Sur les traces d’une louve blanche (Défi 4 de quark30)

Synopsis : Dans un royaume en proie à une étrange épidémie, l’héritier du trône et celui du grand-prêtre se détestent aussi poliment que possible.
Mais ils ont tous les deux des ennemis prêts à bien des manigances et cela pourrait avoir des conséquences plus qu’inattendues…
Alors si, en plus, l’Oracle s’en mêle…

Ceci est ma participation au Défi 4 de quark30 sur Wattpad.

Pour ceux qui voudraient les consignes exactes, je vous renvoie à sa page, car attention, spoil ! 😉

Merci en tout cas de cette opportunité !

Pour rappel, ce texte est une histoire rigolote-zen pour me permettre de souffler sur Le Petit Papillon.

La première partie est un peu longue pour marque le coup, c’est mon anniv’ tout ça, les suivantes ne le seront pas tant.

Bonne lecture et RV dans les comm’ pour en discuter ! 🙂

 

 

Sur les traces d’une louve blanche

Nouvelle de Ninou Cyrico

 

Notre aventure commence dans la belle ville de Jayawardena.

Capitale du royaume de Bewan, immémorial selon la propagande de l’État et âgé de 1657 ans selon l’Académie Royale d’Histoire, Jayawardena était alors une immense et magnifique cité, la perle des Terres du Nord.

Enfin, dès lors qu’on ne regardait pas trop du côté des taudis qui s’entassaient dans sa partie sud-est. Taudis qui n’existaient pas, selon la propagande officielle, mais comptaient dans les 150 000 habitants selon l’Académie Royale d’Urbanisme, soit environ 1/4 de la population de la ville.

Centre névralgique du grand royaume qui s’enorgueillissait de son unité culturelle et ethnique, la ville était un mélange joyeux de tous les peuples qui le composaient et l’entouraient. Chacun avait apporté qui ses tissus, qui son orfèvrerie, qui sa cuisine, qui sa langue et sa philosophie, créant une culture bigarrée, plutôt sympathique. Ce même si, bien sûr, seule la véritable culture bewanéenne avait autorité et était considérée, et aucune des vingt-trois autres répertoriées par l’Académie Royale de la Culture.

Jayawardena offrait à tous ceux qui s’y trouvaient ou y venaient d’imposants musées à la gloire de la mythique lignée royale, dont l’histoire se perdait dans la nuit des temps et l’époque des héros, où les dieux marchaient parmi les humains, et qui avait été fondée, donc, 1657 ans plus tôt par le plus ou moins légendaire roi Bewan. Les discussions à ce sujet demeuraient très vives entre les historiens de l’Académie et les fonctionnaires chargés de la communication officielle.

On y admirait aussi le Grand Temple dédié à la Déesse de la Lune, Meztli, la grande protectrice de la dynastie, car mère, ou grand-mère, selon les versions, de Bewan Ier, gardienne du royaume et de son peuple et adorée de tous et toutes. Enfin, à part les personnes qui pratiquaient un des dix-sept autres cultes référencés par l’Académie Royale des Cultes.

Et pour finir cette rapide présentation de la capitale, c’était aussi là qu’il y avait la plus grande arène du pays, et peut-être du continent, lieu de tous les paris, où se perdaient et se gagnaient chaque jour des sommes folles… Surtout lors de l’Équinoxe de Printemps, trois jours de liesse nationale en l’honneur de Meztli et de son fils Olies, le Soleil, fête où tous les excès étaient permis s’il en était.

C’était le seul moment où on pouvait défier le pouvoir royal, en la personne de son champion.

Ce dernier devait alors vaincre tous ceux qui l’avaient provoqué afin de montrer à tous que le pouvoir de la dynastie était et demeurait légitime, puisque Meztli lui accordait encore son soutien.

Ce qui paraissait moins légitime était que, si les personnes défiant la royauté pouvaient envoyer leurs champions se battre contre elle, la couronne, elle, n’avait qu’un seul champion.

D’aucuns jugeaient tout de même cela fort peu équitable et auraient trouvé bien plus loyal qu’on ne puisse défier le roi qu’à la condition de se battre soi-même, sans se cacher lâchement derrière un combattant aguerri, qui plus est souvent un mercenaire recruté juste pour ça, ou alors que le roi ait plusieurs champions, afin qu’un seul n’ait pas à enchaîner ainsi tous les défis durant les trois jours de festivités.

Et s’il y avait bien une personne à Jayawardena qui était d’accord avec ça, c’était justement le champion royal.

Alexei de Bewan, fils aîné et héritier légitime du roi Piotr XVII, aurait, de fait, bien aimé pouvoir, lui aussi, profiter un peu de la fête et ne pas passer quasi tous les ans ces quelques jours à massacrer des gens dans la grande arène.

Âgé de 34 ans, Alexei était un homme grand, aux cheveux courts, foncés sans être bruns, musclé, mais gardant une allure élancée. C’était aussi, de fait, un immense combattant, un chef de guerre reconnu et admiré, qui avait mené ses troupes à droite à gauche selon qui essayait de grignoter un peu de leur territoire par-ci par-là. Ses yeux fins, bleu vert, avaient fait s’emballer bien des cœurs et en avaient brisé au moins autant.

Car Alexei avait comme autre particularité d’être réputé pour être un époux fidèle. Marié assez tard, à 28 ans, à la seule femme qui avait trouvé le chemin de son cœur, chantaient les troubadours en émouvant la populace, il était de notoriété publique qu’il n’avait jamais été intéressé par aucune autre femme, ni avant, ni après ses noces.

Ce qui, vu les mœurs de son royal géniteur et même du père de ce dernier, était plus que notable. Pas que sa mère ait été beaucoup plus prude, cela dit, mais ses frasques à elle étaient, sans grande surprise, bien moins connues du peuple que celles des hommes de la famille.

L’Équinoxe de Printemps avait cependant un goût très particulier en cet an 1657 du calendrier bewanéen. Une épidémie étrange envahissait le pays depuis quelques mois : une forte fièvre frappant sans distinction. D’abord, on l’avait crue bénigne, car, après quelques jours, elle passait. Il avait fallu un petit temps pour que l’on comprenne ses séquelles… La maladie rendait les hommes incapables de butiner les fleurs de ces dames, faire gonfler l’andouille et la mettre au pot, ou rataconniculer, ou trinquer du nombril… Bref, plus moyen de faire crapahuter le flemmard, car il l’était désormais vraiment. Et les autorités, se croyant protégées par leur statut ou leur or, ou, pour les bigots, par leur déesse, ne s’y étaient guère intéressées jusqu’à ce qu’elle franchisse les hauts murs de la capitale pour les y frapper sans le moindre respect, y compris celui pourtant dû à leur rang.

Cette petite impertinente ne montrait aucune pitié pour la noblesse. Si la justice du pays n’était pas si aveugle qu’on le prétendait, ce n’était définitivement pas le cas de la maladie.

Le peuple était donc inquiet. Certes, tous n’étaient pas touchés, mais la hantise de se voir privé de sa virilité en inquiétait plus d’un.

Les dévotions étaient donc particulièrement sincères cette année-là, pour le plus grand bonheur de certains prêtres de Meztli et d’Olies bien contents de cet afflux de richesse imprévu.

Et le devoir d’Alexei de se montrer invisible dans l’arène n’avait jamais été si pressant, car on chuchotait, paraissait-il, que, peut-être, la grande Meztli punissait le roi de quelque péché… À moins que ça ne soit le pays entier.

Dans tous les cas, les uns priaient et faisaient des offrandes en masse et l’autre attendait dans les sous-sols de la grande arène l’heure de son prochain combat.

Alors que la foule criait son nom dans les gradins, le prince, assis sur un banc dans les coulisses, accoudé à ses cuisses, soupira :

« Il en reste combien, Markus ? »

Le paisible quinquagénaire qui aiguisait la lame de la grande épée du combattant, assis sagement à côté, leva la tête et lui sourit :

« Trois pour aujourd’hui, je crois. »

Le prince soupira encore en levant les yeux au ciel. Il était torse nu, ayant profité de la pause pour retirer un peu sa cotte de mailles et son plastron, et on voyait sur sa peau pâle les marques de ses nombreux combats antérieurs. Il avait toujours son épais pantalon et ses jambières de métal et, autour du cou, la chaine d’un pendentif qui scintillait contre sa poitrine : un médaillon d’argent en forme de croissant de lune, gravé de formules de protections.

L’homme assis près de lui était vêtu simplement d’une tunique vert sombre, d’un pantalon noir et de bottes de cuir. Il était un peu moins grand qu’Alexei et bien bâti, aux cheveux châtain striés de blanc et aux yeux noisette. Il avait eu les traits anguleux, des pommettes saillantes, mais l’âge l’avait un peu arrondi. Ses lèvres fines souriaient alors que, concentré, il se remettait à l’œuvre.

« Bon sang, mais ces idiots n’ont que ça à faire… soupira à nouveau le prince en se redressant, blasé. J’en suis à quoi, douze depuis hier ?

– Truc comme ça…

– Ça va encore faire une vingtaine de morts inutiles d’ici demain, quoi.

– Truc comme ça ! »

Alexei soupira encore :

« Quand est-ce qu’on arrête cette tradition à la con ?

– Oh, je serais prêt à parier que ça pourrait être une de tes premières réformes quand tu deviendras roi… »

Le prince eut un sourire en coin :

« Serais-je si prévisible ?

– Là-dessus, un peu, j’avoue. »

Markus avait hoché la tête, il se releva :

« Ton épée est comme neuve, que dirais-tu de ne pas laisser ces gens s’égosiller plus longtemps ? »

Alexei hocha la tête :

« Soit. Allons-y. »

Markus l’aida à renfiler chemise rembourrée, côte de mailles et plastron. L’ensemble était très léger, assurant au prince protection et mobilité. Des brassards, renforcés de fer sur les avant-bras, et des gants de cuir complétaient la tenue.

« Dès que je rentre au palais, je file dans les bains et je n’y suis plus pour personne avant la nuit !

– Voilà qui me paraît un excellent programme. »

Markus vérifia que tout était bon et posa ses mains sur ses épaules :

« Alexei de Bewan, mon prince, va montrer aux lâches qui achètent ces combats que tu n’as pas encore décidé de leur offrir ta tête.

– Elle vaut trop cher pour que je l’offre. Tu me diras combien nous ont rapporté les paris ?

– On en était à 523 pièces d’or tout à l’heure.

– Parfait, toujours ça de pris ! »

Alexei prit son casque :

« Mon seul espoir est que ça devienne trop cher pour qu’ils puissent continuer…

– Ça pourrait ne pas tarder, vu ce que tu leur coûtes. »

Markus tapota son épaule.

« Allez file, à tout à l’heure. »

Alexei hocha la tête et sortit.

Il remonta le petit couloir et inspira un grand coup en s’arrêtant devant la grande porte en bois. L’homme qui la gardait le regarda, hocha gravement la tête et actionna la poignée qui l’ouvrit, inondant l’endroit de lumière.

Alexei grimaça et leva la main pour protéger ses yeux un instant. La foule l’avait vu et les cris lui semblaient plus forts. Il soupira et avança en essayant de se concentrer sur la perspective des bons bains chauds du palais pour se motiver.

Le prince se demanda comment tous ses gens pouvaient ne pas être aphones à cette heure, vu ce qu’ils hurlaient depuis le matin, ou la veille pour certains… Surtout par cette chaleur, même si le vin devait couler à flots dans les tribunes. Les responsables du lieu encourageaient volontiers le débit de boissons, les paris n’en étaient que plus élevés…

Il avisa son adversaire, un homme un peu plus petit que lui, plutôt honorablement équipé, d’une belle armure complète qui masquait tout son corps, et inspira en mettant son casque.

Cet homme avait choisi d’être là et savait ce qui se jouait. Il n’avait pas à avoir pitié de lui.

Il pensa à l’or récolté. Plus de 520 pièces pour les enfants, c’était très bien. Mais s’il pouvait récolter plus, ça serait encore mieux.

Il brandit sa longue épée et son adversaire fit de même avec une certaine nervosité, nota-t-il. Il se mirent à tourner, lui attendant le premier coup en jaugeant ce qui lui faisait face. L’homme était un peu maladroit, sans doute le stress de se trouver là ?… Il s’avança enfin pour porter un coup qu’Alexei para facilement.

Ce gars-là ne lui paraissait pas très expérimenté… Qu’est-ce qu’il faisait-là ?

Pas qu’un simple pécore n’ait pas le droit de le défier. Légalement, toute personne de plus de 21 ans le pouvait. Mais celui-là avait une armure trop chère pour un roturier et de toute façon, il savait via ses agents que tous ceux qu’il devait affronter étaient des mercenaires engagés par ses ennemis… Aucun amateur, donc, ne devait être là.

Sauf que la personne qui lui faisait face n’était clairement pas un combattant expérimenté. Et quel amateur aurait pris le risque de mentir sur ses capacités, même pour beaucoup d’or, quand la réputation de guerrier du prince était depuis longtemps faite ?

Alexei paraît sans peine, sans attaquer, dubitatif, et le public grondait devant ce combat fort peu intéressant. Ça huait même un peu lorsqu’il esquiva sans parer un coup trop vif et que l’inconnu s’étala dans le sable dans un cri, mi-surpris mi-colérique.

Cri qui manqua de faire sursauter le prince.

« Non, ils n’ont pas osé… ? » pensa-t-il.

Décidé à en avoir le cœur net, il n’attendit pas une seconde de plus.

Alors que son adversaire s’était tourné pour s’asseoir comme il pouvait en levant une épée tremblante, Alexei donna un grand coup qui envoya voler cette dernière. Le public cria, heureux que ça reprenne. Certains criaient déjà « À mort ! », mais le prince n’était pas décidé à les satisfaire.

Au lieu de ça et alors que l’autre regardait sa lame désormais bien trop loin de lui, celle d’Alexei se posa contre son cou et il ordonna d’un ton qui n’acceptait aucune réplique :

« Enlève ton casque. Tout de suite. »

Un instant passa alors que la foule criait plus fort, fâchée de l’interruption du spectacle, avant que l’inconnu ne grogne une injure et n’obéisse de mauvaise grâce, découvrant un fin visage juvénile aux yeux verts furieux sous de longs cheveux blonds décoiffés.

Alexei soupira, blasé.

Il enleva son casque, fixant son adversaire avec sévérité, et leva le bras droit avant de serrer le poing.

Le silence se fit rapidement dans la foule.

Le prince venait de demander l’arrêt du duel… Que se passait-il ?

Aussitôt accoururent quelques gardes, les deux juges responsables du bon déroulé des combats et Markus, qui n’était, comme toujours, pas loin.

« Que se passe-t-il, Votre Altesse ? demanda poliment un des juges, un petit homme barbu.

– Il se passe que si celui-là a l’âge réglementaire pour participer aux duels, moi, je suis une danseuse sacrée. » répliqua le prince, définitivement saoulé par tout ça.

Un silence suivit cette phrase. Le petit groupe était interloqué, sauf Markus qui avait souri. Alexei posa sa lame sur son épaule alors que les regards se posaient sur le jeune homme toujours assis dans le sable et qu’ils constataient que, oups, ah oui.

L’autre juge fronça les sourcils et regarda les gardes :

« Qui a inscrit ce garçon ? Allez me chercher Boria immédiatement !…

– Oui, seigneur ! »

Un des gardes fila alors que les autres aidaient le garçon à se relever. Le petit juge regarda ce dernier, puis Alexei, alors que l’autre reprenait :

« Notre Déesse soit louée que vous vous en soyez aperçu avant que le pire n’arrive, Votre Altesse.

– Oui, reconnut Alexei, mais ma faute n’en demeure pas moins grande… Porter une arme contre un enfant est un grave péché, je ne vais pas pouvoir continuer les duels ainsi. »

Si le regard noir du jeune homme en disait très long sur ce qu’il devait penser de tout ça, il n’en demeurait pas moins muet. Les gardes le surveillaient sans trop savoir quoi faire. Les deux juges hochèrent la tête de concert et le plus petit approuva :

« Je reconnais bien là votre piété, mon prince, qui est tout à votre honneur. Je propose que nous suspendions les combats pour aujourd’hui, le temps pour nous de vérifier personnellement si les autres Accusateurs répondent bien aux critères pour participer aux duels.

– Merci.

– Oh, nous vous en prions ! s’empressa l’autre en s’inclinant légèrement. Cela vous laissera le temps d’aller vous faire laver de tout ça… Il est primordial que les duels de l’Équinoxe se passent dans le respect des traditions, sinon, comment garantiraient-ils la justesse du jugement de notre déesse ! »

Markus avait suivi tout ça avec un petit sourire en coin qu’il avait bien du mal à ne pas élargir, et ce ne fut pas ce que répondit très sérieusement Alexei qui l’aida :

« Oui, je vais aller me purifier sur le champ. »

Il regarda le garçon, fatigué, et ajouta :

« Prenez soin de lui, je ne veux pas qu’il lui arrive quoi que ce soit.

– Bien sûr, Votre Altesse. »

Alexei hocha la tête, regarda Markus et lui fit signe, et les deux hommes partirent alors que le petit juge annonçait d’une voix incroyablement forte :

« Écoutez, tous ! Les règles du duel ont été bafouées, les combats sont suspendus !… »

Les cris de déception et huées ne retinrent ni le prince ni Markus qui regagnèrent immédiatement la salle de repos. Markus ferma la porte et dès qu’ils furent seuls et à l’abri d’oreilles indiscrètes, il se mit à rire.

Alexei venait de poser son casque et son épée, il se tourna pour le regarder, goguenard :

« Quoi ?

– Tu perds pas le nord ! parvint à lui répondre Markus en s’approchant.

– Rater une si belle occasion d’arrêter ces combats ridicules aurait été un crime, lui répliqua le prince, tout sourire.

– Ah ça, oui, je suis d’accord. »

Markus le rejoignit et tapota son dos avant de se mettre à l’œuvre pour l’aider à se débarrasser de son équipement. Redevenu sérieux, il demanda :

« Tes ordres ?

– On veille sur ce garçon, on lui fait dire pourquoi il a accepté d’être là, on trouve qui l’a payé ou menacé pour y être.

– Je vais prévenir Yui tout de suite.

– Bien. S’il a une famille, on le ramène à elle et on garde un œil sur elle, il est plus que probable que le commanditaire cherche à les ou l’éliminer lui a minima. S’il est seul, on l’envoie au foyer. Il n’était pas si manchot vu son âge, on pourrait en faire quelque chose.

– À tes ordres. Et toi ?

– Oh, je vais passer au temple, mais en plein Équinoxe, ils n’auront sûrement pas le temps de me purifier tout de suite, ça risque fort d’attendre la fin de la fête…

– Ooooh, rigola Markus, tu veux dire que les combats de demain risquent d’être annulés aussi ?

– J’en ai peur, ironisa Alexei.

– Vraiment, j’espère que tu te remettras de cette amère déception ! »

Ils rirent tous deux. Puis, Alexei, de nouveau en habits civils, lui dit :

« Je te laisse voir tout ça ?

– Pas de souci, rentre vite et repose-toi.

– Merci. »

Alexei s’emballa dans sa cape et se hâta de retourner aux écuries chercher sa jument noire. Il l’enfourcha et rabattit sa capuche sur sa tête avant de sortir, désireux de ne pas être reconnu. Les rues étaient animées, d’autant plus ici que le public commençait à quitter l’arène. Il entendit plusieurs personnes pester contre l’arrêt des combats, une autre qu’elle avait perdu de l’argent sur ce duel avorté, mais que les organisateurs avaient accepté de le réinvestir dans les duels du lendemain. Alexei eut un sourire sous sa capuche et lança sa monture en direction du Grand Temple. Plus vite il aurait réglé ça, plus vite il pourrait rentrer prendre son bain…

Cette simple idée lui redonna un peu de courage.

Il n’eut pas trop de mal, malgré la foule, très nombreuse dans les rues en ces jours de fête, à parvenir au lieu-dit.

Le Grand Temple de Meztli se dressait, au fond d’une imposante cour circulaire délimitée par des colonnes, haut bâtiment blanc tacheté et zébré d’argent, du marbre qui le composait. De forme ronde, lui aussi, à l’image de la forme céleste de la déesse, le temple était très grand et non moins impressionnant. En son centre se trouvait la monumentale statue de Meztli, sous sa forme humaine cette fois, une sculpture à quatre faces, chacune symbolisant les phases du cycle lunaire. Grande figure féminine, Meztli se couvrait une moitié de visage de la main pour la phase ascendante, aucun pour la pleine lune, l’autre pour la phase descendante et les deux pour le temps où elle était invisible dans le ciel. Cela permettait aussi que, vu la forme du lieu, la statue ne tourne le dos à personne.

Le sanctuaire en lui-même était immense, car au-delà du temple, derrière lui, se dressaient le palais du Grand Prêtre, tous les bâtiments où logeaient et travaillaient les serviteurs du culte, au milieu de grands jardins.

Là se trouvaient donc aussi les lieux de soin, les hospices, les orphelinats, les écoles et tout ce que le culte gérait. Et c’est là qu’Alexei se dirigea.

Le parc était agréable, en ce début de printemps. Alexei mit rapidement pied à terre pour profiter du lieu. Le chant des oiseaux dans les arbres bourgeonnants était apaisant.

« Je vais te laisser gambader, Selena, essaye de ne mordre personne, pour une fois… » dit-il à la jument qui piaffa.

Il la flatta avant de lâcher sa bride :

« Allez, à tout à l’heure… »

Il la regarda s’éloigner, contente de pouvoir se dégourdir les pattes dans le parc, et se tourna pour regarder, derrière lui, le grand bâtiment d’un blanc immaculé qui se trouvait là. Les Bains de Pénitence…

Il y avait un peu de monde qui attendait, moins cependant qu’il l’aurait voulu. Il avança en espérant tout de même qu’ils soient pleins et lui demandent de repasser plus tard, par exemple le lendemain.

Désireux de rester discret, il hésita entre faire la queue avec les personnes présentes ou tout de même aller s’annoncer. La première solution aurait l’avantage de lui faire gagner du temps sur le retard espéré, mais il n’avait pas envie de tant traîner ici…

« Ah, je me disais bien que Selena était pas arrivée ici toute seule… »

Alexei leva les yeux au ciel, se demandant ce qu’il avait bien pu faire à sa déesse pour que le sort s’acharne ainsi sur lui, en sentant quelque chose se poser sur sa tête, le faisant se courber un peu par réflexe.

« Bonjour, Scalys… »

Le prince se redressa et leva les bras pour essayer d’attraper le corbeau qui l’avait pris pour perchoir :

« Et bonjour aussi, Sry.

– Croa. »

C’était un grand corbeau noir qui se laissa faire, docile. Alexei l’installa sur son avant-bras droit et regarda le jeune homme qui lui faisait face avec une défiance palpable.

Fils adoptif et successeur officiel du Grand Prêtre de Meztli, Scalys avait 24 ans. Sa peau sombre, ses grands yeux d’onyx en amande et surtout, ses immenses cheveux noirs et raides le rendaient très aisément reconnaissable. Pas que les personnes de couleur soient rares en Bewan, surtout dans sa capitale, mais avec la tenue blanche brodée d’argent de Meztli, ils étaient plutôt rares.

Le jeune prêtre portait ce jour-là celle des déplacements. Au lieu de la robe traditionnelle, celle-là se constituait de la tunique à manches longues et à col étroit avec deux longs pends devant et derrière et d’un pantalon ample sur lequel remontaient deux bottes en cuir.

Scalys croisait les bras, soupçonneux :

« Qu’est-ce que vous faites ici ?

– Je viens requérir un rituel de purification. »

Le jeune prêtre haussa un sourcil, dubitatif :

« Un rituel de… ? Par ma déesse, qu’est-ce que vous avez encore foutu…

– Euh, ce n’est pas de mon fait… tenta le prince, mais il fut coupé :

– … Vous préfèreriez pas aller vous jeter dans le fleuve ?… Vous seriez purifié pour de bon, au moins. »

Alexei soupira, fatigué.

De tous les prêtres du sanctuaire, il avait fallu qu’il tombe sur cet insolent… Ce n’était définitivement pas son jour.

En plus, leur discussion commençait à attirer l’attention des personnes alentour. Certes, Scalys n’avait pas prononcé son nom ni son titre, et il avait encore sa capuche, mais ce n’était qu’une question de temps avant que son anonymat ne soit un souvenir, il en était sûr.

« Je me moque de ce que vous pensez et je n’ai pas de temps à perdre.

– Hm hm. Arrêtez-moi si je me trompe, vous devriez pas être en train de vous faire tuer dans l’arène ?

– Navré de vous décevoir. Vous aviez parié contre moi, peut-être ?

– Non, espéré, tout au plus. »

Une voix les interrompit avec amusement :

« Eh bien, eh bien ?… En voilà des façons de parler en ce lieu saint. »

L’homme qui s’approchait, âgé et souriant, s’appuyant sur son grand bâton d’ébène orné d’une sphère blanche striée qui brillait doucement, était grand et un peu bedonnant. Un autre, un peu plus jeune et mince, aux traits anguleux le suivait et regardait tant Scalys qu’Alexei avec sévérité. Alexei s’inclina à la vue du premier :

« Mes respects, seigneur Athanaios.

– Bonjour, mon ami. Votre jument est en train de courser notre pauvre Basileus…

– Oh, vous m’en voyez navré.

– Ne le soyez pas. Courir un peu ne lui fait pas de mal. Que pouvons-nous pour vous ? Je vous croyais en train de remplir votre devoir dans l’arène ?

– J’ai dû demander l’arrêt des duels. Des personnes ont trouvé amusant d’engager un enfant pour combattre, ajouta le prince, baissant d’un ton, en veillant du coin de l’œil que personne d’autre ne les approchait.

– Oh, soupira le vieil homme, navré, alors que Scalys et le troisième avaient sursauté, pareillement choqués.

– Vous ne l’avez pas tué, j’espère ?! s’exclama Scalys aussi bas qu’il pouvait, outré. C’est quand même pas de ça que vous voulez vous purifier ?

– Non non, se défendit Alexei. Son armure le cachait bien, mais il était trop maladroit, j’ai compris à temps.

– Lever une arme contre un enfant reste un péché, reprit tout de même le vieil Athanaios avec le même calme gentil que précédemment. Vous avez bien fait de venir immédiatement. Venez, nous allons voir ça sans attendre. Vetus, je te laisse, nous te rejoindrons pour l’office tout à l’heure.

– Bien, Seigneur.

– Toi, Scalys, viens avec nous, nous ne serons pas trop de deux pour réaliser le rituel. »

Scalys grimaça, mais soupira :

« Oui, Père. »

Le corbeau s’envola du bras d’Alexei pour venir se poser sur la main tendue du jeune homme :

« Va garder un œil sur Selena, Sry, s’il te plaît.

– Croa ! » répondit l’oiseau avant de s’envoler.

Alexei fit la moue :

« Eh oh, ça va, Selena n’a jamais fait de mal à personne !

– Vous en faites assez pour deux. Vous êtes sûr que vous préférez pas le fleuve ?…

– Non, merci !…

– Scalys, n’énerve pas notre ami, s’il te plaît, le rabroua doucement Athanaios, amusé. Allons, venez, les garçons, je ne voudrais pas être en retard à l’office. »

Le vieil homme partit de son pas calme et Alexei le suivit. Scalys grommela en faisant de même. Athanaios les conduisit, sur le côté du bâtiment, vers une entrée plus discrète. Dès qu’ils eurent passé l’angle, se mettant à l’abri des regards, le grand prêtre regarda le prince :

« Vous avez l’air fatigué. J’ai su qu’il y avait eu beaucoup de duels, cette année.

– Ce n’est pas le pire que j’ai eu, mais oui, en effet.

– Cette épidémie met tout le monde à cran.

– C’est sûr… Euh, seigneur Athanaios… ?

– Oui, mon prince ?

– … Je ne sais pas trop comment le dire, mais euh… J’avais espéré que cet incident puisse interrompre pour de bon les duels de cette année… »

Athanaios fronça un sourcil et se tourna vers le prince qui regardait ailleurs, très gêné, tapotant ses index l’un contre l’autre. Scalys eut un sourire moqueur :

« Oh, vous voulez qu’on vous fasse un mot d’excuse, en plus ? »

Alexei lui jeta un regard noir. Athanaios sourit, bienveillant.

« J’imagine que vous déclarer en pénitence quelques jours pourrait être possible… »

De grands yeux suppliants lui répondirent.

« Bah, reprit le vieux religieux en se remettant en route. J’imagine qu’arrêter ce bain de sang inutile ne nuira à personne… À part éventuellement aux imbéciles qui continuent de payer des mercenaires pour les envoyer contre vous… »

Alexei soupira, soulagé, avant de lui emboîter le pas.

« Merci…

– De rien. De vous à moi, mon ami, j’ai toujours trouvé cette tradition ridicule.

– Je suis bien de votre avis… »

Ils entrèrent par une petite porte, se retrouvant dans un couloir blanc.

« Je m’attendais à ce qu’il y ait plus de pénitents ici ? remarqua Alexei. On m’avait dit que la maladie avait rendu les pèlerins de cette année très pieux ?

– Oui, nous avons été sollicités comme rarement. Mais j’ai décidé d’expliquer à ces personnes leur devoir de faire le bien autour d’elles plutôt que de venir remplir nos coffres en espérant que cela suffise à leur salut. Ne reste du coup que les personnes souhaitant vraiment se repentir ou faire des dons sincères.

– Sage décision… Vos prêtres ont suivi sans mal ?

– Non, certains trouvaient que nous aurions tort de nous priver de ces dons inhabituels, mais nos coffres sont largement assez pleins. »

Athanaios ouvrit une porte donnant sur un des bains rituels. L’endroit était petit, prévu pour un seul fidèle : le bac d’eau, circulaire, au sol, faisait moins de deux mètres de diamètre. Les murs étaient aveugles : seul un oculus, dans le plafond, donnait un puits de lumière.

Des bancs se trouvaient sur l’un des côtés, près d’une petite alcôve où se trouvait tout ce qu’il fallait pour le pénitent, de quoi poser ses affaires et se sécher. Athanaios sourit à Alexei alors que Scalys fermait la porte après avoir vérifié que personne ne les avait vus.

« Allez vous déshabiller, Alexei. Nous nous occupons du reste. »

Le prince hocha la tête, alla dans l’alcôve et dénoua sa ceinture. Il connaissait ce rituel, ce n’était pas le plus désagréable.

De son côté, Scalys, concentré, installait des bougies de différentes couleurs autour du bain et les allumait. Athanaios, pour sa part, avait joint les mains à hauteur de son visage et commencé à prier. L’eau se mit à scintiller.

Alexei allait pénétrer dans l’eau, nu, quand la voix de Scalys le retint :

« Votre médaillon. »

Le prince secoua la tête et retira le pendentif :

« Désolé… Je l’oublie toujours…

– Une amulette de protection de cette puissance ?

– Je la porte depuis longtemps…

– Bien pratique lors des duels. » jeta le jeune prêtre en allumant la dernière bougie.

Alexei posa le bijou sur ses vêtements, sur le banc, en répliquant :

« Personne n’interdit à mes adversaires d’en porter.

– Comme si un artefact comme celui-ci était à leur portée…

– Je suis seul contre eux tous, alors pas désolé d’avoir un atout qu’eux n’ont pas !

– Du calme, Alexei, intervint Athanaios avec douceur. Venez, il est temps de commencer. »

Alexei inspira un coup pour se reprendre et descendit dans le bain, cette fois.

L’eau était tiède, il se plaça au centre, immergé jusqu’à l’aine, et ferma les yeux.

Athanaios et Scalys se placèrent l’un en face de l’autre, devant et derrière lui, et commencèrent à réciter les formules de purification, appelant à la miséricorde de leur déesse afin de libérer le pécheur de sa faute.

L’eau brillait et Alexei sentit, comme les autres fois, sa chaleur se répandre en lui. La sensation était douce et apaisante, loin d’être déplaisante.

Il attendit, répondant doctement aux questions rituelles quand elles s’adressaient à lui, plongeant un instant quand il le fallut, jusqu’à la fin.

L’eau cessa de briller, la chaleur se dissipa. Alexei leva les yeux vers la lumière en soufflant, soudain très fatigué.

« Voilà, tout s’est bien passé… dit Athanaios. Je vais devoir vous laisser, je dois aller me préparer pour l’office. Scalys, je te laisse finir avec notre prince. Tu me rejoindras au temple.

– Oui, Père.

– Merci, seigneur Athanaios.

– De rien, Alexei. Rentrez vous reposer. Je vais transmettre un ordre à l’arène pour signifier la fin des duels de cette année. Je compte sur votre présence à la cérémonie de Pénitence Universelle demain soir. »

Le vieil homme lui fit un petit clin d’œil avec un sourire en coin et Alexei sourit aussi en grimpant hors de l’eau, tout dégoulinant :

« Vous pouvez. »

Athanaios sortit. Alors que Scalys finissait d’éteindre les bougies, Alexei se sécha avec le drap de bain moelleux qui se trouvait dans l’alcôve.

« Bon sang, soupira-t-il, je suis épuisé…

– À croire que vous avez fait tout ce foin juste pour pouvoir dormir demain matin…

– Non, mais j’avoue que ce ne sera pas du luxe… »

Alexei commença à se rhabiller :

« Enchaîner ces duels, c’est vraiment infernal…

– D’où elle vient cette tradition, vous savez ?

– Non, mais je m’en passerais bien !…

– Il paraît que votre oncle adorait ça… Entre deux massacres.

– M’étonnerait pas de lui… Il en parle encore…

– De l’arène ou des massacres ?

– De l’arène et de ses grandes victoires… »

Il renfila sa tunique.

Le Champion royal était traditionnellement un des enfants, le plus souvent un fils, du roi en place. À la génération précédente, deux frères s’étaient réparti les tâches. L’aîné, futur roi, Piotr, était un pleutre qui craignait plus que tout les armes. C’était donc son frère, le duc Léonid qui était devenu le Champion, et aussi un grand général, même si sa violence, à lui comme à ses troupes, avait fait des ravages. Sa popularité dans l’arène était immense et n’avait été surpassée que par celle d’Alexei quand ce dernier avait pris le relais. Le vieux duc n’en décolérait d’ailleurs pas.

« Il ose appeler ça des victoires… grogna Scalys.

– La guerre est une chose complexe.

– Une complexité qui justifierait la mort de civils ?… C’est pas comme si vous en saviez rien vous-même.

– Vous, en tout cas, vous n’en savez rien. » répliqua Alexei, énervé.

Scalys ne répondit rien, se contentant d’un soupir qui en disait long, il avait fini de tout ranger.

Alexei ne tenait pas plus que ça à rester en sa compagnie, ce qui était d’ailleurs tout à fait réciproque, aussi les deux hommes ressortirent-ils sans attendre.

Alexei siffla Selena.

« À demain pour la cérémonie pénitentielle, lui dit froidement Scalys, par pure politesse.

– Le temple est assez grand pour que nous puissions ne pas nous croiser, non ?

– J’aimerais bien, malheureusement, votre siège princier est proche des nôtres.

– Ah. Oui, exact… »

Ils se regardèrent un instant, aussi agacés l’un que l’autre de cette proximité forcée.

La jument arriva, suivie du corbeau.

« En attendant, si vous le permettez, je vais rentrer souffler et prendre un vrai bain…

– C’est ça, bon bain. »

Scalys tendit la main au corbeau et ajouta :

« Et hésitez pas à vous y noyer, surtout.

– Navré, hors de question de vous faire un tel plaisir. » répliqua Alexei en lançant la jument au trot.

Il fila sans attendre de réponse.

Dieux, que ce garçon l’irritait…

Mais quelle mouche avait piqué le si sage Athanaios de l’adopter ?…

Alexei chassa ça de son esprit, remit sa capuche et sortit du sanctuaire. L’après-midi était bien avancé, les rues bien pleines et parfois de personnes déjà bien ivres. Ça promettait encore pour la soirée… La garde de la ville détestait l’Équinoxe pour tous les débordements qui y étaient liés.

Il prit le chemin de la forteresse royale, le grand château qui dominait la ville. D’extérieur austère, avec ses enceintes de pierres sombres, réputé imprenable, l’endroit était de fait très imposant. Passé ça, pourtant, c’était de vastes pelouses fleuries qu’on découvrait, entourant le palais en lui-même, belle bâtisse toute en finesse et en hauteur, construite du même marbre blanc veiné d’argent que le grand temple et la plupart des bâtiments publics de la ville.

Alexei passa sans encombre l’entrée malgré la cape et la capuche. Les gardes connaissaient sa jument et savaient bien qu’elle ne tolérait que lui sur son dos, tout comme le goût de leur prince pour la discrétion.

Ce n’est qu’une fois dans les jardins qu’Alexei se découvrit avec un soupir.

Rien à faire avant les dîners du soir… Il avait le temps.

Cette triste mésaventure avait au moins ça de bon de l’avoir libéré de ce pénible devoir.

Il descendit de Selena au pied du grand parvis, où se trouvaient quelques personnes qui le regardèrent et pour certaines, s’inclinèrent à sa vue, sans que lui y prête attention. Il caressa le cou de sa jument et lui dit gentiment :

« Je te laisse rentrer ? Tu ne m’en voudras pas, je n’en peux plus… »

La jument secoua la tête, lui donna un amical petit coup de museau avant de piaffer et de partir au galop droit vers les écuries. Alexei la regarda disparaître avec un sourire. Il n’était pas le seul à vouloir se reposer, apparemment.

Il monta les quelques marches du parvis, saluant d’un mouvement de tête général ceux qui se trouvaient là, et se força à sourire lorsqu’une demoiselle toute pomponnée et dont le décolleté laissait très peu de place à l’imagination le rejoignit pour le gratifier d’une fort gracieuse révérence :

« Votre Altesse…

– Bonsoir, Comtesse.

– Que Votre Altesse me pardonne, on raconte qu’un triste imprévu a mis fin aux duels de ce jour… »

Elle ajouta en papillonnant de ses grands yeux bleus :

« J’étais très inquiète pour Votre Altesse… »

Alexei avait la réputation d’être un époux fidèle… Ce qui n’avait jamais empêché certaines de tenter leur chance.

Il se contenta de hocher la tête :

« Tout va bien, je vous remercie. Je suis surtout très fatigué, je vais aller me reposer en attendant les fêtes de ce soir. Si vous voulez bien m’excuser. »

Il partit sans attendre de réponse, la laissant faire une nouvelle révérence, non sans remarquer ses poings un peu trop serrés sur sa robe.

La jolie demoiselle était tenace. Il y avait quelques semaines, désormais, qu’elle le poursuivait de ses assiduités et qu’il l’éconduisait poliment. Elle était pourtant mariée, elle aussi, mais son époux tout comme elle avait les dents longues. Rien d’étonnant donc à ce qu’elle cherche à gagner les faveurs princières…

Alexei continua son chemin sans plus s’en soucier. Esquivant encore plusieurs gêneurs, en se faufilant comme une anguille dans les petits couloirs et pas les grandes galeries surchargées de décorations diverses, il parvint enfin là où il voulait, à l’entrée des grands bains royaux.

Deux servantes et un majordome se trouvaient là et s’inclinèrent très bas en le voyant.

« Nous ne vous attendions pas si tôt, Votre Altesse…

– Je sais, il n’y a pas de souci.

– Votre épouse et sa dame de compagnie sont là, dans le bain chaud…

– Ah, parfait. Ne vous dérangez pas plus alors, je vais me joindre à elles. Veillez juste à me faire apporter des vêtements propres pour ce soir. »

Les deux servantes gloussèrent et le majordome se racla la gorge avant de s’incliner à nouveau :

« Bien, Votre Altesse. »

Alexei passa les portes en se disant que ça allait encore jaser sur le fait qu’il se retrouve seul avec son épouse et sa dame de compagnie…

Il se déshabilla rapidement dans la petite pièce prévue, gardant son pendentif, cette fois, se lava tout aussi vite dans la première salle d’eau et tendit tout de même l’oreille, à la porte, avant d’entrer dans le bain principal :

« … Oh, ne dis pas ça, Tatiana chérie… »

Il sourit. C’était son épouse qui continua :

« … Tu sais très bien que ce n’est pas vrai et je sais très bien que tu dis ça juste pour que je te console… »

Alexei se fit un devoir de se racler bruyamment la gorge. Il les entendit sursauter et déclara en se retenant de rire comme il pouvait :

« Je peux venir ou je dérange… ? »

Il y eut un petit blanc avant qu’elles ne se mettent à rire et il entendit son épouse lui confirmer :

« Tu peux venir, Lexei !… Qu’est-ce que tu fais ici à cette heure ? »

Il entra dans la salle et vint s’accroupir au bord du bain, près d’elle.

Si son épouse avait relevé ses épais cheveux bruns en un chignon peu conventionnel, mais élégant, ce n’était pas le cas de son amie dont les longues boucles rousses ondulaient dans l’eau.

« J’ai fait arrêter les duels… Ils m’ont envoyé un mineur… Et il a eu de la chance que je m’en rende compte à temps, vu son niveau… »

Il glissa dans l’eau à côté d’elles. Elles étaient choquées.

« Qui a osé ça ? demanda son épouse d’une voix outrée.

– Je l’ignore, mais si on le découvre, il va en entendre parler. »

La jolie rousse secoua la tête avec un soupir las :

« Bon sang, mais ils ne s’arrêteront jamais…

– Ça atteint tout de même des niveaux de bassesse incroyables… »

Alexei plongea un instant et rejaillit en passant ses mains dans ses cheveux pour les ramener en arrière.

« Tu as l’air épuisé. » remarqua avec tendresse la belle brune.

Alexei haussa les épaules :

« Il y a de quoi être fatigué, Leonora… Sept duels hier, quatre ce matin… Même sans compter le dernier. »

Elle opina et sourit quand il reprit :

« J’ai pu obtenir que les autres soient annulés, ça ne fera de mal à personne.

– Les gérants de l’arène vont te détester !

– Qu’ils pestent tant qu’ils veulent, ils ne peuvent pas s’opposer à un ordre du Grand Prêtre.

– Athanaios en personne ? remarqua Tatiana. Tu ne fais pas les choses à moitié !

– Le fait d’avoir levé mon arme contre un enfant impliquait que j’aille me faire absoudre et je suis tombé sur Scalys et lui au sanctuaire. Ils se sont chargés du rituel et Athanaios a accepté d’ordonner la fin des duels pour cette année.

– Scalys a accepté de te purifier ? » gloussa Leonora.

Alexei agita son index :

« Non. Il a obéi à son père… Lui voulait que j’aille me purifier dans le fleuve… »

Les deux femmes rirent avec lui avant qu’il ne poursuive :

« Je ne comprends vraiment pas quelle mouche a piqué Athanaios d’adopter ce jeune idiot et d’en faire son héritier…

– C’est vrai que c’est étrange, reconnut Leonora. Rentrer un beau jour de voyage avec un jeune métis et le déclarer son fils et successeur comme ça, sans prévenir…

– On dit qu’Athanaios peut lire l’avenir, intervint Tatiana. Il l’avait peut-être vu ? »

Alexei fit la moue.

« Les pouvoirs du Grand Prêtre sont immenses… reconnut-il. Difficile de savoir ce qu’il a pu voir dans ce garçon…

– J’espère en tout cas que les mauvaises langues se trompent sur eux… » soupira encore Leonora.

Alors que Tatiana caressait son bras et venait se blottir contre elle, Alexei eut un sourire :

« Lesquelles ? Celles qui prétendent que Scalys est son bâtard ou celles qui disent qu’il est son amant ?

– Les deux, répondit-elle.

– À ranger avec celles qui prétendent que nous passons des nuits torrides tous les trois, je pense, ma chère, sourit-il encore. D’ailleurs, je pense que tout le palais jase déjà sur tout ce qu’ils nous imaginent faire tous trois dans ces bains… »

Ils gloussèrent. Puis Alexei s’étira :

« Oooooh, un bon massage ne me ferait pas de mal…

– Tu as le temps, d’ici le dîner, lui répondit Leonora.

– Je suis sûre qu’Adrian serait ravi de t’aider, ajouta Tatiana, les faisant rire à nouveau.

– Je vais voir ça. » approuva-t-il.

Le trio quitta bientôt les bains.

Laissant Leonora et son amie partirent de leur côté, Alexei regagna sa chambre.

Si ses appartements étaient spacieux, cette pièce-là ne l’était pas tant : un grand lit à baldaquin, une cheminée, une table de travail, deux chaises et une étagère couverte de livres la meublaient. L’endroit était isolé, au fond de son logis, à l’abri des indiscrets. Seule une petite fenêtre donnait dehors, mais le verre, épais et partiellement opaque, rendait impossible de voir au et du dehors sans l’ouvrir.

Alexei se demandait s’il devait essayer de travailler un peu ou renoncer et s’allonger lorsqu’on frappa à sa porte.

« Oui ? »

Elle s’ouvrit sur un grand homme aux courts cheveux noirs, fort et aux traits aussi virils qu’ils étaient agréables.

« Ah, Adrian, bonsoir.

– Bonsoir, mon prince. »

Le nouveau venu referma soigneusement la porte avant de demander avec un sourire :

« Votre épouse m’a fait savoir que vous désiriez me voir ? »

Alexei gloussa en croisant les bras :

« Nous avons parlé massage, elle semblait penser que tu ferais l’affaire…

– C’est tout à fait dans mes cordes, elle a eu raison. »

Alexei eut un sourire en coin :

« On va voir ça… Tu sais ce qui s’est passé ? continua-t-il plus sérieusement.

– Oui. Yui est parti voir ce qu’il pouvait faire, il se fera un devoir de nous rejoindre dès qu’il rentrera, j’en suis sûr, répondit Adrian en le rejoignant. Ça ressemble bien à un coup de votre cousin ou de ce piètre duc… »

Alexei hocha la tête :

« Ça serait bien d’eux, c’est sûr… »

Il soupira. Il avait bien trop d’ennemis à son goût. Et des retors plus qu’il n’en fallait…

« Ce sont plutôt eux que Scalys devrait envoyer se purifier dans le fleuve… pensa-t-il tout haut.

– Vous avez croisé ce jeune impudent ? » demanda Adrian en se glissant dans son dos.

Alexei se laissa enlacer sans résister.

« Oui, tout à l’heure, au Grand Temple…

– Il est joli garçon, c’est dommage qu’il ait la langue si affûtée.

– C’est vrai, il n’est pas désagréable à regarder quand il ne dit rien… Dis-moi, Général ?

– Oui, mon prince ?

– Tu as la poignée de ta dague à un endroit inhabituel ou tu es juste très impatient de passer à ce massage… ? »

Une voix grave et amusée répondit à son oreille :

« Vous savez bien que je ne viens jamais ici armé. »

Avant que des lèvres ne se posent sur sa peau, juste sous elle.

« Que dirait Yui s’il te voyait… souffla Alexei en fermant les yeux, alors que deux grandes mains chaudes commençaient à explorer son corps.

– Il me féliciterait de ma dévotion à votre personne et se hâterait de vous prouver la sienne. »

Alexei sourit en levant les siennes pour aller fourrager dans les courts cheveux noirs :

« Qu’il est plaisant d’être entouré de personnes si dévouées…

– Que vous vous moquiez est blessant.

– Oh, tu m’en vois navré…

– Vous allez devoir vous faire pardonner.

– Hmmmm… »

Alexei se laissa aller dans ses bras :

« Soit… »

Il tourna la tête :

« Je vais être un gentil prince… Je te laisse mener cette bataille, Général. Je compte sur toi pour en faire une victoire…

– Votre confiance m’honore, mon prince. »

Adrian le retourna pour le serrer plus fort, ses mains caressant son dos pour descendre plus bas.

Un instant plus tard, il l’allongeait sur le lit, glissant ses doigts sous ses vêtements pour les lui retirer.

C’est à cet instant qu’on frappa à la porte.

Adrian étant encore présentable, il se hâta d’aller ouvrir, pour s’écarter et laisser passer un homme blond, grand, mais bien plus frêle, au visage bien plus fin et aux yeux d’un bleu perçant, et refermer la porte en la verrouillant, cette fois.

« Ai-je interrompu quelque chose ? » s’enquit le blond avec amusement.

Adrian l’enlaça sans répondre et ils échangèrent un long baiser. Alexei les regardait du lit, les yeux brillants. Il plia ses bras sous sa tête et finit par leur jeter, goguenard :

« Ah ben voilà, on me promet qu’on m’est dévoué, et hop, sitôt ton compagnon là, il n’y en a plus que pour lui ! »

Le blond se dégagea de l’étreinte et vint vers le lit :

« Navré, Votre Altesse. Adrian n’a aucun savoir-vivre. »

Adrian l’avait rejoint et passa ses bras autour de lui alors qu’il continuait :

« Tu n’as pas honte d’abandonner ton prince en si inconfortable position, mon amour ?

– Si, je crois que nous allons devoir nous y mettre à deux pour nous faire pardonner ça. »

Ce qu’ils firent sans plus attendre, pour leur plus grand plaisir à tous trois.

À la fin de l’office, Scalys était, comme souvent, resté prier au temple. Moins longtemps qu’à l’accoutumée cependant, car, dû à l’Équinoxe, il y avait bien trop de monde à son goût dans le grand édifice.

Dérangé par le bruit ambiant, le jeune prêtre finit par quitter les lieux pour retourner à ses activités.

Il n’était pas encore si tard… Il décida de passer dans les bâtiments des plus jeunes pour vérifier que, malgré la fête, ces derniers avaient bien fait leurs devoirs.

‘Fallait pas qu’ils espèrent y couper.

Le sanctuaire abritait en effet bon nombre d’enfants, soit envoyés par leur famille, destinés à la prêtrise ou pas, certains venaient juste étudier là, soit des orphelins confiés au culte.

Tout ce petit monde vivait mélangé, garçons et filles n’étant séparés qu’à l’adolescence pour les chambrées. Là, selon leur volonté et les disponibilités des logements, ils pouvaient rester en chambre multiple ou demander une chambre individuelle. Les cours et le reste, eux, demeuraient mixtes.

Scalys, pour sa part, avait vite eu ses quartiers dans le palais de son père, à son arrivée, à 12 ans. Ce qui lui allait très bien, entre autres car il était un oiseau de nuit pouvant lire et étudier très tard.

L’endroit, composé de quatre pièces, chambre, bureau, petit salon et salle de toilette, n’était pas si grand et surtout envahi de piles de livres de toutes tailles, comme il l’avait rarement été. Ça débordait des étagères, couvrant le bureau de bois, les fauteuils, le sol et parfois même le lit… Car le jeune homme s’était juré de venir à bout de cette épidémie et y avait déjà passé un certain nombre de nuits blanches.

Scalys était très croyant et sa foi sincère. Mais il était aussi très intelligent, instruit et pas superstitieux pour un sou. Lui qui savait à peine lire lorsqu’Athanaios l’avait adopté avait stupéfait ses professeurs par la vitesse à laquelle il avait rattrapé le niveau de ses camarades. Au grand dam de ces derniers, d’ailleurs, surtout de ceux qui lorgnaient déjà la succession du Grand Prêtre et avaient donc pris de très haut ce petit orphelin des rues à la peau sombre lors de son arrivée.

Et ce n’était rien de dire que ceux-là lui avaient donné, et lui donnaient encore, pas mal de fil à retordre…

Sry, qui voletait autour de lui dans le parc, croassa et Scalys lui tendit machinalement la main, sa main gauche, toujours gantée ou bandée, selon les jours, pour la protéger des serres de l’oiseau. Enfin, c’était du moins l’explication la plus rationnelle qu’on donnait généralement à cette main jamais nue.

« Qu’est–ce qu’il y a ? Tu fatigues ?

– Crôa, répondit le corbeau en s’y posant.

– Deviendrais-tu paresseux avec l’âge, vieux frère ?

– Crôaaaaa… » bâilla cette fois le volatile.

Scalys caressa la petite tête noire avec un sourire.

« Tu t’es bien empâté cet hiver, il va valoir que je te mette à la diète…

– Crôa ! » protesta Sry.

Il jeta un œil courroucé à son humain qui rigola :

« Tu faisais moins le douillet dans les taudis d’Oliasburg… »

Ils arrivaient vers les bâtiments des enfants. Seuls leurs habits distinguaient les jeunes novices des autres, les premiers portant déjà la tenue blanche du culte.

À cette heure de l’après-midi, après la prière et le goûter, les enfants jouaient joyeusement entre les trois grands bâtiments, disposés en U, où ils vivaient. À gauche se trouvaient les dortoirs et les chambres, au milieu des lieux de vie et à droite, les salles de classe des plus jeunes et leur bibliothèque.

Passé 14 ou 15 ans environ, selon leur souhait ou leur niveau, les adolescents rejoignaient les lieux d’études des adultes, situés autour de la grande bibliothèque, un peu plus loin. Ils ne quittaient par contre pas forcément les lieux de vie, cela pouvait attendre soit la fin de leurs études s’ils étaient laïcs, soit leur ordination s’ils étaient religieux.

Le voyant, certains enfants coururent vers lui, pour le saluer, lui parler ou l’inviter à jouer avec eux. Sry s’envola, ça devenait un peu agité pour lui. Au milieu du capharnaüm enfantin, le jeune homme essaya de suivre à peu près ce que tout ce petit monde disait.

« Scalys, Scalys !… Joannis il s’est endormi pendant la prière !

– C’est pas vrai !

– Si !

– Viens voir, on a trouvé un nid d’abeilles sauvages !

– Non !

– Si, tu dormais !

– Tu peux me faire réciter ma leçon ?…

– Non, je reposais juste mes yeux !

– Moi j’ai vu un gros monsieur qui chantait très très fort à l’office !

– Et moi une dame avec une jolie robe qui regardait tout avec de très grands yeux !… »

Scalys souriait, comme toujours très heureux de les voir si heureux et énergiques, il sourit à la petite demoiselle qui avait pris sa main bandée et dit :

« Du calme… Il faut mieux dormir la nuit, Joannis, pour pas être fatigué pendant la prière.

– C’est pas vrai, j’ai pas dormi ! protesta vivement le petit bonhomme.

– J’ai pas dit que tu avais dormi, mais même juste reposer ses yeux, ça se fait pas trop, quand on est au temple… répondit gentiment le jeune homme. On va voir cette ruche, qui veut que je l’aide sur ses leçons ? »

Plusieurs mains se levèrent plus ou moins vivement.

« Tous les autres ont bien appris tout seuls ?… Pour de vrai ? » insista Scalys avec un sourire goguenard.

Trois autres mains se levèrent.

« Bien, alors, je vais m’occuper de ces abeilles et on verra ça. »

Il suivit quelques enfants d’âges divers, suivi par d’autres, jusqu’au lieu du délit. Dans le parc, à quelques mètres à peine de la maison, une ruche sauvage était bel et bien en train de se réveiller de l’hiver. Sans doute s’était-elle installée là sans qu’on s’en rende compte l’été précédent. Restait qu’elle était très proche des bâtiments des enfants, ce qui pouvait être dangereux, pour ces derniers comme pour les insectes, d’ailleurs.

« Oh, elles se sont mises haut… » pensa tout haut Scalys.

Il inspira un coup :

« Écartez-vous… »

Liées à Olies, considérées comme nées de ses rayons, ce qui expliquait qu’elles fabriquent le miel, doré, les abeilles étaient respectées et traitées avec soin en Bewan.

Dans le sanctuaire de Meztli ou ailleurs, personne n’aurait levé la main sur elles. Il fallait donc les prier d’aller s’installer plus loin. Scalys, comme tout prêtre, savait quoi faire pour cela.

Les enfants s’étant éloignés, partagés entre ceux qui connaissaient le rituel et étaient impatients de le revoir et ceux qui le découvraient, Scalys se plaça sous la ruche, leva les mains vers elles et récita :

« Ô Olies, Seigneur et Lumière de nos jours, daigne entendre ma prière et ouvre tes filles à mon appel… »

Les yeux sombres brillèrent d’un éclat doré le temps d’un battement de paupière.

Un instant passa avant que quelques abeilles descendent pour voler autour de lui et, pour certaines, viennent se poser sur ses mains.

Il les abaissa lentement et leur sourit.

« Petits rayons de soleil, soyez les bienvenus ici… Votre présence nous honore.

– Bzzzzz.

– Merci. Bon printemps à vous aussi.

– Bzzz. Bzzz ?

– Euh, oui, votre nid est mal placé, là…

– Bzz bzzz ?

– Il est très proche de celui de nos petits à nous et on voudrait pas qu’ils vous blessent ou que vous les blessiez ?

– Bzz… Bzzz !

– Non, mais c’est pas grave, vous pouviez pas savoir. Est-ce que vous seriez d’accord pour vous installer ailleurs ? Il y a un endroit ici avec d’autres ruches, beaucoup de fleurs, et surtout des personnes pour veiller sur vous et vous protéger.

– Bzzz… Bzzz ?

– Bien sûr, allez-y. »

Certaines abeilles se renvolèrent vers le nid alors que d’autres continuaient à lui voler autour. Scalys posa ses mains sur ses hanches, souriant. Un petit moment passa, les enfants chuchotaient, lorsque les bourdonnements se firent plus fort et pour cause : une abeille bien plus grande arrivait, entourée de toute sa garde.

Scalys leva la main pour qu’elle s’y pose au plus vite, souriant et un peu surpris.

« Bonjour… Je ne m’attendais pas à ce que vous veniez vous-même…

– Bzzzz.

– Merci, c’est un honneur.

– Bzzzz ?

– Oui, c’est ça… »

Un petit garçon accroché au bras d’une plus grande fille en tenue blanche demanda :

« Qu’est-ce qu’il fait ?

– Il explique à la reine des abeilles ce qui se passe.

– Ça a aussi des rois et des reines les abeilles ?

– Juste des reines, pas de rois… »

Scalys négocia poliment et un peu plus tard, les abeilles remontèrent toutes dans leur nid, après qu’il les ait saluées.

Ceci fait, il siffla Sry et un instant plus tard, un croassement interrogatif se fit entendre au-dessus d’eux. Scalys lui cria :

« Va chercher Andrea, s’il te plaît !

– Crôa ! »

L’oiseau fila. Scalys revint vers les enfants qui l’entourèrent aussitôt :

« Elles ont dit quoi ? Elles ont dit quoi ?

– Elles sont d’accord pour essayer. Andrea va s’en occuper, il sait faire.

– Mais tu peux parler aux abeilles, alors ?

– Non, je peux prier Olies pour qu’on puisse se comprendre un petit moment, ce n’est pas pareil…

– Pourquoi ça n’a que des reines et pas de rois, les abeilles ? »

Ils retournèrent vers les bâtiments pendant que Scalys expliquait ça comme il pouvait et ils rentrèrent dans le réfectoire, pour y travailler collectivement les leçons de qui le voulait. Le lieu servait de salle d’études en dehors des heures de repas.

Tous étudiaient ensemble, les aînés aidant les plus jeunes sans distinction. De nombreuses fois, d’aucuns avaient tenté d’imposer une séparation, surtout d’origine sociale, entre les enfants. Car, même si être éduqué au Grand Sanctuaire était un privilège et l’assurance d’un excellent niveau, bien des nobles, ou même simplement des personnes aisées, voyaient par contre d’un œil fort peu aimable le fait que leur chère progéniture soit mêlée sans différenciation aux plus pauvres, voire aux petits orphelins du lieu.

Mais jamais l’Ordre de Meztli n’avait permis qu’on transige là-dessus.

Scalys était donc là, avec une des éducatrices, à aider ce petit monde à travailler sagement, lorsque la porte qui donnait sur la cour s’ouvrit sur Athanaios, son fidèle second, Vetus, et quelques autres, donc un prêtre grand, trapu, d’une trentaine d’années, et qui semblait fort mécontent d’être là, pour qui ne savait pas que c’était toutefois son air habituel.

Athanaios approcha, souriant, au milieu de cette bonne humeur et ne s’offusqua pas que les enfants, concentrés, ne le remarquent pas immédiatement. Vetus avait froncé les sourcils sans rien dire, et ce fut le troisième homme qui déclara d’une voix forte, faisant sursauter un peu tout le monde :

« Le seigneur Athanaios est ici ! Qu’est-ce vous…

– Basileus… » le coupa doucement ledit seigneur.

Scalys avait rattrapé de justesse un flacon d’encre bousculé par le sursaut de la fillette qu’il avait sur les genoux. Il jeta à Basileus un regard noir alors qu’Athanaios continuait :

« Voyons, ça ne se fait pas de faire peur à des enfants.

– Comment, mais le respect qu’ils vous doivent…

– Est mon problème et je n’ai pas besoin de vous pour me servir d’hérault, merci. »

Scalys eut un sourire en coin satisfait alors que son père le rejoignait en disant de son habituel ton bienveillant :

« Bonjour, les enfants. Désolé de vous déranger alors que vous étiez si studieux. »

Les enfants le saluèrent plus ou moins forts, plus ou moins craintifs d’un nouvel éclat de voix de Basileus qui grommelait.

« Ce n’est pas gentil de vous venger sur nous parce que Selena vous a couru après, Basileus, lâcha Scalys, faisant glousser les enfants et certains des prêtres. Il y a un souci, Père ? s’enquit-il ensuite pour le Grand Prêtre qui avait souri à la pique, comme son second.

– Je te cherchais… répondit le vieil homme en faisant semblant de ne pas remarquer que l’homme avait sursauté, outré, derrière lui. J’ai croisé Andrea qui te remercie pour la nouvelle ruche, il est parti l’installer dans une de ses tours d’argile.

– Ça devrait leur plaire.

– Je pense aussi.

– Et sinon, qu’est-ce que tu me veux ?

– Je voulais être sûr que tu n’avais pas oublié que nous sommes invités demain soir au palais royal, pour le grand dîner organisé pour la fin de la fête de l’Équinoxe.

– Un festin sitôt la cérémonie pénitentielle finie, quel à-propos… » ironisa Scalys en redressant la petite fille qui glissait, tant elle remuait sur ses genoux.

Athanaios sourit en voyant le parchemin sur lequel elle s’entraînait à écrire :

« C’est très bien, Anya, tu as fait de gros progrès. »

Elle lui sourit, radieuse, alors qu’il continuait :

« Je sais que tu n’aimes pas beaucoup aller là-bas, mon petit, mais ça fait partie de nos devoirs. Et notre présence pourra justement leur rappeler aussi les leurs. »

Scalys eut un sourire :

« J’allais pas me faire porter pâle, t’en fais pas.

– Je sais, ne crains rien. »

Le vieil homme se fit un devoir de faire le tour de la tablée pour voir ce que chaque enfant faisait et encourager ou féliciter chacun d’entre eux. Il n’y avait donc que des sourires là lorsqu’il les salua et repartit.

Une fois la petite troupe de prêtres dehors, Basileus fulminait toujours en silence et Athanaios lui sourit à son tour :

« Allons, mon ami, il n’y a pas de quoi vous mettre dans cet état.

– Le manque de respect de ces enfants est un scandale ! Et votre propre héritier, comment ose-t-il ! Me parler, vous parler ainsi ! »

Athanaios eut un petit rire en tapotant le bras du prêtre furieux :

« Scalys a gardé de son enfance un langage fleuri, je ne vais pas vous dire le contraire, mais je n’ai aucun doute sur le respect qu’il me porte. Et puis, il n’a pas tort, vous faire courser par la jument de notre prince vous a vraiment mis de mauvaise humeur… »

Ce qui valut au Grand Prêtre un nouveau regard meurtrier de son subordonné, mais Athanaios n’avait depuis très longtemps qu’une indifférence polie pour ce genre de choses.

Scalys, pour sa part, resta pour aider les enfants jusqu’au dîner, avant de manger rapidement en leur compagnie et de les laisser.

Fatigué, il prit le chemin du palais de son père dans le parc, alors que la nuit et la température tombaient. Sry le rejoignit en route. Ils n’étaient guère plus réchauffés l’un que l’autre quand ils arrivèrent.

Scalys grimpa dans les étages, chez lui, et constata avec un sourire qu’un bon feu brûlait dans la cheminée et aussi qu’une théière pleine et brûlante l’attendait sur un petit chauffe-plats, sur la petite table du salon.

Il sourit.

Le corbeau bâilla et alla s’installer dans son panier, près du feu.

Scalys s’étira et se dit qu’un bain le détendrait et que ça ne serait pas du luxe s’il voulait travailler un peu. Il passa donc dans la salle de toilette.

Celle-ci était dallée, claire, et la baignoire blanche semblait n’attendre que lui. Il ouvrit les robinets et la laissa se remplir pendant qu’il se déshabillait. Il avait laissé la porte entrouverte. Sry le rejoignit. Le corbeau n’avait rien contre se laver, lui non plus. Surtout dans de l’eau chaude.

Scalys n’était pas immense, plus musclé qu’on le pensait souvent, mais ses origines rendaient cette musculature discrète. Imberbe et glabre pour les mêmes raisons, hormis sa toison pubienne, on lui donnait tout aussi souvent moins que son âge. Malgré son enfance chaotique, il avait très peu de cicatrices.

Il posa ses vêtements dans le panier de linge sale et, enlevant le bandage, il regarda la paume de sa main un instant et pensa tout haut :

« Ça fait longtemps que j’ai pas eu de nouvelles de Papa… »

Il s’étira encore, prit une petite bassine et y laissa couler un fond d’eau pour la poser ensuite dans le bain, où elle resta flotter, tordit ses cheveux en un volumineux chignon dans lequel il planta une longue baguette de bois clair et plongea dans l’eau avec délectation.

Sry vint dans la bassine et commença sa toilette.

Scalys, lui, s’allongea et souffla un coup.

Il regarda le corbeau qui barbotait.

« Plus agréable que de se rincer dans de l’eau croupie, hein… Tu t’empâtes vraiment. »

Il sourit et le caressa :

« Enfin, je me moque, mais j’ai rien contre non plus… »

Sry se frotta à sa main, faisant s’élargir son sourire.

Il reprit ensuite :

« Je vais lui écrire, à Papa, ça lui fera plaisir… J’espère qu’il va bien… »

Il eut un petit rire :

« Milena et les autres vont m’entendre s’il lui est arrivé quelque chose et qu’ils ne m’ont pas prévenu… »

Mais il savait très bien que c’était impossible.

Il profita un moment du bain avant d’en sortir, presque à contrecœur, d’enfiler sa robe de nuit, puis son manteau d’intérieur, d’épaisses chaussettes et d’aller boire cette bonne infusion épicée devant le feu, avec sur ses genoux Sry emballé dans une épaisse serviette.

Le corbeau finit par retourner dans son panier et Scalys emporta le reste de la théière dans son bureau encombré pour se mettre au travail.

Mais avant de reprendre son étude de la maladie, il se fit un devoir de rédiger le courrier souhaité, après avoir poussé quelques livres pour pouvoir poser une feuille vierge sur la table.

Il y raconta que tout allait bien au sanctuaire, que la Fête de l’Équinoxe se passait parfaitement malgré l’afflux des pèlerins…

« … Père a fini par leur demander d’arrêter les dons envers nous et d’aider plutôt les pauvres chez eux, de réfléchir à leur vie et ce qu’ils pouvaient faire de mieux. Tu aurais vu ça, ils étaient tout penauds… Ah ça, pour payer et s’acheter une conscience, y a du monde, mais pour se remettre en cause…!

Basileus et sa bande étaient furieux… Tu les connais, dès qu’on touche à leur or, c’est la fin de tout. Que Père ose demander l’arrêt des dons, ils en revenaient pas… Alors que nos caisses débordent comme rarement… Leur égoïsme me tape toujours autant sur les nerfs.

Je me demande ce que le Temple d’Olies a fait, lui… Il paraît qu’eux aussi avaient rarement eu autant de pèlerins que cette année.

Pour ma part, j’ai dû ralentir mes recherches, la Fête nous a beaucoup occupés. J’imagine d’ailleurs que vous vous ennuyez pas non plus, vous autres!

Jusqu’ici, j’ai toujours rien trouvé de probant… Tous les âges, tous les peuples semblent touchés… J’arrive ni à cerner une cause ni à déduire un remède… Je suis pourtant sûr que cette maladie est naturelle et je vois pas pourquoi on pourrait pas la soigner… Mais va faire piger ça à tous ces bigots superstitieux!

On dit que le roi lui-même est quasi enfermé toute la journée dans sa chapelle à se flageller pour expier je sais pas quoi. Tu as jamais dû le rencontrer, toi, mais cet homme a peur de tout, il ferait exorciser son ombre s’il la soupçonnait d’avoir déplu aux dieux.

Son fils est passé cet après-midi. Tu dois déjà le savoir, il a failli tuer un mineur dans l’arène. Sûrement un coup fourré d’un de ses ennemis… Ils savent plus quoi inventer, on dirait les miens… Il est venu se faire purifier. Il connaît le rituel par cœur, il pourrait quasi le faire sans nous. Je te l’ai déjà dit, mais je me demande vraiment ce qu’un homme aussi violent donnera sur le trône… J’espère surtout que les guerres ne vont pas recommencer à l’est. On a beaucoup de mal à reconstruire la région… Les rapports de nos prêtres sont plutôt positifs : l’État est généreux pour aider à rétablir l’ordre et veiller à ce que les populations soient bien prises en charge et ne souffrent de rien. Malgré tout, sur les nouveaux territoires conquis par le prince, il reste des groupes rebelles et la crainte que le conflit reprenne est bien réelle…

Enfin, désolé de t’embêter avec tout ça…

Je vais te laisser, je dois me remettre un peu au boulot si je veux venir à bout de cette fichue épidémie…

Prends bien soin de toi, mes amitiés à Milena et à toute la meute.

À très bientôt. »

Alexei avait enfin le plaisir de profiter un peu des festivités. Des années qu’il n’avait pas pu se balader, vêtu simplement, tranquille et anonyme, dans les rues animées de la capitale. Dans les faits, il y avait sûrement quelques gardes du corps qui le tenaient à l’œil de loin, mais il faisait mine de rien, content de pouvoir faire un peu semblant d’être un homme du peuple.

C’était apaisant. Il aimait bien. Pouvoir marcher sans que tout le monde ne se sente obligé de se plier en deux à sa vue était extrêmement reposant.

L’ambiance était joyeuse. Partout, des artistes de rues, jongleurs, dresseurs d’animaux, magiciens… Partout, des enfants riants, des provinciaux émerveillés, des citadins enchantés…

Beaucoup de commerçants avaient monté des petits comptoirs devant leurs boutiques pour l’occasion. On vendait des souvenirs, des ex-voto bien sûr, des bijoux, un peu tout et n’importe quoi et à manger, évidemment. Ce n’était pas les bonnes odeurs, sucrées ou épicées, qui manquaient dans l’air.

L’après-midi s’avançait et à force de fumets alléchants, l’estomac du prince finit par lui signifier que ça lui faisait bien envie, tout ça. Alexei se tâta le ventre. Manger avant l’office serait bienvenu pour que son estomac n’y participe pas trop. Il avait tendance à être très bavard quand il était vide…

Mais quoi donc choisir…

Dubitatif, le prince reprit son chemin, s’arrêta brusquement pour laisser passer cinq bambins surexcités que trois adultes poursuivaient en vain. Il les regarda s’éloigner, profondément amusé, quand une odeur bien particulière l’alpaga, lui faisant tourner la tête d’un coup.

Snif snif snif… ?

Miel.

Alexei sourit.

Ses soldats ne l’appelaient pas « l’Ours » qu’à cause de sa férocité au combat.

Snif snif snif…

Suivant les délicats effluves, il finit par arriver devant un stand tenu par une vieille dame toute ridée et une adolescente, qui faisaient avec habilité des petits gâteaux au miel.

Hmmm miam miam.

Son air gourmand fit glousser la vieille qui l’interpella :

« Envie d’une p’tite douceur, monseigneur ? »

Il sourit et hocha la tête :

« Volontiers.

– C’est trois pièces de bronze le gâteau, lui dit l’adolescente, avec tout le sérieux qu’on pouvait avoir à cet âge.

– Mets-en une quinzaine, alors, merci.

– Ben t’as la dalle, toi ! rit encore la vieille.

– Eh, c’est pas ma faute s’ils sentent si bon, tes gâteaux !

– Ah ça, c’est qu’on sait y faire ! »

L’adolescente lui remplit un sac en papier avec soin. Il lui jeta une pièce d’argent et lui dit :

« Merci et garde la monnaie. »

Et il partit en faisant semblant de ne rien entendre quand elle l’appela pour lui dire qu’il s’était trompé de pièce.

Il reprit son chemin en commençant à manger et soupira, tout rose et tout sourire. C’était délicieux…

Un certain nombre de gardes patrouillaient, à pied ou à cheval, car l’Équinoxe était aussi un grand moment pour les voleurs des rues. Pas que la maréchaussée puisse tant contre eux, ces bandes étaient discrètes et très bien organisées. D’ailleurs, ils se faisaient un point d’honneur à ne pas déranger plus que ça. Une guilde très puissante régnait dans les ombres. Alexei le savait, il avait quelques pions chez eux, tout comme, il en était parfaitement conscient, eux-mêmes en avaient au château. C’était de bonne guerre et, contrairement à certains, Alexei était conscient de la nécessité de laisser ces personnes gérer les trafics tant qu’elles le faisaient proprement. Certains voulaient la disparition de la guilde, pas lui. Il préférait de loin une guilde avec un code d’honneur strict, qui tenait ses troupes et régulait les activités illégales, que laisser ces dernières à des bandes sans foi ni loi.

Ces dernières essayaient quand même de temps en temps. Elles faisaient rarement long feu.

Alexei mangeait ses gâteaux au miel en se promenant. Avisant une femme très maigre qui mendiait avec deux jeunes enfants, il s’accroupit et leur donna les quelques gourmandises qui lui restaient avec quelques pièces.

« Notre Déesse vous bénisse ! lui dit-elle avec un accent qui le fit sourire.

– Vous venez des terres de l’est ?

– Oui…

– Si vous voulez de l’aide, allez à la Vieille Caserne, au nord de la ville.

– La Vieille Caserne ?… »

Il hocha la tête :

« Demandez à voir Lisbeth et dites que vous venez de la part d’Alexei. »

Il se releva et reprit sa balade en se léchant les doigts.

Il y avait beaucoup de réfugiés venant de l’est, malgré tous les efforts faits pour reconstruire la région. Les guerres avaient vraiment fait des ravages et ce n’était pas les groupes rebelles, le plus souvent des mercenaires payés par l’état voisin, plutôt rancunier, le bougre, qui aidaient.

Il se demandait si tout ça allait s’arranger, en buvant et se rinçant les mains à une fontaine, lorsqu’il entendit une musique. Un peu plus loin, un groupe de Sin’tis jouaient un air enjoué et deux de leurs femmes dansaient. Alexei s’approcha et regarda, toujours content de voir ça. Cette population, au teint mat et aux yeux fins, était très mal vue et bien souvent malmenée dans le royaume. Pourtant, ils n’étaient généralement que des artistes voyageant de ville en ville et ne faisant pas de mal. Ils filoutaient un peu, mais c’était rarement pire. Mais ils étaient des boucs émissaires faciles, plus faciles à repérer et chasser que les vrais criminels, les trafiquants d’esclaves qui venaient enlever des gens pour les revendre au-delà de la mer du sud et certains des notables corrompus qui fermaient les yeux. Et qui risquaient leur tête, car on ne rigolait pas avec les marchands d’hommes, en Bewan.

Pour l’heure et comme souvent pendant les fêtes, ils profitaient d’un public plutôt joyeux et content de bénéficier de leur musique et de leurs danses. D’autant que les deux demoiselles étaient fort charmantes et loin de déplaire à certains dans la foule. Alexei eut un sourire en pensant que son épouse et sa favorite auraient sûrement, elles aussi, apprécié le spectacle.

« Oh, Lexei ! Tu es là ? »

Le prince sourit en reconnaissant la voix féminine qui l’avait interpellé. Une jolie quinquagénaire aux cheveux courts, grisonnants, fine et souriante. Elle tirait Markus par la main, et il se laissait faire docilement, comme souvent avec elle.

« Bonjour, Inna… Rebonjour, Markus. Vous me cherchiez ?

– Oui et non, on était en route pour l’office, on pensait t’y retrouver. » lui répondit Markus.

Alexei fit la moue :

« Déjà ?

– Et oui, le temps qu’on aille au temple, ça sera l’heure. »

Alexei hocha la tête, un peu triste que sa balade soit déjà finie, et ils prirent tous trois le chemin du Grand Temple. L’office commençait au lever de lune, soit pas très tard, cette année-là, en tout cas bien avant la nuit.

« Yui a eu des infos, reprit Markus. Il te fera son rapport entre l’office et le dîner.

– Parfait. … On a gagné combien, au final, au fait ?

– 567, j’ai tout remis à Lisbeth. Elle te remercie.

– Tu es passé à la Vieille Caserne ?

– On y est passé tout à l’heure, en partant, répondit Inna.

– Tout le monde va bien ? s’enquit encore le prince.

– Oui, oui. C’est là que le gamin d’hier a été emmené, du coup, lui expliqua Markus. Il s’est avéré qu’il était bien orphelin, mais Yui nous expliquera le détail. »

De nombreux fidèles commençaient à se rapprocher du sanctuaire. Ils n’eurent cependant pas tant de mal à rentrer. Alexei remonta l’allée centrale pour gagner sa place, alors que Markus et Inna allaient s’installer un peu plus loin.

Le prince salua d’un signe de tête son épouse et Tatiana, assises au premier rang. Puis, arrivé au pied des marches de l’autel, il posa un genou à terre et joignit ses mains avant de les lever, s’inclinant lui-même, en signe de dévotion, avant de se relever.

Son père n’était pas encore là. Il eut un bref pincement au cœur en voyant le siège de sa défunte mère et il n’eut pas le temps de s’appesantir plus, car son jeune frère arriva et, comme toujours, courut dès qu’il le vit pour lui sauter au cou.

Si d’aucuns avaient regardé avec sévérité le grand adolescent mince pour avoir osé faire ça dans ce lieu saint, et parmi eux, ses trois gardes du corps, ils n’osèrent rien dire devant Alexei qui, lui, répondit à l’étreinte avec plaisir.

« Bonjour, Illia. Tu vas bien ? »

Illia ne répondit pas, se contentant de se blottir, câlin. L’entendre était extrêmement rare. Âgé de 17 ans, le second fils du roi était resté un enfant qui regardait le monde avec de grands yeux innocents. Illia ressemblait beaucoup à son grand frère, en bien plus gracile. Alexei l’aimait beaucoup et se faisait un devoir de prendre soin de lui, autant que son emploi du temps le lui permettait. Sa vieille nourrice ne l’avait jamais laissé et veillait aussi sur lui. Pas très grande et toute ronde, ses cheveux désormais plus blancs que noirs relevé en un simple chignon, dans une robe sombre et sobre, elle rejoignit les deux princes avec son habituel sourire, après avoir fait sa génuflexion aussi souplement que lui permettait son âge.

« Bonjour, Alexei. Comment allez-vous ?

– Bonjour, Mathilde. Ça va, merci. Et merci à vous de l’avoir accompagné.

– Je vous en prie, c’est normal. Nous vous le laissons pour la suite ?

– Oui, merci. »

Les gardes et la nourrice allèrent s’installer et Alexei frotta le dos de son petit frère :

« On va s’asseoir, Illia, tu viens ? »

Illia le lâcha, prit sa main en hochant la tête et Alexei les conduisit, d’abord devant la statue, où il s’inclina. Illia l’imita. Puis Alexei l’emmena jusqu’à leurs sièges. Avant le décès de leur mère, ils encadraient le couple royal, Alexei à droite de leur père et Illia à gauche de leur mère. Depuis, Alexei avait obtenu que son frère siège à sa droite, pour ne pas le laisser seul à côté d’un siège vide.

Illia sortait rarement du palais, juste pour les grandes célébrations et les défilés royaux.

Il s’assit à la droite de son frère qui lui sourit :

« Tu es sage pendant la cérémonie, Illia ? »

Illia le regarda, cligna des yeux et leva le nez pour regarder les grands chandeliers, pendus au plafond, qui éclairaient le temple.

Le silence se fit et tout le monde se leva. Alexei eut un sourire, leur père arrivait. Il se leva à son tour en le voyant remonter l’allée. Illia le regarda faire, intrigué, et l’imita, comme plus tôt, sûrement sans trop comprendre ce qu’il faisait et pourquoi.

