souvenir de tant de personnes arrivées après nous ici… remarqua le prince avec une moue pensive, en croisant les bras.
– Moi non plus, lui confirma Draco.
– C’est pour ça que nous devons savoir combien d’hôtes ont été référencés ici depuis notre arrivée, ajouta Fianna. La différence nous donnera le nombre presque exact de gens qui nous attendent au-dehors…
– Logique imparable… convint Ænerys. Bien, je me charge de demander à Shayne de vérifier ça pour nous, ça sera plus discret. »
Comme il avait pris l’habitude de célébrer les prières avec le Vénérable, Ænerys n’eut nul besoin de faux prétexte pour se retrouver seul avec ce dernier. Alors qu’ils se préparaient dans la petite pièce dédiée à ça, annexe au temple, enfilant les aubes rituelles, le prince lui fit part des informations recueillies et de la question mathématique qu’elles avaient soulevée.
« Bien, je verrai ça au plus vite, vous pouvez compter sur moi, lui répondit le vieil homme en hochant la tête.
– Merci infiniment.
– Je vous en prie… J’espère que le risque ne sera pas trop grand… Êtes-vous sûr de ne pas vouloir appeler des renforts ?
– Je ne pense pas que cela sera nécessaire, mais nous verrons si le chiffre paraît trop grand à ma sœur et sa troupe. »
Il sourit, rassurant :
« Nous ne prendrons pas de risque inutile, ne craignez rien.
– Nous prierons pour vous dans tous les cas. Pour votre sécurité et pour que votre lutte contre le Serpent Sombre soit une victoire.
– Merci. »
*********
Ænerys et ses comparses avaient décidé de se laisser encore quelques jours pour faire bonne mesure, au grand dam d’Heliphas qui avait de plus en plus de mal à rester courtois. Tout le monde, pourtant, le restait avec lui et bien peu comprenaient ses sautes d’humeur.
À croire qu’il était impossible, pour un haut dignitaire d’un culte tristement connu pour sa corruption et son goût du pouvoir, de vivre très longtemps au milieu de personnes bienveillantes et bien loin de ces considérations fort peu spirituelles.
Il fut donc extrêmement soulagé d’apprendre qu’ils partaient enfin, et son secrétaire, sans doute lui aussi las de le supporter, également.
Aslan était suffisamment en forme pour le voyage, ceci même si sa mémoire restait très floue. Anna s’invita, désireuse de rester auprès de lui, afin de pouvoir continuer à veiller sur lui et lui prodiguer les soins nécessaires jusqu’à ce que les guérisseurs de la capitale prennent le relais. Ses acolytes lui avaient préparé suffisamment de potions et d’onguent pour le voyage et lui avaient appris avec soin comment les utiliser. Sa vieille comparse ne se jugeait plus, par contre, suffisamment en forme pour le voyage. Ce qui ne l’empêcha pas d’offrir à Aslan une large écharpe pourpre, bien chaude et douce, qu’elle avait tricotée avec soin.
« Et prends bien soin de toi, grand dadais ! » lui dit-elle, bourrue, mais sincère, quand elle vint assister à leur départ.
La troupe partit un matin, après le premier office et le petit-déjeuner, non sans remercier très sincèrement leurs hôtes de leur accueil et leur aide. Shayne leur accorda sa bénédiction et les assura qu’ils resteraient dans leurs prières.
« Que la route du retour soit paisible et que vous arriviez tous et toutes sains et saufs à Samar. » dit-il en s’inclinant, mains écartées.
Un peu plus surprenant, il rejoignit Aslan qui attendait sagement, sa nouvelle écharpe au cou, appuyé sur sa désormais unique béquille, et lui dit avec une réelle bonté :
« Mon ami, j’ignore pourquoi Notre Déesse vous a accordé de vivre encore, mais je veux croire que c’est parce qu’Elle a confiance en votre capacité à La servir pour notre bien à tous. Prenez bien soin de vous et soyez assuré que vous serez toujours le bienvenu entre nos murs. »
Aslan le regardait et cligna des yeux, un peu surpris, avant de balbutier un remerciement hésitant. Ce qui ne fit qu’élargir le sourire du vieil homme qui le bénit.
La troupe quitta le Monastère des Monts Brumeux sous un soleil qui, s’il pointait à peine, promettait une fort belle journée.
Le plateau restait blanc, même s’il avait peu neigé durant leur séjour, et froid, mais tous étaient bien couverts.
Aslan et Anna s’étaient vus installer dans une des charrettes, un espace certes étroit, mais confortable, car le premier était encore trop faible pour voyager à cheval et la seconde pas entraînée à le faire pour un si long trajet.
Heliphas et son secrétaire étaient, eux, dans une autre carriole, et toujours d’aussi mauvaise grâce.
Ils chevauchaient depuis presque une heure, paisiblement, lorsqu’Ænerys, qui était auprès de sa sœur, parlant de choses et d’autres tranquillement, sursauta violemment et se tourna non moins nerveusement vers la charrette qui transportait le roi déchu. Alarmée, comme Nyx et les deux chevaleresses qui étaient à côté et derrière eux, Fianna lui demanda vivement :
« Qu’est-ce que tu as ? »
Ænerys secoua la tête :
« Non, rien… Nous venons de quitter le territoire placé sous la protection de Notre Déesse…
– Ah, je ne pensais pas qu’il s’étendait si loin du monastère… Et ? »
Ænerys grimaça et lui répondit tout bas :
« Rien, je ne pensais pas que Son influence masquait à ce point l’aura de notre protégé… »
Fianna fit la moue sans répondre. Parmi eux tous, seul son petit frère avait suffisamment d’affinités avec la magie pour pouvoir ressentir ce genre de choses. Si elle savait en théorie que le fait qu’Aslan ait de grands pouvoirs impliquait logiquement qu’il ait une aura imposante, elle ne pouvait en aucun cas l’appréhender elle-même.
Rien de plus ne fut échangé à ce sujet pour l’instant.
Lorsque le soleil fut au zénith, la troupe fit une pause pour manger et laisser tout le monde se dégourdir les jambes. Ils sortirent de la route pour s’arrêter à quelques pas, dans la neige. Un feu fut vite allumé pour faire chauffer de l’eau. Le repas serait froid, mais accompagné de thé bien chaud.
Ce n’est qu’à ce moment qu’ils remarquèrent le corbeau qui les toisait, perché sur une charrette. L’oiseau avait son habituel air suspicieux, qui en fit doucement rigoler plus d’un.
Aslan, qui venait de descendre à terre et s’étirait, tourna la tête en l’entendant croasser. Étonné de le voir là, le roi déchu s’approcha lentement, prudent avec sa béquille dans la neige, et leva le bras vers l’oiseau :
« Ben qu’est-ce que tu fais là, toi ? »
Le corbeau se pencha, croassa de nouveau, avant de venir se poser sur sa main.
Ænerys s’approcha doucement. Le volatile le tolérait mieux, mais restait farouche.
« Qui voilà donc… Décidément, il ne vous lâche pas.
– Oui… C’est étrange, je ne pensais pas qu’il quitterait les siens… Il repartira sans doute quand nous nous en serons trop éloignés pour lui…
– Nous verrons… Sa présence n’est pas un problème. »
Ænerys tendit lentement sa main pour caresser la petite tête noire qui tourna pour tenter de lui donner un coup de bec.
« Toujours aussi sale caractère, dès lors que ma main ne tend rien qui se mange ! » plaisanta le prince en retirant sa main.
Aslan eut un sourire.
« Allons, venez manger. Il y a de quoi faire, même pour lui, et nous n’allons pas rester ici très longtemps. »
Le repas consistait en viande séchée, en fromage et en pain, qui furent partagés dans la bonne humeur, avec un bon thé aux épices pour faire glisser et réchauffer tout le monde. Bien évidemment, les deux clercs de Dana mangèrent dans leur charrette, n’en descendant que pour faire leurs besoins et, pour le secrétaire, aller prendre de quoi manger pour eux.
Ceci fait, Aslan et Anna remontèrent dans leur carriole et la troupe repartit dans attendre.
Le plateau était vaste et plat, couvert de bosquets plus ou moins éloignés les uns des autres. La route était bien entretenue.
Le soleil baissa rapidement, mais il avait été décidé qu’ils chevauchent un moment après la tombée de la nuit. Ils ne firent que ralentir l’allure, allumant des torches.
Le froid de la nuit poussa par contre le corbeau, qui volait toujours autour d’eux, à rentrer au chaud près de son humain attitré.
À l’abri des charrettes, aucun des quatre civils ne remarqua que la troupe avait sorti ses armes pour les garder à portée de main, accrochées à leurs selles, ni que tous portaient leurs armures de cuir cloutées sous leur lainage et leurs capes.
La lune était haute et presque pleine, tant était qu’on y voyait plutôt bien sur la route.
Cette dernière longea bientôt une forêt plus dense, à droite, alors qu’à gauche se trouvait une vaste plaine d’herbes hautes que le vent léger faisait onduler.
Décision fut bientôt prise de s’y arrêter pour dîner et passer la nuit.
Ainsi donc garèrent-ils les charrettes au bord du large chemin et commencèrent-ils à s’installer comme si de rien n’était, faisant un plus grand feu et commençant, cette fois, à préparer une grande marmite de ragoût de pommes de terre et carottes.
