Synopsis : Dans un royaume en proie à une étrange épidémie, l’héritier du trône et celui du grand-prêtre se détestent aussi poliment que possible.
Mais ils ont tous les deux des ennemis prêts à bien des manigances et cela pourrait avoir des conséquences plus qu’inattendues…
Alors si, en plus, l’Oracle s’en mêle…
Ceci est ma participation au Défi 4 de quark30 sur Wattpad.
Pour ceux qui voudraient les consignes exactes, je vous renvoie à sa page, car attention, spoil ! 😉
Merci en tout cas de cette opportunité !
Pour rappel, ce texte est une histoire rigolote-zen pour me permettre de souffler sur Le Petit Papillon.
La première partie est un peu longue pour marque le coup, c’est mon anniv’ tout ça, les suivantes ne le seront pas tant.
Bonnelecture et RV dans les comm’ pour en discuter ! 🙂
Sur les traces d’une louve blanche
Nouvelle de Ninou Cyrico
Notre aventure commence dans la belle ville de Jayawardena.
Capitale du royaume de Bewan, immémorial selon la propagande de l’État et âgé de 1657 ans selon l’Académie Royale d’Histoire, Jayawardena était alors une immense et magnifique cité, la perle des Terres du Nord.
Enfin, dès lors qu’on ne regardait pas trop du côté des taudis qui s’entassaient dans sa partie sud-est. Taudis qui n’existaient pas, selon la propagande officielle, mais comptaient dans les 150 000 habitants selon l’Académie Royale d’Urbanisme, soit environ 1/4 de la population de la ville.
Centre névralgique du grand royaume qui s’enorgueillissait de son unité culturelle et ethnique, la ville était un mélange joyeux de tous les peuples qui le composaient et l’entouraient. Chacun avait apporté qui ses tissus, qui son orfèvrerie, qui sa cuisine, qui sa langue et sa philosophie, créant une culture bigarrée, plutôt sympathique. Ce même si, bien sûr, seule la véritable culture bewanéenne avait autorité et était considérée, et aucune des vingt-trois autres répertoriées par l’Académie Royale de la Culture.
Jayawardena offrait à tous ceux qui s’y trouvaient ou y venaient d’imposants musées à la gloire de la mythique lignée royale, dont l’histoire se perdait dans la nuit des temps et l’époque des héros, où les dieux marchaient parmi les humains, et qui avait été fondée, donc, 1657 ans plus tôt par le plus ou moins légendaire roi Bewan. Les discussions à ce sujet demeuraient très vives entre les historiens de l’Académie et les fonctionnaires chargés de la communication officielle.
On y admirait aussi le Grand Temple dédié à la Déesse de la Lune, Meztli, la grande protectrice de la dynastie, car mère, ou grand-mère, selon les versions, de Bewan Ier, gardienne du royaume et de son peuple et adorée de tous et toutes. Enfin, à part les personnes qui pratiquaient un des dix-sept autres cultes référencés par l’Académie Royale des Cultes.
Et pour finir cette rapide présentation de la capitale, c’était aussi là qu’il y avait la plus grande arène du pays, et peut-être du continent, lieu de tous les paris, où se perdaient et se gagnaient chaque jour des sommes folles… Surtout lors de l’Équinoxe de Printemps, trois jours de liesse nationale en l’honneur de Meztli et de son fils Olies, le Soleil, fête où tous les excès étaient permis s’il en était.
C’était le seul moment où on pouvait défier le pouvoir royal, en la personne de son champion.
Ce dernier devait alors vaincre tous ceux qui l’avaient provoqué afin de montrer à tous que le pouvoir de la dynastie était et demeurait légitime, puisque Meztli lui accordait encore son soutien.
Ce qui paraissait moins légitime était que, si les personnes défiant la royauté pouvaient envoyer leurs champions se battre contre elle, la couronne, elle, n’avait qu’un seul champion.
D’aucuns jugeaient tout de même cela fort peu équitable et auraient trouvé bien plus loyal qu’on ne puisse défier le roi qu’à la condition de se battre soi-même, sans se cacher lâchement derrière un combattant aguerri, qui plus est souvent un mercenaire recruté juste pour ça, ou alors que le roi ait plusieurs champions, afin qu’un seul n’ait pas à enchaîner ainsi tous les défis durant les trois jours de festivités.
Et s’il y avait bien une personne à Jayawardena qui était d’accord avec ça, c’était justement le champion royal.
Alexei de Bewan, fils aîné et héritier légitime du roi Piotr XVII, aurait, de fait, bien aimé pouvoir, lui aussi, profiter un peu de la fête et ne pas passer quasi tous les ans ces quelques jours à massacrer des gens dans la grande arène.
Âgé de 34 ans, Alexei était un homme grand, aux cheveux courts, foncés sans être bruns, musclé, mais gardant une allure élancée. C’était aussi, de fait, un immense combattant, un chef de guerre reconnu et admiré, qui avait mené ses troupes à droite à gauche selon qui essayait de grignoter un peu de leur territoire par-ci par-là. Ses yeux fins, bleu vert, avaient fait s’emballer bien des cœurs et en avaient brisé au moins autant.
Car Alexei avait comme autre particularité d’être réputé pour être un époux fidèle. Marié assez tard, à 28 ans, à la seule femme qui avait trouvé le chemin de son cœur, chantaient les troubadours en émouvant la populace, il était de notoriété publique qu’il n’avait jamais été intéressé par aucune autre femme, ni avant, ni après ses noces.
Ce qui, vu les mœurs de son royal géniteur et même du père de ce dernier, était plus que notable. Pas que sa mère ait été beaucoup plus prude, cela dit, mais ses frasques à elle étaient, sans grande surprise, bien moins connues du peuple que celles des hommes de la famille.
L’Équinoxe de Printemps avait cependant un goût très particulier en cet an 1657 du calendrier bewanéen. Une épidémie étrange envahissait le pays depuis quelques mois : une forte fièvre frappant sans distinction. D’abord, on l’avait crue bénigne, car, après quelques jours, elle passait. Il avait fallu un petit temps pour que l’on comprenne ses séquelles… La maladie rendait les hommes incapables de butiner les fleurs de ces dames, faire gonfler l’andouille et la mettre au pot, ou rataconniculer, ou trinquer du nombril… Bref, plus moyen de faire crapahuter le flemmard, car il l’était désormais vraiment. Et les autorités, se croyant protégées par leur statut ou leur or, ou, pour les bigots, par leur déesse, ne s’y étaient guère intéressées jusqu’à ce qu’elle franchisse les hauts murs de la capitale pour les y frapper sans le moindre respect, y compris celui pourtant dû à leur rang.
Cette petite impertinente ne montrait aucune pitié pour la noblesse. Si la justice du pays n’était pas si aveugle qu’on le prétendait, ce n’était définitivement pas le cas de la maladie.
Le peuple était donc inquiet. Certes, tous n’étaient pas touchés, mais la hantise de se voir privé de sa virilité en inquiétait plus d’un.
Les dévotions étaient donc particulièrement sincères cette année-là, pour le plus grand bonheur de certains prêtres de Meztli et d’Olies bien contents de cet afflux de richesse imprévu.
Et le devoir d’Alexei de se montrer invisible dans l’arène n’avait jamais été si pressant, car on chuchotait, paraissait-il, que, peut-être, la grande Meztli punissait le roi de quelque péché… À moins que ça ne soit le pays entier.
Dans tous les cas, les uns priaient et faisaient des offrandes en masse et l’autre attendait dans les sous-sols de la grande arène l’heure de son prochain combat.
Alors que la foule criait son nom dans les gradins, le prince, assis sur un banc dans les coulisses, accoudé à ses cuisses, soupira :
« Il en reste combien, Markus ? »
Le paisible quinquagénaire qui aiguisait la lame de la grande épée du combattant, assis sagement à côté, leva la tête et lui sourit :
« Trois pour aujourd’hui, je crois. »
Le prince soupira encore en levant les yeux au ciel. Il était torse nu, ayant profité de la pause pour retirer un peu sa cotte de mailles et son plastron, et on voyait sur sa peau pâle les marques de ses nombreux combats antérieurs. Il avait toujours son épais pantalon et ses jambières de métal et, autour du cou, la chaine d’un pendentif qui scintillait contre sa poitrine : un médaillon d’argent en forme de croissant de lune, gravé de formules de protections.
L’homme assis près de lui était vêtu simplement d’une tunique vert sombre, d’un pantalon noir et de bottes de cuir. Il était un peu moins grand qu’Alexei et bien bâti, aux cheveux châtain striés de blanc et aux yeux noisette. Il avait eu les traits anguleux, des pommettes saillantes, mais l’âge l’avait un peu arrondi. Ses lèvres fines souriaient alors que, concentré, il se remettait à l’œuvre.
« Bon sang, mais ces idiots n’ont que ça à faire… soupira à nouveau le prince en se redressant, blasé. J’en suis à quoi, douze depuis hier ?
– Truc comme ça…
– Ça va encore faire une vingtaine de morts inutiles d’ici demain, quoi.
– Truc comme ça ! »
Alexei soupira encore :
« Quand est-ce qu’on arrête cette tradition à la con ?
– Oh, je serais prêt à parier que ça pourrait être une de tes premières réformes quand tu deviendras roi… »
Le prince eut un sourire en coin :
« Serais-je si prévisible ?
– Là-dessus, un peu, j’avoue. »
Markus avait hoché la tête, il se releva :
« Ton épée est comme neuve, que dirais-tu de ne pas laisser ces gens s’égosiller plus longtemps ? »
Alexei hocha la tête :
« Soit. Allons-y. »
Markus l’aida à renfiler chemise rembourrée, côte de mailles et plastron. L’ensemble était très léger, assurant au prince protection et mobilité. Des brassards, renforcés de fer sur les avant-bras, et des gants de cuir complétaient la tenue.
« Dès que je rentre au palais, je file dans les bains et je n’y suis plus pour personne avant la nuit !
– Voilà qui me paraît un excellent programme. »
Markus vérifia que tout était bon et posa ses mains sur ses épaules :
« Alexei de Bewan, mon prince, va montrer aux lâches qui achètent ces combats que tu n’as pas encore décidé de leur offrir ta tête.
– Elle vaut trop cher pour que je l’offre. Tu me diras combien nous ont rapporté les paris ?
– On en était à 523 pièces d’or tout à l’heure.
– Parfait, toujours ça de pris ! »
Alexei prit son casque :
« Mon seul espoir est que ça devienne trop cher pour qu’ils puissent continuer…
– Ça pourrait ne pas tarder, vu ce que tu leur coûtes. »
Markus tapota son épaule.
« Allez file, à tout à l’heure. »
Alexei hocha la tête et sortit.
Il remonta le petit couloir et inspira un grand coup en s’arrêtant devant la grande porte en bois. L’homme qui la gardait le regarda, hocha gravement la tête et actionna la poignée qui l’ouvrit, inondant l’endroit de lumière.
Alexei grimaça et leva la main pour protéger ses yeux un instant. La foule l’avait vu et les cris lui semblaient plus forts. Il soupira et avança en essayant de se concentrer sur la perspective des bons bains chauds du palais pour se motiver.
Le prince se demanda comment tous ses gens pouvaient ne pas être aphones à cette heure, vu ce qu’ils hurlaient depuis le matin, ou la veille pour certains… Surtout par cette chaleur, même si le vin devait couler à flots dans les tribunes. Les responsables du lieu encourageaient volontiers le débit de boissons, les paris n’en étaient que plus élevés…
Il avisa son adversaire, un homme un peu plus petit que lui, plutôt honorablement équipé, d’une belle armure complète qui masquait tout son corps, et inspira en mettant son casque.
Cet homme avait choisi d’être là et savait ce qui se jouait. Il n’avait pas à avoir pitié de lui.
Il pensa à l’or récolté. Plus de 520 pièces pour les enfants, c’était très bien. Mais s’il pouvait récolter plus, ça serait encore mieux.
Il brandit sa longue épée et son adversaire fit de même avec une certaine nervosité, nota-t-il. Il se mirent à tourner, lui attendant le premier coup en jaugeant ce qui lui faisait face. L’homme était un peu maladroit, sans doute le stress de se trouver là ?… Il s’avança enfin pour porter un coup qu’Alexei para facilement.
Ce gars-là ne lui paraissait pas très expérimenté… Qu’est-ce qu’il faisait-là ?
Pas qu’un simple pécore n’ait pas le droit de le défier. Légalement, toute personne de plus de 21 ans le pouvait. Mais celui-là avait une armure trop chère pour un roturier et de toute façon, il savait via ses agents que tous ceux qu’il devait affronter étaient des mercenaires engagés par ses ennemis… Aucun amateur, donc, ne devait être là.
Sauf que la personne qui lui faisait face n’était clairement pas un combattant expérimenté. Et quel amateur aurait pris le risque de mentir sur ses capacités, même pour beaucoup d’or, quand la réputation de guerrier du prince était depuis longtemps faite ?
Alexei paraît sans peine, sans attaquer, dubitatif, et le public grondait devant ce combat fort peu intéressant. Ça huait même un peu lorsqu’il esquiva sans parer un coup trop vif et que l’inconnu s’étala dans le sable dans un cri, mi-surpris mi-colérique.
Cri qui manqua de faire sursauter le prince.
« Non, ils n’ont pas osé… ? » pensa-t-il.
Décidé à en avoir le cœur net, il n’attendit pas une seconde de plus.
Alors que son adversaire s’était tourné pour s’asseoir comme il pouvait en levant une épée tremblante, Alexei donna un grand coup qui envoya voler cette dernière. Le public cria, heureux que ça reprenne. Certains criaient déjà « À mort ! », mais le prince n’était pas décidé à les satisfaire.
Au lieu de ça et alors que l’autre regardait sa lame désormais bien trop loin de lui, celle d’Alexei se posa contre son cou et il ordonna d’un ton qui n’acceptait aucune réplique :
« Enlève ton casque. Tout de suite. »
Un instant passa alors que la foule criait plus fort, fâchée de l’interruption du spectacle, avant que l’inconnu ne grogne une injure et n’obéisse de mauvaise grâce, découvrant un fin visage juvénile aux yeux verts furieux sous de longs cheveux blonds décoiffés.
Alexei soupira, blasé.
Il enleva son casque, fixant son adversaire avec sévérité, et leva le bras droit avant de serrer le poing.
Le silence se fit rapidement dans la foule.
Le prince venait de demander l’arrêt du duel… Que se passait-il ?
Aussitôt accoururent quelques gardes, les deux juges responsables du bon déroulé des combats et Markus, qui n’était, comme toujours, pas loin.
« Que se passe-t-il, Votre Altesse ? demanda poliment un des juges, un petit homme barbu.
– Il se passe que si celui-là a l’âge réglementaire pour participer aux duels, moi, je suis une danseuse sacrée. » répliqua le prince, définitivement saoulé par tout ça.
Un silence suivit cette phrase. Le petit groupe était interloqué, sauf Markus qui avait souri. Alexei posa sa lame sur son épaule alors que les regards se posaient sur le jeune homme toujours assis dans le sable et qu’ils constataient que, oups, ah oui.
L’autre juge fronça les sourcils et regarda les gardes :
« Qui a inscrit ce garçon ? Allez me chercher Boria immédiatement !…
– Oui, seigneur ! »
Un des gardes fila alors que les autres aidaient le garçon à se relever. Le petit juge regarda ce dernier, puis Alexei, alors que l’autre reprenait :
« Notre Déesse soit louée que vous vous en soyez aperçu avant que le pire n’arrive, Votre Altesse.
– Oui, reconnut Alexei, mais ma faute n’en demeure pas moins grande… Porter une arme contre un enfant est un grave péché, je ne vais pas pouvoir continuer les duels ainsi. »
Si le regard noir du jeune homme en disait très long sur ce qu’il devait penser de tout ça, il n’en demeurait pas moins muet. Les gardes le surveillaient sans trop savoir quoi faire. Les deux juges hochèrent la tête de concert et le plus petit approuva :
« Je reconnais bien là votre piété, mon prince, qui est tout à votre honneur. Je propose que nous suspendions les combats pour aujourd’hui, le temps pour nous de vérifier personnellement si les autres Accusateurs répondent bien aux critères pour participer aux duels.
– Merci.
– Oh, nous vous en prions ! s’empressa l’autre en s’inclinant légèrement. Cela vous laissera le temps d’aller vous faire laver de tout ça… Il est primordial que les duels de l’Équinoxe se passent dans le respect des traditions, sinon, comment garantiraient-ils la justesse du jugement de notre déesse ! »
Markus avait suivi tout ça avec un petit sourire en coin qu’il avait bien du mal à ne pas élargir, et ce ne fut pas ce que répondit très sérieusement Alexei qui l’aida :
« Oui, je vais aller me purifier sur le champ. »
Il regarda le garçon, fatigué, et ajouta :
« Prenez soin de lui, je ne veux pas qu’il lui arrive quoi que ce soit.