Piotr XVII avait 51 ans. Il n’était pas si petit, mais, courbé sans cesse par le poids de ses peurs, il devenait si voûté que son fils aîné se demandait un peu s’il n’allait pas finir bossu.

Cerné par ses gardes du corps, le roi allait rapidement, regardant tout autour de lui, craignant peut-être qu’un dragon n’émerge de la foule pour le griller. Et le connaissant, ça n’était même pas une idée à proscrire…

Piotr était connu pour sa piété. Il avait toujours été un grand croyant, généreux bienfaiteur des temples, très soucieux de son salut. Avec le temps, cependant, sa foi était devenue un poil obsessionnelle. Terrifié par l’idée de déplaire aux dieux, il passait beaucoup de temps dans sa chapelle privée, ne pouvait presque plus rien faire sans demander d’abord à quelques prêtres s’il pouvait et l’épidémie avait encore aggravé tout ça. Piotr squattait sa chapelle quasi en permanence, au point qu’on était à peu près sûr de toujours l’y trouver et qu’Alexei se demandait quand il allait y faire installer son lit.

Le Conseil était partagé entre ceux qui se désolaient de tout ça et ceux qui en profitaient. Alexei n’avait pas encore le droit de trop intervenir, il essayait d’éponger comme il pouvait.

Le prince soupira en voyant le roi faire une génuflexion aussi longue que théâtrale devant la grande statue. C’est à peine s’il ne vint pas à son siège à genoux…

Alexei s’inclina encore lorsqu’il les rejoignit. Illia regardait à nouveau les chandeliers.

Piotr s’assit enfin, nerveux, regardant de tous côtés, apeuré par le fait que ses gardes n’aient pas le droit de le suivre à sa place.

Alexei et le reste de l’assemblé s’installèrent à leur tour, sauf Illia, décidément fasciné par les plafonniers. Son frère sourit et l’appela gentiment. Illia le regarda et revint s’asseoir avant de se remettre à regarder les lumières.

Les religieux arrivaient et le silence se fit de nouveau lorsque les deux grands-prêtres remontaient l’allée centrale, suivis de leurs subordonnés. La cérémonie de l’Équinoxe de printemps avait ceci de particulier qu’elle était célébrée par les deux cultes réunis : Athanaios, dans une robe de soie blanche lourdement brodée d’argent, marchait donc côte à côte avec Danil, le grand-prêtre d’Olies, lui dans une robe similaire, mais brodée d’or. Bien plus jeune, bel homme blond dont le charisme n’avait d’égal que la suffisance, Danil arborait ce jour-là comme les autres son grand sourire plus blanc que blanc.

Malgré la sincérité de sa foi en Olies, Alexei ne l’aimait pas beaucoup. Il le savait manipulateur, c’était une chose avec laquelle il avait beaucoup de mal.

Voyant Scalys derrière son père, Alexei se dit qu’au moins, lui était franc.

Les religieux s’installèrent. Alexei retint Illia qui allait suivre un papillon qui faisait un petit tour par là.

Les chœurs entamèrent le chant d’accueil, un air solennel, pour ne pas dire pompeux, que les fidèles reprirent avec plus ou moins de cacophonie.

Alexei attrapa le bras de son frère qui avait vu un autre papillon et, comme le grand adolescent était parvenu à se lever, il le tira pour l’installer sur ses genoux, sans prêter attention aux regards anxieux du roi et sévères d’un certain nombre de religieux et de fidèles, ni au sourire bienveillant d’Athanaios et celui, plus amusé, de Scalys.

Illia devait passer la célébration ainsi, pour s’endormir là, blotti contre son grand frère, un peu avant le milieu, au moment même où Danil appelait à se repentir avec sincérité pour mériter la lumière des astres et leur pardon.

Alexei laissa faire. Il suivit sagement le reste de l’office sans pouvoir se lever quand il aurait dû, ce qui ne le gêna pas plus que ça.

La cérémonie s’acheva sans plus de souci. Alexei resta assis avec son frère endormi sur les genoux, désireux d’attendre un peu que ça se vide avant de le réveiller. Illia n’aimait pas les grands mouvements de foule. Piotr demeurait très nerveux, il ne faisait pas de doute qu’il allait s’empresser de rejoindre ses gardes.

Les deux grands-prêtres parlaient, Danil sembla un peu contrit à Alexei, qui se demanda ce qu’ils se racontaient. Avant que la voix de Scalys ne le tire de ses pensées :

« Eh ben, vous êtes rudement sage. »

Il avisa le jeune prêtre qui s’approchait. Il s’inclina rapidement devant le roi avant de regarder les princes.

« Votre frère va bien ?

– Oui, oui, il dort.

– En voilà un que tout ça inquiète pas trop… »

Scalys et Alexei regardèrent dans un même mouvement le roi quand celui-ci dit :

« J’espère que ça n’aura pas déplu à notre Déesse… »

Scalys leva un instant les yeux au ciel avant de lui répondre calmement :

« La miséricorde de notre Déesse est infinie. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’Elle n’aura aucun grief contre un enfant qui s’est senti assez en paix sous Son toit pour s’y endormir en toute confiance. »

Piotr grimaça, pas convaincu et déjà prêt à aller expier, mais Alexei eut un rapide sourire en coin. Le roi se leva et rejoignit Athanaios et Danil. Scalys le laissa faire et se pencha pour regarder mieux Illia.

« Il a bonne mine… Il devrait venir siester sur vos genoux plus souvent, ça vous tiendrait tranquille.

– Il va bien, répondit Alexei sans relever la pique. Notre ami Danil a l’air contrarié, qu’est-ce qu’il y a ?

– Oh, il essaye de tirer la couverture à lui, comme toujours, rien de spécial… »

Illia rouvrit les yeux et grommela en s’étirant.

« Il a demandé à Père s’il était possible de séparer les cultes pour les équinoxes et que chaque culte ait le sien, eux le printemps puisque c’est le moment où le soleil s’impose, et nous l’automne… Au lieu de les célébrer ensemble, ici au printemps et chez eux à l’automne. »

Alexei fit la moue alors qu’Illia se redressait et regardait Scalys avec ses grands yeux.

L’équinoxe d’automne était une fête secondaire et bien moins populaire et joyeuse que celle de printemps. Entendant le roi s’écrier ils ne comprirent pas trop quoi, ils regardèrent vers le chœur où Athanaios semblait tenter d’apaiser le souverain avec sa bienveillance coutumière.

Illia se leva et Alexei fit de même.

« Il paraît qu’on vous voit au palais ce soir ?

– Il paraît, oui, que je vais devoir vous supporter, vous et votre cour, à pleurer misère entre deux gâteaux gigantesques servis dans des plats en argent massif…

– Si ça vous est si désagréable, n’hésitez pas à vous étouffer avec, la question sera réglée.

– Je vais éviter.

– Vous n’êtes pas joueur.

– Vous pouvez parler, vous avez pas voulu vous jeter dans le fleuve hier, vous ! »

Ils furent interrompus par Athanaios qui revenait avec le roi d’un côté et Markus, Inna et Mathilde qui arrivaient de l’autre.

Illia sourit en voyant sa nourrice et son sourire s’élargit plus encore quand il vit Inna, il se jeta à son cou.

« Que voilà une pureté touchante, dit Athanaios et il regarda Piotr : Votre fils est une bouffée d’air pur dans ce monde. Vous n’avez pas à vous inquiéter, je doute qu’aucun de ses actes puisse offenser notre Déesse.

– Tout de même, s’endormir à un tel moment…

– Voyons Père, si c’est notre grand-prêtre qui vous le dit… » soupira Alexei.

Scalys eut un sourire en coin :

« C’est vrai que c’est pas des actes de ce fils-là dont je m’inquiéterais le plus à votre place… »

Alexei le regarda et souffla avec humeur. Athanaios avait pouffé alors que le roi, lui, avait frémi, horrifié de ce que pouvait sous-entendre cette phrase.

« Le prince Alexei a bénéficié des rites de purification, il n’y a rien à craindre pour lui non plus. » dit le vieil homme.

Il ajouta :

« Allons, rentrez vite au palais. Vous vous devez à vos hôtes, nous vous rejoindrons quand nous aurons enlevé nos aubes de cérémonie. Elles sont bien trop lourdes pour les garder plus longtemps. »

Alexei eut un sourire :

« Ah ça, l’argent, ça pèse en broderie aussi. »

Scalys ne put répliquer, car Markus intervint avec flegme :

« Bon, allons-y. Le temps file. »

La famille royale et ses proches se retirèrent donc. Scalys les regarda faire avec un soupir.

Illia manqua de repartir après un papillon, mais son frère le tenait à l’œil et l’attrapa à temps.

« Pillon !

– Oui, Illia, mais là, il faut qu’on rentre…

– Pillon !

– Oui, oui, il est joli le papillon… Viens maintenant…

– ♪ Pillon ♪  ! »

Scalys gloussa en voyant le jeune prince réussir à filer et son frère être obligé de partir à sa suite… Le chemin allait être long jusqu’à leur calèche.

Une fois arrivés au palais, Alexei avait profité du temps qu’il restait encore pour emmener un peu Illia dans les jardins, sans nul doute tout à fait innocemment, accompagnés tous deux de Markus, Inna, Leonora et Tatiana. Mathilde allait ainsi pouvoir se reposer un moment avant la soirée. Ces trois dernières essayaient d’apprendre au jeune prince comment faire des couronnes de fleurs, ce qui n’était pas simple, vu ses faibles capacités d’attention, et les deux hommes les regardaient avec amusement. À la vue de tous et donc parfaitement à l’abri d’oreilles indiscrètes, car ils les auraient vues arriver, ils étaient là, installés dans l’herbe, lorsqu’Adrian et Yui les rejoignirent.

Le grand guerrier brun était, comme à son habitude, grave et vigilant, droit et arme à la ceinture. Son compagnon blond était un peu plus souriant, même s’il avait l’air un peu fatigué, ce soir-là.

Si Adrian était un militaire respecté et reconnu, Yui était pour sa part un homme très craint. Peu de personnes savaient réellement qui il était, mais tant de rumeurs circulaient sur son compte que sa seule présence dans une pièce ou sa simple silhouette remontant un couloir suffisaient souvent à faire frémir toutes celles et ceux qui s’y trouvaient. Dans les faits, le maître-espion du prince héritier était effectivement un homme redoutable, au réseau immense et très efficace. S’il était toujours aimable et poli, son sourire n’en était pas moins réputé pour être des plus inquiétant.

Et si certains se posaient sûrement des questions sur leur célibat et leur amitié bien connue, personne n’aurait osé prétendre quoi que ce soit de plus sur ces deux hommes.

Sans doute à cause d’un instinct de survie des plus primaires.

Les nobles avaient beau être pour beaucoup déconnectés de la réalité du monde, surtout ceux qui ne vivaient qu’à la Cour, la plupart d’entre eux étaient tout de même conscients d’être mortels et ne tenaient pas tant que ça à tenter le diable. Surtout cet étrange diable blond.

Alexei avait souri en les voyant approcher et s’asseoir sans plus de formalités près d’eux.

« Vous venez apprendre à faire des couronnes de fleurs ? leur demanda avec amusement Tatiana.

– Non, mais j’avoue que j’adorerais n’avoir que ça à faire… » lui répondit Yui avec un petit rire.

Illia s’appliquait, tirant la langue, concentré, enfin autant qu’il le pouvait. Assise près de lui, Inna le guidait et l’encourageait avec bienveillance. Alexei regarda toute cette petite bande, les personnes les plus proches qu’il avait, les seules auprès de qui il pouvait être lui-même sans se soucier du reste.

Mais le reste n’était jamais loin.

« Je venais vous faire un premier rapport, lui dit Yui.

– Je t’écoute. Enfin, nous t’écoutons…

– Le garçon que vous avez combattu hier s’appelle Kirill. Il a entre 17 et 19 ans, d’après les médecins qui l’ont examiné. Il n’en sait trop rien lui-même, mais il dit qu’il est né quelques années avant le Jubilée d’Athanaios, ça correspondrait. Sa famille et lui faisaient partie des réfugiés qui ont fui les combats quand la guerre a repris, il y a six ans, à Metlaberg. Ils voulaient rejoindre de la famille au sud, mais il les a perdus en route et il pense qu’ils sont morts… Il traînait dans les faubourgs, plus mort que vif, quand il a rencontré un homme qui lui a monté la tête en lui expliquant que vous étiez le responsable de ses malheurs et de ceux des autres, puisque vous n’aviez pas sauvé Metlaberg…

– Ben voyons, comme si je pouvais lever mon armée et traverser le royaume en deux jours…

– Il faudra lui expliquer, soupira Adrian. Nous avions fait au plus vite…

– Cet homme l’a donc convaincu de participer au tournoi, en lui payant tout, en s’occupant de l’inscription et en lui fournissant l’équipement, continua Yui. L’idée était soit que vous vous déshonoriez en le tuant, soit que lui parvienne à vous tuer, on ne savait jamais, sur un malentendu.

– Mourir ne le gênait pas ?

– Non, vu sa rage et sa peine, il était prêt à tout pour vous perdre.

– Il est à la Vieille Caserne ?

– Oui, sous surveillance, enfin autant que Lisbeth le permette, vous la connaissez…

– Ah oui, elle ne le laissera pas enchaîné dans un coin, c’est sûr… sourit Markus.

– Ce n’est pas forcément un mal… Il est un peu calmé ?

– Un peu, c’est le mot. Apparemment, découvrir la Vieille Caserne et ses habitants l’a beaucoup surpris, ça l’aurait adouci.

– Les biscuits de Lisbeth n’ont pas d’égal pour ça. Plus d’infos sur son gentil bienfaiteur ?

– Il l’a décrit, nous cherchons. Les personnes de l’arène ont pu nous dire que notre jeune ami avait été inscrit sous un faux nom, le déclarant comme un chevalier, sans qu’ils le voient directement. Ils n’ont rien remarqué de spécial hier, vu qu’il est arrivé au milieu des autres, ils ont dû le prendre pour un écuyer et ils ne souvenaient pas plus que ça de la tête de celui qui l’accompagnait… Il a filé avant le combat, ça, c’est sûr.

– Rien de plus précis ?

– Si, l’homme l’aurait présenté vite fait, un soir, à un noble très bien habillé à qui il manquait le petit doigt à la main droite. »

Alexei soupira en levant les yeux au ciel, blasé :

« Ooooooh ça alors, comme c’était prévisible… Nikolaï…

– Je veux bien croire que l’âme damnée de ce fichu duc ne soit pas le seul homme à avoir un doigt en moins, mais le hasard serait un peu gros, intervint avec un certain amusement Markus.

– Ça me paraît très improbable aussi, approuva Tatiana.

– Reste qu’il aura sûrement autant d’amis que les autres fois, déjà prêts à jurer qu’il était à l’autre bout de la ville ce jour-là, soupira Alexei, fatigué d’avance.

– On peut y compter. »

Adrian haussa les épaules :

« Le duc Wladimir et ses sbires doivent être sacrément à court d’idées s’ils en sont à monter un stratagème aussi idiot pour vous atteindre… Je doute que votre popularité ait réellement pu être égratignée par cette histoire, même si vous aviez tué ce garçon… Et ce péché n’aurait pas pu remettre en cause votre légitimité comme héritier du trône… »

Alexei fit la moue sans répondre et Markus, le voyant, tapota son épaule.

Wladimir était un des plus grands pairs du royaume, un membre éminent du Conseil Royal. C’était aussi un comploteur aux dents longues que son statut rendait malheureusement intouchable. Il était populaire, car très généreux mécène des spectacles de l’arène, entre autres, et son populisme était légendaire dans les milieux politiques du pays. Il avait des prête-noms à ne plus pouvoir les compter et corrompu tant de personnes qu’il paraissait impensable de parvenir à le faire tomber.

Sauf à le faire tomber directement dans le fleuve, ce que Yui avait proposé. Mais jusqu’ici, Alexei s’y refusait.

Le prince leva le nez et sourit en voyant son jeune frère approcher, tout content et tout fier, pour lui poser sur la tête une couronne un peu anarchique de fleurs multicolores. Alors que ça rigolait doucement autour d’eux, Alexei sourit plus largement avant de tendre les bras à Illia qui sourit aussi et vint aussitôt s’y blottir, tout rose.

« Merci, Illia. C’est une très jolie couronne. »

Il y eut un silence attendri avant qu’Alexei n’ajoute :

« Vous croyez que je pourrais me contenter de celle-là ?…

– Si seulement. » lui répondit Markus en tapotant encore son bras.

Le soleil commençait à baisser et la fraîcheur les poussa à rentrer. La soirée approchait : il fallait cette fois se préparer pour de vrai.

Après un petit tour dans les bains où Illia barbota joyeusement, Alexei regagna ses appartements pour s’habiller. Il enfila un pourpoint blanc cassé, une redingote noire brodée d’argent et, cherchant ses bottes du regard, il avisa la couronne de fleurs que lui avait faite Illia, posée sur son lit. Il s’approcha et la prit.

« Si je pouvais me contenter de celle-là… »

Il alla la suspendre au-dessus de sa table d’étude pour la faire sécher.

« Je me demande si tu es conscient de ta chance, Markus… »

Il finit de se préparer et se regarda un instant dans son miroir :

« Allez, enfile ton masque et en scène, Altesse… » se dit-il.

Il sortit de la pièce. Il passa par les couloirs et les escaliers dérobés pour rester au calme. Il y avait déjà du monde, il entendit en approchant que ça parlait fort et ça riait. La grande salle de réception était presque pleine, tous rivalisaient de tenues chatoyantes, colorées et de bijoux étincelants. Il inspira profondément et y alla.

Et bien sûr, le silence se fit à son entrée, quand le héraut l’annonça, et tout le monde s’inclina.

Bon sang, je déteste ça…

« Mes amis, s’il vous plaît… Ne vous dérangez pas tant pour moi… »

Leonora, vêtue d’une superbe robe violet et rose sombre, ses longs cheveux noirs lâchés à l’exception d’une tresse qui faisait comme un diadème sur son front, vint à son secours en le rejoignant :

« Vous vous êtes fait désirer, mon cher. »

Alexei fronça un sourcil amusé et répliqua :

« Ne dites pas des choses pareilles en public, mon amour… »

Elle le prit par le bras et l’entraîna alors que les conversations reprenaient dans la grande salle.

« Père est là ? demanda-t-il discrètement.

– Non, on se demandait si on allait le voir… Ton oncle est déjà à moitié ivre, par contre…

– Comme ce n’est pas surprenant.

– Illia est là, mais Mathilde et Inna sont avec lui, ne crains rien.

– Parfait.

– J’aurais un service à te demander… »

Ils rejoignirent Tatiana, assise dans un fauteuil moelleux près d’une large porte-fenêtre donnant sur un grand balcon. La belle rousse avait relevé ses cheveux en un chignon gracieux, vêtu d’une robe bleu-vert qui lui allait à merveille. Illia était sur un canapé voisin, regardant tout autour de lui avec curiosité en mangeant les parts des divers cakes salés qu’on lui avait apportés sur une petite table roulante. Mathilde et Inna l’encadraient, veillant sur lui autant que sur le fait qu’aucune personne douteuse ne l’approche.

Bien trop de jeunes demoiselles avaient cherché à séduire le jeune prince et rarement pour autre chose que des ambitions déplacées.

« Dis-moi ?

– Nous avons une demoiselle qui fait son entrée à la Cour, ce soir, expliqua Leonora.

– Tiens tiens. Qui donc ?

– Daria de Walzburg. »

Alexei fit une moue le temps de resituer, puis souffla, à la fois surpris et ému :

« Par les dieux, la fille de Yegor ?

– C’est ça.

– Déjà en âge de faire son entrée à la Cour ?

– Et oui. Sa mère est revenue ici pour l’occasion, mais tu te doutes que cette pauvre veuve, obligée de se réfugier dans ses terres depuis des années, n’a pas été accueillie avec la joie qu’elle espérait… Et comme elle est aussi venue pour chercher un potentiel époux à sa fille, et que l’héritage de cette dernière va par contre en faire baver plus d’un…

– … Tu apprécierais que je montre publiquement que la jeune orpheline d’un de mes plus regrettés généraux est sous ma protection ?

– Quelque chose comme ça… Yegor était un de mes cousins, même éloigné, je tiens à l’avenir de sa lignée.

– Et je ne laisserai pas tomber son héritière, ne t’en fais pas. Où est-elle, cette demoiselle ?

– Tu vois la comtesse de Schlork ? demanda-t-elle en lui désignant une direction du regard.

– La comtesse de… Oh. Oui, impossible de la louper avec une robe pareille… grimaça-t-il.

– C’est la petite blonde à sa gauche, dans la robe ocre pâle.

– D’accord, repérée… Ah oui, je reconnais sa mère… Elle a toujours autant d’allure. »

Il réfléchit un instant en prenant un verre de vin sur le plateau qu’un serviteur lui proposait.

« Je crois que j’ai une bonne idée pour mettre les choses au clair… »

Il se pencha pour la chuchoter à son oreille et elle sourit :

« Avec plaisir. »

Ils échangèrent un clin d’œil.

Un homme d’une quarantaine d’années à l’air un peu las, mais aimable, habillé plutôt sobrement vu le degré de coquetterie de l’assemblée, s’approcha :

« Prince Alexei ? »

Alexei mit un instant à le reconnaître, puis sourit :

« Duc Arseny ? Que voilà une surprise ? Ça faisait longtemps ! Vous êtes enfin descendu de votre montagne ?

– Depuis que votre oncle et vous-même êtes venus nous débarrasser des géants qui nous menaçaient, oui, ça fait une bonne dizaine d’années, je pense ? »

Alexei hocha la tête et regarda son épouse :

« Ça doit être ça, oui. Je vous présente le duc Arseny de Gory, ma chérie. Mon épouse, Leonora de Krasnyles, Duc.

– Madame, mes respects, dit respectueusement le duc en s’inclinant.

– Rien de grave ne vous amène ici, j’espère ? s’enquit ensuite Alexei.

– Non, au contraire. Je suis venu remercier les dieux, nous avons enfin réussi à avoir des enfants avec mon épouse. Nous avions cessé d’y croire et nous voilà avec des petites jumelles !

– Oh, félicitations, lui dit Leonora, attendrie par l’air heureux du jeune père.

– C’est une joie que je vous souhaite de connaître au plus vite. »

Les époux princiers échangèrent un regard et le duc, ne voulant insister sur un sujet qu’il craignait sensible, reprit :

« Je repars demain. Mais puisque je suis là, je tenais à vous remercier encore d’avoir ramené la paix sur mes terres en éliminant les géants.

– Je vous en prie, c’est mon devoir de protéger mes peuples, tout de même… »

Alexei but une gorgée et ajouta :

« Par contre, par pitié, n’allez pas remercier mon oncle là-dessus…

– Ne pas me remercier pour quoi ? » demanda une voix enraillée et nerveuse.

Et merde…

Alexei retint son soupir et regarda avec une lassitude préventive l’homme qu’il n’avait pas vu les rejoindre :

« Bonsoir, Oncle Leonid… »

Le duc Leonid, le jeune frère du roi, avait 49 ans. Très gravement blessé, justement lors de cette campagne, il se déplaçait plus qu’avec une béquille et, frustré d’avoir été « mis en congés » de son poste de général en chef des armées au profit de son neveu, avait depuis une tendance certaine à s’enivrer et à très facilement agresser verbalement ceux qu’il ne pouvait plus passer par le fil de son épée, épée qui ne manquait pas à grand monde tant il était craint pour ses fureurs dans sa jeunesse, surtout auprès de ses troupes.

« … Le duc Arseny passait nous saluer. Vous vous souvenez de lui, j’imagine ? »

Leonora et Tatiana regardaient l’ancien militaire avec inquiétude. Dans les faits, la garde du palais, bien que discrète, était là et clairement vigilante. Un geste d’Alexei et ils interviendraient.

« … Arseny… Ne me dites pas que ces maudits géants sont de retour sur nos terres !… commença à tempêter Leonid.

– Euh, non, non, au contraire, mon prince… tenta le duc, mais le vieux guerrier ne l’écoutait pas :

– … Je t’avais dit de les anéantir, Alexei !… Tu as préféré fuir et… »

Alexei le coupa avec fatigue :

« Pour la millième fois, mon oncle, vous étiez blessé et vous seriez mort si nous n’avions pas fait demi-tour. Oui, quelques géantes et leurs enfants ont peut-être survécu, mais si notre ami duc ici présent nous dit que tout va bien depuis plus de dix ans, c’est que nous avons atteint notre objectif : ramener la paix sur ses terres.

– Tu aurais dû les poursuivre jusqu’au dernier, c’était ça, ton devoir était de les anéantir, pas de me sauver !…

– Ça, c’est sûr que si j’avais su… » soupira encore le prince dans son verre.

Le duc Arseny, un peu surpris de constater que le vieux duc restait si rageux de cette histoire, tenta de l’apaiser :

« Mais vraiment, il n’y a aucun souci, votre campagne a éliminé nos problèmes… »

La voix, douce, mais étrangement ferme, de Markus empêcha Leonid de repartir pour un tour :

« Vous avez encore trop bu pour votre bien, monsieur le duc. »

Deux gardes l’accompagnaient et il ajouta :

« Vous devriez aller vous asseoir, vous mettre en colère n’est bon pour personne. »

Il fit signe aux gardes qui emmenèrent avec calme le vieux duc grommelant, mais résigné, pour l’installer confortablement dans un fauteuil et l’y tenir.

« Bonsoir, Arseny, ça faisait longtemps, dit ensuite Markus, souriant.

– Bonsoir, Markus. Content de vous revoir en aussi bonne forme ! »

Le héraut annonça :

« Sa Seigneurie Athanaios, Grand-Prêtre de Meztli, Sa Seigneurie Scalys, Héritier du Sceptre de la Lune. »

Alexei se dit qu’il allait peut-être reprendre quelques verres, à la réflexion.

Athanaios était égal à lui-même, paisible et souriant, vêtu d’une aube belle, mais pas la plus riche qu’il avait. Scalys, pour sa part, était de même plutôt simplement vêtu et semblait surtout fatigué. Alexei le vit refuser l’alcool que lui proposait un serviteur et retenir un bâillement.

« Si tôt fourbu ? » se demanda Alexei.

Scalys semblait chercher quelqu’un. Il salua poliment, mais distraitement, quelques personnes qui l’avaient approché avant de sourire et de venir vers eux, ou plutôt vers le canapé où se trouvaient toujours Illia, qui mangeait toujours en agitant ses jambes, du gâteau cette fois, et ses deux chaperons.

Inna sourit et prit sans hésiter le sachet que le jeune métis lui tendit. Intrigué et vaguement inquiet, Alexei s’excusa auprès de ses interlocuteurs et s’approcha, à temps pour entendre Scalys dire :

« … Vous me direz, je pense que ça peut l’aider. C’est la formule de base, il y a moyen de l’affiner.

– Merci beaucoup, lui dit Mathilde.

– De rien, tenez-moi au courant et au cas où, n’hésitez pas à demander aussi à Sofiya, elle s’y connaît bien aussi. »

Scalys jeta un œil suspicieux à Alexei qui demanda :

« Puis-je savoir ce que vous trafiquez ?

– J’avais demandé au seigneur Scalys un remède pour les migraines de votre frère. » lui répondit Mathilde.

Alexei hocha la tête :

« Ah. Merci. J’en veux bien aussi.

– Il y en a assez pour deux, répondit Scalys. Vous avez des soucis de migraines ?

– Souvent… répondit Alexei, un peu surpris que Scalys ne lui propose pas du cyanure pour régler son problème. Je pense que je ne dors pas assez et j’ai beaucoup trop de choses à gérer… »

Scalys hocha la tête à son tour :

« Dormir est important, s’hydrater également, mais je vous jetterai pas la pierre là-dessus, je passe beaucoup trop de nuits à travailler aussi… »

Illia réalisa que son frère était là et sourit en lui tendant son assiette :

« Exei ! Gatô ? »

Alexei pouffa comme les autres :

« Merci, Illia, mais tu peux le garder, je n’ai pas encore faim. »

Illia se remit à manger et Scalys retint un bâillement avant de demander :

« Vous savez pas si la marquise de Lordiya est là ?… Je voulais la voir…

– Si, elle est là-bas, lui indiqua aimablement Inna.

– Ah oui, merci… »

Le jeune homme les laissa sans plus de formalité pour rejoindre la dame en question et ils se mirent tous deux à l’écart.

« Marrant comme ce jeune insolent redevient fréquentable dès qu’il se souvient qu’il est médecin, pensa tout haut Alexei.

– Il paraît qu’il fait des merveilles, dit Mathilde.

– Il est très doué, confirma Athanaios qui venait de les rejoindre, tranquille. Bonsoir à vous tous. »

Ils le saluèrent poliment.

« Il a l’air épuisé ? remarqua Inna.

– Une de nos sœurs a accouché tout à l’heure et ça a été difficile. Il a eu peur de les perdre…

– Oh, et ça a été ?

– Oui, oui, tout le monde va bien ! »

Le duc Arseny s’était approché pour saluer le grand-prêtre et ceci fait, il demanda :

« La surcharge de malades due à cette épidémie ne vous affecte pas trop ?

– Ça va, lui répondit avec gentillesse Athanaios. La maladie est rarement grave, c’est plus ses conséquences qui inquiètent.

– J’ai su ça, oui…

– Votre duché n’est pas trop touché ? lui demanda Alexei.

– Absolument pas, lui répondit le duc. J’ignore si c’est à cause de notre isolement, mais nous n’étions même pas au courant… Nous avons appris ça sur la route, en descendant dans la vallée, ça nous a beaucoup surpris. Du coup, nous ferons attention à rester en isolement un moment en rentrant…

– Nous avons établi que l’incubation durait 5 ou 6 jours, lui dit Athanaios. N’hésitez pas à demander à Scalys, il vous renseignera avec plaisir. Il suit tout ça de très près. »

Pendant ce temps, Scalys avait pris la peine de s’assurer que la marquise qu’il avait aidé à avorter discrètement allait bien, lui avait rappelé de bien expliquer à l’autre responsable que le coït interrompu n’était pas une solution, puis, ceci fait, il alla voir au buffet que manger, parce qu’il avait très faim. En remplissant son assiette, il entendit la conversation d’un petit groupe de nobles près de lui.

Le sujet était l’absence d’enfant du couple princier. Beaucoup avaient critiqué, et critiquaient encore, le prince d’avoir épousé une « femme du nord », et non pas, comme il était de coutume, une jeune fille de la famille royale.

Scalys ne dit rien en se cherchant à boire, désolé que certains pensent ça.

De son point de vue, la consanguinité était une plaie et Alexei avait agi très sagement en ne reproduisant pas l’erreur de ses parents, cousins trop proches, voire de ses grands-parents guère plus éloignés. Il ignorait pourquoi Alexei et Leonora n’avaient pas d’enfant, mais ça n’avait rien à voir avec un délire de « sang trop éloigné pour être conciliable ». Le métis qu’il était savait bien à quel point c’était absurde.

Scalys n’était pas étonné de la maladie d’Illia, pas plus que de la folie guerrière de Leonid ou de la paranoïa du roi. Peu de personnes savaient que la reine avait fini démente… Il espérait que ça ne pendait pas au nez d’Alexei… Vu les passifs militaires, ça n’aiderait pas…

Le héraut annonça alors Danil et Scalys ne put retenir un soupir mi-blasé, mi-énervé en voyant le Grand-Prêtre d’Olies entrer, vêtu d’une aube scintillante et suivi comme souvent de son second, Rurik, qui, sans briller autant que son supérieur, n’était pas des masses discret lui non plus.

Scalys secoua la tête en se remettant à chercher à boire et pensa :

« Ces gars-là devraient arrêter d’essayer de briller plus que leur dieu, ça va finir par leur causer des problèmes… »

La soirée avançait et Scalys, installé pour manger tranquillement dans un coin tranquille, regardait l’assemblée avec la même indifférence polie que d’habitude.

Il avait vraiment du mal avec la Cour et ses fêtes hors de prix. Pas qu’il y ait tant de misère à Jayawardena, la population de la capitale était plutôt protégée. Même dans ses taudis, il était rare qu’on meure de faim. Mais, ayant vécu ses premières années dans les bas-fonds d’Oliasburg, puis passé presque huit ans dans les quartiers populaires de Krasnyles, ville assez pauvre, perdue au centre de la Forêt du Nord, à la limite des territoires barbares du ponant, il avait côtoyé la misère plus qu’il n’en fallait. Donc, même s’il savait que les nobles présents n’étaient pas tous des inconséquents irresponsables, il y en avait quand même trop pour lui dans l’assistance.

On mangeait bien dans ces fêtes, c’était toujours ça, et heureusement, les restes étaient distribués aux plus nécessiteux, via les gens de la Vieille Caserne, l’autre grand orphelinat-dispensaire de la capitale. Le Grand Temple et eux étaient en relation régulièrement. Scalys les aimait bien.

Il avisa Danil, non loin de lui, qui faisait son beau, entouré d’une dizaine de nobles, surtout de dames, et soupira.

Scalys n’avait rien contre le Culte du Soleil. Il avait d’ailleurs plutôt eu de bonnes relations avec son Grand Prêtre précédent, pour le peu qu’il l’avait connu, et aussi la prêtresse qui était un temps pressentie pour lui succéder, Olga. L’élection de Danil avait un peu surpris tout le monde, mais il n’y avait pas eu de contestation. Depuis, six ans avaient passé et, à part resserrer son emprise sur son ordre, traditionnellement plus égalitaire, en nommant ses proches, uniquement des hommes, d’ailleurs, aux postes les plus prestigieux, et faire de grands discours démagogiques pour se rendre populaire, Danil n’avait pas fait grand-chose.

Scalys désapprouvait, mais, n’ayant aucune possibilité d’agir là-dessus, il ne pouvait guère faire plus que surveiller tout ça.

Il avait en tout cas à cœur, comme Athanaios, d’être attentif à ce que la parité reste une règle stricte dans l’Ordre de la Lune, même si dans les faits, très peu de voix s’élevaient contre dans leurs murs.

Ayant fini son assiette, le jeune homme se releva pour aller chercher autre chose. Il avait encore faim, ce qui était souvent le cas quand il était fatigué. À croire que ce pénible accouchement l’avait épuisé plus qu’il ne le pensait…

Il arrivait au buffet lorsque le héraut annonça enfin le roi.

La salle se tut et tout le monde se tourna et s’inclina avec respect et plus ou moins de sincérité.

Le souverain, entouré comme toujours de plusieurs gardes de corps bien équipés et très vigilants, regardait tout autour de lui, mal à l’aise d’être ainsi au centre de l’attention, craignant sans doute aussi que des assassins ne jaillissent de derrière les tentures pour se jeter sur lui.

Alexei, toujours auprès de son épouse et de ses amis, fit la moue, désolé, et regarda avec un petit sourire Marcus s’approcher de Piotr, s’incliner légèrement et, un peu plus tard et alors que les conversations reprenaient timidement, l’entraîner vers le buffet.

Piotr sursauta en voyant Scalys qui resta immobile et inclina la tête. Il entendit Marcus, après une mimique lasse, murmurer au roi :

« C’est Scalys, le fils adoptif d’Athanaios…

– Ah. Oui… C’est vrai. »

Scalys recula lentement, leur laissant la place. De toute façon, son assiette était pleine et Piotr lui semblait bien trop nerveux pour son bien.

Sa paranoïa n’avait pas l’air de s’arranger…

Scalys rejoignit son père en le voyant assis dans un confortable sofa.

« Ça va, Père ?

– Oui, oui. »

Athanaios tapota la place vide près de lui et Scalys sourit et s’installa près de lui.

« Tu as pris du gâteau au chocolat, à ce que je vois ? Toujours aussi gourmand.

– J’assume. »

Depuis leur arrivée à la Cour quelques années plus tôt, le succès de ces fèves issues d’une plante des lointaines terres du sud-ouest ne se démentait pas.

Le général Adrian arriva, l’air préoccupé et pas spécialement bien habillé. Il rejoignit Alexei en grandes enjambées avant même que le hérault ait fini de l’annoncer. Les deux hommes sortirent sur la terrasse sans plus attendre et sans du tout prêter la moindre attention à la stupéfaction, la peur ou l’inquiétude de beaucoup.

Athanaios soupira :

« J’espère que tout va bien.

– Moi auchi.

– Ne parle pas la bouche pleine.

– Oupch. Pardon. »

Athanaios gloussa :

« Petit glouton. À croire que je ne t’ai pas assez nourri. »

Scalys ne put répondre, car cette fois, ce fut Yui qui passa devant eux, sans même être annoncé, car il n’était visiblement pas passé par l’entrée officielle. D’où venait-il donc, mystère, mais il sortit immédiatement rejoindre son prince et le militaire dehors.

Cette fois alarmée, Leonora y alla à son tour.

Markus avait suivi le manège avec gravité. Il fit signe aux gardes du corps royaux, deux s’approchèrent, et il leur laissa le roi avant de sortir également.

Les conversations redevinrent vite joyeuses. Scalys demeurait dubitatif et vaguement inquiet. Lorsque le prince revint cependant, son épouse au bras, tout semblait aller. Le général et le maître-espion firent un petit tour au buffet et Markus semblait a priori tout à fait calme lui aussi.

Un peu plus tard, on annonça le bal et Alexei se dit qu’il avait quelque chose à faire.

Alors que certains commençaient à se diriger vers la salle de danse, il s’approcha d’une jeune adolescente blonde un peu ronde, dans une robe très jolie, même si ce n’était pas la plus luxueuse de la soirée. La mère de la demoiselle, une femme plus mince à l’air grave, fit une révérence appuyée que la jeune fille imita un peu maladroitement. Elles étaient un peu à l’écart, mais Alexei songea que ça n’allait pas durer. Il sourit :

« C’est un bonheur de vous revoir, Madame.

– Mon prince… C’est un honneur que vous vous souveniez de moi.

– Comment aurais-je pu oublier l’épouse d’un si valeureux camarade. Mademoiselle Daria, dit-il ensuite en regardant l’adolescente toute rouge, c’est un plaisir de vous rencontrer. Votre père m’a sauvé la vie trois fois. La troisième a été celle de trop pour lui-même. Me feriez-vous l’immense honneur d’ouvrir ce bal avec moi ? »

Bien qu’extrêmement gênée, l’adolescente n’osa pas refuser. Elle posa donc une main tremblante sur celle qu’Alexei lui tendait et ils allèrent jusqu’à la salle adjacente, suivie de la veuve qui arborait un sourire discret, mais réel, heureuse que l’héritier du trône soit resté l’homme loyal de ses souvenirs. Alexei se retenait de trop sourire, lui, devant les têtes intriguées ou choquées qui accompagnaient leur avancée.

Le prince et sa cavalière se placèrent au centre de la salle et l’orchestre commença à jouer, un air joyeux et entraînant. La jeune Daria dansait très bien, Alexei également, et après le temps prévu par le protocole, le reste des danseurs se joignit à eux.

Tatiana se fit inviter par Adrian et Leonora, restée seule avec Yui, sourit et soupira en regardant son époux :

« Ce serait tellement bien qu’Alexei trouve quelqu’un… »

Le maître-espion sourit et haussa les épaules :

« C’est vrai. Et c’est tout le mal que nous lui souhaitons… »

Le temps fila encore et Alexei, un peu fatigué après avoir dansé un moment, sortit encore sur le balcon désert pour souffler un peu au calme. Il regardait la lune descendante, accoudé à la rambarde, avec un petit sourire. Certes, la nouvelle que lui avait rapportée Adrian était grave, mais rien d’insurmontable… Ils avaient de plus, pour une fois, assez de temps pour s’organiser calmement.

« Votre Altesse ? Puis-je vous parler ? »

Alexei soupira :

« Que puis-je, Danil ? »

Alexei se retourna, restant accoudé, et regarda le Grand Prêtre d’Olies, se demandant bien ce que ce dernier lui voulait.

« Je m’excuse de vous déranger, soyez sûr que ma loyauté… commença le religieux, doucereux.

– Au fait, Danil, le coupa le prince avec un soupir. Pas besoin de flagorner, vos fans ne sont pas là, nous sommes entre nous. »

Danil avait eu un léger sursaut et le regarda un instant, nerveux, avant de reprendre après un raclement de gorge :

« Je euh… Nous avons remarqué votre grande dévotion envers Notre Seigneur…

– Olies est le Protecteur des guerriers, il est normal qu’en bon général, je lui sois dévoué. » répondit simplement Alexei avec un sourire en coin.

Danil hocha la tête.

« Oui, certes… Justement !… Vous n’êtes pas sans savoir que nous avons, avec l’Ordre de la Lune, un différend théologique majeur…

– C’est comme ça que vous appelez votre demande unilatérale de récupérer la Fête de l’Équinoxe de Printemps pour vous seuls ?… »

Alexei eut un nouveau sourire alors que Danil sursautait à nouveau.

Le Grand Prêtre, contrit, se reprit à nouveau :

« Non, non, je vous assure !… Que le Soleil ne puisse pas être fêté comme Il le devrait à la saison où Il brille le plus nous pose réellement question au plus profond de notre foi !

– Hm, hm. Les deux cultes sont fêtés pareillement aux jours de l’année où les deux astres divins se partagent équitablement le ciel. Votre culte a le Solstice d’Été, l’Ordre de la Lune le Solstice d’Hiver. De ce que nous en savons, les choses sont ainsi depuis toujours, ou au moins depuis la fondation des deux temples. Votre Culte n’est en rien négligé. Il est respecté et vos prêtres et prêtresses ne manquent de rien.

– Certes, certes !…

– Alors, d’où sortez-vous, d’un coup, cette idée de séparer les célébrations ?

– Olies est le Maître du Jour, Sa lumière nourrit la vie !

– Meztli est la source de la vie. Son cycle est celui des marées, celui de la fertilité des femmes. Elle est la Mère de tout. »

Alexei soupira, las :

« Les deux cultes sont indissociables et complémentaires, Danil. Chercher à briser leur équilibre ne peut rien apporter de bon. »

Le prince se redressa et dit encore :

« Il n’y a rien de théologique là-dedans. Vous voulez juste le gâteau pour vous seul. »

Il fit quelques pas vers l’intérieur :

« Je doute qu’Olies, qui ordonne droiture et sincérité, apprécie beaucoup vos manigances. »

Laissant là le prêtre mouché, Alexei rentra.

La salle du buffet était calme, puisque la plupart des invités dansaient. Le roi n’était plus là, sans doute retourné s’enfermer dans sa chapelle, et Alexei eut à nouveau un sourire en voyant son cousin Yvan, le fils de Leonid, de quelques années son cadet, qui, pour ne pas changer, cherchait des poux à Scalys, accompagné de deux jeunes nobles à sa botte.

Comme le jeune héritier de l’Ordre de la Lune était toujours assis près de son père, les trois troublions n’étaient pas aussi virulents qu’ils en avaient l’habitude.

« Votre cousin devrait changer d’occupation, tout ceci est des plus lassant. » entendit Alexei.

Il sourit au flegmatique sexagénaire qui venait de le rejoindre, le duc Boris d’Oliasburg, un membre du Conseil Royal aussi intelligent que discrètement influent.

« Que s’est-il passé ?

– Rien, votre cousin a vu Scalys et s’est exclamé je ne sais plus quoi…

– Une histoire de bâtardise ?

– Non, je crois que c’était plus au sujet de crève-la-faim qui viennent se repaître au palais et Athanaios l’a coupé en lui disant que les cuisiniers du palais étaient effectivement très doués…

– Je vois.

– Ce pauvre Yvan ne pourrait pas lâcher cette vieille affaire ?

– Ça le regarde… »

Alexei s’approcha tout de même, ne souhaitant pas que les choses dégénèrent, car Yvan avait le même goût de l’alcool que son père et était comme lui facilement agressif.

« Qu’est-ce qui se passe, ici ? »

Le prince avait, sans trop le préméditer, coupé la parole à son cousin qui le regarda avec colère. Toujours assis près d’Athanaios qui buvait tranquillement une tasse de thé, Scalys, énervé, mais surtout las, répondit :

« Notre ami Yvan s’interrogeait sur mes origines et surtout la vie que j’avais menée avant mon adoption…

– Ah tiens ? »

Scalys se leva lentement, en hochant la tête. Il haussa les épaules :

« Oui, rien il y a rien de fabuleux à raconter. »

Le jeune métis reprit avec calme, malgré sa stature frêle au milieu des quatre hommes qui l’entouraient :

« … Une vie pauvre et des combines guères reluisantes pour survivre… Que voulez-vous, dans ce genre de situation, que des gens comme vous peuvent pas connaître, on fait surtout ce qu’on peut… J’ai eu la chance de pas avoir à m’abaisser au pire, cela dit… Mais bon, j’ai une idée… »

Il leva la main, tenant un collier et Yvan sursauta violemment, comme ses amis, et plaqua sa main contre sa poitrine… Où il manquait quelque chose.

« Vous arrêtez vos remarques idiotes et je vous rends votre collier ?… »

Aucun d’entre eux ne l’avait vu subtiliser le bijou. Athanaios eut un petit rire et Alexei l’imita, impressionné malgré lui.

Scalys jeta négligemment le bijou à son propriétaire alors que son père se levait lentement :

« Bien. Si nous rentrions ? Il se fait tard… »

Les deux prêtres se retirèrent donc après avoir poliment salué leurs hôtes. Yvan remit son collier en pestant :

« Un bâtard du sud, un voleur des taudis ! Comment Athanaios a pu me préférer cet enfant de putain ! »

Alexei fit la moue :

« Je l’ignore, mais c’est ainsi. Tu devrais passer à autre chose, ça fait quand même plus de dix ans…

– Passer à autre chose ! s’étrangla Yvan. Oublier cette humiliation ! Moi, un prince de sang, chassé de l’Ordre de la Lune à cause de cette sous-race qui a retourné la tête de son Grand Prêtre, alors que moi seul devais lui succéder !… »

Alexei soupira encore et laissa là son cousin, n’ayant aucune envie de l’entendre rabâcher encore cette vieille histoire.

Tel père, tel fils, songea l’héritier du trône en voyant son oncle, ivre, qui grommelait sur son fauteuil. Qu’ont-ils tous à vouloir sans cesse plus, eux qui ont déjà tant?

Fatigué, le prince alla saluer ses proches et se retira pour aller dormir, tranquillement, dans sa petite chambre.

Il se réveilla de bonne heure, comme à son habitude.

Markus l’attendait à la petite salle à manger où il vint pour prendre son petit déjeuner.

« Houlà, vas-y mollo, s’il te plaît…

– Pas de souci. »

Alexei s’assit et une servante lui apporta œufs au lard, pain frais et thé sans attendre.

Markus s’assit près de lui.

« Nous avons fait le point avec Adrian. Puisque l’Est est tranquille, croisons les doigts, nous devrions pouvoir libérer assez de troupes pour Meztlian.

– Parfait.

– Mais nous sommes d’accord pour attendre d’être sûrs que Kartagi va bien attaquer.

– Je suis d’accord aussi. Ça ne sert à rien de nous lancer en aveugle. »

Kartagi était un grand royaume au sud, au-delà de la Mer Centrale, l’étendue d’eau que Bewan entourait presque. Meztlian, l’île la plus méridionale de Bewan, touchait presque Rhodi, l’île la plus au nord de Kartagi, et les tentatives, tant de Bewan pour conquérir Rhodi que de Kartagi pour conquérir Meztlian, étaient innombrables depuis des siècles.

Rien d’étonnant donc à ce que leurs espions dans la capitale ennemie les aient informés de la volonté de cette dernière de remettre le couvert. Le dirigeant actuel de Kartagi avait mis à mal beaucoup de leurs accords, il était connu pour être sacrément belliqueux.

Alexei mangeait avec appétit et Markus lui proposa :

« Que dirais-tu d’aller à la Vieille Caserne nous entraîner un peu ?

– Ah, volontiers. »

Un peu plus tard, les deux hommes arrivaient donc dans l’ancienne forteresse de la ville, abandonnée par l’armée et transformée quelques décennies plus tôt par de bonnes âmes pour créer ce lieu d’aide et d’accueil, pour suppléer au Sanctuaire de la Lune trop souvent encombré et surtout non doté de lieux d’accueil à moyen long terme de personnes le nécessitant.

L’endroit abritait donc des orphelins, des mères ou pères célibataires, des personnes handicapées, les indigents… Pas mal de monde, dans une ambiance conviviale, sous la houlette douce, mais ferme, de Lisbeth, la patronne des lieux.

Quadragénaire forte et énergique, cette blonde connue pour ses gâteaux l’était aussi pour la main de fer avec laquelle elle dirigeait l’endroit.

Elle accueillit les deux hommes avec entrain, dans la grande cour concave de la caserne :

« Tiens, ben qu’est-ce que vous faites là, les gars ! Vous êtes pas en train de cuver après la soirée d’hier ?

– Eh non, désolé Lisbeth ! répondit joyeusement Markus en posant pied à terre. On venait entraîner un peu les petits, tu veux bien ?

– Avec plaisir ! Allez donc me secouer un peu les gosses, ils seront plus tranquilles ce soir ! »

Les enfants accouraient, tout contents de les voir. Même le jeune Kirill vint voir, suspicieux cependant, et restant un peu à l’écart. Ni Alexei ni Markus ne firent mine de rien le concernant.

Alexei et Markus venaient régulièrement là pour voir si tout allait bien et aussi donner quelques leçons d’arts martiaux aux jeunes et aux moins jeunes qui le souhaitaient, car savoir se défendre ne pouvait pas nuire.

Les enfants étaient très énergiques, tous genres confondus. Surtout Sabrina, une adolescente de 17 ans vraiment douée pour les armes et qui en demandait et en redemandait toujours. Il fallait de la patience pour canaliser tout ce petit monde, mais ils n’en manquaient pas.

Au bout d’un moment, Alexei et Markus se firent supplier de faire une démonstration de leur talent. Ils se firent un peu prier pour le principe, puis se mirent en garde en demandant bien aux enfants de s’écarter.

Ils s’éloignèrent, certains s’assirent au sol. Une petite fille les regardait avec de grands yeux.

Markus et Alexei étaient des compagnons exceptionnels. Le plus vieux compensait en expérience l’agilité et la force brute qu’il n’avait plus, ou plus autant. Alexei le savait, il était concentré. Ce qui n’empêcha pas Markus de l’envoyer au sol plus souvent qu’à son tour, pour le plus grand plaisir des spectateurs.

« On se concentre, Alexei ! » dit le vétéran, très amusé, après qu’Alexei se voit étalé par terre pour la quatrième ou cinquième fois.

Le prince se releva et s’épousseta aussi dignement que possible, même s’il était lui-même plutôt amusé aussi.

« Le croche-pied, c’est pas loyal !

– Un ennemi n’est jamais loyal, donc, tu te concentres !

– Mais euh !

– Tu diras ça au prochain sur le champ de bataille !

– Tout à fait, compte sur moi ! »

Alexei fit un peu tourner son épée dans sa main :

« D’ailleurs, je propose qu’on arrête les combats et qu’on règle ça en duel d’échecs entre généraux, la prochaine fois !

– T’as aucune chance, aux échecs… Reste à l’épée, ça vaudra mieux ! »

Ils furent brutalement interrompus par l’arrivée d’une envoyée du palais : on y demandait le prince de toute urgence. La femme n’en savait pas plus.

Inquiets, craignant que Katargi ait agi bien plus vite et brutalement que prévu, les deux hommes s’excusèrent, renfourchèrent leurs cheveux et filèrent.

Mais la réalité était toute autre.

Dans le couloir qui les menait à la salle du trône, ils eurent la surprise de trouver Scalys, énervé, et que suivaient Athanaios, paisible, et Vetus, lui grave.

« Qu’est-ce que vous faites là ? s’exclama Alexei.

– J’allais vous poser la question… répondit Scalys. Votre père veut me voir de toute urgence, apparemment…

– Vous aussi ? »

Les cinq hommes se regardèrent, pareillement sceptiques, et Athanaios dit avec sa gentillesse habituelle :

« Bien, nous allons bien voir. Allons-y. »

Ils reprirent leur chemin et arrivèrent donc à la salle du trône.

La pièce était ronde, grande, richement décorée de fresques illustrant les exploits de la lignée. La haute estrade, au fond, où se trouvait le grand trône, était inhabituellement occupée par le roi, qui semblait tout aussi inhabituellement content.

Tout ceci n’inspirait définitivement rien de bon à Alexei et Markus avait froncé les sourcils.

La présence de Danil et plusieurs des siens dans la pièce, ainsi que celles de membres du Conseil, dont Wladimir et Boris, n’allait pas aider.

Les arrivants s’inclinèrent poliment devant le roi qui déclara avec un soulagement quasi palpable :

« Ah, les voilà ! Soyez heureux, l’Oracle du Soleil a parlé !… Il nous a offert la solution pour obtenir la miséricorde des Dieux et stopper cette épidémie ! »

Markus croisa les bras, regardant le roi, très attentif. Alexei le sentait vraiment de plus en plus mal. Scalys posa ses poings sur ses hanches, attendant la suite :

« Les Dieux nous mettent à l’épreuve, mais dans Leur bonté, Ils ont daigné répondre aux prières du Culte du Soleil et nous envoyer la réponse !

– De quoi s’agit-il ? s’enquit Athanaios.

– L’Oracle a déclaré que seule l’union des deux héritiers qui se haïssent nous sauvera. Ils doivent au plus vite se mettre ensemble en route vers Leur montagne pour prouver leur foi et alors les Dieux arrêteront le fléau ! »

Il y eut un petit blanc avant que Scalys et Alexei ne s’exclament dans un ensemble parfait :

« Pardon ? »

[Petite carte pour vous y retrouver ! ^^]

Le long silence qui suivit fut interrompu par Athanaios, visiblement pas plus troublé que ça par ce qui venait de se dire :

« Voilà qui est intéressant. Pouvez-vous nous en dire plus ? »

Le roi, un peu déconfit de l’absence de joie chez les deux intéressés, alors qu’il leur avait annoncé une si bonne nouvelle, regarda Danil qui, au dépourvu, mit quelques secondes à se reprendre. Il gratifia le souverain d’une révérence qui fit soupirer Alexei et lever les yeux à Scalys avant de se tourner vers eux avec son plus beau sourire :

« Notre Oracle a parlé !… Notre Dieu lui a révélé comment apaiser son courroux !… »

Athanaios posa sa main sur le bras de Scalys, qui avait tremblé, et définitivement pas d’autre chose que de colère, pour l’empêcher de le couper.

« … Les Dieux testent notre foi, mais dans Leur grande miséricorde, Ils nous ont accordé de connaître Leur volonté !… Comme l’a dit notre roi, “si les deux héritiers qui se haïssent parviennent à taire leur rancœur et à unir leurs forces pour parvenir jusqu’à Eux, alors le pays sera sauvé.”… »

Cette fois, ce fut Markus qui fit signe à Alexei de le laisser continuer.

« … Ce message divin nous a apporté un immense soulagement et une grande joie ! Nous avons accouru ici pour en avertir au plus vite notre roi, et vous-mêmes, et nos prêtres devaient attendre notre retour pour l’annoncer au peuple… Mais leur joie était telle que je crains qu’ils ne l’aient dit à la prière du matin…

– Quel dommage que vos prêtres ne sachent pas vous obéir mieux que ça, lâcha Markus, arrachant un sourire rapide à Alexei.

– Quel mal y-a-t-il à annoncer une si bonne nouvelle à tous ? s’enquit Danil, doucereux.

– Aucune, mais il convient avant tout de s’assurer que c’en est bien une, répondit encore Markus. Comme, par exemple, de s’assurer que les personnes concernées peuvent répondre à la demande qui leur est faite.

– Qui êtes-vous pour oser discuter un ordre divin ? » rétorqua avec hauteur Danil.

Markus ne put répondre, Athanaios le prit de vitesse, toujours calme et souriant :

« C’est une bonne nouvelle, mais elle vous imposait d’autant plus de prudence. Donner de faux espoirs à nos concitoyens, très troublés par cette épidémie, pourrait avoir de graves conséquences. Les mots des oracles sont souvent confus et de ce que vous nous avez cité, il n’est d’ailleurs pas fait mention de la maladie.

– Euh, comment ça ? sursauta Danil.

– ‘’Si les deux héritiers qui se haïssent parviennent à taire leur rancœur et à unir leurs forces pour parvenir jusqu’à Eux, alors le pays sera sauvé.’’ C’est bien ce que l’Oracle a dit ? insista le vieux Grand Prêtre, toujours aimable.

– Certes, mais de quoi d’autre voulez-vous qu’il parle ! riposta Danil, agacé.

– Je l’ignore, mais cette maladie n’est pas l’unique souci de notre pays.

– ‘Fectivement, il est possible qu’on ait deux-trois autres trucs à surveiller… » reconnut Alexei en faisant la moue.

Yui apparut comme par enchantement près de lui, faisant sursauter tous ceux qui ne l’avaient pas vu entrer, c’est-à-dire à peu près tout le monde, alors que Leonora arrivait, alarmée.

« Dans tous les cas, répliqua Danil, de plus en plus nerveux, vous ne pouvez nier que les Dieux ont ordonné votre départ vers Leur palais…

– Admettons, le coupa Alexei, et vous savez où il est, ce palais ? »

Un silence lourd de sens suivit cette question, somme toute logique, et ce fut Scalys qui l’interrompit avec humeur en croisant les bras :

« C’est déjà assez ridicule comme ça. Vous voudriez pas, en plus, qu’on parte sans la moindre piste d’où nous diriger ? »

Leonora rejoignit son époux et prit son bras, inquiète. Il

« Comment osez-vous qualifier de ridicule… » commença Danil, cette fois en colère, mais une fois encore, on lui coupa la parole.

Le duc Boris intervint en effet, très calme, lui aussi :

« Nul ne sait exactement où se trouve le Palais des Dieux. Mais on dit qu’il est à l’ouest, dans les montagnes qui bordent les terres du couchant.

– Oui, approuva Athanaios en hochant la tête. ‘’Là où, sur le flanc de la montagne, les animaux divins dansent au coucher du soleil, là vivent les Dieux.’’, c’est ce que dit la légende.

– Les montagnes de l’ouest ? La chaîne de la péninsule ? » se demanda tout haut Alexei.

Le royaume de Bewan entourait presque la Mer Centrale. Si ses territoires à l’est étaient sur un immense continent, l’ouest était formé d’une grande péninsule connue pour être très montagneuse.

Scalys fit la moue à son tour, pensif, avant de penser tout haut :

« Ah oui, c’est vrai, c’est dans les Chroniques de Bewan… J’avais oublié ça… »

Alexei avait froncé un sourcil, il soupira en secouant la tête, en regardant Scalys et Athanaios :

« Ça me dit quelque chose, vous pouvez me rafraîchir la mémoire ?

– ‘Faut réviser vos classiques.

– Le livre IV des Chroniques de Bewan raconte comment, après la défaite des marais de Primorsky, enfin, Primarskay, du nom de la ville à l’époque, raconta Athanaios, Bewan et ses fidèles traversent la mer pour aller retrouver, dans les montagnes derrière lesquelles le soleil se couche, le palais où vit sa mère, notre Déesse, Meztli. Ils trouvent alors un lac et, de l’autre côté, à flanc de montagne, alors que le soleil se couche, y voient deux animaux divins, et c’est ainsi que Bewan retrouve le chemin du palais. »

Alexei hocha la tête, grave. Yui lui chuchota quelque chose qui le fit soupirer avec humeur, cette fois, alors que Danil reprenait, même si visiblement contrarié :

« … Vous voyez, les légendes vous guideront… »

Alexei chuchota quelque chose à Yui qui hocha la tête, faisant encore grimacer le prince.

« Ça ressemble quand même un p’tit peu à un coup fourré pour se débarrasser de nous… déclara Scalys avec, cette fois, un étrange calme glacial.

– J’admets, opina Alexei. Si je n’avais pas une totale confiance en la droiture morale de notre ami Danil, qui n’oserait jamais défier les dieux de façon aussi stupide, je me poserais la question.

– Comment ! s’écria encore Danil, visiblement outré.

– Jamais le Grand Prêtre d’Olies ne s’abaisserait à de telles manœuvres ! intervint à son tour Wladimir avec véhémence.

– Hm, hm, lui répondirent Alexei et Scalys en chœur.

– Dieux, nous voilà d’accord sur quelque chose… remarqua Scalys.

– Si ce n’est la preuve que c’est une mauvaise idée… » grommela Alexei.

Le prince regardait son père avec plus de peine que de colère.

Un silence passa, interrompu par Leonora, de plus en plus inquiète :

« Que se passe-t-il ?…

– L’Oracle a parlé, dit le roi, qui ne savait trop comment les convaincre, votre époux et l’Héritier de la Lune vont devoir partir, car les Dieux les appellent… »

Athanaios hocha la tête et, à nouveau, intervint avant les deux susnommés :

« Permettez, mon roi, que je me retire un instant avec eux, je les sens troublés, ce qui est compréhensible après une telle nouvelle…

– Je vous en prie, lui répondit le roi, soulagé que le vieux Grand-Prêtre prenne les choses en main. Allez dans le petit salon…

– Merci infiniment.

– Permettez que je vienne avec v… tenta Danil.

– Non, je vous en prie, ne vous dérangez pas pour ça, vous en avez déjà bien assez fait, lui répondit gentiment Athanaios. Venez, par contre, Markus, et vous êtes la bienvenue, Madame. »

Alexei regarda Yui :

« Rejoins-nous avec Adrian. »

Le maître-espion hocha la tête et disparut aussi curieusement qu’il était apparu.

Athanaios partit le premier, Alexei suivit avec Leonora et le regard glacial de Scalys, avant qu’il n’y aille à son tour, laissa une bien désagréable impression au reste de l’assemblée.

Markus referma les portes et ses yeux sombres ne l’aidèrent pas à se sentir mieux.

Le petit salon était une salle de réunion, pouvant accueillir une dizaine de personnes. Les murs étaient couverts de bibliothèques contenant des ouvrages très divers et en son centre se trouvait une table rectangulaire entourée de chaises. Alexei se massa les tempes et gémit :

« Bon sang, il fallait que ça arrive maintenant…

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda encore Leonora. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?…

– Leur créativité pour nous emmerder est incroyable, il faut leur reconnaître ça, grogna Scalys en passant ses mains dans ses cheveux.

– Ne sois pas si vulgaire, mon petit, le gronda gentiment Athanaios en s’approchant de la table pour s’asseoir. Cela dit, tu as raison, ils sont très inventifs. »

Markus vint lui tirer une chaise en disant :

« C’était plutôt bien pensé. Il faut trouver comment faire lâcher ça à au roi…

– C’est mal barré, il avait l’air de vraiment y croire. » soupira encore Scalys.

Athanaios s’assit en remerciant Markus. Yui revint alors avec Adrian. Alexei et Markus lui expliquèrent, à lui et Leonora, ce dont il retournait. Le général fronça les sourcils, sévère :

« Ah ouais, quand même.

– C’est presque trop intelligent pour venir d’eux, nota Leonora.

– Oui, ce n’est sûrement pas Wladimir qui a trouvé ça, approuva Yui.

– Il y a un moyen de confronter l’Oracle ? s’enquit Adrian. Je suis sûr qu’il avouerait vite que c’est un tissu de mensonges…

– Non, l’Oracle est sacré, sa parole absolue et son corps inviolable, dit Scalys. S’en prendre à lui est impensable.

– Dénoncer tout ça comme un complot visant à se débarrasser des deux plus encombrants héritiers de la capitale, refuser d’y aller, est sans doute le plus simple, alors, proposa Leonora.

– C’est trop tard pour ça, ils ont déjà fait se répandre la nouvelle dans toute la ville, expliqua Yui. Et le soulagement et la joie sont tels qu’annoncer que c’était une erreur ou que vous refusez d’y aller ferait de vous des parjures aux yeux du peuple…

– Si ça ne conduit pas purement et simplement à des émeutes, renchérit Alexei, sombre. Ils nous tiennent, c’est soit nous y allons et ils ont gagné, soit nous refusons et les conséquences seront pires. Voire bien pire, si nous avons à réprimer des révoltes… Notre crédibilité serait foutue, à moi comme futur roi et à vous comme futur grand-prêtre…

– Ne soyez pas vulgaire non, plus, mon prince, sourit Athanaios, paisible.

– Pardon…

– Je crois que j’ai une idée qui devrait nous permettre de gagner assez de temps pour que tout aille bien. » ajouta le vieil homme.

Tous les regards convergèrent vers lui.

« Une seule personne peut demander des comptes à Danil et donc, remettre en question sa parole, si pas la parole de l’Oracle. »

Un ange passa avant que le regard de Scalys ne s’allume :

« Ooooh, bien vu, Père ! J’y pensais plus !

– Pouvez-vous être plus clair ? demanda Adrian, grave.

– Notre pays voue un culte particulier à Meztli et Olies, mais ils ne sont pas, et de loin, les seuls dieux qui existent en ce monde. Très peu de gens l’adorent en Bewan, mais Ometeo, l’Entité Créatrice, est considérée comme au-dessus de toutes les autres. À ce titre, la dirigeante de son culte, l’Ometa, est supérieure à nous tous. Et on peut tout à fait légalement faire appel à elle lors d’un litige concernant, par exemple, les responsables d’autres cultes. Elle sera loi et justice dans ce cas et personne ne peut aller contre elle. »

Un autre ange passa.

« J’ignorais ça, reconnut Alexei. Vous savez comment la contacter ?

– Le Grand Sanctuaire d’Ometeo est loin, au nord-est, au-delà des montagnes, répondit Athanaios. Je peux y envoyer des messagers sûrs pour demander à l’Ometa de venir. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’elle répondra à mon appel. Mais ça prendra du temps et nous ne pouvons attendre sa venue. Vous l’avez dit, la nouvelle s’est répandue, nous devons faire vite.

– Que proposez-vous, dans ce cas ? demanda Leonora.

– Que nos deux élus fassent semblant de se plier à l’ordre et partent à l’ouest, le temps que mes messagers parviennent à l’Ometa et qu’elle vienne.

– Il y en a pour des mois, grommela Alexei.

– Oui, mais de vous à moi, lui dit Scalys, si ça peut nous permettre de nous débarrasser une fois pour toutes de Danil et de sa clique, ça ne sera pas si cher payé.

– Un point pour vous, approuva Markus. Si cette histoire peut te permettre de faire le ménage et de ne plus avoir Wladimir et ses sbires dans les pattes, ça vaut le coup. » ajouta-t-il pour Alexei.

Ce dernier réfléchit un instant et admit :

« C’est un mal pour un bien, vu comme ça.

– J’avoue, ça sonne presque comme une bonne idée, tout à coup. » sourit Leonora.

Alexei haussa les épaules, toujours hésitant :

« Oui, mais mon absence laisse aussi Père seul entre leurs mains.

– Ne t’en fais pas, nous serons là, lui dit-elle encore, rassurante. Et nous veillerons sur Illia aussi.

– Bien sûr, bien sûr ! renchérit Athanaios. Vous pouvez compter sur nous, mon prince !

– Et pour Kartagi, on fait quoi ? » demanda Adrian en croisant les bras, grave.

Alexei haussa encore les épaules en soupirant une nouvelle fois :

« On croise les doigts pour que l’attaque n’ait pas lieu et au pire, tu pourras gérer ? »

Scalys avait froncé les sourcils, sévère, mais ce fut Athanaios qui demanda :

« De quoi s’agit-il ? »

Adrian grimaça, gêné d’avoir lâché cette information ainsi, mais ça ne semblait pas déranger Alexei qui répondit :

« Nos agents à Kartagi nous ont informés d’une possible tentative d’invasion de Meztlian.

– Voilà qui tombe mal, en effet, reconnut le Grand-Prêtre. Mais comme vous le dites, ce n’est encore qu’une rumeur et je n’ai moi non plus aucun doute sur les capacités de votre général à y faire face.

– Moi non plus, approuva Markus et il tapota amicalement l’épaule dudit général très gêné : Je t’ai assez fait suer pour savoir que tu t’en tireras très bien. Même si le mieux serait que cette rumeur reste infondée, on est d’accord.

– J’avoue. » rigola nerveusement Adrian.

Yui eut un sourire amusé en le voyant ainsi et reprit plus sérieusement :

« Garder contact avec vous pour vous permettre de revenir au plus vite quand il sera temps ne sera de toute façon pas un problème. Le mieux est de leur faire croire qu’ils ont gagné, ça nous laissera les mains libres pour les contrer. »

Alexei hocha la tête avant de jeter un regard suspicieux à Scalys :

« Et vous, vous êtes bien silencieux. Ça ne vous dérange pas plus que ça de partir avec moi on ne sait où ni combien de temps ?

– On va pas dire que ça me rende extatique, et c’est pas l’envie que me manque d’aller expliquer à ces idiots que j’ai aucune envie d’aller me perdre dans les montagnes de l’ouest pour leurs beaux yeux, mais vous l’avez dit vous-même : c’est un mal pour un bien. J’en ai plus envers ces comploteurs à la noix qu’après vous, et c’est pas peu dire, on le sait tous, alors je vais essayer de prendre sur moi. Si je peux espérer la même chose de vous ? »

Alexei pouffa :

« Je vais faire au mieux. »

Markus les regarda tous deux avec un sourire en coin :

« Bon, si nous y retournions ? Nous aurons le temps de voir l’itinéraire et le reste après. »

Scalys et Alexei se regardèrent.

« Après vous.

– Je n’en ferai rien. »

Les laissant les précéder, Athanaios se leva lentement et sourit à Markus qui s’approchait pour l’aider si besoin.

« Merci, mon ami, vous êtes bien aimable.

– Je vous en prie. »

Dans la salle d’audience, le roi, toujours sur son trône, était très nerveux et les autres chuchotaient. Seuls Vetus, le fidèle second d’Athanaios, et le duc Boris semblaient tout à fait calmes. Danil regarda les deux héritiers revenir en cachant comme il pouvait sa nervosité. Celle-ci n’échappa pas à grand monde, pas plus que celle de Wladimir. Boris, lui, les regarda revenir avec grand sérieux.

Les yeux clairs du prince firent le tour de l’assemblé. Il remarqua la présence de Leonid et d’Yvan. Son oncle semblait très nerveux également et son cousin plutôt excité. Ça ne lui inspira rien de bon. Yvan regardait Scalys et ricana.

« Bien, commença avec calme le prince en regardant son père. Nous avons décidé de répondre à l’appel des Dieux.

– Oh, bénis soient-Ils ! s’écria Piotr, soulagé.

– Nous allons organiser ça au mieux pour partir au plus vite.

– Avant ce soir… s’empressa Danil, mais quatre yeux froids étranglèrent la suite dans sa gorge.

– Je suis responsable des armées de ce royaume, entre autres bricoles. Et comme prince, comme futur roi, articula plus que clairement Alexei d’un ton qui ne laissa aucune place au débat, je me dois d’organiser au mieux mon absence avec mes gens afin que tout aille pour le mieux pour notre pays.

– De même, enchaîna Scalys. J’ai à faire au Sanctuaire pour que la mienne soit pas gênante, de très nombreux malades en dépendent. Et c’est pas la seule chose que je gère, moi non plus.

– Tout à fait, approuva Athanaios qui approchait. Un tel voyage demande une préparation digne de lui. Se précipiter serait bien trop dommageable.

– Je m’occupe des vivres et du reste, dit Markus. Je pense que nous pourrions partir dans trois jours ? »

Alexei fit la moue :

« Ça me paraît gérable.

– Je pense que ça ira, oui, confirma Scalys.

– Comment “nous” ? sursauta Danil.

– Je les accompagne. » lui répondit Markus.

La surprise laissa leurs observateurs sans voix un instant avant que Danil ne tente :

« Mais vous ne pouvez p… »

La réponse de Markus l’interrompit plus sûrement d’un couperet :

« Ce n’était pas une question. »

Danil eut un léger mouvement de recul, déstabilisé par l’étrange autorité que dégageait soudain cet homme qu’il avait toujours considéré comme un simple serviteur de la famille royale. Il regarda le roi dans l’espoir que ce dernier le remette à sa place, mais Piot n’en fit rien. Au contraire, ça avait l’air de le réjouir. Il hocha la tête :

« Bien. Dans trois jours, alors. Faites au mieux et merci. Je n’ai aucun doute sur le fait que les Dieux vous sauront gré d’avoir entendu Leur appel et sauront vous guider jusqu’à Eux. »

Alexei hocha la tête et s’inclina. Scalys regarda l’assemblée, très droit, et déclara sur un ton étrangement aussi doux que sans appel :

« J’ai foi en Nos Dieux pour nous guider, bien plus qu’en Leurs serviteurs. Je m’abaisserai pas au niveau de certains, même s’ils devraient se souvenir des valeurs qu’ils sont censés protéger avant que ça soit les Dieux qui leur rappellent. Maintenant, vous m’excuserez, j’ai du boulot si vous voulez que je parte dans trois jours. »

Il s’inclina et regarda son père qui lui sourit :

« Pars devant, mon enfant, nous te rejoignons. »

Scalys ne s’attarda pas plus.

Alexei le regarda sortir avant de soupirer :

« Adrian, Yui, avec moi, nous avons aussi à voir. »

Le regard du maître-espion sur lui fit trembler Danil qui se ressaisit vite, car le roi se levait. Il le rejoignit, ainsi qu’Athanaios. Si les deux grands-prêtres s’empressèrent de rassurer leur souverain, le plus jeune se vit rapidement sortir de la conversation par le plus ancien. Danil tenta en vain de reprendre l’ascendant, il finit donc par s’éloigner, arguant que lui aussi avait à faire pour célébrer comme il se devait cette grande nouvelle.

À l’abri des oreilles royales, dans le couloir, très vite rejoint par les ducs Wladimir et Boris ainsi qu’Yvan, le grand-prêtre d’Olies soupira et son second, Rurik, déclara :

« Bon sang, j’ai bien cru que ces deux idiots allaient tout faire échouer ! »

Wladimir hocha la tête :

« Ils ne semblent pas dupes, mais ils ne pourront rien y changer. Tout va bien se passer. Avec un peu de chance, ils se seront entretués avant Primorski !

– Je vais avertir Basileus, qu’ils se mettent en place au Sanctuaire, dit Yvan.

– Attendez leur départ, lui dit Boris. Toute précipitation pourrait causer des soucis. »

Yvan le regarda, courroucé, mais le duc répondit avec un regard calme et froid :

« Calmez votre impatience trois jours. Est-ce à ce point au-dessus de vos forces ? »

Yvan grogna sans répondre et le duc se tourna ensuite vers les autres, alors que Danil déclarait avec emphase :

« Allons, allons, pas de dispute alors que nous touchons au but !

– J’ai tout de même un doute, lui répondit Boris avec le même calme froid.

– Quoi donc ?

– Je me demande si tout va aller aussi bien que vous le prétendez. Qu’Athanaios ait accepté sans mal le départ de son héritier me chiffonne.

– Et pourquoi donc ?

– Parce que le Porteur du Spectre de la Lune connaît l’avenir. Alors qu’a-t-il vu pour accepter que son fils adoptif tombe dans notre piège ?

– Vous plaisantez ! s’exclama Danil. Vous ne croyez tout de même pas à ces légendes de vieilles femmes !… D’ailleurs, pourquoi diable ne nous avez-vous pas parlé de ces montagnes ! Nous devions les perdre et les voilà avec un chemin précis et connu qui rendra nos actions moins faciles à rendre discrètes !

– Vous ne m’avez rien demandé et si vous ne connaissez pas les Chroniques de Bewan, le texte fondateur de notre royaume, je n’y suis pour rien. Quant au pouvoir d’Athanaios… Hmmm. Vous êtes jeune et pétri d’orgueil et de suffisance, je ne vais donc même pas chercher à vous expliquer. Dans tous les cas, nous verrons. Mais si vous avez encore une once de foi pour Olies, priez-Le pour notre réussite et votre salut. »

Boris s’éloigna, les laissant surpris ou en colère, en disant :

« J’espère vraiment que vous êtes sûrs de vous. »

Un silence passa avant qu’Yvan ne gronde :

« Pour qui se prend-il avec ses grands airs, celui-là !

– Bah, lui dit Wladimir. Il peut dire ce qu’il veut, il est aussi compromis que nous dans cette affaire.

– Oui, approuva Danil. Aucun risque qu’il nous trahisse… Qu’est-ce qui pourrait mal se passer ? Nous avons tout prévu ! Et au pire, nous saurons aider le destin ! »

Dans un autre couloir, Athanaios repartait tranquillement avec Vetus qui finit par soupirer :

« Par moment, vraiment, je me demande où ton âme s’égare. »

Athanaios gloussa et le regarda :

« Voilà que tu t’inquiètes des errements de mon âme ?

– Qu’est-ce qui t’a pris de ne pas empêcher ça ?… Ils vont tenter de les éliminer alors qu’ils seront isolés, c’est évident ! Et même Markus ne pourra les sauver d’une attaque trop forte !

– Ça me fait plaisir qu’il parte avec eux. C’est un homme de bien. Il saura les apaiser.

– Comment peux-tu être si calme !

– Toi qui me connais si bien, depuis si longtemps, toi, mon plus vieux frère et le plus loyal de mes amis, tu te poses encore la question ?

– Les Dieux t’ont aussi parlé ?

– Les Dieux savent se jouer de nous et surtout de ceux qui veulent se jouer d’Eux. Crois-moi, Vetus, nous allons bien nous amuser… Et nos voyageurs aussi. »

Dans le dispensaire du Grand Sanctuaire, Scalys avait passé le reste de la journée et la nuit à mettre à jour les dossiers de ses patients pour les répartir entre ses collègues. Aucun d’entre eux n’avait fait de remarques malgré la charge de travail supplémentaire que ça allait leur imposer. Tous, au contraire, étaient navrés de ce coup du sort, la plupart bien conscients du complot qui se tramait.

L’aube pointait lorsque Sofiya, une des responsables du lieu, le rejoignit alors qu’il essayait de ne pas piquer du nez sur le dossier sur lequel il travaillait.

« Tu devrais aller dormir un peu.

– Oui, oui, je finissais ça…

– C’est ce que tu m’as dit hier soir.

– …

– Tu ne vas jamais être en état de partir, si tu ne dors pas avant le départ… »

Il gloussa.

« D’accord, d’accord… céda-t-il en se levant lentement. Je vais aller manger un bout et me coucher.

– Brave petit. »

Il lui tira la langue et s’étira :

« Et vous venez me chercher si y a besoin, hein…

– File. »

Scalys sortit sans grande énergie du dispensaire. L’air était frais, le soleil pointait. Il espérait n’avoir rien oublié de grave. Sry, qui l’attendait, croassa interrogativement en le rejoignant. Scalys tendit sa main bandée pour le laisser s’y poser :

« Salut.

– Crôa ?

– On va déjeuner ? Tu as faim ? »

Il se dirigea vers le palais de son père et là, vers les cuisines. Les responsables des lieux étaient bien sûr déjà à l’œuvre. La cuisinière en chef l’accueillit avec énergie :

« Tiens ! Bonjour, Scalys !… Si tôt levé ? Tu as l’air épuisé ?

– Euh, pas encore couché, la corrigea-t-il en retenant un nouveau bâillement. J’y allais, si je peux manger avant ?

– Pas de souci, va t’asseoir, on va te préparer quelque chose !

– Merci… »

Le jeune homme s’installa à une table et rapidement, la dame revint vers lui pour le servir, déjà en thé et en pain frais, avant de repasser avec une assiette fumante avec des œufs au plat et du lard grillé. Il la remercia avant de manger avec appétit, souriant quand elle amena des chutes de viande à Sry.

Scalys monta ensuite dans ses appartements et ne prit que le temps de se déshabiller avant de se coucher. Il laissa juste le corbeau sortir par la fenêtre. Il dormit comme une masse et se réveilla en milieu d’après-midi. Un peu contrarié d’avoir perdu du temps, il se leva en grommelant et se rinçait le visage lorsqu’on frappa à sa porte.

« Oui, entrez ? »

Athanaios entra, paisible et souriant.

« Tu es réveillé, Scalys ? J’avais peur de te déranger.

– Non, non, t’en fais pas… C’est rare que tu viennes… Qu’est-ce qu’il y a ?