Anna se joignit à la préparation, qui se déroula dans la bonne humeur, même si elle sentit les soldats moins joyeux que d’habitude. Elle mit ça sur le compte de la fatigue de la journée.
Fianna s’était comme toujours retirée pour faire son rapport quotidien. Nyx et Draco s’occupaient des chevaux, avec quelques autres. Les deux prêtres de Dana partirent un peu aux alentours pour se dégourdir les jambes et Aslan faisait de même en compagnie d’Ænerys et du corbeau.
L’ancien souverain ne marchait pas encore très vite, surtout de nuit et dans la neige. Il ne semblait pas souffrir du froid et appréciait ce beau décor nocturne et le calme environnant.
Lorsqu’ils rejoignirent les autres près du feu pour manger, quand on les y appela, ils découvrirent Draco, assis près d’Anna, qui se faisait charrier par Nyx, pour le plus grand amusement de toutes les personnes qui se trouvaient à portée d’oreille. La religieuse remplissait les écuelles avec l’aide du jeune Ugo ne l’était pas moins que les autres, même si elle était un peu plus rose.
« … Non, mais y a pas de souci, juré… »
Ænerys sourit en aidant Aslan à s’asseoir sur un des rondins de bois qui leur servaient de sièges.
« Que se passe-t-il ? demanda-t-il en s’installant à côté de lui, intrigué.
– Rien ! s’écria Draco, bien trop ferme pour que ça soit vrai.
– Il semblerait que notre commandant trouve Sœur Anna tout à fait charmante, répondit bien plus calmement Nyx.
– Mais… tenta de protester ledit commandant.
– Quoi, vous ne me trouvez pas tout à fait charmante ? » l’interrompit la religieuse avec un grand sourire.
Le vétéran rougit et bredouilla en détournant le regard :
« Non ça si mais bon…
– Mais bon quoi ? répliqua-t-elle alors que ça riait encore autour d’eux. Allez, mangez pendant que c’est chaud ! ajouta-t-elle en lui mettant une écuelle fumante dans les mains. Nous aurons le temps de voir le reste plus tard. »
Il lui jeta un œil fuyant et murmura un tout petit « merci » qui ne calma pas l’hilarité de ses camarades.
Les militaires mangeaient à tour de rôle, rapidement. Fianna les rejoignit sur la fin, regarda tout le monde avant de s’asseoir et de prendre l’écuelle qu’on lui tendait :
« Tout va bien, par ici ?
– Pas de souci, Générale ! »
Elle hocha la tête et n’eut que le temps d’avaler quelques bouchées que des cris retentirent, venant des bois voisins. Draco et Nyx échangèrent un regard et filèrent, suivis de cinq de leurs compagnons d’armes, plusieurs avec des torches, pour découvrir Heliphas, décoiffé, sa robe souillée de boue neigeuse, qui accourait en appelant à l’aide.
« On y est, murmura Nyx.
– Comme prévu. » répondit sur le même ton Draco.
Ils rejoignirent rapidement le prêtre paniqué :
« Que s’est-il passé ? lui demanda gravement Draco.
– Des bandits ! Des pillards !… Kayan nous a perdus, comme un idiot, à vouloir aller dans ces bois ! Il s’est éloigné pour soulager sa vessie, soi-disant, et moi je l’attendais, et ses brutes sont sorties de nulle part pour m’agresser ! »
Nyx leva la main et indiqua la forêt sans un mot. Deux chevaleresses dégainèrent leurs épées et un autre arma son arc, pointant sa flèche pour les couvrir alors qu’elles avançaient lentement, très vigilantes.
« Je ne vois rien, dit l’une d’elles au bout d’un moment.
– Comment, mais je ne mens pas ! vociféra Heliphas, sa fureur remplaçant sa peur.
– Nous n’en doutons pas, mais vos assaillants sont hors de vue. »
Draco soupira sombrement :
« Et votre secrétaire ?
– Qu’est-ce que j’en sais, ils ont dû l’égorger, cet imbécile ! »
Ænerys, Fianna et trois autres chevaliers les rejoignirent. Derrière eux, les quatre combattants restants entouraient Anna et Aslan, restés en retrait, près des charrettes, elle plus inquiète que lui, qui essayait plutôt de comprendre ce qui se passait, appuyé sur sa béquille d’une main et tenant son corbeau contre lui de l’autre.
Heliphas pestait contre les brutes qui avaient tenté de le tuer et commençait à partir après eux, qui ne l’avaient pas protégé, mais Fianna le coupa plus que fermement :
« Personne ne vous a demandé d’aller vous perdre dans ces bois. Rester à portée de vue de son campement tient du simple bon sens. »
Il ne put rien répliquer, car Ænerys, dont le regard errait sur la forêt, déclara d’un ton inhabituellement grave :
« Les voilà. »
Celles et ceux qui n’avaient pas encore dégainé leurs lames ou armé leur arc le firent en un clin d’œil, le temps qu’il fallut également à Draco pour attraper Heliphas et le pousser derrière lui, alors même que certains reculaient aussi pour renforcer la protection d’Anna et Aslan. Nerveux, le corbeau restait pourtant blotti contre lui.
Anna était clairement la moins rassurée et cela ne s’arrangea pas lorsqu’elle vit le visage du roi déchu s’assombrir et ses sourcils se froncer.
« Aslan ? Qu’y a -t-il ? demanda-t-elle d’une voix peu sûre.
– Je connais cette aura… »
Plusieurs personnes sortirent du couvert des arbres.
Une haute silhouette dissimulée par une cape noire, deux hommes portant chacun une épée et tenant Kayan, qui semblait terrorisé, et on devinait sans mal bien d’autres personnes dans l’ombre.
« Bonsoir, les salua calmement Ænerys.
– Mon prince… gémit Kayan, qui tremblait de tous ses membres.
– Bonsssoir, répondit enfin, d’une étrange voix sifflante, l’être encapuchonné. Navré d’interrompre votre sssoirée… Nous avons une requête et je gage que sssi vous tenez à la vie de ssset homme, vous y répondrez sssans dissscuter… »
Ænerys le regardait, toujours grave, tout autant que sa sœur et Draco, qui étaient à ses côtés, et hocha la tête pour lui faire signe de continuer :
« Notre demande est sssimple : la vie de notre otage contre ssselle du Roi Sorcier. »
Kayan couinait toujours, mais cela ne semblait apitoyer ni ceux qui le tenaient, ni ceux qui leur faisaient face.
« Que vous protégiez ssset être démoniaque est un blasssphème, mais nous allons y remédier… »
Il y eut un long silence.
Aslan s’avança lentement avec le même air sombre. Aucun des militaires ne le retint, au contraire. Ils s’écartèrent tous sans y penser, et seul le bras qu’Ænerys leva pour lui barrer la route l’arrêta. Il fixait l’être à la cape et demanda :
« Qui êtes-vous ?
– Je vous présente le Sôôm, Aslan, lui répondit Ænerys en tournant légèrement la tête vers son protégé. Le grand-prêtre d’Aapep, le Serpent Sombre. »
Le sursaut du grand-prêtre en question n’échappa à personne. Ænerys continua, très calme, en regardant à nouveau dans sa direction :
« Merci beaucoup d’être venu en personne. Et arrêtez de faire l’idiot avec cet otage, nous savons qu’il n’a jamais été dans vos intentions d’épargner le moindre d’entre nous. »
Le Sôôm ricana et fit un petit signe à ses gens qui poussèrent sans sommation Kayan en avant, manquant de peu de le faire s’étaler dans la neige sale :
« Vous sssemblez bien sssûr de vous… Mais sssavez-vous qui je sssuis réellement ?
– Le maître d’une secte d’adorateurs du Serpent Sombre, qui pense que son retour est la volonté des Dieux, pour purifier notre monde ou que sais-je du même acabit… Et qui, dès qu’elle a été informée du réveil prochain d’Aapep, a commencé à le préparer… Ceci passant par la nécessité d’éliminer la seule menace réelle à son retour, en la personne encore en vie parmi celles qui l’ont vaincu il y a cinq cents cycles…
– Un blasssphémateur qui a osé se dressser contre la volonté des Dieux ! Tous le sssavent, ce n’est qu’un sssorcier, qui sss ’est allié à un démon pour répondre chaos et dessstruction !!! N’est-ssse pas dans tous les livres d’hissstoire ?!
– Dans ceux que vous avez falsifiés, oui, profitant de la guerre civile qui a suivi…
– Mais !… Comment pouvez-vous le sssavoir ! Nous avons effasssé toutes les trassses !
– Presque toutes. » le corrigea Ænerys.
Kayan se rapprocha d’eux rapidement, tout penaud, en enfonçant ses mains dans ses manches épaisses comme pour stopper ses tremblements.
Aslan avait plissé les yeux.
« C’est ça… murmura-t-il. Ça ressemble à l’aura du Serpent Sombre… Mais c’est si faible que je ne l’avais pas reconnu… »
Cette remarque fit à nouveau trembler le grand-prêtre, mais de colère, cette fois.