– Bien sûr, Votre Altesse. »
Alexei hocha la tête, regarda Markus et lui fit signe, et les deux hommes partirent alors que le petit juge annonçait d’une voix incroyablement forte :
« Écoutez, tous ! Les règles du duel ont été bafouées, les combats sont suspendus !… »
Les cris de déception et huées ne retinrent ni le prince ni Markus qui regagnèrent immédiatement la salle de repos. Markus ferma la porte et dès qu’ils furent seuls et à l’abri d’oreilles indiscrètes, il se mit à rire.
Alexei venait de poser son casque et son épée, il se tourna pour le regarder, goguenard :
« Quoi ?
– Tu perds pas le nord ! parvint à lui répondre Markus en s’approchant.
– Rater une si belle occasion d’arrêter ces combats ridicules aurait été un crime, lui répliqua le prince, tout sourire.
– Ah ça, oui, je suis d’accord. »
Markus le rejoignit et tapota son dos avant de se mettre à l’œuvre pour l’aider à se débarrasser de son équipement. Redevenu sérieux, il demanda :
« Tes ordres ?
– On veille sur ce garçon, on lui fait dire pourquoi il a accepté d’être là, on trouve qui l’a payé ou menacé pour y être.
– Je vais prévenir Yui tout de suite.
– Bien. S’il a une famille, on le ramène à elle et on garde un œil sur elle, il est plus que probable que le commanditaire cherche à les ou l’éliminer lui a minima. S’il est seul, on l’envoie au foyer. Il n’était pas si manchot vu son âge, on pourrait en faire quelque chose.
– À tes ordres. Et toi ?
– Oh, je vais passer au temple, mais en plein Équinoxe, ils n’auront sûrement pas le temps de me purifier tout de suite, ça risque fort d’attendre la fin de la fête…
– Ooooh, rigola Markus, tu veux dire que les combats de demain risquent d’être annulés aussi ?
– J’en ai peur, ironisa Alexei.
– Vraiment, j’espère que tu te remettras de cette amère déception ! »
Ils rirent tous deux. Puis, Alexei, de nouveau en habits civils, lui dit :
« Je te laisse voir tout ça ?
– Pas de souci, rentre vite et repose-toi.
– Merci. »
Alexei s’emballa dans sa cape et se hâta de retourner aux écuries chercher sa jument noire. Il l’enfourcha et rabattit sa capuche sur sa tête avant de sortir, désireux de ne pas être reconnu. Les rues étaient animées, d’autant plus ici que le public commençait à quitter l’arène. Il entendit plusieurs personnes pester contre l’arrêt des combats, une autre qu’elle avait perdu de l’argent sur ce duel avorté, mais que les organisateurs avaient accepté de le réinvestir dans les duels du lendemain. Alexei eut un sourire sous sa capuche et lança sa monture en direction du Grand Temple. Plus vite il aurait réglé ça, plus vite il pourrait rentrer prendre son bain…
Cette simple idée lui redonna un peu de courage.
Il n’eut pas trop de mal, malgré la foule, très nombreuse dans les rues en ces jours de fête, à parvenir au lieu-dit.
Le Grand Temple de Meztli se dressait, au fond d’une imposante cour circulaire délimitée par des colonnes, haut bâtiment blanc tacheté et zébré d’argent, du marbre qui le composait. De forme ronde, lui aussi, à l’image de la forme céleste de la déesse, le temple était très grand et non moins impressionnant. En son centre se trouvait la monumentale statue de Meztli, sous sa forme humaine cette fois, une sculpture à quatre faces, chacune symbolisant les phases du cycle lunaire. Grande figure féminine, Meztli se couvrait une moitié de visage de la main pour la phase ascendante, aucun pour la pleine lune, l’autre pour la phase descendante et les deux pour le temps où elle était invisible dans le ciel. Cela permettait aussi que, vu la forme du lieu, la statue ne tourne le dos à personne.
Le sanctuaire en lui-même était immense, car au-delà du temple, derrière lui, se dressaient le palais du Grand Prêtre, tous les bâtiments où logeaient et travaillaient les serviteurs du culte, au milieu de grands jardins.
Là se trouvaient donc aussi les lieux de soin, les hospices, les orphelinats, les écoles et tout ce que le culte gérait. Et c’est là qu’Alexei se dirigea.
Le parc était agréable, en ce début de printemps. Alexei mit rapidement pied à terre pour profiter du lieu. Le chant des oiseaux dans les arbres bourgeonnants était apaisant.
« Je vais te laisser gambader, Selena, essaye de ne mordre personne, pour une fois… » dit-il à la jument qui piaffa.
Il la flatta avant de lâcher sa bride :
« Allez, à tout à l’heure… »
Il la regarda s’éloigner, contente de pouvoir se dégourdir les pattes dans le parc, et se tourna pour regarder, derrière lui, le grand bâtiment d’un blanc immaculé qui se trouvait là. Les Bains de Pénitence…
Il y avait un peu de monde qui attendait, moins cependant qu’il l’aurait voulu. Il avança en espérant tout de même qu’ils soient pleins et lui demandent de repasser plus tard, par exemple le lendemain.
Désireux de rester discret, il hésita entre faire la queue avec les personnes présentes ou tout de même aller s’annoncer. La première solution aurait l’avantage de lui faire gagner du temps sur le retard espéré, mais il n’avait pas envie de tant traîner ici…
« Ah, je me disais bien que Selena était pas arrivée ici toute seule… »
Alexei leva les yeux au ciel, se demandant ce qu’il avait bien pu faire à sa déesse pour que le sort s’acharne ainsi sur lui, en sentant quelque chose se poser sur sa tête, le faisant se courber un peu par réflexe.
« Bonjour, Scalys… »
Le prince se redressa et leva les bras pour essayer d’attraper le corbeau qui l’avait pris pour perchoir :
« Et bonjour aussi, Sry.
– Croa. »
C’était un grand corbeau noir qui se laissa faire, docile. Alexei l’installa sur son avant-bras droit et regarda le jeune homme qui lui faisait face avec une défiance palpable.
Fils adoptif et successeur officiel du Grand Prêtre de Meztli, Scalys avait 24 ans. Sa peau sombre, ses grands yeux d’onyx en amande et surtout, ses immenses cheveux noirs et raides le rendaient très aisément reconnaissable. Pas que les personnes de couleur soient rares en Bewan, surtout dans sa capitale, mais avec la tenue blanche brodée d’argent de Meztli, ils étaient plutôt rares.
Le jeune prêtre portait ce jour-là celle des déplacements. Au lieu de la robe traditionnelle, celle-là se constituait de la tunique à manches longues et à col étroit avec deux longs pends devant et derrière et d’un pantalon ample sur lequel remontaient deux bottes en cuir.
Scalys croisait les bras, soupçonneux :
« Qu’est-ce que vous faites ici ?
– Je viens requérir un rituel de purification. »
Le jeune prêtre haussa un sourcil, dubitatif :
« Un rituel de… ? Par ma déesse, qu’est-ce que vous avez encore foutu…
– Euh, ce n’est pas de mon fait… tenta le prince, mais il fut coupé :
– … Vous préfèreriez pas aller vous jeter dans le fleuve ?… Vous seriez purifié pour de bon, au moins. »
Alexei soupira, fatigué.
De tous les prêtres du sanctuaire, il avait fallu qu’il tombe sur cet insolent… Ce n’était définitivement pas son jour.
En plus, leur discussion commençait à attirer l’attention des personnes alentour. Certes, Scalys n’avait pas prononcé son nom ni son titre, et il avait encore sa capuche, mais ce n’était qu’une question de temps avant que son anonymat ne soit un souvenir, il en était sûr.
« Je me moque de ce que vous pensez et je n’ai pas de temps à perdre.
– Hm hm. Arrêtez-moi si je me trompe, vous devriez pas être en train de vous faire tuer dans l’arène ?
– Navré de vous décevoir. Vous aviez parié contre moi, peut-être ?
– Non, espéré, tout au plus. »
Une voix les interrompit avec amusement :
« Eh bien, eh bien ?… En voilà des façons de parler en ce lieu saint. »
L’homme qui s’approchait, âgé et souriant, s’appuyant sur son grand bâton d’ébène orné d’une sphère blanche striée qui brillait doucement, était grand et un peu bedonnant. Un autre, un peu plus jeune et mince, aux traits anguleux le suivait et regardait tant Scalys qu’Alexei avec sévérité. Alexei s’inclina à la vue du premier :
« Mes respects, seigneur Athanaios.
– Bonjour, mon ami. Votre jument est en train de courser notre pauvre Basileus…
– Oh, vous m’en voyez navré.
– Ne le soyez pas. Courir un peu ne lui fait pas de mal. Que pouvons-nous pour vous ? Je vous croyais en train de remplir votre devoir dans l’arène ?
– J’ai dû demander l’arrêt des duels. Des personnes ont trouvé amusant d’engager un enfant pour combattre, ajouta le prince, baissant d’un ton, en veillant du coin de l’œil que personne d’autre ne les approchait.
– Oh, soupira le vieil homme, navré, alors que Scalys et le troisième avaient sursauté, pareillement choqués.
– Vous ne l’avez pas tué, j’espère ?! s’exclama Scalys aussi bas qu’il pouvait, outré. C’est quand même pas de ça que vous voulez vous purifier ?
– Non non, se défendit Alexei. Son armure le cachait bien, mais il était trop maladroit, j’ai compris à temps.
– Lever une arme contre un enfant reste un péché, reprit tout de même le vieil Athanaios avec le même calme gentil que précédemment. Vous avez bien fait de venir immédiatement. Venez, nous allons voir ça sans attendre. Vetus, je te laisse, nous te rejoindrons pour l’office tout à l’heure.
– Bien, Seigneur.
– Toi, Scalys, viens avec nous, nous ne serons pas trop de deux pour réaliser le rituel. »
Scalys grimaça, mais soupira :
« Oui, Père. »
Le corbeau s’envola du bras d’Alexei pour venir se poser sur la main tendue du jeune homme :
« Va garder un œil sur Selena, Sry, s’il te plaît.
– Croa ! » répondit l’oiseau avant de s’envoler.
Alexei fit la moue :
« Eh oh, ça va, Selena n’a jamais fait de mal à personne !
– Vous en faites assez pour deux. Vous êtes sûr que vous préférez pas le fleuve ?…
– Non, merci !…
– Scalys, n’énerve pas notre ami, s’il te plaît, le rabroua doucement Athanaios, amusé. Allons, venez, les garçons, je ne voudrais pas être en retard à l’office. »
Le vieil homme partit de son pas calme et Alexei le suivit. Scalys grommela en faisant de même. Athanaios les conduisit, sur le côté du bâtiment, vers une entrée plus discrète. Dès qu’ils eurent passé l’angle, se mettant à l’abri des regards, le grand prêtre regarda le prince :
« Vous avez l’air fatigué. J’ai su qu’il y avait eu beaucoup de duels, cette année.
– Ce n’est pas le pire que j’ai eu, mais oui, en effet.
– Cette épidémie met tout le monde à cran.
– C’est sûr… Euh, seigneur Athanaios… ?
– Oui, mon prince ?
– … Je ne sais pas trop comment le dire, mais euh… J’avais espéré que cet incident puisse interrompre pour de bon les duels de cette année… »
Athanaios fronça un sourcil et se tourna vers le prince qui regardait ailleurs, très gêné, tapotant ses index l’un contre l’autre. Scalys eut un sourire moqueur :
« Oh, vous voulez qu’on vous fasse un mot d’excuse, en plus ? »
Alexei lui jeta un regard noir. Athanaios sourit, bienveillant.
« J’imagine que vous déclarer en pénitence quelques jours pourrait être possible… »
De grands yeux suppliants lui répondirent.
« Bah, reprit le vieux religieux en se remettant en route. J’imagine qu’arrêter ce bain de sang inutile ne nuira à personne… À part éventuellement aux imbéciles qui continuent de payer des mercenaires pour les envoyer contre vous… »
Alexei soupira, soulagé, avant de lui emboîter le pas.
« Merci…
– De rien. De vous à moi, mon ami, j’ai toujours trouvé cette tradition ridicule.
– Je suis bien de votre avis… »
Ils entrèrent par une petite porte, se retrouvant dans un couloir blanc.
« Je m’attendais à ce qu’il y ait plus de pénitents ici ? remarqua Alexei. On m’avait dit que la maladie avait rendu les pèlerins de cette année très pieux ?
– Oui, nous avons été sollicités comme rarement. Mais j’ai décidé d’expliquer à ces personnes leur devoir de faire le bien autour d’elles plutôt que de venir remplir nos coffres en espérant que cela suffise à leur salut. Ne reste du coup que les personnes souhaitant vraiment se repentir ou faire des dons sincères.
– Sage décision… Vos prêtres ont suivi sans mal ?
– Non, certains trouvaient que nous aurions tort de nous priver de ces dons inhabituels, mais nos coffres sont largement assez pleins. »
Athanaios ouvrit une porte donnant sur un des bains rituels. L’endroit était petit, prévu pour un seul fidèle : le bac d’eau, circulaire, au sol, faisait moins de deux mètres de diamètre. Les murs étaient aveugles : seul un oculus, dans le plafond, donnait un puits de lumière.
Des bancs se trouvaient sur l’un des côtés, près d’une petite alcôve où se trouvait tout ce qu’il fallait pour le pénitent, de quoi poser ses affaires et se sécher. Athanaios sourit à Alexei alors que Scalys fermait la porte après avoir vérifié que personne ne les avait vus.
« Allez vous déshabiller, Alexei. Nous nous occupons du reste. »
Le prince hocha la tête, alla dans l’alcôve et dénoua sa ceinture. Il connaissait ce rituel, ce n’était pas le plus désagréable.
De son côté, Scalys, concentré, installait des bougies de différentes couleurs autour du bain et les allumait. Athanaios, pour sa part, avait joint les mains à hauteur de son visage et commencé à prier. L’eau se mit à scintiller.
Alexei allait pénétrer dans l’eau, nu, quand la voix de Scalys le retint :
« Votre médaillon. »
Le prince secoua la tête et retira le pendentif :
« Désolé… Je l’oublie toujours…
– Une amulette de protection de cette puissance ?
– Je la porte depuis longtemps…
– Bien pratique lors des duels. » jeta le jeune prêtre en allumant la dernière bougie.
Alexei posa le bijou sur ses vêtements, sur le banc, en répliquant :
« Personne n’interdit à mes adversaires d’en porter.
– Comme si un artefact comme celui-ci était à leur portée…
– Je suis seul contre eux tous, alors pas désolé d’avoir un atout qu’eux n’ont pas !
– Du calme, Alexei, intervint Athanaios avec douceur. Venez, il est temps de commencer. »
Alexei inspira un coup pour se reprendre et descendit dans le bain, cette fois.
L’eau était tiède, il se plaça au centre, immergé jusqu’à l’aine, et ferma les yeux.
Athanaios et Scalys se placèrent l’un en face de l’autre, devant et derrière lui, et commencèrent à réciter les formules de purification, appelant à la miséricorde de leur déesse afin de libérer le pécheur de sa faute.
L’eau brillait et Alexei sentit, comme les autres fois, sa chaleur se répandre en lui. La sensation était douce et apaisante, loin d’être déplaisante.
Il attendit, répondant doctement aux questions rituelles quand elles s’adressaient à lui, plongeant un instant quand il le fallut, jusqu’à la fin.
L’eau cessa de briller, la chaleur se dissipa. Alexei leva les yeux vers la lumière en soufflant, soudain très fatigué.
« Voilà, tout s’est bien passé… dit Athanaios. Je vais devoir vous laisser, je dois aller me préparer pour l’office. Scalys, je te laisse finir avec notre prince. Tu me rejoindras au temple.
– Oui, Père.
– Merci, seigneur Athanaios.
– De rien, Alexei. Rentrez vous reposer. Je vais transmettre un ordre à l’arène pour signifier la fin des duels de cette année. Je compte sur votre présence à la cérémonie de Pénitence Universelle demain soir. »
Le vieil homme lui fit un petit clin d’œil avec un sourire en coin et Alexei sourit aussi en grimpant hors de l’eau, tout dégoulinant :
« Vous pouvez. »
Athanaios sortit. Alors que Scalys finissait d’éteindre les bougies, Alexei se sécha avec le drap de bain moelleux qui se trouvait dans l’alcôve.
« Bon sang, soupira-t-il, je suis épuisé…
– À croire que vous avez fait tout ce foin juste pour pouvoir dormir demain matin…
– Non, mais j’avoue que ce ne sera pas du luxe… »
Alexei commença à se rhabiller :
« Enchaîner ces duels, c’est vraiment infernal…
– D’où elle vient cette tradition, vous savez ?
– Non, mais je m’en passerais bien !…
– Il paraît que votre oncle adorait ça… Entre deux massacres.
– M’étonnerait pas de lui… Il en parle encore…
– De l’arène ou des massacres ?
– De l’arène et de ses grandes victoires… »
Il renfila sa tunique.