– Un petit Louveteau est venu me voir à la fin de l’office… »

Le vieil homme s’assit dans un fauteuil, posant sa canne au sol. Scalys le rejoignit en s’essuyant le visage :

« Ah zut, désolé…

– De ? Avoir raté l’office ? Ce n’est pas grave, il fallait te reposer. Ce petit bonhomme était très gentil et il te cherchait, mais il savait qu’il pouvait s’en remettre à moi en ton absence. »

Athanaios sortit une lettre scellée de sa large manche et la tendit à son fils :

« Il avait ceci pour toi. »

Scalys posa son linge et prit la missive :

« Le sceau de Milena ?… reconnut-il en fronçant les sourcils. Zut, j’espère que ça va… »

Il se hâta d’ouvrir le courrier, inquiet, et soupira rapidement, soulagé.

« Quelles nouvelles de la Louve d’Argent ? s’enquit Athanaios, curieux.

– Elle m’informe que Papa est pas ici en ce moment, mais qu’elle a envoyé des messagers le prévenir de ce qui est arrivé.

– C’est bien aimable de sa part.

– Apparemment, il est à Krasnyles, il y avait des soucis là-haut.

– Y envoyer quelqu’un qui connaît bien l’endroit est une bonne idée, approuva le Grand-Prêtre.

– Oui, c’est ce qu’elle dit. Elle dit aussi qu’ils vont nous tenir à l’œil et que toute la guilde sera informée de nous prêter assistance si besoin… Elle me donne même un code pour ceux qui nous reconnaîtraient pas.

– Oh, vraiment ? Voilà qui est une bien bonne nouvelle. »

Athanaios hocha la tête :

« Ça me fait plaisir. Il faudra que je la remercie. »

Il y eut un silence. Scalys soupira et à nouveau, son père sourit :

« Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer. »

Le jeune homme le regarda et fit la moue avant de s’asseoir sur le canapé, à côté de lui.

« C’est normal que tu sois inquiet. C’est une grande aventure qui t’attend, tu n’as pas tant voyagé dans ta vie. C’est important que tu connaisses mieux le royaume et ses peuples avant de me succéder.

– Je sais, je sais… C’est pas tant de partir faire un voyage qui me dérange… Mais tu connais Alexei comme moi… Ils ont bien manigancé de nous forcer à partir ensemble… Si on s’étripe pas en deux jours, ça sera en trois… »

Étonnamment, Athanaios gloussa. Scalys leva un sourcil dubitatif et le vieil homme se pencha pour poser sa main sur la sienne et dire avec douceur :

« Mon petit, il faut que tu aies confiance en toi, en lui et, surtout, en nos préceptes.

– Euh, tu peux préciser ?

– La Lune est la Lumière qui éclaire la nuit. Pour cela, nous entendons qu’Elle nous éclaire aussi dans nos propres nuits.

– Hm, hm ?

– Cela peut avoir plusieurs sens, tu le sais, et celui qui te concerne aujourd’hui est le suivant : trouver la lumière dans cette histoire-là.

– Tu veux dire, trouver ce qu’il y a de bien dans tout ça ?

– Oui, mais ce n’est pas que ça. Tu le sais, notre doctrine dit aussi que la lumière est partout et cela veut aussi dire qu’elle est en chacun de nous. »

Athanaios sourit encore devant l’air dubitatif de son fils :

« Personne sur cette terre n’est totalement mauvais. Pas plus Alexei que quiconque. C’est un homme dur et il a fait couler bien trop de sang, nous le savons, mais même cela ne fait pas de lui un démon. Il y a du bien en lui comme en chacun. Si tu parviens à le voir, à voir sa lumière au milieu de ses ténèbres, alors ce voyage ne sera pas vain. »

Scalys demeurait sceptique, mais le vieil homme insista :

« Scalys, te souviens-tu de ce que je t’ai dit lorsque je t’ai proposé de me suivre ici ?

– Euh… Que tu pensais que ça serait le mieux pour moi… ?

– Certes, mais aussi et surtout que tu avais le choix. Si ce jour-là, tu m’avais dit que tu préférais rester un Louveteau auprès de ton père, j’aurais accepté ton choix sans le discuter. Tout comme je l’accepterai si demain, tu m’annonçais finalement que tu ne veux pas être mon successeur.

– Où veux-tu en venir ?

– A ceci, mon petit. T’est-il déjà venu à l’idée que ce choix, Alexei, lui, ne l’avait peut-être jamais eu ? »

Il y eut un silence pendant lequel Scalys le regarda, clignant des yeux, interloqué, avant de bredouiller :

« Comment peut-on pas avoir le choix de massacrer des innocents ?…

– Je l’ignore, mais nous n’y étions pas. Ce qui est certain, par contre, c’est qu’il n’a pas eu le choix de naître prince, héritier du trône, dans ce contexte si particulier. Pas plus, peut-être, qu’il ne l’a eu de devoir prendre les armes. »

Athanaios sourit encore et resserra ses mains sur celles de son fils :

« Garde ça en tête. Laisse-lui le bénéfice du doute. Tu n’as rien à y perdre. Vous aurez dans tous les cas à veiller ensemble sur le royaume. Mieux vous connaître ne peut que vous aider. »

Il se redressa et, sous le regard surpris de Scalys, retira tranquillement de son cou le médaillon rond en argent gravé, symbole de son rang, pour le passer tout aussi paisiblement autour de celui d’un Scalys stupéfait.

« … ?… Euh, Père ?… Je peux pas…

– Si si. »

Athanaios tapota son épaule.

« Je te le confie.

– … Le Médaillon Lunaire ?… Mais c’est ce qui te désigne comme Grand-Prêtre… Sans parler de sa puissance… Qu’est-ce que… bredouilla Scalys en prenant le bijou d’une main tremblante.

– Je te fais confiance, pour le garder, et pour savoir quand tu devras t’en servir. Fais-toi confiance, toi aussi. Rien n’arrive pour rien. Notre Déesse vous protégera. »

Le temps fila sans s’arrêter et deux jours plus tard, dans l’après-midi, Scalys priait, au pied de la grande statue de Meztli, dans le Grand Temple, attendant la courte cérémonie de bénédiction qui allait précéder leur départ officiel. De nombreux fidèles étaient venus, pour se recueillir ou juste ne pas louper ça.

Scalys n’avait pas revu Alexei. Markus était par contre passé la veille vérifier que tout allait bien et qu’il serait prêt. Scalys avait été un peu surpris de son calme et de son pragmatisme.

Il connaissait peu Markus, sachant qu’il était un maître d’armes et un stratège réputé, sans plus savoir quel était son grade ou sa position exacte. Il avait noté avec intérêt et sans le relever à haute voix qu’il avait tutoyé Alexei et Adrian, lors de leur rapide mise au point après l’annonce de la nouvelle, ce qui était aussi surprenant qu’amusant.

En tout cas, sa visite avait un peu rassuré le jeune prêtre. Markus s’était révélé sage et de bon conseil. Conscient que Scalys n’avait ni leur entraînement ni leur endurance à cheval, il avait pris soin de lui expliquer le trajet prévu en l’assurant qu’ils allaient y aller tranquilles, n’étant, de fait, et contrairement à ce qui se disait et qu’ils laissaient dire, absolument pas pressés.

Il était ainsi prévu qu’ils chevauchent vers l’ouest pour gagner le port de Primorski, d’y prendre un bateau pour Goriaberg, à l’est de la péninsule, et de là, d’aller faire semblant d’explorer les montagnes en attendant des nouvelles de la venue de l’Ometa. Le royaume était vaste. Rien qu’aller au port prendrait une vingtaine de jours, si tout allait bien.

Scalys n’avait pas eu beaucoup de temps pour repenser à ce que lui avait dit son père. Il avait caché le pendentif sous sa tunique, désireux de ne pas attirer l’attention sur le fait qu’Athanaios lui avait donné. Il était assez mal à l’aise avec ça tout seul.

Scalys leva les yeux vers le visage de la statue, paisible et souriant.

Rien n’arrive pour rien…

Quel était vraiment le but de tout ça ?…

« Ô Meztli, Ô Ma Déesse, si vraiment, au-delà de ce complot, c’est Ta volonté de nous envoyer sur les routes… Alors, je Te le demande, envoie-nous un guide, envoie-nous un signe… Nous laisse pas nous perdre… J’ai foi en Toi, Tu le sais. Si Toi, Tu as foi en moi, en nous, laisse pas nos ennemis avoir le dernier mot. »

Du bruit derrière lui le fit se tourner et, voyant que c’était Alexei et Markus qui arrivaient, suivis de leurs épouses et de quelques autres personnes, il se releva et se tourna vers eux.

Alexei avait l’air fatigué et nerveux, Markus plus posé. Scalys ne dit rien, les laissant le rejoindre.

Alexei le salua d’un signe de tête et Markus lui aimablement :

« Bonjour, vous êtes prêt ?

– Soles est sellé, mes bagages accrochés à sa croupe, je pense avoir rien oublié… Tout va bien de votre côté ? »

Alexei alla s’agenouiller devant la statue à son tour et Markus chuchota à Scalys :

« Excusez-le, les adieux avec son frère ont été un peu difficiles…

– Je vois. »

Un peu plus tard, la cérémonie commença. Elle consistait en une bénédiction et surtout au « Dépôt de Vigilance », un rituel très simple visant à s’assurer de la bonne santé des voyageurs.

Athanaios menait la prière avec Vetus. Venus en spectateurs après qu’il leur ait été signifié qu’ils ne pourraient officier, Danil et quelques prêtres d’Olies s’étaient assis au premier rang, l’air particulièrement pieux et concernés.

Le rituel se passait en deux temps. Tout d’abord, les voyageurs confiaient une goutte de leur sang, puis cette dernière devenait une petite flamme rouge. Tant que cette dernière brûlait, les personnes qui la gardaient savaient que le voyageur était en vie.

Les trois flammes furent posées sur l’autel, au pied de la statue, et Athanaios annonça d’une voix forte qu’elles y resteraient jusqu’au retour des deux élus et de leur garde et qu’il invitait tout le monde à prier pour la réussite de leur sainte mission. Scalys se retint comme il put de rire en entendant ça, ce qui lui valut un regard intrigué de Markus et méfiant d’Alexei.

La cérémonie devait s’achever peu après, sur une ultime bénédiction d’Athanaios.

Markus rejoignit son épouse pour une longue étreinte.

Celle d’Alexei et Leonora fut bien plus rapide et moins appuyée. Scalys n’entendit pas ce qu’ils se murmurèrent. Leonora sourit à son époux, émue, en hochant la tête.

Le prince rejoignit ensuite Adrian et Yui, sans doute pour s’assurer aussi que tout irait bien de leur côté.

Scalys se laissa étreindre avec plaisir par son père qui le regarda avec sa douce bienveillance habituelle et le jeune homme n’eut pas besoin qu’il lui dise pour l’entendre : tout va bien se passer.

Athanaios alla ensuite saluer Danil et ses sbires et Scalys regarda Vetus :

« Prends bien soin de lui, s’il te plaît…

– Tu n’avais pas besoin de me le demander. » lui répondit le prêtre, aussi sérieux qu’à son habitude.

Ils échangèrent un regard et Vetus eut un sourire rapide :

« Prends soin de toi, toi aussi. »

Ils sortirent. Leurs montures les attendaient devant le temple, plus ou moins tenues par des serviteurs. Si Soles, le cheval de Scalys, était sage, à côté d’Olia, la jument de Markus, Selena, elle, broutait un peu plus loin. Un quatrième équidé, plus trapu et plus lourdement chargé, était aussi là, attaché à celui de Markus.

Alexei soupira et siffla. Selena releva la tête, le regarda, s’ébroua avant de trotter vers eux, l’air parfaitement innocente. Pas dupe, le prince l’attrapa par la bride :

« Tu ne vas pas commencer à faire ta tête de mule alors qu’on n’est pas encore partis, toi… »

La jument lui donna un petit coup de tête amical, lui arrachant un sourire.

Sorti avec Athanaios, Danil s’approcha pour exprimer avec une emphase fort pompeuse sa joie de les voir partir et son soutien inconditionnel à leur saint périple.

Alors qu’un petit groupe de fidèles entamait un chant de joie, rapidement repris par la foule, Alexei jeta un regard sombre au grand prêtre blond et se pencha pour lui murmurer :

« Votre “ prophétie ” n’implique pas que vous soyez vivant à notre retour, Danil. Et mon absence ne signifie en rien que vous êtes le maître ici, soyez-en sûr. Alors, ne poussez pas ma patience ni votre chance. »

Le prince se redressa, contenant plutôt bien sa fureur. Le sourire de Danil s’était figé et il se recula en marmonnant des bénédictions certainement fort peu sincères.

Markus étreignit une dernière fois son épouse. Ils s’embrassèrent avec tendresse.

« Bon voyage, Markus. Sois prudent. »

Il sourit et l’embrassa encore :

« Compte sur moi. Il est hors de question que je te laisse veuve, tu es encore bien trop belle et tu serais vite embêtée par bien trop de prétendants… »

Leonora avait rejoint Alexei et pris son bras pour l’apaiser :

« Partez sans crainte, mon ami, nous sommes là, nous veillerons. »

Scalys les regarda avec un sourire, attendri, bien plus d’ailleurs par Markus et Inna que par Alexei et Leonora, d’ailleurs, tant l’affection était plus palpable pour le vieux couple que pour le plus jeune. Il rejoignit Soles et le flatta, remarquant avec curiosité qu’un objet très long, emballé dans une toile épaisse, était attaché à la croupe d’Olia. Une lance ? se demanda le jeune prêtre. Ses compagnons d’infortune lui semblaient pourtant déjà bien armés, s’il en croyait les épées et les arcs aussi harnachés à leurs montures.

Markus enfourcha cette dernière et Scalys suivit le mouvement. Alexei les imita et les regarda :

« Messieurs. Si vous me permettez d’ouvrir la voie ?

– Faites, je vous suis. » lui répondit Scalys et Markus hocha la tête.

Ils partirent donc et les acclamations de la foule les accompagnèrent jusqu’aux portes ouest de la ville et même un peu au-delà. S’ils firent bonne figure, saluant et souriant autant qu’ils pouvaient, ils n’en furent pas moins immensément soulagés lorsqu’ils se retrouvèrent enfin plus tranquilles sur la route, même si, si proche de la ville, cette dernière restait très fréquentée.

Ils chevauchaient en silence lorsqu’un croassement retentit, faisant lever le nez à Scalys et sourire Markus.

« Ah te voilà, toi, où tu restais… soupira Scalys en levant sa main bandée, sur laquelle Sry vint se poser.

– Je me disais bien qu’il manquait quelqu’un, remarqua le vétéran. Il vient avec nous ?

– On dirait…

– Crôa.

– Vous auriez pas pu adopter un poulet ? grommela Alexei en leur jetant un œil par-dessus son épaule. Au moins, ça se mange…

– Vous avez prévu si peu de vivres ? répliqua Scalys.

– Non, lui répondit Markus, mais croyez-en notre expérience, on n’est jamais trop prévoyant. »

Il y eut un nouveau silence.

Puisqu’Alexei chevauchait en tête, silencieux, Scalys ralentit pour se mettre à la hauteur de Markus :

« Dites-moi, je me demandais… Il y a longtemps que vous êtes marié à Dame Inna ?

– Bonne question… »

Markus fit la moue, réfléchissant :

« Alors, j’avais 21 ans lorsque je l’ai connue, 27 quand je l’ai épousée… Ça fait donc 26 ans…

– Vous n’avez pas eu d’enfant ?

– Non, elle n’en voulait pas plus que moi et nous avions assez à faire à élever Alexei… commença Markus avant d’ajouter en levant la voix : C’est qu’il nous en a fait voir, le petit prince ! »

Le plus si petit prince se tourna, agacé :

« Eh ! »

Amusé, mais désireux de ne pas en rajouter, tant il sentait Alexei énervé, Scalys changea de sujet :

« Le prince Illia a mal vécu votre départ, alors ?

– Oui, il a cru qu’on repartait à la guerre, on a eu beaucoup de mal à lui faire comprendre que non… Il était très inquiet et Alexei n’aime pas le laisser comme ça. »

Scalys hocha la tête alors que Sry se renvolait.

Les heures passèrent, sur la route bien animée, et ils furent tous trois soulagés d’arriver à l’auberge où ils avaient prévu de passer leur première nuit. Surtout Scalys, bien fatigué d’avoir chevauché quelques heures.

Le lieu aussi était animé. Ils n’étaient pas les seuls à s’y être arrêtés pour la nuit. Laissant Scalys et Sry à une table, alors que Markus s’occupait des chevaux, Alexei alla au comptoir pour négocier des lits et des dîners.

Le jeune prêtre n’aurait rien eu contre aller se coucher tout de suite, si l’idée de le faire le ventre vide n’avait pas été si mauvaise.

Alexei revint avec deux chopes de bière :

« Ils vont vous apporter du thé et il y a du ragoût de poulet au menu.

– Parfait. »

Le prince s’assit près de lui.

« Et ben ça promet si vous êtes dans cet état après un si court trajet…

– Bah, ça ira mieux quand je me serai habitué.

– C’est pas demain que vous nous battez à la course.

– C’est pas demain que vous fabriquez un remède, chacun sa spécialité. De toute façon, on est pas pressés, je me trompe ? »

Alexei but un peu et admit :

« Non, non… … Pourquoi vous avez rigolé quand votre père a dit que nos flammes allaient rester sur l’autel ? »

Scalys fronça un sourcil et mit un instant à se souvenir de la chose.

« Ah ! Danil voulait qu’elles soient mises “ à l’abri ” loin des regards, sûrement sous sa sainte garde, mais mon père a expliqué qu’il était très important qu’au contraire, il était important qu’elles restent à la vue de tous pour rassurer les fidèles et que personne ne puisse discuter leur état… Et le roi s’est rangé à cet avis. »

Alexei croisa les bras :

« J’admire vraiment la finesse avec laquelle votre père a rattrapé tout ce bazar… »

Une demoiselle du lieu, joyeuse, apporta le thé et trois grands bols de ragoût fumant. Un peu surprise, elle demanda :

« C’est pour le corbeau, le troisième ?…

– Euh, non, pour notre compagnon qui s’occupe des chevaux… lui dit Alexei.

– Ah, pardon !

– Pas de mal, vous pouviez pas savoir. »

Elle repartit et Scalys prit sa tasse dans ses mains :

« Euh, au fait, pourquoi vous m’avez pris du thé ?

– Ben, vous aimez ça, non ?

– Euh oui, enfin, j’aime bien la bière aussi, hein… »

Alexei resta bête alors le jeune prêtre le regardait, goguenard.

« J’ai 24 ans, je vous rappelle…

– Ah, pardon… »

Le petit rire de Markus, qui revenait, leur fit tous deux le regarder :

« Ben alors, tu croyais qu’il avait quel âge ? »

Le vétéran s’assit, amusé.

« Ben, honnêtement, moins, mais je n’aurais pas su dire…

– C’est pas dur, Athanaios nous l’a présenté lors de la fête d’anniversaire des cinq ans d’Illia. »

Alexei chercha dans sa mémoire alors que Markus prenait sa chope et faisait mine de trinquer avec Scalys qui hocha la tête avec un sourire en faisant un petit geste avec sa tasse.

Le prince reprit la sienne :

« Ah oui, maintenant que tu le dis… »

Scalys vida sa tasse :

« Et j’avais douze ans. Le calcul est simple, j’espère que vous y arriverez ? »

Alexei lui jeta un regard sombre avant de reprendre sa bière.

« Bon, allez, mangeons pendant que c’est chaud. » dit Markus.

Scalys ne tarda pas à aller se reposer, laissant les deux militaires finir d’autres bières seuls. Alexei restait sombre et ne répondit pas au « Bonne nuit, abusez pas trop, je porte personne demain. » de Scalys quand il partit.

« Lexei, par pitié, détends-toi. Le royaume ne va pas s’écrouler parce que tu es absent quelques mois…

– Grml.

– Et Illia est bien entouré. Je sais que Mathilde se fait vieille, mais elle reste là et Inna, Leonora et Tatiana sont là aussi. »

Alexei but de la bière sans répondre.

« Sérieux, Lexei, c’est pas la première fois qu’on part comme ça… »

Alexei grogna et Markus soupira :

« Ça te fait suer à ce point de voyager avec lui ?

– Ça me fait suer, oui, d’avoir la responsabilité de l’avenir du Culte de Meztli en la personne de son héritier, un gamin qui sera un poids à la première embuscade… Et qui en plus a la langue plus acérée que mon épée. »

Markus n’insista pas. Il connaissait son prince. Scalys prenait ce soir-là pour sa culpabilité d’avoir laissé son frère sans sa protection dans ce contexte si étrange.

Ça passerait.

Enfin, il espérait, parce que sinon, le voyage allait vraiment être long…

« Alexei…

– (Boude)

– Lexei…

– Grml.

Lexeiiiiiiiiii… »

Markus soupira.

« Allez, arrête de faire ta tête de nœuds, dis-lui que tu ne le pensais pas…

– Si. »

Les trois hommes chevauchaient sur une route tranquille. Alexei était toujours en tête, Markus suivait avec le quatrième cheval et Scalys était un peu plus loin, l’air renfrogné.

Le vétéran soupira encore.

Le voyage allait vraiment être long…

« Vous êtes usants, tous les deux… »

Scalys grommela à son tour :

« C’est pas moi qui ai commencé. »

Markus lui jeta un œil avec un sourire en coin goguenard.

« Vous devriez être au-dessus de ce genre de remarques.

– Je devrais, je vous l’accorde, admit le jeune homme, bougon. Mon père serait pas fier. »

Markus hocha la tête :

« Il vous dirait quoi?

– Sans doute effectivement de pas prêter attention à ce genre de paroles, répondit Scalys avant d’ajouter plus fort : ‘’Abandonner ses lèvres à la malveillance est indigne de qui suit Meztli.’’ »

Alexei lui jeta un œil :

« ‘Devriez y méditer aussi… »

Markus gloussa aussi discrètement que possible alors que Scalys jetait un regard froid au prince.

Les premiers jours de voyage avaient été quelque peu tendus, rien de surprenant, cela dit.

L’après-midi se tirait dans la campagne bewanéenne, le soleil printanier brillait dans le ciel, éclairant les champs encore verts. Il avait beaucoup plu pendant l’hiver, aucune sécheresse à l’horizon. Les récoltes seraient bonnes, cette année, si le temps se maintenait ainsi. C’était à espérer… Une famine ne manquerait à personne.

Ils étaient désormais loin de la capitale. Il n’y avait plus grand monde sur la route. Le port de Primorski était plus proche de Jayawardena que celui de Walzburg, mais, plus petit, et inaccessible d’elle, en plus, de la fin du printemps à celle de l’été, il attirait bien moins de monde. En effet, le fleuve au bout duquel il se trouvait connaissait de larges crues en cette saison, transformant en marécages toutes les terres qui le bordaient à l’est, et ce pratiquement jusqu’à la hauteur d’Oliasburg, bien plus au nord.

Le chemin se poursuivit un moment en silence. Sry, qui volait autour d’eux, comme souvent, croassa et descendit se poser sur le pommeau de la selle de Scalys. Il bâilla, faisant bâiller Scalys par ricochet.

Markus plaça sa main en visière :

« Il y a des nuages là-bas, et il pleut fort…

– Magnifique, souffla Alexei, blasé avant de se retourner vers son ami : On est loin du prochain village?

– Oui, et c’est droit par-là, d’après ma carte…

– Il manquait plus que ça…

– Nulle part pour se mettre à l’abri? intervint Scalys en scrutant le ciel à son tour. Les nuages viennent vers nous.

Hmmm… »

Markus regarda tout autour d’eux, avant de pointer vers le sud du doigt :

« Je ne vois pas de cabane de champs à l’horizon, mais il y a une forêt, là-bas… Ce ne sera pas parfait, mais nous devrions être plus à l’abri sous les arbres qu’à découvert…

– Ça serait toujours ça. » admit Alexei.

Ils enfilèrent tout de même les capes cirées qu’ils avaient emportées pour se protéger de la pluie et sortirent de la route par un sentier cabossé. Les gouttes commencèrent à tomber avant qu’ils n’atteignent la couverture des arbres.

La forêt était vaste et dense. La pluie y était effectivement moins violente. L’obscurité, cependant, fut vite problématique. Alexei était toujours en tête, suivi de Scalys et Markus fermait la marche.

Un bon moment passa avant qu’ils n’arrivent dans une clairière un peu abritée par la paroi d’une petite falaise. Alexei descendit de sa jument, sous le regard dubitatif de Scalys, pour aller voir ça de plus près. Puis il revint vers Markus. Scalys les vit parler sans entendre. Markus posa pied à terre à son tour. Scalys vit encore Alexei prendre son arc et son carquois, bander le premier et partir.

Markus vint alors vers lui :

« On va se poser ici, ça vous va? Je vais monter la tente. Vu le temps, on va sans doute devoir dormir là.

– Vous avez besoin d’aide? Que faisait Alexei?

– Il vérifiait que la paroi était rocheuse et assez solide, pour qu’on ne risque pas de se la prendre sur le nez tant qu’on sera là. Et oui, si vous voulez… On n’est jamais trop de deux pour s’installer… »

Scalys hocha la tête et démonta. Ils attachèrent les chevaux et commencèrent à voir comment faire.

« Au fait, où est-il parti?

– Il a dit qu’il avait envie de chasser un peu… »

Alexei avançait furtivement entre les arbres, aux aguets. Il avait aperçu des animaux à travers la pluie… Et hors de question de manger du gruau ce soir. La pluie couvrait le peu de bruit qu’il faisait. Il arma une flèche en apercevant une silhouette massive. S’approchant, il reconnut un cerf, mais l’animal s’avéra boiteux. Âgé, sans doute… Et blessé, lui confirmèrent ses yeux un instant plus tard.

Alexei banda son arc en pensant : « Je vais abréger tes souffrances, repose en paix et sois remercié… » Il tira et toucha au flanc le vieux cerf qui hennit en se cabrant et partit au galop, enfin autant que possible. Alexei le suivit sans trop de mal, mais l’animal chuta dans une pente et le prince mit un moment à la descendre dans la boue glissante, alors que la pluie s’arrêtait un moment. Il le retrouva sans surprise mort. Il s’agenouilla près de lui pour renouveler sa prière, remerciant la bête et lui souhaitant repos dans les Champs Divins.

Puis, il se dit que cet animal était bien trop gros pour eux trois. Mais de toute façon, cette forêt ne devait pas manquer de prédateurs et, en cette saison où ces derniers étaient nombreux à mettre bas, de la viande laissée-là ne pourrait nuire.

Il sortit son couteau de chasse et réfléchissait à quel bout tailler quand un petit bruit attira son attention. Comme des grognements, mais très faibles…? Intrigué, le prince en chercha la source et eut un petit rire en découvrant un tout petit renardeau qui tentait sans grand succès de mordre dans la patte avant du cerf.

Profondément amusé, Alexei s’accroupit :

« Je pense que c’est un peu dur pour toi… »

Sans doute trop affamé, le petit carnivore s’acharnait pourtant. Alexei regarda autour d’eux, si la mère était là, ou d’autres petits, mais il ne vit rien.

« Tu es perdu? » demanda-t-il en tendant la main pour caresser la minuscule boule de poils.

Cette dernière sursauta en sentant sa main, mais il l’attrapa par la peau du cou avant qu’elle ne file :

« Chhht, tout doux… Ça va aller… »

Le renardeau couinait et se recroquevilla, apeuré, les oreilles couchées, et Alexei tailla comme il put un petit bout de viande et la lui tendit. La boule de poils leva un regard craintif sur lui avant de couiner, interrogative. Alexei rigola encore, la reposa au sol et posa la viande devant elle. Il la regarda flairer, puis se mettre à lécher et mâchouiller. Alexei la laissa faire en taillant un gros cuisseau dans le cerf. Il allait repartir, mais, voyant le renardeau essayer de grimper sur le corps pour, sans nul doute, chercher encore à manger, le prince eut un petit pincement au cœur et soupira avant de le soulever à nouveau :

« Allez, viens, tu seras mieux que là tout seul… »

L’animal couinait encore faiblement, tapi, craintif, quand, un peu plus tard et alors que la pluie reprenait, Alexei rejoignit ses compagnons de route.

La grande tente était montée et Markus essayait de faire du feu en son centre, troué de biais pour évacuer la fumée. Scalys et lui s’étaient changé et le jeune prêtre sortait les ustensiles de cuisine.

« Te revoilà? Qu’est-ce que tu as trouvé? »

Alexei lui tendit la viande :

« Un vieux cerf…

Hmmm… »

Markus prit la chose et l’observa :

« Mouais. En ragoût, ça devrait aller… Et dans ton autre main? »

Il lui montra le renardeau qui couina encore en se faisant tout petit.

« Tiens? Où tu as trouvé ça?

– Il voulait manger le cerf.

– Tout seul? sourit Markus. Eh ben, petit glouton? »

Scalys s’était approché avec la marmite, intrigué. Alexei le regarda :

« Vous auriez un linge pour le sécher? »

Scalys croisa les bras et fronça les sourcils sans répondre. Comprenant, Alexei soupira en levant les yeux au ciel :

« D’accord, d’accord… Je suis désolé d’avoir dit que j’avais connu des petites filles moins chochottes que vous quand elles salissent leurs robes… »

Scalys hocha la tête et lui tendit la marmite :

« Corvée de patates, ça vous apprendra, et laissez-moi cette peluche, je vais m’en occuper. »

Alexei lui tendit la bestiole sans oser répondre. L’échange fait, le prince s’assit à côté de Markus qui soupira, las :

« J’arrive pas à faire prendre le feu…

– Je vais essayer… Commence à dépiauter la viande…

– Oui mon général! »

Alexei prit les pierres à feu et un instant plus tard, de petites flammes s’élevaient des brindilles et des copeaux.

« On aura de quoi faire?

– Oui, je vais l’entretenir avec du charbon… Tu es vraiment doué pour allumer du feu. »

Les deux militaires se mirent à cuisiner, le prince après s’être changé aussi. Markus prépara la viande pendant qu’Alexei s’occupait des oignons et des pommes de terre. Scalys revint s’asseoir près du feu, posant sur ses genoux le renardeau toujours pas très rassuré et emballé dans un linge épais. Mais rapidement, la petite bête prit confiance, réchauffée, et alors que Scalys la frottait doucement, elle jouait désormais plus qu’elle ne se débattait. Sry, intrigué, vint surveiller ce qui se passait, se posant à côté de son humain. Le voyant, Markus sourit et lui tendit un bout de viande que le corbeau saisit sans se faire prier. La petite truffe remua et le renardeau glapit.

« Du calme… lui dit Scalys. Elle a l’air affamée, elle est très maigre…

– Vous pensez que c’est une femelle? demanda Alexei.

– ‘Tendez… commença Scalys en retournant la bestiole sur le dos pour regarder son ventre. Oui, je vois pas de testicules… À part sa maigreur, ça a l’air d’aller… Elle a l’air joueuse, c’est bon signe… » continua-t-il alors que le petit fauve essayait d’attraper ses doigts.

Markus lui tendit une coupelle dans laquelle il avait mis des chutes de viande. Scalys la prit et commença à les distribuer entre les deux animaux. Sry semblait considérer la nouvelle venue avec calme et curiosité. Aucune animosité, en tout cas, surtout lorsqu’il laissa la petite renarde s’installer avec lui, sur le linge séché par le feu, pour y dormir une fois leur dîner avalé.

« Nous voilà cinq, sourit Markus en touillant la marmite.

– Les renards sont des élus d’Olies, dit Scalys. Voyons ça comme un bon signe. Vous comptez la garder? continua-t-il pour Alexei.

– Pourquoi pas, je ne sais pas trop où je pourrais la laisser… »

Il y eut un silence pendant lequel les trois hommes regardèrent la petite renarde s’étirer et bâiller dans un demi-sommeil avant de se bouiner contre le corbeau pour se rendormir.

« Il faudra lui trouver un nom… » pensa tout haut Markus en secouant les braises.

La nuit passa ainsi, dans une tente humide. La pluie cessa pour de bon un peu après minuit et le soleil était revenu au matin. Scalys se réveilla le premier. Il n’avait pas très bien dormi, sans grande surprise, plus très habitué à dormir à même le sol, simplement emballé dans une couverture.

Il se leva sans attendre, s’étira comme il fallait et vint s’accroupir près du feu pour voir s’il pouvait le ranimer. Il sourit en voyant Sry le rejoindre en sautillant, rapidement suivi par la renarde qui courait après son nouvel ami à plumes.

Markus se redressa mollement :

« Bonjour à vous…

– Oh, bonjour. Navré de vous avoir réveillé…

– Pas de souci, on va pas camper là jusqu’au solstice… »

Le vétéran donna un petit coup de coude au prince qui était couché près de lui. Markus avait dormi entre les deux hommes.

Alexei grogna. Scalys gloussa. Il avait réussi à relancer le feu et posa la théière pleine d’eau dessus. Markus se leva et le rejoignit en s’étirant :

« On se prépare quoi?

– On a quoi?

– Je crois qu’il reste du thé et de l’orge torréfiée…

– Oh, on peut se faire de l’orge, pour changer. »

Markus hocha la tête et alla chercher ça dans les bagages posés non loin de là.

Alexei s’assit et soupira, mal réveillé. Il regarda tout autour de lui avant de soupirer :

« Ah oui, la pluie… »

Scalys gloussa. Sry lui donna un petit coup de bec. Le jeune prêtre caressa son corbeau voulut faire de même avec la renarde, qui eut un petit mouvement de recul. Il la laissa flairer sa main et gratouilla sa tête après :

« Vous avez faim aussi, vous… »

Le corbeau sautilla encore. Scalys fit la moue. Markus vint s’agenouiller près de lui :

« On a de la viande séchée et du pain…

– Ça ira très bien pour ce matin. Je peux vous laisser en donner à Sry et notre petite rouquine?

– La viande sèche, il peut en manger?

– Oui, il se débrouillera, répondit Scalys en se relevant, par contre, je pense qu’il faudrait la couper fin pour le bébé.

– Je vais voir ça. »

Scalys alla farfouiller dans les bagages alors qu’Alexei se levait enfin et venait sans grande énergie s’asseoir près du feu, toujours emballé dans sa couverture. Markus lui sourit :

« Houlà, ça va?

– Ouais ouais…

– Tu as si mal dormi que ça?

– Non, non, mais je faisais un rêve bizarre quand tu m’as réveillé…

– Ah, quoi? demanda Scalys, curieux, en revenant près d’eux avec la bobine de cordelette qu’ils avaient emmenée.

– J’étais dans des montagnes immenses, je marchais dans la neige, c’était très pénible, mais il fallait que j’aille quelque part, je ne sais même pas où… »

Alexei se frotta les yeux.

« Et vous, vous avez bien dormi ?

Oui, pas si mal… Ça m’a rappelé mon enfance, mais dormir par terre, ça me manquait pas du tout ! »

Markus coupa de la viande pour les deux animaux pendant que l’orge infusait, qu’Alexei finissait de se réveiller et que Scalys tressait avec dextérité la cordelette.

Au bout d’un moment, Alexei demanda :

« Qu’est-ce que vous fabriquez?

– Je pensais faire un petit harnais pour votre peluche. »

Alexei leva un sourcil alors que Markus hochait la tête :

« Ah, pas bête. »

Le vétéran servit la boisson brûlante dans les verres de terre cuite qu’ils avaient.

« Il va falloir la tenir et une simple laisse l’étranglerait, expliqua Scalys.

– Ah. Oui. Effectivement. » comprit enfin Alexei.

Ladite peluche se débattait avec ses morceaux de viande séchée, en attendant. Alexei sourit en la voyant grogner après celui qu’elle tenait entre ses pattes.

Scalys s’arrêta le temps de manger, puis acheva, tranquille, pendant que ses compagnons s’occupaient des chevaux, de défaire la tente et de charger les bagages.

Si la renarde avait des velléités certaines à se balader, Sry la tenait à l’œil et ne la laissait pas s’éloigner. Scalys regarda son ouvrage et sourit, satisfait. Il alla attraper la petite rouquine qui glapit de surprise et se réinstalla en tailleur pour nouer avec soin la corde tressée autour d’elle, enfin, autant qu’il le puisse avec cette demoiselle qui avait l’air de trouver très rigolo de gigoter et d’essayer de lui mordre les doigts.

Le jeune prêtre arriva quand même à ses fins et leva le bras, tenant la corde, pour voir si ça allait. Les petites pattes sombres s’agitèrent dans le vide et leur propriétaire semblait plus surprise qu’autre chose. Il sourit, la reprit dans sa main et se releva :

« Parfait, comme ça, tu pourras voyager avec nous sans risquer de tomber de cheval… »

Il rejoignit Alexei et lui tendit la petite rouquine :

« Voilà! »

Alexei la prit, prit la corde et sourit :

« Merci, ça sera beaucoup mieux comme ça… »

Markus vint voir :

« Beau boulot!… Bon, alors, comment tu vas l’appeler? »

Alexei fit la moue en levant la boule de poils qui cligna des yeux avant de couiner, interrogative, mais sans plus de peur.

« Flammèche. »

Markus et Scalys échangèrent un regard entendu et hochèrent la tête.

Alexei reprit la renarde dans ses bras et la caressa doucement :

« Ça te va, Flammèche?

Wif ! répondit-elle en essayant de grimper pour lui lécher la joue.

– Je prends ça pour un oui… » déclara-t-il avec un sourire.

« Je vais finir par me demander si les Dieux se foutent quand même pas un tout petit peu de notre gueule… »

Alexei et Markus tournèrent la tête dans un ensemble parfait pour regarder Scalys, qui, lui, regardait les marais qui leur faisaient face avec une lassitude certaine, sous le chaud sommeil de ce matin printanier.

« Ne blasphémez pas, s’il vous plaît… » lui dit Alexei en fronçant un sourcil.

Plus pragmatique, Markus souffla un coup en gonflant ses joues, blasé.

Les crues du grand fleuve avaient plusieurs semaines d’avance, leur coupant la route vers Primorski. Markus leva les bras pour s’étirer :

« Bon… Direction Walzburg ?

– Pas vraiment le choix… répondit Alexei en caressant Flammèche qui s’agitait un peu devant lui, à l’avant de sa selle, habituée à ce qu’un arrêt de la jument ne signifie d’en descendre gambader un peu.

– Heureusement qu’on est pas pressé… souffla encore le vétéran en faisant tourner la bride à sa jument.

– Ça c’est sûr… renchérit Scalys en l’imitant. C’est par où ?

– Plein sud, puis à l’ouest… lui répondit Markus en pointant les directions du doigt.

– Z’êtes vraiment une bille en orientation, vous…

– Ben, je me débrouillais pas si mal à Oliasburg, à l’époque… Mais entre connaître une ville et se situer en rase campagne… Je ne vous ai pas vu ressortir votre astrolabe, d’ailleurs, depuis l’autre soir… En journée, le soleil vous suffit, j’imagine ? »

Markus hocha la tête :

« Tout à fait. L’astrolabe me sert à me repérer grâce aux étoiles. »

Les trois hommes s’éloignèrent de la zone marécageuse. Autour d’eux, le paysage redevint vite vallonné et vert, avec des bosquets çà et là. Scalys siffla Sry, qui avait été voir plus loin, curieux, et qui fit demi-tour le temps de voir où ils allaient avant de repartir en exploration.

« Vous avez vécu à Oliasburg ? » demanda Alexei, intrigué.

Il eut un sourire et secoua la tête en voyant Flammèche se jeter dans le vide et se mettre donc à osciller au bout de sa laisse, au niveau de son mollet. La petite demoiselle aimait beaucoup jouer à la balançoire, il la laissa faire un peu avant de la remonter.

« C’est là que je suis né, enfin, que mes plus vieux souvenirs remontent, en tout cas, lui répondit Scalys.

– Ah, je croyais que c’était à Krasnyles que vous aviez rencontré Athanaios…

– Ah ! Oui, effectivement, on s’est connu à Krasnyles. Je connais très bien cette ville aussi, d’ailleurs. Je l’aimais beaucoup, on y était bien…

– C’est une très belle cité, approuva Markus.

– Un peu froide à mon goût, avoua Alexei en retenant Flammèche qui allait de nouveau sauter et couina, déçue.

– C’est vrai, il ne fait pas chaud dans ces forêts… » reconnut Markus en faisant la moue.

Scalys eut un petit rire alors qu’Alexei frissonnait à ce souvenir :

« Houlà oui… Cet hiver glacial…

– Pris par une neige précoce après une campagne au nord des forêts, expliqua Markus à Scalys qui hocha la tête en comprenant :

– Je crois que je m’en souviens, ça devait être le dernier hiver que j’y ai passé… On vous avait pas remercié, d’ailleurs… Vos troupes à nourrir en plus de nous, on l’avait senti passer !

– Je veux bien vous croire… soupira Alexei.

– … Être obligés d’aller piller un entrepôt de céréales, que de souvenirs…

– Vous me rappelez des choses, rigola Markus. Une des plus grosses colères d’Alexei…

– Ah ?

– Quand il a su que le duc vous rationnait pour nous nourrir, ça a été violent… »

Scalys regarda avec une réelle surprise le prince qui ne le vit pas, chevauchant un peu devant lui. Alexei secoua la tête, encore navré rien que d’y repenser :

« Ah mais ce flagorneur, je l’aurais étripé !… ‘’Ne vous inquiétez pas, Votre Altesse, tout va bien, vos troupes et vous-même ne manquerez de rien !’’… A quel moment laisser son peuple mourir de faim en plein hiver, surtout un hiver aussi glacial, ça se dit ‘’tout va bien’’ !

– Tu sais que Leonora m’en a encore reparlé récemment ? » enchaîna Markus.

Scalys fronça un sourcil.

« Oui, à moi aussi… répondit Alexei. Apparemment, elle n’avait jamais entendu personne engueuler son père comme ça, elle n’en revenait pas… »

Scalys comprit enfin :

« Ah, votre épouse, c’est vrai que c’était notre petite duchesse…

– Oui, elle trouve qu’il fait chaud à Jayawardena, d’ailleurs… »

Il y eut un silence alors que le chemin devenait plus pentu, s’enfonçant entre deux parois rocailleuses. Alexei était en tête, Scalys au milieu et Markus et le quatrième cheval fermaient la marche, comme souvent. Sry revint alors en croassant avec force, sans se poser cependant. Alarmé, Scalys regarda tout autour d’eux et le voyant, Markus eut un sourire :

« Ah, votre oiseau a repéré nos amis…

– Des brigands ?

– Oui, ils nous surveillent depuis un petit moment…

– Ça a pas l’air de vous inquiéter ?

– Oh, vous savez, une bande de gredins paumée, on en a vu d’autres… »

Alexei leur fit signe et ils s’arrêtèrent. Devant eux, loin en bas de la pente, une quinzaine d’hommes armés de piques et d’autres armes grossières leur barrait la route.

« Bon, ça tombe bien, je trouvais qu’on rouillait un peu… dit le prince en retenant un bâillement. Scalys, vous pouvez me garder Flammèche, s’il vous plaît ? continua-t-il en se tournant pour lui tendre la renarde qui glapit, surprise.

– Oh, bien sûr… » s’empressa Scalys en attrapant la petite boule de poils qui les regardait sans comprendre.

Il la caressa pour l’apaiser, enroulant la cordelette autour de sa main gantée pour bien la tenir, alors que Markus le dépassait par la gauche en lui tendant les rênes du second cheval :

« Je vous laisse Orion, tant qu’on y est…

– Je vous en prie. »

Alors qu’Alexei dégainait avec soin son épée, suspendue à sa selle, Markus se plaça à ses côtés, goguenard :

« Même pas l’intelligence de nous encercler…

– Ouais. Y a du niveau, ça va être vite plié.

– Je te couvre à l’arc ou on y va tous les deux ?

– Un peu exigu pour que tu me couvres, non ?

– Hmm, bien vu. »

Markus dégaina donc son épée à son tour :

« Après toi. »

Scalys regarda avec scepticisme les deux hommes lancer leurs montures à l’assaut des brigands qui ne reculèrent pas, mais n’eurent pas non plus le réflexe, pourtant évident, même pour lui, de pointer leurs piques vers l’avant pour arrêter leur charge. Visiblement pris au dépourvu, ils virent avec stupeur Selena bondir pour passer au-dessus d’eux avant que Markus, stoppant sa jument juste à temps et la tournant, ne profite de son allonge pour donner un premier grand coup de lame dans les piques accessibles, en cassant une et en fendant deux autres.

Alexei fit bien sûr immédiatement demi-tour pour revenir à l’attaque.

Les brigands étaient donc encerclés.

« Messieurs, les salua poliment le prince. Vous vous rendez tout de suite et on gagne du temps ou on vous casse quelques os ? »

Un ange passa.

« Pas qu’on soit pressé, et après tout, c’est vos os, mais bon… se moqua Markus en faisant tournoyer son épée.

– Tout à fait, nous serons respectueux de votre choix. »

Il y eut encore un silence. Du haut de la pente, Scalys, rejoint par Sry qui s’était posé sur les sacs que portait Orion, regardait la scène, dubitatif. Il sentait bien que ses compagnons s’amusaient, vraiment pas inquiets, et se demandait un peu s’ils surestimaient leur force ou s’il allait assister à un massacre…

Flammèche couina. Il la regarda et sourit en gratouillant sa tête :

« Ton papa s’amuse, t’en fais pas.

– Wif ? »

Les bruits des armes lui fit relever la tête.

Apparemment, les brigands avaient choisi l’option « baston ».

Scalys fronça les sourcils, prêt à prier pour les âmes des malandrins, mais il comprit très vite qu’Alexei et Markus avaient beau ne pas faire semblant de se battre, de façon surprenante pour le jeune prêtre, il n’y avait aucune giclée de sang en vue.

Et effectivement, Alexei et Markus s’amusaient sans aucune volonté de tuer, ni même de blesser sérieusement, leurs adversaires.

Le prince descendit rapidement de sa jument, désireux de ne pas plus exposer cette dernière aux armes des brigands, dès qu’il eut assez dégagé la voie. Markus fit de même, sans doute pour la même raison. Les bandits ne faisaient comme prévu pas le poids face à eux, mal armés et trop peu entrainés, ce que Markus ne manquait pas de leur expliquer. Il para ainsi sans peine un coup de gourdin :

« Mais non, pas comme ça… »

Il repoussa l’homme en continuant :

« Lever les bras pour frapper de cette façon, c’est n’importe quoi, j’aurais pu vous embrocher comme je voulais, là… »

Il esquiva un coup de pique sur sa droite en continuant :

« Non mais faites un effort, sérieux…

– Ouais, je suis déçu, là, dit Alexei en saisissant la lame de son épée de son autre main pour envoyer voler un de leurs agresseurs d’un vif coup de sa garde. Vraiment, je m’attendais pas à des brutes, mais quand même… »

Il se dégagea un chemin jusque Markus et les deux hommes se mirent dos à dos pour finir, papotant comme si de rien n’était alors que les derniers brigands, furieux, essayaient encore de les frapper.

« T’en es à combien ? demanda le vétéran en esquivant encore un coup de pique.

– Six, et toi ? répondit Alexei en donnant un large coup d’épée pour éloigner ses adversaires.

– Seulement six ? Lexei, c’est pas comme ça que je t’ai élevé !… s’écria Markus en saisissant le pique de sa main libre pour tirer le brigand et l’assommer avec sa garde.

– Eh oh, ça va, on est pas à la mine ! protesta Alexei en parant un coup de masse.

– C’est pas comme ça que je t’ai élevé, c’est tout ! répliqua Markus en envoyer l’homme sonné sur un de ses camarades, le faisant tomber au sol.

– Maieuh ! »

Alexei eut une moue boudeuse en repoussant violemment son adversaire :

« … Et toi, t’en es à combien ?!

– Neuf avec celui-là.

– Pfff… »

Alexei frappa le torse ennemi avec le plat de sa lame, lui coupant de souffle :

« C’est pas drôle ! C’est toujours toi qui gagnes !

– Mais non, c’est bien… »

Ils finirent les derniers brigands, puis Markus tapota l’épaule du prince, amusé :

« Ça veut dire que tu as encore des choses à apprendre. C’est une bonne nouvelle, non ? »

Autour d’eux, les brigands gémissaient au sol, mais aucun n’eut la mauvaise idée d’essayer de se relever pour les rattaquer.

Pas futés, certes, mais pas suicidaires non plus.

Scalys les rejoignit avec le dernier cheval, descendant la pente plus prudemment qu’eux. Il savait que sa monture n’était pas habituée à crapahuter ainsi.

Arrivé à leur hauteur, le jeune prêtre regarda la scène et secoua la tête :

« Et bien, voilà qui s’appelle dégager le chemin…

– Et sans tuer personne !

– Je vois ça, oui… Comme quoi, quand vous faites un effort. »

Markus alla récupérer sa jument qui s’était prudemment éloignée le temps du combat.

« Oh, ça se fait, dit-il en la renfourchant. Contre un petit groupe peu expérimenté, c’est facile…

– C’est vrai, approuva Alexei alors que Selena le rejoignait. C’est plus compliqué de faire ça dans une mêlée plus brutale, face à des adversaires aguerris. »

La jument lui donna un petit coup de tête affectueux et il la flatta :

« Merci, me belle. »

Selena piaffa.

« D’accord, d’accord, on repart… »

Il remonta rapidement :

« Ce que tu es impatiente ! »

Il rengaina sa lame pendant que le regard de Scalys courait sur les corps, au sol. Tous avaient l’air vivants… Pas si amochés, et vivants… Ses compagnons n’y avaient pas été de main morte, mais ils semblaient effectivement n’avoir tué personne.

Scalys cria tout de même à la cantonade :

« Beaume à l’arnica, hein… Et du repos… »

Faisant sourire ses compagnons.

« Vous ne voulez pas rester les soigner, tant que vous y êtes ? lui lança Alexei.

– Me tentez pas. »

Ils repartirent et le prêtre demanda :

« Et vous, ça va ?… Vous avez un bel hématome sur le bras, Markus ?

– Rien de grave, ‘vous en faites pas.

– Je dois avoir de quoi faire dans mon sac… pensa tout haut Scalys en se tournant pour regarder.

– Ça va, je vou…

– Essayez même pas. »

Il ouvrit sa sacoche d’une main, tenait toujours Flammèche de l’autre, et, le voyant, Alexei sourit et ralentit Selena pour se mettre à sa hauteur :

« Rendez-la-moi, si vous voulez ?

– Ah oui, merci…

– Elle a été sage ? » demanda le prince en tendant la main.

Scalys prit la renarde par son harnais pour la lui tendre. Amusée, elle agita ses pattes en glapissant joyeusement. Alexei la prit et sourit :

« Coucou, toi. »

Il réenroula la cordelette à sa main, puis la reposa sur le devant de sa selle. Elle bâilla profondément, le faisant bâiller par ricochet.

Scalys sortit un sachet de son sac, le sentit, le remit, en sortit un autre, le sentit pareillement et hocha la tête. Il mouilla des herbes pour les appliquer sur l’hématome en faisant un bandage sommaire. Markus le remercia.

Pendant ce temps, Alexei avait, comme il en avait pris l’habitude, installé Flammèche dans une grande poche sommaire, faite de son manteau plié, accrochée à la croupe de la jument, pour qu’elle s’y endorme. Ils sortirent de ce chemin cloisonné pour retrouver une route plus large et entouré de champs de céréales et de vignes.

« Je commence à avoir faim, dit le prince en s’étirant, en levant les bras, ce qui le fit grimacer.

– Moi aussi, approuva Markus, mais c’est un peu tôt.

– Alexei… » gronda Scalys.

Le regard sombre et l’air glacial du jeune homme, qui fixait le prince, surprirent Markus autant qu’ils inquiétèrent Alexei :

« Euuuuuh… Oui… ?

– Vous avez mal où ?

– Ah !… Non non mais ça v…

– Alexei… »

Le ton charriait des icebergs. Scalys croisa les bras, ses doigts gauches pianotant sur sa manche. Alexei eut sans le comprendre froid dans le dos et bredouilla d’une petite voix, très mal à l’aise :

« Un petit coup dans les côtes… »

Scalys soupira en levant les yeux au ciel, avant de le regarder à nouveau, sévère, en stoppant sa monture :

« Bon. Montrez-moi ça.

– Mais ça peut att…

– Non. »

Scalys descendit de sa monture. Alexei jeta un regard où se mêlaient appréhension et surprise à Markus qui haussa les épaules et lui fit signe d’y aller.

Alexei posa donc pied à terre avant de grommeler en défaisant sa ceinture :

« Je vous jure que ce n’est rien…

– Me forcez pas à me répéter. »

La détermination froide du jeune prêtre acheva de réduire en cendre celle du prince à lui tenir tête. Il retira donc son pourpoint, non sans grimacer encore.

Un large hématome couvrait sa poitrine, à gauche. Scalys soupira encore en le voyant et s’approcha pour y regarder de plus près :

« Z’avez une définition intéressante de ‘’rien’’… »

Il voulut toucher et Alexei eut un mouvement de recul :

« Eh ! »

Scalys leva la tête pour le regarder et jeta :

« Non mais vous allez me laisser vous soigner oui ?! »

Alexei grommela et le laissa faire, se retenant autant que possible de grimacer ou gémir alors que les mains fraîches de Scalys tâtaient doucement la contusion.

« Bien, reprit le jeune médecin en retournant farfouiller dans la besace accrochée à son cheval. Alors on va se mettre d’accord : une côte fêlée, c’est pas ‘’rien’’ du tout, surtout quand on est au milieu d’un long voyage à cheval. »

Il revint avec des herbes qu’il macha un peu avant de les appliquer sur la peau et de bander la poitrine en expliquant :

« Au pas jusqu’à ce qu’on s’arrête, je vous préparerai un meilleur onguent quand nous aurons du feu. »

Alexei n’osait plus protester, il bredouilla un vague « merci » et ils repartirent.

La route était encore longue jusqu’au grand port.

Daria l’Ancienne était, comme son surnom l’indiquait sans laisser trop de place au doute, une femme d’un âge plus qu’honorable. Grande, forte, elle était en bien meilleure santé que la plupart des personnes de sa génération, ce qui n’était statistiquement pas difficile, cela dit, vu qu’ils étaient majoritairement déjà morts.

Son auberge, un peu perdue dans la campagne, au nord-est de Walzburg, était réputée et populaire. Ce n’était pas l’axe le plus fréquenté du pays, mais ce n’était pas un sentier paumé non plus, surtout lors de la saison des crues, en avance cette année-là.

Daria avait du caractère et menait son personnel à la baguette. Pas méchante, mais bourrue, la dame aimait que ça tourne et bien. Ses employés, tout comme ses clients, la laissaient râler en essayant de ne pas trop sourire devant elle, tant personne n’était dupe : elle avait un bon fond. En cherchant bien.

Ce soir-là, il pleuvait dru, du feu brûlait dans l’âtre et on l’entendait houspiller ses cuistots depuis la vaste salle principale, dans laquelle, du coup, tout le monde rigolait doucement, que ce soient les clients, aux tables ou au comptoir, les serveurs et serveuses ou le barman, un immense gaillard roux, barbu, dont les bras étaient probablement aussi larges que la plupart des cuisses des hommes présents.

La vieille dame revint au comptoir en grommelant, passant par la double porte battante qui se trouvait à sa gauche. Le grand roux la regarda :

« Ben alors Mémé ?…

– Ah mais ‘faut qu’y s’bougent, on a du monde à nourrir nous !

– T’en fais pas Daria ! cria un client de sa table. Pour leurs p’tits plats, on peut attendre ! »

Lorsque la porte en bois massif de l’entrée s’ouvrit avec le long grincement qui lui était propre, tous ne l’entendirent pas, certains riant trop fort.

Mais le silence se fit rapidement lorsqu’ils réalisèrent que des inconnus venaient d’arriver.

Surtout que le trio n’était pas banal, a fortiori pour l’endroit : une jeune personne à la peau sombre et aux immenses cheveux noirs, portant la tenue de voyage, probablement plus blanche à l’origine, des prêtres de Meztli, et deux grands hommes bruns, bien chargés et avec des armes pour les derniers. Ils étaient trempés et semblaient très fatigués. L’autre dut presque le soutenir jusqu’à la première table libre qu’il croisa alors que la plus jeune personne venait au comptoir après avoir posé son sac. Ce n’est qu’en la voyant s’approcher que la maîtresse des lieux et son petit-fils virent qu’elle avait un petit renardeau dans les mains, dont la gauche était bandée.

« Bonsoir, dit-elle poliment. Votre auberge est un miracle, nous sommes à bout…

– Bienvenue, répondit Daria en posant ses poings sur ses hanches, comprenant à sa voix qu’elle avait affaire à un garçon, z ’avez de quoi vous sécher ? Vous allez me mettre de l’eau partout.

– Euh, pas vraiment, nos sacs ont bien pris la pluie… »

La vieille dame hocha la tête.

« On va vous arranger ça… »

Ils se tournèrent quand le plus âgé des arrivants interpella la plus jeune :

« Scalys ! Je vais chercher le reste et m’occuper des chevaux…

– D’accord, mais faites vite… »

Daria fronça un sourcil et regarda son petit-fils :

« Mets ton ciré et va l’aider.

– Oui Mémé ! »

Le grand roux hocha la tête et s’exécuta, rejoignant rapidement l’homme qui, du coup, l’avait attendu. Ils sortirent tout deux.

« Z ’avez faim ? demanda ensuite Daria.

– Oui, et aussi besoin de dormir, si c’est possible ?

– Z ’êtes trois ?

– Oui.

– Si ça vous gêne pas de dormir dans la même pièce, on devrait avoir une chambre.

– Merci, j’avoue que squatter vos écuries me faisait pas rêver… »

Daria eut un sourire :

« On va voir tout ça. Allez vous asseoir, on va déjà vous sécher un peu… »

Scalys la remercia encore et rejoignit la table sur laquelle son compagnon s’était affalé, épuisé.

« Allez, courage, Alexei… Plus qu’à manger un bout et vous pourrez dormir…

– Pas faim…

– Je sais, mais vous allez vous forcer un peu.

– Maieuh… »

Scalys caressa Flammèche qui gigotait dans ses mains, tout en s’asseyant sur le banc, près du prince.

« Non, mais je suis sérieux, là. La dernière chose dont vous avez besoin dans votre état, c’est de vous affaiblir en vous privant d’un repas. »

Alexei grogna encore en repliant ses bras sous sa tête :

« J’ai sommeil… »

Daria arriva avec une de ses serveuses, portant plusieurs grands linges épais et trois couvertures :

« Voilà, essuyez-vous avec ça !

– Merci beaucoup.

– À dîner ce soir, on a du ragoût de poulet aux patates.

– Ça ira très bien.

– Voulez des chutes de viande pour votre bestiole ?

– Si vous avez, ça serait gentil pour elle… Et si vous en avez en rab, y a une deuxième bestiole qui va avoir faim aussi… »

La porte se rouvrit dans le même long grincement, sur Markus et le grand roux, qui déposèrent le reste des sacs au sol. Sry rentra dans la foulée et vola jusqu’à la table où il se posa avant de s’ébrouer un petit coup.

Daria le regarda avec scepticisme, puis hocha la tête avant de repartir :

« J’vous amène ça. »

Le grand corbeau regarda à droite à gauche avant de sautiller jusqu’à Scalys. Ce dernier sourit. Markus les rejoignit enfin et prit immédiatement un linge pour frotter le dos d’Alexei.

« Tu es gelé…

– Hmmm… Dodooo…

– On mange d’abord. » insista Scalys qui avait aussi pris de quoi pour essuyer Flammèche.

Comme à son habitude dans ce cas, la petite renarde se débattait joyeusement en essayant de le mordiller, joueuse.

Alexei grommela, mais Markus, qui frictionnait son dos, lui dit aussi :

« Oui, ça te fera du bien, un petit plat chaud. »

Alexei soupira et se redressa comme il put. Il semblait peiner à garder les yeux ouverts. Markus prit une couverture pour l’emballer dedans :

« On va faire vite, tiens bon. »

Markus tapota son épaule et se mit à se sécher lui-même. Scalys laissa Flammèche, la posant sur la table, et fit signe à Sry qui s’approcha pour se faire essuyer à son tour.

Flammèche se secoua et s’assit. Elle bâilla, regarda à droite à gauche, flaira l’air, sa petite truffe tout excitée par tant d’odeurs inconnues, puis elle se releva, s’étira et trotta jusqu’à Alexei qui s’était reaffalé sur la table, emballé dans sa couverture. Elle le flaira un peu avant de lécher sa main, puis d’avancer comme elle pouvait entre ses bras croisés pour lécher sa joue, lui arrachant un sourire.

« Wif ?

– T’es plus en forme que moi, toi… » s’amusa le prince d’une voix faible.

Markus s’assit enfin, emballé aussi, et soupira un gros coup :

« Eh ben, pas fâché d’être au sec… »

Scalys hocha la tête, s’essuyant enfin lui-même.

« Oui, il fait bien bon, ici…

– Vous n’avez pas froid, vous ? s’étonna le vétéran.

– Non, ça va, je suis pas frileux… »

Le corbeau bâilla à son tour avant de replier ses pattes pour se coucher, restant toutefois très attentif à ce qui se passait.

Daria revint avec un plateau bien chargé et posa sur la table trois grands bols de ragoût fumant et deux plus petits de chutes de viande, l’un avec un os suffisamment gros pour que la renarde ne risque pas de se faire du mal avec. Sry s’ébroua avant de se relever pour se mettre à manger tranquillement, Flammèche fit de même avec plus d’entrain, toute contente.

Daria regarda ça, sourcils froncés, tout comme Alexei se redressait encore avec l’énergie d’une limace grabataire pour prendre son bol et sa cuillère.

« Ça sent bon… dit-il.

– Ça l’est, lui confirma Markus et Scalys opina du chef, la bouche pleine.

– Mes cuistots connaissent leur boulot, approuva Daria avant d’ajouter : Vous faut aut ’e chose ?

– Un peu de pain, merci, demanda Markus en surveillant Alexei qui se forçait à manger.

– Et deux bols d’eau chaude, que je puisse préparer leur potion à ces deux-là, renchérit Scalys.

– Ne vous sentez pas obl… tenta Markus.

– C’est pas parce que vous les trouvez pas bonnes que vous allez y couper. » répliqua le jeune médecin.

Un peu plus tard, les bols vidés, sauf celui d’Alexei qui avait calé à moitié, Markus monta à l’étage pour coucher le prince qui était cette fois vraiment en train de s’endormir sur son coin de table. Il y avait trois lits dans la chambre, c’était parfait. Markus veilla à ce qu’Alexei ne garde pas ses habits encore humides et soit bien couvert avant de redescendre.

Assis à la table de la grande salle bien moins peuplée, Scalys vérifiait ses ingrédients médicinaux, mais les petits sacs de cuir, les fioles en terre ou en verre et les boîtes de bois vernies étaient de très bonne qualité, rien n’avait été abîmé. Près de lui, Sry dormait à moitié et Flammèche piquait aussi du nez en rongeant son os avec de moins en moins de détermination. Daria, qui surveillait ses derniers clients, surtout les plus avinés, passa derrière le jeune homme avec son balai alors même que Markus revenait :

« Ça va ?

– Oui oui, aucun souci.

– On s’occupe des autres sacs ?

– Bien sûr. »

Les deux hommes se firent un devoir de vérifier le reste de leurs bagages. Ils avaient moins souffert qu’ils le craignaient. Daria leur dit qu’ils pouvaient laisser ce qu’il fallait devant la cheminée, ce qu’ils firent en la remerciant.

Le petit-fils de Daria était toujours là, rangeant sagement dans son coin, et surveillant tout aussi attentivement la salle.

Il apporta un petit étendage à Markus qui put y suspendre un peu de linge. Scalys était soulagé que ses cahiers et son matériel d’écriture n’aient rien, tout comme les quelques livres qu’il avait emmenés.

« Bon, plus de peur que de mal… soupira Markus quand il eut fini.

– Oui, tant mieux. »

Les deux hommes remercièrent encore leurs hôtes avant de monter de coucher, récupérant les deux animaux au passage.

La chambre, sombre à part la petite lampe à huile qui brûlait sur une table, entre deux lits, au fond à droite, était calme. Alexei dormait profondément. Markus fit signe à Scalys de se mettre dans ce deuxième lit alors que lui s’asseyait sur celui qui faisait face à la porte, contre le mur de gauche. Scalys n’insista pas. Il s’en moquait et savait que Markus préférait toujours être près des portes ou affiliés pour pouvoir réagir tout de suite en cas de souci.

Scalys posa Flammèche sur le lit d’Alexei, il l’entendit plus qu’il ne la vit se faufiler au chaud sous les draps sans que le dormeur ne bronche. Scalys se déshabilla sans attendre, se coucha et s’endormit rapidement, Sry blotti contre lui.

Ce fut la voix inquiète de Markus qui le tira de ses rêves au matin. Il se redressa en se frottant les yeux, ensuqué, avant de comprendre ce qui se passait : le vétéran était assis au bord du lit du prince sans parvenir à réveiller ce dernier.

« Markus ? Qu’est-ce qu’il y a ? »

Markus le regarda, inquiet :

« Je ne sais pas, il a de la fièvre… »

Scalys soupira et se leva rapidement, juste vêtu du pagne avec lequel il avait dormi :

« C’est pas vrai… »

Markus lui laissa la place. Il s’assit et ausculta aussi rapidement que méticuleusement Alexei.

« Ce n’est pas sa blessure, au moins ? » demanda Markus alors que la petite tête de Flammèche, toute ébouriffée, émergeait de sous les draps.

Scalys dénia du chef en la caressant machinalement et lui montra : 

« Non, ses cotes sont bien remises. Il aurait eu bien plus mal bien plus tôt si elles s’étaient brisées. Hmmm… Forte fièvre, mais on ne l’a pas entendu tousser… »

Il regarda ses yeux, palpa plusieurs parties de son corps, écouta son cœur et sa respiration en posant une oreille sur sa poitrine et fronça les sourcils :

« J’ai pas l’impression qu’il a pris froid… Ça serait le plus logique, mais il respire trop bien…

– Ça pourrait être quoi d’autre ?

– Avec une forte fièvre… Ben s’il a des douleurs musculaires, une grippe… Sinon… Ça ressemble pas mal à la dernière maladie à la mode… »

Markus sursauta :

« Oh merde !

– Je vais préparer de quoi faire baisser sa température… Surveiller qu’il boive bien et se nourrisse quand même un minimum… Et… »

Scalys s’interrompit et leva le nez vers Markus :

« Je vais m’en charger. Il faudrait mieux que vous restiez à l’écart et nous deux en quarantaine. »

Markus fronça un sourcil :

« Pourquoi ?

– Ben, si vous voulez pas risquer de l’attraper ?

– C’est si contagieux que ça ?

– Non, pas vraiment… Il faut bien se laver les mains et ne pas entrer en contact avec la salive des malades… Mais nous sommes dans une auberge, je préférerais ne pas exposer les autres… »

Markus fronça un second sourcil :

« Mais vous… ? »

Scalys haussa les épaules :

« Vous en faites pas pour moi, vu le nombre de gens que j’ai soignés, je pense que je risque plus rien… »

Markus céda rapidement, bien que très contrarié, mais ils n’avaient pas vraiment le choix. Il espérait que personne d’autre ne serait touché, mais Scalys l’avait rassuré. Personne à part eux n’avait suffisamment approché Alexei dans cette auberge. L’incubation durait quelques jours, Scalys pensait que le prince avait pu être contaminé lors de leur escarmouche avec les brigands. Ils n’avaient croisé personne les jours précédents ni entretemps. D’où aussi l’idée qu’eux allaient bien. Restait le risque, infime, selon le jeune médecin, que quelqu’un ait pu être exposé via les couverts utilisés par Alexei la veille.

« Si la vaisselle n’est pas faite, dites-leur de les passer à l’eau bouillante.

– D’accord… »

Scalys lui sourit, rassurant :

« Vous inquiètez pas, ce n’est rien de grave. Il est en bonne santé, il va juste avoir quelques jours de fièvre et devoir se reposer une semaine de plus, et ça ira.

– S’il a vraiment cette saleté, il aura euh… La séquelle habituelle… ? »

Scalys haussa les épaules :

« Probablement. »

Markus grimaça sans insister.

Il sortit de la chambre et se plia aux consignes du médecin : descendre et prévenir la maîtresse des lieux, en espérant que cette dernière ne panique pas. Mais il en fallait plus pour émouvoir la vieille dame. En train de déjeuner avec son petit-fils et une de ses employés, à une table, près de la cheminée, elle garda la tête parfaitement froide :

« Ah ben c’est pas d’bol pour vot ’e compagnon ! C’est sa femme qui va être triste ! »

Markus se retint de rire :

« Oh, je suis sûr qu’elle y survivra, elle aussi…

– C’est bon pour la vaisselle, reprit-elle. C’est moi qui l’ai faite hier, et l’eau bouillante, j’utilise que ça.

– Oui, on approche pas quand elle la fait, nous on se brûle, ajouta la serveuse et le grand roux opina, la bouche pleine.

– Parfait.

– Asseyez-vous, on va vous faire à manger et on va leur monter un plateau.

– Merci beaucoup. »

Il s’installa à la table. Elle finit son bol d’une traite et se leva pour aller préparer de bons œufs au lard avec du pain complet et du thé. Elle revint avec son grand plateau le servir et monta la part de Scalys.

Elle entendit couiner en arrivant à l’étage et constata, surprise, que la petite renarde grattait à la porte, toute malheureuse malgré le corbeau qui était avec elle.

Daria toqua et entrouvrit juste assez pour pouvoir parler, mais pas que la renarde rentre, même si elle glissa sa patte en couinant plus fort :

« Ça va, là-d’dans ? Pourquoi vous avez mis vos bestioles dehors ?

– Il faut sortir Flammèche pour qu’elle fasse ses besoins.

– Toute seule ? Elle risque pas d’se perdre ?

– Non, Sry la surveillera, il a l’habitude.

– D’accord. J’vous amenais vot ’e déjeuner avec une grande tasse de lait au miel pour vot ’e ami. Ça ira ?

– Parfait, merci beaucoup. Laissez le plateau par terre, je le prendrai quand vous serez éloignée. Et désolé du bazar…

– Bah, y a pas d’mal. La maladie, on y peut rien. C’est bien si vous pouvez le soigner. Tapez au sol si vous avez besoin, on viendra voir.

– Noté, merci ! »

Elle referma la porte malgré les couinements de Flammèche qui avait essayé de rentrer tout le long, posa le plateau, attrapa la renarde par la peau de cou et lui dit :

« Oh ben alors ? T’es perdue sans ton papa, toi, hein ? »

Elle la prit dans ses bras et la caressa :

« Allez viens manger un bout, ça ira déjà mieux…

– Wif ?… »

Sry les suivit en bas, où Markus papotait innocemment avec le grand roux et la serveuse.

« … Oui, oui, c’est vraiment un médecin…

– J’aurais pas cru, il est jeunot !

– Il est doué. Très doué.

– Vous arrivez d’où, sinon ?… »

Daria les interrompit en posant Flammèche sur la table, à côté de Markus :

« Ben alors, encore à bavarder, vous deux ? Les clients vont se réveiller, ‘faut se mettre au boulot !

– Oui madame !

– Oui Mémé ! »

Ils filèrent sans attendre. Flammèche vint se frotter à la main de Markus qui la caressa alors que Sry se posait non loin sur la table.

« ‘Scusez les, c’est que vous faites une drôle de bande…

– Y a pas de mal. »

Daria remplit son plateau vide avec les couverts sales.

« J’vous amène de quoi nourrir vos bestioles.

– Merci. »

Elle repartit à la cuisine. Markus donna un petit bout de lard à Flammèche et un autre à Sry.

« Eh ben… J’aimerais bien avoir encore autant d’énergie à son âge, à cette brave dame… »

La neige était poudreuse et Alexei s’enfonçait dedans jusqu’à pratiquement mi-cuisses. Rien de dire que progresser dans ce bazar, entre les arbres noirs et secs, n’était pas simple.

Autour de lui, les hautes montagnes blanches dominaient tout, l’encerclant dans un silence irréel.

Le prince s’arrêta un instant, à bout de souffle. Il se pencha, s’appuyant sur ses cuisses, pour essayer de se recentrer. Il fallait qu’il avance, ça, il le savait, mais c’était bien la seule chose qu’il savait… Il se redressa en inspirant, avant de sursauter en la voyant.

Cette magnifique louve blanche qu’il poursuivait depuis…

Depuis quand, déjà ?…

Elle était là, à quelques pas à peine, dans une clairière, le regardant de ses yeux dorés, paisible, semblant scintiller dans les faibles rayons de soleil.

Il resta un instant hébété, avant de faire un pas en tremblant.

Enfin, il l’avait rejointe…

Il tendit une main peu sûre vers elle qui ne bougea pas.

Avant de se réveiller en sursaut lorsqu’un rugissement effroyable retentit derrière lui.

Il se redressa brutalement dans son lit en retenant un cri.

Les yeux verts, écarquillés, bougeaient en tous sens alors qu’il tentait de reprendre son souffle, sa bouche entrouverte.

Pâle et les traits tirés, il sursauta et se tourna brusquement en entendant soupirer à sa gauche :

« Du calme… »

Alexei mit quelques secondes à reconnaître le jeune homme qui lui faisait face.

« Scalys… » bredouilla-t-il en se frottant la bouche.

Il lui semblait que son cœur commençait à se calmer.

« Je… Où sommes-nous… ?… »

Cette chambre lui était inconnue. Trois lits, une petite table, où était assis son compagnon de route, devant une fenêtre entrouverte, entre sa couche et celle qui lui faisait face.

« Vous vous souvenez pas ? Vous êtes dans la chambre de l’auberge où on s’est arrêté, après s’être pris la pluie.

– L’auberge après la pluie… ? »

Le regard du prince se perdit un instant alors qu’il cherchait dans ma mémoire.

« Euh, ça me rappelle quelque chose… Mais c’est très vague… »

Scalys hocha la tête, quitta son siège et vint s’asseoir au bord du lit. Incrédule à nouveau, Alexei se tendit, mais ne put reculer, du fait de sa position. Sa surprise monta d’un cran lorsque Scalys posa, avec un naturel déconcertant, sa main fraîche sur son front.

« Vous avez encore de la fièvre. Vous devriez vous rallonger.

– Ça fait combien de temps… ?…

– Trois jours, ce matin.

– … Et Markus ?… »

Scalys repoussa doucement, mais fermement, le prince pour le recoucher.

« Il va bien, il s’occupe des chevaux. Flammèche va bien aussi, elle s’amuse avec Sry et les chiens d’ici. »

Alexei s’était laissé faire, trop faible pour pouvoir résister.

« Comment vous vous sentez ?

– …

– Vous avez fait un cauchemar ?

– Pas vraiment… »

Scalys tâta doucement sa gorge. Alexei ferma les yeux un instant pour respirer profondément, plusieurs fois, avant de répondre :

« … C’est bizarre… Je rêve beaucoup de montagnes enneigées depuis notre départ… Et ça fait plusieurs fois que je rêve aussi que je poursuis une louve… »

Scalys haussa un sourcil, intrigué, alors que le prince continuait en retenant un bâillement :

« J’allais la toucher quand j’ai entendu un monstre hurler juste derrière moi, c’est ça qui m’a réveillé… »

Scalys hocha la tête :

« Je comprends mieux pourquoi vous avez tant de mal à émerger. »

Il se releva pour aller prendre un gobelet de terre sombre qui était posé sur la table :

« Dans tous les cas, il faut vous reposer. »

Il remplit le gobelet d’eau avant d’y rajouter une pincée de poudre. Alexei tourna les yeux pour le regarder avant de se redresser avec peine sur ses coudes quand Scalys lui apporta le tout.

« Encore une de vos mixtures infâmes ?

– C’est pas fait pour être bon, mais ça l’est pour ce que vous avez.

– Et j’ai quoi, d’ailleurs ? »

Scalys se rassit au bord du lit :

« J’ai constaté aucune courbature ?

– Euh, non… Pas plus rouillé que ça… Enfin, normal après trois jours au lit, quoi…

– Alors j’ai bien peur que vous ayez rejoint le groupe des victimes de notre épidémie actuelle. »

Alexei resta coi, les yeux ronds, qu’il cligna d’ailleurs.

« En tout cas, vous en avez tous les symptômes. »

Scalys continua en lui tendant le gobelet :

« Vous devriez être sur pieds dans six ou sept jours. »

Alexei but en grimaçant et en grommelant, puis se rallongea, morose. Scalys se réinstalla à la table. Il y eut un long silence pendant lequel Alexei manqua de se rendormir. Mais il lutta et le léger grincement aigu de la fenêtre, quand Scalys l’ouvrit plus largement, acheva de le ramener au présent.

Scalys s’était levé et se pencha pour regarder il ne savait quoi dehors. Le jeune prêtre porta sa main à sa bouche et siffla, avant de faire un signe qu’Alexei, de son lit, vit mal. Puis, le jeune prêtre recula et un instant plus tard, il tendit les mains pour attraper une petite boule de poils rousse qui glapissait gaiement, juste avant qu’un grand corbeau ne rentre.

Scalys caressa Flammèche avant de la poser sur la table. Elle s’ébroua avant de glapir encore, interrogative, en entendant Alexei se tourner pour tenter vainement de se redresser sur son coude et elle galopa pour le rejoindre, sautant carrément du rebord pour tomber maladroitement à côté de lui sur le lit.

« Eh ! »

Scalys, qui caressait la tête de Sry, eut un petit rire en voyant la renarde gigoter en tous sens pour se remettre aussi vite qu’elle put sur ses pattes et se jeter sur le prince, poussant de petits cris joyeux et remuant énergiquement la queue. Alexei se rallongea en l’attrapant :

« Eh ben, du calme… »

Indifférent à l’effervescence de sa camarade à quatre pattes, Sry bâilla et replia ses pattes pour se coucher. Scalys s’accouda à la table avant de poser sa joue dans sa main, souriant avec amusement, en regardant Flammèche se frotter aux mains d’Alexei qui peinait presque à la caresser tant elle remuait.

« Alors, Flammèche ? Ça y est, tu es contente, Papa est réveillé ? »

Alexei jeta un œil perplexe à Scalys :

« Vous m’avez appelé comment, là ? »

Scalys ne put répondre, car on toqua à la porte et Markus entra, un peu essoufflé.

« J’ai bien compris votre geste ?… haleta-t-il.

– Oui, Alexei est réveillé. »

Alexei, vaguement inquiet, regarda Scalys qui répondit à sa question muette :

« Ça va, pas de souci, vous êtes plus contagieux. »

Markus secoua la tête avant de s’avancer pour se laisser tomber au bord du lit et de tendre une main qu’Alexei saisit avec un petit sourire et bien moins de force que d’habitude.

« Content de te revoir !

– Merci…

– T’as une gueule de déterré…

– Ça va passer, intervint Scalys en se levant à nouveau. Bon, je vais prévenir Daria et voir ce qu’elle peut préparer à notre convalescent… »

Scalys les laissa et sortit. L’auberge était calme. Ils étaient les seuls pensionnaires à être là depuis si longtemps. Les autres clients étaient principalement des marchands qui s’arrêtaient manger, passer une nuit, surtout les pluvieuses, ce qui expliquait que le lieu était rempli à leur arrivée, mais rarement plus. Le reste était composé d’habitués, habitants des villages voisins qui venaient se retrouver là le soir.

Le couloir était donc calme, ce jour-là, et il s’y étira avant de descendre l’escalier de pierre pour retourner dans la grande pièce du restaurant. La serveuse, qui nettoyait les tables avant l’arrivée des premiers clients, le salua aimablement :

« Tiens, vous revoilà ! Tout va bien ?

– Très bien, notre ami a enfin repris connaissance.

– Oh, merveilleux !… »

Daria se montra moins enthousiaste, quand elle entendit la nouvelle en sortant de la cuisine, mais Scalys ne doutait pas qu’au fond, elle n’en pensait pas moins. La vigilance bourrue dont elle avait fait preuve durant ces quelques jours ne lui laissait que peu de doute.