« Faible ?! … Tu oses, toi misérable, toi qui as osé défier les Dieux en ssscellant mon ssseigneur dans la glassse, me traiter de faible, moi qui ai été béni par lui, à qui il a confié sssa toute-puisssance !… »
Cette tirade n’émut pas le moins du monde ses adversaires, ce qui ne fit qu’ajouter à sa fureur :
« Raaaaaaah !!!! Pitoyables mortels, puisssque vous refusez d’entendre la raison, resssevez votre punition, de moi, le Sssôôm, l’Arme Divine qui purifiera ssse monde ! »
Une brume noirâtre entoura l’être à capuche alors que ses deux sbires tombaient à genoux et levaient les bras pour l’adorer, entonnant un chant lugubre que reprirent leurs coreligionnaires toujours cachés dans les bois.
La brume s’épaissit et grandit, Ænerys ne la quittait pas des yeux, Aslan non plus. Le prince leva sa main, index et majeur dressés, prêt à parer toute attaque.
Celle-ci devait pourtant venir de derrière lui. Kayan sortit une dague de sa manche et tenta de se précipiter pour poignarder le prince. Il avait grandement sous-estimé les réflexes de Nyx, qui lui fit un croche-patte, suivi d’un coup de coude puissant dans son dos, alors qu’il basculait vers l’avant, pour achever de le faire s’étaler dans la neige. D’autres le saisirent et lui lièrent les mains dans le dos en un éclair.
Ænerys ne lui accorda même pas un regard.
« Bien essayé, Kayan… Bien. Nous allons voir, dit très sérieusement le prince, qui, de moi, Premier Serviteur de Kan ’Yin, ou de vous, Sôôm du Serpent Sombre, sert vraiment la volonté des Dieux… »
Il ne frémit pas face au grand serpent aux écailles noires comme de l’onyx, aux yeux d’un rouge sanglant, qui leur faisait désormais face, les dominant largement du haut de sa dizaine de mètres.
Galvanisés, plusieurs de ses suivants sortirent de sous les arbres pour attaquer, se heurtant aux chevaliers qui les attendaient de pied ferme et n’eurent aucun mal à les contenir. Deux archers, s’étant glissés à bonne distance et bon angle, tirèrent sur Aslan.
La première flèche explosa contre son épaule sans lui faire le moindre dommage.
La seconde frappa le corbeau qui poussa un cri de douleur, son sang éclaboussant celui qui le portait, le faisant sursauter, puis se figer, son regard braqué sur le grand serpent noir.
Alors que l’oiseau couinait et se débattait faiblement, Aslan frémit, ferma les yeux et inspira profondément. Ænerys lui jeta un œil en coin, vaguement inquiet de ce qu’il ressentait chez l’homme qui se trouvait à sa droite.
« En ce jour, je renouvelle mes vœux à La Déesse… »
La voix était glaciale.
« Je remets ma vie et la puissance qui m’a été confiée entre les mains de La Déesse. »
Ænerys tentait de rester concentré sur le serpent. Ce dernier cracha, mais il n’eut aucun mal à créer une barrière magique pour les protéger du venin. Il regarda à nouveau, rapidement, Aslan, dont l’aura déjà immense semblait devenir infinie…
« Qu’Elle m’accorde force et courage.
Qu’Elle m’accorde sagesse et tempérance.
Qu’Elle m’accorde empathie et miséricorde.
Que mes pouvoirs servent la justice et la paix.
Que mes pouvoirs protègent les faibles et les démunis. »
Fianna, Nyx et Draco se regardèrent, interdits. C’était le serment des guerriers de la Fleur Pourpre, mais pas la version qu’ils connaissaient ?…
« Que jamais mes pouvoirs ne blessent un innocent.
Que jamais mes pouvoirs ne soient guidés pas la colère et la haine. »
Aslan inspira de nouveau, caressa l’oiseau blessé avant de poser un genou au sol pour l’y déposer doucement et de relever la tête en rouvrant des yeux qui n’avaient plus rien d’humain.
Des yeux dorés aux pupilles fendues.
« J’en fais serment ce jour, sur ma vie et ma foi. »
L’air devint brutalement si froid autour de lui que tous durent s’écarter.
« Bon sang ! cria Ænerys, pris de court. C’était absolument pas prévu si vite, ça ! »
Il cria encore :
« Derrière moi, tous, vite ! »
La troupe obéit sans comprendre et n’eut que le temps de le faire. Ænerys tendit ses deux mains pour les protéger de ce que ressemblait fort à une tornade de glace qui renversa, près d’eux, deux de leurs charrettes et fit chuter trois arbres de l’autre côté.
La neige tombait à gros flocons, un vent violent la poussait en tous sens, mais tous se figèrent en apercevant la grande silhouette d’une wyvern immaculée, scintillante comme un diamant, qui rugit avant de prendre son envol pour se jeter sur le serpent.
La tempête de neige se calma un peu comme le dragon ailé s’éloignait d’eux.
« Euh… Il s’est passé quoi, là… » bredouilla le jeune Ugo en regardant tout autour d’eux.
La tornade de glace avait visiblement anéanti leurs ennemis. Pas qu’ils soient forcément morts, mais aucun ne semblait plus apte à se battre. Quelques pieds et bras émergeaient de la neige et de la glace et on entendait quelques gémissements.
Un sifflement strident du serpent, qui venait de parvenir à repousser la wyvern, réattira leur attention vers leur combat. Le serpent parvint à s’envoler par magie, crachant à nouveau du venin. La wyvern, posée au sol, leva son aile pour s’en protéger avant de gronder pour s’envoler à nouveau à sa poursuite.
« Euh, on se rallume un feu, hein, ça vous dit ?… » proposa une chevaleresse qui grelottait.
Anna s’avança pour regarder le ciel où les deux entités se battaient avec rage, jusqu’à ce qu’un faible piaillement ne la ramène au sol. Comprenant, elle se précipita pour sortir de sous la neige le corbeau frigorifié. La blessure ne semblait pas si grave, le froid avait fait cesser le saignement.
« Mon pauvre… »
Elle le glissa au chaud contre sa poitrine sans qu’il puisse faire autre chose qu’un petit croassement de protestation. Draco, qui l’avait suivie, sourit et tous deux se tournèrent vers les autres quand Nyx, finalement amusé de tout ça, demanda à Ænerys et Fianna en pointant le ciel où désormais, le serpent semblait surtout tenter désespérément de fuir :
« Vous n’auriez pas oublié de nous parler d’un truc important ? »
Ænerys sourit et se gratta la nuque, gêné :
« Désolé… Je ne pensais vraiment pas que ça arriverait… Il me paraissait encore trop faible et puis… »
Il regarda le ciel, où la wyvern avait rattrapé le serpent et ne semblait pas décidée à le lâcher, ses mâchoires refermées sur sa gorge et ses puissantes pattes arrière le lacérant de leurs longues griffes.
« … Très honnêtement… J’avais du mal à y croire moi-même… »
Anna et Draco revinrent vers eux :
« Mais de quoi s’agit-il ?
– La légende disait qu’il chevauchait un dragon de glace… se souvint un chevalier.
– Oui, c’est ce qu’elle a retenu… répondit Fianna. Mais la vérité, c’est que c’est lui, le dragon de glace… »
Un silence abasourdi suivit, que Nyx interrompit :
« Ah oui. Et il a fait ça comment ?
– Je n’ai plus tous les détails en tête… répondit cette fois Ænerys. La quête pour vaincre Aapep les a conduits très loin et la seule solution qu’ils ont trouvée a été de le faire fusionner avec une wyvern mourante… Une créature immémoriale, à la puissance incroyable… Assez pour parvenir à sceller le Serpent Sombre dans la glace… »
Ils entendirent un nouveau cri dans le ciel, d’agonie celui-là, et les deux créatures chutèrent.
« Bon, ben en tout cas, ce serpent-là n’aura pas fait long feu… observa un autre chevalier.
– Si Aslan a pu vaincre le vrai sous cette force, ce n’était pas cet ersatz qui allait le mettre en difficulté… »
*********
Aslan reprit conscience et tenta de rouvrir les yeux. Une main caressait sa tête. Il les referma et tenta de se souvenir. Il se sentait vidé de toutes ses forces.
« Aslan ? » l’appela avec douceur une voix désormais familière.
Il inspira.
Ah oui, le combat. Il avait repris forme humaine, épuisé, en tombant au sol. Et là, il était allongé sur le dos, dans la neige, et la lune le surplombait. Une silhouette se pencha, un visage souriant. Il comprit qu’il avait la tête posée sur ses genoux.
Il leva une main faible pour caresser sa joue.
« Je me souviens enfin qui tu me rappelles… »
Deux mains chaudes saisirent la sienne.
« Nashoba… Mon amour, mon gardien… Un homme qui n’était que bienveillance et sagesse… Celui qui veillait sur moi, qui était toujours pour me soutenir, me contenir, et qui a tout fait, alors que la puissance du dragon me rongeait, pour me garder hors de la folie qui me guettait… »
Il s’arrêta un instant.
« Mon frère l’a tué parce qu’il savait que sans lui, je sombrerais… Il l’a assassiné… M’a renvoyé sa tête… Et les ténèbres m’ont englouti… »
Il se tut encore un instant :
« J’aurais voulu mourir, mais je ne le pouvais plus… Et me voilà aujourd’hui… Encore en vie… En train de regarder la lune, comme il aimait le faire… Est-ce que tout ça a encore un sens… »
Il entendit des voix, d’autres personnes approchaient.
« Ah, ils sont là, il l’a retrouvé ! »
Il referma les yeux.