Le Champion royal était traditionnellement un des enfants, le plus souvent un fils, du roi en place. À la génération précédente, deux frères s’étaient réparti les tâches. L’aîné, futur roi, Piotr, était un pleutre qui craignait plus que tout les armes. C’était donc son frère, le duc Léonid qui était devenu le Champion, et aussi un grand général, même si sa violence, à lui comme à ses troupes, avait fait des ravages. Sa popularité dans l’arène était immense et n’avait été surpassée que par celle d’Alexei quand ce dernier avait pris le relais. Le vieux duc n’en décolérait d’ailleurs pas.
« Il ose appeler ça des victoires… grogna Scalys.
– La guerre est une chose complexe.
– Une complexité qui justifierait la mort de civils ?… C’est pas comme si vous en saviez rien vous-même.
– Vous, en tout cas, vous n’en savez rien. » répliqua Alexei, énervé.
Scalys ne répondit rien, se contentant d’un soupir qui en disait long, il avait fini de tout ranger.
Alexei ne tenait pas plus que ça à rester en sa compagnie, ce qui était d’ailleurs tout à fait réciproque, aussi les deux hommes ressortirent-ils sans attendre.
Alexei siffla Selena.
« À demain pour la cérémonie pénitentielle, lui dit froidement Scalys, par pure politesse.
– Le temple est assez grand pour que nous puissions ne pas nous croiser, non ?
– J’aimerais bien, malheureusement, votre siège princier est proche des nôtres.
– Ah. Oui, exact… »
Ils se regardèrent un instant, aussi agacés l’un que l’autre de cette proximité forcée.
La jument arriva, suivie du corbeau.
« En attendant, si vous le permettez, je vais rentrer souffler et prendre un vrai bain…
– C’est ça, bon bain. »
Scalys tendit la main au corbeau et ajouta :
« Et hésitez pas à vous y noyer, surtout.
– Navré, hors de question de vous faire un tel plaisir. » répliqua Alexei en lançant la jument au trot.
Il fila sans attendre de réponse.
Dieux, que ce garçon l’irritait…
Mais quelle mouche avait piqué le si sage Athanaios de l’adopter ?…
Alexei chassa ça de son esprit, remit sa capuche et sortit du sanctuaire. L’après-midi était bien avancé, les rues bien pleines et parfois de personnes déjà bien ivres. Ça promettait encore pour la soirée… La garde de la ville détestait l’Équinoxe pour tous les débordements qui y étaient liés.
Il prit le chemin de la forteresse royale, le grand château qui dominait la ville. D’extérieur austère, avec ses enceintes de pierres sombres, réputé imprenable, l’endroit était de fait très imposant. Passé ça, pourtant, c’était de vastes pelouses fleuries qu’on découvrait, entourant le palais en lui-même, belle bâtisse toute en finesse et en hauteur, construite du même marbre blanc veiné d’argent que le grand temple et la plupart des bâtiments publics de la ville.
Alexei passa sans encombre l’entrée malgré la cape et la capuche. Les gardes connaissaient sa jument et savaient bien qu’elle ne tolérait que lui sur son dos, tout comme le goût de leur prince pour la discrétion.
Ce n’est qu’une fois dans les jardins qu’Alexei se découvrit avec un soupir.
Rien à faire avant les dîners du soir… Il avait le temps.
Cette triste mésaventure avait au moins ça de bon de l’avoir libéré de ce pénible devoir.
Il descendit de Selena au pied du grand parvis, où se trouvaient quelques personnes qui le regardèrent et pour certaines, s’inclinèrent à sa vue, sans que lui y prête attention. Il caressa le cou de sa jument et lui dit gentiment :
« Je te laisse rentrer ? Tu ne m’en voudras pas, je n’en peux plus… »
La jument secoua la tête, lui donna un amical petit coup de museau avant de piaffer et de partir au galop droit vers les écuries. Alexei la regarda disparaître avec un sourire. Il n’était pas le seul à vouloir se reposer, apparemment.
Il monta les quelques marches du parvis, saluant d’un mouvement de tête général ceux qui se trouvaient là, et se força à sourire lorsqu’une demoiselle toute pomponnée et dont le décolleté laissait très peu de place à l’imagination le rejoignit pour le gratifier d’une fort gracieuse révérence :
« Votre Altesse…
– Bonsoir, Comtesse.
– Que Votre Altesse me pardonne, on raconte qu’un triste imprévu a mis fin aux duels de ce jour… »
Elle ajouta en papillonnant de ses grands yeux bleus :
« J’étais très inquiète pour Votre Altesse… »
Alexei avait la réputation d’être un époux fidèle… Ce qui n’avait jamais empêché certaines de tenter leur chance.
Il se contenta de hocher la tête :
« Tout va bien, je vous remercie. Je suis surtout très fatigué, je vais aller me reposer en attendant les fêtes de ce soir. Si vous voulez bien m’excuser. »
Il partit sans attendre de réponse, la laissant faire une nouvelle révérence, non sans remarquer ses poings un peu trop serrés sur sa robe.
La jolie demoiselle était tenace. Il y avait quelques semaines, désormais, qu’elle le poursuivait de ses assiduités et qu’il l’éconduisait poliment. Elle était pourtant mariée, elle aussi, mais son époux tout comme elle avait les dents longues. Rien d’étonnant donc à ce qu’elle cherche à gagner les faveurs princières…
Alexei continua son chemin sans plus s’en soucier. Esquivant encore plusieurs gêneurs, en se faufilant comme une anguille dans les petits couloirs et pas les grandes galeries surchargées de décorations diverses, il parvint enfin là où il voulait, à l’entrée des grands bains royaux.
Deux servantes et un majordome se trouvaient là et s’inclinèrent très bas en le voyant.
« Nous ne vous attendions pas si tôt, Votre Altesse…
– Je sais, il n’y a pas de souci.
– Votre épouse et sa dame de compagnie sont là, dans le bain chaud…
– Ah, parfait. Ne vous dérangez pas plus alors, je vais me joindre à elles. Veillez juste à me faire apporter des vêtements propres pour ce soir. »
Les deux servantes gloussèrent et le majordome se racla la gorge avant de s’incliner à nouveau :
« Bien, Votre Altesse. »
Alexei passa les portes en se disant que ça allait encore jaser sur le fait qu’il se retrouve seul avec son épouse et sa dame de compagnie…
Il se déshabilla rapidement dans la petite pièce prévue, gardant son pendentif, cette fois, se lava tout aussi vite dans la première salle d’eau et tendit tout de même l’oreille, à la porte, avant d’entrer dans le bain principal :
« … Oh, ne dis pas ça, Tatiana chérie… »
Il sourit. C’était son épouse qui continua :
« … Tu sais très bien que ce n’est pas vrai et je sais très bien que tu dis ça juste pour que je te console… »
Alexei se fit un devoir de se racler bruyamment la gorge. Il les entendit sursauter et déclara en se retenant de rire comme il pouvait :
« Je peux venir ou je dérange… ? »
Il y eut un petit blanc avant qu’elles ne se mettent à rire et il entendit son épouse lui confirmer :
« Tu peux venir, Lexei !… Qu’est-ce que tu fais ici à cette heure ? »
Il entra dans la salle et vint s’accroupir au bord du bain, près d’elle.
Si son épouse avait relevé ses épais cheveux bruns en un chignon peu conventionnel, mais élégant, ce n’était pas le cas de son amie dont les longues boucles rousses ondulaient dans l’eau.
« J’ai fait arrêter les duels… Ils m’ont envoyé un mineur… Et il a eu de la chance que je m’en rende compte à temps, vu son niveau… »
Il glissa dans l’eau à côté d’elles. Elles étaient choquées.
« Qui a osé ça ? demanda son épouse d’une voix outrée.
– Je l’ignore, mais si on le découvre, il va en entendre parler. »
La jolie rousse secoua la tête avec un soupir las :
« Bon sang, mais ils ne s’arrêteront jamais…
– Ça atteint tout de même des niveaux de bassesse incroyables… »
Alexei plongea un instant et rejaillit en passant ses mains dans ses cheveux pour les ramener en arrière.
« Tu as l’air épuisé. » remarqua avec tendresse la belle brune.
Alexei haussa les épaules :
« Il y a de quoi être fatigué, Leonora… Sept duels hier, quatre ce matin… Même sans compter le dernier. »
Elle opina et sourit quand il reprit :
« J’ai pu obtenir que les autres soient annulés, ça ne fera de mal à personne.
– Les gérants de l’arène vont te détester !
– Qu’ils pestent tant qu’ils veulent, ils ne peuvent pas s’opposer à un ordre du Grand Prêtre.
– Athanaios en personne ? remarqua Tatiana. Tu ne fais pas les choses à moitié !
– Le fait d’avoir levé mon arme contre un enfant impliquait que j’aille me faire absoudre et je suis tombé sur Scalys et lui au sanctuaire. Ils se sont chargés du rituel et Athanaios a accepté d’ordonner la fin des duels pour cette année.
– Scalys a accepté de te purifier ? » gloussa Leonora.
Alexei agita son index :
« Non. Il a obéi à son père… Lui voulait que j’aille me purifier dans le fleuve… »
Les deux femmes rirent avec lui avant qu’il ne poursuive :
« Je ne comprends vraiment pas quelle mouche a piqué Athanaios d’adopter ce jeune idiot et d’en faire son héritier…
– C’est vrai que c’est étrange, reconnut Leonora. Rentrer un beau jour de voyage avec un jeune métis et le déclarer son fils et successeur comme ça, sans prévenir…
– On dit qu’Athanaios peut lire l’avenir, intervint Tatiana. Il l’avait peut-être vu ? »
Alexei fit la moue.
« Les pouvoirs du Grand Prêtre sont immenses… reconnut-il. Difficile de savoir ce qu’il a pu voir dans ce garçon…
– J’espère en tout cas que les mauvaises langues se trompent sur eux… » soupira encore Leonora.
Alors que Tatiana caressait son bras et venait se blottir contre elle, Alexei eut un sourire :
« Lesquelles ? Celles qui prétendent que Scalys est son bâtard ou celles qui disent qu’il est son amant ?
– Les deux, répondit-elle.
– À ranger avec celles qui prétendent que nous passons des nuits torrides tous les trois, je pense, ma chère, sourit-il encore. D’ailleurs, je pense que tout le palais jase déjà sur tout ce qu’ils nous imaginent faire tous trois dans ces bains… »
Ils gloussèrent. Puis Alexei s’étira :
« Oooooh, un bon massage ne me ferait pas de mal…
– Tu as le temps, d’ici le dîner, lui répondit Leonora.
– Je suis sûre qu’Adrian serait ravi de t’aider, ajouta Tatiana, les faisant rire à nouveau.
– Je vais voir ça. » approuva-t-il.
Le trio quitta bientôt les bains.
Laissant Leonora et son amie partirent de leur côté, Alexei regagna sa chambre.
Si ses appartements étaient spacieux, cette pièce-là ne l’était pas tant : un grand lit à baldaquin, une cheminée, une table de travail, deux chaises et une étagère couverte de livres la meublaient. L’endroit était isolé, au fond de son logis, à l’abri des indiscrets. Seule une petite fenêtre donnait dehors, mais le verre, épais et partiellement opaque, rendait impossible de voir au et du dehors sans l’ouvrir.
Alexei se demandait s’il devait essayer de travailler un peu ou renoncer et s’allonger lorsqu’on frappa à sa porte.
« Oui ? »
Elle s’ouvrit sur un grand homme aux courts cheveux noirs, fort et aux traits aussi virils qu’ils étaient agréables.
« Ah, Adrian, bonsoir.
– Bonsoir, mon prince. »
Le nouveau venu referma soigneusement la porte avant de demander avec un sourire :
« Votre épouse m’a fait savoir que vous désiriez me voir ? »
Alexei gloussa en croisant les bras :
« Nous avons parlé massage, elle semblait penser que tu ferais l’affaire…
– C’est tout à fait dans mes cordes, elle a eu raison. »
Alexei eut un sourire en coin :
« On va voir ça… Tu sais ce qui s’est passé ? continua-t-il plus sérieusement.
– Oui. Yui est parti voir ce qu’il pouvait faire, il se fera un devoir de nous rejoindre dès qu’il rentrera, j’en suis sûr, répondit Adrian en le rejoignant. Ça ressemble bien à un coup de votre cousin ou de ce piètre duc… »
Alexei hocha la tête :
« Ça serait bien d’eux, c’est sûr… »
Il soupira. Il avait bien trop d’ennemis à son goût. Et des retors plus qu’il n’en fallait…
« Ce sont plutôt eux que Scalys devrait envoyer se purifier dans le fleuve… pensa-t-il tout haut.
– Vous avez croisé ce jeune impudent ? » demanda Adrian en se glissant dans son dos.
Alexei se laissa enlacer sans résister.
« Oui, tout à l’heure, au Grand Temple…
– Il est joli garçon, c’est dommage qu’il ait la langue si affûtée.
– C’est vrai, il n’est pas désagréable à regarder quand il ne dit rien… Dis-moi, Général ?
– Oui, mon prince ?
– Tu as la poignée de ta dague à un endroit inhabituel ou tu es juste très impatient de passer à ce massage… ? »
Une voix grave et amusée répondit à son oreille :
« Vous savez bien que je ne viens jamais ici armé. »
Avant que des lèvres ne se posent sur sa peau, juste sous elle.
« Que dirait Yui s’il te voyait… souffla Alexei en fermant les yeux, alors que deux grandes mains chaudes commençaient à explorer son corps.
– Il me féliciterait de ma dévotion à votre personne et se hâterait de vous prouver la sienne. »
Alexei sourit en levant les siennes pour aller fourrager dans les courts cheveux noirs :
« Qu’il est plaisant d’être entouré de personnes si dévouées…
– Que vous vous moquiez est blessant.
– Oh, tu m’en vois navré…
– Vous allez devoir vous faire pardonner.
– Hmmmm… »
Alexei se laissa aller dans ses bras :
« Soit… »
Il tourna la tête :
« Je vais être un gentil prince… Je te laisse mener cette bataille, Général. Je compte sur toi pour en faire une victoire…
– Votre confiance m’honore, mon prince. »
Adrian le retourna pour le serrer plus fort, ses mains caressant son dos pour descendre plus bas.
Un instant plus tard, il l’allongeait sur le lit, glissant ses doigts sous ses vêtements pour les lui retirer.
C’est à cet instant qu’on frappa à la porte.
Adrian étant encore présentable, il se hâta d’aller ouvrir, pour s’écarter et laisser passer un homme blond, grand, mais bien plus frêle, au visage bien plus fin et aux yeux d’un bleu perçant, et refermer la porte en la verrouillant, cette fois.
« Ai-je interrompu quelque chose ? » s’enquit le blond avec amusement.
Adrian l’enlaça sans répondre et ils échangèrent un long baiser. Alexei les regardait du lit, les yeux brillants. Il plia ses bras sous sa tête et finit par leur jeter, goguenard :
« Ah ben voilà, on me promet qu’on m’est dévoué, et hop, sitôt ton compagnon là, il n’y en a plus que pour lui ! »
Le blond se dégagea de l’étreinte et vint vers le lit :
« Navré, Votre Altesse. Adrian n’a aucun savoir-vivre. »
Adrian l’avait rejoint et passa ses bras autour de lui alors qu’il continuait :
« Tu n’as pas honte d’abandonner ton prince en si inconfortable position, mon amour ?
– Si, je crois que nous allons devoir nous y mettre à deux pour nous faire pardonner ça. »
Ce qu’ils firent sans plus attendre, pour leur plus grand plaisir à tous trois.
À la fin de l’office, Scalys était, comme souvent, resté prier au temple. Moins longtemps qu’à l’accoutumée cependant, car, dû à l’Équinoxe, il y avait bien trop de monde à son goût dans le grand édifice.
Dérangé par le bruit ambiant, le jeune prêtre finit par quitter les lieux pour retourner à ses activités.
Il n’était pas encore si tard… Il décida de passer dans les bâtiments des plus jeunes pour vérifier que, malgré la fête, ces derniers avaient bien fait leurs devoirs.
‘Fallait pas qu’ils espèrent y couper.
Le sanctuaire abritait en effet bon nombre d’enfants, soit envoyés par leur famille, destinés à la prêtrise ou pas, certains venaient juste étudier là, soit des orphelins confiés au culte.
Tout ce petit monde vivait mélangé, garçons et filles n’étant séparés qu’à l’adolescence pour les chambrées. Là, selon leur volonté et les disponibilités des logements, ils pouvaient rester en chambre multiple ou demander une chambre individuelle. Les cours et le reste, eux, demeuraient mixtes.
Scalys, pour sa part, avait vite eu ses quartiers dans le palais de son père, à son arrivée, à 12 ans. Ce qui lui allait très bien, entre autres car il était un oiseau de nuit pouvant lire et étudier très tard.