Il lui expliqua quels menus il fallait mieux privilégier pour le malade, durant les jours à venir. Elle avait les ingrédients nécessaires et se permit même de lui suggérer quelques compléments, notamment des épices recommandées pour son état. Incrédule, Scalys la remercia :

« J’en avais pas sur moi, mais si vous avez, ça serait parfait !

– J’ai. ‘Faut ben qu’y ait des avantages à être si près du grand port !

– Ah oui, logique.

– Comment ça s’fait que vous en ayez pas ?

– Ben, j’ai pas pu emmener toute la pharmacie du temple… Les copains auraient pas aimé.

– Ah ben logique aussi.

– Oui… Du coup, j’ai pris de quoi soigner des blessures, surtout, ou indigestions… »

Elle fonça les sourcils et il ajouta précipitamment en agitant ses mains devant lui :

« Non non, pas à cause des auberges… Je sais qu’on y mange bien !… Plus pour ce qu’on pouvait manger en route au coin d’un feu de camp… »

Comprenant, elle hocha vivement la tête :

« Ça, c’est sûr qu’un lièvre pas frais, ça peut faire des dégâts !

– Bien d’accord, j’ai assez fouillé les ordures pour manger quand j’étais enfant pour le savoir… »

Le grand roux, dont ils avaient appris entretemps qu’il s’appelait Trésor, ouvrit la porte du dehors et se pencha pour crier avant que Daria ne puisse le relancer là-dessus :

« Mémé ! Il y a la troupe de Tonio qui arrive !

– Eh ben qu’est-ce qu’y font là, c’est pas la saison… » pensa tout haut la vieille dame en posant ses poings sur ses hanches.

Elle rejoignit son petit-fils et ils sortirent, laissant la porte ouverte. Intrigué et n’ayant rien de mieux à faire, Scalys suivit.

L’auberge formait un grand L au fond d’une vaste cour ouverte. La distance avec la route était suffisante pour que le bâtiment principal soit au calme. La grange et les écuries étaient plus proches du passage.

C’était une demi-douzaine de roulottes, arrondies et colorées, décorées de jolis motifs peints, et quelques charrettes qui venaient d’arriver. À leur tête, conduisant la première, un vieil homme aux traits anguleux et à la peau cuivrée fit signe à Daria quand elle s’approcha.

Scalys sortit et, désireux de ne pas déranger, resta appuyé contre le mur de la façade, près de la porte. Il comprit de ce qu’il entendit de la conversation que ce clan sin’ti était un habitué, mais qu’ils passaient plus à l’automne qu’au printemps. Eux aussi avaient été surpris par la crue, apparemment.

La dizaine de chiens de toutes tailles qui trottaient avec eux fut reçue avec plus ou moins d’enthousiasme par les trois grands qui gardaient l’auberge. Ça aboya un peu, mais rapidement, ça se mit surtout à jouer.

Trésor et Daria saluaient un peu tout ce petit monde, enfants, hommes et femmes d’âges variés, et, au bout d’un moment, Daria se tourna et, voyant Scalys, lui fit signe de s’approcher. Le jeune homme se redressa et obéit, curieux.

« Dites voir, l’interpella la vieille dame sans plus de préambule, nos amis, là, ils vont se poser ici quelques jours parce qu’ils ont une petite qui va bientôt accoucher… ‘Pourriez aider si besoin ?

– Oh ? Oui, bien sûr.

– Normalement, les anciennes elles savent y faire, hein, lui dit précipitamment le vieux Sin’ti, un peu bougon, mais Scalys lui sourit :

– Je sais, j’ai beaucoup appris de celles du temple. Hésitez pas si besoin, on est encore là un petit moment. »

Laissant les roulottes et leurs occupants s’installer, Scalys rentra et remonta voir ce que devenaient ses compagnons de route en attendant le déjeuner.

Markus avait pris sa place sur la chaise. Un peu redressé contre son oreiller, Flammèche endormie en rond dans ses mains, Alexei avait une petite mine. Scalys n’était pas inquiet, il allait se retaper, il restait un homme jeune et en bonne santé.

« Daria va vous préparer un bon petit plat qui devrait vous faire beaucoup de bien. »

Markus sourit et Alexei aussi, avant d’opiner.

« La maîtresse des lieux, c’est ça ? Il faudra que je la remercie.

– Vous avez intérêt.

– Oui, approuva Markus. Ne va pas la vexer !

– Sinon, vous émergez ? Vous avez faim ? » s’enquit le jeune médecin en s’approchant.

Alexei opina à nouveau :

« Un peu… Euh, Scalys ?

– Oui ?

– Je euh… »

La bouche d’Alexei se tordit comme il faisait la moue, cherchant ses mots :

« … Si vous pouviez garder pour vous que j’ai été touché par cette maladie… Rendre public mon impuissance pourrait avoir de très graves conséquences… »

Les surprenant, Scalys eut un petit rire en s’asseyant calmement sur son lit. Il répondit en levant une main apaisante :

« Vous avez pas à vous en faire, je dirai rien. Personne a besoin de le savoir, de toute façon. Si jamais on trouve un remède, je saurais juste qu’il en faut un pour vous.

– Euh… Bien, d’accord… Merci. »

Un concert de chiens les fit sursauter. Markus avait repoussé la fenêtre, il la rouvrit pour regarder :

« Qu’est-ce que c’est que ce raffut ?… Tiens ? C’est quoi, ces roulottes ?

– Un clan sin’ti est venu s’installer pour quelques jours, expliqua Scalys. Daria les connaît bien, de ce que j’ai compris.

– Ah, ben ça va mettre un peu d’ambiance… » sourit Markus en se rasseyant.

Il n’avait pas tort. Un clan sin’ti mettait toujours de l’ambiance là où il passait.

Scalys avait été le premier réveillé, le lendemain, et il avait quitté la chambre sans bruit, ébouriffé et traînant un peu des pieds. Vêtu simplement du caleçon long et de la tunique ample qu’il portait pour dormir, auxquels s’ajoutait bien sûr le bandage de sa main gauche, il arriva en se grattant la tête dans le réfectoire où un trio de marchands arrivés la veille au soir déjeunait, regardant d’un œil méfiant la vieille Sin’ti voûtée qui, accompagnée d’une adolescente et de deux plus jeunes enfants, attendait, au comptoir, le pain pour le déjeuner des siens. Leurs habits colorés, brodés et, pour la demoiselle et la vieille dame, l’abondance de bijoux, surtout de bracelets, ainsi que le voile léger qu’elles avaient sur la tête, tenu par des broches aux motifs végétaux, les démarquaient vraiment du reste de la population du pays.

Scalys retint un bâillement et vint sans grande énergie derrière la petite bande. Les enfants, qui parlaient joyeusement, se turent immédiatement en le voyant. Le plus petit se cacha même derrière l’adolescente qui elle-même, regarda ailleurs. Scalys recula diplomatiquement d’un pas, mais ne put retenir un petit sourire quand le second enfant tira la main de la vieille dame qui n’avait rien remarqué. Cette dernière le regarda, il jeta un œil alarmé vers Scalys, elle le suivit et regarda le jeune homme de la tête aux pieds. Lui hocha poliment la tête pour la saluer, ne connaissant pas grand-chose aux mœurs des Sin’tis, à part qu’il s’agissait plutôt d’un peuple itinérant et matriarcal.

Trésor arriva de la cuisine avec deux énormes pains ronds qu’il posa sur le comptoir, devant la petite troupe.

« Voilà, ça ira ou je vous les coupe pour le transport ?

– Ça s’rait gentil, ça va êt’e lourd pour mes petiots… »

Trésor hocha la tête et sortit son long couteau à pain. Il coupa un des pains en deux, l’autre en trois. L’adolescente prit une moitié sous chaque bras et les deux enfants et la vieille dame se répartirent les trois morceaux restants.

Scalys les regarda sortir avec un petit sourire avant de bâiller à nouveau. Trésor s’accouda sur le bois et le salua :

« Bon matin ! Houlà, le réveil est dur ? ajouta le grand roux, amusé.

– Un peu…

– Asseyez-vous, je vous apporte du thé ! On a du jambon frais, ce matin, vous en voulez ?

– Ah oui, volontiers, merci. »

Le jeune prêtre mangea et but en prenant son temps. Il se demandait s’il remontait prendre ses habits pour aller se laver et s’habiller dans les petits bains de l’endroit ou s’il attendait que ses compagnons soient réveillés pour ne pas les déranger, quand l’arrivée de Markus résolut son dilemme. Le vétéran, un peu ébouriffé aussi et ne portant que son large caleçon de nuit, le rejoignit rapidement :

« Bonjour, Scalys.

– Bon matin, comment allez-vous ? » répondit Scalys, réveillé par son repas.

– Ça va. On voulait savoir si Alexei pouvait se lever ? Il aimerait bien bouger un peu, mais comme vous ne vouliez pas hier ?…

– Eh bien… »

Scalys se frotta les lèvres, réfléchissant.

« … Il peut descendre manger s’il se sent, mais il faut surtout pas qu’il force, hein.

– Je vais le surveiller, comptez sur moi ! »

Markus repartit et Scalys s’étira, levant les bras. Il avait passé les trois jours d’inconscience du prince à ses côtés, veillant sur lui, tout en étudiant un des livres qu’il avait emmenés. Ils avaient encore plusieurs jours avant qu’Alexei n’ait la force de repartir. Scalys décida de reposer son cerveau ce jour-là et de plutôt bouger un peu son corps qui en avait bien besoin, il reprendrait son étude plus tard. Rien ne pressait, pour ça non plus.

Il se leva, s’épousseta et se dit qu’il allait commencer par se laver et s’habiller, ça serait un bon début.

Une chose à la fois…

Il remonta donc et ce faisant, croisa, dans les escaliers, Alexei qui allait lentement, prudent, le front plissé, se tenant au mur de sa main droite, précédé d’un Markus très vigilant. Flammèche suivait, descendant tout aussi lentement et prudemment les marches aussi hautes qu’elle, elle aussi surveillée, par Sry.

Scalys se serra contre la paroi opposée pour laisser passer les deux hommes.

« Comment vous vous sentez, ce matin, Alexei ? s’enquit le jeune médecin.

– Ça va… répondit le prince en stoppant sa descente pour le regarder. Un peu mal aux jambes, mais j’ai faim… Je suppose que c’est bon signe ?

– Très, mais je vous dirais comme hier soir, mangez pas trop et pas vite.

– Oui, oui… Je voulais aller voir Selena, après ? Markus m’a dit qu’elle était dans un pré, à côté ?

– Allez-y doucement, mais si vous vous sentez, ça vous fera pas de mal, c’est pas loin. »

Alexei hocha la tête quand Scalys ajouta en fronçant un sourcil avec un petit sourire en coin :

« Mais vous forcez pas.

– Promis ! »

Flammèche avait rejoint Alexei et leva le nez, se demandant sans doute pourquoi il s’était arrêté. Elle remua la queue en le voyant repartir et Scalys se pencha pour caresser Sry avant de reprendre son escalade.

Le corbeau escorta sa petite protégée jusqu’en bas des marches avant de s’envoler pour remonter et rejoindre son bipède attitré.

Scalys avait laissé la porte de la chambre ouverte, il fouillait dans son sac pour y trouver des vêtements propres. Sry se posa sur le lit et croassa. Scalys lui sourit et continua ses recherches. Un peu plus tard, il redescendait en chatonnant avec son linge au bras et le corbeau sur l’épaule.

Dans le réfectoire, Markus et Alexei s’étaient installés à la même table que lui plus tôt et parlaient avec la serveuse, venue débarrasser et qui se réjouissait de voir le convalescent debout. Flammèche, sur la table, essayait de saisir un gros bout de couenne laissée dans l’assiette. Alexei remercia la demoiselle et finit par attraper la renarde, désireux qu’elle ne se rende pas malade avec un tel morceau de gras. Flammèche glapit, surprise, puis couina, déçue, et il la garda dans sa main pour la caresser.

À l’autre table, les trois marchands chuchotaient, jetant des regards suspicieux à ces nouveaux venus. Scalys ne s’en formalisa pas, il rejoignit ses compagnons pour leur laisser Sry avant d’aller à la salle des bains. La pièce n’était pas immense, mais elle était tout à fait fonctionnelle : un espace de nettoyage et un grand bain, taillé dans du granit, maintenu chaud par la proximité de la massive cheminée de l’endroit. Le jeune homme se déshabilla, se lava soigneusement, cheveux compris, avant de se baigner. Il n’y resta que le temps de se délasser, puis se rhabilla, rebanda soigneusement sa main et ressortit, portant cette fois son linge de nuit.

Pendant ce temps, Daria était arrivée du dehors dans la salle principale. Elle revenait d’avoir été cueillir, à la fraîche, des pommes et des poires. Avisant à son tour Markus et Alexei, qui attendaient sagement leurs déjeuners, en regardant Flammèche qui, remise de son amère déception, jouait avec Sry, elle vint à la table où elle posa son volumineux panier. Le poids de ce dernier secoua à la fois la table, Alexei, qui ‘y était accoudé, et Flammèche qui poussa un petit cri de surprise avant de courir se cacher contre Alexei, apeurée. Sry, lui, agita un peu ses ailes avant de jeter un regard sévère à la maîtresse des lieux.

Markus avait gloussé, lui, et se tourna vers Daria :

« Bonjour, Patronne ! Comment ça va ? 

– Bien, bien ! On va avoir bien beau temps aujourd’hui ! »

Elle regarda Alexei qui caressait Flammèche pour l’apaiser.

« Enfin levé, vous ? Ça y est, z’allez mieux ? »

Markus croisa les bras :

« Alexei, je te présente Daria, notre hôtesse. Elle est aux petits soins pour nous.

– Je vois, sourit le prince. Grand merci, alors, Madame.

– De rien, de rien, ça m’fait plaisir d’vous revoir debout ! Prenez l’temps de vous r’taper, hein, on peut encore vous garder que’ques jours !

– C’est prévu ! répondit Markus, toujours amusé.

– Et allez voir un peu vot’e jument, elle va finir par me défoncer l’enclos !

– Selena ? Oh, ça m’étonne pas d’elle… J’irai voir ça après manger, merci. »

Elle leur laissa des pommes et alla voir si tout allait bien à l’autre table.

Markus s’accouda à son tour en la suivant des yeux. Alexei se pencha vers lui :

« Sacrée matrone, hein ?

– T’as pas idée. »

Un peu plus tard, le ventre plein, lavés et habillés, les deux hommes et la renarde sortirent prendre un peu l’air. Sry les avait laissés un peu plus tôt, quand Scalys était repassé, après son bain.

Le soleil printanier brillait et ça chantait du côté des caravanes, installées en demi-cercle. Autour du grand feu central, la petite communauté finissait aussi de manger, apparemment. Markus conduisit Alexei de l’autre côté, au niveau du grand pré clos qui jouxtait les écuries. Le prince tenait Flammèche dans sa main pour ne pas risquer qu’elle file. Des chevaux se trouvaient là, dont les leurs, ainsi que des ânes, des chèvres et quelques moutons. Quand ils arrivèrent, d’ailleurs, Selena semblait jouer avec une chèvre blanche tachetée de gris.

Alexei secoua la tête et siffla. Aussitôt, la jument le rejoignit au galop. Alexei passa un moment à la flatter et lui promit qu’ils repartiraient bientôt.

« Profite en attendant… Tu es bien dans ce pré ?… Tu t’es fait une copine ? »

De fait, la chèvre s’était approchée et bêlait, déçue que la jument l’ait abandonnée. Alexei, qui fatiguait un peu, hocha la tête quand Markus lui proposa de rentrer se reposer.

C’est sans nul doute ce qu’ils auraient fait si les trois marchands n’étaient pas arrivés à ce moment. Accompagnés de Trésor, qui leur ouvrit l’enclos, ils venaient pour récupérer leurs animaux, pressés de repartir. L’un d’eux, cependant, regarda d’un œil intéressé la belle jument noire et s’avança pour interpeller Alexei, qui flattait encore Selena de sa main libre pour lui dire au revoir.

Markus plissa les yeux, suspicieux, en entendant l’homme se mettre à déblatérer sur la beauté de cet animal. Alexei répondait de simples « Hm-hm. » polis alors que Selena, elle, s’était décalée pour s’éloigner de ce drôle d’individu. Et bien sûr, ceci conduisit là où ils l’avaient pensé, à une proposition d’achat pour un prix particulièrement dérisoire. Alexei et Markus rirent de concert, laissant l’homme interdit. Alexei fut le premier à se reprendre et sourit de toutes ses dents à l’homme, que Selena, elle, contrarié de sa proximité, regardait en commençant à taper le sol du sabot pendant que Flammèche grondait.

« Mon ami, commença le prince, pour oser me proposer une somme si misérable, soit vous n’y connaissez vraiment rien en chevaux malgré vos belles phrases, soit, au contraire, vous vous y connaissez très bien, auquel cas vous savez très bien qu’elle vaut bien plus que ça. »

L’homme leva le menton en croisant les bras :

« Peuh ! N’essayez pas de m’avoir à prétendre ça, je ne monterai pas mon prix !

– Ma jument n’est pas à vendre, rétorqua Alexei sans perdre son sourire. Maintenant, ne nous faites pas perdre plus de temps. »

L’homme grommela et rejoignit ses compagnons. Selena le regarda faire sans cesser de taper le sol et même la chèvre semblait le tenir à l’œil. Alexei et Markus échangèrent un regard et décidèrent d’un accord tacite d’attendre que ces messieurs ne soient partis pour faire de même. Et ils firent bien, car Trésor, qui tenait à la main un papier où était noté leurs possessions, leur dit avec une grande fermeté :

« Eh, lâchez cet âne !

– Comment ! lui répliqua un des marchands. Mais il est à nous !

– Non, il n’est pas à vous. Sa crinière est nattée, il est au Clan arrivé avant vous hier, répliqua avec force Trésor. J’ai là votre inventaire et vous avez déclaré seulement deux ânes à votre arrivée ! »

Cela ne suffit pas à calmer les trois hommes qui se mirent à crier, le traiter de voleur, et, comme ils tentaient de saisir l’âne de force, ce dernier se cabra dans un hennissement aigu et fila plus loin. Alexei fit signe à Markus qui hocha la tête et entra à son tour dans l’enclos.

Le vétéran ne fit pas dans le détail, il attrapa les deux plus virulents des trois et les traîna sans sommation hors de l’enclos avec une poigne qui leur ôta toute envie de protester. Le dernier redevint sans surprise tout à fait raisonnable, seul face à Trésor, et ce dernier l’aida sans épiloguer à sortir les deux chevaux et les deux ânes qui leur appartenaient. Ils allèrent charger leurs biens, restés à l’abri dans leur chambre, et ils partirent.

Trésor et Markus, qui les avaient escortés, revinrent près du banc où Alexei s’était assis pour attendre, devant la maison, et le grand roux les remercia :

« J’m’en serais pas si bien sorti sans vous !

– De rien, lui répondit Markus en s’asseyant près d’Alexei qui profitait du soleil, tout sourire. N’hésitez pas si d’autres tentent quelque chose. »

L’immense barbu hocha la tête, les remercia encore et repartit à ses occupations. Markus soupira :

« Pfff, pénible, ce genre de filous…

– Je me demande s’il croyait vraiment pouvoir m’acheter Selena à ce prix-là.

– Il avait l’air assez imbu de lui-même pour. Il a vu une belle bête, que son propriétaire avait l’air fatigué, il a tenté… »

La journée se poursuivit ainsi sans histoire. Alexei fit une petite sieste après son repas de midi, avec la renarde, après quoi il redescendit dans la cour, se sentant enfin plus en forme.

Scalys avait été se promener dans les alentours au matin. Il en était revenu avec de nombreuses plantes qu’il avait cueillies en chemin. Il en avait donné aux Sin’tis, qui l’avaient remercié avec une surprise notable, ainsi qu’à Daria qui lui avait proposé de se charger de les faire sécher pour qu’il puisse repartir avec en partie, car il n’y avait pas de raison qu’il ait fait tout ça pour ne pas en profiter.

Le soleil commençait à baisser un peu. Alexei tenait Flammèche en laisse. Il avisa avec curiosité Scalys qui, un long bâton en main, faisait visiblement des exercices martiaux ?… Très concentré, les yeux fermés, le jeune homme tenait le bâton avec fermeté et le faisait tournoyer autour de lui avec une grande habileté. Très intrigué, et il n’était pas le seul, à voir les enfants qui le regardaient d’un peu plus loin avec de grands yeux brillants, Alexei s’approcha de lui et Scalys dût l’entendre, car il stoppa son mouvement tournoyant juste à temps, à quelques cheveux de la tête du prince qui n’avait rien fait pour esquiver.

« Joli, dit-il. Je ne connais pas cet art martial ? »

Scalys posa le long bout de bois au travers de ses épaules et ses bras dessus :

« Entre nous, on l’appelle la Danse des Bois. On le pratique dans les temples, vous saviez pas ?

– Non, ça ne me dit rien… Je croyais que vous n’aviez pas le droit de vous battre ?

– De nous battre, non, de nous défendre, si. Et comme nous pouvons pas porter d’arme, apprendre à nous défendre avec un bâton, ça passe. »

Alexei opina du chef, intéressé. Comme Flammèche, curieuse, tirait sur sa laisse, le prince profita de la présence de Sry, qui n’était pas loin, pour la lâcher un peu. La demoiselle s’ébroua et se mit à gambader, surveillée par le corbeau qui ne manquerait pas de la ramener si elle filait trop loin. Les chiens du lieu l’avaient adoptée ou plutôt, avaient renoncé à chercher la colère du grand oiseau.

Markus arriva sur ces entrefaites, les informer que Daria leur proposait du thé et une part de tarte pour goûter. Scalys et Alexei trouvèrent que c’était une très bonne idée et s’apprêtaient à y aller quand un groupe de cavaliers en armes arriva. Alarmés, les trois hommes se regardèrent et comprirent vite que les nouveaux venus en avaient après les Sin’tis. Alexei poussa un soupir exaspéré en entendant qu’ils venaient récupérer un âne soi-disant volé.

« Markus, va chercher nos sauf-conduits.

– Tout de suite ! »

Le vétéran fila et Alexei n’eut besoin d’aucun geste avec Scalys pour qu’ils partent tous deux d’un même pas vers les importuns.

Les hommes devaient être des miliciens du cru, cinq en tout. Celui qui les menait ne portait pas d’uniforme, contrairement aux autres. Il semblait prendre la matriarche de très haut, d’autant qu’il était resté à cheval, lui coupant la parole pour les menacer d’amendes ou pire s’ils ne restituaient pas immédiatement l’animal volé.

Alexei n’eut donc aucun remords à l’interrompre, lui, déclarant sèchement :

« On peut savoir ce qui se passe, ici ? »

Les miliciens se regardèrent sans trop savoir quoi faire, leur chef se tourna avec violence vers celui qui avait eu l’outrecuidance d’intervenir, mais, quand il réalisa l’aura autoritaire de la personne en question, il en fut quelque peu décontenancé. Alors qu’Alexei croisait les bras avec un soupire profond qui en disait long sur son agacement, l’homme se reprit et répliqua avec moins de superbe qu’il l’aurait voulu :

« De quoi vous mêlez-vous !… Seriez-vous complices de ces voleurs ?!

– Non, mais je me demande par contre si vous, vous ne seriez pas ici suite à la dénonciation calomnieuse des trois zigotos qui ont tenté de m’escroquer ce matin avant d’essayer, justement, de voler un âne à ces braves gens. »

Daria arrivait, furieuse, suivie de Trésor qui essayait visiblement de la calmer, en vain, car elle cria :

« ANTON ! Encore toi, fichu fainéant ! Toujours dans mes pattes ! C’est pas bientôt fini ! Qu’est-ce que t’as encore été inventer pour nous les briser ! »

Un silence quelque peu étonné suivit cette tirade. Scalys fut le premier à se reprendre, sans parvenir à retenir un petit rire qui arracha Alexei de sa stupeur et le fit sourire à son tour. Côté Sin’ti, c’était presque tout le clan qui s’était approché pour soutenir sa doyenne et qui rit aussi plus ou moins discrètement.

Mais la tirade n’avait pas plu au chef des visiteurs, pas plus que le rire qui avait suivi.

« Comment oses-tu ! s’écria-t-il en serrant les dents alors que ses yeux semblaient prêts à lui sortir de la tête. Ton insolence va se payer cher ! Ta complicité avec ces voleurs crève les yeux et…

– Je m’inquiéterais plus de la vôtre avec ces minables escrocs, si j’étais vous, le coupa encore Alexei, très ferme sur ses jambes.

– Salir ces honnêtes marchands, vous devriez avoir honte ! »

Les miliciens, derrière lui, ne savaient que faire. Si l’un d’eux semblait prêt à sauter à la gorge d’Alexei, les autres le retenaient, surtout celui qui s’était dit qu’un homme aussi ferme que calme dans de telles circonstances, aussi flegmatique, n’était peut-être pas quelqu’un à ennuyer.

La vieille Sin’ti déclara alors :

« Les ânes, y sont à nous. Tous les huit, c’est eux qui tirent nos carioles. Daria et Trésor, y les ont comptés hier, y vous diront ! »

Markus revint à cet instant. Il avait son épée à la ceinture. Un sourire rapide passa sur les lèvres d’Alexei quand il le vit. Il prit le courrier que lui tendait le vétéran en demandant ostensiblement à Daria :

« Vous connaissez cet homme ?

– Ça oui ! répondit-elle en roulant des yeux. C’est le frère du bourgmestre voisin ! Ces deux-là passent leur temps à nous chercher des noises ! À la moindre bricole, on y a droit ! Et à chaque fois que le Clan passe, c’est pareil ! Deux chèvres qu’ils leur ont confisquées, à l’automne ! Une taxe de passage pas payée, soi-disant ! »

Le susnommé Anton serra les poings :

« Tu n’as qu’à payer quand on te le demande !

– Je suis pas sur vos terres ! »

Scalys surveillait les miliciens. Même si leur équipement était assez minable, ils pouvaient faire du dégât, surtout à cheval, face à des civils désarmés. Si la matriarche et plusieurs des adultes l’entourant, dont Tonio, restaient calmes et fermes, parmi les plus jeunes, certains se serraient dans les jambes de leurs aînés, pas rassurés du tout.

Alexei tendit le courrier à l’homme qui le saisit avec colère, en demandant encore :

« Vous ne dépendez pas de leur autorité ?

– Non, ici, on dépend que du duché. Et les taxes du duché, je les paye ! »

Si l’homme était resté interdit en voyant le sceau, il blêmit en voyant le contenu de la lettre. Rien de plus, ni de moins, qu’un sauf-conduit signé de la main même du Grand Ministre royal.

Il ne savait pas qui lui faisait face, mais c’était sans nul doute un haut noble de la Cour…

Anton se métamorphosa en un clin d’œil, devenant tout aussi docile et mielleux qu’il avait été furieux. Il descendit immédiatement de son cheval, manquant de très peu se s’étaler au sol, ce qui fit encore rire Scalys, Markus et bien d’autres, et se fendit d’une grande révérence devant Alexei, qui soupira à nouveau et ne lui laissa pas le temps de tenter la moindre flatterie :

« Que les choses soient claires : soit vous maintenez votre accusation et j’attendrai avec plaisir le juge du duché pour y répondre, et croyez-moi, vous et vos trois copains vont payer très cher leur petit jeu, soit vous décampez d’ici immédiatement et vous n’y remettez plus les pieds, jamais, encore moins pour tenter de voler ou d’escroquer qui que ce soit. Suis-je clair ? »

Anton s’était redressé, il se raplatit aussitôt :

« Limpide, Seigneur.

– Parfait. Vous connaissez le chemin, dans ce cas. Et n’oubliez pas de leur rendre leurs chèvres. »

La petite bande partit bien plus pitoyablement qu’elle n’était arrivée et Alexei secoua la tête et pensa tout haut :

« Pathétique. »

Il eut un petit sursaut quand la matriarche, qui s’était approchée lentement, prit sa main pour lui dire de sa voix éraillée par les ans :

« Toi, je sais pas qui t’es, mais grand grand merci. Toujours ils viennent, ceux-là, pour nous prend’e des bêtes. Merci d’avoir levé la voix cont’e eux et d’nous avoir défendus.

– Je vous en prie, c’est normal… bredouilla le prince, un peu mal à l’aise, mais elle balaya ça d’un geste de la main avant de reprendre :

– Si si, merci. Sois notre invité ce soir avec tes amis, partager notre repas pour vous dire encore merci. »

Alexei n’osa pas refuser, devinant sans mal que ça ne se faisait pas. Il se contenta de regarder Scalys et Markus qui hochèrent la tête de concert.

C’est ainsi qu’un peu avant le coucher du soleil, les trois hommes rejoignirent les roulottes. Un feu plus vif brûlait et quelques poulets rôtissaient autour d’une marmite d’où s’échappait une bonne odeur de légumes et d’épices.

Les invités se laissèrent asseoir sur le banc qu’on leur désigna et on les servit avec abondance. L’ambiance était à la fête. Un peu plus tôt, un homme escorté de deux miliciens avait ramené les chèvres et tenté, en vain, de convaincre Alexei de quitter cette « auberge miteuse » pour le confort de sa grande maison. Le bourgmestre en personne, apparemment, que le prince avait éconduit aussi poliment que rapidement, et qui était parti en grommelant.

Si les enfants restaient un peu timides, les autres étaient bavards et curieux. Moins sur qui ils étaient ou autres détails personnels que sur l’art martial au bâton de Scalys, qui accepta donc de donner une leçon au lendemain matin, ou sur le sale caractère de Selena, qu’ils avaient pu constater en allant voir leurs propres bêtes dans l’enclos.

Rapidement, le repas à peine avalé et une bouteille d’un fort alcool fruité circulant, les Sin’tis sortirent leurs cithares, leurs flûtes et leurs tambourins pour se mettre à jouer, chanter et danser.

Tour à tour, c’étaient les femmes, les hommes ou les deux qui chantaient ou dansaient.

Markus ne se fit pas tant prier pour se joindre à la danse, comme Scalys, mais Alexei, trop fatigué, se contenta de les regarder en tapant des mains.

Lorsque Scalys hérita du tambourin, il eut un petit rire nerveux, mais, encouragé par les Sin’tis et sûrement par l’alcool, il finit par trouver quoi chanter :

 

Étranger solitaire

Perdu dans la foule

Je vois qui tu es

Si tu as besoin

D’une âme près de ton âme

Je serai à tes côtés

Si tu es perdu dans l’obscurité

Si tu es dans le froid

Si tu cherches ton âme sœur

Je serai le foyer de ton cœur sans abri…

 

Sa voix était curieusement grave et douce quand il chantait. Alexei le regardait, à la lueur des flammes, et s’étonna de ne jamais l’avoir remarqué. Un moment plus tard, et alors que Scalys, un peu fatigué, s’était assis face au prince, près des jeunes femmes très enjouées, ce fut Markus qui hérita du tambourin. Il rit aussi, réfléchit, puis revint d’asseoir près d’Alexei pour lui donner un petit coup de coude.

« Tu me suis ?

– On peut essayer… »

La voix du vétéran était étonnamment belle et forte, quand il commença sur un rythme assez lent :

 

Les ombres tombent

L’espoir s’est envolé

Arme ton cœur

Car l’aube viendra

Longue est la nuit

Sombre le chemin,

Mais regarde le ciel

Pour un jour nouveau

Car l’aube viendra

 

Alexei avait hoché la tête, connaissant visiblement le chant, il entonna donc la suite avec son compagnon, leurs voix se mêlant très agréablement :

 

Le berger est perdu

Loin de son foyer

Mais les étoiles sont là

Car l’aube viendra…

 

Entendant les demoiselles qui l’entouraient glousser, certaines trouvant visiblement Alexei tout à fait à leur goût, Scalys eut un sourire en songeant que, oui, chantant ce beau refrain d’espoir au coin d’un feu de joie, cet homme était très loin du violent guerrier, du prince impitoyable qu’il avait connu et qu’il le préférait très nettement ainsi. Et pas désagréable à regarder, aussi, et encore, elles ne l’avaient jamais vu nu, elles.

 

Longue est la nuit

Sombre le chemin,

Mais regarde le ciel

Pour un jour nouveau

Car l’aube viendra

 

Les Sin’tis les applaudirent et Scalys ne fut pas en reste.

La lune était haute lorsque les trois voyageurs prirent congé. Ils remercièrent chaleureusement leurs hôtes pour cette belle soirée et rentrèrent se coucher, dans la chambre où Flammèche dormait, sur le lit d’Alexei, blottie contre Sry.

Elle ne se réveilla que le temps qu’Alexei ne se couche, pour venir se blottir contre lui alors que le corbeau prenait sa place habituelle près de Scalys.

Le séjour se finit ainsi très agréablement.

Scalys donna quelques leçons pour apprendre aux Sin’tis à se défendre avec un simple manche de balai, pendant qu’Alexei et Markus leur apprenaient, avec non moins de sérieux, à faire de même avec un couteau.

Scalys put parler longuement médecine avec les femmes du clan. Il apprit beaucoup, sur des plantes qu’il connaissait mal, ou pas sur certains usages, et put assister à l’accouchement de la jeune femme, qui se passa au mieux. La petite fille qui naquit ce jour-là reçut pour prénom Alexa, ce qui émut beaucoup Alexei. Il leur dit de ne pas hésiter, s’il passait à la capitale, à passer à la Vieille Caserne de sa part, qu’il serait ravi de les y revoir.

Les trois hommes reçurent encore des vêtements en laine de chèvre aussi fins que curieusement chauds, rectangles avec juste un trou pour la tête, comme une cape courte fermée aussi sur le devant. Les Sin’tis appelaient ça des ponchos. Celui d’Alexei était brodé de rouges, d’oranges et de jaunes, celui de Scalys de blanc et de divers gris et celui de Markus de bleus et de noir.

Les Sin’tis repartirent un après-midi et eux-mêmes devaient quitter l’auberge le lendemain matin. Il était temps pour eux de reprendre la route, mais non sans payer très généreusement Daria, la remercier mille fois de tout et pour Alexei, l’assurer également de sa protection.

Il y avait presque un air d’été dans la brise lorsqu’ils partirent.

Le grand port les attendait.

Accoudé au large parapet, son menton posé dans sa main bandée, Scalys regardait la mer d’un air pensif et un peu absent, indifférent à la foule colorée et bruyante qui circulait derrière lui. Sry était posé à côté, vigilant, regardant régulièrement autour d’eux, mais calme. Perdu dans ses pensées, le jeune prêtre sursauta quand Alexei le rejoignit pour lui lancer, goguenard :

« S’il suffit de vous mettre devant ce décor pour vous faire taire, je serai presque tenté de déménager notre capitale ici… »

Le prince avait les poings sur les hanches, amusé, et sur son épaule, Flammèche, toujours harnachée, regardait tout autour d’elle, aussi intriguée que nerveuse de tout ce monde, ces bruits et ces odeurs. Le corbeau et son humain les regardèrent. Le premier se tourna vers le prince et pencha la tête alors que le second ne faisait que lui jeter un œil par-dessus son épaule avec un sourire en coin :

« Déménager le Grand Temple risque d’être un peu compliqué.

– Ah, ça, on ne va pas pouvoir se contenter de piquer celui de Yemoya, j’en ai peur… » admit Alexei, amusé, en posant Flammèche sur le parapet et s’accoudant près de Scalys, à sa gauche.

Le prêtre hocha la tête :

« Son clergé risquerait de pas apprécier.

– Il y a des risques…

– Il faut que je passe les voir.

– Le temple n’est pas loin. »

Il y eut un silence qu’Alexei finit par rompre, caressant machinalement la renarde couchée devant lui :

« C’est la première fois que vous voyez la mer ?

– Hm, hm…

– Elle est plutôt lumineuse, ici, surtout en cette saison… Et calme… »

Alexei soupira :

« La première que j’ai vue, moi, c’est la Mer Boréale, au nord de Metlaberg… Le ciel y est bien moins lumineux et elle est beaucoup plus agitée… Les pêcheurs racontent que quand le vent se déchaine, les vagues sont si hautes qu’elles peuvent engloutir les navires…

– Wahou…

– La Mer Intérieure est plus calme, ne vous en faites pas… Et le trajet jusqu’à Meztlian ne dure que trois jours…

– Ah, vous êtes là… » entendirent-ils derrière eux.

Markus vint s’accouder à son tour, lui à la droite de Scalys, alors qu’un grand voilier à deux mats passait à l’horizon.

« Tu as trouvé ? lui demanda Alexei.

– Oui, un navire de commerce qui part demain, vers midi. Ils attendant une livraison qui devrait être là au matin. Affilié à la Guilde des Eaux, donc, on devrait être tranquille.

– Parfait… approuva Alexei.

– Ça me dit quelque chose… pensa tout haut Scalys. C’est la guilde officielle des marins du pays, c’est ça ?

– Une des deux principales, mais celle qui a, et de loin, la meilleure réputation, lui répondit Markus.

– Je crois qu’ils étaient venus faire une offrande au Temple, une fois…

– Une offrande à Meztli ? s’étonna Alexei. Tiens ? Ils boudaient Yemoya ?

– Alors non, non, ils restaient fidèles à leur déesse, mais apparemment, la fille du Maître de la Guilde s’était perdue en mer avec son équipage, à cause d’une tempête et d’un ciel couvert, et c’est la lumière de la Lune qui les avait finalement sauvés… Du coup, il était venu La remercier… »

Alexei eut un sourire :

« Ah, ce n’est pas la Guilde des Mers qui ferait ça, son Maître est radin au possible… Il parait même qu’ils fricotent un peu trop avec les trafiquants d’esclaves de Kartagi… »

Le prince se redressa et le voyant, Flammèche le regarda avant de se relever en remuant la queue.

« Bon, nous avons encore quelques heures avant de rentrer à l’auberge… dit le prince en lui gratouillant la tête. Une idée de quoi faire et de où dîner ?… Scalys, vous vouliez passer au Temple de Yemoya ?

– Oui, mon père m’a chargé de transmettre ses salutations aux autres cultes que je croiserais…

– C’est à deux pas, lui dit Markus en se redressant aussi.

– C’est ce qu’Alexei m’a dit…

– On peut y aller tout de suite, dans ce cas… proposa le vétéran. Ça devrait nous laisser le temps de passer au marché derrière, voir si on trouve du gingembre pour ton mal de mer, Lexei…

– Ah oui, j’y pensais plus, bonne idée… » approuva le prince en reprenant sa renarde pour remettre sur son épaule.

Elle glapit avant de s’installer, encore un peu incertaine d’être installée là. Alexei la caressa alors que Scalys le regardait, amusé :

« Vous avez le mal de mer ?

– Un peu, quand la houle est forte… reconnut Alexei en grimaçant un sourire forcé.

– Vous savez si vous avez le mal de mer, vous, Scalys ? demanda Markus alors qu’ils se mettaient en route.

– Pas sur le fleuve, mais j’imagine que ça n’a rien à voir ?

– Pas grand-chose, non… On vous prendra du gingembre aussi, dans le doute… »

Le temple de Yemoya était grand sans être monumental. Le plus grand sanctuaire de cette déesse, Source de la vie aquatique, principalement celle des mers, et de ce fait protectrice des marins, se trouvait à Kartagi, dont Elle était une des divinités tutélaires.

Le bâtiment, construit selon la forme d’un coquillage en ½ cercle et dont les gracieuses courbures n’étaient pas sans rappeler des vagues, était entièrement recouvert, à l’extérieur, de marbre blanc veiné de bleu, ce qui le rendait aussi beau que marquant, surtout au soleil de l’après-midi. Mais ce n’était rien comparativement à l’intérieur : le sol était entièrement fait de marbre bleu, bien plus sombre, dans lequel était incrusté, à intervalles réguliers, des coquillages de toutes formes, tailles et couleurs. Les colonnes, comme le plafond, étaient bien plus pâles et lumineuses. Au fond, centré, se trouvait le chœur et la grande statue de Yemoya : une femme droite, aux traits fiers et à la peau sombre, bras écartés et poitrine gonflée, dont le bas du corps et les immenses cheveux ondulés se perdaient dans la vague dont elle émergeait avec à sa droite une orque et à sa gauche un goéland.

Scalys regardait ça avec curiosité, le nez en l’air, souriant et les yeux grands ouverts. Markus avait porté sa main à son front en signe de piété, comme Alexei. Comme Flammèche s’agitait sur son épaule, il la prit dans ses bras.

Sry, lui, se posa au sol pour essayer de picorer un crustacé, ce qui fit glousser ses compagnons bipèdes, ce qui ne fut pas sans leur valoir quelques regards sombres ou curieux des quelques fidèles ou religieux qui se trouvaient là. Scalys claqua des doigts pour rappeler son oiseau :

« Sry ! chuchota-t-il. Non mais t’as pas assez eu de crevettes ce midi ! »

Le fait était que Sry avait découvert avec un grand intérêt, et un aussi grand appétit, l’existence de ces crustacés, à l’auberge où ils avaient déjeuné.

Le corbeau le regarda et revint en sautillant vers lui, visiblement pas plus honteux que ça. Un petit rire léger les fit se tourner vers la femme qui arrivait, suivie de deux autres, vêtues de la tenue bleue et ample des prêtresses de Yemoya. Si l’épaisseur des multiples voiles la rendait très pudique, ils donnaient également un effet de légèreté certain.

La première de ces dames avait le teint hâlé et de longs cheveux noirs. Elle devait avoir une trentaine d’années et souriait aimablement. Celles qui la suivaient étaient une femme plus âgée à l’air curieux et une bien plus jeune qui regardait les nouveaux venus et surtout le corbeau avec sévérité.

« Bienvenue, messieurs, leur dit la première des prêtresses avec amabilité. Je savais que l’héritier du Sceptre de la Lune avait un oiseau, je me serais attendue à ce que ce soir une chouette effraie ?

– L’animal élu de ma déesse ? lui répondit Scalys sur le même ton alors que Sry se renvolait pour se poser sur sa main. J’avoue, mais vivre avec un animal nocturne ne serait pas très pratique… »

Le jeune homme sourit :

« Dame Lilya, je suppose ? Je suis Scalys, fils adoptif d’Athanaios, comme vous sembliez l’avoir deviné. Mon père m’a chargé de venir vous saluer, dit-il en s’inclinant poliment.

– C’est moi, je suis ravie de vous rencontrer, tous les trois. Nous avions su que les crues du fleuve avaient été précoces, nous pensions donc vous voir ici. »

Elle regarda Alexei qui la salua d’un signe de tête.

« C’est un honneur de vous recevoir, dit-elle. Venez, nous serions ravis de vous offrir du thé.

– Merci infiniment. »

Ils passèrent un agréable moment, dans un petit jardin intérieur entouré d’un petit canal artificiel qui finissait dans un grand bassin où nageaient une myriade de poissons multicolores.

Bassin qui intéressa autant Sry que Flammèche, qui restèrent à observer ça avec un grand intérêt, pendant qu’installés autour d’une table basse sur de confortables sofas, les humains parlaient de choses et d’autres en buvant un thé fleuri et en mangeant diverses pâtisseries. La plus jeune des prêtresses tenait les deux possibles prédateurs à l’œil, craignant pour les poissons, mais ceux-ci ne risquaient rien. Sry était juste curieux et Flammèche, plus joueuse, finit par tomber dans l’eau. Elle barbota un peu avant de nager jusqu’au bord et de sortir en s’ébrouant. Indifférente au regard outré de la jeune religieuse, la petite renarde revint pour se coucher au soleil, près d’Alexei. Lilya envoya la benjamine rechercher des biscuits et, dès qu’elle fut sortie, son ainée se redressa sur son siège :

« Bien, nous voilà tranquilles… »

La plus âgée gloussa.

Intrigué, Alexei, qui mâchait un gâteau, les regarda. Scalys eut un petit rire également :

« J’en étais sûr… Il y a combien de temps que mon père vous a averties que nous allions devoir passer par ici ?

– Nous avons reçu son courrier il y a quelques jours, répondit Lilya. »

Scalys secoua la tête avec un soupir, profondément amusé. Plus surpris, Markus les regarda l’un l’autre et demanda :

« Euh, pardon ?… Athanaios vous a envoyé une lettre à propos de nous… ? »

Lilya hocha la tête :

« Il avait des informations qu’il m’a chargée de vous transmettre. Jusqu’ici, votre voyage n’a pas été trop pénible, ou plutôt, vous avez su avancer malgré ce qui s’est passé. Vous le savez sûrement, vos ennemis ne pensaient pas que vous iriez si loin, mais ne doutez pas qu’ils n’ont pas dit leur dernier mot. Votre père n’a pas pu voir exactement ce qu’ils prévoyaient, mais soyez vigilants, il y a fort à craindre que de grands dangers vous attendent. Athanaios n’est pas inquiet outre mesure, mais il tenait à ce que vous en soyez conscients. »

Le retour de la demoiselle les empêcha de plus approfondir le sujet, et, l’heure du culte arrivant, ils furent invités à les laisser. Lilya leur assura qu’elle prierait pour eux et qu’elle ne doutait pas que Yemoya les protégerait. Les trois hommes se firent un devoir d’assister à la prière, désireux de rendre hommage à la déesse avant d’embarquer. Le temple était bien plein, principalement de marins venant remercier leur déesse pour sa protection, passée ou à venir, ou des proches priant pour ceux qui étaient en mer.

Les trois hommes et leurs animaux, qui avaient attendu sagement ou dormi pendant l’office, ressortirent. Le soleil commençait à baisser. Markus regarda Alexei, qui caressait doucement Flammèche qui se réveillait dans ses bras, et Scalys qui venait de lâcher Sry pour le laisser se dégourdir un peu les ailes, et demanda :

« On passe au marché ?

– Oui, oui… » répondit Alexei.

Il sourit quand la renarde bâilla :

« Eh ben, tu dormais bien, toi… »

Markus sourit :

« Elle a bien poussé… Elle tenait dans ta main, maintenant elle tient sur ton avant-bras…

– Oui, ben vu ce qu’elle avale, aussi, cette petite gloutonne…

– Wif ? glapit Flammèche en levant le nez.

– Oui, c’est de toi qu’on parle et tu es une petite gloutonne. » lui dit Alexei en lui gratouillant la gorge, la faisant tirer la langue de contentement.

Ils rejoignirent la grande place où d’innombrables échoppes se trouvaient, vendant un peu tout et n’importe quoi, des tissus, des bijoux, des objets divers, des épices, des fruits, venant parfois de très loin, et bien sûr des poissons et des crustacés, venant de moins loin. Les vendeurs étaient très bruyants, interpelant tous les passants avec énergie. Ils n’eurent pas tant de mal à trouver du gingembre, et même du gingembre confis. Pendant que Markus négociait le prix, plus pour le principe, car il savait que les marchands de la ville pouvaient trouver insultant de ne pas marchander, Alexei tenait fermement Flammèche très intéressée par les poissons sur l’échoppe voisine. Scalys, pour sa part, surveillait Sry pour ne pas risquer qu’il ne pique un poisson ou une crevette, son nouvel amour…

La vieille dame qui tenait ça rigolait et finit par tendre un petit bout de poisson à la renarde ravie. Alexei la laissa faire, profondément amusé.

« Ne lui en donnez pas trop…

– Oh, mais il est trop mignon… C’est pas banal, un renard domestique !… »

Sry arriva, intéressé, et se posa sur l’épaule d’Alexei qui le regarda :

« Ah ben voilà, regardez qui se ramène… »

La dame resta interloquée, avant de rire quand Scalys reprit en tendant sa main bandée pour récupérer son corbeau :

« Vous imaginiez pas qu’il allait pas essayer d’en avoir aussi ?… »

La dame regarda Scalys, le corbeau, et eut un sourire avant de dire en prenant un autre bout de poisson pour le tendre à l’oiseau noir :

« Ben ça, c’est pas banal non plus… »

Elle ajouta :

« Vous avez un loup au lieu d’un chien, avouez ? »

Alexei rit alors que Scalys avait un sourire en coin :

« Non, non, nous laissons les loups à leurs chasses. »

Elle hocha la tête et enchaîna innocemment :

« Vous savez où dîner ?

– Non, vous avez une adresse ? s’enquit Alexei.

– Oui ! Au bout du quai, à droite, Au Chien-Loup. Leur cuisine est excellente et vous avez une vue magnifique, depuis leur terrasse ! »

Scalys hocha la tête sans prendre son petit sourire et Alexei, qui n’avait pas d’aprioris, fit la moue. Entretemps, Markus avait fini de négocier le gingembre et attendait sagement. Sans aprioris non plus et comme le marchand de gingembre confirmait que c’était une bonne adresse, ils se décidèrent à y aller.

L’extérieur de l’endroit était propre, joli et fleuri. De bonnes odeurs en sortaient, ainsi qu’un petit air de musique. C’était le dernier bâtiment non loin du phare. Ils furent très bien accueillis, par une jeune femme bien en chair, qui ne fit aucun problème pour leur donner une table sur la terrasse, qui donnait sur la mer et le phare, qui s’élevait fièrement un peu plus loin.

Intrigué par cette espèce de grande tour très fine, Scalys la regardait et Markus le vit :

« Vous vous demandez ce que c’est, je me trompe ?

– Non ?…

– C’est un phare, on y allume une lumière la nuit pour guider les bateaux.

– Ah, pour ne pas qu’ils foncent dans le port ?

– Entre autres, oui… »

Scalys opina du chef et, sous prétexte d’aller aux cabinets, les laissa pour retourner dans la salle principale, où il se dirigea vers le comptoir. La femme plus âgée qui s’y trouvait eut un sourire et le rejoignit :

« Il parait que tu laisses les loups à leurs chasses ?

– Je mène la mienne en solitaire. » répondit-il

Elle hocha la tête :

« C’est un honneur de rencontrer le fils de Pavel. »

Scalys sourit :

« Je pensais bien trouver la meute ici. Peut-elle quoi que ce soit pour moi ?

– Oui. Déjà, embarque en paix, le capitaine du bateau nous est lié. Il n’a qu’une parole.

– Merci, et pour le reste ?

– Vos ennemis ont tenté de soudoyer pas mal de monde, surtout par ici, et plus inquiétant, ils ont pris contact avec les Lames Pourpres. »

Scalys fronça les sourcils :

« Cet ordre de sorciers ?…

– Oui, nous n’en savons pas encore plus, mais compte sur nous pour te tenir informé.

– Merci. »

Lorsqu’il remonta, un peu plus tard, Scalys était pensif. Il ne pensait pas que cette bande de comploteurs tomberait si bas qu’ils en appelleraient à des adeptes de magie noire… Décidément, ils étaient vraiment obstinés… S’il n’avait pas eu une totale confiance en son second père adoptif et ses visions, il se serait presque un peu inquiété.

Il se rassit à la table et sourit en voyant que Sry et Flammèche jouaient, la renarde coursant le corbeau et essayant de lui sauter dessus, lui volant très bas, mais parvenant à l’esquiver sans mal.

La soirée fut agréable, l’air était doux et le repas vraiment excellent. Le phare s’alluma à la tombée de la nuit, alors que la lune se levait.

Elle était haute quand ils rentrèrent à l’auberge pour y dormir. Il fallait bien se reposer un peu avant d’embarquer.

Le bateau fendait les vagues depuis quelques heures et Scalys avait noté avec curiosité que les oiseaux les avaient suivis un moment avant de repartir. Sous le soleil estival, la mer étincelait. Elle était calme, tout comme le ciel, parfaitement bleu.

L’embarquement s’était passé sans heurt, si on exceptait la mauvaise volonté de Selena. L’idée d’être enfermée en cale, même dans un espace confortable, avec de la paille et tout le nécessaire, n’avait pas l’air de beaucoup lui plaire et il avait fallu toute la patience de son prince pour parvenir à la faire monter à bord. Le navire avait quitté Walzburg un peu après midi et profitait depuis d’un vent d’est bienvenu pour le pousser dans la bonne direction.

Scalys s’était installé sur le pont, à même le plancher, contre des tonneaux, pour lire un des livres qu’il avait emmenés, bien content de ne pas se sentir malade. Jusqu’ici, ça allait pour Alexei, apparemment. Sry, très curieux de tout ça, visitait le bateau, volant autour, se posant parfois dans les cordages, ou allant surveiller ce que faisaient les marins que ça amusait beaucoup.

Entendant des bruits métalliques à sa droite, Scalys leva le nez pour aviser Markus qui, le voyant, le rejoignit. Le vétéran portait un sac à l’épaule, leurs épées et aussi le très long objet emballé dont Scalys se demandait toujours ce que c’était, car il n’avait pas servi depuis leur départ. C’est donc avec une curiosité certaine que le jeune prêtre le regarda s’asseoir à ses côtés avec son bazar.

« Accepteriez-vous de me tenir compagnie pendant que je m’occupe de ces lames ?

– Je vous en prie.

– Merci.

– De quoi s’agit-il ? »

Le jeune homme avait refermé son livre sur son doigt en se redressant et son air fit sourire Markus.

« Oh, vérifier leur état, huiler et aiguiser un peu si besoin… Vous avez besoin, pour votre canif, d’ailleurs ?

– Ah oui, peut-être, vous faites bien de me demander… »

Scalys posa son livre et fouilla dans sa sacoche, posée très de lui, pour en sortir son couteau. L’objet était vraiment petit, sa lame pas plus longue qu’un des doigts de son propriétaire. Markus avait eu l’occasion de voir Scalys s’en servir et de constater le soin qu’il en prenait. Soin qui ne manqua pas à ce moment, Scalys retirant avec attention la petite lame de son petit fourreau en cuir et tâtant son tranchant.

« Elle est un peu émoussée… »

Markus, qui sortait son matériel de la besace qu’il avait emportée, hocha la tête et lui tendit sa pierre à aiguiser. Scalys le remercia et se mit à l’œuvre alors que le soldat commençait à déballer le fameux objet.

Scalys découvrit avec incrédulité la chose et resta bête, clignant des yeux.

« C’est une épée… ? » bredouilla-t-il en se penchant.

Markus, qui la dégageait avec un grand soin, tenant sa longue poignée d’une main en écartant la toile de l’autre, le regarda, surpris de sa perplexité :

« Euh… Oui… ? »

Scalys eut un petit rire :

« J’étais persuadé que c’était une lance, vu sa taille… »

Markus sourit, amusé :

« Ah, elle en aurait quasi la longueur…

– Vous arrivez vraiment à manipuler une lame aussi grande ?…

– Oui, oui, ça se fait… Ça s’apprend… »

Il examina la lame, puis se mit à la huiler avec soin, content de son état. Scalys lui rendit la pierre à aiguiser en le remerciant. Le jeune homme rangea son couteau et reprit son livre.

« Vous lisez quoi ?

– Un traité d’Ali Ibn Rays d’Arranine. C’était un grand médecin kartagite, ses théories ont un peu vieilli pour certaines, mais ça reste passionnant.

– Les médecins de Kartagi étaient très réputés quand j’avais votre âge, mais ils ont perdu, non ?

– Oui et non, beaucoup se sont exilés, chez nous ou ailleurs… Le royaume de Won en a accueilli un certain nombre aussi.

– L’ancien souverain de Kartagi a fait des ravages en se mettant à exécuter tous ceux qui n’avaient pas réussi à sauver son épouse… soupira tristement Markus.

– Son héritier n’a pas l’air beaucoup plus aimable, remarqua Scalys.

– C’est exact, il a mis à mal nos traités, nos gens sont de plus en plus malmenés, plusieurs ont dû fuir en abandonnant tout après avoir été accusés à tort et menacés d’esclavage pour dette… La possible attaque de Meztlian n’est vraiment pas une surprise.

– Il y a un vrai risque ?

– Hélas… »

Sry se posa sur le tonneau, au-dessus d’eux, et croassa interrogativement en se penchant pour regarder ce que les deux humains faisaient. Alexei arriva de leur cabine, tenant Flammèche dans ses bras et, les voyant, vint vers eux. Markus lui sourit :

« Ah, te voilà, comment tu te sens ?

– Bien, bien… J’ai piqué du nez sur mon lit… Enfin, on a piqué du nez, pour être exact. » ajouta-t-il en caressant la renarde.

Elle avait son harnais, un vrai taillé en cuir qu’elle supportait très bien. Alexei s’assit à côté de ses compagnons et posa la rouquine au sol. Elle glapit, se secoua et commença à se promener un peu, autant que sa longue laisse le lui permettait.

Alexei prit son épée et la dégaina pour s’en occuper.

« De quoi vous parliez ? demanda-t-il.

– De Kartagi…

– Houlà ! Vaste sujet !… »

Ils ne purent cependant pas reprendre le débat : un cri de douleur les interrompit, suivi d’une flopée d’injures dans une langue qu’aucun d’eux ne connaissait. Interloqués, ils se regardèrent. Deux hommes, le second de bord et un autre, qu’ils avaient identifié comme un ancien, se précipitèrent. Markus et Alexei échangèrent encore un regard inquiet alors que Scalys se levait en disant :

« Bougez pas, je vais voir… »

Un peu plus loin vers la poupe, deux hommes tiraient une corde, retenant une bôme que le vent avait visiblement envoyée se balader. Au sol, un homme tenait son bras ensanglanté, soutenu par l’ancien, alors que le second de bord criait :

« … Et vous m’attachez ça comme il faut ! »

Scalys se permit de demander posément :

« Vous avez besoin d’aide pour soigner cette blessure ? »

Le second le regarda, énervé, et inspira un coup :

« Pas d’refus, si vous pouvez… J’te laisse voir, Josef, allez à l’infirmerie.

– À tes ordres, Georgi ! »

L’ancien, Josef, donc, se leva en soutenant le blessé qui grognait et toisait un des deux autres d’un œil sombre. Scalys les précéda, repassant rapidement dans leur cabine chercher sa trousse de soins avant de les rejoindre à la porte de l’infirmerie. Le marin ne décolérait pas :

« Sérieux, Josef, il est à l’ouest, Kristof ! … Je sais pas ce qu’il a, aujourd’hui, mais ‘faut qu’il se réveille !

– Il a encore dû trop picoler hier soir… » soupira Josef en l’asseyant sur le fauteuil qui se trouvait là.

Laissant l’ancien regarder dans un placard, Scalys s’approcha et tira un tabouret pour s’installer près de lui.

« Bon sang, on a que de l’alcool et des bandages… » grogna-t-il en cherchant.

Le marin avait accepté non sans réticence que Scalys observe la plaie : une belle entaille dans son avant-bras. Scalys vérifia que sa main bougeait sans mal et fouilla dans son sac :

« J’ai ce qu’il faut, si vous avez des bandages, ça ira…

– Ah ?… D’accord. »

Scalys lava la blessure avec grand soin, pendant que Josef lui sortait ce qu’il avait.

« C’est pas très profond et assez net, vous avez eu de la chance qu’aucun vaisseau sanguin soit touché… Je devrais pouvoir refermer sans devoir recoudre… Il faudra que vous fassiez attention pendant une bonne dizaine de jours.

– On le surveillera, vous en faites pas ! » dit avec fermeté Josef.

Scalys eut un sourire en sortant un onguent très collant de son sac, avec lequel il parvint effectivement à refermer la plaie, en la bandant avec soin.

« Voilà, on verra demain soir pour changer, sauf si ça vous fait mal avant, ou si votre bras ou votre main enfle… Venez vite me voir, si c’est le cas.

– Euh, oui… Merci… »

Visiblement un peu surpris, le marin comme l’ancien regardaient le bandage, impressionnés. Scalys remballa ses affaires avec attention et demanda :

« Vous voulez que j’examine l’autre ? »

Josef sursauta et dénia du chef :

« Oh non, ça devrait aller, mais euh… Merci… »

Scalys hocha la tête et se leva :

« Je vous laisse… Hésitez pas si besoin. »

Il ressortit et sourit en voyant Sry qui l’attendait là, curieux. Il tendit son bras vers lui pour l’inviter à se poser sur sa main bandée.

« Alors, ça te plaît de naviguer ?

– Crôa.

– C’est joli, la mer… »

Ils se tournèrent ensemble en entendant crier, mais cette fois, c’était joyeux. Les marins pointaient quelque chose du doigt. Alexei et Markus se levèrent pour voir, intrigués. Scalys s’approcha et vit ce qu’ils montraient : de très gros poissons, apparemment ? En voyant un jaillir, joueur, il reconnut l’animal qu’il avait vu dans le temple, avec la déesse.

Il sourit, comprenant mieux l’enthousiasme de l’équipage. Voir les animaux élus des dieux était toujours un bon signe. Josef et le blessé, qui revenaient sur le pont aussi, vinrent regarder et se réjouirent également.

Voyant les animaux marins s’approcher du bateau pour se mettre à sauter dans les vagues qu’il laissait en avançant, Scalys se dit qu’ils étaient très grands et très identifiables, noir et blanc comme ça…

Georgi et Josef sonnèrent le rappel des troupes et renvoyèrent leurs gars à leurs postes. Alexei, Markus, Scalys et Sry, posé sur la rambarde, restèrent à regarder ces belles créatures et Georgi finit par venir vers eux :

« Eh ben, vous allez rester là ? C’est la première fois que vous voyez des orques ?

– De si près, oui, lui répondit Alexei.

– On en avait vu au bord de la Mer Boréale, dans le temps, mais de loin… dit Markus.

– Je ne les imaginais pas si gros… pensa tout haut Alexei.

– C’est vrai qu’il y a des poissons aussi grands qu’un temple ? demanda Scalys, les yeux brillants, en se penchant.

– Eh, faites gaffe à pas tomber ! s’écria Georgi, alarmé.

– Oui, on aurait du mal à vous repêcher… sourit Markus.

– D’autant que priver les animaux bénis de Yemoya de repas serait un blasphème, renchérit Alexei en rigolant.

– Ah ? Ils mangent les humains ? demanda Scalys en s’accrochant au rebord pour se pencher plus.

– Oh, non non… lui répondit Georgi en se rapprochant pour le rattraper au cas où. Non, ils sont pas aussi amicaux que les dauphins, enfin, beaucoup plus gros, surtout, mais ils sont pas bagarreurs… »

Les orques finirent par les laisser et eux-mêmes retournèrent donc à leurs occupations.

Alexei et Markus se remirent à l’entretien de leurs armes, Scalys reprit son livre, Sry alla se percher dans les voilures pour aller tenir compagnie à la vigie et Flammèche vint se coucher près du prince. Un petit moment passa avant que Markus, qui huilait avec soin la très longue lame, ne pense tout haut :

« Ah, au fait, oui, c’est vrai qu’il y a des poissons plus grands qu’un temple…

– Ah ? » le relança Scalys, à nouveau tout curieux.

Son air d’enfant émerveillé, avec ses yeux pétillants, fit sourire un Alexei presque attendri.

« Oui, reprit le vétéran. Mais vous n’en verrez pas ici, ils vivent plus au nord… On en avait vu de loin dans la Mer Boréale… Tu te souviens, Lexei ?

– Oui, approuva le prince en cessant d’aiguiser son épée. Bon, on ne parle pas du Grand Temple de la capitale non plus, hein… Mais dans un temple de province, ça pourrait aller, je pense.

– Après, continua Markus, certains marins racontent avoir vu des monstres gigantesques, mais nous n’avons que leur parole…

– J’avais lu ça, répondit Scalys, rêveur. Les mers sont si vastes et si profondes… Qui sait ce qui peut se cacher là-dedans… »

L’après-midi s’acheva sans plus d’évènement notable, à part que le vent forcit, ce qui incita Alexei à être prudent et à dîner léger tout en mangeant du gingembre confit en dessert, ce qui amusa beaucoup les marins.

Laissant l’équipage s’organiser pour la nuit, les trois passagers et leurs animaux se retirèrent dans leur cabine pour dormir. L’endroit était exigu, avec deux couches superposées face à face et des placards en dessous et au fond, où un petit secrétaire s’ouvrait, fournissant un plan de travail limité, mais fonctionnel.

Alexei se coucha sans attendre, un peu barbouillé malgré tout. Scalys s’installa à la petite table pour travailler un moment, assis face à lui au bord de son propre lit, alors que Markus grimpait souplement au-dessus du prince pour s’allonger aussi. Alexei était en chien de fusil, patraque, Flammèche installée contre lui en mode bouillotte ventrale. Sry, pour sa part, s’était mis sur le quatrième lit, au calme et dominant la situation.

Markus s’endormit rapidement, Scalys se perdit dans son livre et Alexei tenta en vain de s’assoupir malgré tout. Il lui semblait que le bateau tanguait de plus en plus ; ce qui ne l’aidait pas.

Aussi fut-il le premier à réagir lorsque Flammèche redressa brusquement la tête en fixant la porte.

« Hmmm ?… Qu’est-ce que tu as, toi ? »

Scalys avait sursauté en l’entendant et, un peu sonné d’avoir été sorti si brutalement de sa lecture, le regarda sans comprendre avant de lever le nez vers Sry quand ce dernier croassa vivement avant de venir se poser devant lui, alarmé, pour se mettre à sautiller en croassant plus fort et en agitant ses ailes.

« Houlà, qu’est-ce qui se passe… ? » s’inquiéta le jeune prêtre en se levant rapidement.

Sry alla vers la porte, que Flammèche rejoignit aussi d’un bond. Alexei se redressa, fatigué :

« C’est pas vrai… »

Markus, que ce raffut avait réveillé, se cogna en se redressant trop vite et jura en retombant, en se tenant la tête. Scalys regarda le vétéran qui grognait et le prince qui grommelait et sortit sans les attendre. Le petit couloir était désert et le pont guère plus animé quand il y parvint, après avoir monté rapidement les quelques marches. À la lueur de la demi-lune, dans un ciel presque sans nuage, le bateau était bien un peu plus secoué par la houle, mais on n’était très loin d’une tempête. Sry le guida vers la trappe qui menait aux cales. Elle était ouverte. Rejoint à ce moment par Markus, ils se rendirent compte en approchant que des bruits suspects en sortaient, des cris, a priori deux personnes, au milieu d’un fatras peu clair. Markus regarda Scalys :

« Allez chercher le capitaine, je vais voir !

– Soyez prudent ! »

Scalys fila avec Sry et Markus se laissa tomber plus qu’il ne descendit. Le bateau n’était pas immense et même si les cales étaient compartimentées, il ne pensait pas avoir de mal à s’y retrouver.

C’est en arrivant près des enclos des chevaux qu’il comprit le début du problème : si Olia, Soles et Orion étaient très nerveux, mais dans leurs boxes, ce n’était pas le cas de Selena qui avait défoncé la porte du sien. Markus jura encore en se précipitant, alors que les voix devenaient audibles, dans la cale suivante où la jument, furieuse, tapait du sabot en regardant d’un côté deux hommes, dont un visiblement sonné, en tout cas à terre, et de l’autre un troisième qui avait une hache à la main.

Mais le pire était, du côté de ce dernier, la voie d’eau qui jaillissait du trou qu’il avait fait dans la coque.

Si l’homme paraissait assez curieusement amorphe, semblant ne même pas réaliser que de l’eau lui mouillait les pieds, Markus ne put s’y attarder. En restant aussi menaçante au milieu de l’endroit, la jument empêchait les autres marins d’intervenir.

Markus regarda tout autour de lui et souffla de soulagement en trouvant une corde qu’il se hâta de nouer. Il s’approcha ensuite de Selena, qui le toisa avec méfiance, tapant toujours du sabot en se tournant vers lui, ce qui suffit au marin encore valide pour se précipiter sur l’autre qui ne réagit pas, pas plus que quand il lui arracha la hache des mains en l’injuriant.

« Kristof, putain mais à quoi tu joues là, sale outre à vin !… »

Markus était parvenu à passer la corde autour du cou de la jument, mais elle refusait de le suivre et il était évident que seule la faible hauteur de plafond la retenait de se débattre trop.

Le marin balança la hache plus loin en jurant et tenta de prendre une caisse posée à côté pour colmater la brèche en attendant mieux, et c’est à ce moment-là que l’étrange Kristof, toujours sans un mot, se jeta sur lui pour l’en empêcher.

Markus aussi en les voyant commencer à se battre, mais la jument ne voulait rien savoir.

Alertés par Scalys, les croassements de Sry ou les deux, Georgi et deux autres hommes arrivèrent avec un Alexei peu vaillant, mais qui parvint à saisir la corde en disant à Markus :

« Je m’en charge, va les aider ! »

Markus ne se fit pas prier et se précipita. Si un des hommes avait couru vers le marin toujours au sol, Georgi et l’autre avaient rejoint la bagarre. Mais Kristof était aussi impassible qu’improbablement fort et agile et surtout visiblement bien décidé à ne pas les laisser approcher la brèche alors que l’eau continuait de gicler, ce qui n’aidait pas non plus à se tenir sur ses jambes, comme si la houle ne suffisait pas…

Plus aguerri tout de même que les marins, Markus parvint au moins à éloigner Kristof de la trouée, alors même qu’Alexei, de son côté, avait assez calmé sa jument pour pouvoir la flatter, en lui parlant doucement. Malheureusement, cela permit également au mutique marin de ramasser la hache avec laquelle il pouvait tenir ses adversaires à distance.

C’est alors que Scalys arriva avec le capitaine, qui jura en regardant tout ça.

Scalys fit de même, mais il sut immédiatement ce qu’il devait faire : il avança en inspirant et cria à celui des marins qui essayait, paniqué, de bloquer l’eau avec ses mains :

« Écartez-vous ! »

Incrédule, mais n’arrivant à rien, ce dernier obéit alors que Scalys fermait les yeux.

Tous ceux qui le pouvaient, à savoir ce marin, le capitaine, Alexei et celui qui était auprès du blessé, virent alors les cheveux noirs du jeune prêtre se mettre à flotter étrangement et blanchir un peu alors qu’il tendait sa main droite vers le trou. Il rouvrit alors des yeux presque incolores, tant ils étaient pâles, alors qu’ils fixaient l’eau qui gela en un instant à cet endroit. Puis Scalys se tourna de la même manière et aussitôt, l’eau dans laquelle pataugeait Kristof gela de la même façon, se transformant en une patinoire sur laquelle il perdit immédiatement l’équilibre et tomba.

Markus eut un sourire en se jetant sur lui pour le maîtriser, rapidement aidé des autres, et ils parvinrent enfin, à grand renfort de cordes, à immobiliser un Kristof toujours impassible.

Un instant passa avant que tout le monde réalise que la situation était de nouveau sous contrôle. Scalys secoua la tête comme pour se reprendre, ses yeux redevenant sombres et ses cheveux noirs.

« Merci beaucoup ! lui dit le capitaine avec un soulagement visible.

– De rien, lui répondit Scalys.

– Depuis quand vous êtes un mage de glace… ? demanda Alexei, qui le regardait en clignant des yeux, stupéfait.

– Euh, longtemps, mais on tient pas à ce que ça se sache trop… bredouilla Scalys, un peu ennuyé.

– Ça va tenir ? demanda un des marins en fixant, très impressionné, la brèche ainsi bouchée.

– Je peux la surveiller le temps que vous rebouchiez… Mais je pourrai pas le faire tenir des jours…

– On peut colmater pour être tranquille un moment, intervint Georgi et le capitaine hocha la tête :

– Oui, elle n’a pas l’air si grande, on devrait pouvoir y arriver… Mais il va falloir qu’on accoste au plus vite, par contre, on ne peut pas risquer d’attendre jusqu’à Meztlian.

– Pas grave, faites au mieux. » lui répondit Markus.

Il y eut un silence, puis ils se tournèrent vers Kristof qui gigotait, maintenu sur le ventre par ses collègues et toujours muet. Scalys s’approcha du blessé pour l’ausculter. Il s’agenouilla. L’homme n’était pas inconscient, il avait par contre une côte brisée et deux autres fêlées. Scalys s’assura que ce n’était pas plus grave, qu’il respirait bien et ne crachait pas de sang, avant de demander à ce qu’on lui apporte de quoi faire un bandage adéquat. Le capitaine fit signe à un des marins qui fila, puis il s’approcha de Kristof et soupira :

« Qu’est-ce qui t’a pris, toi, bon sang… »

Il s’accroupit et regarda le prisonnier qui gigotait toujours. Ses questions restaient sans réponse et Markus demanda :

« Il y a longtemps qu’il navigue avec vous ?

– Des années, lui répondit Georgi, qui avait croisé les bras, plus inquiet qu’en colère. Clair que c’est pas le plus bavard d’entre nous, mais depuis ce matin, il est vraiment bizarre…

– Il s’est passé quelque chose, ce matin ? s’enquit Scalys.

– Non, répondit encore Georgi, enfin je sais pas, se corrigea-t-il. Il a passé la nuit à terre, comme la plupart d’entre nous, il est revenu pour le chargement…

– Il a pas décroché un mot de la journée, intervint un autre marin. On s’est dit que sa gueule de bois devait être pire que d’habitude… »

Scalys réfléchit un instant avant de froncer les sourcils, grave, et de se relever pour s’approcher :

« Cet après-midi, j’ai remarqué que vous étiez presque tous torse nu, à cause du soleil…

– Euh… Ouais ?…

– Mais pas lui… »

Il s’accroupit près du prisonnier et demanda très sérieusement à ceux qui le tenaient de le tourner. Ils échangèrent un regard dubitatif, mais leur capitaine leur fit signe que c’était bon, aussi obéirent-ils.

Scalys passa sa main au-dessus de lui en réfléchissant tout haut :

« J’aurais senti l’aura d’un objet magique, ils ont dû y penser, donc, la seule autre solution, c’était de le marquer… Et l’endroit le plus sûr pour ça… »

Il déchira la chemise au niveau de la poitrine et hocha la tête avec un soupir en découvrant une très fine inscription sur la peau burinée du marin :

« Bien joué… »

Le capitaine eut un mouvement de recul en s’écriant, les yeux ronds :

« Qu’est-ce que c’est que ça !

– Rien de grave, il a été envoûté. » répondit Scalys en se relevant.

Il prit le bas de son habit pour l’essorer :

« L’exorcisme, c’est pas mon domaine, mais ça devrait pas être difficile…

– D’accord, mais on fait quoi, en attendant… ? demanda Georgi, sceptique.

– On lui a mis un ordre dans la tête et tant qu’on aura pas levé le sort, il fera tout pour le faire, expliqua Scalys. Donc, il faut le garder à l’œil et comme on disait, retourner à terre au plus vite. Entre ça, le trou et votre blessé, ça sera pas du luxe de toute façon…

– On va faire au plus vite, approuva le capitaine en se relevant à son tour.

– Désolé pour tout ça, en tout cas, lui dit Markus. C’était sûrement nous que ça visait.

– Comptez sur nous pour prendre en charge la réparation du bateau et le reste, ajouta Alexei.

– Euh, merci…

– Ben c’est quand même le moins qu’on puisse faire… »

Ça tanguait toujours bien et voyant que son prince, très pâle, se tenait comme il pouvait à la paroi de bois d’une main, car il y avait encore la corde de sa jument calmée de l’autre, Markus le rejoignit pour remettre Selena dans un boxe et le ramener lui à son lit.

En remontant sur le pont, ils retrouvèrent Flammèche qui tournait autour de la trappe en couinant depuis qu’Alexei y était descendu, incapable de descendre l’échelle pour le suivre. Elle glapit joyeusement et les suivit jusqu’à la cabine.

Markus l’aida à se rallonger, sourit quand la renarde grimpa pour se recoucher près de lui et il ressortit pour vérifier que tout allait bien.

C’était le cas. Kristof fut enfermé sous bonne garde, Scalys pansa le blessé, puis s’assura que sa glace durait le temps que les marins colmatent du mieux qu’ils pouvaient la brèche. Avec tout ça, les premières lueurs de l’aube, très matinale en cette saison, pointaient lorsque Scalys, épuisé, put enfin aller dormir.

La fin du voyage fut rapide et sans encombre. Le bateau avait mis le cap plein ouest et, le vent fort aidant, il arriva le soir suivant à un petit port de pêche paisible de la côte est de la grande île.

Difficile de savoir si ce fut Alexei ou Selena le plus soulagé de retrouver la terre ferme.

Markus proposa qu’ils y restent le temps de voir comment ça se passait pour la réparation, mais surtout celui qu’Alexei reprenne quelques couleurs et que Scalys se remette de sa quasi-nuit blanche. Aucun des deux intéressés ne s’y opposa.

Les habitants du lieu, de prime abord un peu surpris de l’arrivée d’un bateau inconnu, ne firent aucun souci à les accueillir. La minuscule auberge locale se révéla aussi poussiéreuse que ses propriétaires étaient aimables et sa propreté n’était pas sa qualité première. Entre gens de la mer, on se soutenait et ils se firent même un devoir d’envoyer chercher au plus vite un exorciste dans une bourgade voisine dès qu’ils furent au courant de l’envoûtement.

Enfin seuls, à l’abri d’oreilles indiscrètes, alors qu’ils regardaient leurs chevaux gambader dans le pré de l’auberge, Scalys expliqua à ses compagnons que c’était très probablement les Lames Pourpres, un ordre d’adeptes de magie noire craint autant qu’il était mystérieux, qui était derrière l’envoûtement du marin. Il espérait qu’ils ne lui demandent pas d’où il sortait ça et ce fut le cas, ce qui le soulagea grandement.

« J’avoue, j’y avais pensé, dit Alexei en se frottant la bouche, songeur. Il n’y a pas trente-six groupes capables de coups fourrés de ce genre…

– Oui, c’est un peu trop spécifique pour être autre chose… » admit Markus en hochant la tête.

Alexei se pencha pour ramasser Flammèche qui essayait de grimper à sa jambe.

« Il ne manquait plus que ces sorciers à nos trousses… » soupira-t-il en la prenant dans ses bras pour la caresser.

Markus eut un sourire en coin :

« Allons, tu n’as quand même pas peur d’eux ?

– Non, pas tant, mais bon…

– Je pense qu’on est tranquille un petit moment, dit Scalys. Ils ne vont pas voir le bateau arriver à Meztlian demain, ils vont donc croire qu’ils ont réussi leur coup. Ça nous laisse le temps d’organiser la suite.

– C’est vrai, on devrait avoir un peu de répit, admit Markus. En attendant, un bon dîner et une bonne nuit, ça vous botte ?

– Oh que oui…

– Alexei va enfin pouvoir manger à sa faim !

– C’est pas drôle…

– Je plaisante pas. Le vert, ça vous va pas très bien au teint, dit Scalys alors qu’ils repartaient vers l’auberge.

– La dame nous a parlé de poisson grillé et de salade de légumes, ça devrait te plaire, non ? demanda Markus en lui tapotant l’épaule.

– En espérant qu’elle cuisine mieux qu’elle fait le ménage…

– Lui dites pas ça, ça va jeter un froid, rigola Scalys.

– Ah pardon, c’est vrai que ça, c’est votre boulot… »

Peu habitué aux produits marins, Scalys considérait avec une suspicion certaine le plat qu’on leur avait proposé. Il savait ce qu’était un crabe, mais ceux-là, brunâtres et couverts de pics, n’étaient pas très appétissants… Si Alexei et Markus contemplaient les petits animaux fumants avec curiosité, le jeune prêtre, pour sa part, avait reculé au fond de sa chaise en fronçant un sourcil et en retenant sa grimace. L’odeur était un peu forte et pourtant, il en avait connu de bien pires… Le voyant, et alors que Markus attrapait une des bestioles par la pince pour la regarder de plus près, la matrone pencha la tête pour demander :

« Ah, pardon, z’aimez pas ça ?

– Euuuh… Pas vraiment… Désolé… répondit Scalys avec un sourire forcé.

– Oh, pas d’souci ! répondit-elle avec un sourire compréhensif. On peut pas tout aimer ! J’ai une cousine qui adore les grenouilles, ajouta-t-elle avec un clin d’œil complice, ben j’ai jamais réussi à en manger, moi !…

– Chacun ses goûts… approuva Markus.

– Les crabes, c’était une mise en bouche pendant que le poisson cuit, dit-elle encore. ‘Voulez autre chose ou vous pouvez attendre ?

– Oh, je peux attendre, vous cassez pas la tête… »

Les trois hommes et leurs compagnons poilu et velu étaient installés à une table rectangulaire, Scalys au bout et Alexei et Markus se faisant face, ce dernier à la gauche du religieux. Le réfectoire de l’auberge n’était pas immense, à l’image du lieu, mais il était animé. Si l’équipage avait préféré rester loger dans le bateau, quelques-uns étaient venus dîner là, en plus de locaux habitués des lieux.