« Pardon, Ænerys… Je vais dormir un moment… »
Ænerys sourit :
« Repose-toi, ne crains rien. Tout va bien se passer, désormais. »
*********
Il avait neigé trois jours sur Samar, une neige légère, mais enfin, ce matin-là, le soleil était de retour, et la capitale était très belle et scintillait paisiblement sous ses rayons.
Les citadins vaquaient à leurs occupations et regardèrent avec curiosité les deux cavaliers passer à toute allure dans les rues. Les plus attentifs reconnurent l’uniforme de la garde royale, virent qu’il s’agissait d’une chevaleresse et d’un plus jeune chevalier, les autres se dirent que ces deux-là étaient très pressés.
Ils foncèrent droit à la citadelle, où elle arriva en première. Elle franchit les hautes portes grandes ouvertes sans ralentir. Ceux qui la gardaient, aussi membres de la garde royale, se contentèrent de la laisser faire, sachant même sans l’avoir reconnue que si elle avait pu entrer en ville, où leurs collègues de la milice urbaine étaient très stricts, c’était bien qu’elle était des leurs et pas une imposteuse. Le second passa de même et la rejoignit alors qu’elle avait traversé le premier grand jardin et s’était arrêtée à la seconde porte, bien plus petite, qui menait à la cour d’honneur du château lui-même. Les trois gardes qui étaient à celle-là la saluaient avec joie quand il arriva à leur hauteur.
« … Ça fait plaisir de te revoir, Ilea ! Enfin de retour ? … Eh, salut Ugo ! »
Le jeune homme riait et la pointa du doigt :
« Tricheuse ! Tu as coupé par la Vieille Écluse, je t’ai vue !
– On a jamais dit qu’on avait pas le droit ! »
Ils rirent ensemble, puis le vétéran qui les avait accueillis leur demanda :
« Tout va bien ? Vous êtes venus en éclaireurs ?
– Oui, le reste du groupe sera là bientôt. Nous avons été envoyés pour prévenir notre roi, lui répondit Ilea en démontant.
– Tout s’est bien passé ?
– Ouais, un peu plus compliqué que prévu, mais ça va ! » confirma Ugo en hochant la tête.
Il descendit à terre à son tour.
Ils trouvèrent rapidement le roi. Il était dans sa salle de travail en compagnie de la vieille duchesse qui était membre de son conseil. Ils travaillaient sur le financement d’un grand aqueduc, au sud, mais accueillirent immédiatement et avec soulagement les deux messagers.
« Votre Altesse, lui dit Ilea en s’inclinant, votre sœur Fianna, notre générale, et votre frère Ænerys, Grand-Prêtre de Kan ’Yin, vous saluent par ma bouche. Ils nous suivent et seront là dans l’après-midi.
– Bien ! Bien ! » répondit Onidas, qui était assis à sa table de travail, en soufflant un coup.
La duchesse avait fermé les yeux et hochait la tête.
Le roi inspira et se leva vivement :
« Est-ce tout ?
– Votre sœur vous fait savoir que la mission a été accomplie, même si pas de la façon dont elle le pensait. Votre frère et elle vous expliqueront tout en détail dès qu’ils seront là. Sinon, nous ne déplorons aucune perte dans nos rangs. Nous ramenons quelques prisonniers, par contre.
– Parfait. Merci. Allez vous reposer et vous restaurer, vous l’avez largement mérité. »
Le reste du groupe arriva, comme prédit, quelques heures après le déjeuner.
Onidas, son épouse Esther et leurs deux enfants vinrent les accueillir à la petite porte qui menait à la cour d’honneur.
La famille royale nota que, s’il y avait toujours trois charrettes, l’une d’elles était différente des autres, et aussi d’Ænerys, Draco et trois autres chevaliers n’étaient pas là.
Fianna démonta rapidement pour les rejoindre.
« Salutations à vous !
– Bonjour, ma sœur. Vous êtes plus que bienvenus…
– Est-ce que tout va bien ? se permit Esther, vaguement inquiète. Vous avez été bien long à arriver, depuis qu’on nous a avertis que vous étiez entrés en ville ?
– Oui, oui, tout va bien. Nous avons juste fait un détour pour laisser le seigneur Heliphas chez lui, avec trois des nôtres, et passer au grand temple. Ænerys voulait au plus vite confier Aslan aux soins de ses guérisseurs. Draco est resté avec lui, ajouta-t-elle et ça rigola derrière, ils nous rejoindront dès que ça sera fait. »
Nyx avait démonté et déclara :
« Ouais ouais, Draco a tenu à rester avec notre prince, tout à fait ! »
Ses compagnons de route éclatèrent de rire et même Fianna gloussa et se tourna vers eux :
« Tout à fait, et absolument pas avec Sœur Anna ! »
Ça rit plus fort. Onidas et Esther échangèrent un regard amusé en comprenant le sous-entendu, alors que leurs enfants faisaient de même sans trop comprendre, eux.
Les chevaliers firent descendre de la charrette inconnue sept hommes qui étaient solidement attachés, dont, ce qui était plus surprenant, Kayan, le secrétaire d’Heliphas, ce dernier n’étant effectivement pas là non plus.
Fianna regarda à nouveau son frère :
« Nous vous expliquerons tout dès qu’ils seront là.
– Je vois qu’il y a effectivement des choses à éclaircir. Mais nous ne sommes pas si pressés… »
Ænerys et le commandant ne tardèrent pas.
Ils prirent, comme les autres, le temps de se laver, mais pas de se restaurer, eux, car le roi les invitait à les rejoindre pour ce faire en sa compagnie.
Sur le chemin qui les conduisait au salon où ils étaient conviés, les deux hommes croisèrent la reine, sa fille et son jeune fils, lequel se précipita vers Ænerys quand il le vit :
« Mon oncle ! Bon retour ! »
Ænerys sourit, comme la mère et la sœur de garçonnet :
« Bonjour, Carolus. Merci. »
Le prince s’accroupit et étreignit avec plaisir le petit garçon qui lui chuchota :
« Dis, dis, vous avez trouvé le seigneur au dragon ?
– Oui, il est au temple. Il a besoin de se reposer, mais tu le rencontreras bientôt. » lui répondit son oncle sur le même ton.
Amusé par l’air émerveillé de l’enfant, Ænerys sourit à sa belle-sœur et sa nièce qui les avaient rejoints. Draco, lui, s’inclina.
« Bonjour, Esther, bonjour, Tiana.
– Bonjour à vous, répondit la reine. Je suis heureuse que vous soyez tous revenus sains et saufs. Vous ne semblez même pas si fatigués…
– Nous avons pris le temps de rentrer sans nous épuiser. Dès que notre affaire a été réglée, nous n’étions plus si pressés. »
Le grand-prêtre et le vétéran gagnèrent sans plus attendre la pièce où le roi, Fianna et la duchesse attendaient, assis sur de confortables sofas, autour d’une table couverte de divers petits gâteaux et de tasses et de théières.
Une fois tout le monde assis et servi, la discussion s’engagea. Ce fut la duchesse qui commença :
« J’ai su que vous aviez ordonné que le haut prêtre Heliphas soit gardé à résidence sans contact avec l’extérieur pour le moment, tout en faisant officiellement savoir qu’il était malade et contagieux, et que son secrétaire était décédé ? Qu’en est-il réellement ?
– Pour Heliphas, le garder en sécurité tout en étant sûr qu’il n’ait aucun contact avec son ordre pour le moment, expliqua Fianna. Nous n’avions ni le temps ni les moyens d’interroger efficacement nos prisonniers, donc, nous avons ramenés ici ceux dont nous sommes sûrs de l’appartenance au culte du Serpent Sombre et, dans l’attente des résultats, avons préféré isoler Heliphas. »
Le roi hocha lentement la tête alors que sa conseillère restait choquée :
« Pensez-vous réellement qu’il soit un membre de cette secte horrible ?!
– Non, probablement pas, la rassura Ænerys en déniant du chef. Leur pantin, oui, ça, sans nul doute, mais non, pas un des leurs. Son prétendu secrétaire a tenté de l’incriminer, mais je n’y crois pas. Batak, puisque nous avons appris que Kayan n’était pas son vrai nom, cherche juste à le salir et aussi et surtout, en prétendant qu’il est le seul commanditaire de tout cela, à protéger les autres membres de son culte qui ont infiltré celui de Dana. C’est pour cela que nous le faisons passer pour mort pour le moment, lui, pour ne pas alerter ses complices.
– Heliphas a juré sur Sa Déesse qu’il lui était loyal, ajouta Fianna. Il était furieux et nous a presque ordonné de pendre, le cite, ‘’son traître d’assistant’’ haut et court immédiatement. Mais le fait que nous lui signalions qu’il était lui-même plus que suspect et que cette demande d’exécution pouvait n’être motivée que par la volonté de faire disparaître un complice gênant lui a très vite ôté toute velléité à protester plus avant.
– Ce qui fait qu’il nous a laissés tranquilles pendant tout le reste du voyage, précisa Draco avec un sourire.
– Toujours ça de pris, j’imagine, soupira Onidas. Et donc, qu’en est-il du reste ? J’ai eu tes missives autant que possible, Fianna, mais elles restaient succinctes.