L’endroit, composé de quatre pièces, chambre, bureau, petit salon et salle de toilette, n’était pas si grand et surtout envahi de piles de livres de toutes tailles, comme il l’avait rarement été. Ça débordait des étagères, couvrant le bureau de bois, les fauteuils, le sol et parfois même le lit… Car le jeune homme s’était juré de venir à bout de cette épidémie et y avait déjà passé un certain nombre de nuits blanches.
Scalys était très croyant et sa foi sincère. Mais il était aussi très intelligent, instruit et pas superstitieux pour un sou. Lui qui savait à peine lire lorsqu’Athanaios l’avait adopté avait stupéfait ses professeurs par la vitesse à laquelle il avait rattrapé le niveau de ses camarades. Au grand dam de ces derniers, d’ailleurs, surtout de ceux qui lorgnaient déjà la succession du Grand Prêtre et avaient donc pris de très haut ce petit orphelin des rues à la peau sombre lors de son arrivée.
Et ce n’était rien de dire que ceux-là lui avaient donné, et lui donnaient encore, pas mal de fil à retordre…
Sry, qui voletait autour de lui dans le parc, croassa et Scalys lui tendit machinalement la main, sa main gauche, toujours gantée ou bandée, selon les jours, pour la protéger des serres de l’oiseau. Enfin, c’était du moins l’explication la plus rationnelle qu’on donnait généralement à cette main jamais nue.
« Qu’est–ce qu’il y a ? Tu fatigues ?
– Crôa, répondit le corbeau en s’y posant.
– Deviendrais-tu paresseux avec l’âge, vieux frère ?
– Crôaaaaa… » bâilla cette fois le volatile.
Scalys caressa la petite tête noire avec un sourire.
« Tu t’es bien empâté cet hiver, il va valoir que je te mette à la diète…
– Crôa ! » protesta Sry.
Il jeta un œil courroucé à son humain qui rigola :
« Tu faisais moins le douillet dans les taudis d’Oliasburg… »
Ils arrivaient vers les bâtiments des enfants. Seuls leurs habits distinguaient les jeunes novices des autres, les premiers portant déjà la tenue blanche du culte.
À cette heure de l’après-midi, après la prière et le goûter, les enfants jouaient joyeusement entre les trois grands bâtiments, disposés en U, où ils vivaient. À gauche se trouvaient les dortoirs et les chambres, au milieu des lieux de vie et à droite, les salles de classe des plus jeunes et leur bibliothèque.
Passé 14 ou 15 ans environ, selon leur souhait ou leur niveau, les adolescents rejoignaient les lieux d’études des adultes, situés autour de la grande bibliothèque, un peu plus loin. Ils ne quittaient par contre pas forcément les lieux de vie, cela pouvait attendre soit la fin de leurs études s’ils étaient laïcs, soit leur ordination s’ils étaient religieux.
Le voyant, certains enfants coururent vers lui, pour le saluer, lui parler ou l’inviter à jouer avec eux. Sry s’envola, ça devenait un peu agité pour lui. Au milieu du capharnaüm enfantin, le jeune homme essaya de suivre à peu près ce que tout ce petit monde disait.
« Scalys, Scalys !… Joannis il s’est endormi pendant la prière !
– C’est pas vrai !
– Si !
– Viens voir, on a trouvé un nid d’abeilles sauvages !
– Non !
– Si, tu dormais !
– Tu peux me faire réciter ma leçon ?…
– Non, je reposais juste mes yeux !
– Moi j’ai vu un gros monsieur qui chantait très très fort à l’office !
– Et moi une dame avec une jolie robe qui regardait tout avec de très grands yeux !… »
Scalys souriait, comme toujours très heureux de les voir si heureux et énergiques, il sourit à la petite demoiselle qui avait pris sa main bandée et dit :
« Du calme… Il faut mieux dormir la nuit, Joannis, pour pas être fatigué pendant la prière.
– C’est pas vrai, j’ai pas dormi ! protesta vivement le petit bonhomme.
– J’ai pas dit que tu avais dormi, mais même juste reposer ses yeux, ça se fait pas trop, quand on est au temple… répondit gentiment le jeune homme. On va voir cette ruche, qui veut que je l’aide sur ses leçons ? »
Plusieurs mains se levèrent plus ou moins vivement.
« Tous les autres ont bien appris tout seuls ?… Pour de vrai ? » insista Scalys avec un sourire goguenard.
Trois autres mains se levèrent.
« Bien, alors, je vais m’occuper de ces abeilles et on verra ça. »
Il suivit quelques enfants d’âges divers, suivi par d’autres, jusqu’au lieu du délit. Dans le parc, à quelques mètres à peine de la maison, une ruche sauvage était bel et bien en train de se réveiller de l’hiver. Sans doute s’était-elle installée là sans qu’on s’en rende compte l’été précédent. Restait qu’elle était très proche des bâtiments des enfants, ce qui pouvait être dangereux, pour ces derniers comme pour les insectes, d’ailleurs.
« Oh, elles se sont mises haut… » pensa tout haut Scalys.
Il inspira un coup :
« Écartez-vous… »
Liées à Olies, considérées comme nées de ses rayons, ce qui expliquait qu’elles fabriquent le miel, doré, les abeilles étaient respectées et traitées avec soin en Bewan.
Dans le sanctuaire de Meztli ou ailleurs, personne n’aurait levé la main sur elles. Il fallait donc les prier d’aller s’installer plus loin. Scalys, comme tout prêtre, savait quoi faire pour cela.
Les enfants s’étant éloignés, partagés entre ceux qui connaissaient le rituel et étaient impatients de le revoir et ceux qui le découvraient, Scalys se plaça sous la ruche, leva les mains vers elles et récita :
« Ô Olies, Seigneur et Lumière de nos jours, daigne entendre ma prière et ouvre tes filles à mon appel… »
Les yeux sombres brillèrent d’un éclat doré le temps d’un battement de paupière.
Un instant passa avant que quelques abeilles descendent pour voler autour de lui et, pour certaines, viennent se poser sur ses mains.
Il les abaissa lentement et leur sourit.
« Petits rayons de soleil, soyez les bienvenus ici… Votre présence nous honore.
– Bzzzzz.
– Merci. Bon printemps à vous aussi.
– Bzzz. Bzzz ?
– Euh, oui, votre nid est mal placé, là…
– Bzz bzzz ?
– Il est très proche de celui de nos petits à nous et on voudrait pas qu’ils vous blessent ou que vous les blessiez ?
– Bzz… Bzzz !
– Non, mais c’est pas grave, vous pouviez pas savoir. Est-ce que vous seriez d’accord pour vous installer ailleurs ? Il y a un endroit ici avec d’autres ruches, beaucoup de fleurs, et surtout des personnes pour veiller sur vous et vous protéger.
– Bzzz… Bzzz ?
– Bien sûr, allez-y. »
Certaines abeilles se renvolèrent vers le nid alors que d’autres continuaient à lui voler autour. Scalys posa ses mains sur ses hanches, souriant. Un petit moment passa, les enfants chuchotaient, lorsque les bourdonnements se firent plus fort et pour cause : une abeille bien plus grande arrivait, entourée de toute sa garde.
Scalys leva la main pour qu’elle s’y pose au plus vite, souriant et un peu surpris.
« Bonjour… Je ne m’attendais pas à ce que vous veniez vous-même…
– Bzzzz.
– Merci, c’est un honneur.
– Bzzzz ?
– Oui, c’est ça… »
Un petit garçon accroché au bras d’une plus grande fille en tenue blanche demanda :
« Qu’est-ce qu’il fait ?
– Il explique à la reine des abeilles ce qui se passe.
– Ça a aussi des rois et des reines les abeilles ?
– Juste des reines, pas de rois… »
Scalys négocia poliment et un peu plus tard, les abeilles remontèrent toutes dans leur nid, après qu’il les ait saluées.
Ceci fait, il siffla Sry et un instant plus tard, un croassement interrogatif se fit entendre au-dessus d’eux. Scalys lui cria :
« Va chercher Andrea, s’il te plaît !
– Crôa ! »
L’oiseau fila. Scalys revint vers les enfants qui l’entourèrent aussitôt :
« Elles ont dit quoi ? Elles ont dit quoi ?
– Elles sont d’accord pour essayer. Andrea va s’en occuper, il sait faire.
– Mais tu peux parler aux abeilles, alors ?
– Non, je peux prier Olies pour qu’on puisse se comprendre un petit moment, ce n’est pas pareil…
– Pourquoi ça n’a que des reines et pas de rois, les abeilles ? »
Ils retournèrent vers les bâtiments pendant que Scalys expliquait ça comme il pouvait et ils rentrèrent dans le réfectoire, pour y travailler collectivement les leçons de qui le voulait. Le lieu servait de salle d’études en dehors des heures de repas.
Tous étudiaient ensemble, les aînés aidant les plus jeunes sans distinction. De nombreuses fois, d’aucuns avaient tenté d’imposer une séparation, surtout d’origine sociale, entre les enfants. Car, même si être éduqué au Grand Sanctuaire était un privilège et l’assurance d’un excellent niveau, bien des nobles, ou même simplement des personnes aisées, voyaient par contre d’un œil fort peu aimable le fait que leur chère progéniture soit mêlée sans différenciation aux plus pauvres, voire aux petits orphelins du lieu.
Mais jamais l’Ordre de Meztli n’avait permis qu’on transige là-dessus.
Scalys était donc là, avec une des éducatrices, à aider ce petit monde à travailler sagement, lorsque la porte qui donnait sur la cour s’ouvrit sur Athanaios, son fidèle second, Vetus, et quelques autres, donc un prêtre grand, trapu, d’une trentaine d’années, et qui semblait fort mécontent d’être là, pour qui ne savait pas que c’était toutefois son air habituel.
Athanaios approcha, souriant, au milieu de cette bonne humeur et ne s’offusqua pas que les enfants, concentrés, ne le remarquent pas immédiatement. Vetus avait froncé les sourcils sans rien dire, et ce fut le troisième homme qui déclara d’une voix forte, faisant sursauter un peu tout le monde :
« Le seigneur Athanaios est ici ! Qu’est-ce vous…
– Basileus… » le coupa doucement ledit seigneur.
Scalys avait rattrapé de justesse un flacon d’encre bousculé par le sursaut de la fillette qu’il avait sur les genoux. Il jeta à Basileus un regard noir alors qu’Athanaios continuait :
« Voyons, ça ne se fait pas de faire peur à des enfants.
– Comment, mais le respect qu’ils vous doivent…
– Est mon problème et je n’ai pas besoin de vous pour me servir d’hérault, merci. »
Scalys eut un sourire en coin satisfait alors que son père le rejoignait en disant de son habituel ton bienveillant :
« Bonjour, les enfants. Désolé de vous déranger alors que vous étiez si studieux. »
Les enfants le saluèrent plus ou moins forts, plus ou moins craintifs d’un nouvel éclat de voix de Basileus qui grommelait.
« Ce n’est pas gentil de vous venger sur nous parce que Selena vous a couru après, Basileus, lâcha Scalys, faisant glousser les enfants et certains des prêtres. Il y a un souci, Père ? s’enquit-il ensuite pour le Grand Prêtre qui avait souri à la pique, comme son second.
– Je te cherchais… répondit le vieil homme en faisant semblant de ne pas remarquer que l’homme avait sursauté, outré, derrière lui. J’ai croisé Andrea qui te remercie pour la nouvelle ruche, il est parti l’installer dans une de ses tours d’argile.
– Ça devrait leur plaire.
– Je pense aussi.
– Et sinon, qu’est-ce que tu me veux ?
– Je voulais être sûr que tu n’avais pas oublié que nous sommes invités demain soir au palais royal, pour le grand dîner organisé pour la fin de la fête de l’Équinoxe.
– Un festin sitôt la cérémonie pénitentielle finie, quel à-propos… » ironisa Scalys en redressant la petite fille qui glissait, tant elle remuait sur ses genoux.
Athanaios sourit en voyant le parchemin sur lequel elle s’entraînait à écrire :
« C’est très bien, Anya, tu as fait de gros progrès. »
Elle lui sourit, radieuse, alors qu’il continuait :
« Je sais que tu n’aimes pas beaucoup aller là-bas, mon petit, mais ça fait partie de nos devoirs. Et notre présence pourra justement leur rappeler aussi les leurs. »
Scalys eut un sourire :
« J’allais pas me faire porter pâle, t’en fais pas.
– Je sais, ne crains rien. »
Le vieil homme se fit un devoir de faire le tour de la tablée pour voir ce que chaque enfant faisait et encourager ou féliciter chacun d’entre eux. Il n’y avait donc que des sourires là lorsqu’il les salua et repartit.
Une fois la petite troupe de prêtres dehors, Basileus fulminait toujours en silence et Athanaios lui sourit à son tour :
« Allons, mon ami, il n’y a pas de quoi vous mettre dans cet état.
– Le manque de respect de ces enfants est un scandale ! Et votre propre héritier, comment ose-t-il ! Me parler, vous parler ainsi ! »
Athanaios eut un petit rire en tapotant le bras du prêtre furieux :
« Scalys a gardé de son enfance un langage fleuri, je ne vais pas vous dire le contraire, mais je n’ai aucun doute sur le respect qu’il me porte. Et puis, il n’a pas tort, vous faire courser par la jument de notre prince vous a vraiment mis de mauvaise humeur… »
Ce qui valut au Grand Prêtre un nouveau regard meurtrier de son subordonné, mais Athanaios n’avait depuis très longtemps qu’une indifférence polie pour ce genre de choses.
Scalys, pour sa part, resta pour aider les enfants jusqu’au dîner, avant de manger rapidement en leur compagnie et de les laisser.
Fatigué, il prit le chemin du palais de son père dans le parc, alors que la nuit et la température tombaient. Sry le rejoignit en route. Ils n’étaient guère plus réchauffés l’un que l’autre quand ils arrivèrent.
Scalys grimpa dans les étages, chez lui, et constata avec un sourire qu’un bon feu brûlait dans la cheminée et aussi qu’une théière pleine et brûlante l’attendait sur un petit chauffe-plats, sur la petite table du salon.
Il sourit.
Le corbeau bâilla et alla s’installer dans son panier, près du feu.
Scalys s’étira et se dit qu’un bain le détendrait et que ça ne serait pas du luxe s’il voulait travailler un peu. Il passa donc dans la salle de toilette.
Celle-ci était dallée, claire, et la baignoire blanche semblait n’attendre que lui. Il ouvrit les robinets et la laissa se remplir pendant qu’il se déshabillait. Il avait laissé la porte entrouverte. Sry le rejoignit. Le corbeau n’avait rien contre se laver, lui non plus. Surtout dans de l’eau chaude.
Scalys n’était pas immense, plus musclé qu’on le pensait souvent, mais ses origines rendaient cette musculature discrète. Imberbe et glabre pour les mêmes raisons, hormis sa toison pubienne, on lui donnait tout aussi souvent moins que son âge. Malgré son enfance chaotique, il avait très peu de cicatrices.
Il posa ses vêtements dans le panier de linge sale et, enlevant le bandage, il regarda la paume de sa main un instant et pensa tout haut :
« Ça fait longtemps que j’ai pas eu de nouvelles de Papa… »
Il s’étira encore, prit une petite bassine et y laissa couler un fond d’eau pour la poser ensuite dans le bain, où elle resta flotter, tordit ses cheveux en un volumineux chignon dans lequel il planta une longue baguette de bois clair et plongea dans l’eau avec délectation.
Sry vint dans la bassine et commença sa toilette.
Scalys, lui, s’allongea et souffla un coup.
Il regarda le corbeau qui barbotait.
« Plus agréable que de se rincer dans de l’eau croupie, hein… Tu t’empâtes vraiment. »
Il sourit et le caressa :
« Enfin, je me moque, mais j’ai rien contre non plus… »
Sry se frotta à sa main, faisant s’élargir son sourire.
Il reprit ensuite :
« Je vais lui écrire, à Papa, ça lui fera plaisir… J’espère qu’il va bien… »
Il eut un petit rire :
« Milena et les autres vont m’entendre s’il lui est arrivé quelque chose et qu’ils ne m’ont pas prévenu… »
Mais il savait très bien que c’était impossible.
Il profita un moment du bain avant d’en sortir, presque à contrecœur, d’enfiler sa robe de nuit, puis son manteau d’intérieur, d’épaisses chaussettes et d’aller boire cette bonne infusion épicée devant le feu, avec sur ses genoux Sry emballé dans une épaisse serviette.
Le corbeau finit par retourner dans son panier et Scalys emporta le reste de la théière dans son bureau encombré pour se mettre au travail.
Mais avant de reprendre son étude de la maladie, il se fit un devoir de rédiger le courrier souhaité, après avoir poussé quelques livres pour pouvoir poser une feuille vierge sur la table.
Il y raconta que tout allait bien au sanctuaire, que la Fête de l’Équinoxe se passait parfaitement malgré l’afflux des pèlerins…
« … Père a fini par leur demander d’arrêter les dons envers nous et d’aider plutôt les pauvres chez eux, de réfléchir à leur vie et ce qu’ils pouvaient faire de mieux. Tu aurais vu ça, ils étaient tout penauds… Ah ça, pour payer et s’acheter une conscience, y a du monde, mais pour se remettre en cause… !