Alexei attaqua aussi le plat, intrigué, et Scalys les regarda faire avec un léger écœurement, mais rien de pire. Sry, couché au coin de la table, entre Scalys et Alexei, avait aussi l’air intrigué, mais il ne tenta pas et Flammèche non plus. Assise à côté de son père adoptif, sur son banc, elle attendait sagement en flairant l’air.

« Ch ’est pas mauvais, vous devriez échayer… dit le prince à Scalys qui frémit :

– Non merci !… Mais je vous en prie, vous privez pas pour moi !

– Chûr ? insista Alexei, goguenard, en lui tendant un crabe, le faisant reculer vivement.

– Fous-lui la paix, Lexei… soupira Markus en rigolant.

– On joue pas avec la nourriture ! fit semblant de râler la patronne qui arrivait avec la suite. Pis de quoi vous vous plaignez, ça vous en fait plus ! » ajouta-t-elle, amusée.

Alexei eut un petit rire et souleva le plat de crabes pour faire de la place et elle installa son large plateau en équilibre sur le coin de la table pour déposer un plat contenant quatre poissons grillés et un grand saladier contenant un mélange multicolore entre leurs trois assiettes. Cette fois, Sry leva la tête, intéressé, et une truffe noire pointa au bord de la table, rapidement suivie d’une tête rousse et de deux petites pattes noires.

« Ah tiens, qui voilà… sourit Alexei en regardant la renarde qui s’était mise à remuer la queue.

– On dirait qu’eux aussi savent ce qui est bon, lâcha Scalys avec un sourire en coin, en croisant les bras.

– Le quatrième poisson, c’est pour eux ? demanda Markus alors qu’Alexei tirait la langue à Scalys.

– Oui ! La pèche a été bonne, on a du rab ’ ! répondit-elle joyeusement en reprenant son plateau.

– Merci pour eux, alors, lui dit Scalys.

– De rien ! Mangez vite pendant que c’est chaud ! »

Elle repartit et Markus prit ses couverts pour servir. Alexei posa l’assiette de crabes à côté et caressa Flammèche qui couinait en le regardant avec de grands yeux suppliants. Dès qu’ils furent tous trois servis, le prince prit le plat où restait le dernier poisson pour le déposer sur le banc. Sry rejoignit sans attendre la renarde et ils attaquèrent avec appétit.

Leurs humains n’avaient pas entamé avec moins d’appétit les leurs. La chair était fondante, très bonne et la salade colorée, aux saveurs très diverses, l’accompagnait parfaitement. C’était inhabituel pour leurs palais, mais très bon.

Alexei s’en tint là, désireux de ne pas trop manger après son séjour en mer. Markus et Scalys, eux, profitèrent encore d’une part de tarte aux pommes.

L’ambiance était joyeuse autour d’eux. Ça chanta un peu, puis, le temps passant, ça se vida sans heurt. Les marins du coin se levaient tôt.

En venant débarrasser les derniers couverts, la patronne leur proposa encore un grog pour finir. Markus déclina, mais Alexei et Scalys acceptèrent. Ce qui les acheva et le vétéran dût donc demander l’aide du patron pour les monter au lit…

Le soleil se leva sur le petit port paisible, au matin, et, quand Flammèche le réveilla, Alexei grogna et tenta de s’enfoncer sous ses couvertures. En vain, car, joueuse, elle les saisit et tira pour le découvrir.

Assis sur le lit voisin, Scalys, qui s’habillait, éclata de rire en voyant son compagnon et sa renarde se battre pour le lainage. Intrigué et amusé, Sry alla aider la renarde, saisissant le tissu entre ses serres pour tirer aussi.

« EH ! cria Alexei. Non, mais c’est fini oui !… »

Markus revint à ce moment dans la chambre, une pièce large et claire. Il regarda ce qui se passait avec curiosité et rit avec Scalys en entendant Alexei râler après la coalition qui l’assaillait.

Il finit par s’asseoir et jeter la couverture sur ses agresseurs.

Markus posa ses mains sur ses hanches pendant que Scalys essuyait ses yeux :

« Bon, puisque vous êtes réveillés tous les deux… On vient de me dire que l’exorciste venait d’arriver.

– Ah, bonne nouvelle ! » lui répondit Scalys.

Sry fut le premier à parvenir à s’extraire de sous les draps et s’ébroua avant de rejoindre Scalys en croassant avec véhémence. Scalys faillit repartir dans un fou rire et le caressa doucement pour l’apaiser.

Alexei s’étira avec soin avant de hocher la tête :

« Parfait, allons voir ça… »

Une petite tête rousse ébouriffée émergea enfin et Flammèche éternua avant de sauter au sol. Elle se secoua aussi et Alexei se tourna en bâillant pour poser ses pieds au sol :

« Eh ben, pas besoin de trompette avec ces deux-là… »

Un peu plus tard, à peu près habillée à défaut de parfaitement réveillée, la petite bande se rendit au sanctuaire local, où devait avoir lieu le rituel.

Comme souvent dans les petites communautés, le lieu de culte était un petit panthéon réunissant les principales divinités : Yemoya, Meztli, Olies y avaient chacun leur statue, ainsi que Kari, le dieu des vents, et quelques autres dieux mineurs.

Nos amis y furent les premiers, entrant en laissant le corbeau et la renarde jouer dehors. Scalys en profita pour se recueillir un instant devant la statue de sa déesse, Markus et Alexei se signèrent et le prince mit quelques pièces dans le tronc qui pendait au mur, mal tenu par un vieux clou rouillé.

Pas très grand, le bâtiment avait connu des jours meilleurs, mais il était propre et les nombreuses offrandes déposées là laissaient peu de doute sur la piété des villageois.

Ils furent rejoints par le capitaine du bateau, accompagné de trois de ses hommes qui portaient l’envoûté toujours bien ficelé. Ils n’eurent cependant que le temps de se saluer que trois autres personnes arrivèrent à leur tour : un homme encore jeune, prêtre de Yemoya au vu de sa tenue bleue et ample, une femme d’un âge respectable aux traits anguleux et vêtue plutôt richement pour l’endroit, et une autre que tous prirent de prime abord pour une jeune adolescente blonde à son gabarit. Il leur fallut un temps avant de réaliser qu’il s’agissait en fait d’une jeune femme minuscule, et même pour certains qu’elle ne pose sur un banc le gros sac qu’elle portait contre sa poitrine et qui masquait jusqu’alors des formes qui n’avaient rien d’enfantines.

Ce fut la plus âgée qui prit la parole :

« Messieurs. Vous n’avez pas eu l’honneur de m’être présentés. Je suis Ustinya, la mairesse de ce village. Voici Valsi, notre prêtre, et Dame Stasya, maîtresse-exorciste qui vient de nous rejoindre sur votre demande. »

Dubitatif quant au fait qu’une si jeune femme puisse être maîtresse-exorciste, Alexei se contenta d’incliner poliment la tête avant de se présenter en oubliant soigneusement son titre princier et de présenter avec la même amnésie partielle ses compagnons qui saluèrent également fort poliment le trio. Valsi sourit, aimable, Ustinya hocha sèchement la tête et Stasya, elle, semblait surtout curieuse du lieu, regardant partout.

Le capitaine s’introduisit aussi poliment avant de montrer Kristof et de dire que c’était lui le souci.

Scalys se permit d’intervenir pour expliquer la marque qu’il avait vue sur sa poitrine.

L’exorciste de poche secoua la tête et posa diverses questions d’une petite voix délicate avant d’aller voir ce qu’il en était.

Kristof gigotait toujours, mais ses camarades le tenaient fermement.

Stasya se pencha en faisant la moue, posant quasi le nez sur la marque, avant de revenir vers son gros sac et de se mettre à fouiller dedans. Elle en sortit deux livres, un carnet, une trousse, deux règles, une pomme, quatre petits flacons avant d’enfin parvenir à ce qu’elle voulait, visiblement, une petite pochette contenant une paire de lunettes qu’elle mit avant de revenir observer d’un peu moins près.

Alexei et Markus échangèrent un regard amusé avec Scalys. La mairesse leur jeta un œil sévère, le prêtre et le capitaine attendaient, le premier moins nerveux que le second qui avait croisé les bras en fronçant les sourcils.

« Ah, c’est bien ce qui me semblait… » dit-elle en se reculant.

Elle soupira et alla sortir un troisième livre de son sac. Alexei se surprit à se demander si ce sac avait un fond ?

Elle se mit à feuilleter rapidement l’ouvrage en faisant nombre de « Hmm… », de « Pff. » et de « Mouais non. », avant de s’écrier vivement, faisant sursauter tout le monde :

« Ah voilà ! »

Elle posa le livre sur le banc, ouvert, relut plusieurs fois une ligne à voix basse et prit sa trousse avant de revenir vers Kristof en répétant cette phrase. Elle sortit un stylet noir et dit :

« Tenez-le bien, s’il vous plaît. »

Elle avait bien fait de prévenir, car dès que la pointe effleura sa peau, le malheureux envoûté cria et se débattit. Il fallut l’aide du capitaine et de Markus, mais ils tinrent bon et elle put tracer la formule autour de celle qui était inscrite et qui s’évapora en une petite fumée noirâtre dès que ce fut fait.

Kristof sursauta et inspira comme un noyé qui retrouve de l’air en cessant aussitôt de se débattre et en regardant tout autour de lui, stupéfait :

« Mais qu’est-ce que… ? »

Le reste de l’assistance poussa en chœur un soupir de soulagement plus ou moins discret et ceux qui le tenaient le lâchèrent. Son capitaine lui donna une petite tape sur la tête alors que ses camarades se tapaient dans les mains en riant :

« Eh ben tu nous auras fait peur, crétin ! »

Il s’avéra des explications un peu confuses qui suivirent que Kristof ne savait pas ce qui lui était arrivé. Il avait été dans sa taverne habituelle retrouver la fille qu’il y fréquentait quand il passait là. Il y avait bu, fait ce qu’il avait à faire avec la demoiselle et se souvenait qu’une joyeuse bande de joueurs lui avait proposé de se joindre à eux pour finir la soirée. Pas d’argent en jeu, juste le devoir de boire un verre quand on perdait. Amusé et sachant le lieu sûr, il avait accepté, bu souvent, et impossible de se souvenir du reste.

Il donna sans se faire prier le nom de l’endroit et de la demoiselle, certain qu’ils n’y étaient pour rien.

Scalys et Alexei notèrent cela avec soin sans se concerter, bien décidés à envoyer des gens, chacun les leurs, enquêter là-dessus.

Les marins se firent un devoir d’offrir au temple tout ce qu’ils pouvaient pour remercier les dieux. Scalys, pour sa part, resta à prier en compagnie du prêtre du lieu alors que les autres ressortaient, sauf Stasya qui se mit à remballer son bazar en sifflotant.

Le capitaine laissa ses hommes partir devant pour dire à Alexei et Markus :

« Ah, on a vu avec le charpentier d’ici… Il est pas habitué aux bateaux si grands, il a peur de faire plus de mal que de bien.

– Prévisible, dit Markus et Alexei hocha la tête.

– On sait pas trop quoi faire, du coup…

– Hmmm » fit Alexei en se frottant le menton.

Il se tourna vers Ustinya :

« Madame, à combien de jours sommes-nous de Meztlian, d’ici ?

– Deux, si le vent est bon.

– Et par terre ?

– Oh, quatre jours de cheval, à allure tranquille. »

Alexei réfléchit encore, regardait le ciel sans le voir. Il regarda encore la mairesse :

« Vous avez de quoi loger et nourrir ces gens en attendant que leur navire soit réparé ?

– Ne nous insultez pas, répondit-elle avec force en le regardant droit dans les yeux. Jamais nous n’abandonnerions des frères de mer !

– Je n’en doute pas, répondit le prince avec un sourire. Mais je refuse que ça risque de vous mettre dans l’embarras.

– Nous sommes à la belle saison, vous n’avez pas à craindre que nous manquions de nourriture, dit-elle, un peu radoucie. Si tout ça ne dure pas jusqu’à l’hiver, il n’y a aucun souci.

– J’ai votre parole ?

– Vous l’avez.

– Bien, alors voilà ma proposition, si ça vous convient à tous deux : nous repartons à cheval pour Meztlian. De là, trouver des gens pour venir réparer votre navire ne sera pas un souci. Je me charge de tout, comme je vous l’avais dit, ajouta le prince pour le capitaine qui resta surpris.

– Ça va vous coûter une fortune… ?

– C’est mon problème. Nous vous l’avons dit, les personnes qui ont envoûté votre homme en avaient plus que sûrement après nous, vous permettre de reprendre la mer au mieux est le moins que nous puissions faire. »

Le capitaine fit la moue avant de hausser les épaules :

« Bon, soit, soit… Nous étions à vide, à part vous, on est pas si pressés… Si vous pouvez apporter un courrier à Meztlian pour prévenir mon oncle de la situation ?

– Avec plaisir. »

Le marin hocha la tête et tendit une main qu’Alexei serra vigoureusement. La mairesse regardait le prince et son compagnon avec une suspicion certaine. Elle demanda donc sans prendre de gant :

« Qu’est-ce que vous avez fait pour qu’on en ait après vos vies ? »

Markus gloussa et Alexei répondit avec un grand sourire :

« Rien, Madame, que de faire de mon mieux là où je le peux, mais hélas, ça m’a créé beaucoup d’ennemis. »

Elle fit la moue, sceptique. Flammèche, qui jouait plus loin, le vit, le rejoignit comme une flèche et se mit à lui tourner autour en glapissant joyeusement. Markus s’étira :

« Bon, si on allait enfin déjeuner ?

– Ça ne sera pas du luxe… »

Scalys ressortit alors du sanctuaire avec le prêtre et l’exorciste. Le premier était amusé et la seconde, bavarde :

« … Vraiment, je ne pense pas. C’est vrai que ça demande une encre très spéciale et que c’est un peu compliqué comme rituel, mais on ne parle pas de créer un golem ! … L’écriture était sûre et propre, donc oui, c’est un sorcier expérimenté qui l’a tracé, mais ce n’est pas si dur à faire.

– De quoi parlez-vous ? s’enquit Markus alors qu’Alexei se penchait pour caresser Flammèche avant de la prendre dans ses bras.

– Du sort d’envoûtement, lui répondit Scalys.

– Nous devons-vous quelque chose ? demanda le prince à la minuscule femme.

– Oh, non, enfin, pas d’argent en tout cas. Nous autres n’acceptons que le gîte et le couvert, mais vu la simplicité de ce cas, j’hésite même pour ça… »

Le prince hocha la tête une nouvelle fois :

« Vous vous êtes tout de même déplacée de loin, laissez-nous au moins vous offrir le déjeuner. Nous y allions justement ?

– Bon, si vous insistez… C’est vrai que je suis partie de bonne heure… »

Saluant le capitaine, le prêtre et la mairesse, les trois hommes et leur compagne prirent donc le chemin de l’auberge. Ils s’installèrent à la même table que la veille, dans la salle très calme à cette heure, et se mirent à deviser plaisamment en mangeant la bonne cuisine locale.

Stasya était très érudite et incroyablement curieuse. Elle connaissant peu le continent et était avide d’en savoir plus.

Parvenant non sans mal et après de nombreuses digressions à la ramener sur l’envoûtement, elle leur confirma que, même si c’était un sort simple, il était tout à fait possible qu’il ait été fait par un sorcier des Lames Pourpres.

« Si c’est bien eux, c’était une tentative demandant assez peu de temps et de moyen… »

Elle ne s’attarda pas, désireuse de rentrer étudier, et les trois hommes reprirent la conversation :

« Logique vu qu’ils ont eu très peu de temps entre le moment où on a choisi le bateau et notre départ, dit Markus.

– Oui, c’est sûr qu’un long rituel n’était pas jouable, approuva Alexei. Mais ça veut aussi dire qu’on peut s’attendre à d’autres attaques…

– Ça oui, j’en ai peur… soupira Scalys en prenant sa tasse de thé. Mais nous sommes prévenus. Et faire de la magie ne passe pas si inaperçu, on devrait s’en tirer. »

Il y eut un silence avant que le jeune prêtre ne reprenne :

« Et du coup, que faisons-nous ?

– L’idée est de laisser le bateau ici et de partir par voie terrestre à Meztlian, lui expliqua Alexei, pour trouver des personnes fiables pour venir ici réparer le navire sans perdre trop de temps à les attendre ici. »

Scalys but son thé, puis hocha lentement la tête et dit avec un petit sourire :

« Ce ne serait pas plus court de demander à un pêcheur d’ici de nous y emmener ?

– Si, si, mais Alexei n’a pas envie de reprendre la mer, répondit Markus, goguenard, avant le prince qui les regarda tous les deux :

– Alors oui, mais y a pas que ça !… commença-t-il précipitamment. Il n’y a pas de bateau assez grand ici pour nous emmener avec les quatre chevaux, de toute façon ! ajouta-t-il vivement.

– Meilleur argument, admit Scalys et Markus opina.

– Voilà.

– Mais ça t’arrange bien quand même… »

Alexei grommela. Scalys et Markus éclatèrent de rire.

« Non, mais vous allez arrêter, tous les deux ! »

La voix de Markus avait claqué comme un fouet, coupant net la il-ne-savait-plus combientième dispute entre ses compagnons de route.

Même Flammèche, installée comme à son habitude sur le pommeau de la selle d’Alexei, se tapit légèrement, inquiète.

Le silence dura jusqu’à ce qu’elle ne couine, ce qui ramena le prince et le prêtre au présent. Alexei grommela alors que Scalys soupirait :

« Désolé… »

Il y eut un autre silence avant que Markus, qui chevauchait devant eux, ne leur jette un œil sévère :

« Vous êtes vraiment usants. »

Depuis qu’ils avaient quitté le village de pêcheurs, l’avant-veille, la route avait été paisible. Peu de monde sur cette route et à peu près autant de villages. L’île était belle, son climat doux. L’été était là et la nature entière en profitait.

Et Markus aurait bien aimé en profiter aussi. Il avait pourtant eu bon espoir que les derniers évènements arrivent à rabibocher ses camarades. En vain, il avait suffi d’une mauvaise nuit et d’une remarque plus maladroite que vraiment agressive pour que leurs échanges verbaux ne s’enveniment bien trop à son goût et ne finissent par venir à bout de sa légendaire patience.

Son autorité y avait donc mis fin et aucun mot ne fut échangé jusqu’à ce que, arrivant à l’orée d’une forêt qui paraissait assez dense, un moment plus tard, le vétéran ne les arrête. C’était le milieu de l’après-midi et il proposa qu’ils fassent une pause. Ni Alexei ni Scalys ne protestèrent. Pas plus que lorsqu’il posa pied à terre en leur disant qu’il allait chasser un peu, car il avait besoin de se dégourdir les jambes. Il prit son arc et partit sans même attendre de réponse.

Scalys démonta sans attendre et s’étira. Il se dit qu’il allait faire du thé et allait prendre de quoi allumer un petit feu lorsqu’un raclement de gorge d’Alexei lui fit tourner la tête. Le prince descendit de Selena à son tour et lui tendit Flammèche :

« Puis-je vous la confier ? demanda-t-il plus froidement qu’il ne le pensait, le visage fermé. Je voudrais faire galoper un peu Selena, ça ne lui fera pas de mal et à moi non plus.

– Pas de souci… Je vous garde du thé au chaud.

– Hm. Merci. »

Alexei se tourna pour décharger sa jument, posant les sacs en vrac au sol, et il la réenfourcha immédiatement pour la lancer au galop à travers la plaine voisine. Flammèche couina et Scalys soupira en la caressant.

J’espère qu’ils vont rester prudents…

Alors que Sry, qui volait plus loin, venait se poser sur la selle de Soles en croassant interrogativement, Scalys regarda la jument noire et son cavalier disparaître derrière une colline. Il secoua la tête, posa la renarde par terre et reprit donc où il en était, faire un petit feu pour préparer du thé.

Il y parvint sans trop de peine. Il n’était certes pas aussi doué qu’Alexei, mais il ne l’avait pas non plus attendu pour apprendre à faire ça.

Les trois chevaux restants se mirent à brouter paisiblement autour de lui. Flammèche joua un peu avec Sry avant de venir se coucher non loin du jeune prêtre, qui alla, lui, chercher un livre et une couverture pour s’installer plus confortablement avec son thé en attendant le retour de ses compagnons.

Il releva la tête un peu plus tard, quand un petit troupeau de chèvres passa sur la route, escorté d’un grand adolescent efflanqué, d’une fillette et d’un gros chien blanc qui tint sévèrement à l’œil cet attroupement inhabituel le temps que ses protégées ne passent. Flammèche avait aussi levé la tête. Elle regarda tout ce petit monde passer avec curiosité, sans plus s’en émouvoir, puis ce fut à nouveau le calme.

Plongé dans son livre, Scalys ne fut pas spécialement attentif au temps qui passait, ni même au soleil qui commençait à baisser. Ce fut Flammèche, en se redressant, glapissant joyeusement, qui le fit sursauter : Alexei revenait.

Scalys, qui était presque allongé à force de s’avachir contre la couverture repliée, se redressa. La grande jument s’ébroua, visiblement bien contente de sa balade, alors qu’Alexei, lui, regardait autour d’eux :

« Markus n’est pas là… ?

– Ah non, maintenant que vous le dites… » réalisa tout haut Scalys en regardant, lui aussi.

Alexei fronça les sourcils et ses mains se serrèrent sur ses rênes :

« Il devrait être revenu… Ça fait des heures… »

Scalys se leva :

« Oui, vous avez raison… J’avais pas fait gaffe… »

Alexei tremblait, regardant encore nerveusement les arbres, comme si Markus pouvait en jaillir par magie.

« Alexei… ? »

Le jeune prêtre s’était approché de la jument et avait levé la tête pour regarder le prince avec de grands yeux, inquiet lui aussi, autant de l’absence de leur compagnon que de la réaction d’Alexei.

Le prince secoua la tête en fermant les yeux et inspira pour se reprendre. Il sauta au sol :

« Vous n’avez rien vu, rien entendu, j’imagine ?

– Non, calme plat… À part un troupeau de chèvres. »

Alexei se frotta les lèvres en tentant de calmer ses tremblements, en fermant encore les yeux, réfléchissant. Scalys fit la moue, ne sachant que faire, tout comme Flammèche qui tournait autour de son papa en agitant sa désormais longue queue touffue, alarmée. Voulant cependant rassurer Alexei qu’il sentait étrangement bouleversé, il dit avec douceur :

« Il n’y a aucune raison qu’il lui soit arrivé quoi que ce soit de grave, vous savez… »

Alexei entrouvrit la bouche pour inspirer profondément :

« Il faut aller le chercher.

– Euh… Oui, mais vous croyez qu’on peut tout laisser ici… ?…

– … »

Alexei referma les yeux en se massant les tempes.

« Vous avez raison, il ne faut pas qu’on se sépare… D’autant que c’est vous le médecin… Même s’il ne s’est que tordu la jambe, il faut que vous puissiez le soigner au plus vite… »

Il passa ses mains dans ses cheveux :

« Donc, oui, on doit laisser nos affaires et y aller… »

Il se tourna pour déharnacher Selena qui tourna la tête pour le regarder, visiblement intriguée.

« On vous laisse garder tout ça, ma belle ? Je compte sur toi ? »

Scalys regarda avec des yeux ronds la jument qui sembla hocher la tête avant de s’ébrouer à nouveau et de taper du sabot sur le sol. Scalys croisa les bras, quelque peu sceptique :

« Votre jument a une option “ chien de garde ” ?… C’est nouveau, ça ?

– Z’avez pas idée ! »

Scalys fit la moue, mais ne discuta pas. Alexei prit son épée, sa dague et son arc, qu’il banda avec soin, et ils partirent, suivis malgré eux par Flammèche qui s’invita sans leur demander leur avis. Sry était aussi de la partie, mais lui, visiblement, avait compris qu’il y avait un souci et s’envola pour les escorter, à moins que ça ne soit carrément pour servir d’éclaireur.

Il faisait encore assez jour pour que les deux hommes puissent avancer sans mal. Alexei n’était pas un si mauvais pisteur, il parvint à suivre la trace de son mentor sans mal.

« Bon sang, finit-il par maugréer, et moi qui venait vous dire que vous étions tout près d’une grande bourgade et que nous allions pouvoir passer la nuit dans un vrai lit…

– Ah ?

– Oui, à deux collines d’ici, vraiment…

– Une ville vraiment importante ?

– Assez pour avoir une belle enceinte de bois sur un haut talus de terre et deux petites tourelles de guet à leurs portes, en tout cas.

– Ah oui, c’est bon signe…

– Où est-ce qu’il a filé, ce vieil idiot… »

La forêt, autour d’eux, était calme, silencieuse. De temps en temps, un animal passait, un oiseau chantait, mais si quelque chose était anormal, c’était peut-être que la faune locale ne soit pas plus bruyante.

Alexei parlait tout bas et Scalys aussi, par mimétisme. Le jeune prêtre suivait le prince avec prudence, moins habitué que lui à crapahuter ainsi dans la nature.

« Vous voulez pas qu’on l’appelle… ?

– Non, on ne sait pas ce qui se cache ici… Et c’est un peu trop calme… Il faut mieux rester discret… »

Scalys obtempéra et ils continuèrent leur progression.

Un petit écureuil grimpant à un arbre attira son attention un instant, ce qui le fit sourire, jusqu’à ce qu’un juron d’Alexei ne le fasse sursauter et se tourner rapidement vers le prince qui avait sauté sur un chemin un peu plus large où même Scalys vit qu’il s’était passé des choses.

Les traces confuses sur le sol un peu plus boueux du sentier, les branches brisées du buisson à côté, entre autres, laissaient peu de place au doute : on s’était battu, ici, et pas qu’un peu…

Alexei s’approcha et s’accroupit pour observer, grave. Scalys retint Flammèche pour l’empêcher d’aller patauger là-dedans, alors que Sry se posait à côté et regardait tout ça aussi.

« Alexei… ?… Vous euh… Vous trouvez quelque chose… ? » tenta le prêtre.

Le prince releva la tête, l’air aussi sombre que déterminé :

« Je dirais quatre ou cinq hommes… Il n’y a pas de traces de sang, je ne pense pas qu’il ait été blessé… Et je ne vois pas pourquoi ils se seraient encombrés d’un corps… Ils se sont battus, mais ils ont dû l’emmener… »

Il se releva :

« … J’espère… »

Il souffla avec colère :

« En tout cas, je leur souhaite… »

Il fit signe au prêtre de le suivre :

« Venez, ils sont partis par là… Mais surtout, pas un bruit. Ils sont dangereux, soyez-en sûr…

– Bien compris ! »

Ils reprirent leur progression, bien plus prudents cette fois, Alexei en tête, une flèche encochée, et Scalys suivant aussi silencieusement qu’il pouvait, tenant désormais la renarde dans ses bras. Sry volait en avant, et au bout d’un moment, le corbeau revint et croassa, pas trop fort. Comprenant, Alexei et Scalys échangèrent un regard et le suivirent, redoublant de précaution, entre les arbres. Entendant des voix, ils s’accroupirent derrière des buissons et se rapprochèrent très lentement, très attentifs à ne pas faire de moindre bruit, évitant les feuilles mortes et les brindilles au sol avec grand soin.

Alexei, qui marchait toujours en premier, fit signe à Scalys de s’arrêter et lui désigna une direction d’un signe de tête sec.

Le prince montrait l’entrée d’une grotte, assez grande, en tout cas, haute, et devant laquelle plusieurs hommes, certains armés, se trouvaient. Ils avaient des équipements sommaires, mais suffisants, et le regard de Scalys se noircit tout autant que celui d’Alexei un peu plus tôt lorsqu’il comprit de quoi il s’agissait, en entendant le claquement d’un fouet, suivi d’un cri, une voix jeune, de bruits de chaînes et d’un ordre crié avec violence :

« Silence ! »

Alexei se remit à trembler, de colère cette fois, en entendant la suite :

« Je veux plus vous entendre, sinon vous boufferez pas jusqu’à demain, c’est clair ! »

Des trafiquants d’esclaves…

Scalys serra les poings, réfléchissant à toute vitesse.

Voyant qu’Alexei s’apprêtait à lever son arc, il posa son bras sur le sien pour le retenir. Alexei le regarda en fronçant les sourcils et Scalys fit non de la tête. Alexei leva un sourcil, fâché, mais Scalys secoua de nouveau la tête. Il se pencha pour chuchoter :

« Faites pas l’idiot, on fait pas le poids, là !

– Non, mais vous voudriez qu’on reparte sans rien faire ?! »

Alexei avait chuchoté un peu fort, faisant froncer un sourcil à un des hommes, mais Scalys tira le prince pour le cacher mieux et Sry passa en croassant pour détourner l’attention. L’homme regarda le corbeau passer d’un air indifférent, comme ses collègues.

Soulagé, Scalys soupira et reprit avec humeur, même si toujours tout bas :

« Bon sang, vous êtes con ou quoi ?! On sait pas combien ils sont, on sait pas quelles autres armes ils peuvent avoir, ni combien de prisonniers ils ont ! On est deux, je suis une quiche en combat et ce genre de connard ne fait pas de cadeau !…

– …

– On va se faire attraper au mieux, si pas tuer au pire ! »

Alexei gronda, profitant que Sry repassait avec trois copains croisés en route pour couvrir leur présence, et répliqua aussi calmement qu’il le peut :

« Et vous proposez quoi, alors !

– Il faut qu’on trouve de l’aide. »

Alexei frémit, ferma les yeux pour respirer profondément, pour reprendre son calme. Il n’avait qu’une envie, massacrer ces hommes pour libérer leurs prisonniers, parmi lesquels se trouvait sans aucun doute Markus… Mais Scalys avait raison, c’était la dernière chose à faire, sans plus savoir à qui ils avaient à faire…

« Vous l’avez dit, la ville est toute proche, on trouvera des alliés là, ils ne peuvent pas se volatiliser assez vite pour qu’on les perde, la mer est loin. »

Alexei n’était pas encore convaincu, mais l’argument suivant fut le bon :

« Par pitié ! Markus s’est sûrement laissé capturer pour détourner leur attention de nous, il veut pas qu’on se fasse avoir et il sait qu’on va le tirer de là ! »

Un nouveau vol de corbeaux se fit entendre et le prince grommela en disant :

« Bon, dépêchons-nous. »

Ils repartirent discrètement, aussi rapidement qu’ils le pouvaient. Dès qu’ils furent assez éloignés, alors que la pénombre de la nuit commençait à descendre sur eux, Sry les rejoignit. Scalys lui sourit :

« Merci, toi ! »

Ils ne dirent rien de plus. Alexei restait sombre et nerveux, sur ses gardes. Mais ils ne firent pas d’autres mauvaises rencontres… Jusqu’à ce qu’ils arrivent près de l’endroit où ils avaient laissé les chevaux et leurs affaires. Un hennissement furieux, suivi d’un cri. Alexei jura et partit en courant, et Scalys suivit sans attendre.

Lorsque le jeune prêtre sortit des bois, la renarde toujours dans les bras, ce fut pour voir son compagnon qui tenait en respect pas moins de quatre personnes qui auraient sans doute voulu voler bagages et chevaux, mais qui n’avaient pas prévus de se retrouver face à une jument aussi revêche et décidée à ne pas les laisser faire.

« C’est pas vrai… » soupira Scalys en s’avançant.

Il dépassa Alexei qui le vit faire avec stupeur et s’écria :

« Scalys ! Restez derrière… »

Le prêtre le coupa, regardant avec une étrange sévérité qui leur faisait face : le grand gamin efflanqué qu’il avait vu tantôt avec les chèvres, deux autres guère plus vieux et costauds et un plus âgé, même si pas beaucoup plus. Si les trois adolescents n’en menaient pas large et ne savaient plus quoi faire, lui, bien qu’ennuyé, semblait bien moins alarmé.

C’est donc à lui, après les avoir toisés avec calme, que Scalys s’adressa :

« Eh bien, on t’a jamais appris à juger tes cibles avant d’agir ? Tes maîtres vont pas être fiers de toi. »

Le jeune homme fronça un sourcil, mais Scalys continua sans attendre, alors qu’Alexei restait prêt à tirer, se demandant bien à quoi jouait son compagnon :

« Est-ce que vous venez de la ville voisine ? »

Les trois gamins se regardaient sans répondre, et le quatrième ne dit rien non plus, ce qui ne provoqua qu’un soupir énervé de Scalys qui reprit sèchement :

« Bon, les gars, on a pas de temps à perdre avec vos gamineries, là. Donc, vous répondez à la prochaine question ou je laisse mon ami vous la poser avec ses flèches. »

Ils tremblèrent et reculèrent et lui continua sans s’émouvoir :

« Êtes-vous de ceux qui courent avec la Meute et si non, savez-vous où les trouver ? »

Alexei sursauta en entendant ça et s’écria :

« PARDON ?! »

Scalys leva sa main bandée pour lui faire signe de se taire alors que le probable chef de la petite bande répondait enfin :

« On les connaît, oui.

– Tu peux nous emmener à leur base ?

– Tu sais ce que tu risques, à demander ça ?

– Oui, et je sais ce que tu risques, toi, s’ils apprennent que tu m’as pas aidé. »

Le garçon eut un sourire :

« Soit, à tes risques et périls, je t’aurais prévenu… »

Scalys hocha la tête et se tourna vers Alexei qui le regardait, aussi stupéfait qu’énervé :

« Non, mais ça va pas !… C’est à la Meute de la Lune que vous voulez demander de l’aide ?!

– Vous avez une meilleure idée ? répliqua Scalys, pas vraiment moins sur les nerfs. Moi, j’ai plus confiance en une guilde qui chasse les trafiquants d’hommes qu’en un bourgmestre qui se laisse peut-être graisser la patte pour ne pas les voir.

– Parce que vous croyez vraiment qu’on va arriver à se pointer comme ça dans une base de la Meute et qu’ils vont accepter de nous aider sans sourciller ?! »

Cette fois, Scalys gloussa, ce qui ne fit qu’ajouter à la stupéfaction d’Alexei.

« Je crois, oui. Et sur ce coup-là, désolé, je sais que ça va pas être facile pour vous, mais il va falloir que vous me fassiez confiance. »

Ils se regardèrent et Alexei soupira :

« Vous m’en demandez vraiment beaucoup, là.

– Pas désolé. Va falloir faire avec. »

Ils se regardèrent encore.

« Vous survivrez ?

– Ouais, mais pas dit que je vous étrangle pas, vous, si ça tourne mal. » lâcha le prince avec un rapide sourire froid.

Scalys fit la moue et hocha la tête en lui tendant Flammèche :

« Je prends le risque. »

Alexei avait certes accepté de suivre les quatre jeunes gens, mais sans lâcher son arc, qu’il avait repris sitôt Selena réharnachée et lui remis en selle. Il demeurait très méfiant et sur ses gardes. Scalys gardait Flammèche d’un bras, la bride de son cheval de l’autre, étant toujours à pied. Lui était calme, tenant à l’œil leurs guides improvisés. Le chef menait et les trois autres restaient une distance plus que respectueuse du prince. Presque aucun mot ne fut échangé en chemin.

La petite ville n’était pas loin, cependant la nuit était cette fois noire lorsqu’il y arrivèrent. Les portes étaient fermées, mais ils ne s’en approchèrent pas. Les jeunes gens les emmenèrent en effet, au-delà, au bord de la rivière. Elle sortait de la ville via un canal qui avait été aménagé, creusé dans le haut talus qui l’encerclait, pas immense, mais assez pour y passer. Enfin, pour y passer quand on était un humain…

Alexei avait froncé un sourcil, mais il n’était pas question d’y rentrer. Car ce n’est pas là qu’ils allaient, mais dans les taudis qui se trouvaient un peu plus loin, au bord de l’eau. Le prince n’y avait pas spécialement fait attention lorsqu’il l’avait aperçue pendant sa promenade, mais tout l’est de la bourgade était occupé par des constructions de fortune.

Alexei regarda Scalys :

« J’espère vraiment que vous savez ce que vous faites…

– J’espère surtout qu’eux vont rien tenter de stupide. » répondit le prêtre avec un rapide sourire en coin.

L’endroit semblait animé. Il y avait des feux et du monde autour. On entendait des voix, des rires et même quelques chants. Dont certains clairement avinés…

Ça promet… songea Alexei, que tout ceci gonflait de plus en plus.

Sa mine sombre n’aurait pas rassuré quiconque l’aurait remarquée. Pas plus que l’air de sa jument, d’ailleurs, dont les oreilles partiellement couchées étaient un indice non négligeable à lui seul.

Le jeune chef de bande leur fit signe de s’arrêter, à quelques mètres des premières cahutes, et se tourna vers Scalys :

« Il vaut mieux que vous attendiez là…

– Pas de souci, fais vite. » lui répondit calmement le prêtre en hochant la tête.

Le garçon la hocha de même et allait partir quand un groupe de grands gaillards s’approcha. L’adolescent jura dans ses dents et les trois autres filèrent, affolés. Selena piaffa et Alexei serra sa main sur son arc. Scalys lâcha la bride de Soles et caressa Flammèche qui avait couiné en couchant les oreilles.

Le prêtre compta cinq hommes, costauds, mais pas vraiment armés, car ce n’était pas les bouts de bois que trois arboraient qui lui faisaient très peur. Celui qui les menait commença d’une voix forte :

« Beau boulot, Dalyn, de nous les avoir ramenés…

– Euh, tenta ledit Dalyn dont les tremblements n’échappèrent ni à Alexei ni à Scalys, attendez un peu, les gars… Faudrait mieux…

– Tu m’donnes pas d’ordres pisseux ! » cria la brute avec une gifle qui envoya voler le garçon.

Un autre leva son bâton pour frapper l’adolescent qui s’était mis en boule pour encaisser, mais le coup ne vint pas : une flèche avait effleuré son bras, le faisant sursauter et reculer vivement, pour se planter dans le sol un peu plus loin.

Scalys eut un sourire rapide alors qu’Alexei déclarait avec humeur :

« Eh oh. Ils se calment tout de suite, les gros bras. Là on a pas de temps à perdre à les massacrer.

– Ni particulièrement envie, ajouta plus posément Scalys.

– Parlez pour vous. »

Profitant de la diversion, le jeune Dalyn se releva pour filer comme une flèche, ce qui fit encore sourire Scalys qui n’avait pas arrêté de caresser une Flammèche inquiète.

Le gifleur regardait le cavalier avec fureur et eut le malheureux réflexe de tenter de se jeter sur lui, aussitôt suivi de celui qui avait voulu frapper l’adolescent et brandit son bâton, sans doute frustré d’avoir été interrompu plus tôt. Mal leur en prit : Selena se cabra et manqua d’un cheveu d’assommer le premier avec un coup de sabot alors qu’Olies, la jument de Markus, alarmé par ces grands bonhommes qui l’avaient bousculé en passant, rua, frappant violemment le second de ses deux sabots arrière, l’envoyant promener à son tour.

L’un des autres se précipita pour attraper ce dernier et le tirer rapidement à l’abri. Le gifleur avait reculé en jurant, regardant toujours avec la même colère le prince qui s’était parfaitement maintenu en selle et tenait son arc bandé, sa flèche prête à partir droit sur lui.

Scalys soupira, un rien moqueur :

« Non, mais sérieux, les gars ?… Tout ce qu’on veut, c’est parler à des membres de la Meute. On est pas là pour se battre avec personne… »

Parmi les deux qui n’avaient encore rien fait, l’un semblait se demander s’il restait ou s’il filait, mais la déclaration ironique de Scalys ne plut pas au dernier qui tenta de se jeter sur lui en criant :

« La ferme ! »

… Avant d’être coupé dans son élan de violence par un grand corbeau noir qui tomba du ciel pour lui voler dans les plumes en croassant plus que virulemment.

Scalys toussota pour camoufler son rire avant de siffler pour rappeler son oiseau qui vint se poser devant lui, tout hérissé et sans quitter l’agresseur des yeux.

D’autres personnes s’étaient approchées pendant ce temps et la majorité regardait d’un œil mauvais ces étrangers un peu trop propres et bien vêtus pour que ça ne vaille pas le coup de les détrousser… Scalys n’était pas idiot et Alexei non plus : tous deux étaient conscients qu’il faudrait une démonstration de force bien plus impressionnante pour les faire changer d’avis… Et si Alexei était suffisamment en rogne pour ne pas être plus dérangé que ça par la perspective de casser quelques os ou pire, ce n’était pas le cas de Scalys qui savait bien que ceux qui leur faisaient face étaient de pauvres hères bien plus mus par le désespoir et la misère qu’autre chose.

L’idée de lancer un sort assez puissant pour les impressionner l’effleura, mais il était conscient de ne pas encore assez maîtriser ses pouvoirs pour ne pas risquer d’estropier une personne par erreur…

Il grimaça, ne sachant trop que faire, et sa main quitta la fourrure rousse pour se poser sur le médaillon que lui avait confié Athanaios, caché sous sa tunique. Il commença à respirer profondément, en se répétant qu’il devait se concentrer pour ne blesser personne, mais il sursauta, comme le reste de l’assistance, dont Flammèche qui manqua de lui échapper, quand une voix féminine tonitruante se fit entendre :

« Poussez-vous, bande d’idiots ! »

Scalys avait rattrapé la renarde en catastrophe et il vit, comme Alexei qui plissa les yeux, méfiant, que tout le monde s’écartait aussi vite que craintivement, pour laisser passer une femme rousse immense et très musclée, plutôt bien mieux vêtue que la moyenne locale, et surtout armée d’une grande lance dont aucun des nouveaux venus ne pensa qu’elle était là pour le décorum.

Le prince abaissa sa flèche sans lâcher son arc alors que le gifleur reculait cette fois précipitamment en jurant, comme ses acolytes.

Regardant plus attentivement, Scalys eut un nouveau sourire en apercevant Dalyn avec elle.

« C’est quoi, ce bordel ! » cria encore la rousse, manquant de faire s’enfuir l’autre rousse, que Scalys tenait bien, heureusement.

Sry, pour sa part, toisait la nouvelle venue, toujours hérissé et visiblement pas plus impressionné que ça.

Alors qu’on entendait les mouches voler, et il semblait y en avoir pas mal dans ces taudis, Scalys se racla la gorge et répondit :

« Bonsoir, madame… Désolés du dérangement, nous aurions souhaité parler à ceux qui courent avec la Meute. »

Elle le toisa de la tête au pied, très méfiante.

Alexei restait vigilant, mais ne dit rien. Puisque Scalys avait l’air de savoir comment faire, autant le laisser gérer, tant que ça ne repartait pas en bagarre…

« Qu’est-ce que tu lui veux, toi, à la Meute ?!

– Ça, c’est pas ton problème. »

Le ton de Scalys se fit plus froid :

« Par contre, le temps presse, donc, si on pouvait arrêter de nous chercher des poux et nous emmener voir qui on demande, ça serait bien. »

La femme gronda, n’appréciant visiblement pas qu’un jeune religieux lui parle ainsi, mais cette fois, ce fut elle qui fut coupée par la voix quasi inaudible d’un petit homme, s’appuyant sur une canne et courbé par son grand âge, qui arrivait lentement :

« Allons, allons, en voilà des façons, Lydia… »

Il s’avança en boitillant jusqu’à elle :

« Si ce garçon demande à voir les Loups, il faut le mener à eux, c’est ainsi.

– Mais qu’est-ce qu’un bigot peut leur vouloir ! Et l’autre sur son cheval, là, tu crois qu’il est là pourquoi ? Tu vois pas que c’est un piège ?! » répliqua-t-elle.

Elle pointa sa lance vers Scalys et Alexei qui échangèrent un regard pareillement dubitatif quand elle ajouta avec la même virulence :

« … Ça fait des mois que cet enfoiré de comte veut buter Sonya !… T’es pas con au point de tomber dans le panneau, là, quand même ! »

Scalys se massa le front alors qu’Alexei soupirait :

« Non, mais on s’en fout de vos histoires, là, on est pas du coin et on faisait que passer…

– Y a des marchands d’hommes qui ont enlevé notre compagnon, on veut juste le récupérer… » ajouta Scalys, non moins fatigué, même si les choses lui apparaissaient bien plus claires.

Alors que le vieux hochait la tête, elle repartit avec la même virulence :

« C’est ça, prends-nous pour des idiots ! Comme si un petit richard propret pouvait débarquer là comme ça et… »

L’ensemble des personnes présentes sentit un bref, mais glacial, vent passer. Elle se figea, coupée dans sa diatribe, alors que Scalys la fixait et son air aurait fait passer les neiges éternelles des hauts sommets pour les jungles du Sud lointain.

« Bon. Le “petit richard propret” déjà, il t’emmerde, cracha-t-il. Tu sais rien de moi alors tes préjugés, tu te les gardes. Et puisque, visiblement, vous êtes trop cons pour juste obéir aux règles qui disent que la Meute juge seule ceux qui s’adressent à elle… »

Il posa une Flammèche très inquiète au sol et commença à défaire avec une colère aussi froide que terrifiante le bandage qui entourait sa main gauche en maugréant :

« … Putain, mais c’est pas vrai, on est pas assez dans la merde, il fallait qu’on tombe sur des débiles, en plus ! »

Flammèche lui tournait autour en couinant, agitée, et Alexei ne savait plus de qui ou quoi il devait avoir le plus peur, et les dieux savaient qu’il en fallait pour l’impressionner, mais l’aura de son compagnon de route, à cet instant, lui glaçait le sang.

Enfin, Scalys tendit la main pour montrer sa paume, où était tatoué à l’encre noire la forme schématisée d’une tête de loup hurlant :

« Je vous ordonne de nous conduire immédiatement à mes frères ou vous connaîtrez leur colère, je vous en fais le serment. »

Alexei avait manqué de peu d’en tomber de cheval.

Flammèche tournait toujours autour de Scalys en couinant quand le petit vieillard s’approcha de lui en hochant la tête, apaisant :

« Oui, oui, pas de problème… Excuse Lydia, notre vie est pas facile, ici, et elle a pas tort d’être méfiante, le comte nous a déjà fait pas mal de coups fourrés… Mais nous connaissons les règles, nous allons vous conduire à la Meute…

– Merci. »

Alexei se massait les tempes. C’était un cauchemar… Ça ne pouvait être qu’un cauchemar…

La voix de Scalys lui prouva hélas que non.

« Alexei, ça va ?… »

Le prince soupira profondément et le regarda :

« Là, “ va falloir qu’on s’explique.

– Promis, mais on verra ça plus tard. Le temps presse. »

Assez étonnamment pour le prince, la foule si agressive un instant plus tôt les laissa passer sans un mot. Si certains grommelaient, sûrement fâchés de l’opportunité de rapine avortée, la plupart étaient désormais respectueuses.

Alexei se demandait si ça allait durer. Il connaissait la réputation des Loups et c’était une force avec laquelle il avait appris à compter. Il savait que la Meute avait aussi la réputation d’avoir des yeux et des oreilles partout. Il ne se serait tout de même pas attendu à la trouver dans une bourgade moyenne perdue sur l’île de Meztlian…

Il espérait vraiment qu’ils allaient les aider et pas se retrouver otage ou pire… Il espérait aussi que les Loups locaux n’étaient pas complices des marchands d’hommes… Scalys semblait leur faire confiance plus qu’aux autorités locales. Pas forcément étonnant s’il était l’un des leurs…

Le petit vieux, à qui Scalys avait prêté Soles, la grande rousse et le jeune Dalyn les guidèrent donc, en dehors du taudis, jusqu’à une auberge située plus loin. L’endroit avait l’air calme, il y avait de la lumière au rez-de-chaussée et à une des fenêtres de l’étage.

Lydia les précéda, toujours sur ses gardes, et frappa à la grande porte de bois. Un rai de lumière apparut un instant, avant qu’elle ne s’ouvre plus largement.

Le reste du groupe s’était arrêté dans la cour. Dalyn aida le vieil homme à descendre du cheval. Alexei regarda autour d’eux. L’endroit était isolé, un peu à l’écart de la grande route qu’eux remontaient pour gagner le port quelques heures plus tôt. Cela dit, pour ce qu’il pouvait en voir au clair de lune, le bâtiment était en bon état et la cour propre.

Lydia revint avec pas moins de quatre gros bras. Ils étaient très calmes et polis, mais n’importe qui aurait deviné sans mal qu’il ne fallait mieux pas les chercher.

Alexei mit pied à terre et leur confia de mauvaise grâce ses armes, se disant qu’il savait se battre sans elles. Et aussi que malgré tout, Scalys ne se laisserait pas malmener et qu’il n’avait besoin de rien, lui, pour utiliser sa magie si la nécessité se faisait sentir.

Par contre, Selena ne l’entendait pas de cette oreille. Elle se cabra lorsque l’un des hommes saisit sa bride, recula en tapant du sabot et Alexei soupira en la rejoignant. Elle restait chafouine, mais à force de caresses et de paroles apaisantes, il arriva à la calmer et à la ramener vers les autres.

« Voilà une bête qui a du caractère. » commenta le vieil homme avec amusement.

Une fois les chevaux installés dans un pré clôturé, les locaux escortèrent avec une vigilance réelle, mais tranquille, les visiteurs jusqu’au bâtiment, portant d’ailleurs leurs bagages avec eux.

Ils entrèrent et la première chose qu’ils entendirent fut des rires d’enfants.

Surpris, Alexei cligna des yeux. Flammèche, toujours dans les bras de Scalys et toujours inquiète, coucha les oreilles et couina. Scalys la caressa, regardant l’endroit.

La grande pièce était, à vu d’œil, une salle commune d’auberge parfaitement banale : des tables, des chaises ou des bancs, un long comptoir derrière lequel se trouvait un quinquagénaire moustachu méfiant, une grande cheminée avec un bon feu, devant laquelle étaient assis une vieille femme et une ribambelle d’enfants, ainsi que plusieurs adultes. La vieille dame avait l’air très douce, ses cheveux blancs relevés en un élégant chignon. Elle tenait un livre ancien sur ses genoux et le lisait, visiblement, à l’assistance.

Alexei avait froncé les sourcils, ne sachant plus que penser, tant il s’attendait à découvrir un endroit sombre rempli de personnes agressives, mais il suivit pourtant Scalys quand ce dernier avança. Sry, qui, jusqu’ici, avait suivi sans plus faire d’histoire, vint se poser sur une table et s’ébroua.

La femme avait interrompu sa lecture et tous fixaient les nouveaux venus. Scalys posa Flammèche au sol et s’inclina poliment. La vieille dame pencha la tête en retour avant de demander :

« Pourquoi le Loup au corbeau ne court-il pas avec la Meute ?

– C’est parce qu’il préfère regarder la lune. » répondit Scalys.

La vieille dame hocha la tête :

« C’est un honneur de rencontrer le fils de Pavel. »

Alexei releva un sourcil avant de sursauter en sentant quelque chose contre sa jambe. Il souffla en voyant que c’était Flammèche qui couina. Il s’accroupit pour la prendre dans ses bras.

« Tout doux, tout doux, ça va, ne t’en fais pas… » lui dit-il tout bas en se relevant.

Scalys reprit avec le même calme :

« Merci. Mais si vous le permettez, nous ferons des politesses plus tard… Il y a plus urgent. Notre compagnon a été fait prisonnier par des marchands d’hommes. »

Elle fronça les sourcils à son tour :

« Oh. Encore ?… Nous avions pourtant été clairs la dernière fois. »

Elle soupira, pianotant sur la couverture en cuir du livre qu’elle avait refermé sur ses genoux.

Elle regarda à nouveau Scalys :

« Savez-vous où ils sont ?

– Je connais pas assez le coin pour ça, mais je sais comment vous pourriez les retrouver.

– Dites-moi ? »

Scalys regarda le jeune Dalyn :

« J’imagine que tu pourrais les mener là où on était ? »

Le garçon hocha la tête.

« Bien. Un bon pisteur pourra suivre nos traces, nous avions été jusqu’à leur cache. Je pense pas qu’ils aient déjà filé, mais comme on a vu au moins quatre ou cinq gardes et qu’ils avaient l’air d’avoir capturé un peu de monde, les retrouver devrait pas être un problème. »

Elle hocha encore la tête, approbatrice, et se redressa :

« Sergei, Dimitri, allez voir ça immédiatement. »

Deux des quatre gros bras partirent sans attendre avec le jeune Dalyn. Alexei grommela, mais laissa faire. Bien obligé : il n’était pas assez doué pour les accompagner de nuit sur un terrain qu’il connaissait si mal.

« Considérez-vous comme mes hôtes, dit encore la vieille dame en tendant une main amicale.

– Merci. » répondit Scalys.

Il s’assit à la table où Sry s’était posé. Alexei le rejoignit rapidement et s’installa face à lui. Flammèche était moins stressée, mais elle n’avait aucune envie de quitter ses bras pour le moment.

Une petite fille demanda timidement :

« Dis Sonya, tu peux continuer l’histoire ? »

La vieille dame hocha la tête et rouvrit son livre.

Alexei la regarda chercher sa ligne et remarqua sans en avoir l’air :

« Je ne me souvenais pas que votre père s’appelait Pavel… »

Scalys gloussa :

« Ce n’est pas celui que vous connaissez.

– Allons bon, vous en avez beaucoup ? »

Plusieurs enfants les regardèrent et firent « Chhhhhhhht ! » avec des airs sévères.

Alexei grommela encore, mais obtempéra.

Sonya eut un petit rire silencieux avant de reprendre d’une voix douce :

« Alors, où en étions-nous… Ah voilà. … La princesse se désolait entre les murs de pierres du grand château. Qui, un jour, saurait la délivrer du poids de son héritage?… »

Alexei et Scalys avaient écouté sagement, le premier accoudé à la table, sa joue mollement posée dans sa main, le second assis plus droit, caressant son corbeau couché sur ses genoux. Flammèche s’était installée sur ceux d’Alexei. Elle piquait du nez, mais, sentant toujours la nervosité de son père adoptif, elle ne parvenait pas à s’endormir, surtout dans un lieu inconnu aussi peuplé et bruyant.

Car ce n’était rien de dire que les enfants, complètement captivés par le conte, n’étaient pas très discrets, poussant des « Ah ! », et « Oh ! » et autres expressions diverses au fil de l’aventure trépidante de la jeune princesse.

Cette dernière se sortait à peine d’un vaste complot lorsque les trois éclaireurs revinrent, les deux hommes couverts de terre. Sonya s’interrompit à nouveau, au grand désespoir des bambins et aussi, sûrement, de plusieurs des adultes de l’assistance.

Alexei s’était redressé, très attentif.

« Alors ? » demanda très calmement la vieille dame.

Le plus jeune des deux expliqua, alors que son compagnon et Dalyn s’asseyaient, fatigués :

« Ils avaient raison, on les a trouvés. Ils sont planqués dans la grotte qui est vers le moulin. On s’est approché autant qu’on a pu, enfin nous hein, on avait laissé le petit derrière… On a vu trois gars qui montaient la garde dehors et deux autres qui les ont relevés… Donc, ils sont au moins cinq. Vu la taille de la grotte, ils ne doivent pas avoir plus de dix ou quinze prisonniers. On a entendu des pleurs…

– Ils bougeront pas cette nuit, c’est sûr, intervint le deuxième.

– Mais c’est le bon moment pour leur tomber dessus, par contre, ils s’y attendent pas. »

Sonya réfléchit un instant et hocha la tête :

« Bien. Alors, sonnez le rappel de nos hommes et allez-y tout de suite. Je ne veux pas une victime parmi leurs prisonniers. Pour ce qui est d’eux, faites au mieux pour les ramener en vie.

– À tes ordres ! »

Alexei avait grimacé, il se racla la gorge et leva la main :

« Excusez-moi, euh… Est-ce que je pourrais les accompagner ? »

Il y eut un silence. Les deux hommes avaient froncé les sourcils. Ils se regardèrent, graves, mais Sonya sourit au prince, avant de lui répondre avec douceur :

« Non, ça ne va pas être possible, Alexei, commença-t-elle et il sursauta en entendant son nom. Pas que je doute de vos talents de guerrier, mais vous savez sûrement, justement, qu’une troupe qui est habituée à combattre ne peut pas intégrer un nouveau membre facilement, surtout dans l’urgence. Vous ne connaissez pas notre forêt, nous sommes en pleine nuit. Vous vous mettriez en danger et vous mettriez les autres en danger pour rien. Faites-nous confiance, tout va bien se passer. »

Alexei détourna le regard en soupirant, pianotant nerveusement sur la table. Bien sûr qu’elle avait raison… Mais plus le temps passait et plus il bouillonnait… Rester à attendre était pire que tout…

Sentant une main fraîche sur la sienne, il sursauta et fixa Scalys avec des yeux ronds. Le prêtre le regardait avec un petit sourire confiant et hocha la tête. Alexei grommela en retirant sa main, puis son attention fut attirée par un couinement de Flammèche, qui avait tremblé en se tapissant sur ses genoux, car, puisque la lecture était en pause, deux enfants s’étaient approchés, curieux de la voir.

Les deux hommes filèrent avec plusieurs des autres adultes présents, dont trois femmes. Alexei les laissa faire et retint calmement, mais fermement, le plus petit, qui voulait toucher la renarde.

« Attends. »

Il gratouilla la tête de Flammèche et la prit dans ses bras avant de se lever pour s’accroupir devant les enfants :

« Elle n’est pas habituée aux enfants, alors allez-y doucement. Sinon, vous allez lui faire peur. »

Scalys sourit, amusé. Sry s’ébroua. Il s’endormait. Il commençait à se faire tard.

Alexei laissa les enfants caresser la renarde après lui avoir fait flairer leurs mains.

« Voilà, doucement…

– C’est une fille ? demanda le plus âgé.

– Oui, c’est une femelle.

– Comment elle s’appelle ? demanda le petit.

– Flammèche.

– Elle est jolie… »

Sonya s’était levée et avait été parler avec l’homme du comptoir. Puis, elle revint vers la table :

« Pardon, mais je manque à tous mes devoirs. Avez-vous dîné ?

– Euh, non, maintenant que vous le dites… » réalisa Scalys.

Elle hocha la tête :

« Bien, je vais voir avec Vadik ce qu’il a.

– Merci. »

Elle repartit vers le comptoir.

D’autres enfants s’étaient approchés, intrigués par ses deux visiteurs et leurs animaux. Ils ne purent cependant pas beaucoup plus les embêter, car les adultes restants du lieu les emmenèrent dormir sans sommation. Ils râlèrent un peu pour le principe, mais se laissèrent faire. Ils saluèrent Sonya, Vadik et les invités et partirent à l’étage.

Alexei se rassit, caressant toujours Flammèche qui bâilla profondément.

Vadik leur apporta sans un mot deux grands bols de ragoût, deux verres en fer, une cruche de vin léger et une corbeille de pain, ainsi que des chutes de viande pour Sry et Flammèche. Le corbeau mangea trois bouts avant de s’endormir pour de bon, Flammèche un peu plus.

Scalys et Alexei se mirent à manger, enfin surtout Scalys. Voyant Alexei touiller son assiette, l’air triste, Scalys lui sourit gentiment :

« Vous en faites pas, ça va aller. Ils vont vite nous le ramener. »

Alexei soupira :

« J’espère…

– Jamais mon père n’aurait oublié de nous prévenir si Markus avait vraiment risqué sa vie. »

Alexei cessa de tourner sa cuillère et regarda avec sérieux son compagnon.

« Vous parlez d’Athanaios ?

– Ah, oui, pardon.

– Depuis quand est-ce que vous êtes un Loup ?

– J’ai été tatoué à 9 ans.

– Athanaios est au courant ? »

Scalys gloussa et leva un index pour déclarer avec autant de sérieux qu’il le pouvait :

« Alors, comment dire… Il est possible, peut-être, je dis bien peut-être, qu’Athanaios m’ait rencontré parce que j’essayais de lui voler sa bourse… »

Alexei resta coi, cligna des yeux un instant avant de rire malgré lui :

« C’est pas vrai…

– Il m’a raconté après coup que c’est parce qu’il avait eu une vision et que donc en vrai, il était venu me chercher, mais j’avoue que de mon côté, c’était un jour comme un autre où je faisais mon boulot de petit voleur des rues de Krasnyles comme les autres… Bon, il y avait un peu plus de monde que d’habitude à cause de sa visite, mais très honnêtement, je suis même pas sûr que je savais vraiment qui il était… »

Alexei secoua la tête, amusé :

« Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer… »

Scalys haussa les épaules avec un sourire en coin :

« On parle d’un homme qui connaît l’avenir, vous savez… Même s’il veut pas, ce qu’il voit finit par arriver… Il y a longtemps qu’il a renoncé à essayer d’aller contre… »

Alexei goûta enfin une cuillère de ragoût.

« Je détesterais connaître l’avenir… soupira-t-il.

– J’avoue, ça me branche pas plus que ça non plus…

– Tous les grands prêtres sont des mages, mais tous n’ont qu’un pouvoir. Si vous, c’est de maîtriser la glace, vous n’aurez pas de souci de vision.

– C’est vrai.

– C’est plus intéressant que celui de Danil…

– C’est quoi, lui, déjà ?

– Il prétend qu’il sait lire le passé… »

Scalys pencha la tête, intrigué :

« Vous y croyez pas ?

– Je ne l’ai jamais vu de mes yeux, mais Yui a envoyé des gens le tester et il n’est pas convaincu. Je ne sais pas trop quoi en penser, du coup… »

Scalys opina du chef en machant la bouchée qu’il venait d’engloutir.

« Son élection est vraiment sortie de nulle part… continua le prince, songeur, en se remettant à touiller son ragoût.

– Ch’est vrai, cha a churpris tout le monde.

– Et donc, ce Pavel ?… C’est votre vrai père, du coup ? »

Scalys dénia cette fois du chef avant d’avaler et de répondre :

« Pas vraiment. J’ai jamais connu mes vrais parents. Mes plus vieux souvenirs remontent à Oliasburg, sans que je sache si c’est bien là que je suis né… D’après Pavel, j’avais quatre ou cinq ans quand il m’a trouvé, en train de dormir dans le temple de Meztli.

– Ah, ben comme quoi, y avait des indices ! rigola le prince.

– Peut-être, admit Scalys, amusé. Pavel était recherché à ce moment, il m’a avoué plus tard qu’il m’avait surtout récupéré pour brouiller les pistes, puisque vos gars cherchaient un homme seul et pas un père avec un jeune garçon.

– Pas bête. Il avait fait quoi ?

– Il avait déserté vos troupes après votre campagne contre les peuples du nord. »

Alexei sursauta. Il regarda Scalys, pâlit et détourna les yeux, mal à l’aise.

« Ah. »

Scalys eut un sourire narquois. Le prince se gratta la tête :

« Je comprends mieux pourquoi vous m’en voulez à ce point… »

Scalys soupira, fit la moue et soupira plus fort.

« Je vous en veux pas, enfin plus… Enfin, en fait, je comprends pas… »

Alexei lui jeta un œil timide sans oser faire plus.

Scalys s’accouda à la table et se pencha un peu pour reprendre avec sérieux :

« J’admets vous avoir mal jugé. Je vous prenais vraiment pour un cinglé sanguinaire, je m’attendais pas à vous découvrir si euh… Gentil… ?… Enfin, pas sanguinaire, en tout cas… Au contraire, vous êtes plutôt attentif à pas blesser quand vous avez le choix… »

Alexei eut un sourire :

« Pitié, gardez-le pour vous, j’ai une réputation à tenir. »

Scalys le regarda sans sourire, lui.

« Vous y tenez tant que ça, à cette réputation ? »

Le sourire d’Alexei s’attrista.

« Moi aussi, je vous ai mal jugé, commença-t-il. Je vous prenais pour un petit écervelé, vous êtes bien plus futé que ça. Et puisque nous sommes dans les confidences, continua-t-il en s’accoudant à son tour, si vous voulez tout savoir, je suis parfaitement conscient aujourd’hui de l’horreur des massacres que j’ai ordonnés à l’époque. J’étais jeune, très inexpérimenté, j’ai essayé de faire au mieux avec les troupes que j’avais et les ordres qu’on m’avait donnés… C’était la première campagne que mon oncle me confiait seul, et plus qu’un test, je suis aussi persuadé qu’il espérait un échec, si pas ma mort, pour me discréditer ou se débarrasser de moi. Moi, j’avais à peine votre âge, je ne connaissais pas le terrain, j’étais seul avec un état-major d’officiers rodés et très violents… Alors, quand la question s’est posée de quoi faire de ce peuple barbare qui pillait nos terres, la seule réponse qui m’a été proposée a été de tous les tuer, pour régler le problème en étant sûrs de laisser un tel souvenir qu’ils ne reviendraient jamais. »

Il y eut un silence :

« J’ai su bien plus tard, bien trop tard, que ce qu’on m’avait vendu comme d’ignobles pillards n’était pour beaucoup que de pauvres gens chassés de chez eux par un autre roi, loin au nord-est, et qu’ils cherchaient juste un endroit où s’installer, que la peur qu’avait engendré leur arrivée avait créé bien des délires alors qu’ils n’avaient jamais voulu nous envahir et que leurs rapines n’étaient le plus souvent que des actes isolés de personnes affamées. Mais ça, je n’en savais rien quand on m’a envoyé là-haut. Je pense que… si, à ce moment-là, Markus avait été avec moi, il aurait su me raisonner. Ils le savaient, c’est pour ça que mon oncle a tout fait pour ne pas qu’il vienne, arguant que je devais apprendre à me débrouiller sans lui… Mon orgueil de jeune idiot a fait le reste en me poussant à accepter… Donc, si au moins, ce pitoyable fiasco peut en retenir d’autres de nous attaquer, en me faisant passer, moi aussi, pour un cinglé sanguinaire, c’est au moins, tristement, toujours ça de pris. »

Il y eut un long silence. Ils se remirent à manger un peu, pensifs tous deux.

« Alexei, est-ce que je peux vous poser une question ? tenta Scalys après quatre bouchées.

– Poser, toujours, répondit le prince.

– Est-ce que Markus est votre vrai père… ? »

Alexei sursauta et le regarda à nouveau avec des yeux ronds, stupéfait. Scalys agita précipitamment ses mains devant lui avant d’expliquer non moins vite :

« Non mais pardon mais c’est juste que euh… Vous êtes clairement très attaché à lui, il a dit lui-même qu’il vous avait quasi élevé et aussi… J’ai remarqué qu’il avait une espèce d’autorité bizarre à la Cour… Et autant sur vous, je sais d’où ça sort, c’est lui qui vous a tout appris ou presque, mais qu’il puisse tenir tête comme ça à votre père et votre oncle, par contre… »

Alexei hocha la tête, comprenant mieux.

« Ah, ça… »

Alexei se dandina un peu en grimaçant, avant d’avouer :

« En fait… Ce n’est pas mon père, non… »

Il hésita, puis reprit :

« Bon, ce n’est pas la première fois que je vous le demande, mais vraiment, gardez ça pour vous…

– Vous avez ma parole.

– Markus est mon oncle. »

Il précisa devant l’air intrigué de son vis-à-vis :

« C’est le fils aîné de mon grand-père, il l’a eu avec une servante de sa mère, un peu avant son accession au trône.

– Ah, je comprends mieux… »

Alexei hocha la tête :

« J’ai peu connu mon grand-père, mais je me souviens d’un vieux monsieur très gentil… Il aimait beaucoup Markus… Il l’a toujours vraiment traité comme son fils, en tout cas, et personne à la Cour n’était dupe. Je ne sais plus trop qui le sait encore maintenant… Je pense qu’il aurait souhaité qu’il puisse lui succéder. Comme ce n’était pas possible, il s’est contenté de lui confier la garde de ses frères et du royaume à travers eux.

– Markus est le grand frère de votre père, alors ?

– C’est ça.

– Ça explique beaucoup de choses… »

Les deux hommes sursautèrent ensemble lorsque Sry et Flammèche relevèrent la tête de concert pour regarder en direction de la porte. Celle-ci s’ouvrit rapidement sur la troupe qui revenait. Sonya, qui était restée au comptoir, les guida avec douceur quelques personnes, parfois très jeunes, hésitantes, jusque qu’à la cheminée et aux tables qui l’entouraient. Scalys se leva immédiatement pour aller vérifier qu’ils allaient bien, et Alexei, lui, ne voyant pas Markus, n’eut pas le temps de s’inquiéter que Dalyn le rejoignait :

« Vous pouvez venir aider ? Ils en avaient drogué plusieurs, on pense que votre ami est avec eux, mais du coup, ils peuvent pas marcher… »

Alexei suivit le garçon au-dehors, où Vadik et le reste du groupe étaient partagés entre ceux qui surveillaient les sept hommes qu’ils avaient capturés et ceux qui s’organisaient pour emmener à l’intérieur les cinq personnes que les trafiquants avaient droguées.

Alexei sentit la montagne qui pesait sur ses épaules s’envoler quand il reconnut Markus parmi eux. Il avait quelques ecchymoses, mais rien de plus, à part le regard vague et vitreux. L’un des Loups lui expliqua :

« Ils leur ont filé une potion bizarre pour les tenir tranquilles… Mais on sait pas trop ce que c’est…

– Vous l’avez, cette potion ? Mon ami est médecin, il saura peut-être.

– Ah, oui, attendez… Euh, rentrez-les, je vous trouve ça… »

Alexei passa le bras de Markus autour de ses épaules pour l’emmener à l’intérieur avec les autres :

« Tu m’as fait peur… »

Sonya et d’autres femmes, redescendues de l’étage en entendant le bruit, distribuaient des couvertures aux anciens prisonniers. Scalys fouillait dans ses sacs pour trouver un quelconque onguent lorsqu’Alexei l’appela. Le jeune prêtre sourit en voyant Markus avant de froncer les sourcils et de s’approcher. Alexei assit comme il put son oncle sur une chaise en expliquant à Scalys le pourquoi de cet état. Scalys l’ausculta rapidement, ainsi que les autres, et put déjà dire qu’a priori, au moins, rien ne semblait alarmant.

Celui à qui Alexei avait parlé au-dehors les rejoignit en courant avec un sac contenant des fioles :

« Voilà, on a trouvé, ils leur ont fait boire ça ! »

Alexei le remercia alors que Scalys prenait une fiole, l’ouvrait et reniflait. Il fronça les sourcils, fit tomber une goûte gluante sur son doigt pour goûter du bout de la langue.

« Opium, dit-il avec une grimace.

– C’est dangereux ? demanda l’homme.

– Normalement, pas trop, s’ils en ont pas pris beaucoup ni longtemps… Mais la dépendance est rapide… »

Il regarda Sonya et continua :

« Pour notre ami, ça devrait aller. En si peu de temps, il devrait pas y avoir de souci. Pour les autres, ça dépendra. S’ils en prennent depuis plusieurs jours, il y a des risques qu’ils fassent des crises de manque. Vous saurez gérer ?

– Je pense que oui, répondit-elle. Merci beaucoup.

– On n’est pas encore parti, au pire… intervint Alexei, soulagé. Il va falloir attendre qu’il soit retapé… »

Scalys lui sourit :

« Ça devrait aller. Il est en bonne santé, je suis pas inquiet. »

Alexei hocha la tête et tapota l’épaule de Markus :

« Allez, on compte sur toi !

– Vi m’sieur. »

Les autres sursautèrent et Alexei reprit prudemment :

« Eh, tu parles… ? Ça va mieux ?

– J’veux une tarte aux pommes avec du chocolat chaud. »

Scalys et Alexei se regardèrent :

« …

– …

– On va dire que c’est toujours ça ?…

– On va dire ça, oui… »

Le lendemain, un peu après l’aube, Scalys trouva Alexei endormi au chevet de Markus. Il sourit, attendri. Scalys connaissait la valeur d’un père bienveillant et aimant et il était clair qu’à ce jeu-là, le choix entre Piotr et Markus était vite fait.

Il secoua doucement l’épaule du prince avachi sur le lit, réveillant aussi Flammèche qui s’était installée à côté. Alexei grogna et entrouvrit des yeux vagues. Il se redressa mollement sur ses coudes en les clignant et regarda autour de lui avec l’air de quelqu’un qui se demande où il est.

« Je vous avais dit que vous tiendriez pas, lui dit Scalys, amusé.

– …

– J’espère que vous allez pas avoir mal au dos. »

Alexei se redressa en bâillant et en s’étirant, exactement comme sa renarde. Il se gratta la tête :

« Ça va…

– Je vais prendre la suite, vous devriez aller déjeuner.

– Ah oui, merci… »

Il bâilla encore en se levant :

« Y a du nouveau ?

– Oui, ils ont interrogé nos trafiquants. Sonya vous expliquera, mais c’est bien ce qu’on craignait, une bonne partie des notables du coin, et même au-delà, a l’air complice. »

Le prince hocha gravement la tête :

« Bon, je vais voir avec elle si on peut se répartir le ménage, alors. »

Alexei prit Flammèche dans ses bras, regarda Markus qui dormait tranquillement et, le voyant, Scalys lui sourit et tapota son épaule :

« Ça va aller, laissez-le se reposer et filez manger.

– Oui, oui… »

Alexei descendit dans la salle bien pleine où les enfants de la veille étaient attablés pour leur repas matinal. Sonya accueillit Alexei avec gentillesse :

« Bon matin ! Vous avez faim ?

– Très, oui…

– Il doit rester une place quelque part, installez-vous. Vous aimez les galettes de blé noir au jambon et au fromage ?

– Oui, oui, ne vous dérangez pas pour moi…

– Je vais voir avec les autres s’il y a de quoi faire pour votre renarde, je crois que ça parlait de préparer des lapins pour ce midi.

– Merci pour elle. »

Alexei la regarda s’éloigner avec un petit sourire avant de faire le tour de la salle des yeux pour voir où il pouvait s’installer. Avisant un coin libre à une table, il s’en approcha. Il y avait là une ribambelle d’enfants qui semblaient bien plus en forme que lui et deux femmes, dont une très âgée, mais qui avait tout de même l’air aussi plus en forme que lui.

« Pardon, demanda-t-il poliment, je peux m’asseoir avec vous ?

– Oh, ben bien sûr, pose-toi là ! lui dit joyeusement la vieille avec un grand sourire édenté.

– Merci. »

Les enfants s’étaient tus, le regardaient avec curiosité ou suspicion. Il caressa Flammèche qui était à nouveau un peu inquiète de toute cette agitation.

« Ça va, ça va, lui dit-il doucement.

– Wif ? »

La vieille rigola :

« Eh bé, où tu l’as trouvé, ce bestiau ?

– À la chasse, au printemps, répondit Alexei. Elle était perdue toute seule sous la pluie et elle a voulu manger le cerf que je venais d’avoir…

– Sacré appétit !

– Oui, c’est ce que je lui ai dit… D’autant qu’elle était tout bébé…

– Elle était petite ? demanda un des enfants.

– Toute petite. Elle tenait dans ma main. »

Vadik, toujours aussi peu loquace, apporta à Alexei sa galette fumante et une écuelle d’abats de lapin pour Flammèche. Le prince le remercia et posa l’écuelle à ses pieds, où Flammèche sauta pour se mettre à manger avec appétit. Alexei fit de même et les conversations reprirent à la table.

Les enfants se mirent à parler du conte que Sonya leur lisait la veille. Ils étaient impatients de découvrir la suite et se demandaient bien quelles aventures trépidantes allait encore vivre la princesse. Alexei connaissait cette histoire, qui était une des plus célèbres de leur pays.

« … Tu crois qu’elle va arriver à retrouver le chevalier ? demanda une petite brunette.

– Oh oui, j’espère ! Il est courageux ! Je suis sûre qu’ils vont se marier !

– Moi, je me demande si la princesse va accepter de devenir reine…

– Je comprends pas pourquoi elle veut pas… C’est trop bien d’être reine !… Tu fais ce que tu veux et tout le monde t’obéit… »

Alexei pouffa sans parvenir à se retenir. Alors que les enfants le fixaient sans voir ce qui l’amusait, lui les regarda, tout attendri par leur naïveté.

« Pourquoi tu rigoles ? demanda une fillette, intriguée.

– Oh, rien… Je suis juste pas sûr du tout que ce soit si bien que ça, d’être roi ou reine…

– Pourquoi ?… C’est pas bien d’être le chef et d’être très riche ?…

– C’est pas si simple… Être roi, c’est être le chef et être riche, c’est vrai. Mais c’est aussi devoir obéir sans arrêt à plein de règles absurdes, supporter plein de gens qui font semblant de vous aimer parce qu’ils veulent des choses, des titres, des cadeaux… Et puis, le roi, il est tout seul à devoir décider des choses pas faciles… Personne ne peut l’aider et s’il se trompe, ça peut être très grave et ça sera sa faute…

– Je comprends pas trop… » dit la fillette, résumant l’état d’esprit général.

Alexei réfléchit un instant alors que Flammèche, le ventre plein, ressautait sur ses genoux.

« J’imagine, reprit-il, que vous avez tous déjà eu faim parce que vos parents, un jour, n’ont pas réussi à avoir assez à manger… ? »

Les petites frimousses répondirent sans un mot. Alexei continua doucement :

« Et vos parents étaient tristes, n’est-ce pas ?

– Oui… Maman, elle mangeait pas pour nous en laisser…

– Tu as une gentille maman.

– Mais pourquoi tu nous racontes ça ? On parlait du roi ?

– Parce que le roi, lui, c’est pour tous les gens de tout le pays qu’il doit avoir assez à manger. Tous les jours, tout le temps. Malgré le mauvais temps, malgré ceux qui essayent d’en garder pour eux, malgré tout ce que vous pouvez imaginer. Et c’est très dur de donner assez à manger à tout le monde dans tout un pays… La preuve, vous savez ce que c’est. Et en plus, le roi doit aussi gérer tout le reste… Alors, c’est vrai que lui, il n’a jamais faim et qu’il a beaucoup d’argent dans un joli palais… Mais moi, si j’avais le choix, je suis pas sûr que je voudrais être à sa place. »

Les enfants étaient pensifs et Sonya interrompit cet intéressant débat en approchant :

« Eh bien, eh bien, vous en faites des têtes…

– C’est vrai que c’est pas bien d’être roi ? lui demanda un petit bonhomme et elle lui sourit avec douceur :

– C’est très compliqué d’être roi. Il faut beaucoup travailler et en plus des fois, il y a des gens méchants qui n’obéissent pas aux lois… dit-elle et elle ajouta en regardant Alexei : Comme nos amis de cette nuit.

– Scalys m’a dit que vous aviez de nouvelles informations ?

– Oui. Si vous avez fini, j’aimerais vous en parler.

– Volontiers. »

Il se leva, reprenant Flammèche dans ses bras, souhaita une bonne journée aux enfants dubitatifs et la suivit dans une autre pièce, un petit salon cossu avec de confortables fauteuils devant une cheminée. Il s’assit, comme elle l’y invitait, et elle s’installa également. Ils sourirent de concert en voyant Flammèche bâiller et se coucher en tournant un peu sur les genoux de son père adoptif.

« J’imagine que vous savez qui je suis ?

– Oui. Pour tout vous dire, j’ai reçu un courrier du grand port il y a deux jours. Comme votre bateau n’était pas arrivé, ils craignaient que vous ayez dérivé et nous avertissaient que vous pouviez passer par l’intérieur des terres. Pour le reste, nous savons qui est Scalys et donc, aussi, qui l’accompagnent.

– Je vois. »

Alexei sourit en se mettant à caresser machinalement Flammèche :

« Votre guilde a vraiment un réseau très impressionnant.

– Vos agents sont excellents aussi. Fiables et respectueux des lois.

– J’ai dû faire un sacré ménage quand j’ai repris le Secret du Roi en main, mais je croise les doigts, maintenant, ça va… »

Il y eut un court silence avant qu’il ne continue :

« Je préférerais ne rien savoir de la façon dont vous avez obtenu vos informations, mais accepteriez-vous de me les partager ? J’ai cru comprendre que ce n’était pas la première fois que vous faisiez face à ce sinistre trafic et aussi que le comte du coin voulait votre tête. Êtes-vous sûre qu’il y est mêlé ?

– Nous sommes sûrs que dans le meilleur des cas, il est soudoyé pour ne rien voir. Son train de vie est démesurément opulent vu le peu de ressources et donc de taxes qu’il est en droit de prélever ici.

– Je vois. Je peux vous envoyer des agents fiables pour régler ça sans que vous soyez forcée d’intervenir, dans ce cas.

– J’imagine que ça serait le mieux.