– Tu liras mon rapport détaillé… »
Ce fut à nouveau Ænerys qui prit la parole, pour expliquer doctement :
« Nous sommes arrivés sans encombre au Monastère des Monts Brumeux. Là, le Vénérable Shayne et sa seconde, Sœur Anna, qui est revenue avec nous, nous ont confirmé que leur prisonnier était bien là, bien vivant, et nous l’avons rapidement constaté de nous-même. J’ai pu sonder la surface de son esprit, ce qui m’a confirmé qu’il n’était pas dangereux. Aussi, avec son accord, l’avons-nous sorti de sa cellule pour le soigner, officiellement pour qu’il nous explique comment faire pour vaincre Aapep, et officieusement, pour préparer son retour ici. Sa mémoire était très confuse, cela nous donnait donc une excuse parfaite pour attendre un peu.
« Nous avons pris soin de surveiller les environs du temple, pour découvrir rapidement que, comme nous le pensions, des membres de la secte du serpent nous avaient suivis et nous attendaient. Nous avons donc pris tout le temps nécessaire pour évaluer leur nombre, déjà en allant examiner leurs traces. Nyx les a estimés à une vingtaine. Ensuite, en envoyant deux chevaliers, Ilea et Ugo, pour ne pas les nommer, au village le plus proche sous prétexte de nous ramener des herbes pour soigner Aslan, ce qui nous a permis de savoir combien de personnes y étaient passées après nous et, après, en recoupant avec le livre d’entrées du monastère, de confirmer que nous avions bien affaire à entre quinze et vingt individus.
– C’était juste : en fin de compte, ils étaient dix-sept, intervint Draco.
– Nous avons donc à nouveau laissé passer du temps, enchaîna Fianna, avec deux buts : qu’ils s’usent les nerfs et surtout qu’ils épuisent leurs provisions, puisqu’ils n’avaient aucun moyen de s’en procurer sans risquer de nous alerter. Et de prétendre simplement toujours attendre qu’Aslan aille mieux, pour ne pas qu’ils comprennent que nous les avions repérés. Leur agent infiltré avec nous, ce fameux secrétaire, n’y a vu que du feu.
– Aslan restait faible et confus, précisa Ænerys. Il était évident pour tous qu’il n’était pas dangereux, qu’il était incapable d’user de ses pouvoirs magiques. Attendre qu’il tienne à peu près sur ses jambes était parfaitement crédible… C’est ce que nous aurions fait, même sans eux.
– Lorsque nous sommes enfin partis, continua sa sœur, nous savions exactement quand ils allaient nous attaquer : dans la soirée, au plus tard dans la nuit, c’est-à-dire quand nous serions entre le Monastère et le village le plus proche. Trop prêt du sanctuaire, ils alerteraient ce dernier, et s’ils attendaient plus, nous serions dans des zones plus peuplées où leur action aussi serait impossible à dissimuler. Nous étions donc prêts. Le faux secrétaire a tenté d’entraîner Heliphas dans les bois où se cachaient ses alliés, sans doute pour se débarrasser de lui, mais il est parvenu à leur échapper et à nous rejoindre. La suite a été très vite : ils ont commencé par faire passer leur complice pour un otage et comme ça n’a pas marché, ils ont attaqué…
– Ce qui n’était par contre pas du tout prévu, reprit Ænerys en frottant ses mains et en regardant ailleurs, c’était que le Sôôm lui-même, leur maître spirituel, soit là en personne et prenne sa forme de serpent géant devant nous… Poussant Aslan à se transformer, lui aussi, en wyvern de glace pour le combattre…
– Enfin, on dit ‘’le combattre’’, précisa sa sœur, mais on devrait dire ‘’le massacrer’’…
– Ah ça, sûr, approuva Draco en hochant la tête, il n’a pas fait dans la finesse… »
Un silence éloquent suivit, alors que le roi comme la duchesse les regardaient avec des yeux ronds. La vieille dame se reprit la première :
« Dieux !… Avait-il donc recouvré ses forces si vite, finalement ?
– Non, c’est un peu plus compliqué que ça, lui répondit Ænerys en lui souriant. Je ne vais pas entrer dans les détails, la magie est une chose complexe, disons simplement qu’il est admis qu’un pouvoir fort puisse réveiller un pouvoir latent. C’est ce qu’exprime un très vieil adage : ‘’la magie appelle la magie’’. Aslan était vraiment incapable d’utiliser ses pouvoirs seul, mais il y a eu deux facteurs : en se transformant devant nous, le Sôôm a dégagé une très grande puissance et moi-même, en en appelant à ma magie pour nous protéger, j’en ai rajouté sans du tout penser que cela suffirait à réveiller les pouvoirs dragonites d’Aslan… Il a donc pu se transformer et vaincre notre adversaire, mais ça lui a coûté cher, il est inconscient depuis. »
Onidas hocha gravement la tête :
« Risque-t-il de ne pas pouvoir se réveiller ?
– Non, reste que son sommeil peut être long…
– Risque-t-il de ne pas se réveiller à temps ?
– Il n’y a pas de raison à ça, mais les soigneurs doivent étudier son cas avant de nous le dire. »
La duchesse reconnut :
« Il serait en effet dommage que vous ayez fait tout cela pour qu’il soit incapable de nous aider à vaincre le Serpent Sombre lorsque ce dernier se libérera… »
*********
Ænerys retourna dès le lendemain au grand temple, résigné d’avance à tout le travail qui l’y attendait après sa longue absence. Il commença par prendre des nouvelles d’Aslan, mais son état n’avait pas évolué et même les meilleurs guérisseurs du lieu étaient circonspects devant ce cas si particulier.
Le prince passa tout de même le voir.
Installé confortablement dans un grand lit à baldaquin, dans la chambre réservée aux invités de haut rang, le roi déchu semblait juste dormir, paisible. Anna était à son chevet, assise au bord du lit, lorsqu’Ænerys entra. Elle caressait le corbeau, posé sur ses genoux. L’oiseau avait été soigné. Il allait bien mieux, mais ne pouvait pas encore voler.
Le prince s’approcha doucement :
« Salutations. Comment allez-vous ?
– Bonjour, Ænerys. Mieux après une bonne nuit dans un vrai lit, et vous-même ? lui dit-elle aimablement, même si elle semblait encore bien lasse.
– J’avoue que retrouver mon lit a été une grande joie, admit-il volontiers. Les soigneurs m’ont dit que… »
Il sursauta et se tourna soudain, regardant en direction d’un mur pourtant vide.
« Ænerys ? l’appela Anna, alarmée.
– Qu’est-ce que… ? »
Il fronça les sourcils.
« Pardonnez-moi, Anna, je reviens… »
Il partit, courant presque, sans faire attention ni aux autres religieux qui le regardaient passer avec surprise ni aux personnes qui, comme lui, semblaient soudain très troublées.
Il rejoignit par le plus court chemin les vastes terrasses du bâtiment où il se trouvait, situées sur son toit, pour regarder au sud, et ses yeux lui confirmèrent rapidement ce qu’il avait senti, une aura d’une puissance inhumaine, très proche de celle d’Aslan, telle qu’il avait pu la sentir dès lors que la protection du sanctuaire de Kan ’Yin avait cessé de la masquer.
Une wyvern dorée approchait dans le ciel.
D’autres l’avaient rejoint. Tous restèrent cois.
La créature allait rapidement et droit vers eux. Elle ne fit pas de détour et finit par venir se poser sur la terrasse, calmement.
Toutes les personnes présentes, celles qui avaient senti la wyvern arriver, tout comme celles qui, intriguées, les avaient suivis sur le toit, restaient stupéfaites.
Le grand dragon ailé s’ébroua et s’étira en bâillant avant de se transformer pour prendre lentement une autre forme : un grand corps humanoïde aux courbes féminines, aux épaules larges, aux longues mains fines, dont les jambes tenaient plus de larges pattes griffues, avec une longue queue mince, recouvert d’écailles aux teintes allant de l’or pâle à l’or rouge pour ce qu’on put en voir, car très vite, des vêtements légers apparurent sur lui, un court pantalon noir ample à la ceinture duquel pendaient quelques bourses, et d’une sorte de large bande de tissu, noire également, recouvrant son poitrail et une de ses épaules. Son visage ovoïde, reptilien, avec de grands yeux vermillon aux pupilles fendues, était surplombé par deux cornes fines et torsadées.
Ænerys déglutit malgré lui et prit son courage à deux mains pour s’approcher et tenter :
« Euh… Bienvenue… ? »
Le regard orangé se posa sur lui alors qu’une langue bifide jaillissait de sa bouche l’espace d’une seconde.
« Hmm… Vous êtes le jeune humain que les visions m’ont montré… dit la créature d’une voix étrange, mais très douce. Auriez-vous la bonté de me conduire auprès de mon ami, le roi Aslan ? Les visions m’ont aussi montré qu’il avait épuisé ses forces en combattant l’émissaire du Serpent Sombre. Aussi ai-je décidé de le rejoindre et de l’aider, attendre sa venue à la bibliothèque aurait été bien trop long. »
Ænerys restait subjugué, mais il se souvint d’une phrase qu’avait dite Aslan peu après leur rencontre.
« Seriez-vous Ymir ? demanda-t-il. La gardienne de la bibliothèque légendaire, dans les déserts du sud ? »
La wyvern hocha la tête :
« Effectivement. Vous aurait-il parlé de moi ?