Basileus et sa bande étaient furieux… Tu les connais, dès qu’on touche à leur or, c’est la fin de tout. Que Père ose demander l’arrêt des dons, ils en revenaient pas… Alors que nos caisses débordent comme rarement… Leur égoïsme me tape toujours autant sur les nerfs.
Je me demande ce que le Temple d’Olies a fait, lui… Il paraît qu’eux aussi avaient rarement eu autant de pèlerins que cette année.
Pour ma part, j’ai dû ralentir mes recherches, la Fête nous a beaucoup occupés. J’imagine d’ailleurs que vous vous ennuyez pas non plus, vous autres !
Jusqu’ici, j’ai toujours rien trouvé de probant… Tous les âges, tous les peuples semblent touchés… J’arrive ni à cerner une cause ni à déduire un remède… Je suis pourtant sûr que cette maladie est naturelle et je vois pas pourquoi on pourrait pas la soigner… Mais va faire piger ça à tous ces bigots superstitieux !
On dit que le roi lui-même est quasi enfermé toute la journée dans sa chapelle à se flageller pour expier je sais pas quoi. Tu as jamais dû le rencontrer, toi, mais cet homme a peur de tout, il ferait exorciser son ombre s’il la soupçonnait d’avoir déplu aux dieux.
Son fils est passé cet après-midi. Tu dois déjà le savoir, il a failli tuer un mineur dans l’arène. Sûrement un coup fourré d’un de ses ennemis… Ils savent plus quoi inventer, on dirait les miens… Il est venu se faire purifier. Il connaît le rituel par cœur, il pourrait quasi le faire sans nous. Je te l’ai déjà dit, mais je me demande vraiment ce qu’un homme aussi violent donnera sur le trône… J’espère surtout que les guerres ne vont pas recommencer à l’est. On a beaucoup de mal à reconstruire la région… Les rapports de nos prêtres sont plutôt positifs : l’État est généreux pour aider à rétablir l’ordre et veiller à ce que les populations soient bien prises en charge et ne souffrent de rien. Malgré tout, sur les nouveaux territoires conquis par le prince, il reste des groupes rebelles et la crainte que le conflit reprenne est bien réelle…
Enfin, désolé de t’embêter avec tout ça…
Je vais te laisser, je dois me remettre un peu au boulot si je veux venir à bout de cette fichue épidémie…
Prends bien soin de toi, mes amitiés à Milena et à toute la meute.
À très bientôt. »
Alexei avait enfin le plaisir de profiter un peu des festivités. Des années qu’il n’avait pas pu se balader, vêtu simplement, tranquille et anonyme, dans les rues animées de la capitale. Dans les faits, il y avait sûrement quelques gardes du corps qui le tenaient à l’œil de loin, mais il faisait mine de rien, content de pouvoir faire un peu semblant d’être un homme du peuple.
C’était apaisant. Il aimait bien. Pouvoir marcher sans que tout le monde ne se sente obligé de se plier en deux à sa vue était extrêmement reposant.
L’ambiance était joyeuse. Partout, des artistes de rues, jongleurs, dresseurs d’animaux, magiciens… Partout, des enfants riants, des provinciaux émerveillés, des citadins enchantés…
Beaucoup de commerçants avaient monté des petits comptoirs devant leurs boutiques pour l’occasion. On vendait des souvenirs, des ex-voto bien sûr, des bijoux, un peu tout et n’importe quoi et à manger, évidemment. Ce n’était pas les bonnes odeurs, sucrées ou épicées, qui manquaient dans l’air.
L’après-midi s’avançait et à force de fumets alléchants, l’estomac du prince finit par lui signifier que ça lui faisait bien envie, tout ça. Alexei se tâta le ventre. Manger avant l’office serait bienvenu pour que son estomac n’y participe pas trop. Il avait tendance à être très bavard quand il était vide…
Mais quoi donc choisir…
Dubitatif, le prince reprit son chemin, s’arrêta brusquement pour laisser passer cinq bambins surexcités que trois adultes poursuivaient en vain. Il les regarda s’éloigner, profondément amusé, quand une odeur bien particulière l’alpaga, lui faisant tourner la tête d’un coup.
Snif snif snif… ?
Miel.
Alexei sourit.
Ses soldats ne l’appelaient pas « l’Ours » qu’à cause de sa férocité au combat.
Snif snif snif…
Suivant les délicats effluves, il finit par arriver devant un stand tenu par une vieille dame toute ridée et une adolescente, qui faisaient avec habilité des petits gâteaux au miel.
Hmmm miam miam.
Son air gourmand fit glousser la vieille qui l’interpella :
« Envie d’une p’tite douceur, monseigneur ? »
Il sourit et hocha la tête :
« Volontiers.
– C’est trois pièces de bronze le gâteau, lui dit l’adolescente, avec tout le sérieux qu’on pouvait avoir à cet âge.
– Mets-en une quinzaine, alors, merci.
– Ben t’as la dalle, toi ! rit encore la vieille.
– Eh, c’est pas ma faute s’ils sentent si bon, tes gâteaux !
– Ah ça, c’est qu’on sait y faire ! »
L’adolescente lui remplit un sac en papier avec soin. Il lui jeta une pièce d’argent et lui dit :
« Merci et garde la monnaie. »
Et il partit en faisant semblant de ne rien entendre quand elle l’appela pour lui dire qu’il s’était trompé de pièce.
Il reprit son chemin en commençant à manger et soupira, tout rose et tout sourire. C’était délicieux…
Un certain nombre de gardes patrouillaient, à pied ou à cheval, car l’Équinoxe était aussi un grand moment pour les voleurs des rues. Pas que la maréchaussée puisse tant contre eux, ces bandes étaient discrètes et très bien organisées. D’ailleurs, ils se faisaient un point d’honneur à ne pas déranger plus que ça. Une guilde très puissante régnait dans les ombres. Alexei le savait, il avait quelques pions chez eux, tout comme, il en était parfaitement conscient, eux-mêmes en avaient au château. C’était de bonne guerre et, contrairement à certains, Alexei était conscient de la nécessité de laisser ces personnes gérer les trafics tant qu’elles le faisaient proprement. Certains voulaient la disparition de la guilde, pas lui. Il préférait de loin une guilde avec un code d’honneur strict, qui tenait ses troupes et régulait les activités illégales, que laisser ces dernières à des bandes sans foi ni loi.
Ces dernières essayaient quand même de temps en temps. Elles faisaient rarement long feu.
Alexei mangeait ses gâteaux au miel en se promenant. Avisant une femme très maigre qui mendiait avec deux jeunes enfants, il s’accroupit et leur donna les quelques gourmandises qui lui restaient avec quelques pièces.
« Notre Déesse vous bénisse ! lui dit-elle avec un accent qui le fit sourire.
– Vous venez des terres de l’est ?
– Oui…
– Si vous voulez de l’aide, allez à la Vieille Caserne, au nord de la ville.
– La Vieille Caserne ?… »
Il hocha la tête :
« Demandez à voir Lisbeth et dites que vous venez de la part d’Alexei. »
Il se releva et reprit sa balade en se léchant les doigts.
Il y avait beaucoup de réfugiés venant de l’est, malgré tous les efforts faits pour reconstruire la région. Les guerres avaient vraiment fait des ravages et ce n’était pas les groupes rebelles, le plus souvent des mercenaires payés par l’état voisin, plutôt rancunier, le bougre, qui aidaient.
Il se demandait si tout ça allait s’arranger, en buvant et se rinçant les mains à une fontaine, lorsqu’il entendit une musique. Un peu plus loin, un groupe de Sin’tis jouaient un air enjoué et deux de leurs femmes dansaient. Alexei s’approcha et regarda, toujours content de voir ça. Cette population, au teint mat et aux yeux fins, était très mal vue et bien souvent malmenée dans le royaume. Pourtant, ils n’étaient généralement que des artistes voyageant de ville en ville et ne faisant pas de mal. Ils filoutaient un peu, mais c’était rarement pire. Mais ils étaient des boucs émissaires faciles, plus faciles à repérer et chasser que les vrais criminels, les trafiquants d’esclaves qui venaient enlever des gens pour les revendre au-delà de la mer du sud et certains des notables corrompus qui fermaient les yeux. Et qui risquaient leur tête, car on ne rigolait pas avec les marchands d’hommes, en Bewan.
Pour l’heure et comme souvent pendant les fêtes, ils profitaient d’un public plutôt joyeux et content de bénéficier de leur musique et de leurs danses. D’autant que les deux demoiselles étaient fort charmantes et loin de déplaire à certains dans la foule. Alexei eut un sourire en pensant que son épouse et sa favorite auraient sûrement, elles aussi, apprécié le spectacle.
« Oh, Lexei ! Tu es là ? »
Le prince sourit en reconnaissant la voix féminine qui l’avait interpellé. Une jolie quinquagénaire aux cheveux courts, grisonnants, fine et souriante. Elle tirait Markus par la main, et il se laissait faire docilement, comme souvent avec elle.
« Bonjour, Inna… Rebonjour, Markus. Vous me cherchiez ?
– Oui et non, on était en route pour l’office, on pensait t’y retrouver. » lui répondit Markus.
Alexei fit la moue :
« Déjà ?
– Et oui, le temps qu’on aille au temple, ça sera l’heure. »
Alexei hocha la tête, un peu triste que sa balade soit déjà finie, et ils prirent tous trois le chemin du Grand Temple. L’office commençait au lever de lune, soit pas très tard, cette année-là, en tout cas bien avant la nuit.
« Yui a eu des infos, reprit Markus. Il te fera son rapport entre l’office et le dîner.
– Parfait. … On a gagné combien, au final, au fait ?
– 567, j’ai tout remis à Lisbeth. Elle te remercie.
– Tu es passé à la Vieille Caserne ?
– On y est passé tout à l’heure, en partant, répondit Inna.
– Tout le monde va bien ? s’enquit encore le prince.
– Oui, oui. C’est là que le gamin d’hier a été emmené, du coup, lui expliqua Markus. Il s’est avéré qu’il était bien orphelin, mais Yui nous expliquera le détail. »
De nombreux fidèles commençaient à se rapprocher du sanctuaire. Ils n’eurent cependant pas tant de mal à rentrer. Alexei remonta l’allée centrale pour gagner sa place, alors que Markus et Inna allaient s’installer un peu plus loin.
Le prince salua d’un signe de tête son épouse et Tatiana, assises au premier rang. Puis, arrivé au pied des marches de l’autel, il posa un genou à terre et joignit ses mains avant de les lever, s’inclinant lui-même, en signe de dévotion, avant de se relever.
Son père n’était pas encore là. Il eut un bref pincement au cœur en voyant le siège de sa défunte mère et il n’eut pas le temps de s’appesantir plus, car son jeune frère arriva et, comme toujours, courut dès qu’il le vit pour lui sauter au cou.
Si d’aucuns avaient regardé avec sévérité le grand adolescent mince pour avoir osé faire ça dans ce lieu saint, et parmi eux, ses trois gardes du corps, ils n’osèrent rien dire devant Alexei qui, lui, répondit à l’étreinte avec plaisir.
« Bonjour, Illia. Tu vas bien ? »
Illia ne répondit pas, se contentant de se blottir, câlin. L’entendre était extrêmement rare. Âgé de 17 ans, le second fils du roi était resté un enfant qui regardait le monde avec de grands yeux innocents. Illia ressemblait beaucoup à son grand frère, en bien plus gracile. Alexei l’aimait beaucoup et se faisait un devoir de prendre soin de lui, autant que son emploi du temps le lui permettait. Sa vieille nourrice ne l’avait jamais laissé et veillait aussi sur lui. Pas très grande et toute ronde, ses cheveux désormais plus blancs que noirs relevé en un simple chignon, dans une robe sombre et sobre, elle rejoignit les deux princes avec son habituel sourire, après avoir fait sa génuflexion aussi souplement que lui permettait son âge.
« Bonjour, Alexei. Comment allez-vous ?
– Bonjour, Mathilde. Ça va, merci. Et merci à vous de l’avoir accompagné.
– Je vous en prie, c’est normal. Nous vous le laissons pour la suite ?
– Oui, merci. »
Les gardes et la nourrice allèrent s’installer et Alexei frotta le dos de son petit frère :
« On va s’asseoir, Illia, tu viens ? »
Illia le lâcha, prit sa main en hochant la tête et Alexei les conduisit, d’abord devant la statue, où il s’inclina. Illia l’imita. Puis Alexei l’emmena jusqu’à leurs sièges. Avant le décès de leur mère, ils encadraient le couple royal, Alexei à droite de leur père et Illia à gauche de leur mère. Depuis, Alexei avait obtenu que son frère siège à sa droite, pour ne pas le laisser seul à côté d’un siège vide.
Illia sortait rarement du palais, juste pour les grandes célébrations et les défilés royaux.
Il s’assit à la droite de son frère qui lui sourit :
« Tu es sage pendant la cérémonie, Illia ? »
Illia le regarda, cligna des yeux et leva le nez pour regarder les grands chandeliers, pendus au plafond, qui éclairaient le temple.
Le silence se fit et tout le monde se leva. Alexei eut un sourire, leur père arrivait. Il se leva à son tour en le voyant remonter l’allée. Illia le regarda faire, intrigué, et l’imita, comme plus tôt, sûrement sans trop comprendre ce qu’il faisait et pourquoi.
Piotr XVII avait 51 ans. Il n’était pas si petit, mais, courbé sans cesse par le poids de ses peurs, il devenait si voûté que son fils aîné se demandait un peu s’il n’allait pas finir bossu.
Cerné par ses gardes du corps, le roi allait rapidement, regardant tout autour de lui, craignant peut-être qu’un dragon n’émerge de la foule pour le griller. Et le connaissant, ça n’était même pas une idée à proscrire…
Piotr était connu pour sa piété. Il avait toujours été un grand croyant, généreux bienfaiteur des temples, très soucieux de son salut. Avec le temps, cependant, sa foi était devenue un poil obsessionnelle. Terrifié par l’idée de déplaire aux dieux, il passait beaucoup de temps dans sa chapelle privée, ne pouvait presque plus rien faire sans demander d’abord à quelques prêtres s’il pouvait et l’épidémie avait encore aggravé tout ça. Piotr squattait sa chapelle quasi en permanence, au point qu’on était à peu près sûr de toujours l’y trouver et qu’Alexei se demandait quand il allait y faire installer son lit.
Le Conseil était partagé entre ceux qui se désolaient de tout ça et ceux qui en profitaient. Alexei n’avait pas encore le droit de trop intervenir, il essayait d’éponger comme il pouvait.
Le prince soupira en voyant le roi faire une génuflexion aussi longue que théâtrale devant la grande statue. C’est à peine s’il ne vint pas à son siège à genoux…
Alexei s’inclina encore lorsqu’il les rejoignit. Illia regardait à nouveau les chandeliers.
Piotr s’assit enfin, nerveux, regardant de tous côtés, apeuré par le fait que ses gardes n’aient pas le droit de le suivre à sa place.
Alexei et le reste de l’assemblé s’installèrent à leur tour, sauf Illia, décidément fasciné par les plafonniers. Son frère sourit et l’appela gentiment. Illia le regarda et revint s’asseoir avant de se remettre à regarder les lumières.
Les religieux arrivaient et le silence se fit de nouveau lorsque les deux grands-prêtres remontaient l’allée centrale, suivis de leurs subordonnés. La cérémonie de l’Équinoxe de printemps avait ceci de particulier qu’elle était célébrée par les deux cultes réunis : Athanaios, dans une robe de soie blanche lourdement brodée d’argent, marchait donc côte à côte avec Danil, le grand-prêtre d’Olies, lui dans une robe similaire, mais brodée d’or. Bien plus jeune, bel homme blond dont le charisme n’avait d’égal que la suffisance, Danil arborait ce jour-là comme les autres son grand sourire plus blanc que blanc.
Malgré la sincérité de sa foi en Olies, Alexei ne l’aimait pas beaucoup. Il le savait manipulateur, c’était une chose avec laquelle il avait beaucoup de mal.
Voyant Scalys derrière son père, Alexei se dit qu’au moins, lui était franc.
Les religieux s’installèrent. Alexei retint Illia qui allait suivre un papillon qui faisait un petit tour par là.
Les chœurs entamèrent le chant d’accueil, un air solennel, pour ne pas dire pompeux, que les fidèles reprirent avec plus ou moins de cacophonie.
Alexei attrapa le bras de son frère qui avait vu un autre papillon et, comme le grand adolescent était parvenu à se lever, il le tira pour l’installer sur ses genoux, sans prêter attention aux regards anxieux du roi et sévères d’un certain nombre de religieux et de fidèles, ni au sourire bienveillant d’Athanaios et celui, plus amusé, de Scalys.
Illia devait passer la célébration ainsi, pour s’endormir là, blotti contre son grand frère, un peu avant le milieu, au moment même où Danil appelait à se repentir avec sincérité pour mériter la lumière des astres et leur pardon.