– Pouvez-vous garder les hommes de cette nuit en attendant ? Je crains qu’une évasion opportune ne nous complique la tâche si nous les remettons aux soldats de votre comte.

– Pas de souci. Vu comment ça s’est passé la dernière fois, je préfère vous laisser la main…

– Il s’est passé quoi ?

– Le compte a essayé de nous faire porter le chapeau. Trois des nôtres ont failli être pendus… Une émeute les a sauvés, car personne n’était dupe. Le comte n’a pas insisté, mais visiblement, ça n’a pas empêché ces gens de venir réessayer. »

Alexei hocha la tête.

« Si vous pouvez me fournir les preuves que vous avez, je vous donne ma parole que justice sera faite. Même si je dois intervenir moi-même et envoyer mes agents personnels depuis Jayawardena à mon retour là-bas.

– Merci, je vous fais confiance. »

Elle ajouta avec un sourire :

« Je n’ai aucun doute sur le sort que vous réserve Scalys si vous ne respectez pas votre parole. »

Alexei gloussa :

« Ah oui, moi non plus, et je n’ai pas envie de tenter. »

Pendant ce temps, à l’étage, Scalys, qui lisait sagement assis sur une chaise, près du lit, releva le nez en entendant gémir. Markus se frottait le visage :

« … Qu’est-ce que…

– Markus ? Ça va ?…

– … Scalys… ? »

Le vétéran peinait à ouvrir les yeux, il tourna la tête vers la voix qu’il entendait, bien plus que vers la personne qu’il voyait :

« … C’est vous ?… Où sommes-nous ?…

– À l’abri, tout va bien. Vous vous souvenez de ce qui s’est passé ?

– Euh… »

Le convalescent se redressa sur un coude en se massant le front de l’autre main :

« … Ah oui… Les marchands d’hommes qui me sont tombés dessus pendant que je chassais…

– Voilà.

– Ils m’ont traîné jusqu’à leur planque et ils m’ont fait boire un truc dégueulasse… Et c’est tout ce dont je me rappelle…

– C’était de l’opium. Pas dangereux à cette dose, il a juste fallu que l’effet se dissipe…

– J’ai déjà connu des gueules de bois plus violentes, ‘vous en faites pas.

– Je m’en doute. Vous permettez que je vous ausculte pour le principe ?

– Faites, faites… »

Comme tout allait bien, Scalys aida Markus à se rincer rapidement au bac et à s’habiller en lui expliquant un peu plus ce qui s’était passé. Étonnamment, Markus ne fit que lever un sourcil quand son compagnon lui avoua avec une appréhension palpable qu’il était un Loup. Ce qui laissa ledit Loup interloqué :

« Ça ne vous surprend pas… ?

– Euh, en fait non… Pas que je m’en doutais, mais c’est juste logique… Aucun enfant en Bewan n’est un voleur des rues en dehors de la Meute, enfin si des personnes essayent, ça se passe mal, et vite, pour elles, donc c’est juste logique…

– Vu comme ça… admit Scalys, soulagé.

– Et Athanaios n’étant pas le vieux fou qu’on veut nous vendre, j’ai totalement confiance en son jugement.

– C’est vrai, et je suis persuadé qu’il en joue beaucoup, d’ailleurs, de cette réputation.

– Alexei l’a pris comment, lui ?

– Euh, plutôt pas très bien sur le coup, mais il a l’air remis.

– Tant mieux. Notre voyage n’est pas fini… »

Ils descendirent au rez-de-chaussée, Scalys surveillant Markus, mais ce dernier, bien que fatigué, marchait droit et n’eut pas de souci dans les escaliers.

La salle commune était plus calme. La plupart des enfants avaient achevé de manger. Ne restait à une table que d’autres ex-prisonniers qui étaient en train de voir avec Vadik et plusieurs Loups d’où ils venaient et comment les ramener chez eux. Le plus problématique étant une petite fille à peine assez âgée pour parler, donc bien incapable de dire où elle vivait.

« Une question de plus à poser à nos amis. » releva une femme qui notait tout ça sur une feuille.

Reconnaissant Markus bien plus que lui ne put les reconnaître, car il n’avait pas eu beaucoup de temps pour les voir entre sa capture et sa dose de drogue, les anciens prisonniers se réjouirent qu’il soit debout et remercièrent également Scalys de ses soins.

« Comment vont les autres personnes droguées ? demanda le médecin à Vadik, mais ce fut la même femme qui répondit :

– Pas trop mal vu les circonstances. Deux montrent vraiment des signes violents de dépendance, les autres, ça devrait aller assez vite. Mais ça ira, on a de quoi faire, avec ce qu’il y avait dans leurs sacs, à ces crapules, pour gérer le temps nécessaire.

– Parfait… Je reste à votre disposition tant que je serai là, hésitez pas. »

Markus s’assit et Vadik alla lui chercher à manger. Il restait des galettes et des tranches de jambon.

Il roula donc le second dans la première et mangeait tranquillement, pendant que Scalys s’assurait que tout le monde allait bien, quand Alexei revint avec Sonya. Le prince, qui parlait encore avec la Louve, ne remarqua rien avant que Flammèche, qui trottait au sol, ne glapisse joyeusement en se mettant à courir vers Markus, toute contente de le voir. À moins qu’elle ne veuille du jambon. Mais l’un n’empêchait pas l’autre. Markus rigola en se penchant pour caresser la petite tête rousse.

Alexei souffla, soulagé, et le rejoignit en trois enjambées :

« Tu as pu te lever, ça va ?

– Oui, oui, un peu dans le brouillard, mais ça va, t’en fais pas. Merci d’avoir fait ce qu’il fallait pour nous libérer.

– Oh, on a pas fait grand-chose…

– Accepter l’aide nécessaire est déjà beaucoup. »

Alexei ne releva pas. Il avait mis très longtemps à accepter de demander de l’aide quand il en avait besoin, la faute à son autre oncle et ses remarques incessantes sur le fait qu’un vrai prince ne devait rien devoir à personne, et Markus ne manquait jamais de le lui rappeler. Ce qui allait très bien au prince, hanté par la peur de reproduire ses erreurs.

L’état de Markus n’était pas inquiétant. Mais, sur la demande de Scalys, désireux de garder un œil sur les autres victimes d’opium, et aussi pour que Sonya puisse rassembler les documents demandés par Alexei, les trois hommes décidèrent de rester. D’autant qu’une pluie assidue s’était déclarée.

Les voyageurs avaient compris que les enfants qui vivaient là étaient soit des orphelins que la Meute avait recueillis, soit des « nés sans père », comme on disait pudiquement, et dans ce cas, leurs mères étaient souvent là. Aucun d’eux n’était un Loup ou n’était même appelé à le devenir, mais, quand l’État était absent et où les autorités locales ne faisaient pas leur boulot, il était connu que c’était la guilde qui veillait sur les miséreux.

Le surlendemain après-midi, les enfants s’ennuyaient alors que Sonya, Vadik et Scalys avaient dû sortir pour aller vérifier que tout allait bien, enfin, aussi bien que possible, dans les taudis de la ville, le jeune médecin ayant insisté pour les accompagner. Alexei gardait Sry, que Scalys avait préféré laisser au chaud. Ils étaient avec la petite bande dans la grande salle, regardant avec un sourire les enfants qui jouaient. Markus était parti s’occuper un peu des chevaux.

Enfermés à cause de la pluie, les enfants étaient agités et une dispute finit par éclater entre eux. Plusieurs femmes les séparèrent et Alexei, pensant qu’il fallait une activité calme, proposa de leur lire quelque chose. Les enfants se montrèrent très enthousiastes, plus que les adultes qui échangèrent des regards ennuyés. Comprenant ce que ça signifiait, Alexei allait s’excuser quand un petit garçon lui demanda avec de grands yeux suppliants :

« Dis… Tu sais lire, toi ? »

Alexei n’eut pas besoin de beaucoup d’insistance pour céder.

Lorsque Sonya, Vadik et Scalys revinrent, trempés, mais satisfaits, ils trouvèrent donc Alexei, entourés des enfants captivés. Flammèche endormie à ses pieds, il lisait avec conviction et un certain talent de conteur non pas la suite de l’histoire de la princesse, mais celle du Pauvre Chevalier, récit non moins connu des aventures d’un chevalier royal accusé à tort par une reine adultère et forcé d’errer dans le pays pour échapper à sa colère.

Markus était assis à une table, non loin du feu et Scalys s’installa là pour se réchauffer et Sry vint très vite se poser près de lui.

Ça se terminait bien : saisie de remords après être tombée malade, la reine se repentait, le chevalier retrouvait sa place et se réconciliait même avec elle, guérie par les dieux grâce à sa prise de conscience.

Alexei referma le livre. Le silence qui suivit le mit un peu mal à l’aise.

« Voilà, j’espère que ça vous a plu… » bredouilla-t-il en se grattant la nuque.

Markus applaudit, amusé :

« Tu devrais te reconvertir, c’était très bien.

– Ne me tente pas… »

C’était jour de bain pour les enfants qui y partirent donc, plus ou moins volontairement selon.

Alexei rejoignit ses deux amis à leur table, suivie de la renarde qui vint aussitôt se réinstaller pour se rendormir, à cheval sur ses genoux et le banc, cette fois.

« Je ne plaisantais pas, tu sais, lui dit Markus. Tu t’en es vraiment très bien tiré.

– Ben écoute, je saurais quoi faire si j’en ai trop marre un jour…

– Conteur-troubadour, ça vous irait pas mal… lui dit Scalys en s’accoudant à la table, amusé.

– Vous m’accompagneriez pour faire les poches des spectateurs ?

– Houlà, non, j’ai perdu la main !

– Pas tant que ça, si j’en crois le doigté avec lequel vous aviez emprunté le médaillon de mon cousin au bal de l’Équinoxe.

– Ah oui, exact… »

Ils gloussèrent tous trois à ce souvenir.

« Il a la rancune tenace, votre cousin, reprit Scalys.

– Ben vous aussi, non ?

– Alors, oui, certes, m’enfin à la base, c’est quand même lui qui a essayé de me tuer, hein… »

Markus et Alexei sursautèrent violemment et dans un ensemble parfait :

« Pardon ?! »

Scalys avait sursauté aussi, puis il eut un petit sourire en coin. Markus cligna des yeux avant de se secouer pour se reprendre :

« Yvan a essayé de vous tuer ?

– Hm, hm, fit Scalys en hochant la tête et en levant deux doigts. Votre cher Yvan a essayé de me tuer deux fois. Père m’a appris la miséricorde, mais là, j’avoue, j’ai du mal. »

Alexei secoua aussi la tête :

« … Mais qu’est-ce que… Désolé, mais je, enfin nous, je pense… ?, n’étions pas au courant ?… dit-il avec hésitation en regardant Markus qui acquiesça. Qu’est-ce qui s’est passé ?… »

Scalys leva les yeux un instant en tordant ses lèvres, cherchant ses mots.

« Quand Athanaios m’a récupéré et ramené à Jayawardena, il m’a prévenu que parmi les jeunes prêtres et aspirants, certains allaient pas bien m’accueillir et que j’allais devoir faire mes preuves. Ça me faisait pas peur, pas comme si j’en avais pas déjà vu pas mal avant… Alors, au Temple, beaucoup ont été surpris, un peu méfiants, mais bon… À partir du moment où Athanaios a confirmé que j’étais son successeur et que le conseil de notre ordre l’a validé, ça a été… Le plus dur à convaincre, ça a été Vetus…

– M’étonne pas, sourit Markus et Alexei rigola :

– Ouais, dans le genre suspicieux, il se place bien, lui…

– C’est clair, approuva Scalys. Mais bon, ça allait… Même les autres enfants de nobles placés là pour devenir prêtres ou étudier ont assez vite accepté ma présence… Surtout quand ils ont vu que je m’y mettais pour de vrai, aux études et tout… Sauf votre cousin et les trois crétins qui le suivaient partout et lui obéissaient tout le temps. Yvan, il avait décidé depuis des plombes, apparemment, que, comme Athanaios avait pas de successeur, ben du coup, la place du futur Grand-Prêtre lui revenait de droit… Alors me demandez pas où il avait pioché ça, hein… Père m’a toujours dit qu’il lui avait jamais promis, ni suggéré, mais bon… Monsieur le prince de sang, à défaut de pouvoir prétendre à la couronne et puisque son père l’avait jugé trop faible pour en faire un soldat, s’était dit que le Sceptre de la Lune, ça, c’était pour lui. Alors, vous imaginez bien que quand il a vu débarquer un petit gosse des rues sans une goutte de sang noble et même pas assez pâle à son goût, ça lui a pas vraiment plu.

– Sur le coup, on s’est quand même un peu tous demandé d’où vous sortiez, admit Markus. Il y a eu de très sales rumeurs.

– Il y a toujours, corrigea Alexei en se redressant pour croiser les bras.

– Ouais, je sais, soupira Scalys, mi-amusé, mi-blasé. Au début, ça disait que je devais être son bâtard et quand il m’a installé près de lui dans le palais, après les soucis avec Yvan et ses toutous, ça a commencé à dire des choses bien plus crades… »

Markus grimaça et Alexei secoua la tête, navré.

« Je n’aurais jamais imaginé qu’Yvan en était arrivé à en vouloir à votre vie.

– Ben, moi non plus… avoua Scalys. D’ailleurs, honnêtement, la première fois, on a cru qu’il avait pas fait exprès… Un soir, j’étais encore dans les dortoirs communs, donc, j’étais resté tard pour lire à la bibliothèque quand ils ont débarqué tous les quatre pour expliquer qu’il fallait passer une épreuve pour être vraiment l’héritier et, ben, j’avais 12 ans, j’étais pas au courant de tout, ils m’ont énervé, bref, je les ai suivis comme un idiot au lieu de leur dire de retourner se coucher et de finir mon bouquin.

– Et c’était quoi, cette épreuve ?…

– Oh, juste exorciser une femme possédée qui était enfermée dans l’aile dédiée du sanctuaire.

– QUOI ?! s’écria Alexei et Markus cligna des yeux :

– Sérieusement… ?… Mais elle n’était pas gardée ?

– Si, je crois qu’il avait soudoyé les gardes ou qu’il les avait menacés, je sais plus trop…

– Et qu’est-ce qui s’est passé ?

– Un truc qu’ils avaient pas prévu : j’ai réussi. »

Alexei et Markus en restèrent cois.

Ce fut Sry qui, en bâillant et en se couchant sur la table, les ramena au présent.

« Sérieusement ?… Vous avez réussi ça à 12 ans ? »

Scalys haussa les épaules en faisant la moue :

« Je connaissais la théorie, l’esprit était très affaibli par le fait d’être dans un sanctuaire et bon, j’étais déjà pas un débutant en magie, mais ça, ils en savaient rien… Et puis, Sry m’a bien aidé en l’occupant pendant que je priais… L’aura de la chose a un peu attiré tout le monde, par contre, parce que ce que j’avais pas à ce moment-là, c’était les capacités de dissimulation magique que j’ai maintenant… Et ils ont eu beau essayer de dire que c’était moi qui les avais traînés là et qu’ils avaient tout fait pour me retenir parce qu’ils savaient que c’était très dangereux, personne n’y a cru… Tout le monde était au courant qu’ils pouvaient pas m’encadrer et puis, les gardes ont vite avoué…

– Et Athanaios ne les a pas exclus après ça ? s’étonna Markus.

– Non, il a voulu croire à une bêtise d’enfants… Qu’ils se rendaient pas compte du danger, que leur expliquer suffirait.

– Il est vraiment trop gentil… soupira Alexei en décroisant les bras pour caresser la petite tête rousse qui venait de pointer au bord de la table.

– Il prêche le dialogue et le fait que les pêcheurs peuvent changer, c’est logique… fit Markus.

– Oui, en vrai, je sais pas s’il y croyait vraiment… Mais bon, puisque ça s’était bien fini, qu’en plus ça avait calmé pas mal de monde sur mes pouvoirs et aussi qu’il voulait pas de souci avec le roi et son frère, il a demandé que cette histoire ne sorte pas du sanctuaire et il a laissé couler.

– Mais ils ont remis ça, donc ?

– Ouais, et autant le coup de l’exorcisme, ça pouvait passer pour une mauvaise blague, autant me balancer dans un puits du parc en plein hiver, ça laissait peu de place au doute.

– …

– … »

Alexei et Markus échangèrent un regard blasé et le second leva les mains :

« D’un autre côté, on parle d’Yvan…

– C’est vrai, c’est pas la dague la plus affûtée du royaume… reconnut Alexei.

– Ah ben, oublier que j’ai un corbeau, ‘faut le faire, quand même… » renchérit Scalys en caressant ledit corbeau qui rouvrit un œil endormi et tourna la tête vers lui avant de se rendormir aussi vite.

Flammèche remuait sur les genoux d’Alexei en couinant et il finit par la prendre comme un bébé, la tenant d’un bras pour gratouiller son ventre et son cou de l’autre main.

« C’est Sry qui vous a sauvé ?

– Je crois que tout le sanctuaire l’a entendu. J’ai été repêché assez vite… Comme les quatre larrons avaient pas eu le temps de filer assez loin et qu’en plus Sry a essayé de les attaquer quand les gardes les ont ramenés là où on était, alors que moi, j’avais pas eu le temps de rien dire, il n’y avait pas beaucoup de doute… Père les a exclus avant l’aube avec une lettre à leurs parents expliquant ce qui s’était passé. J’imagine que ça ne s’est pas su plus que ça…

– Non, Leonid ne m’en a jamais parlé, ça veut tout dire… dit pensivement Markus. Il ne vous aime pas beaucoup, mais je crois que même pour lui, ce qu’avait fait Yvan était trop honteux et méprisable pour risquer que ça s’ébruite…

– N’empêche, le Secret du Roi, c’était vraiment des bouffons à l’époque… Ne pas avoir su ça, c’est dingue… soupira Alexei.

– Ah ben, on voit bien que Yui n’était pas encore dans le secteur… sourit Markus.

– Bon sang, pourvu que cet imbécile d’Yvan n’hérite jamais du trône… » gémit le prince.

Dans ses bras, Flammèche profitait, béate, un petit bout de langue dehors.

Markus regarda son neveu, mais ce fut Scalys qui reprit :

« Il y a des risques qu’a minima, il devienne régent si votre frère devient roi, s’il vous arrive quelque chose et que vous n’avez toujours pas d’héritier… »

Alexei détourna les yeux, sombre.

« Tu ne pourras pas repousser ça indéfiniment, Lexei. » dit doucement Markus.

Alexei poussa un très gros soupir :

« Je sais… Mais je ne vois aucune solution… »

Devinant un sujet épineux, Scalys regarda successivement les deux hommes avant de tenter prudemment :

« On a encore le temps de trouver un remède, Alexei, ‘faut pas désespérer…

– Si ce n’était que ça… » marmonna le prince.

Markus lui tapota le bras, triste. Scalys appuya sa joue dans sa main en s’accoudant à la table et reprit :

« Voyez le bon côté, pour le moment, ça vous donne une vraie super excuse pour ne pas en avoir, d’héritier…

– Euh… Qu’est-ce que vous voulez dire ?

– Que je sais pas pourquoi votre épouse et vous voulez pas d’enfant et je m’en fous, ça vous regarde, mais rendre ça public aurait au moins le mérite de faire taire les idiots qui s’imaginent que c’est parce que vos sangs sont trop éloignés.

– … Mais comment vous savez que… ? balbutia Alexei, stupéfait.

– Quoi ? Que vous voulez pas d’enfant ? Ben le fait que vous soyez deux adultes en bonne santé qui n’avez jamais demandé la moindre aide pour en concevoir, ce que je saurais, puisque vous l’auriez fait au Temple ? »

Alexei, interdit, regarda Markus qui admit :

« Vu comme ça.

– Vous vous trompez de problème, Scalys.

– Ah, pardon… Ben expliquez-moi, alors ? »

Alexei regarda à nouveau son oncle, suppliant, et ce dernier leva les yeux au ciel avant de lui jeter un œil qui disait « OK j’y vais. » et de répondre pour lui :

« Pour le moment, le second dans l’ordre de succession, c’est Illia. Leonid serait troisième, mais il est déjà un peu âgé, il pourrait être destitué par un vote du Grand Conseil et dans ce cas, le trône reviendrait à Yvan.

– Ce qui serait pas du tout une bonne idée…

– C’est bien le problème. Vous avez raison, Alexei ne veut pas d’enfant et Leonora non plus. Parce que, et ça, vous devez le savoir, et d’ailleurs, Illia le montre seul, la lignée de Bewan est malade…

– Ah ben à force de se marier entre cousins, aussi…

– Je sais, soupira Markus. Mais c’est peut-être pire que ça…

– Ce n’est pas pour rien que j’ai refusé toutes les prétendantes que mon père me proposait jusqu’à mes 28 ans, grommela Alexei.

– J’ai su que votre mère était très malade, à la fin de sa vie… » dit Scalys avec une sincère compassion.

Alexei frémit à ses mots et Markus tapota encore son bras :

« Très malade, oui, vous pouvez le dire…

– C’est pour ça, alors, que vous ne voulez pas d’enfant… ? C’est plutôt très noble de votre part, de vouloir briser ce cycle…

– Si j’étais n’importe qui d’autre, oui, cracha Alexei avec amertume. Mais c’est l’avenir du pays qui est en jeu, aussi… »

Scalys hocha la tête :

« Hmmm… Oui, évidemment… Mais je suis sûr qu’il y a une autre solution. »

Scalys sourit :

« Je pense pas que les Dieux veulent la chute du royaume. Alors faites-leur un peu confiance. Ça va aller. »

« Et nous y voilà ! » s’exclama avec soulagement Markus.

En contrebas, devant eux, s’étendait le grand port de Meztlian, tout au nord de l’île du même nom. Les trois voyageurs avaient stoppé leurs montures au bord de la route, bien fréquentée aux abords de la cité. On voyait le temple bleuté de Yemoya, la déesse des mers, le blanc lunaire de Meztli et la haute tour de l’horloge de l’hôtel de ville.

« Deuxième bonne nouvelle, reprit le vétéran en regardant ses compagnons, il est encore bien assez tôt pour aller déposer nos bagages et faire nos petites affaires avant la nuit.

– Merveilleux ! répondit joyeusement Alexei avant de se tourner vers Scalys qui contemplait la cité portuaire avec ses grands yeux curieux. Pas de troisième nuit dehors, vous avez entendu ça ?

– Vos ronflements vont presque me manquer… »

Alexei lui tira la langue et ils se remirent en marche.

La route était animée. Beaucoup de monde venait là vendre ses récoltes ou le produit de ses pêches et/ou acheter ce que, sur l’île, on ne pouvait souvent trouver que là : tout ce qui arrivait des continents.

Une fois n’était pas coutume, le trio avait décidé de se signaler pour loger dans le grand hôtel de ville du port. Le maire était un ancien militaire reconverti que Markus connaissait bien et qui était une personne sûre. Le vétéran était content à l’idée de le revoir et ils seraient tranquilles entre ces murs.

Ils franchirent sans difficulté les portes de la cité. Les gardes n’étaient ni très nerveux, ni très protocolaires. Ils regardaient les gens et les attelages passer avec bonhomie. Alexei en soupçonna même un de faire une petite sieste en douce, ce qui le fit sourire.

À cette heure du début de l’après-midi, bien chaude en ce milieu d’été, la ville elle-même était plutôt calme. Chacun vaquait à ses tâches dans une ambiance sereine. C’était très agréable.

Ils décidèrent donc de se rendre à l’hôtel de ville, désireux d’y laisser chevaux et bagages à l’abri avant de commencer leur petit tour.

L’endroit n’était pas dur à trouver, du fait de la haute horloge en son centre. Le bâtiment était large et sa façade sobre, au nord d’une grande place rectangulaire où se dressait une non moins monumentale fontaine dédiée à Meztli et à Yemoya. Les deux déesses se faisaient face, Meztli sur le dos d’une immense chouette effraie et Yemoya sur celui d’une orque, toutes deux gracieusement assises en amazone.

Scalys se signa en passant devant. Il fallait qu’il pense à aller saluer ses confrères et consœurs.

Les soldats qui gardaient le lieu étaient un peu plus réveillés que leurs collègues des portes. Ils toisèrent avec suspicion ces trois arrivants, dont deux étaient clairement bien armés, et lorsque Markus se pencha pour s’adresser au premier qui fut à portée, plusieurs autres s’approchèrent.

« Salut, la compagnie. Y aurait-il moyen de prévenir Jaroslaw le Borgne ?

– Euh… répondit prudemment le tout jeune soldat sur lequel il était tombé. Notre maire est là, oui… Mais euh… »

Un homme plus large et aussi plus âgé avait souri et vint tapoter l’épaule du garçon :

« Laisse, laisse, petit… »

Il était amusé et leva un grand sourire vers le cavalier :

« J’m’attendais pas à vous r’voir par ici, Lieutenant ! »

Markus avait froncé les sourcils et agita un index devant eux, cherchant dans sa mémoire.

« ‘Tendez, ‘tendez… Ludwig ?… Le sergent du Walzburg ? C’est ça ? »

L’homme éclata de rire, en entraînant d’autres parmi ceux qui s’étaient approchés et laissant le plus jeune surpris :

« Toujours bon pied bon œil, à c’que j’vois, Lieutenant !… Z’avez pas pris une ride ! Ça fait quoi, depuis la campagne de Gory ?

– Bientôt 11 ans.

– Eh bé, ça file ! »

Markus hocha la tête, souriant, alors qu’un autre s’exclamait en reconnaissant Alexei qui n’avait rien dit, se contentant de regarder la scène avec amusement :

« Eh, mais du coup, c’est not’e général, avec vous ? »

Scalys eut un petit rire alors qu’Alexei répondit avec une fausse sévérité :

« Chut chut, on est là incognito ! »

Les hommes rirent à nouveau et Ludwig lui répondit :

« Pas de souci, soyez les bienvenus !… Allez, va chercher le maire, petit, dis-lui que le lieutenant du roi nous rend visite. Ça va lui faire plaisir ! »

Le garçon avait l’air dubitatif, mais il obéit. Markus posa pied à terre :

« Toute la troupe de ce vieux Jaroslaw l’a suivi ici ou quoi ?

– Presque… Nous, on a tenu quelques années d’plus que lui, mais on l’a rejoint dès qu’on a pu !

– Il avait bien besoin d’nous, c’est que c’est chaud des fois sur le port ! »

Alexei descendit également, une Flammèche un peu inquiète dans les bras. Un soldat remarqua :

« Eh, vous aviez pas un cheval gris, Général ?

– Ah, il y a dix ans, si, j’avais un cheval gris, approuva Alexei en flattant sa jument. Il s’appelait Karios… Il a pris sa retraite y a quoi… Six ans, je crois… J’ai récupéré cette jolie demoiselle, depuis… »

Selena lui donna un petit coup de tête et il ajouta :

« Elle est un peu caractérielle, mais je l’aime bien… »

Selena piaffa.

« Un peu impatiente, aussi…

– Nos écuries sont grandes, y s’ront tranquilles, vos canassons ! »

Ludwig remarqua enfin le troisième cavalier. Markus revint vers Scalys :

« Pardon, ne prenez pas peur !… Ce sont d’anciens frères d’armes.

– J’avais compris…

– Messieurs, voici notre ami Scalys, qui est prêtre de Meztli et un médecin très doué.

– Bonjour !

– Bienvenue ! »

Un grand rire les fit tous sursauter, alors qu’arrivait un grand homme indéniablement borgne, mais plus qu’honorablement musclé qui tendit les bras vers Markus avec un immense sourire :

« Ça fait un bail, Lieutenant !

– Salut, Slavek ! »

Les deux hommes s’étreignirent avec chaleur.

« Quel bon vent vous amène ?

– T’es pas au courant de notre petit voyage ?

– Ah oui, si, maintenant que tu le dis… J’ai dû recevoir une lettre de la capitale il y a deux-trois mois… »

Ils s’écartèrent et Markus lui tapota l’épaule avec amusement :

« Toujours aussi tête en l’air, toi !

– Bof, c’est surtout qu’on a eu de grosses galères de pirates et de trafiquants, là, alors j’avais un peu oublié tout ça… »

Voyant Alexei, le grand vétéran s’exclama :

« Eh ! Mais c’est qu’il a pas oublié de finir de grandir, notre p’tit prince !

– Salut, Slavek. Content de te revoir !

– Moi aussi, Altesse ! Z’avez une nouvelle mascotte ? demanda le borgne en caressant la petite tête rousse.

– Pas vraiment, mais j’y songerais si besoin… »

Jaroslaw éclata d’un nouveau rire tonitruant et contagieux, ce qui fit coucher les oreilles à une Flammèche apeurée et s’envoler un Sry saoulé par ce raffut.

Scalys se demanda aussi un peu où il avait atterri, mais, les présentations finies et les montures et bagages confiés à qui de droit, il découvrit avec un amusement certain que le bâtiment très richement décoré, de fresques et de moulures dorées, était meublé très simplement et que le bureau du maire ressemblait plus à un QG rustique qu’autre chose, et ce malgré les jolis meubles qui s’y trouvaient encore.

Le maître des lieux était un homme pragmatique. Il avait gardé le fonctionnel : bureau, chaises, étagères de rangement, un grand canapé et deux fauteuils devant la cheminée.

« Installez-vous, installez-vous ! leur dit Jaroslaw avec énergie. On peut trouver du thé, si vous voulez ?

– Ne te casse pas la tête ! lui répondit Markus en rigolant. T’as pas du frais, plutôt ? Ça tapait fort, sur la route ! »

Jaroslaw hocha la tête avant de se figer, surpris :

« Comment ça ? Vous arrivez pas du port ?

– Non, on vient du sud. C’est une des choses dont il faut qu’on te parle… »

Quelques cruches de jus de fruits divers vidées plus tard, Jaroslaw, accoudé à ses cuisses, les poings serrés l’un dans l’autre, regardait avec gravité ses hôtes. Il hocha lentement la tête et se redressa :

« Je vais avoir besoin de votre soutien, là, en hommes autant qu’en autorité.

– Tu avais des soupçons ?

– Plus que ça, mais pas assez de moyens pour agir.

– Explique-toi ?

– Vos potes du sud ont raison. Le comte du coin est clairement mouillé dans ces sales trafics. Mais il est pas le seul : le duc aussi, et quasi toute la noblesse de l’île. C’est même peut-être pire que ça : il y a des rumeurs comme quoi Kartagi aurait promis à tout ce beau monde de les maintenir au pouvoir avec beaucoup d’or s’ils les aidaient à envahir l’île ou, au moins, laissaient faire. »

Markus hocha la tête à son tour en s’adossant dans le canapé :

« On avait eu ton rapport sur les risques d’invasion de l’île un peu avant de partir… Ça se confirme ? »

Le borgne soupira :

« Difficile à dire… On croise beaucoup de Kartagites ici, alors trier entre les vrais marchands et les espions, c’est impossible…

– Dans tous les cas, j’ai laissé des consignes à Adrian, ils rappliqueront ici aussi vite que possible si besoin, lui dit Alexei, qui caressait Flammèche couchée sur ses genoux. Par contre, si tu me dis que la noblesse de l’île est corrompue, c’est un peu plus gênant. L’invasion pourrait être très rapide s’ils la laissent faire, et autant, défendre l’île, on peut le faire, autant la reconquérir s’ils nous prennent de vitesse, ça serait plus compliqué… »

Il y eut un silence. Scalys, qui était sur un fauteuil et était resté silencieux jusque-là, les regarda et prit la parole :

« Euh, pardon, j’ai pensé à un truc, mais je sais pas si… ?

– Dites toujours ? le relança gentiment Markus.

– Est-ce qu’on pourrait pas essayer de gagner du temps en faisant savoir à tous ces braves gens que vous les tenez à l’œil ?… Enfin, plus poliment que ça, hein… Une petite lettre comme ça, mine de rien, histoire de les faire assez flipper pour qu’ils hésitent… Si, pendant ce temps, vous renforcez les troupes ici, pareil, juste assez pour leur faire bien piger que vous vous préparez, ça pourrait les calmer un peu. »

Jaroslaw fit la moue :

« Ouais. Ça pourrait aider. Surtout si on réquisitionne une partie de leurs troupes pour des exercices préparatoires, ça pourrait le faire. Parce que pour le coup, je ne pense pas que leurs gars, eux, seraient très d’accord pour laisser faire… »

Markus et Alexei approuvèrent et le second dit avec un sourire en coin :

« On dirait que j’ai bien fait d’emmener mon sceau de voyage…

– C’est sûr ! »

Un peu plus tard, les trois hommes décidèrent de bouger un peu, ils avaient quand même quelques bricoles à faire en ville.

Alexei voulait apporter le courrier à l’oncle du capitaine, comme il s’y était engagé, et aussi passer voir les ateliers royaux pour les envoyer réparer le bateau. Scalys avait un petit tour à faire aux temples locaux ainsi que trouver la meute pour obtenir son soutien officieux face à Kartagi, ça ne pouvait pas nuire. Quant à Markus, se balader en ville avec eux lui allait sans plus de raison que ça, il aimait beaucoup cette ville.

L’oncle ne fut pas dur à trouver, c’était un petit armateur du port. Il était occupé à regoudronner une coque avec plusieurs autres personnes quand ils le trouvèrent. Il les remercia très chaleureusement, soulagé d’avoir des nouvelles de son neveu. Il ne fut pas le seul, apparemment, les autres autour soufflèrent et une femme poussa même un petit cri de joie. Très gêné par contre qu’Alexei prenne à sa charge les réparations, il tenta de lui dire que ce n’était pas la peine, mais Alexei ne lui laissa pas le choix :

« Ne vous en faites pas, c’est le moins que je puisse faire, surtout face au service qui m’a été rendu. Enfin, qui nous a été rendus, ajouta-t-il en regardant ses compagnons qui hochèrent la tête, souriants.

– Nous comptons d’ailleurs sur vous pour lui renouveler nos remerciements. » ajouta Scalys.

L’homme les regarda, se demandant à qui il avait à faire, mais il ne posa pas plus de question et les laissa partir. Il aurait la réponse un peu plus tard, lorsqu’il recevrait la visite des armateurs royaux venant lui annoncer que sur ordre du prince Alexei, ils devaient non seulement aller remettre le bateau accidenté à flots au sud, mais aussi s’assurer que le reste de sa flotte n’avait besoin de rien.

Car le personnel des Entrepôts du Roi ne discuta pas une minute les ordres de leur prince, que plusieurs d’entre eux reconnurent d’ailleurs, ainsi que Markus, vu qu’ils étaient passés là une dizaine d’années plus tôt. En effet, lors de la campagne contre les géants du duché de Gory, et ce malgré son mal de mer, l’alors jeune prince s’était montré très intéressé par la construction et l’entretien des bateaux et avait donc visité dans le détail leurs entrepôts.

Les visites aux temples furent plus rapides. Les religieux locaux se montrèrent aimables et honorés de la visite de Scalys, mais, n’ayant pas spécialement plus à lui dire, ils notèrent sa présence pour les jours à venir sans le retenir plus longtemps.

Ils repartirent donc et, une fois dans les rues un peu plus animées de la ville, en cette fin d’après-midi, Markus demanda à Scalys :

« Vous voulez aller voir vos copains tout de suite ?

– Ça serait fait, mais ça peut attendre demain…

– Vous savez où les trouver ?

– Oui, oui, Sonya m’a tout expliqué… »

C’est à cet instant précis que des croassements plus que véhéments les firent tous trois sursauter, ainsi que, d’ailleurs, plusieurs des personnes alentours. Scalys, inquiet, tendit sa main bandée pour que Sry s’y pose, mais le corbeau n’en fit rien, lui voletant autour sans cesser de croasser. Scalys fronça les sourcils et suivit sans aucune hésitation son oiseau lorsque ce dernier repartit. Alexei et Markus ne prirent que le temps d’échanger un regard avant de les suivre.

Sry les conduisit plus loin, dans des ruelles bien plus étroites, bien plus sales, et ils accélérèrent en entendant des bruits d’armes. Des lames s’entrechoquaient avec force et ils trouvèrent rapidement où, d’autant que plusieurs locaux s’en enfuyaient. Dans une impasse, au milieu de flaques boueuses, plusieurs hommes avaient acculé un petit groupe. C’était confus, mais notre trio comprit sans mal que les assaillants encapés et capuchonnés étaient un peu trop nombreux pour leurs adversaires. De plus, personne ne portait d’uniforme. Si Scalys arriva le premier, il n’eut guère le temps d’observer plus, car Alexei lui mit d’autorité Flammèche dans les bras avant de s’avancer en dégainant son épée et en criant :

« Il se passe quoi, ici ?! »

Markus suivit. Scalys fronça les sourcils et regarda Sry :

« File chercher la garde.

– Crôa ! »

L’oiseau repartit à tire d’ailes et Scalys se retourna quand celui qui semblait commander répondit avec un accent très marqué à Alexei :

« Te mêle pas de ça si tu veux pas mourir aussi !

– Ouh, j’ai peur… » ricana Alexei.

Markus avait souri aussi :

« Une bande d’assassins de Kartagi ici… C’est vous qui jouez avec le feu, les gars. »

Scalys resserra son étreinte sur Flammèche qui couinait en essayant de s’échapper.

« Tout doux, tout doux, ça va aller… »

Alors que le combat reprenait, le jeune prêtre regarda mieux, enfin autant que les mouvements et le fracas des armes le lui permettait. Il aperçut trois personnes terrées au fond de l’impasse, un couple qui semblait un peu trop âgé pour ce bazar et une femme qui dissimulait mal un ventre bien trop rond… Et donc, deux hommes les protégeaient, l’un bien mieux vêtu que l’autre, mais il ne faisait aucun doute que tout ce petit monde, à la peau ambrée et aux cheveux noirs plus ou moins blanchis, plus ou moins bouclés, aussi, venaient bien du sud de la Mer Intérieure. Et entre eux et Alexei et Markus, pas moins de six hommes bien armés et tout autant entraînés…

Le prêtre s’écarta un peu, vigilant, quand un des hommes encapuchonnés, violemment poussé par Markus, vint s’assommer contre le mur, près de lui.

Un autre comprit avant ses compagnons que c’était fichu et s’enfuit sans demander son reste et sans que Scalys ne puisse rien faire pour le retenir.

Le combat était violent, mais il ne devait pas durer : le renfort d’Alexei et Markus était plus que suffisant et, aidés des deux autres, même si le mieux vêtus des deux avait été blessé au bras, ils vinrent sans mal à bout des assassins encapuchonnés, les neutralisant en essayant de les amocher le moins possible. Scalys put en empêcher un deuxième de s’enfuir en lui faisant un croche-pied bien placé.

Les soldats arrivèrent à ce moment, menés par le sergent Ludwig qui cria :

« Eh, ça va ?… C’est quoi, ce bordel ?!

– Bonne question. » admit Alexei qui tenait sa lame contre la gorge du dernier combattant encore debout.

Scalys s’approcha enfin, inquiété par la blessure de l’inconnu qui reprenait son souffle et désireux aussi de s’assurer que le femme enceinte et les deux personnes âgées allaient bien. La première semblait en effet souffrir, tenant son ventre à deux mains et près d’elle, la vieille femme la soutenait, très alarmée :

« Ghada ! Ghada !… »

Scalys jura et les rejoignit après s’être assuré d’un coup d’œil que l’homme tenait sur ses jambes et que son bras ne saignait pas trop, confiant avec la même autorité qu’Alexei un peu plus tôt une Flammèche très nerveuse à Markus, cette fois, qui l’attrapa un peu en catastrophe et se hâta de la caresser pour la rassurer.

La vieille femme le regarda avec peur, mais Scalys lui sourit, rassurant, en disant dans leur langue :

« Tout va bien, je suis médecin… Je vais vous aider… »

Pendant ce temps, les soldats ramassèrent les assassins plus ou moins amochés et celui qu’Alexei tenait encore en respect cracha :

« Tu viens de signer ton arrêt de mort. Défier notre roi se paye en sang. »

Alexei pouffa, moqueur :

« Pas de souci, qu’il vienne me chercher. »

Ce n’est qu’à cet instant que l’homme blessé se redressa, fixant Alexei avec stupéfaction :

« Nahla ?! »

Alexei sursauta en entendant sa voix et surtout ce surnom :

« Sayfou ?! »

Le prince resta coi en reconnaissant à son tour celui qui lui faisait face :

« Mais qu’est-ce que tu fais là… ?… »

Cette stupeur suffit à l’assassin pour sortir une dague, se dégager et tenter de se jeter sur l’homme blessé avec un cri de rage… Pour être coupé net par un Sry non moins rageux qui attaqua toutes serres dehors en croassant avec véhémence. Alexei recula par réflexe, alors que trois soldats bondissaient pour maîtriser l’assassin. Sry les laissa gérer en s’éloignant avant de venir se poser sur l’épaule d’Alexei qui le laissa faire avec prudence avant de regarder à nouveau l’autre homme. Markus le rejoignit, surpris aussi de ce qu’il avait entendu :

« Bon sang, c’est pas possible ?…

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda Ludwig, un peu échaudé par tout ça.

– Ça, c’est une excellente question, approuva Alexei en croisant les bras, mi-goguenard, mi-grave. Je te présente Sayf Ibn Youssef, le jeune frère du roi de Kartagi.

– Allons bon…

– Sérieusement, Sayfou, qu’est-ce que tu fais ici et surtout, pourquoi ton frère a lancé des assassins contre toi ?

– Par pitié, ne m’appelle pas comme ça ! répliqua Sayf avec humeur alors que l’homme qui était avec lui regardait son bras blessé avec horreur et courait fouiller dans un sac tombé dans la boue.

– Il est devenu parano à ce point, qu’il en ait après toi ?

– Disons que c’est devenu compliqué… commença Sayf avant de vaciller.

– Houlà ! s’exclama Alexei en se précipitant pour le soutenir, faisant s’envoler Sry qui croassa pour protester. Sayfou, reste avec nous !

– Ne m’appelle pas comme ça, Nahla ! s’écria le Kartagite en tendant de le repousser.

– Tu as dû perdre un peu trop de sang… soupira Alexei sans le lâcher et alors que l’autre revenait tout aussi vite avec un linge et un flacon d’alcool :

Mon prince, votre bras…

– Ça va, Halif, ne t’en fais pas…

– Eh ! appela Scalys.

– Sayfou, il faudrait t’asseoir…

– Nahla, par pitié, arrête de m’appeler comme ça !

– Rôh, c’est bon, on s’appelle comme ça depuis 20 ans !… Et puis tu m’appelles bien ‘’Nahla’’, toi !

– On n’est plus des enfants !

– Et ?… »

Alexei le soutenait toujours, pendant qu’Halif, ayant relevé sa manche, nettoyait la plaie comme il pouvait.

« Eh ! répéta Scalys un peu plus fort.

– … Ne me dis pas que tu n’en as pas aussi marre que moi de ces étiquettes débiles !

– Nous avons un rang à tenir !

– Tu ferais mieux de tenir ton épée comme il faut…

– Je tiens très bien mon épée ! protesta Sayf. J’aimerais t’y voir, contre six !…

– Ouais ouais… Heureusement qu’on était là quand même, hein !

– Je t’interdis, je suis un des meilleurs bretteurs de Kartagi !

– Ah ben, ça annonce le niveau, le railla Alexei.

– Tu peux parler, t’es pas fichu de te passer de ta nounou ! répliqua Sayf en montrant Markus qui se retenait de rire.

– EH !!! »

L’ensemble des personnes présentes eurent un étrange frisson alors que Scalys se relevait :

« Vous avez fini, oui !

– Qu’est-ce que tu veux, toi ? » lui répliqua Sayf, énervé.

Markus et Alexei pensèrent exactement ensemble « Oooooh non ! » alors que l’air de l’impasse se rafraîchissait bien trop pour la saison et que Scalys jetait, glacial :

« Eh oh, il change de ton, l’exilé ! Y a urgence, là !

– QUI tu as traité d’exilé ?!

– Le crétin qui reste là à se prendre la tête sur des conneries… commença Scalys.

– Euh, calmez-vous, Scalys… tenta Alexei, le coupant, mais le prêtre répliqua en avançant, et les flaques gelèrent sous ses pieds :

– Ah toi, en rajoute pas ! Si vous voulez rester là à jouer à qui a la plus grosse, sortez la et mesurez, ça vous fera gagner du temps ! Moi, en attendant, j’ai une femme qui est en train de perdre les eaux et j’ai pas l’intention de la laisser accoucher dans la boue ! Alors vous la fermez et on décarre, et vite ! »

Sayf pâlit :

« Pardon ?… »

Il se tourna vers la femme qui ne tenait sur ses jambes que grâce aux deux vieux qui la soutenait.

« Ghada… ?… Mais il restait au moins deux semaines… ?…

– Ah ben les gros chocs émotionnels, c’est pas recommandé pour les femmes enceintes, se moqua Scalys en secouant la tête. Ludwig, où est le dispensaire le plus proche ?

– Non, s’il vous plaît, il faut absolument que le moins de monde possible nous voit ! » s’écria Sayf.

Scalys regarda Sayf, et ses yeux noirs en disaient très long sur ce qu’il pensait, mais il soupira et regarda à nouveau le sergent :

« Il y a une infirmerie à l’Hôtel de Ville ?

– Euh, oui oui…

– Bon, alors on va faire ça là-bas. Votre vieille nourrice devrait pouvoir m’aider… Et priez les dieux pour que tout se passe bien. »

La petite troupe se hâta donc de rentrer aussi discrètement que possible, ce qui, entre les soldats, les prisonniers, la renarde et le reste, était un peu peine perdue, il fallait bien l’avouer, mais ils furent au moins rapides.

Scalys et la vieille dame, dont ils avaient appris en chemin qu’elle s’appelait Alja et était la nourrice de Sayf et la mère de Halif, s’enfermèrent donc à l’infirmerie avec Ghada et prièrent plus que fermement les autres de les laisser tranquilles. Alja s’occupa de faire chauffer de l’eau en y ajoutant des plantes diverses. Personne ne sut trop de quoi il s’agissait, mais une douce odeur un peu entêtante embauma tout le bâtiment.

Pendant ce temps, Alexei avait ordonné à Ludwig de faire parler les prisonniers et de les enfermer sous bonne garde. Mis au courant, Jaroslaw s’en remit à son prince quand ce dernier se porta garant de Sayf et des siens et le maire lui assura qu’il allait superviser les interrogatoires.

« Ces chiens d’esclavagistes vont regretter d’être venus foutre la merde chez nous.

– Garde-les en vie, autant que possible.

– A vos ordres, on va faire eu mieux. »

Ceci fait, Alexei rejoignit un autre grand salon où Markus et le vieil homme, Jadu, soignaient enfin plus proprement la blessure du prince, alors qu’Halif préparait du thé.

« Bon, alors, soupira l’autre prince en s’asseyant enfin et en prenant dans ses bras Flammèche qui s’était précipitée sur ses genoux. On peut s’expliquer calmement ?

– …

– C’est quoi, le problème, avec ton frère ?

– Ne me dis pas que tu ne sais pas ce qui se passe à Kartagi… grommela Sayf.

– Nous savons que votre frère est de plus en plus violent, pas grand-chose de plus, lui répondit calmement Markus.

– De plus en plus violent, oui, ce n’est rien de le dire… soupira Sayf.

– Notre roi est devenu fou, dit tristement Jadu avec un accent bien plus fort que celui de Sayf.

– Et si vous ajoutez à ça qu’il est manipulé par plusieurs de ses ministres qui en profitent pour lui faire commettre des horreurs pour s’enrichir…

– Mais vous lui étiez pourtant loyal ? demanda Markus.

– Oui, mais ils l’ont convaincu que nous complotions pour le tuer… Que je voulais la couronne, que c’était parce que je l’avais fait envouter qu’il n’avait que des filles… »

Il y eut un silence. Jadu appliqua un baume qui sentait fort la lavande avant de bander la plaie.

« … Notre Déesse soit louée, soupira encore Sayf, assez de personnes nous restaient encore fidèles… Nous avons pu être prévenus et nous enfuir à temps… Mais les assassins royaux nous suivaient et nous ont retrouvés sans problème ici, on a à peine eu le temps de débarquer… Je ne pensais pas qu’ils étaient si près…

– Et comme l’un d’eux s’est enfui, ils vont revenir, ajouta pensivement Alexei.

– Désolé, nous avons dû fuir en catastrophe, nous n’avons pas réfléchi bien loin. »

Alexei haussa les épaules alors que Flammèche, enfin calmée, se couchait en bâillant sur ses genoux.

« … Tout ce que je voulais, c’était mettre Ghada et mon enfant en sécurité.

– Vous êtes à l’abri, lui dit Alexei.

– Ça, vu le nombre de vétérans au mètre carré ici, je ne pense pas que votre assassin ait la moindre chance, ajouta Markus.

– Il va juste aller chercher du renfort… grommela Sayf.

– Il faudrait trouver où ils se cachent en ville, s’il y en a d’autres… » pensa tout haut le vieux Jadu.

Halif servit le thé. Parlant très mal la langue locale, il essayait de suivre comme il pouvait la conversation. Markus eut un sourire et regarda Alexei :

« Je pense qu’on sait à qui demander ça, non ?

– Quand il sera sorti de l’accouchement, oui, si ce n’est pas trop tard…

– S’il a fui, c’est déjà fait, de toute façon, dit Sayf.

– Sûrement, tu as raison… »

Ils se turent tous en entendant les pleurs très identifiables d’un nouveau-né.

« Ah, on dirait que c’est fait ? » sourit Alexei.

Ils se dirent cependant qu’ils allaient attendre un peu, le temps que Alja nettoie le bébé et que la maman reprenne un peu ses esprits, pour ne pas risquer que Scalys refuse de leur ouvrir. Le temps de boire le thé, voilà, bon timing. Ça permettrait aussi à Sayf de retrouver assez de force pour pouvoir y aller sans trop tituber, ce qui n’était pas encore gagné.

Ils venaient de finir leurs tasses quand ils se figèrent en entendant d’autres pleurs. Ils se regardèrent et Markus fit la moue :

« Oh-oh, ce petit a déjà du caractère… »

Voyant l’air inquiet de Sayf, Alexei sourit et se leva, posant délicatement Flammèche près de lui sur le canapé pour qu’elle s’y recouche.

« Allez, viens Sayf, on va aller voir… »

Mais la renarde glapit, interrogative, avant de se lever en bâillant encore quand lui-même se mit debout.

« Tu veux pas rester là tranquille, fifille ?

– Wif ?

– Où as-tu trouvé cette bestiole ? demanda Sayf en se levant lentement.

– Dans une forêt, je t’expliquerai… Markus, je te laisse voir avec Jaroslaw dans quelles chambres il peut les installer en attendant qu’on voit ce qu’on fait ?

– Pas de souci. »

Les deux princes retournèrent voir du côté de l’infirmerie où ça en était. Flammèche les aurait bien suivis, mais Markus l’attrapa :

« Non non non, tu restes là toi !

– Wif ! Wif !

–Oui oui, Papa revient, du calme. »

Alexei l’entendit et soupira en levant les yeux au ciel et Sayf rigola :

« ‘’Papa’’ ?

– M’en parle pas, ils me fatiguent avec ça… »

Alexei tapota diplomatiquement à la porte et ce fut Scalys qui vint ouvrir :

« Ah, vous voilà…

– Euh, tout va bien ? » s’enquit poliment Alexei.

Scalys était en train de s’essuyer les mains.

« Oui, oui, on a eu une surprise, venez voir… »

Sur le lit, Ghada se reposait. La vieille Alja était en train de poser les draps sales dans un coin.

Sayf entra timidement et sursauta en voyant que son épouse tenait non pas un, mais deux bébés dans ses bras. Alexei, qui s’était faufilé derrière, sourit :

« Ah, c’était ça les deuxièmes pleurs…

– Oui, approuva Scalys, mais ça va, tout le monde va bien… »

Il souffla un coup et Alexei lui trouva l’air bien fatigué.

« Les Dieux soient loués, j’ai pas eu besoin d’opérer…

– Je suis sûr que tu aurais fait ça très bien.

– Ouais, enfin chaud là sans collègue ni plus de matériel…

– Rôh, je suis sûr qu’en fouillant bien la cuisine… »

Scalys gloussa et lui donna un petit coup de coude pour le couper dans sa blague douteuse.

Sayf s’assit au bord du lit, embrassa tendrement son épouse et soupira, immensément soulagé :

« Bénie soit Yemoya, vous allez bien…

– Oui, heureusement que nous avons rencontré ces personnes… »

Scalys s’approcha :

« Les bébés sont un peu petits, mais ne vous en faites pas, c’est normal pour des jumeaux.

– Ce sont, euh… ?

– Un petit bonhomme et une petite bonne femme. C’est elle l’aînée. »

Sayf sourit et hocha la tête en enlaçant son épouse :

« Merci… Merci, vraiment, de tout mon cœur.

– De rien, répondit Scalys. Par contre, ajouta-t-il, il faut voir si votre épouse veut les allaiter, le peut ou s’il faut une nourrice… »

Ghada regarda son médecin. Il parlait vraiment très bien leur langue. Après une courte discussion, il fut conclu que dans tous les cas, une femme en plus pour l’aider ne serait pas de trop. Alexei avait suivi sans intervenir, appuyé contre le mur, à côté. Il se permit de prendre la parole une fois le débat clos :

« Trouver une nourrice ne devrait pas être un souci. Par contre, ce qu’il faut décider aussi, c’est où vous voulez aller… Je ne pense pas que rester ici soit une bonne idée. On va faire au mieux pour s’assurer que les assassins qui vous poursuivaient perdent votre trace, mais le mieux serait que vous partiez vous cacher ailleurs. »

Sayf et Ghada se regardèrent et il la serra à nouveau dans ses bras avant de répondre :

« Ils ne nous lâcheront pas… Jamais, c’est sûr…

– C’est un risque, admit Alexei.

Bewan est vaste, intervint Scalys. Et on a de bons réseaux de renseignement, ajouta-t-il en regardant Alexei qui opina du chef avec un sourire. Ça devrait aider quand même…

Passer le reste de notre vie à fuir et condamner nos enfants… » souffla Ghada.

Sayf caressa sa tête :

« Ça va aller… »

Un peu plus tard, la jeune maman et ses petits bouts furent installés dans une chambre plus confortable, où on les laissa se reposer au calme, sous la garde d’Alja.

Ces messieurs rejoignirent Jaroslaw et Ludwig qui avaient, entre temps, eu des informations.

Les assassins de Kartagi étaient coriaces, formés à résister à la torture, mais malheureusement pour eux, Jaroslaw et ses hommes n’avaient aucune pitié envers les assassins, surtout ceux qui n’ont pas de souci à s’en prendre à une femme enceinte, et de toute façon, ils savaient déduire des choses des objets et des faits autant que des aveux des hommes. Et retrouver leur planque, avec des chiens dressés, avait été facile et le lieu avait pour le coup été très bavard.

La garde autour de l’hôtel de ville avait été renforcée dans le doute.

« Donc, de ce qu’on sait, ils étaient sept, expliqua le maire. On a réussi à choper celui qui était resté dans leur planque, il n’a pas pu s’enfuir assez vite. Le dernier, c’est sûrement celui qui s’est enfui quand vous leur êtes tombés dessus, et lui, on ne l’a pas retrouvé. Ils les ont suivis direct de Kartagi, apparemment. Savoir où allait leur bateau n’était pas dur… Ils avaient ordre de tuer tout le monde et du roi lui-même. Ils nous ont clairement dit que d’autres viendraient et que l’ordre serait exécuté. »

Ils s’étaient installés dans son bureau, près du feu.

« J’ai pensé à autre chose, dit Markus. Si jamais Kartagi apprend que nous vous avons aidés…

– Ils sauteront sur l’occasion pour vous déclarer la guerre. » acheva sombrement Sayf.

Il y eut un long silence.

« Sayf, reprit avec sérieux Alexei. Ton frère a mis à mal beaucoup de nos accords et nous savons qu’il a le projet d’attaquer Meztlian.

– Je ne vais pas te dire le contraire… C’est parce que je m’y suis opposé que les choses se sont emballés contre moi…

– Est-ce que tu penses que les généraux de ton frère le suivraient là-dessus ? »

Sayf dénia du chef :

« Non, enfin… Il y a bien deux-trois fanatiques qui rêvent de vous envahir, mais la plupart sont conscients que ce n’est, au mieux, pas le moment… On a des gros soucis au sud, les Koushites sont de plus en plus agressifs. Et puis, ajouta-t-il, les accords qu’ont passés mon père et ton grand-père, moi, je trouve qu’ils étaient très bien…

– Ah, oui… approuva Alexei avec un sourire. Ils avaient fait du beau boulot, à l’époque… »

Scalys avait écouté sans intervenir. Il demanda :

« C’est là que vous vous êtes connus ?

– Oui, répondit Alexei. Les traités avaient été signés sur une toute petite île entre Meztlian et Rhodi, une terre bénie par Yemoya, pour être tranquille… Assez grande pour y accueillir le nombre de personnes nécessaire, trop petite pour y combattre.

– Elle était cernée de toute notre armada ou peu s’en fallait, par contre… sourit Markus.

– De toute le nôtre aussi, ajouta Sayf avec un sourire.

– Et donc, pendant que les grands papotaient de choses très sérieuses et signaient de longs parchemins, continua le vétéran, moi et quelques autres surveillions comme le lait sur le feu ces deux gamins qui couraient partout…

– Vous aviez quel âge ? demanda encore Scalys, curieux et amusé.

– Hmmm, moi 14, je crois ? demanda Alexei à Markus qui opina.

– Et moi 9, donc, ajouta Sayf.

– Votre frère était pas avec vous ? lui demanda Scalys.

– Non, il avait quoi, 17 ou 18 ans, Père avait tenu à ce qu’il assiste aux débats. Il avait encore la tête sur les épaules, à ce moment.

– Et toi, tu y avais coupé, Alexei ?

– Oui, à cette époque, c’était mon père, l’héritier du trône.

– Et donc vos âges expliquent les surnoms… rigola Scalys, faisant aussi rire les autres.

– Alors, à ce propos, intervint Jaroslaw, ça veut dire quoi ‘’Nahla’’ ?

– ‘’Abeille’’, je crois ? » lui répondit Scalys en regardant les deux intéressés.

Alexei hocha la tête et Sayf répondit :

« Oui, c’est ça.

– ‘’Abeille’’ ? »

Jaroslaw et Ludwig échangèrent le même regard incrédule et Alexei, Markus et Sayf gloussèrent encore. Markus répondit à leur interrogation muette :

« Alexei adore le miel.

– Ah oui, c’est vrai ! se souvint Jaroslaw. Nous, on l’appelait ‘’l’Ours’’.

– C’est vrai, approuva Alexei, c’est plutôt comme ça, maintenant…

– A l’époque, je m’étais mis à l’appeler comme ça parce qu’il avait réussi à trouver deux ruches sauvages sur l’île… Et surtout qu’il avait réussi à les approcher sans que les abeilles l’attaquent. »

Alexei fit la moue :

« Ben quoi, c’est pas méchant les abeilles… »

Intrigué, Scalys demanda :

« Tu sais parler aux abeilles ?

– Hein ?… Oh, non, mais elles ne m’ont jamais fait de mal, en tout cas… »

Scalys les laissa peu après, désireux d’aller chercher une nourrice avec Alja, et aussi d’aller voir la Meute pour échanger des informations avec elle.

Il emmena donc innocemment la vieille dame dans la taverne que lui avait indiquée Sonya. C’était un bel établissement, grand et propre, situé non loin du port.

Profitant qu’Alja ne parlait pas très bien leur langue, Scalys n’eut pas de mal à faire comprendre à ces vis-à-vis qui il était. Les Loups locaux attendaient sa venue, prévenus par un message de Sonya. Ils ne firent mine de rien et s’empressèrent de leur assurer qu’il y avait en ville un foyer de jeunes mères célibataires dans lequel ils trouveraient sans mal une personne fiable pour aider la jeune maman. Alja fut très agréablement surprise que deux personnes se proposent de les y accompagner, dont une femme visiblement à moitié Kartagite et parlant donc parfaitement sa langue. Laissant donc cette femme papoter avec Alja pendant le trajet, Scalys put parler tranquillement de tout autre chose avec l’autre femme qui les accompagnait.

Il lui expliqua donc de quoi il en retournait vraiment au sujet du jeune couple kartagite qui cherchait une nourrice, les assassins et aussi la corruption de l’élite de l’île et le risque d’invasion qui planait.

Elle lui confirma que la corruption était réelle et que la Meute y était très vigilante. Très intéressée par l’idée qu’Alexei lui-même chapote une enquête globale, elle lui dit qu’ils se feraient une joie de lui fournir des preuves, car il y avait de quoi faire.

Concernant les assassins, elle allait se renseigner. Apparemment, ils avaient agi si vite en descendant de leur bateau, se contentant de passer à leur planque prévenir l’agent local avant de filer chasser leurs proies, qu’elle n’était pas au courant. D’autres Loups en savaient peut-être plus…

« Vous avez des Louves, parmi vos mères célibataires ?…

– Oui, et même au moins une Kartagite… Tu voudrais que nous gardions un œil sur eux ?

– Ça ne serait pas de trop.

– Que vont-ils devenir ?

– Je l’ignore, mais dans tous les cas, avoir un prince de sang kartagite et ses proches dans notre manche ne pourra pas nuire, ni à nous ni à Bewan. »

La jeune mère en question avait 24 ans et son enfant, une petite fille, deux mois. Bien en chair, joviale et parfaitement bilingue, elle se montra très intéressée par la proposition et n’eut pas beaucoup de mal à séduire Alja.

Ils rentrèrent donc à l’hôtel de ville avec elle et Scalys les accompagna dans la chambre de Ghada, lui pour voir si les jumeaux et elle allaient bien. C’était le cas et, laissant donc les trois femmes faire plus ample connaissance, il alla voir où en étaient les autres. Rien de nouveau, le dîner se préparait.

Ce dernier se passa bien, dans une bonne ambiance, mais en l’absence des Kartagites ayant préféré aller manger auprès de Ghada. Scalys écouta avec amusement Markus, Jaroslaw et Ludwig raconter de vieux souvenirs de campagnes militaires. Pas toujours très glorieux, mais le fait que Jaroslaw ait été sévèrement bridé dans sa carrière, surtout pour s’être opposé aux dérives sanguinaires de Leonid et ses généraux d’alors, le rendit encore plus sympathique aux yeux du jeune prêtre et les anecdotes sur la jeunesse d’Alexei l’amusèrent beaucoup.

Si Scalys alla se coucher sans trop tarder, Alexei, pour sa part, laissa Markus avec ses vieux amis et alla voir si tout allait bien du côté de ses nouveaux protégés.

Ghada se reposait de son côté, Alja et la nourrice veillaient sur elle et les enfants, Jadu et Halif dormaient aussi du leur. Sayf n’avait pas envie de dormir et accepta donc volontiers quand Alexei lui proposa d’aller piquer une bouteille aux cuisines et de papoter un peu avant de dormir. Se faufilant donc comme les enfants qu’ils n’étaient plus, ils parvinrent sans mal à accomplir leur forfait et se réfugièrent sur une terrasse déserte pour être au calme.

Flammèche endormie sur les genoux d’Alexei, les deux hommes parlèrent un moment de tout et rien avant de se taire et de regarder les étoiles, en écoutant les clameurs de la ville autour d’eux. Ça chantait, sur le port. Ils ne devaient pas savoir ce qui se fêtait, mais cela faisait sourire Alexei qui soupira :

« Ils ont l’air en forme.

– Oui, y a de l’ambiance.

– Parfois, je les envie…

– De quoi ?

– Juste d’être libres… De pouvoir faire la fête comme ça, sans avoir à se soucier de protocole ou d’autres conneries de ce genre… »

Sayf eut un sourire.

« C’est vrai… Un esclave l’avait dit à mon père, un jour.

– Quoi ?

– Qu’il préférait ses chaînes à celles de la couronne.

– Ouah, violent !

– Oui, mon père l’avait très mal pris…

– Ah ben de ce que je m’en souviens, ça ne m’étonne pas !… Il l’avait tué ?

– Non, pas qu’il n’aurait pas voulu, mais c’était un des serviteurs personnels de mon grand-père et ce dernier l’avait protégé. Je me souviendrais toujours de ce qu’il avait dit à mon père…

– Quoi ?

– Que répondre par la violence à quelqu’un de droit dans ses pompes, qui a ou est persuadé d’avoir raison et se moque de ce que les autres peuvent en penser, ne montre que notre propre faiblesse. »

Il y eut un silence.

« C’est assez vrai, admit Alexei. Quelqu’un qui juge qu’il n’a rien à prouver, surtout par la force… Sauf à se défendre, bien sûr. Et c’est encore plus vrai pour un souverain.

– Ce qui fait de mon frère un bien piètre roi…

– Ah, ça, oui, malheureusement…

– Je n’aurais jamais cru qu’il en viendrait à ordonner notre mort…

– Il doit se sentir bien faible, s’il en est à te craindre…

– Ben, à force de tuer tout ce qui ne lui va pas, de faire fuir nos médecins et nos penseurs, il ne doit plus lui rester beaucoup de soutien… Les ministres qui l’utilisent sont soit aussi fous que lui, soit ont déjà préparé leur fuite pour le jour où il chutera… L’armée ne tiendra pas longtemps… On ne règne pas des siècles, quand on règne dans le sang. »

Il y eut un nouveau silence, puis Alexei demanda, sombre :

« Pardon, mais il me semble que c’est toi, l’hériter actuel de ton frère ?

– Euh, oui… ? le relança Sayf.

– Et euh, tu as du monde qui te serait loyal, là-bas ?

– Je pense, oui… Comme je te le disais, les représailles de mon frère envers ceux qu’on lui a vendus comme des traîtres lui ont créé beaucoup d’ennemis… Où veux-tu en venir ?

– Que je ne veux souhaiter la mort de personne, mais que si, pour empêcher une guerre civile ou pire, le prix a payé est une vie, une seule, peut-être que tu devrais réfléchir à ce que tu peux faire toi-même. »

Sayf resta stupéfait en comprenant ce que sous-entendait son ami.

« C’est moche. Je sais. » dit encore Alexei.

Sayf se frotta le menton, incrédule, avant de demander d’une voix un peu tremblante :

« Tu le ferais, toi, si tu étais à ma place ? »

Alexei haussa les épaules :

« Je n’en sais rien. »

Des éclats de rire éclatèrent dans la rue, en contrebas.

« Je ne suis pas à ta place. Je n’ai aucun conseil à te donner. Mais… C’est notre pouvoir et notre fardeau, à nous autres. Nous pouvons agir, ou essayer, au moins. Tu as fui pour protéger ta femme et tes enfants, personne ne pourrait te le reprocher. Mais tu l’as dit toi-même, fuir, c’est vous condamner à une vie d’exil et de peur. Et c’est aussi condamner ton peuple à souffrir sous le joug de ton frère, avec le risque indéniable que ça finisse en guerre civile s’il meure sans héritier. Combien de pères connaîtront la peur que tu as ressentie, dans ce cas ? »

Alexei lui sourit avec tristesse :

« Tu sais, je ne veux pas de la couronne de Bewan. Pas plus aujourd’hui qu’à l’époque où nous pouvions encore en rire et nous imaginer aventuriers, pirates ou que sais-je… Mais pourtant, je me suis résigné. Pas parce que j’ai accepté mon destin, mais parce que le refuser, c’est laisser le pouvoir à des personnes avides qui détruiraient tout ce que mes aïeux ont bâti. Ça serait plonger ce pays, mon pays, dans le chaos. Et ça, même si je voulais, que je donnerais tout pour pouvoir y échapper et parcourir le monde la tête libre, je ne peux pas l’accepter. Je ne peux pas condamner tout mon peuple juste pour ça. »

Le silence, encore. Alexei caressa Flammèche qui avait remué sur ses cuisses. La renarde bâilla dans un demi sommeil.

Sayf réfléchit un moment avant de demander gravement :

« Ai-je ta parole que quoi qu’il arrive, Ghada et mes enfants seront sous ta protection si je décide de rentrer à Kartagi et de tenter d’y remettre de l’ordre ?

– Tu l’as. Et tu pourras aussi compter sur mon soutien et celui de tous mes agents sur place pour t’aider, si moi, j’ai la tienne que tu rétabliras les accords entre nos pays. Mais dans tous les cas, je te jure que rien n’arrivera à ta famille sur mon sol, que tu partes ou pas, que tu réussisses ou pas. »

Sayf hocha gravement la tête :

« Merci. Je euh… Je vais y réfléchir… »

Le lendemain, Scalys apprit via ses frères loups que le dernier assassin était en fait entre leurs mains depuis l’escarmouche, ayant été capturé très vite, car la bagarre n’était pas passée inaperçue. Ils le livrèrent sans souci à Jaroslaw et consorts. Cette nouvelle réjouit tout le monde, car, toute la bande en prison, on pouvait estimer que la piste de Sayf et des siens étaient, momentanément au moins, perdue pour ceux qui voulaient les tuer.

Alexei organisa avec Jaroslaw et ses hommes la défense de l’île, pour qu’ils soient prêts au besoin. Il écrivit aussi trois lettres. La première, très officielle, était pour son père, pour l’assurer qu’ils étaient vivants et que le voyage se poursuivrait sur la péninsule est. La seconde, plus discrète, était adressée à son épouse et par elle, à Adrian et Yui. Elle donnait plus de détails sur la situation à Meztlian, les informait de ses ordres concernant Ghada et ses enfants : les accueillir avec le plus grand respect, cacher au mieux leur identité réelle et les protéger de tous ceux qui pourraient leur en vouloir. Car Alexei savait bien que son oncle et ses amis n’allaient pas voir d’un très bon œil la présence de cette princesse et de ses enfants sur leur sol. La troisième, enfin, était destinée au duc de Meztlian et aux autres nobles de l’île. Elle les informait très poliment des risques d’attaques du sud, de l’envoi de troupes supplémentaires et aussi de la réquisition de leurs propres troupes pour les préparer. Ordre du prince en personne : aucun refus ne serait toléré.

Quelques jours plus tard, trois bateaux quittaient le port.

Le premier partait à l’est, emportant Alexei, Scalys, Markus et leurs animaux divers pour la suite de leur périple.

Le deuxième partait au nord-ouest, pour relier Primorski, avec à son bord, officiellement, un couple âgé, qui accompagnait ses deux filles et leurs trois petits-enfants, pour rejoindre les époux de ces dames vivant près de la capitale. Quelques loups allaient les tenir à l’œil en toute discrétion.

La troisième partait au sud, emportant un prince et son plus fidèle serviteur vers Kartagi, déterminés à en conquérir le trône.

Le deuxième voyage en mer se passa sans souci, enfin, si on excepte que, dû aux vents forts, Alexei le passa couché à gémir. Et comme Markus n’encaissait plus aussi bien les nuits de beuverie que quelques décennies plus tôt et qu’il avait un peu abusé avec ses vieux amis, il ne fut pas beaucoup plus actif pendant le voyage. Scalys garda donc un œil sur eux, profondément amusé, ce qui leur valut quelques bons fous-rires, en particulier quand Alexei tentait, toujours en vain, de se planquer sous ses couvertures ou derrière Flammèche pour tenter d’échapper aux potions de Scalys. Lorsqu’ils débarquèrent, les trois hommes se tutoyaient désormais et si Alexei et Scalys se chamaillaient encore régulièrement, c’était désormais bien plus amical qu’autre chose.

Goriaberg était un port paisible, plus petit que Walzburg, plus grand que Meztlian. Toutes les richesses du nord de la grande péninsule, en particulier tout ce qu’on extrayait des nombreuses mines des montagne de l’ouest, y convergeaient pour être ensuite expédiées là où on en avait besoin. L’été approchait désormais de son terme et la ville était très animée. Tous voulaient en effet vendre et expédier au plus vite ses matériaux, avant l’automne et ses vents violents qui rendaient les échanges bien plus compliqués.

Ils avaient accosté en fin d’après-midi et ne prirent que le temps de chercher une auberge. Alexei alla se coucher par le plus court chemin dès que leur chambre leur fut allouée, laissant soin à Markus et Scalys de s’occuper du reste.

Le prince grommelait donc, en boule sous une couverture en laine douillette, avec Flammèche en mode bouillotte ventrale, quand Scalys entra avec une partie de leurs bagages qu’il déposa au sol. Sry, qui l’accompagnait, vint se poser sur la tête de lit en bois et regarda le convalescent, intrigué de le trouver là.

La chambre était grande et claire, avec trois lits, une cheminée éteinte en cette saison, un bureau, une chaise et un vieux fauteuil. Scalys alla regarder par la fenêtre, qui se trouvait près du bureau, et sourit :

« Ah, ça donne sur la grand-place… On risque d’être réveillé de bonne heure s’il y a un marché là demain !

– Grml. »

Scalys sourit encore et regarda vers le lit :

« Ça va pas mieux, toi, on dirait ?

– Grml.

– Je vais demander aux cuisines qu’ils te préparent un petit potage de légumes sans beurre pour ce soir, hein…

– Grml.

– Ouais ouais on lui dira… Allez, je vais chercher le reste des sacs, je reviens. »

Le jeune prêtre repartit et le corbeau resta penché au-dessus d’Alexei, dubitatif.

« Crôa ? » finit-il par lâcher.

Alexei leva un œil sur lui alors que Flammèche, elle, levait la tête :

« Wif !

– Crôa ?

– Wif wif !

– Crâo crocroâ ?

– Wif ! Wif wif wif ! »

Alexei regarda les deux animaux l’un après l’autre, dubitatif à son tour.

Sry bâilla, faisant bâiller les deux autres par ricochet, puis il sauta près d’eux pour venir se coucher aussi.

C’est donc ainsi que Scalys les trouva, quand il revint avec les autres bagages.

« Houlà, ça va pas en s’arrangeant, ici…

– Grml.

– Wif.

– Crôa.

– Hm, hm… »

Il s’approcha du lit et caressa la renarde et le corbeau avant de passer sa main sur le front d’Alexei.

« Toujours pas de fièvre, c’est déjà ça. »

Alexei soupira. Scalys se redressa :

« Bon, ben reposez-vous… De toute façon, on a pas grand-chose d’autre à faire pour ce soir.

Scalys sortit quelques affaires, dont un livre, son cahier et son nécessaire à écriture, et se mit à sagement travailler au bureau.

Un moment passa avant qu’Alexei ne demande d’une voix quelque peu éteinte :

« Kess t’étudies depuis qu’on est parti, au fait ?…

– Ah, une phrase presque construite, on progresse. »

Scalys se tourna pour le regarder et gloussa en le voyant lui tirer la langue.

« Tu as l’air de te sentir mieux. Et pour te répondre, je cherche toujours un remède à notre maladie.

– Ah, c’est vrai que pendant ce temps, ça court toujours… On en a peu entendu parler, cela dit…

– C’est vrai… Comme elle est pas mortelle et qu’on gère bien ses fièvres, j’imagine que les gens commencent à s’y faire… Mais j’aimerais quand même bien trouver de quoi la prévenir ou au moins éliminer ses séquelles.

– Je t’encourage de tout cœur sur ce dernier point !

– Je m’en doute… Même si je trouve que tu le vis pas si mal que ça, surtout par rapport à d’autres que j’ai connus ? »

Alexei haussa les épaules :

« Bof, jamais été excessivement porté sur la chose… Pas au point de penser que ma vie est finie sans, en tout cas.

– Je vois. C’est vrai qu’à en croire les hurlements de désespoir de certains, on aurait pu penser que leurs vies étaient effectivement finies… Après, je te rejoins sur le reste, c’est agréable, de faire des galipettes, mais de là à se résumer à ça, c’est un peu triste. »

Il y eut un silence avant que Scalys ne poursuive, pensif :

« Maintenant que tu le dis, c’est vrai que comparé au reste de ta famille, t’es plutôt réputé tranquille là-dessus.

– Oui, je sais… Mon père s’est calmé depuis qu’il est bigot, mais jeune, il la sortait facilement… Bon, moins que son père, mais c’est pas dur… Mon oncle Leonid s’est calmé suite à sa blessure, mais il donnait pas sa part au chien non plus avant ça…

– Je crois me souvenir que ton cousin est du même tonneau.

– Yvan ?

– Oui… Avant qu’il soit dégagé du sanctuaire, il était connu pour être un peu trop hardi avec les demoiselles…

– Ah, ça… Oui, ben, son père l’a mal élevé là-dessus. Enfin, sa mère ne s’ennuyait pas des masses quand Leonid partait en campagne, non plus.

– La tienne avait pas la réputation d’être très farouche non plus. »

Alexei se rembrunit et Scalys regretta sa remarque :

« Désolé, commença-t-il. Je voulais pas te blesser…

– Oh, tu m’as pas blessé… soupira tristement le prince. C’est la vérité… ajouta-t-il et il hésita avant de continuer : A la fin de sa vie, elle était complètement folle… A sauter sur tous les hommes qu’elle voyait… Même moi, parfois, elle ne me reconnaissait pas…

– C’est moche… compatit Scalys, sincère.

– Très.

– Mais du coup euh… Si tu permets hein… Les rumeurs sur le fait qu’Illia serait un bâtard …?…

– Parfaitement fondées.

– Vraiment ?

– Ben, j’ai pas su tout à l’époque… J’avais que 17 ans et j’étais en pleine formation militaire, alors j’étais pas beaucoup à la Cour… Mais le fait qu’elle tombe enceinte si tard alors qu’ils n’avaient eu que moi et qu’en plus, il était plus ou moins admis que mon père ne la touchait quasi plus depuis des années… On va dire que ça questionne.

– Ah ben oui, forcément… »

Ils sursautèrent, car Markus entra sans attendre après avoir frappé. Réalisant que huit yeux le regardaient avec stupeur, il se figea lui-même, surpris :

« Euh… Ça va ?…

– Oui, oui… Et toi ?

– Bien, les chevaux sont installés. Ça s’est bien passé, Selena n’a mordu personne… Les écuries sont propres, ils vont être tranquilles.

– Parfait !

– De quoi vous parliez ? » demanda encore le vétéran en allant s’asseoir sur le lit le plus proche de la porte, qu’Alexei et Scalys lui avaient diplomatiquement laissé.

– De ma mère et qu’on était pas tout à fait sûr de l’identité du père d’Illia, lui répondit Alexei.

– Ah, vaste sujet… Je suis sûr que ce n’est pas moi, mais pour le reste…

– C’est déjà ça, mais ça laisse pas mal de pistes… tenta de plaisanter Scalys.

– Bon, sinon, l’auberge a des petits bains, mais ils m’ont conseillé d’aller plutôt aux grands bains publics voisins. Apparemment, ils sont alimentés par une source chaude et si c’est aussi agréable que ceux des montagnes, ça vaut vraiment le coup.

– J’en ai entendu parler, c’est vrai, dit Scalys. Certaines sources de la péninsule sont très réputées pour leurs vertus curatives… Vous en avez déjà testé ?

– Un vrai centre de cures, non, mais on avait pris des bains dans les sources naturelles des montagnes quand on en avait croisées… Tu te souviens, Lexei ?

– Oui, et je me souviens des singes qui s’y baignaient aussi et qui nous balançaient des pommes de pin quand on restait trop longtemps dans l’eau…

– Ah oui, c’est vrai… »

Markus et Alexei rirent à ce souvenir et le vétéran ajouta :

« On avait trouvé le truc, on leur jetait des vieilles pommes pour qu’ils nous laissent tranquilles… Le temps qu’ils les mangent, on avait la paix. »

Un peu plus tard, Scalys et Markus descendirent chercher le dîner. La salle du restaurant était bien pleine et l’ambiance animée. Les deux hommes attendirent un peu au comptoir et remontèrent dans la chambre, avec des plateaux bien chargés tous les deux.

Il y avait une écuelle de viande pour le corbeau et la renarde, deux bols de soupes de lentilles pour Markus et Scalys et un de légumes pour Alexei, ainsi que du pain et du fromage pour compléter. Alexei mangea sa soupe lentement, désireux de réhabituer en douceur son estomac malmené par les flots. Ça passa bien, il se permit donc un peu de pain et de fromage.

Markus redescendit seul la vaisselle sale. Alexei s’endormit rapidement, toujours avec ses deux bouillottes, et Scalys se remit à étudier un peu. Markus rangea un peu mieux leurs affaires avant de se coucher aussi.