– Très peu, mais vous êtes une des premières personnes dont il s’est souvenues lorsque nous l’avons libéré… En tout cas a-t-il rêvé de vous et Seamus dans la nuit qui a suivi… Soyez la bienvenue, répéta-t-il en s’inclinant. Et merci infiniment de vous être déplacée. Je m’appelle Ænerys, je suis l’actuel Grand-Prêtre de Kan ’Yin. Suivez-moi, je vais vous conduire à lui sans attendre. »
Il repartit donc et elle le suivit. Les autres, qui avaient entendu l’échange, s’inclinèrent aussi sur leur passage, et ceux à qui Ænerys demanda d’aller avertir son frère hochèrent la tête sans discuter.
Ænerys amena immédiatement Ymir au chevet d’Aslan. Anna, qui y était toujours, sursauta violemment et se leva en reculant en les voyant, manquant de lâcher le corbeau qui poussa un croassement de protestation. Ænerys lui sourit :
« Pardon de vous avoir inquiétée, Anna. Je vous présente Dame Ymir, une vieille amie d’Aslan. Dame Ymir, je vous présente Sœur Anna, qui a pris grand soin de lui depuis sa libération, et même un peu avant. »
Ymir avait dû se pencher pour passer la porte sans heurter son linteau. Elle hocha poliment la tête pour saluer Anna, avant que son regard ne se pose sur le lit.
« Et bien, il n’a pas l’air si mal en point… Pas de blessures, en tout cas.
– Effectivement, confirma Ænerys en la laissant approcher. Nous pensons qu’il est juste harassé d’avoir utilisé sa magie alors qu’il n’en avait pas encore la force. »
La dragonne hocha la tête en prenant une de ses bourses et en l’ouvrant.
« Vous pensez fort bien. Mais ce n’est rien qu’un appel à son astre ne puisse régler. »
D’autres personnes étaient entrées sur la pointe des pieds pour voir ce qui se passait, restant près de la porte. Anna rejoignit prudemment Ænerys qui demanda, curieux :
« Son astre ? »
Ymir sortit une pierre sphérique, la tint entre deux de ses longs doigts, devant ses yeux :
« Nous autres dragons sommes liés aux astres… Je suis une créature de feu, liée au soleil. Worpal, qui était mon demi-frère, et dont Aslan a hérité de la magie, était une créature de glace, liée à la lune… »
Elle vint au bord du lit, près du convalescent, lâcha la pierre, qui resta à flotter, et dressa sa main derrière elle :
« Ma pierre est l’obsidienne dorée, la sienne l’obsidienne mouchetée… »
La pierre se mit à briller d’une telle intensité que tous durent fermer ou détourner les yeux.
« … qu’on appelle aussi ‘’obsidienne flocon de neige’’… »
La lumière s’estompa et Ymir referma sa main sur la pierre.
Dans le lit, Aslan soupira avant d’entrouvrir des yeux vagues.
Le corbeau croassa gaiement et s’agita dans les mains d’Anna qui avait souri, soulagé, comme Ænerys et plusieurs autres derrière eux. Anna alla poser l’oiseau sur le lit et il sautilla, joyeux, pour rejoindre Aslan.
« Merci infiniment, Dame Ymir, dit Ænerys en s’inclinant à nouveau. Nous sommes vos obligés, considérez-vous comme chez vous parmi nous, aussi longtemps que vous le souhaitez.
– Hm… Je gage qu’il faut mieux que je reste dans les parages le temps que nous renouvelions le sceau d’Aapep au moins… répondit Ymir en rangeant la pierre. Cela sera plus simple… »
Aslan caressa le corbeau qui se frottait à lui, tout content, en regardant autour de lui d’un œil vague :
« Qu’est-ce que… »
Anna contourna prudemment la wyvern pour rejoindre Aslan et s’asseoir près de lui, au bord du lit. Le regard incertain s’arrêta sur elle :
« Oh… Anna ?
– Bon réveil, mon ami. Comment vous sentez-vous ?
– Euh… Plutôt mieux, il me semble… Où suis-je ? »
Il sembla soudain réaliser quelque chose et se redressa sur ses coudes :
« Ymir ?! »
La dragonne le regarda et soupira :
« Eh bien, jeune idiot ? À peine libéré, tu me forces à venir à tire d’ailes te soigner ? »
Un sourire incertain se dessina sur les lèvres de l’ancien roi qui semblait ne pas y croire :
« Aucun regret, te revoir n’a pas de prix… »
*********
Aslan prenait le soleil, assis sur un banc de pierre, adossé au mur sud de la grande bâtisse, dans les jardins du palais.
Tout était calme, silencieux. C’était encore l’hiver, aucun chant d’oiseau ne venait troubler la quiétude du lieu. Il avait laissé son corbeau s’envoler, puisqu’il était guéri, lui aussi, et se reposait, paisible, les yeux fermés, laissant le soleil caresser sa peau.
Il avait rencontré Onidas très vite à son réveil. Le roi avait accouru au temple dès qu’il avait appris l’arrivée d’Ymir. Il craignait que cette dernière ne leur veuille du mal et avait reproché à son frère de l’avoir accueilli très imprudemment. Mais Ænerys lui avait répondu avec calme qu’il était impossible qu’un crime soit commis dans le Grand Sanctuaire. Aussi puissante que pouvait être Ymir, il était impossible qu’elle le soit plus que Kan ’Yin elle-même.
Onidas n’était pas un mauvais bougre. Il avait surpris Aslan en lui souhaitant bienvenue et en l’appelant « mon oncle ». Aslan avait très vite été conduit au château où des appartements confortables lui avaient été préparés, ainsi qu’à Ymir et Anna, même si cette dernière s’était, elle, installée dans ceux de Draco.
Quelques jours étaient passés, tranquilles. Aslan avait fait la connaissance du reste de la famille royale, la reine, Esther, une femme très douce, qui l’avait surpris par sa bonté, Tiana, la jeune héritière du trône, adolescente très sérieuse, mais férue d’histoire et donc, passionnée par ce que lui et Ymir pouvaient avoir à raconter des temps anciens. Ymir avait d’ailleurs décelé chez elle un grand potentiel magique. Enfin, Carolus, petit garçon gentil et curieux qui n’était jamais très loin, lui non plus, quand ils évoquaient le passé, et mourait d’envie, sans oser le formuler, leur avait avoué sa mère, de les voir sous leur forme de wyverns.
« Ah, je savais bien que je te trouverais là… »
Aslan rouvrit les yeux et sourit à Ænerys qui vint s’asseoir près de lui.
« Tu me cherchais ? Que se passe-t-il ? demanda-t-il aimablement.
– Oh, rien de particulier… Fianna a dû rappeler à Draco, qui était en retard ce matin à l’entraînement, que sa lune de miel n’enlevait rien à son devoir, Onidas m’a dit que les interrogatoires des Aapepistes avaient porté leurs fruits et que six membres de la Curie du culte de Dana allaient être arrêtés, ainsi que pas loin d’une cinquantaine d’autres clercs dans le reste de leur hiérarchie, et Ymir, que Carolus n’a pas redemandée en mariage, est toujours enfermée à la bibliothèque avec Tiana. »
Aslan hocha la tête avec un sourire amusé.
« Je vois… Tout va bien, quoi.
– Plutôt, oui. Plus sérieusement, les préparatifs du rituel pour renouveler le sceau avant la libération du Serpent Sombre se passe bien. Avec votre aide, à Ymir et toi, nous devrions y parvenir sans mal.
– Parfait… J’avoue que me battre à nouveau contre lui était loin d’être réjouissant. »
Il y eut un silence, puis Ænerys demanda doucement :
« Aurais-tu un moment ? Je voulais te montrer quelque chose.
– Bien sûr, de quoi s’agit-il ?
– Hmmm, viens, tu verras… »
Intrigué, Aslan suivit sans plus poser de questions son ami jusqu’au temple du château, puis, via un escalier étroit, ils descendirent sous celui-ci.
Ænerys avait emporté une lampe en céramique pour éclairer l’endroit, qu’Aslan connaissait :
« La nécropole royale ?…
– Oui… Suis-moi. »
L’endroit était constitué d’un large couloir donnant à de multiples chambres funéraires, chacune contenant les tombes d’une génération de souverains et de leurs proches. Les plus près de l’entrée étaient encore vides, même si l’endroit était bien plus rempli que dans les souvenirs d’Aslan. Ænerys lui expliqua alors qu’ils remontaient le couloir, allumant quelques-unes des larges bougies placées régulièrement sur les murs :
« Avant de perdre connaissance, après ton combat contre le Sôôm, tu m’as parlé… Je ne sais pas si tu t’en souviens ?
– Euh… Non, pas vraiment…
– Ah, c’est là… Entrons. »
La chambre était petite, comme elles l’étaient toutes. Aslan sursauta, ému.
Ici reposait son plus jeune frère, qui avait régné sous le nom de Négus VI, sa reine, son épouse à lui-même, qu’il avait si peu connue, son propre caveau, resté vide, mais, sur le dernier caveau, initialement destiné à Vanor, son autre frère, un autre nom était gravé, avec une phrase, et ce nom fit monter des larmes aux yeux de l’ancien roi.
Nashoba d’Aquilon. Repose en paix, dans l’attente de son bien-aimé.