Alexei laissa faire. Il suivit sagement le reste de l’office sans pouvoir se lever quand il aurait dû, ce qui ne le gêna pas plus que ça.
La cérémonie s’acheva sans plus de souci. Alexei resta assis avec son frère endormi sur les genoux, désireux d’attendre un peu que ça se vide avant de le réveiller. Illia n’aimait pas les grands mouvements de foule. Piotr demeurait très nerveux, il ne faisait pas de doute qu’il allait s’empresser de rejoindre ses gardes.
Les deux grands-prêtres parlaient, Danil sembla un peu contrit à Alexei, qui se demanda ce qu’ils se racontaient. Avant que la voix de Scalys ne le tire de ses pensées :
« Eh ben, vous êtes rudement sage. »
Il avisa le jeune prêtre qui s’approchait. Il s’inclina rapidement devant le roi avant de regarder les princes.
« Votre frère va bien ?
– Oui, oui, il dort.
– En voilà un que tout ça inquiète pas trop… »
Scalys et Alexei regardèrent dans un même mouvement le roi quand celui-ci dit :
« J’espère que ça n’aura pas déplu à notre Déesse… »
Scalys leva un instant les yeux au ciel avant de lui répondre calmement :
« La miséricorde de notre Déesse est infinie. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’Elle n’aura aucun grief contre un enfant qui s’est senti assez en paix sous Son toit pour s’y endormir en toute confiance. »
Piotr grimaça, pas convaincu et déjà prêt à aller expier, mais Alexei eut un rapide sourire en coin. Le roi se leva et rejoignit Athanaios et Danil. Scalys le laissa faire et se pencha pour regarder mieux Illia.
« Il a bonne mine… Il devrait venir siester sur vos genoux plus souvent, ça vous tiendrait tranquille.
– Il va bien, répondit Alexei sans relever la pique. Notre ami Danil a l’air contrarié, qu’est-ce qu’il y a ?
– Oh, il essaye de tirer la couverture à lui, comme toujours, rien de spécial… »
Illia rouvrit les yeux et grommela en s’étirant.
« Il a demandé à Père s’il était possible de séparer les cultes pour les équinoxes et que chaque culte ait le sien, eux le printemps puisque c’est le moment où le soleil s’impose, et nous l’automne… Au lieu de les célébrer ensemble, ici au printemps et chez eux à l’automne. »
Alexei fit la moue alors qu’Illia se redressait et regardait Scalys avec ses grands yeux.
L’équinoxe d’automne était une fête secondaire et bien moins populaire et joyeuse que celle de printemps. Entendant le roi s’écrier ils ne comprirent pas trop quoi, ils regardèrent vers le chœur où Athanaios semblait tenter d’apaiser le souverain avec sa bienveillance coutumière.
Illia se leva et Alexei fit de même.
« Il paraît qu’on vous voit au palais ce soir ?
– Il paraît, oui, que je vais devoir vous supporter, vous et votre cour, à pleurer misère entre deux gâteaux gigantesques servis dans des plats en argent massif…
– Si ça vous est si désagréable, n’hésitez pas à vous étouffer avec, la question sera réglée.
– Je vais éviter.
– Vous n’êtes pas joueur.
– Vous pouvez parler, vous avez pas voulu vous jeter dans le fleuve hier, vous ! »
Ils furent interrompus par Athanaios qui revenait avec le roi d’un côté et Markus, Inna et Mathilde qui arrivaient de l’autre.
Illia sourit en voyant sa nourrice et son sourire s’élargit plus encore quand il vit Inna, il se jeta à son cou.
« Que voilà une pureté touchante, dit Athanaios et il regarda Piotr : Votre fils est une bouffée d’air pur dans ce monde. Vous n’avez pas à vous inquiéter, je doute qu’aucun de ses actes puisse offenser notre Déesse.
– Tout de même, s’endormir à un tel moment…
– Voyons Père, si c’est notre grand-prêtre qui vous le dit… » soupira Alexei.
Scalys eut un sourire en coin :
« C’est vrai que c’est pas des actes de ce fils-là dont je m’inquiéterais le plus à votre place… »
Alexei le regarda et souffla avec humeur. Athanaios avait pouffé alors que le roi, lui, avait frémi, horrifié de ce que pouvait sous-entendre cette phrase.
« Le prince Alexei a bénéficié des rites de purification, il n’y a rien à craindre pour lui non plus. » dit le vieil homme.
Il ajouta :
« Allons, rentrez vite au palais. Vous vous devez à vos hôtes, nous vous rejoindrons quand nous aurons enlevé nos aubes de cérémonie. Elles sont bien trop lourdes pour les garder plus longtemps. »
Alexei eut un sourire :
« Ah ça, l’argent, ça pèse en broderie aussi. »
Scalys ne put répliquer, car Markus intervint avec flegme :
« Bon, allons-y. Le temps file. »
La famille royale et ses proches se retirèrent donc. Scalys les regarda faire avec un soupir.
Illia manqua de repartir après un papillon, mais son frère le tenait à l’œil et l’attrapa à temps.
« Pillon !
– Oui, Illia, mais là, il faut qu’on rentre…
– Pillon !
– Oui, oui, il est joli le papillon… Viens maintenant…
– ♪ Pillon ♪ ! »
Scalys gloussa en voyant le jeune prince réussir à filer et son frère être obligé de partir à sa suite… Le chemin allait être long jusqu’à leur calèche.
Une fois arrivés au palais, Alexei avait profité du temps qu’il restait encore pour emmener un peu Illia dans les jardins, sans nul doute tout à fait innocemment, accompagnés tous deux de Markus, Inna, Leonora et Tatiana. Mathilde allait ainsi pouvoir se reposer un moment avant la soirée. Ces trois dernières essayaient d’apprendre au jeune prince comment faire des couronnes de fleurs, ce qui n’était pas simple, vu ses faibles capacités d’attention, et les deux hommes les regardaient avec amusement. À la vue de tous et donc parfaitement à l’abri d’oreilles indiscrètes, car ils les auraient vues arriver, ils étaient là, installés dans l’herbe, lorsqu’Adrian et Yui les rejoignirent.
Le grand guerrier brun était, comme à son habitude, grave et vigilant, droit et arme à la ceinture. Son compagnon blond était un peu plus souriant, même s’il avait l’air un peu fatigué, ce soir-là.
Si Adrian était un militaire respecté et reconnu, Yui était pour sa part un homme très craint. Peu de personnes savaient réellement qui il était, mais tant de rumeurs circulaient sur son compte que sa seule présence dans une pièce ou sa simple silhouette remontant un couloir suffisaient souvent à faire frémir toutes celles et ceux qui s’y trouvaient. Dans les faits, le maître-espion du prince héritier était effectivement un homme redoutable, au réseau immense et très efficace. S’il était toujours aimable et poli, son sourire n’en était pas moins réputé pour être des plus inquiétant.
Et si certains se posaient sûrement des questions sur leur célibat et leur amitié bien connue, personne n’aurait osé prétendre quoi que ce soit de plus sur ces deux hommes.
Sans doute à cause d’un instinct de survie des plus primaires.
Les nobles avaient beau être pour beaucoup déconnectés de la réalité du monde, surtout ceux qui ne vivaient qu’à la Cour, la plupart d’entre eux étaient tout de même conscients d’être mortels et ne tenaient pas tant que ça à tenter le diable. Surtout cet étrange diable blond.
Alexei avait souri en les voyant approcher et s’asseoir sans plus de formalités près d’eux.
« Vous venez apprendre à faire des couronnes de fleurs ? leur demanda avec amusement Tatiana.
– Non, mais j’avoue que j’adorerais n’avoir que ça à faire… » lui répondit Yui avec un petit rire.
Illia s’appliquait, tirant la langue, concentré, enfin autant qu’il le pouvait. Assise près de lui, Inna le guidait et l’encourageait avec bienveillance. Alexei regarda toute cette petite bande, les personnes les plus proches qu’il avait, les seules auprès de qui il pouvait être lui-même sans se soucier du reste.
Mais le reste n’était jamais loin.
« Je venais vous faire un premier rapport, lui dit Yui.
– Je t’écoute. Enfin, nous t’écoutons…
– Le garçon que vous avez combattu hier s’appelle Kirill. Il a entre 17 et 19 ans, d’après les médecins qui l’ont examiné. Il n’en sait trop rien lui-même, mais il dit qu’il est né quelques années avant le Jubilée d’Athanaios, ça correspondrait. Sa famille et lui faisaient partie des réfugiés qui ont fui les combats quand la guerre a repris, il y a six ans, à Metlaberg. Ils voulaient rejoindre de la famille au sud, mais il les a perdus en route et il pense qu’ils sont morts… Il traînait dans les faubourgs, plus mort que vif, quand il a rencontré un homme qui lui a monté la tête en lui expliquant que vous étiez le responsable de ses malheurs et de ceux des autres, puisque vous n’aviez pas sauvé Metlaberg…
– Ben voyons, comme si je pouvais lever mon armée et traverser le royaume en deux jours…
– Il faudra lui expliquer, soupira Adrian. Nous avions fait au plus vite…
– Cet homme l’a donc convaincu de participer au tournoi, en lui payant tout, en s’occupant de l’inscription et en lui fournissant l’équipement, continua Yui. L’idée était soit que vous vous déshonoriez en le tuant, soit que lui parvienne à vous tuer, on ne savait jamais, sur un malentendu.
– Mourir ne le gênait pas ?
– Non, vu sa rage et sa peine, il était prêt à tout pour vous perdre.
– Il est à la Vieille Caserne ?
– Oui, sous surveillance, enfin autant que Lisbeth le permette, vous la connaissez…
– Ah oui, elle ne le laissera pas enchaîné dans un coin, c’est sûr… sourit Markus.
– Ce n’est pas forcément un mal… Il est un peu calmé ?
– Un peu, c’est le mot. Apparemment, découvrir la Vieille Caserne et ses habitants l’a beaucoup surpris, ça l’aurait adouci.
– Les biscuits de Lisbeth n’ont pas d’égal pour ça. Plus d’infos sur son gentil bienfaiteur ?
– Il l’a décrit, nous cherchons. Les personnes de l’arène ont pu nous dire que notre jeune ami avait été inscrit sous un faux nom, le déclarant comme un chevalier, sans qu’ils le voient directement. Ils n’ont rien remarqué de spécial hier, vu qu’il est arrivé au milieu des autres, ils ont dû le prendre pour un écuyer et ils ne souvenaient pas plus que ça de la tête de celui qui l’accompagnait… Il a filé avant le combat, ça, c’est sûr.
– Rien de plus précis ?
– Si, l’homme l’aurait présenté vite fait, un soir, à un noble très bien habillé à qui il manquait le petit doigt à la main droite. »
Alexei soupira en levant les yeux au ciel, blasé :
« Ooooooh ça alors, comme c’était prévisible… Nikolaï…
– Je veux bien croire que l’âme damnée de ce fichu duc ne soit pas le seul homme à avoir un doigt en moins, mais le hasard serait un peu gros, intervint avec un certain amusement Markus.
– Ça me paraît très improbable aussi, approuva Tatiana.
– Reste qu’il aura sûrement autant d’amis que les autres fois, déjà prêts à jurer qu’il était à l’autre bout de la ville ce jour-là, soupira Alexei, fatigué d’avance.
– On peut y compter. »
Adrian haussa les épaules :
« Le duc Wladimir et ses sbires doivent être sacrément à court d’idées s’ils en sont à monter un stratagème aussi idiot pour vous atteindre… Je doute que votre popularité ait réellement pu être égratignée par cette histoire, même si vous aviez tué ce garçon… Et ce péché n’aurait pas pu remettre en cause votre légitimité comme héritier du trône… »
Alexei fit la moue sans répondre et Markus, le voyant, tapota son épaule.
Wladimir était un des plus grands pairs du royaume, un membre éminent du Conseil Royal. C’était aussi un comploteur aux dents longues que son statut rendait malheureusement intouchable. Il était populaire, car très généreux mécène des spectacles de l’arène, entre autres, et son populisme était légendaire dans les milieux politiques du pays. Il avait des prête-noms à ne plus pouvoir les compter et corrompu tant de personnes qu’il paraissait impensable de parvenir à le faire tomber.
Sauf à le faire tomber directement dans le fleuve, ce que Yui avait proposé. Mais jusqu’ici, Alexei s’y refusait.
Le prince leva le nez et sourit en voyant son jeune frère approcher, tout content et tout fier, pour lui poser sur la tête une couronne un peu anarchique de fleurs multicolores. Alors que ça rigolait doucement autour d’eux, Alexei sourit plus largement avant de tendre les bras à Illia qui sourit aussi et vint aussitôt s’y blottir, tout rose.
« Merci, Illia. C’est une très jolie couronne. »
Il y eut un silence attendri avant qu’Alexei n’ajoute :
« Vous croyez que je pourrais me contenter de celle-là ?…
– Si seulement. » lui répondit Markus en tapotant encore son bras.
Le soleil commençait à baisser et la fraîcheur les poussa à rentrer. La soirée approchait : il fallait cette fois se préparer pour de vrai.
Après un petit tour dans les bains où Illia barbota joyeusement, Alexei regagna ses appartements pour s’habiller. Il enfila un pourpoint blanc cassé, une redingote noire brodée d’argent et, cherchant ses bottes du regard, il avisa la couronne de fleurs que lui avait faite Illia, posée sur son lit. Il s’approcha et la prit.
« Si je pouvais me contenter de celle-là… »
Il alla la suspendre au-dessus de sa table d’étude pour la faire sécher.
« Je me demande si tu es conscient de ta chance, Markus… »
Il finit de se préparer et se regarda un instant dans son miroir :
« Allez, enfile ton masque et en scène, Altesse… » se dit-il.
Il sortit de la pièce. Il passa par les couloirs et les escaliers dérobés pour rester au calme. Il y avait déjà du monde, il entendit en approchant que ça parlait fort et ça riait. La grande salle de réception était presque pleine, tous rivalisaient de tenues chatoyantes, colorées et de bijoux étincelants. Il inspira profondément et y alla.
Et bien sûr, le silence se fit à son entrée, quand le héraut l’annonça, et tout le monde s’inclina.
Bon sang, je déteste ça…
« Mes amis, s’il vous plaît… Ne vous dérangez pas tant pour moi… »
Leonora, vêtue d’une superbe robe violet et rose sombre, ses longs cheveux noirs lâchés à l’exception d’une tresse qui faisait comme un diadème sur son front, vint à son secours en le rejoignant :
« Vous vous êtes fait désirer, mon cher. »
Alexei fronça un sourcil amusé et répliqua :
« Ne dites pas des choses pareilles en public, mon amour… »
Elle le prit par le bras et l’entraîna alors que les conversations reprenaient dans la grande salle.
« Père est là ? demanda-t-il discrètement.
– Non, on se demandait si on allait le voir… Ton oncle est déjà à moitié ivre, par contre…
– Comme ce n’est pas surprenant.
– Illia est là, mais Mathilde et Inna sont avec lui, ne crains rien.
– Parfait.
– J’aurais un service à te demander… »
Ils rejoignirent Tatiana, assise dans un fauteuil moelleux près d’une large porte-fenêtre donnant sur un grand balcon. La belle rousse avait relevé ses cheveux en un chignon gracieux, vêtu d’une robe bleu-vert qui lui allait à merveille. Illia était sur un canapé voisin, regardant tout autour de lui avec curiosité en mangeant les parts des divers cakes salés qu’on lui avait apportés sur une petite table roulante. Mathilde et Inna l’encadraient, veillant sur lui autant que sur le fait qu’aucune personne douteuse ne l’approche.
Bien trop de jeunes demoiselles avaient cherché à séduire le jeune prince et rarement pour autre chose que des ambitions déplacées.
« Dis-moi ?
– Nous avons une demoiselle qui fait son entrée à la Cour, ce soir, expliqua Leonora.
– Tiens tiens. Qui donc ?
– Daria de Walzburg. »
Alexei fit une moue le temps de resituer, puis souffla, à la fois surpris et ému :
« Par les dieux, la fille de Yegor ?
– C’est ça.
– Déjà en âge de faire son entrée à la Cour ?
– Et oui. Sa mère est revenue ici pour l’occasion, mais tu te doutes que cette pauvre veuve, obligée de se réfugier dans ses terres depuis des années, n’a pas été accueillie avec la joie qu’elle espérait… Et comme elle est aussi venue pour chercher un potentiel époux à sa fille, et que l’héritage de cette dernière va par contre en faire baver plus d’un…
– … Tu apprécierais que je montre publiquement que la jeune orpheline d’un de mes plus regrettés généraux est sous ma protection ?
– Quelque chose comme ça… Yegor était un de mes cousins, même éloigné, je tiens à l’avenir de sa lignée.
– Et je ne laisserai pas tomber son héritière, ne t’en fais pas. Où est-elle, cette demoiselle ?
– Tu vois la comtesse de Schlork ? demanda-t-elle en lui désignant une direction du regard.