Ce fut bien le bruit des marchands qui s’installaient qui les réveilla, au matin. Un peu trop tôt, mais ils durent s’y faire. Alexei se sentait enfin mieux. Il avait très faim. Ils décidèrent donc de descendre prendre leur petit-déjeuner dans le réfectoire.

L’équipe du lieu était déjà au boulot et les accueillit avec bonne humeur. Ils s’installèrent à une table. Scalys interdit formellement à Alexei les œufs au lard ce matin-là et les grands yeux suppliants du prince n’y changèrent rien :

« J’ai dit non ! Sérieux, mais t’as rien pu avaler pendant plus de deux jours et tu remanges un peu que depuis hier donc NON, tu vas pas te rendre malade ce matin avec un truc aussi gras !

– Méeuh… »

Une âpre négociation entre le prince, son médecin et la serveuse apitoyée par le premier aboutit à des œufs à la coque avec des mouillettes au jambon. Markus se marrait tout seul en les écoutant.

Elle les servit, toute attendrie par Flammèche, plus que par Sry, qui mangèrent sagement tous deux dans l’écuelle posée au sol, relativement peu concernés par le débat suscité.

Elle leur apprit que le marché de la grand-place était connu pour la diversité de ses étals. Beaucoup de nourritures, mais aussi beaucoup d’autres choses. Du coup, ils se dirent qu’aller y faire un petit tour ne pouvait pas nuire, ça leur dégourdirait les pattes, les ailes et les jambes.

Scalys y trouva des plantes médicinales, Markus des flèches, des pierres à aiguiser et un nouveau couteau et ils eurent beaucoup de mal à empêcher Alexei de dévaliser un stand de gâteaux au miel.

A nouveau, les négociations furent âpres pour le convaincre de ne pas trop en manger tout de suite. Comme Alexei avait levé le bras pour empêcher Scalys de lui confisquer l’objet du délit, Sry en profita pour le récupérer, s’envoler avec et ne le lui rendit qu’après qu’il ait solennellement juré de les manger avec parcimonie. Ceci au milieu d’une foule aussi hilare qu’eux.

Pour la discrétion, par contre, c’était foutu.

Ils rentrèrent à l’auberge ranger leurs achats. Alexei se rallongea un peu, Scalys repartit saluer ses collègues religieux et lupins et Markus alla donc tester les bains publics.

Le vétéran revint à l’heure du déjeuner, tout content d’avoir pu profiter de ces bons bains chauds. Il avait pu causer un peu avec des locaux et aussi des marins de passage. L’ambiance était bonne, la région calme. Peu de brigandage, assez de ressources pour tous, et si les géants avaient été une réelle menace pour les mineurs, dans les montagnes, à l’époque, ils n’étaient plus qu’une légende désormais.

Scalys revint également pour manger. Il confirma : la duchesse locale était vraiment une personne très compétente. Le territoire était très bien géré : les taxes du commerce étaient raisonnables et les denrées alimentaires bien réparties et les surplus stockés, ce qui limitait la contrebande, d’autant que la Meute surveillait de près le peu qu’il y avait. Les Loups y vivaient donc aussi une vie paisible. Les seuls soucis récurrents étaient les tentatives de trafics de minéraux lorsque certains essayaient d’exploiter illégalement un filon, mais ça tournait le plus souvent court. Les Loups comme les soldats gardaient ces zones sous étroite surveillance.

Alexei, qui s’était quand même levé pour manger, les écouta avec attention, avant de penser tout haut :

« C’est vrai que Gory m’en avait parlé… Il la connait bien, la duchesse Katharina. Je passerais bien la saluer, on la voit si peu à la Cour…

– Oui, on pourrait, en toute discrétion, approuva Markus. On est pas à un ou deux jours près, de toute façon… »

Après le repas, Alexei et Scalys décidèrent d’aller profiter de la source chaude à leur tour.

L’endroit était propre et accueillant. Très clair, aussi, du fait de ses murs et sols blancs et de nombreux puits de lumières et fenêtres. L’hôtesse leur expliqua son fonctionnement : le prix leur permettait de recevoir un panier et de quoi se laver et se sécher. Ils étaient ensuite invités à passer dans la zone suivante pour se déshabiller, puis pouvaient accéder aux premiers bains pour s’y laver, après quoi ils étaient libres d’aller profiter des grands bains chauds aussi longtemps qu’ils voulaient, ceux-ci étant séparé en trois zones, hommes, femmes ou mixte, surtout familial. Le reste des services proposés serait en supplément.

Ils s’exécutèrent donc. Il y avait la possibilité de se déshabiller et de se laver dans des espaces individuels, mais, comme ils n’étaient guère plus pudiques l’un que l’autre, Alexei du fait de ses années militaires et Scalys habitué aux bains communs du Sanctuaire, ils n’en firent rien. Scalys avait déjà vu le prince nu lors des rituels de purification, mais il se surprit à constater qu’il n’avait pas dû être très attentif, car il n’avait pas remarqué qu’il avait autant de cicatrices. Pas plus qu’il n’avait réellement réalisé à quel point ses formes étaient harmonieuses. Il gardait le souvenir d’un bel homme, mais pas à ce point.

Les deux amis se lavèrent en silence. Alexei sourit en voyant que Scalys en profitait pour se laver les cheveux, ce qui lui prit un moment, dû à leur longueur. Le prince resta assis près de lui à le regarder, n’étant pas pressé. Le lieu était chaud et il ne désirait pas particulièrement aller se baigner seul.

Scalys avait un peigne large aux dents épaisses. Il le passa longuement dans sa chevelure avant de laver celle-ci, puis à nouveau, après l’avoir rincée. Alexei se retrouva comme hypnotisé par les fines mains passant et repassant avec délicatesse dans les longues mèches noires. Scalys était moins frêle qu’il ne l’avait cru. Mince, certes, mais le jeune homme n’était pas dépourvu de muscles, loin de là. Le voyage l’avait d’ailleurs renforcé à ce niveau, il était désormais bien plus endurant et pouvait chevaucher à leur rythme et aussi longtemps qu’eux sans souci. Il avait aussi bronzé, enfin, relativement à sa peau déjà noire, bien sûr, mais c’était visible.

Alexei souriait doucement sans s’en rendre compte. Perdu dans sa contemplation, il sursauta presque quand Scalys, qui avait fini, lui demanda s’ils pouvaient passer dans les bains. Il le regarda un instant, le temps de revenir au présent, et approuva. Ils passèrent donc dans la salle suivante, celle des bains mixtes. La pièce était très grande et très claire. Un unique bain, vaste, s’y trouvait. L’eau était chaude sans être vaporeuse, les murs hauts, avec de vastes baies ouvertes en hauteur pour permettre l’aération.

Il y avait là quelques familles, mais surtout des personnes de tout âge venues se prélasser et papoter.

Scalys et Alexei se glissèrent dans un coin, laissant leur panier et leurs serviettes non loin de là, et le second soupira d’aise, ce qui fit sourire le premier :

« Eh ben, à croire que t’attendais que ça !

– Avoue que c’est quand même que du bonheur…

– J’avoue, c’est très agréable. »

Ils profitèrent un moment en silence, puis Alexei reprit :

« Un petit massage et ce serait parfait…

– Ah, je dirais pas non, c’est sûr… Ils en proposent, je crois ?

– Hm hm, opina Alexei. Des massages et plus, même, je pense…

– Oh, oui, ça oui… Le jour où on trouvera pas ça dans des bains publics, la fin du monde sera proche.

– Je pense aussi… Ils doivent juger que c’est un risque inutile, approuva encore le prince et il ajouta avec un sourire : En plus, ça fait rager nos vieux réactionnaires, c’est toujours un plaisir…

– Ah, les défenseurs des bonnes mœurs qui veulent interdire la prostitution et tout ça ?

– Oui, et aussi certains métiers aux femmes, et censurer l’éducation et certains livres, et l’alcool, et j’en passe, la liste est infinie…

– Ils ont quelques représentants au Sanctuaire… Qui voudraient interdire les dortoirs mixtes et séparer les filles et les garçons pendant les leçons, et aussi qu’on veille à ce qu’il n’y ait pas trop de femmes dans des postes d’autorité…

– J’en avais reçu quelques-uns, un jour… Vraiment de bonne foi, hein, je voulais comprendre d’où ils sortaient ces demandes… J’ai essayé pendant des heures, vraiment, je les ai questionnés, j’ai voulu savoir où ils avaient vu que les mœurs se dépravaient, que la jeunesse ne valait plus rien, que notre culture était en danger, mais rien, hein… C’est effrayant !… RIEN ! Aucun fait, aucun évènement précis, aucun d’entre eux n’avait aucune preuve, mais ‘’ça se voyait’’, ‘’il suffisait de se promener dans les rues pour le voir’’. Ah ben je dois vraiment être aveugle, c’est pas possible autrement !

– C’est un discours vieux comme le monde et qui n’a jamais eu de fondement, lui répondit Scalys avec amusement. Nous, ils veulent séparer les filles et les garçons sous prétexte que les premières deviendraient outrageusement sûres d’elles et les seconds, au contraire, tout faibles…

– Oui, j’ai entendu ça aussi… Quand j’ai intégré des troupes d’archères à mon armée, mon oncle a failli en faire une syncope.

– M’étonne pas de lui.

– Il a passé des heures à essayer de me convaincre qu’une femme n’a rien à faire en campagne. Bizarrement, les prostituées qui nous suivaient le gênaient beaucoup moins…

– Comme c’est pas étonnant !

– N’est-ce pas.

– Mon père est assez inquiet de la mise à l’écart des femmes dans le Culte du Soleil… reprit plus sérieusement Scalys.

– Je le comprends, ça me questionne aussi. Danil et ses sbires ont agi très insidieusement, mais le résultat ne me plaît pas beaucoup non plus.

– J’avoue, j’aurais vraiment préféré que ça soit Olga qui soit élue à la place de ce stupide arriviste de Danil…

– Moi aussi. Personne n’a compris d’où sortait son élection, d’ailleurs… C’est étrange… Les Electeurs du Soleil ne semblaient pourtant pas convaincus par ses discours… »

Scalys s’étira :

« Oui, pas compris non plus… Hmmmm… Je crois que je vais me payer un massage… »

Alexei gloussa et lui dit, taquin :

« Il y a une très jolie brune là-bas, si tu veux…

– Où ça ?… Ah oui, charmante. … Son collègue à côté n’est franchement pas mal non plus…

– Ah oui, j’avoue… Beau gars.

– Dommage qu’il soit habillé, ça cache l’essentiel… »

Alexei fronça un sourcil, ne sachant trop comment interpréter le regard gourmand de son ami. Il tenta avec humour, sans avoir l’air d’y toucher :

« Eh ben, monsieur est à voile et à vapeur ?…

– Oh moi tu sais, tant que c’est majeur et consentant, y a moyen de s’amuser avec tout le monde ! » répondit Scalys, amusé.

Comme il regardait toujours les masseurs, effectivement vêtus, même si c’était légèrement, qui attendaient sagement les clients dans un coin de la salle, le prêtre ne vit pas le regard quelque peu confus de son compagnon. Alexei reprit avec le même ton railleur, pour dissimuler sa gêne :

« Tiens tiens, on en apprend de belles…

– Rôh ça va, fais pas ton mijaurée ! Comme si à l’armée, ça s’amusait pas entre soldats !…

– Oui, bon, certes…

– … Et puis ton général et ton maître-espion, dans le genre…

– Tu es au courant ?!… sursauta Alexei, sincèrement surpris. Je croyais ça plus secret…

– Oh, ça l’est pour la plupart des gens, rassure-toi. C’est juste qu’on les voit un peu trop souvent ensemble au temple… Et surtout arriver ou partir ensemble… Tu comprends l’idée ?

– Je tiens le concept, oui…

– Tu sais qu’on a une vieille prêtresse au Sanctuaire qui soupire à chaque fois qu’elle les voit, qu’elle comprend vraiment pas comment deux hommes si beaux et intelligents peuvent être encore célibataires à leurs âges… »

L’anecdote amusa Alexei qui se détendit et rigola :

« Vraiment ? »

Scalys hocha la tête et le regarda à nouveau :

« Oui, c’est une oie blanche qui lit encore des bluettes sentimentales à plus de 85 ans… Personne a essayé de lui expliquer, on préfère la laisser dans son monde.

– C’est sûrement mieux pour elle. Faudrait pas risquer une attaque si ça la choquait trop…

– C’est ce qu’on se dit. »

Il y eut un silence avant que Scalys ne s’étire encore.

« Ouais, je maintiens le massage…

– Fais-toi plaisir… Alors, la brune ou le blond ?

– Ben, on va voir lequel est le plus partant… T’as pas envie, toi ?… Juste un massage, hein, je sais que tu es marié…

– Et plus trop en état d’être infidèle, de toute façon…

– Ah oui, c’est vrai

… »

Alexei réfléchit un instant :

« Oui, j’avoue, ça me fera du bien aussi… Mais je vais profiter encore un peu du bain… M’attends pas si tu veux, on se retrouvera à l’auberge…

– D’accord ! »

Scalys s’extirpa de l’eau un instant plus tard. Il prit le temps d’essorer ses cheveux avec soin. Alexei le regarda faire avec un sourire, avant d’hocher la tête quand le prêtre le salua en se relevant, avant d’aller vers son panier. Il se pencha d’abord pour prendre le linge de bain et s’essuyer un minimum. Alexei, ne pouvant pas ne pas voir son joli postérieur et détourna vite les yeux, un peu gêné.

Que voilà une nouvelle surprenante…

Pas que le Culte de la Lune soit réputé pour la rigidité de ses mœurs : on pouvait s’y marier, entre religieux ou avec des laïcs, y avoir des enfants. Il était aussi connu pour être très tolérant envers les relations entre personnes du même sexe, tant que cela restait, effectivement, entre personnes majeures et consentantes. Car les abus, s’ils étaient rares entre ses murs, n’en étaient pas moins traités avec une sévérité bien réelle.

De là à ce que Scalys soit lui-même concerné, il y avait un pas que le prince n’avait jamais même songé exister…

Alexei le regarda s’éloigner vers les masseurs et eut un sourire en le voyant finalement bien partir avec le beau blond. Quelle allait être la profondeur du massage, mystère…

Il se demanda ce que ce jeune homme dirait, malgré tout, s’il apprenait que lui-même n’avait aucun goût pour les jupons et que son mariage était une totale mise en scène avec une femme qui n’avait elle-même aucun goût pour les pantalons…

Il espéra qu’il le prendrait bien.

Puis il se dit qu’il allait encore rester dans ce délicieux bain chaud avant d’aller lui aussi se détendre sur une table de massage, en tout bien tout honneur dans son cas. L’envie ne lui aurait pas forcément manqué, mais il était aussi encore trop fatigué pour en profiter…

Ces pensées l’emmenèrent un instant sur Adrian et ses grandes mains chaudes qui avaient si souvent apaisé sa solitude…

Il s’enfonça sous l’eau, embarrassé, en se sentant presque heureux que son pénis ne puisse plus gonfler, tant ses souvenirs auraient pu lui faire prendre une taille difficile à dissimuler…

Alexei alla seul voir la duchesse, par souci de discrétion. C’était une femme de 53 ans, aux traits doux et aux cheveux grisonnants relevés en un élégant chignon, vêtue joliment sans que sa tenue ne déborde de richesse.

Pas si surprise, car elle avait été avertie, comme la plupart des nobles se situant sur leur trajet potentiel, du voyage du prince et du prêtre, mais tout de même flattée qu’il ait pris la peine de venir la voir, elle l’emmena dans ses jardins fleuris pour qu’ils puissent y parler en paix.

Intriguée, surtout, de ne pas l‘avoir vu plus tôt, elle l’écouta avec intérêt lui expliquer que le chemin initial avait été quelque peu modifié et rallongé au fil de leurs péripéties.

Elle lui confirma aussi que son duché se portait bien et lui proposa d’envoyer un courrier à leur ami commun, le duc Arseny de Gory, pour le prévenir de leur arrivée. Le domaine de ce dernier couvrait tout le sud de la péninsule. Presqu’entièrement montagneuse, la zone était connue pour être difficilement accessible par voie terrestre. Elle s’enquit donc de s’ils allaient reprendre la mer pour y accéder par leur port, la cité nommée Gory, coincée entre les montagnes, à l’embouchure du fleuve qui en descendait. A noter cependant que ce n’était pas la résidence principale du duc, qui n’y vivait qu’au plus fort de l’hiver, habitant le reste du temps plus loin dans les montagnes, pour garder un œil sur les mines.

Alexei n’ayant bien sûr aucune intention de s’imposer un voyage maritime de plus, il lui expliqua que non, ils allaient plutôt tranquillement prendre la route, n’étant, de fait, toujours pas pressés. Elle hocha la tête :

« Les plaines sont très belles en cette saison, mais vous arrivez un peu tard… Vous devrez vous hâter si vous voulez avoir atteint Gory avant les premières neiges. Certains de nos mages les annoncent précoces, cette année.

– Merci de cette information.

– Je vais écrire à ce brave Arseny pour l’avertir de votre venue. Nous avons coutume de communiquer par pigeons voyageurs, c’est aussi efficace que discret !

– C’est vrai, c’est une méthode qui a fait ses preuves… Merci infiniment, en tout cas.

– Je vous en prie, c’est normal… Autant tirer tout ce que nous pouvons de votre petit voyage imposé… Visiter vos terres pacifiquement doit vous changer.

– J’avoue, oui… Ça fait du bien de pouvoir se balader un peu tranquille au lieu d’être appelé à venir guerroyer en urgence… Pour voir les choses et parler un peu aux gens, c’est plus pratique… Et Scalys n’avait jamais eu l’occasion de se promener si loin, il en est très content aussi.

– Tant mieux, profitez-en bien. Saluez-le de ma part et n’hésitez pas à revenir me voir avec lui lors de votre retour, si votre route repasse par ici.

– Merci, nous n’y manquerons pas. »

Les pigeons quittèrent Goriaberg le jour-même, alors que les voyageurs restèrent encore deux jours.

Ils partirent au matin, à la fraîche, décidés à longer la côte vers l’ouest, car c’était le plus court chemin et ainsi en plus, ils ne risquaient pas de se perdre. De plus, il y avait un certain nombre de petites bourgades qui jonchaient le bord de mer, ce qui leur permettrait de faire des haltes régulières sans trop devoir dormir à la belle étoile.

Ce qu’ils ne se privèrent tout de même pas de faire, en particulier une nuit où Scalys savait qu’il allait y avoir une éclipse lunaire. C’était un moment de recueillement pour lui, mais ils furent tout de même très contents de pouvoir contempler ce phénomène et de prier ensemble.

La nuit suivante, Alexei rêva encore de cette belle louve blanche qu’il poursuivait sans savoir pourquoi. Ça faisait un petit moment qu’il n’avait pas fait ce rêve… Il se réveilla de bonne humeur, bien qu’un peu dubitatif.

Un autre soir, ils eurent une autre surprise. Alors qu’ils avaient laissé Flammèche aller faire un tour, chapeautée par Sry, ils eurent la surprise de voir la renarde revenir avec, dans la gueule, un lièvre quasi aussi gros qu’elle. Elle était toute fière et sautillait en remuant la queue.

Alexei lui fit un gros câlin pour la féliciter alors que Markus, pas contrariant, prenait l’animal pour le préparer et le mettre à rôtir, en se faisant bien sûr un devoir de laisser une cuisse à la chasseuse.

« Moui moui moui c’est ma grande fifille, ça…

– Complètement gâteux ! se moqua gentiment Scalys. Enfin, c’est assez propre aux jeunes pères, cela dit…

– Eh ! »

Sry revint et Scalys le taquina aussi :

« Tu devrais en prendre de la graine… Tu t’es vraiment empâté !

– Crôa ! protesta Sry.

– Tu peux parler, t’as vu comme tu l’as élevé, toi, ton oiseau ? C’est pas lui qui nous ramènerait le dîner !

– Je l’ai connu plus dégourdi, mais c’est vrai que dès qu’on a pu, je l’ai un peu trop gâté…

– Père indigne !

– Ouais ouais, on en reparlera au palais ! Je donne pas trois mois à ta renarde pour devenir une boule gavée de gâteaux !

– Match nul, vous faites un beau duo de pères irresponsables… les coupa Markus, amusé.

– Eh ! sursautèrent en chœur les deux pères en question.

– Vos enfants sont plus dégourdis que vous… Alors comme ça, il chassait aussi, ton corbeau ? demanda le vétéran, intrigué.

– Oui, mais il m’a ramené plus de rats qu’autre chose, par contre…

– C’est vrai que les lièvres ne courent pas les rues à Oliasburg.

– Ah sûr, alors que les rats, par contre… Surtout dans les taudis, ils pullulaient !

– Je te crois sur parole… Rassure-moi, tu n’as jamais été réduit à en manger un… ?

– Non, ça va… Il y avait un vieux marchand qui les détestait et nous payait quand on lui apportait des rats morts, du coup, on s’arrangeait comme ça… »

La soirée se passa ainsi dans la bonne humeur, bonne humeur qui était encore là au matin. Ils repartirent donc vers l’ouest en se demandant s’ils allaient croiser un village bientôt, car ils n’avaient plus de pain.

Les montagnes s’approchaient et leurs sommets blancs paraissaient désormais tout proches. Le paysage, relativement plat à l’ouest, était désormais vallonné et ses vallons de plus en plus profonds. La température baissait doucement, on sentait que l’été se finissait.

Ils arrivèrent dans une bourgade paisible, au bord de l’eau. Ils commencèrent par rejoindre la fontaine, au centre du village, pour faire boire leurs chevaux et remplir leurs gourdes. Markus regardait autour de lui, à la recherche du boulanger et aussi du forgeron, car il avait remarqué qu’un des fers d’Orion, leur cheval de trait, était abimé. Les villageois les regardaient de loin, sans trop oser les approcher, se demandant sans doute qui ils étaient.

Scalys se demandait si ça ne serait pas l’occasion de vérifier l’ensemble des fers des quatre chevaux, quand un enfant courut vers lui en criant :

« Monsieur, monsieur ! Venez, vite, vite, il faut soigner ma maman, elle ne va pas bien ! »

Scalys regarda Alexei qui hocha la tête et le jeune prêtre prit son sac de plantes et suivit le petit garçon.

Ce dernier allait vite, si vite qu’en le suivant, Scalys trébucha et se rattrapa en catastrophe à un long morceau de bois, posé à sécher contre un mur. Il grommela en secouant sa cheville gauche et prit l’objet pour s’en servir de béquille, et suivre en clopinant à moitié l’enfant qui trépignait en l’attendant, à quelques pas de là.

Ils se retrouvèrent dans une espèce de minuscule place entre quelques maisons, avec en son centre une femme terrorisée vers laquelle l’enfant se précipita. Elle le serra contre elle en regardant Scalys, paniquée, alors que ce dernier soupirait en voyant que les quatre issues étaient désormais bloquées par quelques hommes trop bien habillés et armés pour être d’honnêtes agriculteurs locaux.

Scalys soupira en levant les yeux au ciel et les regarda avec lassitude :

« Sérieux ? C’est tout ce que vous avez trouvé ?… »

Un des hommes, peut-être leur chef, haussa les épaules avec un sourire :

« Oh, vous savez, les pièges les plus basiques sont souvent les plus efficaces… »

Alors que deux gros bras approchaient en ricanant le jeune prêtre apparemment blessé qui tenait fermement son bâton, ce dernier hocha la tête :

« Pas faux. Mais j’aurais cru les Lames Pourpres un peu plus futées… »

L’homme sursauta :

« Mais comment savez-vous qui nous envoient ! »

Scalys rigola en se redressant :

« Je le savais pas, merci de me le confirmer… »

Un clignement d’œil plus tard, deux coups de bâton d’une précision remarquable avaient coupé le souffle et donc envoyé au sol les deux brutes qui s’étaient trop approchées, alors que Sry attaquait toutes serres dehors le troisième. La femme tomba au sol en serrant son fils dans ses bras, paralysée d’effroi.

« Envoyer que des assassins face à l’héritier du Sceptre de la Lune, sérieux, c’est vraiment pas malin… » soupira encore Scalys.

Alors que le quatrième se jetait sur lui, Scalys esquiva sans mal sa dague et l’assomma aussi facilement que les autres. Le chef jura et tenta de filer avant de reculer lentement face à la flèche que Markus tenait prête à tirer sur lui.

Alexei, pour sa part, arriva dans le dos de celui qui se débattait encore avec Sry et le rendit inoffensif en deux coups, puis il se dirigea vers la femme et l’enfant, tenant à l’œil les trois malfrats qui gémissait au sol :

« Eh ben, vraiment pas mal, ta Danse des Bois. C’est bon, tu n’as rien ? ajouta-t-il en lui jetant tout de même un regard inquiet.

– Merci, et oui, oui, ça va, lui répondit Scalys en posant le long bout de bois au travers de ses épaules.

– Et sinon, continua le prince en essayant de relever la femme, oui, les pièges les plus simples peuvent être très efficaces, mais envoyer un enfant qui ne nous connait pas chercher Scalys pour soigner sa mère alors qu’il ne pouvait pas savoir qu’il était médecin, par contre, c’était très bête… »

Les villageois, partagés entre le soulagement que ces malfrats soient maîtrisés et la peur que d’autres ne viennent, acceptèrent cependant de les enfermer sous bonne garde en attendant que les soldats de la plus grosse bourgade voisine ne viennent les chercher.

Markus resta avec d’autres au côté des prisonniers pour être sûrs qu’ils ne tentent rien dans l’intervalle, où Scalys et Alexei purent faire le plein de provision et vérifier les fers et le reste. Les malfrats ne répondirent à aucune question, se contentant de dire que d’autres viendraient et qu’ils regretteraient de ne pas s’être laissés tuer rapidement et sans trop de souffrance par eux-mêmes.

Aucun des trois voyageurs ne doutaient de la véracité de la menace. Dès que les autorités locales eurent récupéré les assassins, ils ne traînèrent pas plus, désireux de détourner leurs poursuivants de ces lieux.

Le soir venu, ils prirent toutes les précautions d’usage pour rester discrets : ils s’installèrent dans une grotte qui n’avait qu’une entrée, creusèrent un trou pour y faire un feu sans que celui-ci puisse être visible dans la nuit, firent attention à parler tout bas et Markus tendit même deux cordes fines avec des clochettes en travers de l’entrée pour être alerté si quiconque essayait d’entrer.

La nuit fut calme et ce fut le brame d’un cerf qui les réveilla au matin. Il faisait bien frais et Scalys resta emballé dans sa couverture en venant s’asseoir près du feu que Markus ravivait. Alexei, qui apportait du pain et du fromage, dit en s’asseyant :

« J’ai réfléchi, cette nuit… On est d’accord que cette guilde de sorciers ne va pas nous lâcher…

– Peu de chance, opina Markus en mettant de l’eau à chauffer.

– Faire demi-tour n’est pas une option, mais je pense qu’on peut essayer de les semer…

– Explique-toi ? frémit Scalys en écartant un peu les bras pour laisser Sry venir se planquer sous la couche de laine.

– Il y a une route qui va vers Gory en passant par les montagnes… Ça va être plus dur, mais pas forcément plus long et surtout, les perdre là-dedans devrait être plus facile…

– Je vois, c’est faisable, dit Markus.

– Dans la mesure où apparemment, ils ont personne capable de nous suivre par magie, ça se tente, approuva aussi Scalys en grelottant toujours.

– Tu es sûr de ça ? lui demanda Alexei en lui frottant le dos pour le réchauffer.

– Oui, ils auraient pas eu besoin de ce stratagème débile, sinon. Nous isoler en rase campagne aurait été bien plus simple… C’est bien parce qu’ils savaient plus ou moins par quel village nous devions passer, mais pas plus, qu’ils ont fait ça. Mais maintenant qu’on a réussi à filer, ils vont sûrement envoyer un sorcier et des assassins plus chevronnés, malheureusement…

– Reste qu’isolés, cette fois, nous allons l’être… »

Markus et Alexei hochèrent la tête et le premier reprit :

« Je dois avoir des cartes de la région dans mon sac, on va voir ça… »

Ils étudièrent la chose en mangeant et purent ainsi poser quelques routes. Les vallées étaient larges et praticables et offraient un labyrinthe naturel très bienvenu dans leur situation. En plus, Markus se souvenait plutôt bien du trajet qu’ils avaient parcouru avec leurs troupes, et pour cause, il n’y avait pas trente-six chemins pour faire passer une armée…

Ainsi fut fait et sitôt leurs estomacs pleins, ils remontèrent en selle et repartirent vers les montagnes. Ils furent tranquilles quelques jours et pensèrent que c’était bon, entre autres parce que le sol sec gardait peu de traces, mais ils se trompaient.

Sry volait autour d’eux, très vigilant. Il put donc les prévenir, un après-midi, ce qui leur permit de sortir de la route pour monter se cacher un peu plus haut, derrière des rochers, en effaçant leurs traces, et de voir passer une troupe d’une bonne quinzaine de personnes dont deux au moins, du fait de l’absence d’armement à leurs mains, semblaient des sorciers.

Ils les laissèrent passer et s’éloigner. Markus avait froncé les sourcils, Alexei les regardait, sombre et Scalys soupira.

Ils parvinrent à leur échapper encore cinq jours. Mais la pluie tenace joua contre eux en amollissant le sol. Ils ne pouvaient plus dissimiler leurs empreintes et pire, le sol glissant était bien moins praticable. Bon, pour leurs poursuivants aussi, du coup, mais, peu de temps après la fin des averses, ils les retrouvèrent et les prirent en chasse.

Selena et Olia étaient des chevaux de guerre entraînés à galoper en terrain difficile, comme Orion. Soles, pour sa part, avait bien appris pendant le voyage et suivait sans trop de mal. Markus fermait la marche avec son arc à la main. Il parvint à abattre deux de leurs poursuivants, dont un, en chutant, en fit tomber plusieurs autres, alors qu’Alexei, avisant qu’il neigeait plus haut, décida de prendre le chemin qui montait en espérant pouvoir les perdre dans la neige et les arbres.

Ce fut le cas et ça leur laissa encore un répit.

La nuit tombait lorsqu’ils parvinrent à trouver un abri naturel, un gros rocher sous lequel ils pouvaient s’abriter. Mais malheureusement, le sol, rocheux lui, aussi ne permettait pas d’y creuser un trou et ils durent se passer de feu. Après donc un dîner de viande séchée et de pain, ils se couchèrent comme ils purent les uns contre les autres, près des chevaux qui avaient d’ailleurs très intelligemment déjà fait de même, pour dormir autant au chaud que possible.

Markus se réveilla en premier et se leva doucement sans réaliser qu’Alexei avait enlacé Scalys dans son sommeil. Il resta accroupi, observant et écoutant les environs, mais rien. Le soleil brillait à nouveau, ce qui l’aida à s’orienter et, avec sa carte, il put rapidement déterminer approximativement où ils étaient et donc par où ils devaient repartir.

Scalys émergea de son sommeil en se sentant bien et sursauta en réalisant sa position. Il se dégagea en rosissant des bras d’Alexei qui rouvrit des yeux vagues en le sentant bouger et s’étira en bâillant sans trop comprendre pourquoi son ami semblait un peu mal à l’aise.

Pas le temps de pavoiser cependant, ils repartirent aussi vite que possible. Markus estimait qu’ils étaient encore bien loin des villages montagnards et miniers du duché de Gory.

La neige était haute à cette altitude et les trois hommes bien contents des ponchos en laine épaisse que leur avaient offerts les Sin’tis. Sry continuait à patrouiller malgré tout, mais Flammèche restait au chaud contre le ventre de son père adoptif, sous le poncho, ce qui ne l’empêchait pas de jouer dans la neige à chaque pause, bondissant dedans pour se cacher.

C’est alors qu’un après-midi, des hurlements de loups se firent aussi entendre, certes, pas tout près, mais pas du tout assez loin pour qu’ils soient à l’abri. Ils chevauchaient alors sur une pente enneigée, en dehors des arbres.

Et puis, comme si les choses n’allaient pas assez mal, leurs poursuivants se montrèrent alors, un peu trop proches également, en contrebas.

Alexei jura. Ils étaient bien visibles dans ce décor blanc, mais leurs ennemies aussi.

Markus reprit son arc et regarda Alexei qui désigna d’un signe de tête la forêt, pas si lointaine. Markus hocha la tête. Alexei inspira et dit à Scalys :

« On y va !

– D’accord ! »

Ils lancèrent leurs chevaux aussi vite que possible vers les arbres, alors que les flèches de leurs poursuivants se plantaient lamentablement dans la neige, très loin d’eux. Une de Markus fit mouche, par contre.

« Et encore un de moins ! »

Le sol se mit à trembler et ils comprirent très vite ce qui se passait en entendant une psalmodie grave qui montait, résonnant sur les parois blanches. Un des sorciers jetait un sort et une avalanche se préparait. Ils virent avec effroi la neige commencer à chuter droit sur eux.

A cet instant, la silhouette d’un loup apparut au somment de la crête et il leva la tête pour hurler avec force sans qu’ils ne puissent le voir plus précisément.

Scalys réagit par réflexe et sans vraiment avoir le temps de comprendre lui-même ce qu’il faisait : il leva les bras vers la neige alors que ses yeux et ses cheveux blanchissaient et il y eut comme une énorme bourrasque qui dévia l’avalanche, les protégeant et la projetant sur leurs ennemis qui, pris de panique, furent tous emportés.

Markus et Alexei, stupéfaits, regardèrent d’abord Scalys, qui vacilla et s’accrocha au pommeau de sa selle, à bout de souffle, alors que ses cheveux redevenaient lentement noirs, puis, en bas, ce qui restait : quelques membres émergeants, une ou deux têtes, et surtout, les loups qui commençaient à les encercler. Markus fut le premier à se reprendre :

« On file ! »

Alexei hocha la tête, il se rapprocha pour prendre doucement les rênes de Scalys :

« Reste accroché à ta selle, on va guider Soles… »

Scalys releva un regard encore gris sur lui et hocha la tête sans pouvoir faire plus. Alexei s’exécuta et ils repartirent aussi vite que possible.

Ils se réfugièrent à l’abri, dans les bois, où ils avancèrent aussi loin qu’ils purent, redescendant plus bas, cette fois, car il fallait bien retrouver la route, dans la vallée, pour poursuivre leur voyage. La forêt était calme, silencieuse, à part des bruits naturels. Tout indiquait que l’avalanche et les loups les avaient débarrassés des assassins, peut-être même définitivement cette fois. La nuit tombait lorsqu’ils décidèrent de trouver un abri. Markus et Alexei avaient mis pied à terre pour pouvoir mieux guider les chevaux dans la pénombre. En cherchant, ils entendirent des petits cris que les deux guerriers identifièrent sans mal : des singes ?

Ils se regardèrent, surpris, et Markus les laissa un instant le temps d’aller voir.

Alexei rejoignit Scalys qui restait exténué sur son cheval.

« Comment tu te sens ?

– Juste envie de dormir… Enfin, pour dire vrai, d’un bain, d’un bol de soupe et de dormir…

– On va voir ce qu’on peut faire… En tout cas merci, tu nous as sauvés…

– Je sais pas trop comment j’ai fait…

– Tu l’as fait, c’est l’essentiel… On devrait avoir la paix… Là, ils ne vont pas s’en remettre comme ça… »

Markus revint :

« J’ai entendu parler de bain ?

– Euh, oui ?…

– Alors, ça peut peut-être se négocier avec la bande de primates qui vit là… Il y a une source chaude et plusieurs grottes… En squatter une pour la nuit devrait être possible, faire du feu aussi… Il va juste falloir ne pas trop faire de bruit et ne pas les approcher, surtout pas les petits.

– Oh, les Dieux soient loués… » soupira Alexei.

Il tendit la main à Scalys pour l’aider à descendre :

« Tu entends ça, tes vœux sont exaucés !

– Rappelle-moi de faire une belle offrande au premier temple de Medeina et Sarruma qu’on croisera…

– Ah oui, remercier la Déesse des forêts et son époux, le Gardien des Montagnes, ne sera pas de trop, approuva Markus.

– Mais il ne faudra pas oublier Chioné…

– C’est vrai, la Déesse des neiges est aussi avec nous, on dirait… »

Scalys voulut démonter, mais, épuisé et dans la pénombre, son pied glissa de son étrier et il se retrouva donc dans les bras d’Alexei. Ils rirent tous deux et le prince le posa au sol :

« Houlà, j’en connais un qui va bien dormir…

– Il y a des chances… »

Ils allèrent voir et, de fait, le lieu était assez étrange. Entre les arbres se trouvait un grand étang fumant où plusieurs singes se baignaient. D’âge divers, ils étaient plutôt grands, avec une épaisse fourrure grise argenté et un faciès rouge. Visiblement pas plus dérangés que ça par les bipèdes et autres qui arrivaient, ils les regardèrent sans s’émouvoir.

A quelques pas de là, c’était presque une dizaine de cavités rocheuses, plus ou moins grandes et plus ou moins habitées par les singes, qui s’empilaient sur le flanc de la montagne. En s’approchant, ils virent avec surprise que celle du bas, grande et vide, contenait en fait un petit sanctuaire dédié au trio de dieux susnommé. Mieux encore, il y avait un foyer aménagé à l’entrée et à l’intérieur, une pile de couvertures pliées et aussi quelques ustensiles de cuisine, une petite source d’eau claire, deux jarres de vin scellées et des lentilles et fruits secs. Sur le mur étaient gravés ces mots :

« Aux voyageurs perdus, profitez de votre répit ici et que Sarruma veille sur vous. »

Ceci leur confirma que l’endroit était bel et bien sous la protection des dieux et qu’ils y seraient donc à l’abri. Ces sanctuaires, placés à intervalles réguliers partout dans les montagnes, étaient entretenus par les prêtres de Sarruma et ses fidèles, désireux de protéger voyageurs comme locaux égarés. Preuve ultime : le fait que les singes n’aient pas touché la nourriture et le reste pourtant parfaitement accessibles. Animaux bénis du Dieu des montagnes, ils étaient ici chez eux et le savaient. Nul doute également qu’ils étaient aussi les gardiens du sanctuaire et qu’une personne mal intentionnée n’y aurait pas fait long feu.

Les trois hommes se firent donc un devoir de prier devant le petit autel, déposant quelques pièces en offrande, à défaut de pouvoir laisser autre chose.

Markus jugea ensuite qu’ils avaient bien attaqué leurs provisions et qu’il était donc plus prudent de se servir dans celles qui se trouvaient là. Il laissa Alexei allumer un bon feu dans le foyer et commença à voir ce qu’il pouvait cuisiner de chaud. Il restait quelques pommes de terre, des carottes et un gros oignon qui n’étaient plus très frais… Mijotés avec des lentilles et des herbes, ça irait très bien.

Alexei s’occupa des chevaux alors que Scalys, assis dans un coin, luttait pour ne pas se coucher directement. Il finit par se lever lentement et dit :

« Bon, je vais me baigner…

– T’endors pas dans l’eau ! lui dit Markus.

– On va essayer…

– Je crois que je vais y aller aussi, dans le doute… » dit Alexei.

Markus fit la moue et hocha la tête en commençant à éplucher ses patates :

« Faites, faites, j’irai tout à l’heure… »

Il y avait toujours des singes dans l’eau, mais la source était assez grande pour qu’eux deux puissent s’y glisser en restant à une distance respectueuse des habitants du lieu. Scalys se déshabilla, attacha ses cheveux en un chignon volumineux et se glissa dans l’eau, près d’Alexei qui ne l’avait pas attendu.

Ce n’était pas très profond, ils purent s’asseoir.

Scalys poussa un très gros soupir en s’adossant à une haute pierre qui se trouvait là :

« Bon sang, pourvu que nous ayons enfin la paix !

– Je pense que oui, au moins un moment… C’était bien le même groupe qui nous poursuivait, on en a pas vu d’autre… Entre la neige et les loups, que les Dieux aient eu pitié de leurs âmes… Si certains s’en sont sortis, ils ont plutôt dû aller chercher des renforts, enfin, s’ils n’avaient pas trop de blessés à gérer… Dans tous les cas, ils n’ont pas pu se remettre sur notre piste et ne pourront pas avant un moment…

– Croisons les doigts !

– Sérieusement, ça ira, toi ? demanda gentiment Alexei.

– Je pense que oui… »

Scalys regarda ses mains :

« Réagir par réflexe est toujours plus fatiguant, on a bien moins de contrôle sur l’énergie qu’on y met… Mais ça devrait aller…

– C’était plutôt impressionnant.

– J’imagine…

– Tes pères vont être tout fiers de toi ! »

Scalys rigola :

« Ah ben ça, on va en avoir, des choses à raconter !

– Oh que oui ! ‘’Alors, ce voyage ?’’, ‘’Oh ben écoute, tranquille… On a failli faire naufrage, être vendu comme esclaves, finir sous une avalanche magique… Non, franchement, c’était cool !’’… »

Ils rirent tous les deux.

« J’imagine bien la scène ! s’exclama Scalys.

– Je me demande si tout va bien à Jayawardena… »

Il y eut un silence.

« Pas que j’ai si envie de retourner me faire cirer les pompes par tous ces hypocrites, mais mon frère me manque…

– Je te comprends, mon père me manque aussi… J’espère qu’il va bien…

– Il est costaud, je ne suis pas inquiet.

– J’en suis pas au point de regretter les gros yeux de Vetus, ça doit pas être si pire.

– Ouais, les délires de mon oncle me manquent pas non plus…

– Dis dis dis, tu m’attendras pour lui raconter qu’on a sauvé Sayf et sa famille, s’il te plaît ? … Trop envie de voir sa tête quand il saura ça !

– Moi, c’est leurs têtes quand ils vont comprendre que non seulement toi et moi, on s’est pas entretués, mais qu’en plus finalement, on s’aime bien, que j’attends de voir ! »

Scalys sourit :

« J’avoue. Père devait l’avoir vu, il va bien rigoler ! »

Alexei hocha la tête, amusé.

Markus les appela :

« Ça va, vous avez pas fondu ?

– Non, non ! Et toi, ça cuit ?

– Ouais, ouais. »

Scalys s’affaissa un peu et ils décidèrent de ne pas trop plus traîner, car le jeune prêtre avait peur de vraiment s’endormir. Il se dressa donc, mais le fit trop vite et ses yeux se voilèrent. Alexei, le voyant, se redressa sur ses genoux pour le rattraper quand il vacilla :

« EH ! Ça va ?! »

Scalys secoua la tête en papillonnant :

« Euh… Oui, oui… »

Alexei soupira et frotta son dos nu :

« Si tu veux me tomber dans les bras, sois plus subtil… commença-t-il en rigolant, avant de reprendre plus sérieusement, mais d’un ton gentil : Fais gaffe, un peu… »

Scalys avait rosi, un peu gêné de ce geste, même si cette grande main chaude sur sa peau n’avait rien de désagréable.

Il se redressa lentement et, le voyant mal à l’aise, Alexei se dit « Oups. », mais un peu tard.

« Euh, désolé… bredouilla Scalys.

– Non non de rien… »

Ils sortirent de l’eau en silence, se séchèrent et se rhabillèrent, toujours sans un mot. Markus les regarda revenir et se demanda pourquoi cette drôle d’ambiance. Il cessa de touiller sa marmite et croisa les bras :

« Houlà, qu’est-ce qui se passe ?

– Euh, rien rien…

– Vous vous êtes pas encore engueulés, j’espère ? insista le vétéran en fronçant les sourcils.

– Euh, non non, promis… »

Scalys s’assit et détacha ses cheveux. Markus renonça à comprendre :

« Bon ben surveillez le frichti, moi je vais me baigner !

– D’accord… »

Markus partit et Alexei prit sa place près du feu. Scalys se mit à peigner ses cheveux. Alexei le regarda et détourna les yeux avant de bredouiller :

« Scalys, je euh… »

Il lui jeta un œil, le vit qui le regardait avec un air peu sûr, et se lança :

« … Je dois te faire un aveu… En fait… Mon mariage avec Leonora… C’est un mariage blanc… »

Il lui rejeta un œil. Scalys semblait surpris, cette fois, sa main immobilisée au milieu de ses cheveux.

« … Hein ? »

Alexei se dandina et continua :

« En fait… Je n’aime pas les femmes… Enfin, si, j’ai de l’affection pour elles et je les respecte, tu t’en doutes, mais je n’ai jamais été ni amoureux ni attiré par elles… C’est pour ça que je me suis marié si tard… En fait, je ne voulais pas me marier… On avait beau me dire qu’assez de femmes voulaient être reine pour que je n’ai que l’embarras du choix, je ne voulais pas… Je prétextais que je n’avais pas le temps, je me débrouillais pour partir entraîner mes troupes à droite à gauche… Bref, je noyais le poisson…

– Mais pourquoi tu as accepté d’épouser Leonora, alors ?… chevrota Scalys, étonné, en se remettant à se peigner.

– Parce qu’elle est venue me voir en privé, un soir de bal, pour me dire qu’elle avait le même problème que moi… »

Scalys cligna à nouveau des yeux, encore surpris :

« Hein ?… Tu veux dire ?… »

Alexei fit oui de la tête et raconta :

« C’était un grand bal, pour je sais plus quoi… Si, l’anniversaire d’Illia, peut-être… J’étais parti prendre l’air sur un balcon, parce que j’en avais marre des flagorneurs habituels… Leonora m’a rejoint. Elle m’a demandé si j’allais bien et je l’ai regardé avec fatigue, tant j’étais persuadé qu’elle venait me draguer… Et j’en avais tellement marre… Elle a souri et m’a dit qu’elle souhaitait me parler d’une chose que nous avions en commun… J’ai jamais trop su comment elle l’avait appris, mais c’était le cas… Elle m’a dit que j’avais besoin d’une épouse et elle d’un mari, mais qu’elle ne voulait d’aucun homme, comme moi d’aucune femme… Que puisqu’elle ne pourrait jamais épouser celle qu’elle aimait, elle souhaitait au moins protéger son couple, car son père était de plus en plus pressant pour lui trouver un époux… »

Alexei souriait doucement, perdu dans ses souvenirs :

« Je me souviens que je l’ai trouvée très courageuse… On se connaissait pas plus que ça, et un aveu pareil… ?… J’aurais pu la détruire, si elle s’était trompée sur moi… Mais on a beaucoup parlé, elle m’a présenté Tatiana, qui était là aussi, puisque c’était déjà, officiellement, sa dame de compagnie, on s’est bien entendu alors j’ai pensé, pourquoi pas… Yui venait d’entrer dans le Secret du Roi, on était en train de faire le ménage dans ses services… Il a enquêté et m’a confirmé que ce n’était pas un complot, qu’elle devait être sincère… Elle était l’héritière d’un vaste duché et n’avait jamais montré aucun signe d’opportunisme, d’arrivisme d’aucune sorte… C’était une belle femme de haute lignée, donc une candidate plus qu’acceptable… Alors j’ai accepté. On a tout bien fait pour que tout le monde puisse y croire en toute bonne foi, et voilà… Mais je ne l’ai jamais touchée et elle ne m’a jamais touché non plus… »

Alexei se mit à touiller la marmite.

« Je l’aime beaucoup, tu sais… Elle est très intelligente, elle m’a beaucoup aidé, beaucoup soutenu… Elle garde un œil sur tout quand je suis pas là et elle veille sur Illia… Je sais que je peux partir tranquille maintenant qu’elle est là… »

Scalys hocha lentement la tête et finit par demander :

« Mais du coup, euh… Tu es euh, enfin… T’as personne… ?

– Non… Je euh… »

Alexei rosit et se gratta la nuque :

« Il est peut-être possible que des fois, Adrian et Yui viennent réchauffer mon lit… Mais euh… Ce sont des amis très chers, mais il y a rien de plus non plus… »

Scalys leva les mains, amusé :

« Je t’absous, si j’avais deux beaux gars pareils sous la main, je dirais pas forcément non non plus !

– Merci, rigola Alexei.

– Mais c’est un peu triste… C’est chouette, d’être amoureux…

– Tu as quelqu’un, toi ?

– Non non, pas spécialement, mais j’ai déjà été amoureux et j’en garde pas de si mauvais souvenirs…

– C’est vrai, c’est chouette… Mais ça fait longtemps… »

Alexei soupira encore et ajouta :

« Enfin bref, désolé pour tout à l’heure, c’était pas terrible comme blague…

– Bof, j’ai entendu pire… Et puis, tomber dans les bras d’un mec comme toi, c’est pas la fin du monde… »

Alexei sursauta et le regarda avec des yeux ronds avant de rougir.

Encore amusé, Scalys eut un petit rire silencieux avant de se remettre à son peigne.

Si on lui avait dit avant leur départ qu’il finirait par trouver Alexei si gentil, il n’y aurait pas cru une seconde. Mais Athanaios avait eu raison, comme souvent, en lui disant qu’il y avait de la lumière en lui. Il avait juste eu besoin de temps pour la découvrir, mais cette lumière lui plaisait beaucoup.

Les trois hommes avaient finalement passé presque trois jours dans ce lieu, le temps de se reposer un peu de leur trop longue course poursuite. Flammèche et Sry avaient sympathisé avec les singes, plus que leurs humains, même s’il y avait eu des tentatives d’approches, surtout de quelques jeunes assez curieux.

Trois jours durant lesquels Markus, s’il ne disait rien, voyait bien que ses deux protégés s’étaient encore rapprochés. Alexei lui avoua vite qu’il avait expliqué à Scalys la vraie nature de son mariage et qu’il était soulagé que le prêtre l’ait si bien pris. Markus n’en fut pas surpris, pour sa part. Il se doutait de longue date que leur jeune ami était plutôt ouvert là-dessus et aussi qu’il jugerait bien plus sain un faux mariage de ce genre que le fait de mentir à son époux ou son épouse en faisant semblant de l’aimer pour mieux le ou la tromper en cachette.

Le vétéran regardait donc avec autant d’intérêt que d’amusement ces deux gamins qui se plaisaient tout de même beaucoup, mais n’osaient pas l’admettre et donc encore moins se l’avouer.

De son point de vue, ils allaient finalement plutôt bien ensemble. Leur amitié était déjà une excellente nouvelle pour l’avenir du royaume, plus que ça ne poserait pas de souci.

Markus observait donc sans rien dire, curieux de la façon dont tout cela allait tourner.

En réétudiant les cartes, Markus et Alexei avaient pu identifier dans quel sanctuaire ils se trouvaient. Ce qui leur avait permis d’estimer que, s’ils n’étaient pas aussi loin qu’ils pensaient de leur but, ils avaient par contre bien dévié et qu’un nouvel itinéraire était à étudier. Ce qu’ils firent sans trop de mal, prévoyant même des alternatives si besoin. Dans tous les cas, ils en avaient encore pour quatre à cinq jours de voyage.

Scalys remis de son excès de magie, leurs forces retrouvées après deux bonnes nuits au chaud et des repas consistants, et après un dernier bain et des salutations polies aux singes, les voyageurs repartirent.

A cette altitude, les neiges devenaient fréquentes et un des cols qu’ils devaient traverser se révéla ainsi déjà bien blanc. Mais ils purent le passer sans trop de mal, ne perdant que du temps.

Ils pensaient être réellement débarrassés des assassins et, s’ils observaient parfois, au loin, des loups qui les suivaient, ceux-ci restaient à distance et ne semblaient pas vouloir les attaquer. Leur but se rapprochait, ils avaient bon espoir d’accéder enfin à des zones habitées quelques jours plus tard.

La montagne restait dangereuse. La neige devenant pluie lorsqu’on se trouvait trop bas rendait le sol parfois instable. C’est ainsi qu’un après-midi, alors qu’ils longeaient une paroi terreuse bien imbibée, à flanc de falaise, sur un terre plein suffisamment large, sursautèrent tous en entendant un hurlement lupin très proche. Stoppant leurs chevaux, alarmés, ils regardèrent tout autour d’eux pour voir enfin, à leur hauteur sur la pente d’en face, à, peut-être, 20 ou 30 mètres d’eux, un loup si blanc qu’il semblait scintiller.

L’animal les regardait sans agressivité et hurla à nouveau. Flammèche, qui avait sorti son nez de sous le poncho d’Alexei, la regarda et glapit.

Scalys et Alexei étaient médusés et ils sursautèrent encore quand, à quelques pas devant eux, un éboulement de terrain, dû à un vieil arbre déraciné par les pluies, emporta le chemin qu’ils allaient emprunter.

Selena, qui était en tête, comme souvent, recula un peu, plus de contrariété que de peur. Il y avait cependant un peu de distance, elle ne rentra pas dans Soles qui avait juste fait un petit bond.

Markus n’était pas moins étonné. Il regarda immédiatement par réflexe si autre chose risquait de tomber, mais tout semblait calme.

Il allait donc proposer de faire demi-tour quand il vit Scalys porter ses mains jointes à son visage et hocher la tête pour saluer le loup qui les regarda une dernière fois avant de filer en un clin d’œil.

« C’est la louve de mes rêves… ? » pensa tout haut Alexei, médusé, en retenant machinalement la renarde qui était un peu plus sortie de sous la laine.

Scalys le regarda, surpris à nouveau :

« Tu as rêvé de cette louve blanche ?

– Souvent, depuis notre départ… Je t’en avais parlé quand j’étais malade…

– Ah oui, maintenant que tu le dis…

– … Et c’était souvent dans des montagnes, d’ailleurs… »

Scalys était stupéfait. Markus fronça un sourcil :

« Euh, il y a quoi avec cette bestiole ?… »

Scalys les regarda tout deux :

« C’est une envoyée de Meztli…

– Quoi ? sursauta encore Alexei.

– Hein… ? Ce n’est pas la chouette effraie, l’animal de Meztli ?… demanda Markus, toujours sceptique.

– Si, ses animaux sacrés sont la chouette effraie et les chats, surtout les chats noirs… Et les loups sont ceux de Medeina, la Déesse des forêts, avec les cerfs… Sauf la louve blanche, qu’Elle a offerte à Meztli et qui est depuis Sa messagère… »

Il y eut un silence pendant lequel Alexei et Markus assimilaient l’information.

« … Meztli nous aurait envoyé Sa messagère… ? bredouilla Alexei.

– Envoyée par notre Déesse ou pas, c’est bien son hurlement qui nous a sauvés de cet éboulement, dit Markus.

– Oui, on aurait été pile dessous si elle ne vous avait pas arrêtés… » approuva Alexei.

Scalys hocha la tête :

« Voyons ça comme un signe que le but de ce voyage est peut-être pas si irréaliste…

– Et en attendant, trouvons une autre voie pour avancer… » conclut Markus.

Ils firent demi-tour et durent faire un bon détour, traversant un ravin profond sur un pont de pierre aussi solide qu’il était vieux, si on en croyait l’usure des pierres et la végétation qui le couvrait, pour retrouver leur route.

Et c’est alors que le soleil baissait et qu’ils se demandaient où s’arrêter qu’ils entendirent simultanément des loups hurler et Sry, qui les alertait avec une inhabituelle virulence. Très inquiets, car il n’était pas du tout normal que le corbeau croasse si fort et avec une telle agitation, les trois hommes virent, de l’autre côté du ravin qu’ils longeaient après l’avoir traversé à quelques centaines de mètres de là, une créature aussi monstrueuse qu’elle était ahurissante.

Faisant sans doute au moins le double de leur taille et très trapue, avec des bras immenses, elle semblait composée de bois sec et de terre. Sa tête n’était minuscule, son visage inexistant à l’exception de deux yeux qui brillaient d’un feu sombre. Poussant ou fracassant plus ou moins facilement tout ce qui barrait sa route, elle avançait droit sur eux sans dévier d’un pouce, tant et si bien qu’elle chuta dans le ravin.

Scalys avait perdu toutes ses couleurs et tremblait comme une feuille. Markus et Alexei étaient bien plus circonspects.

« Oh putain de merde… murmura le prêtre d’une voix blanche, terrorisé.

– C’était quoi, ce truc ?… demanda Alexei avant de réaliser l’état de son ami et de s’écrier, alarmé : Eh, Scalys ! Ça va ?!…

– Un golem… C’est un golem… bredouilla encore Scalys, toujours blafard.

– Ah, ça ressemble à ça… Plutôt impressionnant !

– Ne t’en fais pas, après une chute pareille… commença Markus, mais Scalys le coupa en déniant du chef :

– Non, il va se reconstituer, grimper et reprendre sa chasse… C’est increvable, ces trucs… Enfin, presque, mais dans tous les cas, il faut qu’on foute le camp, le plus loin possible, et qu’on trouve un sanctuaire, il n’y a que là qu’on pourra espérer être à l’abri ! »

Un peu étonnés, mais confiants en la parole de leur ami, les deux guerriers échangèrent un regard et Markus répondit :

« Euh, il y a un sanctuaire, mais c’est un peu loin, je l’avais repéré sur les cartes… On peut y être avant minuit, cela dit, je pense. »

Scalys secoua vivement la tête pour se reprendre :

« D’accord, on y fonce, je vous expliquerai là-bas !… Sry, je compte sur toi pour nous prévenir s’il se rapproche trop !

– Crôa ! »

Ils filèrent donc sans attendre et la nuit ne les arrêta pas. Ils ralentirent, Alexei descendant pour guider Selena à pied, la précédant avec une torche, Flammèche trottant près de lui avec prudence, et Scalys suivait en faisant de même avec Soles, comme Markus avec Olia et Orion. Prudents sur les sentiers plus ou moins étroits, attentifs aux bruits alentour, ils parvinrent un peu après le milieu de la nuit au sanctuaire que Markus leur avait indiqué.

Comme à l’autre, une source chaude et des singes, qui s’agitèrent un peu plus, vu l’heure, de l’arrivée de ces inconnus. Les trois statues de Medeina, Sarruma et Chioné étaient par contre bien plus grandes : assises en tailleurs, les divinités étaient aussi hautes qu’eux, et des offrandes fraîches déposées à leurs pieds. Ils soupirèrent, soulagés, avant de sursauter une énième fois lorsqu’une voix aussi douce qu’étonnée les salua :

« Bienvenue, voyageurs. Que puis-je pour vous aider ? »

Il y avait là, un peu mal réveillé, mais souriant, un homme au crâne rasé, avec une fine barbe poivre et sel, et vêtu des habits verts et blancs des prêtres de Sarruma, qui les regardaient avec bonté. Intriguée, Flammèche s’assit, pencha la tête et glapit.

« Wif ? »

Markus et Alexei ne surent que lui répondre. Ce fut Scalys qui, après un profond soupir de soulagement, s’avança et s’inclina :

« Merci et pardon de notre arrivée tardive.

– Ce n’est pas un souci. Êtes-vous perdus ?

– Non, mais c’est une très longue histoire et nous aurions besoin de votre aide pour nous en sortir…

– Vous pouvez compter sur moi. Dans tous les cas, vous êtes ici à l’abri, sous la main de Sarruma. Je m’appelle Chayne. Venez, ma cahute n’est pas immense, mais il y a de quoi vous reposer et vous sustenter.

– Merci infiniment. »

Point de grottes ici, mais une petite maison chaude et très accueillante pour des voyageurs perdus dans la nature depuis si longtemps. Si l’endroit contenait au rez-de-chaussée une grande table avec des bancs, devant une cheminée, une table d’études et le lit du maître des lieux, une mezzanine, au-dessus, permettait de coucher cinq à sept hôtes, selon leur capacité à se serrer sur la grande couche unique qui s’y trouvait.

Le vieux prêtre raviva le feu sans attendre, et Sry vint s’installer à côté, tout gelé d’avoir volé si haut et si longtemps. Le prêtre le caressa et mit tout aussi vite de la soupe de lentilles à réchauffer. Il répondit avec un sourire à Alexei, qui tentait de lui dire que ce n’était pas la peine, qu’il avait des réserves.

« Je me prépare toujours à manger pour plusieurs jours, ce qui permet aussi d’avoir ce qu’il faut pour les visiteurs. Ne vous en faites pas, j’aurais tout le temps d’en préparer à nouveau demain. »

Il les servit généreusement en soupe et en galette et écouta attentivement le récit de leur voyage, Flammèche installée sur ses genoux pendant qu’ils mangeaient, son visage se faisait grave lorsqu’ils lui parlèrent des Lames Pourpres et du golem lancé à leurs trousses.

« Ces sorciers sont rusés, dit-il avec calme. Créer une créature de ce genre était très intelligent, dans ce contexte. Mais vous êtes à l’abri, ici. Elle ne peut pas pénétrer les terres bénies des Dieux.

– C’est quoi, au juste, un golem ? » demanda Markus.

Comme Scalys avait la bouche pleine, Chayne se permit de répondre :

« Une créature animée par magie pour accomplir une tâche précise. Dans les anciens temps, on a voulu s’en servir comme serviteurs, mais de nombreux abus ont poussé à les interdire, sans compter le fait qu’insuffler de la vie dans une créature créée artificiellement, et donc non vivante par essence, reste un grand blasphème. Etiez-vous loin d’ici lorsqu’elle est tombée dans ce ravin ?

– C’était un peu avant la tombée de la nuit… répondit Alexei.

– Ça ferait quatre ou cinq heures de chemin… »

Le vieux prêtre se leva et alla chercher, dans les livres et autres choses diverses posées vers sa table de travail, une carte très détaillée de la zone et la déroula à côté d’eux sur la grande table :

« Sauriez-vous le situer là-dessus ? »

Markus hocha la tête et alla chercher sa propre carte. Ils parvinrent sans mal à localiser le lieu où ils avaient vu la créature chuter, entre autres grâce au pont.

« Bien, je vois où c’est. Etant donné la profondeur de ce ravin et tous les obstacles qui se trouvent entre elle et nous, nous avons quelques jours de répit, je pense, leur dit encore Chayne.

– Ce que je ne comprends pas, dit Alexei en croisant les bras, c’est pourquoi elle a foncé comme ça tout droit, le pont n’était pas si loin… »

Scalys avait fini sa soupe, il répondit :

« Parce qu’elle en savait rien… Un golem a qu’une tache en tête et absolument aucune intelligence. Il va faire ce qu’on lui a dit et rien d’autre. Celui-là a été créé pour nous tuer. Mais au-delà de ça, il sait rien, donc, il peut qu’avancer en ligne droite vers nous en détruisant, ou escaladant, tout ce qui le bloque. Si quelque chose le met en morceaux, comme sa chute tout à l’heure, je pense, il se reconstituera pour reprendre sa tâche.

– C’est pour ça qu’il poussait les arbres au lieu de juste les contourner ?

– Oui, aussi.

– C’est aussi pour ça qu’en terrain si accidenté, vous avez un avantage non négligeable, compléta Chayne.

– Et on s’en débarrasse comment, du coup ? demanda Markus.

– C’est là que ça se complique, soupira Scalys.

– Il n’y a que deux façons de faire retomber un golem en poussière, continua Chayne en retournant près du feu pour faire chauffer de l’eau. Soit il a accompli sa mission, soit en brisant la tablette magique située dans sa poitrine et qui le maintient en mouvement.

– C’est là-dessus qu’est inscrite sa tâche et aussi et surtout le nom de ceux qui l’ont ordonnée et qui ont donc dû donner un peu de leur essence vitale pour l’animer. »

Alexei fronça les sourcils :

« Tu veux dire, les sorciers qui l’ont créé ?

– Ou leurs commanditaires. »

Chayne, qui avait mis des herbes à infuser, revint vers eux et hocha la tête :

« Oui, si, comme vous le pensez, les Lames Pourpres ont été engagées par des gens voulant votre mort, il y a de fortes chances pour qu’elles aient exigé de ces personnes qu’elles assument leur ordre et donc, l’existence de ce golem. Comme je vous l’ai dit, c’est un grand blasphème, même pour un adepte de magie noire. »

Markus s’étira :

« Oh bon sang, si seulement on pouvait la récupérer…

– L’arracher au golem ne le détruira pas, il se reformera autour d’elle, dit Chayne.

– Dommage ! »

L’infusion se révéla aussi délicieuse que soporifique. Les voyageurs ne purent que monter s’écrouler sur la grande couche de la mezzanine et y dormirent très bien.

Une fois n’est pas coutume, ce fut Markus qui se réveilla en dernier. Très étonné lui-même, il se hâta de descendre, mais il n’y avait personne dans la maison. Sortant alors, il vit qu’il faisait grand soleil et vu sa hauteur, qu’il n’était pas très tôt. Il vit aussi que Scalys et Chayne étaient assis un peu plus loin, devisant paisiblement, en compagnie d’un grand singe assis près d’eux, et qu’un peu plus loin, Alexei se baignait dans la source chaude et en profitait pour laver Flammèche qui ne se laissait pas faire très docilement, si on en croyait ses petits cris de détresse. Sry se lavait aussi à côté, bien plus calme, lui, et les singes regardaient tout ça avec curiosité.

« Ah, vous voilà, Markus ! Nous commencions presqu’à nous inquiéter.

– Bien dormi ?

– Comme une souche… C’était quoi, cette infusion ?

– Un mélange qui fait bien digérer et bien dormir. Je vous donnerai la recette, si vous voulez. Nous vous attendions pour déjeuner.

– Il est si tard que ça ?

– On a déjà été plus matinaux.

– Bah, nous avons un peu de temps. Scalys et moi avons réfléchi à tout ça et nous avons peut-être une solution à vous proposer.

– Volontiers !

– Alors, nous verrons ça en mangeant. »

Le grand singe regarda Markus approcher avec un air doux assez étrange.

« Je vous présente Saru, lui dit Chayne. La doyenne de la communauté de singes qui vit ici.

– Ouirk.

– Enchanté… »

La guenon lui tendit une main qu’il serra, bien qu’un peu surpris, avant de voir une petite flèche rousse passer à toute allure pour aller se cacher derrière les statues des Dieux.

Alexei arriva en nouant un linge à sa taille, hilare :

« Elle a réussi à filer, cette coquine !

– On a vu ça… »

Saru se releva pour aller tranquillement voir derrière les statues. Alexei rigola en arrivant à leur hauteur :

« Ben alors, enfin réveillé, espèce de marmotte ?

– Ouais. »

Chayne se leva :

« Bien, si nous allions déjeuner ?

– Vous voulez de l’aide pour préparer le repas ? demanda Scalys.

– Volontiers. Je pensais à un ragoût de pommes de terre et d’autres légumes…

– Miam ! »

Ils rentrèrent donc à l’intérieur pour se mettre à l’œuvre, s’asseyant à la table pour éplucher les légumes. Alexei ne pit que le temps de se sécher et se rhabiller avant de les rejoindre. Ils allaient attaquer quand la porte se rouvrit doucement sur la guenon qui portait une Flammèche dégoulinante. Sous les yeux médusés des visiteurs, elle referma la porte et vint déposer la renarde devant le feu, avant d’aller prendre un linge pour revenir l’essuyer doucement.

« Merci, Saru, lui dit Chayne.

– Ouirk.

– Tu as trouvé une maman, Flammèche ? demanda Alexei, amusé.

– Elle est très sage, votre petite renarde.

– Oui, c’est vrai.

– C’est la brave fifille à son papa. »

Alexei donna un petit coup de coude à Scalys et lui tira la langue. Scalys lui fit un pied de nez et Chayne et Markus gloussèrent de concert.

Le ragoût mis à cuire, Chayne rapporta sa carte et Scalys et lui expliquèrent ce à quoi ils avaient pensé :

« Voilà, nous sommes ici. Notre golem doit être par là, et vous voulez aller ici, dit-il en indiquant du doigt le lieu du sanctuaire, celui du ravin et un village. Ce que je vous propose, c’est de vous accompagner, car je connais mieux cette montagne que vous, je sais par où passer, et où nous pouvons trouver de l’aide. »

Il désigna un autre sanctuaire sur la carte, non loin du village qu’il avait montré plus tôt.

« C’est un temple de Medeina. Sa prêtresse est une mage très douée, je la connais bien. Je pense qu’entre vos épées, vos pouvoirs, les miens et les siens, nous devrions pouvoir en venir à bout. Et sur ce chemin, nous sommes sûrs que le golem ne croisera aucune habitation. En plus de ça, je vais demander aux singes de porter des messages pour être sûr que les bergers ne fassent pas paître leurs bêtes dans cette zone dans le doute. »

Markus hocha la tête. Alexei avait haussé les sourcils :

« Les singes sont aussi messagers, chez vous ?

– Ouirk, répondit Saru en lui rapportant Flammèche.

– Merci, Saru.

– Ouirk.

– Oui, ils nous servent de messagers dans les montagnes, ils connaissent les sanctuaires et vont bien plus vite que nous. »

Le plan fut adopté et ils mangèrent en le peaufinant. Ils passèrent l’après-midi à se préparer, ayant décidé de partir le lendemain matin, après une autre bonne nuit. Chayne tria les aliments pour laisser ceux qui n’étaient pas périssables et emmener le reste. Il rédigea aussi plusieurs courriers que de jeunes singes prirent avant de filer au plus vite avec.

Au matin, après avoir bien mangé, ils prièrent ensemble devant les statues pour que les Dieux les protègent et dans le cas de Chayne, protègent le sanctuaire en son absence. Les singes s’étaient regroupés auprès d’eux, silencieux. La prière finie, Chayne rejoignit Saru :

« Veillez bien sur le sanctuaire, je reviendrai bientôt.

– Ouirk ! »

Chayne prit la tête de l’expédition. Ils étaient à pied, les autres suivaient avec les chevaux. Le vieux prêtre avait le pied montagnard, il allait vite et bien, mais il restait vigilant à ce qu’on le puisse suivre sans encombre.

A nouveau, ils virent les loups qui les suivaient de loin, comme s’ils les escortaient.

Ils avancèrent ainsi pendant deux jours avant que la neige ne les freine un après-midi. Elle se mit à tomber très drue, les empêchant d’avancer. Chayne les guida rapidement jusqu’à une grande grotte où ils purent se mettre à l’abri.

« Les neiges sont précoces, soupira Chayne. Chioné est contrariée, on dirait.

– Quel temps… » fit Alexei en secouant son poncho.

Posée à ses pieds, Flammèche s’ébrouait. Scalys déposa Sry, qui s’était planqué dans sa capuche, à côté avant de secouer le sien.

La grotte était assez large pour qu’ils puissent faire du feu tranquillement à l’entrée sans risquer d’être enfumés. Alexei s’en chargea et, comme toujours, sans aucune difficulté. Ils prirent le parti d’attendre.

Scalys vint s’asseoir près du feu en grelotant.

Chayne mit de la neige à chauffer pour faire du thé. Markus apporta des galettes et du fromage.

Alexei apporta une couverture qu’il déposa sur les épaules de Scalys avant de s’accroupir pour frictionner son dos. Scalys rosit et le regarda du coin de l’œil.

« Ne prends pas froid.

– … Merci… »

Il y eut un petit silence, puis Alexei reprit, amusé :

« T’es rudement frileux, pour un mage de glace.

– C’est un habile stratagème pour te pousser à me réchauffer.

– Oh, mais tu es machiavélique…

– T’as vu ça.

– Tu devrais avoir honte.

– J’y penserai. »

Chayne mit encore des herbes à infuser et une douce odeur épicée se répandit dans la grotte. La boisson les réchauffa, avec de petits biscuits secs, alors que le vieux prêtre sortait de ses bagages un jeu de cartes et leur apprenait un vieux jeu local assez technique, mais intéressant. La nuit tomba sans que la neige ne cesse et il en était toujours de même au matin. Une autre journée devait passer ainsi, dans une ambiance étrange et pourtant sereine. Scalys et Alexei se chipotaient régulièrement sous le regard toujours aussi amusé de Markus, désormais rejoint dans cette activité par Chayne.

Les provisions étaient suffisantes et la seule inquiétude qu’ils avaient était que le golem ne gagne du temps par rapport à eux, même si, dû aux obstacles qui se dressaient sur sa route ou la coupaient, ils pouvaient espérer avoir encore de la marge.

La neige ne s’arrêta que le lendemain en fin de matinée. Elle était très épaisse, mais assez ferme pour qu’ils ne s’y enfoncent pas trop. Ils mangèrent et repartirent sans attendre.

A nouveau, les lieux défilèrent sous la conduite de Chayne, absolument jamais perdu. Rien de si étonnant pour un prêtre du Dieu des montagnes, mais ça n’en restait pas moins très impressionnant à voir. Les loups étaient également toujours là, ils eurent même l’occasion de voir plusieurs fois la louve blanche qui semblait bel et bien les tenir à l’œil.

Le lendemain, sur un sentier assez large et paisible et alors qu’Alexei charriait encore Scalys qui grommelait à cause du froid, Chayne et Markus les écoutant avec le sourire, un grondement sourd se fit entendre. Ils comprirent rapidement : une avalanche mêlant pierres et neige se précipitait sur eux.

S’ils purent s’écarter rapidement et à temps, ils le firent par réflexe dans des directions opposées et lorsque le calme revint, le chemin était désormais coupé par un immense amas de neige rocheuse et sale. Alexei et Chayne étaient à l’avant avec Selena et une Flammèche toute hérissée et Markus, Scalys, Soles et Orion à l’arrière.

Le choc passé, la première réaction de Scalys fut de crier :

« EH ! Ça va, vous êtes là ?! »

Markus, qui tentait de calmer les chevaux un peu paniqué, lui dit vivement :

« Crie pas, on va s’en reprendre une !

– Et puis c’est inutile, ajouta Chayne, plus calme, de l’autre côté, nous ne sommes pas si loin.

– Ça va, on a rien, renchérit Alexei. Et vous ?

– Tout le monde a l’air entier aussi… Mais on peut plus passer, par contre… » répondit Scalys en regardant Markus.

Sry, qui volait, vint se poser sur le remblai tout neuf, circonspect.

« Ce n’est pas si grave, reprit Chayne. Markus, je pense que nous pouvons nous retrouver plus loin. Est-ce que vous vous souvenez, un peu plus bas, de l’embranchement où il y avait trois chemins ?

– Là où on a pris à gauche, juste après le grand pont en bois ?

– Exactement. Il faut que vous y retourniez et que vous preniez le troisième chemin, et, quand vous arriverez à un autre croisement à trois choix, celui de gauche. Vous allez avoir d’autres plus petits chemins entre, mais restez sur le plus large et ne prenez à gauche qu’à celui-là. Ça vous conduira au sanctuaire où nous allons, vous arriverez un peu après nous, et vu l’heure, un peu avant la nuit demain. Il y a au moins deux refuges sur votre chemin.

– D’accord, merci, on va faire ça ! Il vous reste quelques provisions ?

– J’ai le reste des gâteaux secs. Faites vite, sinon on mangera tout ! ajouta Alexei, les faisant rire.

– Essaye et je te transforme en bonhomme de neige ! » lui répliqua Scalys.

Ils rirent encore et Scalys reprit plus sérieusement :

« Attendez un peu, j’ai peut-être une idée… »

Un instant plus tard, Alexei et Chayne virent avec étonnement Sry qui leur apportait, d’abord un sac de lentilles, puis une petite marmite et une spatule.

« Ça ira ? entendirent-ils.

– Ça fera très bien l’affaire, avec les oignons qu’il me reste dans mon sac, dit Chayne. Merci beaucoup.

– Soyez prudents, ajouta Alexei. On se retrouve là-bas, promis.

– Faites gaffe aussi, répondit Scalys. A demain ! »

C’est ainsi qu’ils durent repartir, chacun de leurs côtés, tous bien plus inquiets qu’ils ne l’auraient admis.

Markus et Scalys redescendirent prudemment la pente avec des chevaux un peu nerveux. Sry volait à nouveau autour d’eux, vigilant, mais tout alla bien. Ils retrouvèrent sans mal l’intersection et, suivant les indications de Chayne, le second croisement où ils purent à nouveau remonter, bien plus doucement. Ils trouvèrent un abri sanctifié à la nuit tombée et s’y arrêtèrent. Comme les autres, ce dernier contenait de quoi se reposer et se réchauffer, ce dont ils ne se privèrent pas.

Le diner avalé et alors que Scalys, emballé dans sa couverture près du feu, commençait à bâiller, Sry blotti entre ses bras, Markus prépara l’infusion dont Chayne avait le secret et qui faisait si bien dormir. Il en donna une tasse à Scalys qui la prit et le remercia.

« J’espère qu’ils vont bien, dit le jeune homme, très las, en regardant au dehors, serrant la tasse chaude entre ses mains.

– Je suis sûr que oui, lui répondit gentiment Markus. Lexei a la peau dure et Chayne connaît ces montagnes sur le bout des doigts.

– C’est vrai, il est impressionnant.

– Et très sympathique.

– C’est une chance d’avoir croisé sa route.

– J’ai la sensation que les Dieux veillent sur nous… La chance que nous avons eue durant tout ce voyage est tout de même exceptionnelle…

– C’est vrai… Je m’attendais pas à ce que Meztli nous envoie Sa messagère…

– J’avoue que le hasard me parait hors de propos… Jamais des loups ne nous auraient suivis aussi longtemps sans tenter la moindre attaque… Et cette bête était bien trop particulière pour être normale…

– C’est vrai. Dis, Markus… Ça fait longtemps qu’Alexei aime autant le miel ?

– Ça, depuis toujours. La première fois qu’on l’a trouvé à chercher une ruche, il tenait à peine sur ses jambes… Inna a eu la peur de sa vie, ce jour-là… Mais c’est vrai que les abeilles ne l’ont jamais attaqué. Pourquoi tu me demandes ça ?

– Je me demandais si Olies l’avait pas béni… Les abeilles sont ses animaux élus, avec les renards, et là, non seulement il trouve une petite renarde, mais les abeilles l’aiment bien, alors que même nous, nous avons besoins d’un sort pour pouvoir les approcher sans risque…

– Olies est le protecteur des guerriers. Alexei a toujours été fidèle à Son culte. C’est bien pour ça qu’il a beaucoup de mal avec Danil, d’ailleurs… Il ne supporte pas de le voir bafouer Ses préceptes. »

Scalys sourit :

« Alexei est vraiment quelqu’un de bien… »

Markus hocha la tête et répondit :

« Oui, mais il est aussi bon guerrier qu’il est un homme fragile au fond de lui et, surtout, terriblement seul. C’est très bien que vous vous soyez rapprochés, je pense que vous pouvez vraiment beaucoup l’un pour l’autre et pour le royaume. Cela dit euh… Il s’est attaché à toi bien au-delà de ça, je pense… »

Scalys rosit et Markus lui sourit :

« J’ai pas de souci avec ça, je vous trouve même plutôt bien assortis, en fait. Mais je voulais juste te dire que si jamais tu ne penses pas à lui de cette façon, de ton côté, il faut lui dire très vite. Avant qu’il y croit vraiment et que ça ne brise son cœur trop fort. » acheva-t-il, soudain sombre.

Scalys le regarda avec surprise et répondit, un peu hésitant :

« … Tu… C’est déjà arrivé… ?…

– Un fois, il était grand adolescent… Son premier vrai amour, un jeune officier assez talentueux, gentil et sûrement sincère. Alexei était jeune, il était amoureux, il n’a pas fait attention. Cet idiot de Leonid l’a su et, comme il hait ça, pour des raisons assez obscures, il a envoyé des gens pour tuer ce jeune homme… Alexei l’a aidé à fuir, nous ne l’avons jamais revu. Nous savons juste qu’il s’en est tiré parce que Leonid a ragé là-dessus pendant des années… Oh, en toute discrétion, tu le connais, personne d’autre n’en a rien su, surtout pas le roi… Leonid aurait eu bien trop honte de lui avouer qu’il avait laissé l’héritier du trône avoir des comportements si problématiques, et ça a été très vite et très bien étouffé. Mais ça a marqué Alexei au fer rouge, il ne s’est jamais permis une nouvelle histoire… Jusqu’à toi. »

Scalys, tout rose, se gratta la nuque :

« Il me plaît beaucoup, c’est vrai… Je sais juste pas trop comment gérer… »

Markus sourit à nouveau :

« Laisse aller, alors. C’est encore comme ça que ça marche le mieux. »

Pendant ce temps, dans un autre refuge, Alexei et Chayne jouaient tranquillement aux cartes près d’un autre feu, Flammèche enroulée en boule, le museau enfoui dans sa queue, à côté.

« Bon sang, soupira Alexei au bout d’un moment, je n’arrive pas à croire que nous allons enfin arriver demain… La traversée de ces montagnes m’aura paru interminable…

– Vous avez échappé à bien des dangers, mais les Dieux étaient avec vous.