Aslan porta une main tremblante à ses lèvres en retenant un sanglot.
« Nashoba… Ici ?…
– Oui. J’ai fait quelques recherches… Il semblerait qu’il avait dit à Négus que s’il lui arrivait malheur, il souhaitait être incinéré, pour que ses cendres reposent dans ton caveau, avec toi. Lorsque… Lorsque Vanor l’a tué, il t’a renvoyé sa tête, oui, et il avait ordonné que le reste du corps soit détruit, mais des gens choqués par ce meurtre ont pu le cacher pour l’enterrer aussi dignement que possible. Lorsque Négus est devenu roi, ils l’en ont informé. Comme Vanor était connu pour être un criminel, les Dieux savent que ton compagnon n’a pas été sa seule victime, Négus a choisi de prendre le caveau qui lui était destiné pour y placer sa dépouille, après lui avoir offert les funérailles qu’il méritait. »
Les larmes coulaient et Aslan tendit une main tremblante pour caresser la pierre.
« Négus… Il a fait ça… ?
– Oui. Il a remis notre pays d’aplomb, a appliqué toutes les réformes que tu avais envisagées et est mort très vieux, dans un royaume puissant et en paix. Mais il semble aussi qu’il se soit demandé jusqu’à son dernier souffle s’il était un roi digne et surtout digne de toi. »
Aslan renifla et essuya ses yeux. Il caressa encore la pierre froide du caveau où reposait celui qu’il avait tant aimé.
« Je ne suis pas immortel, malgré tout… Il viendra bien un jour où je te rejoindrai… »
Puis, il se tourna vers la tombe de son frère.
« Merci, petit frère… Merci d’avoir reconstruit ce que ma folie avait détruit… »
Ils se recueillirent encore un moment avant de ressortir.
Le corbeau les attendait devant le temple et vint immédiatement se poser sur l’épaule d’Aslan dès qu’ils furent au-dehors.
Ils décidèrent de retourner se promener dans les jardins avant que le soleil ne disparaisse. Un moment paisible passa ainsi.
« Ænerys…
– Oui ?
– Merci de… De m’avoir fait confiance… Malgré tout. »
Ænerys lui sourit :
« Ce n’est pas vraiment à toi que j’ai fait confiance, au départ…
– Hein ? »
Aslan fronça un sourcil :
« Comment ça ? À qui, alors ?
– Quelqu’un qui te connaissait très bien et qui m’a demandé de t’accorder une seconde chance. »
Ænerys lui souriait avec bonté.
« Viens, je crois qu’il est temps de te montrer ça… »
L’ancien roi se demandait bien ce que cela signifiait et suivit sans protester son ami jusqu’à ses appartements. Ænerys lui proposa d’attendre dans son petit salon privé le temps qu’il aille chercher quelque chose dans son bureau. Aslan obéit et s’assit sur un sofa, son corbeau près de lui, et le regarda revenir avec une épaisse lettre ouverte qu’il lui tendit avant de s’asseoir près de lui.
« Mais… C’est… Seamus ? »
Ænerys hocha la tête :
« Oui. Il savait que les serviteurs du Serpent Sombre faisaient et feraient tout pour salir ta mémoire, dans l’espoir que personne ne te libère jamais, voir, pire, qu’on essaye de te tuer, et dans le chaos de l’après-guerre, à son âge en plus, il savait qu’il n’y pourrait pas grand-chose… Alors il a laissé cette lettre et d’autres documents pour nous aider, n’en parlant à personne, les scellant par magie pour que seul le grand-prêtre qui verrait la libération d’Aapep puisse y avoir accès et ainsi, le protégeant d’eux. »
Aslan sortit les feuilles d’une main peu sûre.
« À celui ou celle de mes successeurs qui lira ces mots, je tiens à présenter tout d’abord mes plus sincères excuses, car je vous laisse un bien lourd fardeau qui aurait dû être le mien. Mais, par espoir ou lâcheté, je n’ai pas pu aller au bout.
Est-ce une erreur ? Est-ce un bien ? Tout ce qui est arrivé et arrivera est-il tracé par les dieux ou bien est-ce que je me cherche juste des excuses ? Je l’ignore.
J’ai rassemblé dans ce coffre tout ce qu’il vous faut savoir pour achever ce que nous n’avons pu.
Ce que je vais vous conter ici devra rester secret, n’en parlez qu’à des personnes en qui vous avez une confiance absolue.
Je me nomme Seamus. En ce jour de l’An 879, j’ai désormais 91 ans.
Tout ceci a commencé il y a 52 cycles, à l’été 847, lorsque le Serpent Sombre a attaqué Samar et que l’héritier du trône d’alors, mon disciple, mon ami, mon roi, Aslan, a demandé à son père l’autorisation de s’en charger. Son père était notre général en chef, un grand militaire. Mais la situation le dépassait et il n’avait aucune connaissance en magie, aussi a-t-il été, à mon avis, bien soulagé qu’un autre prenne ce fardeau.
Avec Shiron, un vétéran qui était son maître d’armes, et Nashoba, sans doute la personne la plus loyale à Aslan que le sol n’ait jamais porté, du fait du grand amour qui les liait, nous sommes partis à la recherche d’une solution pour vaincre Aapep. Vous trouverez le détail de notre périple dans le journal de voyage que j’ai tenu à ce moment, et qui est aussi dans ce coffre, mais je ne vais pas vous détailler tout cela ici.
La solution que nous avons trouvée était loin d’être idéale. Dans une immémoriale bibliothèque au sud, vivait une des dernières dragonnes encore en vie et son frère, mourant. Ce dernier ne savait que trop bien quel fléau nous amenait à leurs portes. Aussi a-t-il souhaité nous offrir sa puissante magie, son essence même, pour que nous puissions arriver à nos fins.
Ainsi donc a été conclu un pacte et un rituel ancien a scellé le destin de mon très cher ami, Aslan, en lui accordant les pouvoirs du dragon, Worpal, achevant ce dernier. Le prix à payer était cher, car cette puissance, bien trop forte pour un simple mortel, risquait, à tout moment, de dévorer son esprit et de le faire sombrer dans une folie meurtrière. Ymir, la sœur du défunt dragon, s’est donc jointe à nous, tant pour nous aider à sceller le Serpent Sombre que pour veiller sur Aslan. Tout s’est bien passé, nous sommes parvenus à repousser Aapep dans les montagnes et à le sceller dans la glace.
Tout, alors, allait pour le mieux. Notre reine était fière de son héritier. Aslan était vu comme le héros qui avait sauvé le royaume, le peuple l’aimait et il promettait d’être un roi sage et bienveillant. Il parvenait à contenir la puissance de Worpal, nous l’entourions, le soutenions, persuadés que tout allait bien se passer.
Hélas, nous sous-estimions la noirceur d’âme de son frère Vanor.
Ce dernier était un homme faible, et, comme souvent les hommes faibles, il n’était que colère et frustration. Il jalousait son aîné, qui était tout ce qu’il n’était pas, et méprisait leur cadet, qui suivait ses traces. Tout a basculé quand notre reine est morte. Aslan a accédé au trône et était pressé de mettre en œuvre un certain nombre de grandes réformes, notamment l’imposition aux familles nobles. Beaucoup d’entre elles voyaient très mal cela, refusant de payer, et Vanor en a profité pour fomenter une rébellion. Faisant partout courir le bruit que le nouveau roi était un démon qui allait conduire le pays au chaos, il parvint à soulever une partie de la noblesse contre Aslan.
Notre roi était meurtri par cette trahison. La guerre a commencé et duré, et c’est lors d’une trêve hivernale, après bien des années, qu’un messager de Vanor a apporté une demande de négociation, le désir que Nashoba le rejoigne pour ce faire. Nous n’étions pas dupes, et Aslan a tenté en vain de retenir son ami. Ce dernier voulait la paix, il voulait croire à la bonne foi de Vanor. Il avait tort. À peine quelques jours plus tard, Vanor renvoyait sa tête à Aslan. Il pensait le rendre fou et faciliter sa prise de pouvoir. Il l’a rendu fou, a causé sa propre perte et manqué de provoquer la destruction totale de notre royaume.
Aucun d’entre nous, ni Shiron, ni moi, ni Ymir, personne ne pouvait plus contrôler la rage vengeresse d’Aslan. Lorsqu’il a tué Vanor, tirant sur lui une flèche empoisonnée et maudite qui l’a fait agoniser toute une lunaison, après avoir gelé vivant une bonne partie de son armée sous sa forme de wyvern, nous, ses amis les plus proches, avons décidé, la mort dans l’âme, qu’il fallait l’arrêter.
Puisqu’aucune de nos armes ne pouvait plus le blesser, Ymir a forgé par magie une petite lame qui le pourrait. Après bien des tergiversations, je me portais volontaire pour le frapper, étant certain que j’étais le seul dont il ne se méfierait jamais.
Je fais encore aujourd’hui des cauchemars de ce moment, où j’ai prié Ma Déesse de me pardonner ce crime qui allait sauver tant de vies et surtout, de guider ma main à l’instant fatidique.
Aslan était sur son trône, seul, car plus personne n’osait l’approcher. Je me suis avancé vers lui comme pour le réconforter. J’avais le cœur si serré… Il s’est levé et, dès qu’il m’a tourné le dos, j’ai sorti la lame et l’ai frappé.