– La comtesse de… Oh. Oui, impossible de la louper avec une robe pareille… grimaça-t-il.
– C’est la petite blonde à sa gauche, dans la robe ocre pâle.
– D’accord, repérée… Ah oui, je reconnais sa mère… Elle a toujours autant d’allure. »
Il réfléchit un instant en prenant un verre de vin sur le plateau qu’un serviteur lui proposait.
« Je crois que j’ai une bonne idée pour mettre les choses au clair… »
Il se pencha pour la chuchoter à son oreille et elle sourit :
« Avec plaisir. »
Ils échangèrent un clin d’œil.
Un homme d’une quarantaine d’années à l’air un peu las, mais aimable, habillé plutôt sobrement vu le degré de coquetterie de l’assemblée, s’approcha :
« Prince Alexei ? »
Alexei mit un instant à le reconnaître, puis sourit :
« Duc Arseny ? Que voilà une surprise ? Ça faisait longtemps ! Vous êtes enfin descendu de votre montagne ?
– Depuis que votre oncle et vous-même êtes venus nous débarrasser des géants qui nous menaçaient, oui, ça fait une bonne dizaine d’années, je pense ? »
Alexei hocha la tête et regarda son épouse :
« Ça doit être ça, oui. Je vous présente le duc Arseny de Gory, ma chérie. Mon épouse, Leonora de Krasnyles, Duc.
– Madame, mes respects, dit respectueusement le duc en s’inclinant.
– Rien de grave ne vous amène ici, j’espère ? s’enquit ensuite Alexei.
– Non, au contraire. Je suis venu remercier les dieux, nous avons enfin réussi à avoir des enfants avec mon épouse. Nous avions cessé d’y croire et nous voilà avec des petites jumelles !
– Oh, félicitations, lui dit Leonora, attendrie par l’air heureux du jeune père.
– C’est une joie que je vous souhaite de connaître au plus vite. »
Les époux princiers échangèrent un regard et le duc, ne voulant insister sur un sujet qu’il craignait sensible, reprit :
« Je repars demain. Mais puisque je suis là, je tenais à vous remercier encore d’avoir ramené la paix sur mes terres en éliminant les géants.
– Je vous en prie, c’est mon devoir de protéger mes peuples, tout de même… »
Alexei but une gorgée et ajouta :
« Par contre, par pitié, n’allez pas remercier mon oncle là-dessus…
– Ne pas me remercier pour quoi ? » demanda une voix enraillée et nerveuse.
Et merde…
Alexei retint son soupir et regarda avec une lassitude préventive l’homme qu’il n’avait pas vu les rejoindre :
« Bonsoir, Oncle Leonid… »
Le duc Leonid, le jeune frère du roi, avait 49 ans. Très gravement blessé, justement lors de cette campagne, il se déplaçait plus qu’avec une béquille et, frustré d’avoir été « mis en congés » de son poste de général en chef des armées au profit de son neveu, avait depuis une tendance certaine à s’enivrer et à très facilement agresser verbalement ceux qu’il ne pouvait plus passer par le fil de son épée, épée qui ne manquait pas à grand monde tant il était craint pour ses fureurs dans sa jeunesse, surtout auprès de ses troupes.
« … Le duc Arseny passait nous saluer. Vous vous souvenez de lui, j’imagine ? »
Leonora et Tatiana regardaient l’ancien militaire avec inquiétude. Dans les faits, la garde du palais, bien que discrète, était là et clairement vigilante. Un geste d’Alexei et ils interviendraient.
« … Arseny… Ne me dites pas que ces maudits géants sont de retour sur nos terres !… commença à tempêter Leonid.
– Euh, non, non, au contraire, mon prince… tenta le duc, mais le vieux guerrier ne l’écoutait pas :
– … Je t’avais dit de les anéantir, Alexei !… Tu as préféré fuir et… »
Alexei le coupa avec fatigue :
« Pour la millième fois, mon oncle, vous étiez blessé et vous seriez mort si nous n’avions pas fait demi-tour. Oui, quelques géantes et leurs enfants ont peut-être survécu, mais si notre ami duc ici présent nous dit que tout va bien depuis plus de dix ans, c’est que nous avons atteint notre objectif : ramener la paix sur ses terres.
– Tu aurais dû les poursuivre jusqu’au dernier, c’était ça, ton devoir était de les anéantir, pas de me sauver !…
– Ça, c’est sûr que si j’avais su… » soupira encore le prince dans son verre.
Le duc Arseny, un peu surpris de constater que le vieux duc restait si rageux de cette histoire, tenta de l’apaiser :
« Mais vraiment, il n’y a aucun souci, votre campagne a éliminé nos problèmes… »
La voix, douce, mais étrangement ferme, de Markus empêcha Leonid de repartir pour un tour :
« Vous avez encore trop bu pour votre bien, monsieur le duc. »
Deux gardes l’accompagnaient et il ajouta :
« Vous devriez aller vous asseoir, vous mettre en colère n’est bon pour personne. »
Il fit signe aux gardes qui emmenèrent avec calme le vieux duc grommelant, mais résigné, pour l’installer confortablement dans un fauteuil et l’y tenir.
« Bonsoir, Arseny, ça faisait longtemps, dit ensuite Markus, souriant.
– Bonsoir, Markus. Content de vous revoir en aussi bonne forme ! »
Le héraut annonça :
« Sa Seigneurie Athanaios, Grand-Prêtre de Meztli, Sa Seigneurie Scalys, Héritier du Sceptre de la Lune. »
Alexei se dit qu’il allait peut-être reprendre quelques verres, à la réflexion.
Athanaios était égal à lui-même, paisible et souriant, vêtu d’une aube belle, mais pas la plus riche qu’il avait. Scalys, pour sa part, était de même plutôt simplement vêtu et semblait surtout fatigué. Alexei le vit refuser l’alcool que lui proposait un serviteur et retenir un bâillement.
« Si tôt fourbu ? » se demanda Alexei.
Scalys semblait chercher quelqu’un. Il salua poliment, mais distraitement, quelques personnes qui l’avaient approché avant de sourire et de venir vers eux, ou plutôt vers le canapé où se trouvaient toujours Illia, qui mangeait toujours en agitant ses jambes, du gâteau cette fois, et ses deux chaperons.
Inna sourit et prit sans hésiter le sachet que le jeune métis lui tendit. Intrigué et vaguement inquiet, Alexei s’excusa auprès de ses interlocuteurs et s’approcha, à temps pour entendre Scalys dire :
« … Vous me direz, je pense que ça peut l’aider. C’est la formule de base, il y a moyen de l’affiner.
– Merci beaucoup, lui dit Mathilde.
– De rien, tenez-moi au courant et au cas où, n’hésitez pas à demander aussi à Sofiya, elle s’y connaît bien aussi. »
Scalys jeta un œil suspicieux à Alexei qui demanda :
« Puis-je savoir ce que vous trafiquez ?
– J’avais demandé au seigneur Scalys un remède pour les migraines de votre frère. » lui répondit Mathilde.
Alexei hocha la tête :
« Ah. Merci. J’en veux bien aussi.
– Il y en a assez pour deux, répondit Scalys. Vous avez des soucis de migraines ?
– Souvent… répondit Alexei, un peu surpris que Scalys ne lui propose pas du cyanure pour régler son problème. Je pense que je ne dors pas assez et j’ai beaucoup trop de choses à gérer… »
Scalys hocha la tête à son tour :
« Dormir est important, s’hydrater également, mais je vous jetterai pas la pierre là-dessus, je passe beaucoup trop de nuits à travailler aussi… »
Illia réalisa que son frère était là et sourit en lui tendant son assiette :
« Exei ! Gatô ? »
Alexei pouffa comme les autres :
« Merci, Illia, mais tu peux le garder, je n’ai pas encore faim. »
Illia se remit à manger et Scalys retint un bâillement avant de demander :
« Vous savez pas si la marquise de Lordiya est là ?… Je voulais la voir…
– Si, elle est là-bas, lui indiqua aimablement Inna.
– Ah oui, merci… »
Le jeune homme les laissa sans plus de formalité pour rejoindre la dame en question et ils se mirent tous deux à l’écart.
« Marrant comme ce jeune insolent redevient fréquentable dès qu’il se souvient qu’il est médecin, pensa tout haut Alexei.
– Il paraît qu’il fait des merveilles, dit Mathilde.
– Il est très doué, confirma Athanaios qui venait de les rejoindre, tranquille. Bonsoir à vous tous. »
Ils le saluèrent poliment.
« Il a l’air épuisé ? remarqua Inna.
– Une de nos sœurs a accouché tout à l’heure et ça a été difficile. Il a eu peur de les perdre…
– Oh, et ça a été ?
– Oui, oui, tout le monde va bien ! »
Le duc Arseny s’était approché pour saluer le grand-prêtre et ceci fait, il demanda :
« La surcharge de malades due à cette épidémie ne vous affecte pas trop ?
– Ça va, lui répondit avec gentillesse Athanaios. La maladie est rarement grave, c’est plus ses conséquences qui inquiètent.
– J’ai su ça, oui…
– Votre duché n’est pas trop touché ? lui demanda Alexei.
– Absolument pas, lui répondit le duc. J’ignore si c’est à cause de notre isolement, mais nous n’étions même pas au courant… Nous avons appris ça sur la route, en descendant dans la vallée, ça nous a beaucoup surpris. Du coup, nous ferons attention à rester en isolement un moment en rentrant…
– Nous avons établi que l’incubation durait 5 ou 6 jours, lui dit Athanaios. N’hésitez pas à demander à Scalys, il vous renseignera avec plaisir. Il suit tout ça de très près. »
Pendant ce temps, Scalys avait pris la peine de s’assurer que la marquise qu’il avait aidé à avorter discrètement allait bien, lui avait rappelé de bien expliquer à l’autre responsable que le coït interrompu n’était pas une solution, puis, ceci fait, il alla voir au buffet que manger, parce qu’il avait très faim. En remplissant son assiette, il entendit la conversation d’un petit groupe de nobles près de lui.
Le sujet était l’absence d’enfant du couple princier. Beaucoup avaient critiqué, et critiquaient encore, le prince d’avoir épousé une « femme du nord », et non pas, comme il était de coutume, une jeune fille de la famille royale.
Scalys ne dit rien en se cherchant à boire, désolé que certains pensent ça.
De son point de vue, la consanguinité était une plaie et Alexei avait agi très sagement en ne reproduisant pas l’erreur de ses parents, cousins trop proches, voire de ses grands-parents guère plus éloignés. Il ignorait pourquoi Alexei et Leonora n’avaient pas d’enfant, mais ça n’avait rien à voir avec un délire de « sang trop éloigné pour être conciliable ». Le métis qu’il était savait bien à quel point c’était absurde.
Scalys n’était pas étonné de la maladie d’Illia, pas plus que de la folie guerrière de Leonid ou de la paranoïa du roi. Peu de personnes savaient que la reine avait fini démente… Il espérait que ça ne pendait pas au nez d’Alexei… Vu les passifs militaires, ça n’aiderait pas…
Le héraut annonça alors Danil et Scalys ne put retenir un soupir mi-blasé, mi-énervé en voyant le Grand-Prêtre d’Olies entrer, vêtu d’une aube scintillante et suivi comme souvent de son second, Rurik, qui, sans briller autant que son supérieur, n’était pas des masses discret lui non plus.
Scalys secoua la tête en se remettant à chercher à boire et pensa :
« Ces gars-là devraient arrêter d’essayer de briller plus que leur dieu, ça va finir par leur causer des problèmes… »
La soirée avançait et Scalys, installé pour manger tranquillement dans un coin tranquille, regardait l’assemblée avec la même indifférence polie que d’habitude.
Il avait vraiment du mal avec la Cour et ses fêtes hors de prix. Pas qu’il y ait tant de misère à Jayawardena, la population de la capitale était plutôt protégée. Même dans ses taudis, il était rare qu’on meure de faim. Mais, ayant vécu ses premières années dans les bas-fonds d’Oliasburg, puis passé presque huit ans dans les quartiers populaires de Krasnyles, ville assez pauvre, perdue au centre de la Forêt du Nord, à la limite des territoires barbares du ponant, il avait côtoyé la misère plus qu’il n’en fallait. Donc, même s’il savait que les nobles présents n’étaient pas tous des inconséquents irresponsables, il y en avait quand même trop pour lui dans l’assistance.
On mangeait bien dans ces fêtes, c’était toujours ça, et heureusement, les restes étaient distribués aux plus nécessiteux, via les gens de la Vieille Caserne, l’autre grand orphelinat-dispensaire de la capitale. Le Grand Temple et eux étaient en relation régulièrement. Scalys les aimait bien.
Il avisa Danil, non loin de lui, qui faisait son beau, entouré d’une dizaine de nobles, surtout de dames, et soupira.
Scalys n’avait rien contre le Culte du Soleil. Il avait d’ailleurs plutôt eu de bonnes relations avec son Grand Prêtre précédent, pour le peu qu’il l’avait connu, et aussi la prêtresse qui était un temps pressentie pour lui succéder, Olga. L’élection de Danil avait un peu surpris tout le monde, mais il n’y avait pas eu de contestation. Depuis, six ans avaient passé et, à part resserrer son emprise sur son ordre, traditionnellement plus égalitaire, en nommant ses proches, uniquement des hommes, d’ailleurs, aux postes les plus prestigieux, et faire de grands discours démagogiques pour se rendre populaire, Danil n’avait pas fait grand-chose.
Scalys désapprouvait, mais, n’ayant aucune possibilité d’agir là-dessus, il ne pouvait guère faire plus que surveiller tout ça.
Il avait en tout cas à cœur, comme Athanaios, d’être attentif à ce que la parité reste une règle stricte dans l’Ordre de la Lune, même si dans les faits, très peu de voix s’élevaient contre dans leurs murs.
Ayant fini son assiette, le jeune homme se releva pour aller chercher autre chose. Il avait encore faim, ce qui était souvent le cas quand il était fatigué. À croire que ce pénible accouchement l’avait épuisé plus qu’il ne le pensait…
Il arrivait au buffet lorsque le héraut annonça enfin le roi.
La salle se tut et tout le monde se tourna et s’inclina avec respect et plus ou moins de sincérité.
Le souverain, entouré comme toujours de plusieurs gardes de corps bien équipés et très vigilants, regardait tout autour de lui, mal à l’aise d’être ainsi au centre de l’attention, craignant sans doute aussi que des assassins ne jaillissent de derrière les tentures pour se jeter sur lui.
Alexei, toujours auprès de son épouse et de ses amis, fit la moue, désolé, et regarda avec un petit sourire Marcus s’approcher de Piotr, s’incliner légèrement et, un peu plus tard et alors que les conversations reprenaient timidement, l’entraîner vers le buffet.
Piotr sursauta en voyant Scalys qui resta immobile et inclina la tête. Il entendit Marcus, après une mimique lasse, murmurer au roi :
« C’est Scalys, le fils adoptif d’Athanaios…
– Ah. Oui… C’est vrai. »
Scalys recula lentement, leur laissant la place. De toute façon, son assiette était pleine et Piotr lui semblait bien trop nerveux pour son bien.
Sa paranoïa n’avait pas l’air de s’arranger…
Scalys rejoignit son père en le voyant assis dans un confortable sofa.
« Ça va, Père ?
– Oui, oui. »
Athanaios tapota la place vide près de lui et Scalys sourit et s’installa près de lui.
« Tu as pris du gâteau au chocolat, à ce que je vois ? Toujours aussi gourmand.
– J’assume. »
Depuis leur arrivée à la Cour quelques années plus tôt, le succès de ces fèves issues d’une plante des lointaines terres du sud-ouest ne se démentait pas.
Le général Adrian arriva, l’air préoccupé et pas spécialement bien habillé. Il rejoignit Alexei en grandes enjambées avant même que le hérault ait fini de l’annoncer. Les deux hommes sortirent sur la terrasse sans plus attendre et sans du tout prêter la moindre attention à la stupéfaction, la peur ou l’inquiétude de beaucoup.
Athanaios soupira :
« J’espère que tout va bien.
– Moi auchi.
– Ne parle pas la bouche pleine.
– Oupch. Pardon. »
Athanaios gloussa :
« Petit glouton. À croire que je ne t’ai pas assez nourri. »
Scalys ne put répondre, car cette fois, ce fut Yui qui passa devant eux, sans même être annoncé, car il n’était visiblement pas passé par l’entrée officielle. D’où venait-il donc, mystère, mais il sortit immédiatement rejoindre son prince et le militaire dehors.
Cette fois alarmée, Leonora y alla à son tour.
Markus avait suivi le manège avec gravité. Il fit signe aux gardes du corps royaux, deux s’approchèrent, et il leur laissa le roi avant de sortir également.
Les conversations redevinrent vite joyeuses. Scalys demeurait dubitatif et vaguement inquiet. Lorsque le prince revint cependant, son épouse au bras, tout semblait aller. Le général et le maître-espion firent un petit tour au buffet et Markus semblait a priori tout à fait calme lui aussi.