Mais j’ai failli. Je n’ai pas pu le tuer.
La blessure, cependant, l’avait assez affaibli pour que nous puissions le maîtriser. J’ai prétendu que la lame n’était pas assez puissante. C’était un mensonge. Sans doute ont-ils fait semblant de me croire. Sans doute ne voulaient-ils pas plus sa mort que moi. Et lui nous maudissait, nous promettait mille supplices de l’avoir trahi… Et nous savions tous quelle souffrance nous lui infligions encore.
Nous avons pu le conduire au Monastère des Monts Brumeux pour l’y enfermer dans une cellule scellée par magie. La puissance de Ma Déesse le gardera. Ymir prétend que le temps fera son œuvre, qu’il lui permettra d’assimiler ses pouvoirs et de les contrôler. Dans bien longtemps, hélas, et je ne serai plus là pour le voir.
C’est une bien longue missive que je vous écris là…
Si vous lisez ces lignes, c’est que ces siècles sont passés.
Alors, je vous prie, de tout mon cœur, d’accorder à mon si cher, si précieux ami une seconde chance. Je veux croire, je veux que vous croyiez, qu’il est un homme bon, que son mal est passé, que les siècles ont lavé son âme et qu’il peut, aujourd’hui, vous aider.
Ne croyez pas les mensonges que le venin du Serpent Sombre a répandus au fil du temps.
Je veux croire que l’enfant dont j’étais le maître, que l’homme qui nous faisait rire en disant qu’il donnerait sa couronne pour une tasse de thé noir à la mûre, que l’amant tendre et amoureux, que le noble combattant, le roi réformateur et juste, sont encore là.
Sinon, vous avez dans ce coffre une arme qui peut le libérer définitivement de tout ça.
Mais je veux y croire. Je veux que vous y croyiez, vous aussi.
Recevez ma bénédiction au-delà du temps.
Seamus, Grand-Prêtre de Kan ’Yin, Sixième Décade de l’An 879. »
Aslan pleurait à nouveau. Ænerys passa son bras autour de ses épaules et caressa sa tête, réconfortant.
« Certains ont toujours cru en toi et que tu saurais, le temps venu, vaincre tes souffrances pour redevenir celui qu’ils aimaient. Ton frère Négus t’a gardé une place dans sa chambre funéraire, ton amant a voulu reposer avec toi, ton vieux maître a laissé une prière pour nous apprendre tout ça. Et aujourd’hui, tu as ta place parmi nous. »
Aslan sanglota et son corbeau, inquiet, pencha la tête et vint tapoter sa joue avec son bec, comme pour le réconforter, lui aussi.
« Merci… » parvint péniblement à articuler Aslan.
*********
Le soleil estival qui brillait au-dessus de la capitale mettait du baume au cœur de chacun. Il faisait toujours aussi bon vivre dans la grande cité et le royaume de Samaria.
La vaste place ronde qui faisait face au grand temple de Kan ’Yin était en plein soleil, à cette heure de l’après-midi. La grande fontaine qui se trouvait en son centre apportait un peu de fraîcheur.
Une petite famille de pèlerins, venue se recueillir au temple, en sortit et vint se rafraîchir. Découvrant la grande ville, les parents n’étaient pas très à l’aise et avaient fort à faire pour tenir leurs trois enfants, bien plus curieux et excités de toutes ces nouveautés.
Ce fut d’ailleurs l’un d’eux qui vit le premier la grande créature qui passa dans le ciel. Ses adelphes levèrent le nez et leurs yeux s’écarquillèrent d’émerveillement, alors que leur mère restait surprise et leur père, lui, plutôt apeuré.
Le dragon blanc volait calmement, scintillant sous les rayons du soleil. Avisant des ouvriers faisant une pause, fatigués par leur travail sous cette chaleur, il passa au-dessus d’eux et, d’un vif battement d’ailes, fit tomber une fine pluie de glace pour les soulager. Deux d’entre eux le remercièrent d’un grand geste de la main.
Un instant plus tard, et alors que la petite famille s’était prudemment rapprochée de l’échoppe d’une pâtissière, au bord de la place, la wyvern vint se poser là, au soleil, sans que ça n’alarme personne. Plus curieusement encore, elle était accompagnée d’un corbeau qui vint directement dans l’eau. Le dragon en lapa quelques gorgées avant d’éclabousser l’oiseau qui croassa avant de secouer ses ailes mouillées en représailles.
Cela fit rire la pâtissière alors que les parents restaient inquiets et les enfants émerveillés.
« Euh… se permit la mère, interloquée. Vous connaissez ce… cette euh… ?… »
La pâtissière hocha joyeusement la tête :
« Oui ! C’est Aslan, le protecteur de Samaria ! N’en craignez rien, il aime bien venir faire la sieste ici… Il attend que son compagnon finisse ses devoirs au temple.
Effectivement, le dragon venait de bâiller profondément et se coucha sans plus de gêne sur la place. Le corbeau finit sa toilette avec soin avant de venir se poser sur son dos, repliant ses pattes sous son ventre pour s’installer plus confortablement.
« C’est qui, son compagnon ? demanda la plus jeune des enfants, curieuse.
– Le Grand-Prêtre de Kan ’Yin, Ænerys.
– J’avais entendu parler du protecteur… pensa tout haut la mère. Je ne savais pas que c’était un dragon…
– Ce n’est pas sa forme la plus habituelle, mais il la prend de temps en temps… »
Les parents achetèrent des gâteaux alors que la pâtissière continuait, bavarde :
« Vous auriez dû voir la tête des émissaires de Syxte, quand ils sont venus pour se plaindre de notre intervention en faveur des Calladriens !… Ah, ça, pour rouler des mécaniques devant nous, y avait du monde, mais devant notre roi et son protecteur, c’était autre chose ! »
Finalement amusés, les pèlerins restèrent manger ses gâteaux près d’elle, la laissant leur raconter d’autres histoires. Aussi étaient-ils encore là lorsqu’un trentenaire las, mais souriant, et portant la tenue blanche des serviteurs de Kan ’Yin, sortit du temple.
« Ah, ben le voilà, comme je disais… »
Ænerys s’étira et son sourire s’élargit lorsqu’il vit la wyvern. Le corbeau s’envola pour venir à sa rencontre alors que le dragon, lui, ouvrait un œil, puis deux, et levait la tête. Ænerys tendit la main à l’oiseau qui s’y posa et le caressa de son autre main, avant de rejoindre le dragon.
« Qu’est-ce que tu fais là sous cette forme, toi… »
Il lui fit un petit bisou sur le nez et, aussi invraisemblable que cela paraisse, il sembla aux spectateurs de la scène que le dragon rougissait.
« Je vais me prendre à manger, j’arrive…
– Rrrr. » répondit doucement Aslan.
Ænerys posa le corbeau sur son épaule et rejoignit l’étal de la pâtissière, laissant son ami se recoucher en l’attendant :
« Bonsoir Patronne ! Il vous reste du pain d’épices ?
– Sûr, mon prince ! Ouh là, z ’avez l’air crevé ! Ça va ? »
La petite famille s’était poliment écartée, un peu intimidée, aussi.
« Disons que je sors d’une très très, trop, longue audience de fidèles désireux d’aller porter notre foi à l’est et que calmer leurs ardeurs missionnaires n’a pas été évident…
– Ah, ben ça ! compatit-elle en hochant la tête, alors qu’elle lui emballait une bonne tranche de pain d’épices. J’veux bien vous croire !
– Autant je suis bien sûr tout à fait favorable à ce qu’on étende le culte de Notre Déesse, autant y aller sans protection ni rien dans des terres connues pour leurs guerres de clans immémoriales et incessantes, ça demande un peu plus de préparation…
– Sûr ! … ‘ Vous faut autre chose ?
– De la tourte aux pommes… »
Le dragon releva vivement la tête.
« … Mais mettez-en moins que la dernière fois, sinon il n’aura plus faim pour dîner. »
Un petit rugissement mécontent se fit entendre.
La patronne rigola et la petite famille aussi.
Le prince ne s’en offusqua pas, paya la pâtissière, prit les sachets, la remercia et retourna vers le dragon qui se leva et s’ébroua.
« Rrrrr ? gronda-t-il doucement avec de grands yeux en penchant un peu la tête.
– Pas question, on rentre d’abord, répondit doucement Ænerys en caressant sa tête de sa main libre. J’ai envie de déguster ça avec un bon thé… Ça ne t’intéresse pas ? »
Le dragon roucoula et sembla hocher la tête.
« Tu vois… Allez, tu nous rentres ?…
– Rrrr. »
Le corbeau s’envola et la wyvern se tapit le temps de laisser Ænerys grimper sur son dos avant de prendre son envol à la suite de l’oiseau, prenant soin de laisser un nuage de poussières de glace à sa place.
Elles scintillèrent dans la lumière du soleil, émerveillant les petits et aussi, sûrement, les adultes présents.
Ænerys le vit et sourit.
La façon qu’avait son ami de ne jamais rater une occasion de mettre des étoiles dans les yeux des enfants restait toujours aussi douce à son cœur malgré les années passées.
Aslan prit soin de les promener un peu autour de la citadelle avant d’atterrir.
Après tout, rien ne pressait vraiment…
Ils avaient bien le temps de profiter un peu du ciel.
FIN