Un peu plus tard, on annonça le bal et Alexei se dit qu’il avait quelque chose à faire.
Alors que certains commençaient à se diriger vers la salle de danse, il s’approcha d’une jeune adolescente blonde un peu ronde, dans une robe très jolie, même si ce n’était pas la plus luxueuse de la soirée. La mère de la demoiselle, une femme plus mince à l’air grave, fit une révérence appuyée que la jeune fille imita un peu maladroitement. Elles étaient un peu à l’écart, mais Alexei songea que ça n’allait pas durer. Il sourit :
« C’est un bonheur de vous revoir, Madame.
– Mon prince… C’est un honneur que vous vous souveniez de moi.
– Comment aurais-je pu oublier l’épouse d’un si valeureux camarade. Mademoiselle Daria, dit-il ensuite en regardant l’adolescente toute rouge, c’est un plaisir de vous rencontrer. Votre père m’a sauvé la vie trois fois. La troisième a été celle de trop pour lui-même. Me feriez-vous l’immense honneur d’ouvrir ce bal avec moi ? »
Bien qu’extrêmement gênée, l’adolescente n’osa pas refuser. Elle posa donc une main tremblante sur celle qu’Alexei lui tendait et ils allèrent jusqu’à la salle adjacente, suivie de la veuve qui arborait un sourire discret, mais réel, heureuse que l’héritier du trône soit resté l’homme loyal de ses souvenirs. Alexei se retenait de trop sourire, lui, devant les têtes intriguées ou choquées qui accompagnaient leur avancée.
Le prince et sa cavalière se placèrent au centre de la salle et l’orchestre commença à jouer, un air joyeux et entraînant. La jeune Daria dansait très bien, Alexei également, et après le temps prévu par le protocole, le reste des danseurs se joignit à eux.
Tatiana se fit inviter par Adrian et Leonora, restée seule avec Yui, sourit et soupira en regardant son époux :
« Ce serait tellement bien qu’Alexei trouve quelqu’un… »
Le maître-espion sourit et haussa les épaules :
« C’est vrai. Et c’est tout le mal que nous lui souhaitons… »
Le temps fila encore et Alexei, un peu fatigué après avoir dansé un moment, sortit encore sur le balcon désert pour souffler un peu au calme. Il regardait la lune descendante, accoudé à la rambarde, avec un petit sourire. Certes, la nouvelle que lui avait rapportée Adrian était grave, mais rien d’insurmontable… Ils avaient de plus, pour une fois, assez de temps pour s’organiser calmement.
« Votre Altesse ? Puis-je vous parler ? »
Alexei soupira :
« Que puis-je, Danil ? »
Alexei se retourna, restant accoudé, et regarda le Grand Prêtre d’Olies, se demandant bien ce que ce dernier lui voulait.
« Je m’excuse de vous déranger, soyez sûr que ma loyauté… commença le religieux, doucereux.
– Au fait, Danil, le coupa le prince avec un soupir. Pas besoin de flagorner, vos fans ne sont pas là, nous sommes entre nous. »
Danil avait eu un léger sursaut et le regarda un instant, nerveux, avant de reprendre après un raclement de gorge :
« Je euh… Nous avons remarqué votre grande dévotion envers Notre Seigneur…
– Olies est le Protecteur des guerriers, il est normal qu’en bon général, je lui sois dévoué. » répondit simplement Alexei avec un sourire en coin.
Danil hocha la tête.
« Oui, certes… Justement !… Vous n’êtes pas sans savoir que nous avons, avec l’Ordre de la Lune, un différend théologique majeur…
– C’est comme ça que vous appelez votre demande unilatérale de récupérer la Fête de l’Équinoxe de Printemps pour vous seuls ?… »
Alexei eut un nouveau sourire alors que Danil sursautait à nouveau.
Le Grand Prêtre, contrit, se reprit à nouveau :
« Non, non, je vous assure !… Que le Soleil ne puisse pas être fêté comme Il le devrait à la saison où Il brille le plus nous pose réellement question au plus profond de notre foi !
– Hm, hm. Les deux cultes sont fêtés pareillement aux jours de l’année où les deux astres divins se partagent équitablement le ciel. Votre culte a le Solstice d’Été, l’Ordre de la Lune le Solstice d’Hiver. De ce que nous en savons, les choses sont ainsi depuis toujours, ou au moins depuis la fondation des deux temples. Votre Culte n’est en rien négligé. Il est respecté et vos prêtres et prêtresses ne manquent de rien.
– Certes, certes !…
– Alors, d’où sortez-vous, d’un coup, cette idée de séparer les célébrations ?
– Olies est le Maître du Jour, Sa lumière nourrit la vie !
– Meztli est la source de la vie. Son cycle est celui des marées, celui de la fertilité des femmes. Elle est la Mère de tout. »
Alexei soupira, las :
« Les deux cultes sont indissociables et complémentaires, Danil. Chercher à briser leur équilibre ne peut rien apporter de bon. »
Le prince se redressa et dit encore :
« Il n’y a rien de théologique là-dedans. Vous voulez juste le gâteau pour vous seul. »
Il fit quelques pas vers l’intérieur :
« Je doute qu’Olies, qui ordonne droiture et sincérité, apprécie beaucoup vos manigances. »
Laissant là le prêtre mouché, Alexei rentra.
La salle du buffet était calme, puisque la plupart des invités dansaient. Le roi n’était plus là, sans doute retourné s’enfermer dans sa chapelle, et Alexei eut à nouveau un sourire en voyant son cousin Yvan, le fils de Leonid, de quelques années son cadet, qui, pour ne pas changer, cherchait des poux à Scalys, accompagné de deux jeunes nobles à sa botte.
Comme le jeune héritier de l’Ordre de la Lune était toujours assis près de son père, les trois troublions n’étaient pas aussi virulents qu’ils en avaient l’habitude.
« Votre cousin devrait changer d’occupation, tout ceci est des plus lassant. » entendit Alexei.
Il sourit au flegmatique sexagénaire qui venait de le rejoindre, le duc Boris d’Oliasburg, un membre du Conseil Royal aussi intelligent que discrètement influent.
« Que s’est-il passé ?
– Rien, votre cousin a vu Scalys et s’est exclamé je ne sais plus quoi…
– Une histoire de bâtardise ?
– Non, je crois que c’était plus au sujet de crève-la-faim qui viennent se repaître au palais et Athanaios l’a coupé en lui disant que les cuisiniers du palais étaient effectivement très doués…
– Je vois.
– Ce pauvre Yvan ne pourrait pas lâcher cette vieille affaire ?
– Ça le regarde… »
Alexei s’approcha tout de même, ne souhaitant pas que les choses dégénèrent, car Yvan avait le même goût de l’alcool que son père et était comme lui facilement agressif.
« Qu’est-ce qui se passe, ici ? »
Le prince avait, sans trop le préméditer, coupé la parole à son cousin qui le regarda avec colère. Toujours assis près d’Athanaios qui buvait tranquillement une tasse de thé, Scalys, énervé, mais surtout las, répondit :
« Notre ami Yvan s’interrogeait sur mes origines et surtout la vie que j’avais menée avant mon adoption…
– Ah tiens ? »
Scalys se leva lentement, en hochant la tête. Il haussa les épaules :
« Oui, rien il y a rien de fabuleux à raconter. »
Le jeune métis reprit avec calme, malgré sa stature frêle au milieu des quatre hommes qui l’entouraient :
« … Une vie pauvre et des combines guères reluisantes pour survivre… Que voulez-vous, dans ce genre de situation, que des gens comme vous peuvent pas connaître, on fait surtout ce qu’on peut… J’ai eu la chance de pas avoir à m’abaisser au pire, cela dit… Mais bon, j’ai une idée… »
Il leva la main, tenant un collier et Yvan sursauta violemment, comme ses amis, et plaqua sa main contre sa poitrine… Où il manquait quelque chose.
« Vous arrêtez vos remarques idiotes et je vous rends votre collier ?… »
Aucun d’entre eux ne l’avait vu subtiliser le bijou. Athanaios eut un petit rire et Alexei l’imita, impressionné malgré lui.
Scalys jeta négligemment le bijou à son propriétaire alors que son père se levait lentement :
« Bien. Si nous rentrions ? Il se fait tard… »
Les deux prêtres se retirèrent donc après avoir poliment salué leurs hôtes. Yvan remit son collier en pestant :
« Un bâtard du sud, un voleur des taudis ! Comment Athanaios a pu me préférer cet enfant de putain ! »
Alexei fit la moue :
« Je l’ignore, mais c’est ainsi. Tu devrais passer à autre chose, ça fait quand même plus de dix ans…
– Passer à autre chose ! s’étrangla Yvan. Oublier cette humiliation ! Moi, un prince de sang, chassé de l’Ordre de la Lune à cause de cette sous-race qui a retourné la tête de son Grand Prêtre, alors que moi seul devais lui succéder !… »
Alexei soupira encore et laissa là son cousin, n’ayant aucune envie de l’entendre rabâcher encore cette vieille histoire.
Tel père, tel fils, songea l’héritier du trône en voyant son oncle, ivre, qui grommelait sur son fauteuil. Qu’ont-ils tous à vouloir sans cesse plus, eux qui ont déjà tant ?
Fatigué, le prince alla saluer ses proches et se retira pour aller dormir, tranquillement, dans sa petite chambre.
Il se réveilla de bonne heure, comme à son habitude.
Markus l’attendait à la petite salle à manger où il vint pour prendre son petit déjeuner.
« Houlà, vas-y mollo, s’il te plaît…
– Pas de souci. »
Alexei s’assit et une servante lui apporta œufs au lard, pain frais et thé sans attendre.
Markus s’assit près de lui.
« Nous avons fait le point avec Adrian. Puisque l’Est est tranquille, croisons les doigts, nous devrions pouvoir libérer assez de troupes pour Meztlian.
– Parfait.
– Mais nous sommes d’accord pour attendre d’être sûrs que Kartagi va bien attaquer.
– Je suis d’accord aussi. Ça ne sert à rien de nous lancer en aveugle. »
Kartagi était un grand royaume au sud, au-delà de la Mer Centrale, l’étendue d’eau que Bewan entourait presque. Meztlian, l’île la plus méridionale de Bewan, touchait presque Rhodi, l’île la plus au nord de Kartagi, et les tentatives, tant de Bewan pour conquérir Rhodi que de Kartagi pour conquérir Meztlian, étaient innombrables depuis des siècles.
Rien d’étonnant donc à ce que leurs espions dans la capitale ennemie les aient informés de la volonté de cette dernière de remettre le couvert. Le dirigeant actuel de Kartagi avait mis à mal beaucoup de leurs accords, il était connu pour être sacrément belliqueux.
Alexei mangeait avec appétit et Markus lui proposa :
« Que dirais-tu d’aller à la Vieille Caserne nous entraîner un peu ?
– Ah, volontiers. »
Un peu plus tard, les deux hommes arrivaient donc dans l’ancienne forteresse de la ville, abandonnée par l’armée et transformée quelques décennies plus tôt par de bonnes âmes pour créer ce lieu d’aide et d’accueil, pour suppléer au Sanctuaire de la Lune trop souvent encombré et surtout non doté de lieux d’accueil à moyen long terme de personnes le nécessitant.
L’endroit abritait donc des orphelins, des mères ou pères célibataires, des personnes handicapées, les indigents… Pas mal de monde, dans une ambiance conviviale, sous la houlette douce, mais ferme, de Lisbeth, la patronne des lieux.
Quadragénaire forte et énergique, cette blonde connue pour ses gâteaux l’était aussi pour la main de fer avec laquelle elle dirigeait l’endroit.
Elle accueillit les deux hommes avec entrain, dans la grande cour concave de la caserne :
« Tiens, ben qu’est-ce que vous faites là, les gars ! Vous êtes pas en train de cuver après la soirée d’hier ?
– Eh non, désolé Lisbeth ! répondit joyeusement Markus en posant pied à terre. On venait entraîner un peu les petits, tu veux bien ?
– Avec plaisir ! Allez donc me secouer un peu les gosses, ils seront plus tranquilles ce soir ! »
Les enfants accouraient, tout contents de les voir. Même le jeune Kirill vint voir, suspicieux cependant, et restant un peu à l’écart. Ni Alexei ni Markus ne firent mine de rien le concernant.
Alexei et Markus venaient régulièrement là pour voir si tout allait bien et aussi donner quelques leçons d’arts martiaux aux jeunes et aux moins jeunes qui le souhaitaient, car savoir se défendre ne pouvait pas nuire.
Les enfants étaient très énergiques, tous genres confondus. Surtout Sabrina, une adolescente de 17 ans vraiment douée pour les armes et qui en demandait et en redemandait toujours. Il fallait de la patience pour canaliser tout ce petit monde, mais ils n’en manquaient pas.
Au bout d’un moment, Alexei et Markus se firent supplier de faire une démonstration de leur talent. Ils se firent un peu prier pour le principe, puis se mirent en garde en demandant bien aux enfants de s’écarter.
Ils s’éloignèrent, certains s’assirent au sol. Une petite fille les regardait avec de grands yeux.
Markus et Alexei étaient des compagnons exceptionnels. Le plus vieux compensait en expérience l’agilité et la force brute qu’il n’avait plus, ou plus autant. Alexei le savait, il était concentré. Ce qui n’empêcha pas Markus de l’envoyer au sol plus souvent qu’à son tour, pour le plus grand plaisir des spectateurs.
« On se concentre, Alexei ! » dit le vétéran, très amusé, après qu’Alexei se voit étalé par terre pour la quatrième ou cinquième fois.
Le prince se releva et s’épousseta aussi dignement que possible, même s’il était lui-même plutôt amusé aussi.
« Le croche-pied, c’est pas loyal !
– Un ennemi n’est jamais loyal, donc, tu te concentres !
– Mais euh !
– Tu diras ça au prochain sur le champ de bataille !
– Tout à fait, compte sur moi ! »
Alexei fit un peu tourner son épée dans sa main :
« D’ailleurs, je propose qu’on arrête les combats et qu’on règle ça en duel d’échecs entre généraux, la prochaine fois !
– T’as aucune chance, aux échecs… Reste à l’épée, ça vaudra mieux ! »
Ils furent brutalement interrompus par l’arrivée d’une envoyée du palais : on y demandait le prince de toute urgence. La femme n’en savait pas plus.
Inquiets, craignant que Katargi ait agi bien plus vite et brutalement que prévu, les deux hommes s’excusèrent, renfourchèrent leurs cheveux et filèrent.
Mais la réalité était toute autre.
Dans le couloir qui les menait à la salle du trône, ils eurent la surprise de trouver Scalys, énervé, et que suivaient Athanaios, paisible, et Vetus, lui grave.
« Qu’est-ce que vous faites là ? s’exclama Alexei.
– J’allais vous poser la question… répondit Scalys. Votre père veut me voir de toute urgence, apparemment…
– Vous aussi ? »
Les cinq hommes se regardèrent, pareillement sceptiques, et Athanaios dit avec sa gentillesse habituelle :
« Bien, nous allons bien voir. Allons-y. »
Ils reprirent leur chemin et arrivèrent donc à la salle du trône.
La pièce était ronde, grande, richement décorée de fresques illustrant les exploits de la lignée. La haute estrade, au fond, où se trouvait le grand trône, était inhabituellement occupée par le roi, qui semblait tout aussi inhabituellement content.
Tout ceci n’inspirait définitivement rien de bon à Alexei et Markus avait froncé les sourcils.
La présence de Danil et plusieurs des siens dans la pièce, ainsi que celles de membres du Conseil, dont Wladimir et Boris, n’allait pas aider.
Les arrivants s’inclinèrent poliment devant le roi qui déclara avec un soulagement quasi palpable :
« Ah, les voilà ! Soyez heureux, l’Oracle du Soleil a parlé !… Il nous a offert la solution pour obtenir la miséricorde des Dieux et stopper cette épidémie ! »
Markus croisa les bras, regardant le roi, très attentif. Alexei le sentait vraiment de plus en plus mal. Scalys posa ses poings sur ses hanches, attendant la suite :
« Les Dieux nous mettent à l’épreuve, mais dans Leur bonté, Ils ont daigné répondre aux prières du Culte du Soleil et nous envoyer la réponse !
– De quoi s’agit-il ? s’enquit Athanaios.
– L’Oracle a déclaré que seule l’union des deux héritiers qui se haïssent nous sauvera. Ils doivent au plus vite se mettre ensemble en route vers Leur montagne pour prouver leur foi et alors les Dieux arrêteront le fléau ! »
Il y eut un petit blanc avant que Scalys et Alexei ne s’exclament dans un ensemble parfait :
« Pardon ? »
Merci pour ce début d’histoire ! Intéressante et hâte de voir où tu vas nous emmener ?
juste dans les règles il est écrit “HE”, est-ce pour “Happy Ending” ?
@Pouika : Eh salut !!! 🙂 J’espère que ça va !! 🙂
Et oui, y a de ça ! 😉