– C’est à espérer, puisqu’à la base, ce sont Eux qui sont censés nous avoir appelés, quand même…

– Vous n’y croyez pas ?

– En Eux, si, en la réalité de pouvoir Les rencontrer, j’avoue, j’ai plus de mal. »

Chayne sourit.

« Meztli vous a pourtant guidés avec Sa messagère, en rêve, bien avant votre arrivée ici.

– C’est vrai…

– J’ignore ce que les Dieux préparent, mais ce voyage était de toute façon tracé dans Leurs plans. Quel qu’en soit le but réel, Ils ne vous l’ont pas imposé pour rien.

– Oui, il a été très positif de toute façon. Rien que me réconcilier avec Scalys valait largement la peine.

– Vous vous entendiez si mal que ça ?

– Z’avez pas idée… On ne pouvait pas se sentir.

– On ne le dirait pas, à vous voir si proches maintenant.

– Je vous crois !… Ça va leur faire bizarre à la Cour, quand on va revenir.

– C’est un garçon très intelligent et très prometteur. Il ne maîtrise pas encore toute sa puissance et il a encore beaucoup à apprendre, mais je n’ai aucun doute qu’il sera un Grand-Prêtre hors du commun, comme vous un grand roi.

– Ah euh… Merci…

– Nous savons tous ici que vous avez un grand cœur et que vous savez l’écouter quand il le faut.

– Oh, quoi, ma réputation de fou sanguinaire n’a pas pris, ici ? »

Chayne gloussa :

« Et non, mais rassurez-vous, nous le gardons pour nous. »

Il y eut un silence, puis le vieux prêtre reprit :

« Vous formerez un duo d’exception, d’autant plus fort que les liens qui vous unissent le seront.

– … Euh… Que voulez-vous dire… ?

– Que vous n’avez pas à avoir peur de ce que vous ressentez. L’amour est la plus grande force du monde. Et si les Dieux vous l’ont accordé, ce qu’il faut, c’est juste Les en remercier. »

Ces paroles, sincères et bienveillantes, devaient travailler Alexei une bonne partie de la nuit et de son dernier jour de voyage. Chayne le laissait méditer là-dessus sans en rajouter, ne lui parlant pas plus que nécessaire.

La fin du trajet se passa sans encombre jusqu’à ce qu’ils arrivent à la crête dominant la vaste pente en partie couverte de sapins où se trouvait le sanctuaire de Medeina, un temple entouré de plusieurs grands bâtiments. Il était encore loin, en contrebas, séparé d’eux par les arbres et une vaste étendue de neige resplendissante qui semblait parfaitement lisse. Chayne pointa du doigt les petits bâtiments et dit :

« Nous y serons largement avant la nuit !… Il va falloir que vous soyez prudent et que vous me suiviez bien dans la descente : la neige a tout recouvert, mais nous devons suivre le chemin qui serpente jusqu’en bas. Scalys et Markus devraient arriver d’un autre chemin, un peu plus bas.

– Je vous suis, pas problème ! »

La neige se révéla un peu plus poudreuse et Alexei ramassa rapidement Flammèche, qui disparaissait dedans, pour la poser sur la selle de Selena. La renarde s’ébroua avant de s’installer là et de couiner.

« Non, tu restes là, sinon on va te perdre ! »

Flammèche savait depuis un moment tenir sur la selle. Ils purent donc commencer à avancer lentement.

Le chemin se dessinait sous les pas de Chayne, large et long. Il prenait son temps pour descendre lentement la montagne, pour ne pas être trop abrupt. Alexei, concentré, ne vit que du coin de l’œil les silhouettes qui bougeaient plus bas, dans la forêt. Des petites silhouettes et des grandes, sans doute des adultes et des enfants. Il songea à des bucherons, rien d’anormal aux abords d’un temple, et en resta là.

Ils descendirent encore une boucle et c’est à ce moment que Flammèche se mit à glapir avec force en couchant les oreilles et en s’hérissant. Chayne et Alexei regardèrent ce qu’elle avait vu et le second resta surpris alors que le premier pâlissait.

La neige avait joué contre eux… Le golem les avait retrouvés. Sortant de sous les arbres, il avançait lentement, encore loin, mais droit sur eux.

« Bon sang, c’est pas vrai… »

Alexei attrapa son épée et dit :

« Chayne !… Il n’en a pas après vous, il ne devrait pas vous sentir… Je vais essayer de le retenir…

– Vous ne pouvez rien contre lui !

– Non, mais il me suivra et je coure plus vite que lui… Je vais essayer de l’emmener à gauche… J’ai vu des bucherons dans la forêt, à notre droite, et il y avait l’air d’avoir des enfants… S’il vous plaît, allez les prévenir et les mettre à l’abri !

– Oh, bon sang… »

Chayne hocha la tête, grave :

« Vous êtes vraiment un homme au grand cœur, Alexei… »

Le vieux prêtre inspira et posa ses mains sur le front du prince :

« Ô Sarruma, Puissant Seigneur des Montagnes, Protecteur de tout ce qui y vit, accorde Ta bénédiction à ce guerrier, protège-le du danger qu’il va encourir pour nous protéger… »

Il regarda encore Alexei :

« Soyez prudent. Je ne veux pas avoir à annoncer de mauvaise nouvelle à vos compagnons.

– Pas de risque ! Allez, faites vite ! »

Le monstre escaladait lentement, tombant souvent, car la pente, sous la neige, était très accidentée.

Chayne fila et, sans que ça surprenne vraiment Alexei, il était d’une incroyable agilité. On aurait presque dit un cabri tant il semblait se jouer des reliefs avec facilité. Alexei inspira, tapota le flanc de Selena et dit :

« Restez là. Je reviens vous chercher tout à l’heure. »

Il partit et tenta de rester sur le chemin encore couvert de neige, en se disant : Je ne peux pas mourir maintenant. Trop de gens comptent sur moi… J’ai promis à Scalys et Markus qu’on se retrouverait dans ce temple !…

Alexei courait vite, mais, pas encore assez habitué à cette altitude, il s’essouffla rapidement et, en plus, il s’enfonçait dans la neige poudreuse bien plus que le golem, bien plus grand. Il finit par trébucher et s’étala dans la neige. Lorsqu’il se releva en jurant, il comprit que le monstre était trop proche. Il se dressa, brandit son épée et dit :

« J’ai donné ma parole. Je n’en ai qu’une. Olies, mon Seigneur, Toi qui m’as si souvent couronné de victoires, guide ma lame. Accorde-moi de ne pas tomber maintenant et je Te servirai encore, aussi longtemps que Tu le voudras. »

Le golem approchait, massif et très étrangement silencieux. Alexei le regarda mieux : à peu près deux fois sa taille, très large, ses longs bras s’achevaient sur d’épaisses branches taillées en pointe, unique à gauche, multiples à droite.

Viser la poitrine, briser la tablette. Il avait confiance en sa lame, transpercer de la terre, trancher du bois ne serait pas un problème pour elle. Mais il manquait d’allonge, réussir à porter ce coup serait complexe…

Arrivé à sa hauteur, le golem commença par lever son bras droit pour l’abattre sur Alexei. Ce dernier avait eu le temps d’assurer ses appuis, il para sans mal et mieux : glissant sa lame entre les pics, il parvint, en la tournant brusquement, à en briser plusieurs. Le monstre dégagea son bras et tenta un autre coup sur le côté, de son autre bras. A nouveau, Alexei para sans mal, même si la force adverse le fit reculer d’un pas. Le prince inspira.

Un hennissement furieux le fit presque sursauter lorsqu’une Selena, furieuse et arrivée au triple galop par le sentier qu’il avait dégagé en courant, bondit pour sauter sur le golem, le frappant violemment de ses sabots et le faisant tanguer. La jument parvint par un improbable miracle à retomber sur ses pattes, alors qu’une Flammèche elle aussi furieuse en avait profité pour sauter sur la tête du monstre pour attaquer ses yeux. Dépourvu de main, il se débattit comme il put et ne parvint à éjecter la renarde qu’après quelques secondes, alors qu’elle était parvenue à lui crever un œil.

Alexei constata en effet qu’il ne lui en restait qu’un quand Flammèche vola pour atterrir dans la neige, un peu plus loin. Sans dommage cependant, car elle en émergea vite en s’ébrouant, toujours hérissée.

Selena frappait du sabot, mais ne trouvait pas d’autre angle d’attaque.

Le golem frappa une nouvelle fois Alexei qui parvint encore à parer, mais non sans effort, car la force du monstre était colossale et contrairement à lui, il ne fatiguait pas.

Pendant ce temps, Chayne était arrivé dans la forêt et avait alerté ceux qui s’y trouvaient. Plusieurs se joignirent à lui pour aller au secours du prince alors que les autres partaient chercher de l’aide au temple.

Ils sortirent du couvert des arbres alors que face à eux, sur l’autre chemin, Markus et Scalys arrivaient également.

Ils se demandèrent ce qui arrivait et Markus sursauta en voyant les humanoïdes qui couraient avec Chayne et faisaient plus du double de sa taille :

« Des géants ?! »

Scalys regardait, lui, le golem et Alexei qui faiblissait et peinait de plus en plus à parer les coups, à peine quelques mètres au-dessus d’eux.

« Markus, il faut aller l’aider !

– Hein, quoi ?!

– Alexei, là-bas ! »

Scalys partit en courant comme il pouvait dans la neige alors que Sry volait de toutes ses ailes vers le combat.

Voyant Markus, Chayne lui fit signe avant qu’un des géants ne soulève le vieux prêtre avec aisance pour le poser sur son épaule et avancer plus vite. Markus renonça à comprendre, il saisit son immense épée et suivit Scalys aussi vite qu’il le put.

Flammèche avait rejoint Alexei et essaya d’escalader le golem, sans grand succès, sans jument pour la propulser. Alexei avait reculé et manqué de tomber sous le dernier coup et il inspira.

Je ne mourrai pas ici.

Il sentit une énergie nouvelle l’envahir, une chaleur inconnue. Il ne réalisa pas que ses yeux étaient désormais incandescents comme des flammes, comme ses cheveux, désormais flamboyants, mais plus le feu qui, de ses mains, enflamma sa lame.

Il se releva et la brandit encore.

J’ai promis à Scalys…

Il para encore un coup et le bras gauche du golem prit feu.

Alexei se lança sur lui en rugissant et frappa de toutes ses forces dans sa poitrine, l’entaillant profondément. Il sembla apercevoir la tablette, mais cette vision lui fit perdre une seconde.

Celle qui suffit au golem pour enfoncer son dernier pique dans son abdomen, avant de l’envoyer voler à plusieurs mètres de là.

La neige épaisse amortit sa chute avant de fondre rapidement à son contact. Ses yeux redevinrent verts et il cracha du sang alors que celui de sa plaie maculait celle qui l’entourait.

Scalys…

Le golem avança, mais Sry l’attaqua, lacérant de ses serres son second œil. Aveugle, le golem reprit tout de même sa marche, avant que cette fois, ce soit la grande lame de Markus qui ne le transperce de part en part, bien trop bas cependant pour que ça ait un véritable effet. Markus arracha son épée et attaqua par le flanc droit alors que Scalys, voyant Alexei au sol, ne sente une colère glaciale se saisir de lui.

Il sortit le médaillon de la Lune et inspira un grand coup en le prenant à pleine main, levant l’autre alors qu’en un clin d’œil, ses cheveux avaient à nouveau blanchi, comme son regard.

Cinq piques de glace apparurent dans l’air, au-dessus de sa main, et il la baissa pour les projeter sur le golem, déviant le coup qu’il allait porter à Markus. Ce dernier en profiter pour frapper son bras gauche, brisant le grand pique de bois à son bout.

Le golem semblait perturbé, il fit malgré tout un pas vers Alexei, pour être cette fois retenu par un immense mur de terre qui jaillit du sol pour lui couper la route.

Chayne, que son porteur avait reposé, s’était accroupi et, une main posée sur le sol, il allait tenir cette barrière pour protéger le blessé.

Ce furent pas moins de trois géants, armés de haches à leur taille, qui se joignirent au combat. Markus, aussi surpris que soulagé de cette étrange aide, s’en réjouit, mais ils avaient beau frapper encore et encore, le golem demeurait infatigable et très puissant.

Scalys cria alors :

« Je vais tenter un truc, essayez de l’immobiliser ! »

Un peu sceptiques, les géants jetèrent un œil à Chayne qui leur fit signe que oui. Ils saisirent alors le golem de toutes leurs forces, l’un un bras, l’un l’autre, le troisième à bras le corps.

Comme Chayne un peu plus tôt, Scalys tomba à genoux pour plaquer sa main au sol en y mettant toute sa force, toute sa puissance. Tout son amour.

La glace jaillit et tel un ruisseau indomptable, traça sa route jusqu’au golem dont une jambe, d’abord, se retrouva collée au sol et vite emprisonnée, immobile, car la glace la couvrait. Comprenant, et alors que le golem redoublait d’efforts pour se dégager, les géants serrèrent les dents pour tenir bons eux aussi. La glace montait, se répandait. Rien ne pouvait arrêter le gel de Meztli, qui bloqua bientôt la seconde jambe. Le premier géant lâcha lorsque la glace dépassa la taille du monstre. Les deux autres firent rapidement de même, s’écartant en esquivant les derniers coups que tenta de porter la créature avant d’être entièrement recouverte par une glace aussi transparente et dure que du diamant.

Scalys s’écroula, à bout de souffle, alors que Chayne et Markus rejoignaient Alexei aussi vite qu’ils le purent.

Le prince regardait le ciel, pâle et étrangement calme.

Markus tomba à genoux près de lui :

« Eh, Lexei ! Tiens bon !

– Ô Dieux, soupira Chayne en voyant la plaie. Bon sang, il faut stopper l’hémorragie… »

Scalys essaya de se relever, flageolant. Un des géants vint vers lui et lui tendit la main. Le prêtre leva un œil épuisé vers lui et la prit.

« Bravo, vous avez réussi à arrêter ce monstre !

– Tout le plaisir a été pour moi… »

Le voyant vacillant, le grand homme le souleva poliment pour aller le poser près d’Alexei, que Chayne avait commencé à soigner comme il pouvait, près d’un Markus alarmé, mais impuissant. Scalys s’agenouilla près du blessé et prit sa main :

« Ben alors… T’as voulu jouer au héros comme un con… »

Le jeune prêtre posa sa main sur la plaie et la gela, ce qui calma la douleur et stoppa le saignement. Chayne fouillait sans sa besace. Alexei papillonna un peu avant que ses yeux vagues ne se posent sur Scalys.

« … Tu es là…

– Parle pas, garde tes forces…

– Tu n’as rien… C’est bien…

– Chhhhht… »

Alexei toussa encore et leva une main tremblante vers Scalys, effleurant sa joue :

« Je suis désolé… Je t’avais promis… Je voulais… »

Il toussa encore :

« Je voulais pas te faire de la peine… Je voulais… Je voulais juste… J’ai jamais compris ce que je foutais dans ce monde… J’ai jamais voulu de cette foutue couronne… J’aurais tout donné pour jamais être roi… Jusqu’à ce que… Je veuille devenir ton roi… La seule couronne que je voulais, là, c’est celle que j’aurais vue dans tes yeux, quand tu me regardes… »

Scalys prit sa main et le serra fort, sentant ses larmes monter :

« Garde tes forces, je t‘en supplie…

– … Pardon… Je voulais juste continuer à vivre près de toi… »

Scalys sentit la main se ramollir et il n’arriva pas à retenir la larme qui coula.

« EH ! Tout va bien ?! » cria une voix féminine.

Plusieurs humains arrivaient en courant, avec des géants et géantes dont une portant une grande femme à la robe verte qu’elle déposa prestement à côté de Chayne :

« Oh, Dieux !

– C’est le seul blessé, lui dit le vieux prêtre. Il a besoin de soins immédiats !!

– Oui, oui… »

Scalys inspira, reposa la main chaude, essuya ses yeux et dit :

« Il a intérêt à s’en tirer, cet idiot. »

Tous le regardèrent et il ajouta froidement :

« J’ai vraiment, mais alors vraiment autre chose à foutre qu’aller en Enfer lui en mettre une pour m’avoir lâché après une déclaration pareille ! »

Alexei reprit conscience et gémit avant même d’ouvrir les yeux, dès qu’il essaya de bouger. La douleur immédiate lui fit comprendre que, non, mauvaise idée.

Il sentit remuer contre lui, entendit couiner et un instant plus tard, une truffe froide effleura sa joue avant qu’une petite langue ne se mette à la lécher. Alexei leva une main lourde pour écarter l’inopportun réveil à quatre pattes :

« Eh, du calme, Flammèche… parvint-il à murmurer d’une voix rauque.

– Wif ! Wif !

– Oui oui, moi aussi je t’aime… »

Il sourit en rentrouvrant les yeux.

Il était dans une chambre sombre. Il y avait deux lits, le sien et un autre, défait, perpendiculaire au pied de celui dans lequel il était. Un bureau encombré à côté, une cheminée dans l’angle opposé. Un bon feu y brûlait. La porte était entrouverte et Flammèche, après avoir sautillé un moment sur le lit en glapissant joyeusement, sauta au sol pour filer.

Alexei leva un sourcil dubitatif avant de bâiller et voulut passer sa main dans ses cheveux, mais il ne put pas : ce mouvement tirait trop sur sa blessure.

Il chercha dans sa mémoire ce qui c’était passé…

Ah oui, le golem…

Pourvu qu’ils en soient venus à bout, mais il n’en doutait pas trop. Ils n’auraient pas pu le soigner dans le cas contraire…

Il espérait qu’il n’y avait pas eu d’autres blessés, par contre.

Il en était là de ses pensées quand un corbeau noir entra pour venir se poser près de son oreiller.

« Salut, Sry…

– Crôa !

– Merci du coup de main… Enfin, de serres.

– Crôa. »

Il sourit et entendit, du dehors, des glapissements joyeux et aussi la voix amusée de Scalys :

« Oui, oui, du calme, j’arrive… »

La renarde revint au galop et bondit sur le lit :

« Wif ! Wif ! »

Scalys poussa la porte et sourit :

« Ah, c’est bien ce que je pensais… »

Il attrapa la chaise posée devant le bureau pour l’approcher du lit où la renarde venait de se recoucher en remuant la queue.

« Enfin réveillé ? Il se sent comment, mon roi ? » demanda gentiment le prêtre en s’asseyant.

Alexei le fixa un instant avant de comprendre et de le regarder avec des yeux ronds.

« … Je… Tu… »

Scalys eut un petit rire :

« Ou nous ? Tu en dis quoi ? »

Alexei grimaça un sourire tremblant et Scalys crut qu’il allait fondre en larmes :

« Ben alors ?… »

Le jeune prêtre sourit encore et prit sa main :

« Eh, remets-toi…

– Tu es sûr que… ? »

Scalys soupira, vint s’asseoir au bord du lit et se pencha pour déposer un petit baiser léger sur ses lèvres sèches :

« Oui. Mais on en reparlera, parce que là, il faut surtout te reposer. » dit-il doucement en caressant sa tête.

Alexei, tout rose, cligna encore des yeux avant de répondre :

« D’accord…

– Alors donc, comment tu te sens ?

– … Euuuuuh… Je crois que j’ai déjà été plus en forme…

– J’espère. Parce que là, vu la cicatrice que tu vas avoir au ventre, t’en as encore pour un moment au lit et encore plus à rester sage après.

– Méeuh…

– Bon, de toute façon, tu vas pas avoir le choix, on est complètement sous la neige, on peut plus sortir !

– Ah ?… »

Alexei referma les yeux un instant, perdu dans ses souvenirs :

« … Le sanctuaire de Medeina, c’est ça ?…

– Oui. C’est là qu’on t’a emmené. Tu pouvais pas aller plus loin et il y avait tout ce qu’il fallait, alors du coup, on est resté.

– Ça fait combien de temps ?

– Tu es resté inconscient presque quinze jours. En fait, on t’a gardé endormi pour ne pas que tu souffres trop le temps que la blessure commence à cicatriser. Mais ça va, là. Tu cicatrises plutôt super vite, en fait. Chayne et Natasha pensent que c’est lié à l’éveil de tes pouvoirs, c’est connu pour renforcer ceux qui s’en découvrent.

– … Pouvoirs ?… De quoi tu parles ?…

– Ah, tu as oublié ? Tu t’es un peu enflammé contre le golem. Au sens propre. »

Les yeux épuisés d’Alexei s’élargirent :

« Pardon ?!

– Tu l’as à moitié cramé et tu as fait fondre la neige dans laquelle il t’a envoyé valser. »

Alexei fronça les sourcils, cherchant dans sa mémoire :

« … Euh… Maintenant que tu le dis… J’étais vraiment décidé à en faire des fagots et je me suis senti m’enflammer, oui, je crois…

– Ah ben les copains ont confirmé.

– Comment vont les autres ? Il y a eu d’autres blessés ?

– Markus a quelques cheveux blancs en plus, mais ça va. Selena va bien, par contre, on a découvert quelque chose de rigolo…

– Quoi ?

– Elle attend un poulain.

– Selena ?! Mais comment… Ooooh, Scalys ! Soles n’est pas castré ? Tu aurais pu nous prévenir !

– Ben je le savais pas, mais on dirait que non. En tout cas, ce n’est ni la jument de Markus, ni Orion qui ont pu faire ça… Par contre, elle a été plusieurs fois avec Soles dans des prés ou des box et ils avaient l’air de bien s’entendre… Enfin, Selena lui ruait pas dedans, en tout cas.

– De là à ce qu’il lui fasse un petit… »

Scalys haussa les épaules et reprit :

« Quelques griffures aux trois géants qui ont aidé, sinon, mais rien de plus. »

Alexei avait haussé un sourcil. Scalys eut un sourire en coin :

« Markus en revient pas que tu lui aies caché ça. »

Ils sursautèrent quand la voix du vétéran confirma :

« Ah ben ça, c’est rien de le dire ! »

Markus entra avec Chayne et une grande femme aux cheveux roux striés de blanc et vêtue de vert.

« Ah, ben voilà… Je te présente Natasha, Alexei. La prêtresse de Medeina qui veille sur ce sanctuaire.

– Heureuse de faire enfin votre connaissance.

– De même… Merci de votre accueil… »

Alexei bâilla rapidement et ils décidèrent de le laisser se reposer, sous la surveillance de Flammèche, toute heureuse qu’il aille mieux.

C’était la fin de la matinée et Scalys accepta volontiers lorsque Chayne lui proposa d’aller voir un ouvrage à la bibliothèque avant le déjeuner. Natasha les accompagna alors que Markus, alpagué par deux autres habitants du lieu, accepta d’aller les aider à rentrer du bois.

Puisqu’ils étaient coincés là pour l’hiver, Chayne s’était joint à Scalys dans ses recherches médicales sur l’épidémie. Natasha et ses soignants aidaient aussi quand ils pouvaient, mais les soucis de santé divers et maladies hivernales touchant la communauté comme les villages alentour les occupaient beaucoup. Comme l’avait rapporté le duc Arseny de Gori à Alexei au printemps précédent, la région était bel et bien épargnée par la maladie. Ni les humains, ni les géants n’étaient touchés. S’ils avaient constaté quelques cas, rarissimes, il ne s’agissait jamais de locaux et, avant de découvrir l’ampleur de l’épidémie, ils n’y avaient pas fait très attention.

Scalys pensait que l’isolement naturel des peuples de la montagne pouvait expliquer qu’ils n’aient pas été touchés. Chayne et les autres trouvaient aussi ça logique. Même si la maladie était assez contagieuse, elle ne l’était pas à 100% et, avec si peu de cas et de la chance, elle avait pu ne pas se répandre.

Scalys étudiait donc les remèdes aux maladies locales. Sans surprise, l’arsenal thérapeutique des montagnes était bien différent d’en bas. Ils avaient ainsi d’autres herbes pour lutter contre la fièvre et Scalys ne perdait pas espoir qu’une de leurs recettes puisse aider. Sans patient sous la main, il en était réduit à des hypothèses, mais enrichir ses connaissances ne pouvait pas nuire, dans aucun cas.

Ils étaient donc sagement assis tous trois à comparer divers remèdes lorsqu’une jeune novice vint apporter un courrier urgent à Natasha. Il portait le sceau du duc et avait été apporté par pas moins de trois pigeons voyageurs, preuve qu’il ne fallait vraiment pas risquer qu’il se perde.

Plus intriguée que réellement alarmée, Natasha prit immédiatement connaissance de la missive et sourit. Elle le tendit à Scalys :

« Regarde, c’est pour vous. »

Le duc Arseny de Gory, prévenu par son amie la duchesse de Goriaberg de leur venue, s’inquiétait de ne pas les avoir encore vus. Au courant de la précocité des neiges automnales, il demandait à tous de chercher les trois voyageurs et d’avertir les gardiens des sanctuaires isolés susceptibles de se trouver sur leur route.

« Notre duc est un homme attentif, dit Chayne.

– Oui, je le reconnais bien là, approuva Natasha.

– Tu pourras lui répondre que nous sommes au chaud chez toi, dit Scalys, amusé. Nous avons même moyen de demander à Alexei de nous prêter son sceau de voyage pour le rassurer complètement.

– Oh, bonne idée ! »

Ils furent interrompus par quelques enfants envoyés les chercher pour manger, dont une petite géante déjà aussi haute qu’eux.

Les enfants géants pouvaient parcourir les parties à taille humaine du sanctuaire jusqu’à leur 10/12 ans environs, après quoi, ils étaient trop grands. Ils avaient de toute façon leurs propres quartiers dans d’autres bâtiments. Il n’y avait que le grand réfectoire qui avaient été pensé pour que tous puissent y manger ensemble : ses tables y étaient un peu hautes pour les humains, qui compensaient ça avec des chaises un peu trop grandes, permettant aux géants de manger à genoux avec eux.

C’est donc là qu’ils se retrouvèrent. Rejoignant Markus attablé non loin d’une des grandes cheminées de la pièce, en compagnie, justement, d’un jeune géant très intéressé par les arts martiaux, les deux prêtres les saluèrent et s’assirent.

Markus avait découvert avec un sincère étonnement que géants et humains vivaient désormais en paix dans les montagnes, les seconds cachant avec soin l’existence des premiers au reste du royaume. Ce n’était pas le fait que des géants aient survécu qui l’avait surpris. Il était évident qu’ils n’avaient pas pu tous les exterminer à l’époque. Par contre, apprendre qu’Alexei en avait volontairement épargnés sans jamais le dire à qui que ce soit l’avait laissé séché. Il comprenait très bien pourquoi il l’avait fait et ça n’en rendait son neveu et futur roi que plus respectable à ses yeux. Qu’Alexei, alors âgé de 23 ans, ait pu prendre cette décision en toute connaissance de cause démontrait un discernement remarquable.

Car ça ne faisait aucun doute, plusieurs géants l’avaient formellement reconnu.

Markus avait tout de même hâte qu’Alexei lui raconte ça et il n’était pas le seul.

Mais ils allaient devoir attendre un peu, car le convalescent allait encore garder le lit un moment.

Alexei ne vivait pas ça si mal. Déjà parce qu’il n’était pas idiot : une blessure de ce genre ne cicatrisait pas en un claquement de doigts et il était même sacrément veinard d’y avoir survécu. Ensuite, parce que se reposer un peu après ce voyage aussi riche en aventures qu’en émotions n’était pas tant du luxe. Et puis, se faire dorloter par Scalys, très vigilant, n’avait pas de prix pour lui.

Alexei dormait encore beaucoup, dû surtout aux potions qu’on lui donnait. Se réveillant plus ou moins longtemps et par intermittences, il était parfois seul avec Flammèche ou Sry, ou alors il voyait Scalys assis au bureau, travaillent souvent tard, comme à son habitude.

Mais, au fil des jours qui passaient, Alexei était de plus en plus éveillé et conscient.

Ce qui fait qu’il finit par se poser une question, question qu’il posa donc à ses amis, un après-midi qu’ils étaient venus boire le thé en sa compagnie :

« Mais du coup, le golem, il est retombé en poussière ? »

Scalys soupira et se leva du pied du lit où il était installé, Markus ayant une chaise.

« Tu fais bien d’en parler, j’avais oublié… »

Alexei, caressant Flammèche couchée sur ses genoux, le regarda fouiller dans le bazar du bureau alors que Markus répondait :

« Non, il est gelé et en route pour une crevasse bien froide !

– Comment ça ? Il n’est pas détruit ? »

Scalys revint alors que Markus déniait du chef :

« Notre jeune ami l’a gelé par magie. Ce n’est pas demain qu’il dégèlera.

– Et le plus important était qu’on puisse garder ça. » lui dit Scalys en lui tendant une tablette d’argile.

Elle était rectangulaire avec deux espèces de poignées sur les côtés, plate et Alexei sourit en comprenant :

« Tiens tiens tiens…

– J’ai pu la récupérer sans souci, je peux passer à travers ma propre glace. Et comme le golem ne risque pas de bouger vu le froid, on s’est dit : tiens, et si on la ramenait à Jayawardena pour lancer un joli procès !

– Danil, Yvan, ce cher Wladimir et… Basileus ?… Tiens, ça ne me dit rien.

– Un haut-prêtre de Meztli, lui dit Scalys. Qui était très pote avec ton cousin quand il se voyait déjà Grand-prêtre et qui passait aussi son temps, depuis, à essayer de convaincre tout le monde que quand même, moi successeur du Sceptre, c’était pas une très bonne idée.

– Je vois… Et donc, l’ordre, c’était bien de nous tuer, moi en priorité… Hmmm… C’est vrai que la garder permettrait de les confronter, mais ça ne risque vraiment rien ?

– Non, comme on te disait, il est en route vers une crevasse très profonde, plus haut dans la montagne. Des géants ont proposé d’aller l’y jeter. Cet endroit ne dégèle jamais. Il va y être coincé dans la glace et recouvert de neige. Aucune chance qu’il en sorte.

– Merci à eux… C’est courageux de leur part.

– Ils pouvaient bien faire ça pour celui qui a sauvé leurs vies et celles de leurs mères il y a dix ans. »

Alexei sourit, gêné.

« Je ne t’en veux pas de ne jamais m’en avoir parlé, le rassura Markus en se penchant pour lui tapoter l’épaule. Je trouve même ça admirable. J’aimerais juste comprendre… Ils sont plusieurs à t’avoir reconnu, que tu aurais vus dans la grotte où ils étaient cachés… Mais quand ? »

Alexei chercha ses mots un instant, tendant machinalement la tablette à Scalys qui la reprit.

« Tu te souviens, après la bataille où Leonid a été blessé, on s’est replié sur notre camp et j’allais donner l’ordre de partir quand des officiers, décidés comme leur général en chef à rester là pour massacrer les géants jusqu’au dernier, sont venus réclamer qu’on lance des recherches, car soi-disant, il en restait, cachés dans les grottes alentour.

– Oui, je me souviens surtout que tu étais à bout de nerfs et que si un regard avait pu tuer à cet instant, ils auraient pas fait long feu…

– Tu peux le dire ! On avait des dizaines de blessés, la neige commençait à tomber, risquant de nous ralentir ou pire, de nous bloquer là pour de bon, mon oncle avait besoin de soins, mais non, pas encore assez de sang versé pour ces idiots ! Du coup, j’ai ordonné que quinze hommes valides m’accompagnent, on allait partir en repérage et si je n’avais rien trouvé à la nuit tombée, on filait à l’aube et POINT. Je t’ai laissé gérer le reste et on est donc parti. On ne trouvait rien, on était tous épuisé, c’était insupportable, et à un moment, un des soldats a pris peur car il avait cru entendre un enfant pleurer dans une grotte. Du coup, personne n’osait y aller, et moi, j’en avais ras le cul, j’ai arraché une torche des mains et je suis entré pour voir. »

Alexei soupira et se rembrunit à se souvenir.

« Et j’ai vu. De mes yeux, j’ai vu les gens réfugiés là. Des mères, des gosses et des vieillards. J’ai compris la rage des géants que nous avions combattus quelques heures plus tôt… Leur désespoir, parce qu’ils voulaient protéger leurs épouses, leurs enfants, leurs parents… Alors j’ai crié : ‘’Elle est vide, cette grotte, là, t’es content !’’, et j’ai ajouté avant de sortir :’’Si certains géants ont survécu, j’espère qu’ils auront le bon sens de se faire oublier, et que jamais, je n’aurai à les combattre à nouveau.’’… Et je suis sorti, j’ai ordonné qu’on rentre au camp, j’ai cassé deux dents à l’officier qui a encore tenté de m’expliquer qu’il fallait qu’on reste, et on est parti à l’aube. »

Markus gloussa à ce souvenir :

« Ah oui, l’idiot… Tu fulminais comme jamais et l’autre qui se ramène ‘’Non mais le général, il a dit qu’on restait !’’… Tu aurais vu ça, continua-t-il pour Scalys qui avait écouté ça avec une surprise attendrie. Il a hurlé : ‘’Le général, c’est MOI !’’ en lui foutant une droite qui l’a envoyé voler, on a tous eu mal pour lui. Et je crois même que il a ajouté que si certains voulaient crever de froid pour rien, ça les regardait, mais que lui, seul général puisque Leonid était hors-course, ne répèterait pas son ordre.

– Oui, un truc comme ça… C’est là que l’Etat-Major de mon oncle a compris que je n’étais plus l’ado qu’ils pouvaient manipuler à leur guise…

–Oui, et aussi que la troupe a compris que tu ne ferais plus jamais couler leur sang pour rien. Pas pour rien qu’ils te suivent avec une telle loyauté depuis. »

Scalys hocha la tête :

« Tu as été très courageux et très bienfaisant, aussi… Sauver ces innocents, c’était vraiment le mieux à faire…

– Chayne nous a expliqué que les géants avaient vécu loin pendant quelques années, jusqu’à ce que les Gardiens des montagnes ne puissent plus faire semblant de ne pas les voir et aillent à leur rencontre pour leur proposer de l’aide. Ça s’est vite et bien passé après. Le duc est au courant, mais tout le monde joue le jeu.

– Je règlerai ça officiellement quand j’accèderai au trône…

– Ça sera bien. » lui confirma Scalys avec tendresse.

Alexei allait certes mieux, mais il n’allait tout de même pas avoir l’autorisation de se lever si vite. Scalys et Natasha attendirent d’être bien sûrs que la cicatrisation soit suffisamment avancée pour lui permettre de se dégourdir un peu les pattes. Ce qui ne fut pas du luxe : Alexei avait maigri et malgré des massages réguliers, ses jambes mirent une mauvaise volonté certaine à se remettre à bouger.

Il commença par faire quelques petits allers-retours, avec une béquille, dans le couloir, puis de plus en plus loin, jusqu’à l’angle, puis au bout de l’autre couloir, puis jusqu’au temple pour remercier les dieux, mais c’était bien parce qu’il avait supplié tout le monde, et enfin, alors que le Solstice approchait, il eut l’autorisation d’aller manger avec les autres au réfectoire.

Scalys et Markus l’escortèrent sans rien lui dire de la surprise qui l’attendait. Le prince n’avait pas encore posé deux pieds dans la salle qu’un tonnerre d’applaudissements et de cris de joie l’accueillirent. Il avait sursauté, manqua de tomber car sa béquille ripa, mais Markus le rattrapa à temps. Il resta interdit, ne sachant trop que faire ou dire. Chayne, qui attendait près de la porte, lui dit avec sa gentillesse habituelle :

« Je vous l’avais dit, mon prince : nous savons tous ici que vous avez un grand cœur et que vous savez l’écouter quand il le faut. »

Alexei le regarda, comprenant enfin ce qu’avait voulu dire le vieux prêtre quand il avait prononcé ces mots, des semaines plus tôt. Scalys, lui, prit le bras d’Alexei et lui dit :

« Bon, pour ta réputation de tueur qui mange des bébés au petit déj’, c’est foutu, mais avoir des gens qui te voient tel que tu es vraiment, c’est pas mal non plus, tu trouves pas ? »

Alexei sourit, ému :

« Ouais… C’est pas si mal. »

Alexei alla s’asseoir à table, remerciant tout le monde en passant. Il mangea dans une bonne ambiance, entouré de son presque-amoureux, de son oncle préféré et d’autres personnages qu’il avait appris à apprécier ici : Chayne et Natasha, particulièrement.

Le déjeuner se passa donc tranquillement, et, rassasié, Alexei demanda avec des grands yeux suppliants s’il pouvait aller voir sa jument. Scalys, Natasha et Chayne se regardèrent et acceptèrent à la condition qu’il fasse une petite sieste d’abord.

Il s’exécuta et, cette formalité accomplie et suffisamment vêtu, il eut donc le droit d’aller aux écuries. Ces dernières étaient de l’autre côté de la grande cour, mais cette dernière était entourée d’un cloitre qui, certes, allongeait un peu le trajet, mais permettait à qui ne le pouvait ou ne le voulait pas de ne pas traverser la cour enneigée, car l’épaisseur était telle qu’on avait demandé à des géants de déblayer un peu, les humains n’étant pas assez grands.

Markus accompagna Alexei qui n’allait pas très vite, toujours avec sa béquille, découvrant aussi les lieux avec curiosité.

« C’est vraiment un bel endroit…

– Oui, beau, calme, reposant et plein de gens sympas.

– Tu crois que je peux déménager la capitale ici ?

– Oh non, pitié pour Natasha ! »

Ils riaient en arrivant aux portes des écuries.

L’endroit était vaste. Y logeaient plus de vaches et de chèvres que de chevaux. Ces derniers étaient très peu nombreux, pas si utiles à cette altitude. On leur préférait des ânes, plus robustes. Tous les animaux étaient ensemble, le seul enclos à part étant réservé aux bêtes malades.

Les trois personnes qui gardaient les lieux à cette heure eurent à peine le temps de les saluer que Selena accourait au grand galop, sautant même par-dessus deux chèvres pour aller plus vite.

Alexei se fit un devoir de la flatter, passant même ses bras autour de son cou :

« Oui, toi aussi tu m’as manquée…

– Elle a du caractère, votre jument !

– Ah ça, c’est sûr qu’elle en veut !… Mon ami m’a dit qu’elle était pleine ?

– Oui, on a vu ça. Il était surpris, répondit un des bergers. Il ne voyait pas trop quand ça avait pu se faire.

– Sûrement pendant l’été, dit sa collègue. On s’y connait plus en âne qu’en cheval, mais on estimait qu’elle allait sûrement mettre bas à la fin du printemps.

– Dans tous les cas, là, ‘faut plus la monter. »

Alexei hocha la tête en caressant encore Selena :

« De toute façon, on est encore coincé ici un moment… Ça ne lui fera pas de mal de rester au calme. Hein, ma belle ? Ça va te changer, quelques mois tranquille ici…

– Il parait que les routes redeviennent praticables vers mars-avril ? demanda Markus.

– Oui, autour de l’Equinoxe… »

Et le temps continua ainsi sa route. Scalys accepta de co-officier lors du Solstice, qui donna lieu à une belle fête. Alexei allait de mieux de mieux. Scalys et lui se rapprochaient doucement, prenant leur temps pour faire ça bien, puisqu’après tout, plus rien ne pressait. Ils roucoulaient, Scalys accompagnant Alexei quand ce dernier allait marcher ou faire, tout doucement, quelques exercices pour se remuscler, Alexei découvrant avec curiosité des principes de médecine ou de théologie.

Tout le monde les avait grillés, car il était arrivé qu’on les voit enlacés au détour d’un couloir, mais tout le monde les laissait tranquilles, content pour eux.

Un soir, Alexei avait bu un peu de gnole locale et il était donc tout guilleret lorsqu’ils retournèrent à leur chambre. Scalys, qui le soutenait pour le principe, parce que le prince l’avait réclamé alors qu’il marchait à nouveau très bien tout seul, était très amusé. Il entra, l’assit l’autorité sur le lit et croisa les bras :

« Ah ben t’es frais !

– Très !… Très bonne, leur eau-de-vie de pomme !

– Ouais ouais, on lui dira ! »

Alexei le regarda avec des grands yeux brillants.

« Oh toi, tu vas dire une connerie…

– J’veux un câlin ! s’exclama Alexei en lui tendant les bras.

– Allons bon…

– Siteuplé ?

– Alexei…

– Bizou ? »

Scalys soupira en se penchant pour l’embrasser, mais Alexei en profita pour l’attraper et se coucha sur le lit, l’entraînant avec lui :

« Eh !

– Câlin ♥ !

– Euh, oui d’accord…

– T’as pas envie ? lui demanda plus sérieusement Alexei en caressant sa joue. Je ne risque rien, tu sais… Chayne et Natasha me l’ont assuré.

– Tu leur as demandé ça ?!

– Oui… On m’a toujours dit qu’on pouvait tout dire à ses docteurs !

– Oui bon certes mais…

– Par contre, si tu n’as pas envie, c’est autre chose.

– Ben… C’est juste que euh… Pour ta blessure, oui c’est bon, mais euh… Tu es euh…

– Toujours en panne… ?

– Ben oui…

– J’ai jamais dit que je voulais le faire dans ce sens-là. ♥ »

Scalys resta interdit un instant.

« Oh.

– Si ça te va ?…

– Euh, oui oui, j’avais pas forcément vu ça comme ça, mais ça peut se faire… »

Alexei l’enlaça et ils s’embrassèrent longuement :

« En tout cas, toi t’es pas en panne…

– Aucun risque, si tu continues à m’embrasser comme ça…♥

– Hmmmm, je vais continuer, alors…♥ »

Si les neiges avaient été précoces à l’automne, leur fonte fut aussi en avance au printemps. C’est avec un petit pincement au cœur que les trois voyageurs décidèrent de rejoindre Arseny, avec qui Alexei avait correspondu tout l’hiver, pour fêter l’Equinoxe avec lui. Ils voulaient, et devaient, y aller tranquillement, aussi durent-ils se résigner à partir plus tôt qu’ils ne l’auraient voulu. Chayne, de son côté, voulait en profiter pour aller voir ses collègues dans la vallée, pour s’assurer que tout allait bien parmi les Gardiens des montagnes. Comme il leur fallait un guide, c’est avec plaisir qu’il leur proposa de les accompagner. Ils acceptèrent avec le même plaisir, contents de profiter encore un peu de sa présence.

Ils partirent un matin, remerciant encore mille fois Natasha et les siens pour tout. Ces derniers étaient très heureux d’avoir pu les rencontrer, les aider et, pour les géants, rembourser la dette qu’ils estimaient avoir avec Alexei, même si ce dernier avait passé son temps à leur dire que non, non, ils ne lui devaient rien. Natasha les bénit et leur souhaita bonne chance pour la suite de leur périple.

La route fut paisible, au milieu d’une montagne qui s’éveillait doucement après l’hiver. Ils étaient à pied, descendant en prenant leur temps. Selena avait désormais le ventre bien rond. Alexei était vigilant, mais elle allait bien et, maintenant qu’ils y étaient attentifs, s’entendait effectivement très bien avec Soles. Le tempérament calme et doux de ce dernier devait l’avoir séduite. Sauf quand Alexei, fatigué, montait ce dernier. La jument, d’abord sceptique, puis contrariée et sûrement aussi jalouse, collait son étalon telle une sangsue dès qu’Alexei était sur ce dernier et avait même tentée plusieurs fois de s’interposer pour qu’il ne puisse pas monter.

Alexei s’était donc fait un devoir de la bichonner à chaque pause. Enfin, quand il y arrivait, car la jument, parfois, faisait semblant de ne pas le voir et allait brouter à côté.

Le trajet fut joyeux, riche encore de quelques rencontres amicales, surtout des bergers et bergères emmenant leurs troupeaux dans les pâtures.

Et comme auparavant, ils aperçurent de loin en loin les loups qui les tenaient toujours à l’œil.

Chayne les laissa au pied des marches du château ducal. Le grand bâtiment, massif et dominant un immense lac encerclé par de hautes montagnes encore blanches en leurs sommets, était aussi beau qu’impressionnant, avec ses belles tourelles élancées.

Il était un peu au-dessus d’une belle petite ville, qui s’étendait au bord de l’eau. C’était là que se trouvait aussi le grand temple de Sarruma. Ce dernier évoquait une haute montagne, avec ses murs en pentes irrégulières couverts de statues d’arbres, de sapins, mais aussi de singes et d’aigles, les deux espèces élues du dieu. La statue de ce dernier trônait au sommet. Debout, la tête basse et les bras écartés, Sarruma bénissait la montagne et tout ce qui y vivait.

Les trois voyageurs remercièrent encore Chayne et lui rappelèrent qu’ils restaient ses obligés. Scalys, d’ailleurs, l’avertit qu’il espérait bien rester en contact avec lui et qu’il passerait saluer son Grand-Prêtre. Chayne sourit, le remercia et répondit qu’il n’avait fait que répondre à ses vœux en les aidant comme il aidait tous ceux qui en avaient besoin sur sa route. Puis, il les laissa en leur souhaitant bonne continuation sur les leurs.

Ils entrèrent dans le palais et furent conduits au duc sans attendre.

Arseny les accueillit avec joie et soulagement, dans un petit salon cossu. Alexei était aussi content de le voir.

« J’ai vraiment eu peur en ne vous voyant pas arriver à l’automne !

– C’est gentil de vous être inquiété, mais on a la peau dure ! lui répondit Markus.

– Nous voilà, c’est l’essentiel, lui dit Scalys. Juste à temps pour l’Equinoxe.

– Tant mieux, ça aurait vraiment été très dommage que vous n’y assistiez pas. »

Le duc était visiblement très heureux.

Ils avaient deux jours avant l’Equinoxe, qu’ils passèrent à se reposer et pour Alexei, à protéger Flammèche des petites jumelles du couple ducal, demoiselles de 15 mois qui les avaient adoptés avec une rapidité assez impressionnante. Et qui prenaient donc Flammèche pour une peluche. Ce qui incita la renarde à développer des capacités de camouflage tout aussi impressionnantes, et aussi d’escalade, quand il s’agissait de grimper à toute allure sur les épaules d’Alexei. Sry n’avait pas ce souci. Pas que les demoiselles aient moins envie de jouer avec lui, mais il n’avait que deux coups d’ailes à donner pour régler la question, ce qui ne manquait jamais de les décevoir et qu’elles exprimaient bruyamment.

Scalys avait rempli ses devoirs religieux avec plaisir et accepté de co-officier avec le Grand-Prêtre de Sarruma et les prêtresses locales de Medeina, Olies et Meztli. Un peu occupé par les préparatifs, du coup, il passa presque toute la veille de l’évènement avec eux et ne rentra au palais que tard dans la soirée, pour découvrir avec amusement qu’Alexei l’attendait dans son lit.

Les deux hommes avaient des chambres voisines, communiquant par une porte. Ils restaient discrets et d’ailleurs, ils ne s’en étaient pas encore servi.

« Tiens tiens, qu’est-ce qu’on a là…

– J’ai fait un cauchemar…

– Oh, pauvre trésor. »

Scalys posa sa besace, amusé.

« Du coup, je me suis dit que j’allais venir dormir avec toi pour me rassurer.

– T’es pas très crédible, tu sais.

– Méeuh… »

Scalys le regarda :

« Comme si tu voulais ‘’dormir’’.

– Ben oui… Après. »

Scalys rit pour de bon et dénoua sa ceinture :

« Petit coquinou.

– J’assume.

– T’as envie à ce point ?

– T’as pas idée ! »

Scalys continua à se déshabiller tranquillement, faisant languir Alexei qui l’accueillit avec toute la chaleur attendue. Ils commencèrent donc à se câliner avec tendresse, faisant encore monter la température, jusqu’à ce que Scalys ne réalise quelque chose qui le stupéfia :

« Euh… Alexei ?…

– ♥ Hmmm… ? ♥

– … Tu bandes… ?

– Hein ?! »

Alexei se redressa et sursauta en constatant la chose :

« Ah ben merde… »

Scalys n’était pas moins surpris. Il finit par dire :

« … Il y a quelque chose ici qui immunise et guérit les gens…

– Hein ?

– Il faut chercher quoi et… »

Il allait se lever, mais Alexei le ceintura :

« Hep hep hep, n’y pense même pas !

– Euh, quoi ?

– Tu ne vas pas te mettre à bosser là-dessus maintenant ! »

Scalys sortit de ses pensées :

« Ah euh… Oui, pardon… On en était où ?

– On en était à ‘’on va profiter de ça en amoureux et on verra le reste demain’’.

– C’est bien parce que c’est toi… » répondit Scalys en passant à nouveau ses bras autour de lui pour l’embrasser.

Alexei répondit au baiser avec passion en les allongeant de nouveau, puis il caressa le visage de Scalys :

« C’est marrant que ta peau soit toujours si fraîche…

– Je te l’ai déjà dit, c’est juste fait exprès pour que tu me réchauffes. ♥ »

Personne ne fit aucun commentaire lorsqu’ils arrivèrent ensemble dans la salle du petit-déjeuner, au matin. La duchesse Lesya se contenta de leur demander s’ils avaient bien dormi et, dans le cas de Scalys, si sa journée auprès de ses pairs s’était bien passée. C’était le cas. Markus se marrait doucement, mais ne dit rien de plus. Ils restèrent donc à deviser de banalités en mangeant.

La journée était à la fête. Comme partout dans le royaume, l’Equinoxe de printemps était célébré avec joie. Il faisait beau et doux et les rues étaient très animées. Arseny et sa famille étaient connus et aimés de leurs sujets. Aussi purent-ils se promener dans la ville avec leurs invités en toute quiétude. C’était assez surprenant pour Alexei et Markus, mais effectivement, tout se passa bien. Les habitants étaient aimables, curieux, et le plus gros défi fut de refuser poliment les gâteaux que tout le monde voulait offrir aux jumelles.

La célébration aussi se passa bien.

Elle se déroula en plein air et l’ensemble des cultes se mêlaient dans une harmonie apaisante pour célébrer ce jour. Scalys nota ça avec intérêt et pensa qu’inviter d’autres cultes à se joindre aux leurs à la capitale pourrait être une bonne idée. Il prit en tout cas beaucoup de plaisir à ce moment convivial et œcuménique.

A la fin de l’office, Chayne, qui y avait assisté, se permit de venir le saluer, car il allait repartir dans ses montagnes. Scalys était soulagé de le revoir, ayant craint qu’il ne soit déjà plus là. Prétextant qu’il devait se changer pour pouvoir l’emmener saluer aussi Alexei et Markus, il l’entraîna dans la petite loge où il avait laissé ses vêtements. Pas dupe, Chayne le suivit, se demandant de quoi il voulait lui parler de façon si privée. Il fut très étonné d’apprendre qu’Alexei avait retrouvé toute sa virilité.

« C’est une excellente nouvelle, mais c’est surprenant.

– Oui, je comprends pas trop, mais plus j’y pense, plus je me dis qu’il y a en fait peut-être quelque chose ici qui vous a protégés, immunisés, et qui a aussi pu guérir les séquelles d’Alexei.

– Ma foi, c’est tout à fait possible. Nous savons que certains peuples ne sont jamais touchés par certaines maladies alors que d’autres y succombent en masse. Mais à quoi pensais-tu ?

– Ben c’est bien ça le problème ! Ça peut être n’importe quoi, mais c’est forcément quelque chose avec laquelle tout le monde ou presqu’ici est en contact. Ce n’est pas propre à vos gens, sinon Alexei n’aurait pas guéri. C’est forcément quelque chose qu’il a bu, mangé, respiré peut-être, j’en sais rien, mais qu’il avait pas croisé avant. »

Chayne hocha gravement la tête en caressant sa barbe fine :

« Oui, c’est tout à fait logique. C’est une piste plus qu’intéressante !

– Voici ce que je pensais faire : trouver quelques malades, anciens malades, volontaires pour venir ici, au sanctuaire de Natasha. En toute discrétion, je veux pas qu’il y ait de faux espoirs et que pleins de gens débarquent n’importe comment pour espérer guérir tant qu’on en saura pas plus. Avec votre aide, l’aide du temple, il sera possible de faire des tests et peut-être donc de réussir à retrouver ce qui a guéri Alexei. »

Chayne hocha la tête.

« C’est une très bonne idée. Natasha et ses médecins ont beaucoup étudié avec nous, ils sauront quoi faire.

– Je peux compter sur toi pour lui demander si elle accepte ?

– Bien sûr. Je ne comptais pas rentrer sans passer les saluer.

– Envoyez la réponse à la capitale, je sais pas encore trop quand on y sera, mais c’est le plus simple pour que je sois sûr de l’avoir. »

Chayne avait souri et hocha la tête :

« Entendu. »

Scalys ayant revêtu ses habits classiques, ils ressortirent pour rejoindre Alexei et Markus. Ces derniers saluèrent le vieux prêtre avec plaisir. Puis, le trio retourna au palais pour y finir la journée.

Le soleil commençait à baisser et du haut de ce relief, la vue sur le lac était vraiment superbe.

Aussi, quand Lesya leur proposa de prendre le thé sur la terrasse qui le surplombait, ils trouvèrent que c’était une très bonne idée. Arseny les y accueillit avec son amabilité coutumière.

« Alors, heureux de votre séjour parmi nous ?

– Oui, merci, c’est très sympathique, le remercia Alexei en s’essayant, gardant Flammèche dans ses bras, à l’abri de petites mains très attirées par la renarde.

– Nous voulions vous montrer quelque chose qui n’arrive que ce jour de l’année, ici, mais qui, je pense, vous intéressera beaucoup. » ajouta la duchesse en prenant une de ses filles pour aller la poser sur les genoux de son mari, avant d’installer la seconde sur les siens.

Intrigués, Scalys, Alexei et Markus attendirent en buvant du thé et mangeant des gâteaux qui avaient aussi le mérite d’occuper les fillettes, parlant de la cérémonie avec leurs hôtes. Le soleil baissait, la lune se levait, et Arseny leur dit :

« Ah, nous y voilà. Regardez bien ! »

Il leur désigna la belle montagne qui leur faisait face, de l’autre côté du lac. En bas, au bord de l’eau, une foule impressionnante s’était amassée et un grand chant de joie retentit soudain, audible même de leur hauteur, alors que les ombres, sur la paroi, prenaient la forme d’une chouette volant au-dessus d’un renard.

Scalys, Alexei et Markus restèrent stupéfaits.

Le soleil baissait, la chouette battit des ailes et le renard sembla sauter avant que tous deux ne disparaissent avec le soleil. Le chant fit place à des cris de joie et Scalys murmura, ébahi :

« ‘’Là où, sur le flanc de la montagne, les animaux divins dansent au coucher du soleil, là vivent les Dieux.’’… »

Il regarda Alexei qui n’était pas moins éberlué :

« Tu es sérieux… ? … Tu penses vraiment que les Dieux seraient là… ? »

Scalys haussa les épaules, mais ce fut Markus qui leva un index :

« Alors, franchement, si je puis me permettre, après tout ce chemin, on a vraiment rien à perdre à traverser ce lac pour aller voir ! »

Alexei se mit à rire :

« Ah oui, sûr que dit comme ça… »

Lesya leur raconta que pour les locaux, la grande montagne était sacrée et que nul ne pouvait y aller. Les légendes régionales racontaient en effet que Sarruma en personne vivait là, gardant l’entrée du Domaine des Dieux, et ses animaux et ceux de Medeina chassaient ceux qui osaient venir, voir les dévoraient s’ils insistaient.

« On peut toujours aller voir, proposa Markus. Si jamais, en approchant, on a des singes et des aigles qui nous jettent des cailloux, pendant que des loups et des cerfs attendent au bord qu’on débarque avec l’intention visible de nous engloutir et nous piétiner…

– … On fera demi-tour ? proposa Alexei.

– Voilà.

– Ça sera raisonnable, approuva Arseny, amusé.

– Mais si ce sont vraiment les Dieux qui vous ont appelés, tout devrait bien se passer, dit la duchesse, avec gentillesse

– Logiquement, oui, admit Alexei.

– Vous n’y croyez pas ? s’enquit Lesya en retenant sa fille qui gigotait sur ses genoux.

– Disons que dans le contexte politique à la capitale, expliqua Scalys en reprenant un biscuit, cet oracle tombait tout de même un peu trop bien pour un peu trop de personnes en ayant un peu trop après nous.

– A ce point ? »

Scalys mâchait, il se contenta d’hocher la tête.

« Reste que depuis, enchaîna Alexei, j’ai rêvé très souvent de la louve blanche de Meztli, nous l’avons même aperçue plusieurs fois, je me suis découvert des pouvoirs liés au feu… Enfin, ils ne se sont exprimés qu’une fois, mais ils étaient bien réels… Et beaucoup d’autres choses, on va dire euh, intrigantes… se sont passées…

– Dans tous les cas, vous emprunter une barque pour aller voir ne coutera rien… conclut Scalys.

– C’est vrai, il est très joli ce lac, ça fera au moins une belle balade. »

La soirée se passa très agréablement au palais. Le trio se coucha tôt pour être prêt de bonne heure et, après un bon petit-déjeuner, le lendemain, Arseny les conduisit donc en ville, au port lacustre où il leur prêta une grande barque dans laquelle ils montèrent, sans armes ni rien d’autres que leurs vêtements et pour Scalys, son médaillon. Les quelques locaux présents alentour les regardèrent faire avec surprise, mais aucun n’intervint.

Markus et Alexei prirent chacun une rame et ils s’éloignèrent du bord, sur le lac encore un peu brumeux. Sry s’envola pour les accompagner, surveillant tout ça.

A l’avant, Scalys et Flammèche regardaient là où ils allaient, cette immense montagne couverte de sapins titanesques, au sommet enneigé. Elle avait un côté un peu irréel, surtout au milieu d’un lac un peu voilé et de plus en plus silencieux.

L’eau était lisse, seul le bruit des rames se faisait encore entendre.

Ils avaient l’impression de voguer depuis bien trop longtemps lorsque le hurlement d’un loup retentit, les faisait sursauter et se tapir la renarde. S’arrêtant par réflexe, Alexei et Markus regardèrent, mais ce fut Scalys, penché à l’avant, qui pointa quelque chose du doigt.

« On est attendu… »

Au loin, au bord de l’eau, la louve blanche attendait, paisiblement couchée dans l’herbe.

Markus inspira et ils repartirent.

Alors qu’ils approchaient, ils virent qu’elle n’était pas seule. Quelques singes n’étaient pas loin, il y avait de nombreux aigles dans les arbres proches et un peu plus loin, des cerfs et d’autres loups.

Tout ce petit monde était parfaitement calme et semblait effectivement les attendre sans animosité.

La barque atteignit le bord de l’eau et la louve se leva.

Scalys fut le premier à mettre pied à terre. Sry vint se poser sur sa main, regardant tout ce petit monde avec circonspection. Alexei posa une Flammèche intimidée sur la terre ferme avant de la suivre. Il se tourna pour tendre la main à Markus qui hésita. Alexei fronça un sourcil :

« Ben alors ? Tu boudes ?

– Non, je sais juste pas si j’ai le droit de venir… C’est vous qui avez été appelés, hein… »

Alexei soupira :

« Ouais, ben dans tous les cas, tu vas pas rester là. Viens sur la terre ferme, s’ils t’empêchent d’avancer, on te fera un petit feu pour que tu nous attendes tranquillement. »

Markus le regarda un instant avant de saisir sa main et de le rejoindre, prenant la corde de la barque.

Les animaux ne montrèrent pas d’hostilité, pas plus quand ils passèrent la corde à un arbre pour être sûrs de retrouver la barque plus tard.

De son côté, Scalys avait approché la louve et s’inclina pour la saluer. Elle pencha la tête, comme pour lui rendre son salut. Il s’inclina encore :

« Merci infiniment de ton aide et de ta protection tout au long de ce voyage. »

Alexei le rejoignit en prenant dans ses bras sa renarde qui restait peu rassurée. Markus le suivit prudemment, mais les bêtes semblaient bien tolérer sa présence.

La louve fit demi-tour et partit. Les trois hommes se regardèrent et la suivirent. Les autres animaux les accompagnèrent pêle-mêle et dans le même calme.

Le chemin était large et circulait entre les arbres dans cette étrange ambiance brumeuse. Il montait lentement, mais, un peu comme sur le lac, les distances semblaient anormales. Les arbres défilaient dans ce silence irréel.

Enfin, il déboucha sur une plaine non moins chimérique, étendue d’herbe verte où des milliers de fleurs de toutes les couleurs s’épanouissaient à perte de vue. Un soleil incroyablement brillant illuminait le ciel, près d’une lune tout aussi étincelante.

« Waouh… » fut tout ce que parvint à dire Alexei.

Scalys et Markus regardaient tout autour d’eux, émerveillés.

La louve les regardait et ils repartirent.

Encore une fois, le temps et les distances n’eurent rien de logique. Il leur semblait avoir marché très longtemps, mais sans la moindre fatigue, lorsqu’ils virent au loin de hautes pierres dressées vers le ciel. En se rapprochant, ils comprirent qu’elles étaient immenses, scintillant comme si elles étaient mouillées et placées en demi-cercle. Il semblait y en avoir une dizaine.

A leurs pieds les attendait le but de leur improbable voyage.

Meztli, assise sur un trône de glace et d’argent.

Olies, assis sur un trône d’or et de feu.

La déesse était belle et ses yeux blancs très doux. Ses courts cheveux argentés semblaient flotter comme dans de l’eau. Elle tenait un paquet dans ses bras, contre son sein. Olies semblait plus jeune qu’elle. Vêtu d’une armure de flammes, aux yeux incandescents, il tenait sa longue épée pointe au sol, de sa main gauche.

La louve trotta pour rejoindre sa maîtresse qui la remercia d’une caresse, puis elle se coucha à ses pieds.

Les trois visiteurs s’étaient agenouillés, et ce fut la voix très douce de Meztli qui leur fit relever la tête :

« Merci d’avoir fait ce long chemin, Mortels. »

Comme Markus et Alexei ne savaient que répondre, ce fut Scalys qui parla :

« Il y a pas de plus grand honneur que de Vous répondre. »

Olies les regardait, grave. Il déclara d’une voix profonde :

« Levez-vous. Vous avez traversé assez d’épreuves pour ne pas avoir à vous sentir si humbles en ces lieux. »

Ils obéirent et à nouveau, Scalys prit la parole :

« L’Oracle a parlé, nous voici. Même tant de mensonges entourait son message qu’on a bien cru que tout ça était juste un piège.

– Vos ennemis n’ont pas cru l’Oracle, répondit Olies. Ils n’y ont vu qu’une occasion de vous perdre. Mais vous avez tenu bon, malgré tout, jusqu’à parvenir à nous.

– Est-ce pour nous aider à venir à bout de cette maladie que Vous nous avez convoqués ?

– Non, répondit la déesse avec la même douceur. C’est un phénomène naturel sur lequel nous n’avons aucune prise. Mais n’aie crainte, tu es en bonne voie de régler ça sans nous.

– Je m’en doutais… Merci.

– Nous avons une autre mission à vous confier, continua Meztli, bien plus importante. Le sang de Bewan se meurt, comme tu le sais, Alexei, n’est-ce pas ? Tu t’es montré très sage en refusant de le perpétuer. En s’interdisant de le mêler depuis trop longtemps, tes ancêtres n’ont pas compris qu’ils allaient l’anéantir. Or, le sang de Bewan, mon sang, a été donné à votre monde dans un but : protéger ces terres contre les forces qui les menacent. »

Alexei hocha gravement la tête. Olies enchaîna :

« Nous savons que de violentes batailles se préparent. Mais même pour nous, l’avenir reste flou. Car cet univers a des lois que même nous ne pouvons violer. Nous ne pouvons pas intervenir autrement que via nos Elus. Et la seule chose que nous savons, c’est que ce monde a besoin d’un sang neuf pour le protéger. Alors, nous allons vous confier ce sang nouveau, à vous deux, nos Elus, et à toi, leur gardien, avec la puissance nécessaire pour assurer sa protection jusqu’à ce qu’il puisse agir lui-même, comme Bewan en son temps. »

Meztli se leva lentement et s’approcha de Scalys, pour lui remettre avec un sourire doux et bienveillant ce qu’elle gardait auparavant blotti contre son sein.

Le jeune prêtre réalisa non sans surprise qu’il s’agissait d’un bébé, qui le regarda de ses grands yeux gris argenté et gazouilla en souriant.

« Alexei de Bewan, reprit-elle en tournant ce sourire vers le prince, toi qui ne veux pas être roi, sois exaucé. Voilà Theodora, la nouvelle reine de Bewan. »

Alexei s’inclina :

« Qu’il en soit ainsi. Merci. »

Le sourire de la déesse s’élargit et elle se tourna encore vers Scalys, alors qu’Olies se levait pour venir devant Alexei. Elle posa doucement sa main sur le front de Scalys, lui la sienne sur celui d’Alexei, et ils les bénirent.

« Soyez nos voix dans ce monde, acceptez notre puissance et permettez-nous de veiller sur lui à travers vous. »

Olies regarda ensuite Markus.

« Quant à toi… »

Le dieu guerrier plaqua ses mains l’une contre l’autre et quand il les écarta, une longue épée apparut, enflammée. Il la tendit à Markus qui la prit sans hésiter. Les flammes se glissèrent en lui sans le brûler. Olies reprit :

« Le sang de Bewan a su regagner vigueur en toi, bien plus qu’en tes frères. Continue de garder nos Elus comme tu l’as fait, par le fer et l’esprit. C’est grâce à toi et à tous ceux qui ont su et sauront les soutenir qu’ils pourront aider leur reine à sauver ce qui devra l’être. »

Markus s’inclina :

« Merci de Ta confiance. J’espère que j’en serai digne.

– Ta volonté ne vacillera pas. »

Markus s’inclina encore et Meztli caressa sa louve qui l’avait rejointe :

« Une dernière chose… Rentrez vite à Jayawardena. Le fou qui se prend pour Olies doit être chassé de son temple. Hada va vous ramener dans votre monde.

– Oui, approuva le dieu solaire. Cet homme a menti pour obtenir mon sceptre. Il doit en être banni et mon sceptre revenir à celle qui doit le porter. »

Markus, Alexei et Scalys échangèrent un grand sourire :

« Alors ça, pas de souci ! C’était prévu ! »

Barn Owl, Tyto alba, 4 months old, flying against white background

Les trois voyageurs ne restèrent pas longtemps auprès du couple ducal. Ils le remercièrent un millier de fois et ne prirent que le temps de trouver une nourrice pour Theodora, d’étudier le trajet le plus rapide et ils filèrent, quittant les montagnes pour redescendre dans la vallée, afin de gagner le port de Gory au plus vite. La nourrice s’appelait Maryam, c’était une jeune mère célibataire de 21 ans, heureuse maman d’une autre fillette et bien décidée à être aussi une mère pour ce bébé souriant aux drôles de yeux gris. Ils ne lui en dirent pas plus sur leur réelle identité pour le moment, gardant ça pour la capitale.

Alexei appréhendait, mais ils n’avaient pas le choix : rejoindre Walzburg par la mer était le plus rapide. Le prince devait cependant avoir une bonne surprise : il n’avait plus le mal de mer. Ce qui le mit d’excellente humeur pendant tout le voyage, bienheureux qu’il était d’enfin pouvoir en profiter.

Le Dieu des vents devait avoir envie d’aider les Elus de ses confrères : le bateau atteint Meztlian en un temps record. Après une courte escale, ils repartirent vers Walzburg où ils arrivèrent aussi très vite.

Une fois au port, ils trouvèrent un attelage pour pouvoir, encore, aller rapidement. Alexei et Markus se relayaient pour le conduire. Scalys chevauchait près d’eux, quand il ne tenait pas compagnie à Maryam et aux bébés, dans l’habitacle. Selena, Olia et Orion suivaient. La jument semblait sceptique, mais vivait moins mal le fait que son humain ne reste assis sur cette grosse boite roulante que sur le dos d’un autre cheval, fut-il le père de son poulain.

Theodora était une enfant vive et rieuse. Tout semblait l’intéresser et l’amuser. Déjà persuadé qu’il faudrait la surveiller comme le lait sur le feu dès qu’elle tiendrait sur ses petites jambes, Scalys était heureux que ça ne soit pas encore le cas. Pour l’instant, la fillette gazouillait et s’amusait avec sa grande sœur d’adoption, Sestra, une enfant éveillée aussi, un peu plus âgée, mais plus calme, et aussi Flammèche, qui leur servait souvent d’oreiller, quand pas aussi de duvet.

Sry, pour sa part, les suivait du ciel et semblait s’amuser à trouver de jolies pierres, feuilles ou autres pour les ramener aux enfants, ce qui les occupait aussi.

Lorsque le soir tombait, s’ils n’avaient pas trouvé d’auberge, ils faisaient un petit feu et regardaient le ciel nocturne. Et souvent, lorsqu’elle voyait la lune, Theodora la pointait du doigt en souriant.

« Ma-ma ! »

Ce qui intriguait Maryam et faisaient sourire les autres.

Alexei, peu habitué aux si jeunes enfants, était un peu maladroit au début. Mais, comme ils l’avaient présenté comme le père de Theodora à Maryam, cette dernière s’était mise en tête de lui apprendre, avec patience et douceur, mais sans lui laisser le choix, à s’occuper un minimum de sa fille. Il n’avait pas réussi à résister longtemps, surtout que Theodora savait y faire en lui tendant ses petits bras avec un grand sourire…

Un soir, donc, que le prince la berçait doucement pour l’endormir, au coin du feu, dans une campagne paisible, Markus, qui faisait griller les poissons qu’il avait pêché un peu plus tôt dans la rivière voisine, se pencha pour murmurer à Scalys qui était assis près de lui :

« Attends qu’elle l’appelle ‘’papa’’ et il ne pourra plus rien lui refuser !

– Ouais, faudra le surveiller autant qu’elle.

– Je suis pas inquiet… Inna va être folle de joie, mais ce n’est pas elle que notre petite reine mènera en bateau !

– Ah ça, de ce que je sais de ta femme, j’en doute pas ! »

A nouveau, les paysages défilaient. Même en ligne aussi droite que possible, il y avait de la route.

Un matin, alors qu’ils allaient repartir, heureux de n’être plus qu’à quelques jours de leur destination, des bruits sourds, étranges, leur parvinrent. Comme un grondement lointain ? Alexei et Markus se regardèrent, identifiant ça sans mal, alors que Scalys et Maryam échangeaient un regard inquiet.

« Qu’est-ce qu’ils foutent là ?! » s’exclama Alexei en regardant vers l’est.

Markus avait l’air tout aussi intrigué et mit ses mains en visière en plissant les yeux :

« Houlà, dur à voir d’ici…

– C’est bien une troupe, et elle est nombreuse… Et si près de la capitale, c’est forcément nos hommes… Si une armée étrangère était si près de Jayawardena, on aurait croisé des réfugiés à la pelle.

– Oui, oui, bien sûr… approuva Markus en se grattant la tête. Bon, reste ici avec les autres, je vais aller voir. Ça peut valoir le coup de les rallier, mais il faut savoir ce qui se passe !

– D’accord. »

Markus ne prit même pas le temps de seller Olia, il ne lui mit que son mors, sauta sur son dos et fila au triple galop. Sry, qui était posé sur le toit de la calèche, s’envola pour le suivre.

Sestra, qui était dans les bras de sa mère, agita sa petite main :

« Ovouar Makus ! Ovouar Sy ! »

Scalys, qui portait Theodora, s’approcha de son prince :

« Qu’est-ce qui se passe ?

– Ben, une grande troupe en armes plein est…

– Quoi ? s’alarma Maryam. C’est la guerre ?

– Non, non, se hâta de la rassurer Alexei, souriant. Aucun risque, si c’était ça, on aurait vu des gens fuir depuis des jours. Mais je ne vois pas ce qu’ils feraient ici, ce n’est pas une zone d’exercice…

– Tu penses qu’il aurait pu y avoir d’autres échauffourées à la frontière ? demanda Scalys.

– Ah ça, peut-être. »

Ils attendirent, tout de même vaguement inquiets.

Sry revint le premier et se posa à nouveau sur la calèche, paisible. Rassurés par son calme, ils attendirent et un instant plus tard, virent quelques cavaliers arriver très rapidement, accompagnant Markus.

Le premier d’entre eux, montant un très grand cheval sombre, en descendit d’un bond et Scalys sourit en reconnaissant Adrian, alors que Maryam, impressionnée par sa carrure, resserrait machinalement ses bras autour de sa fille qui cligna des yeux et agita à nouveau sa main :

« Bozour Makus, bozour mossieu ! »

Ce qui fit involontairement glousser sa mère et le prêtre.

Adrian ne les avait même pas vus. Il s’était précipité sur Alexei qu’il étreignit avec un soulagement sans nom :

« Les Dieux soient bénis, vous êtes vivants ! »

Un peu surpris et alors qu’il reconnaissait d’autres officiers, Alexei tapota son dos :

« Euh, oui oui, ça va… Ne t’en fais pas, nous allons bien. Qu’est-ce qui se passe ? »

Adrian le lâcha un peu précipitamment, se rappelant brusquement qu’ils n’étaient pas seuls et surtout que la situation était grave. Il salua Scalys d’un signe de tête, regarda Maryam et les deux bébés en fronçant un sourcil, mais mit ça de côté et se massa les tempes pour chercher comment expliquer tout de façon aussi concise que possible. Markus avait remis pied à terre, il les rejoignit e tenta de le relancer :

« Tu me disais que vous reveniez de l’est ?

– Oui… Oui, oui, approuva le général. C’est le bordel, je vais essayer d’être clair… Après votre départ, comme nous l’avions craint, Danil et les autres ont continué à foutre la merde, discrètement, mais sûrement. Athanaios a veillé sur votre père aussi longtemps que possible, mais des rumeurs de plus en plus folles couraient dans la capitale… On disait que l’épidémie faisait désormais des morts par centaines, qu’on le cachait, mais que ce n’était qu’une question de semaines avant que la capitale soit touchée… Rien n’arrivait, bien sûr, mais les rumeurs s’amplifiaient tout de même… Aussi, ils ont fait courir le bruit que vous étiez morts tous les trois… Qu’Athanaios le savait et avait fait mettre de fausses flammes dans le temple pour tromper le peuple… Certains juraient qu’elles s’étaient éteintes, et on n’arrivait de moins en moins à faire taire les fauteurs de trouble… Là-dessus, votre père a commencé à y croire et Danil et ses alliés à lui dire qu’il devait expier, finir sa vie au fond d’un temple et abdiquer en faveur d’Illia… Il était prêt à le faire quand Athanaios a annoncé à tous la venue de la Grande Prêtresse d’Ometeo, qui venait à leur aide pour les aider à rétablir l’ordre. C’était il y a … uuh, trois semaines ?… demanda-t-il en regardant ses officiers qui opinèrent. Et là bien sûr, nouvelles rumeurs, que c’était une supercherie pour on ne savait pas quoi, mais Athanaios voulait surement maintenir votre père sur le trône pour continuer à le manipuler alors que les Dieux étaient quand même de plus en plus en colère, et blablabla… Les tensions étaient réelles à la capitale, et là-dessus, comme par hasard, on reçoit des nouvelles de la frontière Est, qui serait sur le point d’être à nouveau attaquée par le royaume de Won… Du coup, on avait beau ne pas y croire, on a bien été obligé de quitter la capitale pour aller voir… Rien, bien sûr, mais regardez vous-même le courrier que j’ai reçu de Yui il y a deux jours ! »

Alexei prit la lettre que lui tendait nerveusement Adrian. Il reconnut sans mal l’écriture fine de son maitre-espion : l’Ometa était arrivée à Jayawardena. Athanaios l’avait accueillie avec tout le respect dû, mais la ville était au bord de la l’explosion pure et simple. Sans doute grâce à un sort de magie noir, le ciel s’était couvert et depuis, les suivants des comploteurs disaient de partout que cette femme était une sorcière venue causer leur perte. Athanaios et l’Ometa s’étaient réfugiés au sanctuaire de Meztli, que jusqu’ici, personne n’osait attaquer. Mais ce n’était qu’une question de temps, les provisions commençaient à manquer, dû à des détournements bien préparés. Le blé était stocké en secret, prêt à apparaître « miraculeusement » quand « les hérétiques » seraient tombés.

Alexei se massa le front et tendit le courrier à Scalys, lui prenant par là Theodora des bras.

« Du coup, vous vous doutez bien qu’on a immédiatement fait demi-tour pour rallier la capitale et calmer tout ce petit monde…

– Mais une armée ne va pas assez vite…

– Une armée, non, intervint Scalys avec une froideur qui les fit grelotter malgré eux. Un oiseau divin, si. »

Tous le regardaient sans comprendre, à part Alexei. Ce dernier eut un sourire :

« Oh je vois, monsieur veut se la péter avec ses jolies ailes de glace ! »

Alors que Maryam les regardait avec une stupeur allant crescendo, Scalys sourit aussi :

« Eh oh, on les a pas reçus pour rien, ces pouvoirs ! Adrian a dit qu’on nous croyait morts. Donc, si on revient tranquille l’air de rien, les rumeurs diront qu’on est des imposteurs, ça réglera rien. Par contre, si on débarque à la vue de tous sous nos formes divines, je pense qu’il y a peu de chance que quelqu’un la ramène. »

Adrian, qui n’y comprenait rien, regarda, en pointant les deux hommes du doigt, Markus, qui se marrait et lui chuchota :

« T’’es fais pas, je vous expliquerai… »

Alexei, lui, avait fait la moue.

« Ouais… En fait, ouais, bon plan. Reste que moi, je ne peux pas voler. Tu pourras me porter ?

– Sous ta forme humaine ?… Te fous pas de moi !

– Bien, alors on va faire comme ça ! Adrian, on part devant. Suivez aussi vite que possible. Ordre absolu de protéger à tout prix cette femme et ces deux bébés, continua le prince en montrant Maryam qui ne savait plus où se mettre. Markus va tout vous raconter, nous, on a pas le temps. »

Il leva Theodora jusqu’à son visage pour l’embrasser :

« On doit y aller, ma chérie. On te laisse à tata Maryam et tonton Markus, tu seras sage ? »

Le bébé gazouilla joyeusement. Alexei prit ça pour un oui et la tendit donc à son oncle.

Adrian n’arrivait pas à croire ce qu’il avait entendu, mais il en eu très vite la preuve indéniable…

Pendant ce temps, à la capitale, les choses avaient encore empiré. Terrorisés par ce ciel noir qui ne se levait pas depuis des semaines, effrayés aussi du manque réel de nourriture, la population, à bout, s’était regroupée autour du Sanctuaire, exigeant que le temple leur remette la sorcière responsable de la colère des dieux.

La pauvre garde qui l’encerclait pour le protéger, renforcée de volontaires, dont beaucoup des jeunes orphelins de la Vieille Caserne, peinait de plus en plus.

La grande place qui faisait face au temple, aux portes anormalement closes, était noire d’une foule désespérée, et en son centre, sur la grande esplanade de bois normalement réservée aux prêches ou aux annonces royales, Danil, une torche à la main et pas très bien rasé pour se donner l’air inquiet de tout ça, appelait Athanaios à la raison, le suppliant, par pitié pour les vies des croyants.

Un cri suraigu transperça les tympans de tous quand une chouette effraie gigantesque traversa les nuages, les balayant sans pitié. Terrifiée, la foule resta abasourdie. L’animal fonça pour stopper au-dessus de Danil, battant alors des ailes avec une puissance inouïe, envoyant droit sur lui une bourrasque glaciale qui éteignit sa torche aussi surement que toute sa confiance.

Alors que la lumière du soleil éclairait désormais l’endroit, réchauffant doucement la ville, une petite silhouette bondit du dos de la chouette et, un instant plus tard, ce fut un renard enflammé colossal qui atterrit sur l’esplanade, regardant le grand-prêtre avec une fureur sans ambiguïté.

Sidéré, Danil était incapable de bouger.

Le renard gronda, ses longues queues battant l’air avec force, il se dressa, dépassant très largement celui qui lui faisait face. Beaucoup crurent qu’il allait le dévorer, mais ce ne fut pas le cas. L’animal reprit lentement forme humaine et bien des gens alors reconnurent leur prince, certes nu, certes roux, et couvert de flammes qui ne le brûlaient pas, mais il y avait peu de doute. Certains perçurent même ses yeux incandescents, qui restaient fixés avec colère sur un Danil complètement pris de cours.

Alexei inspira profondément en croisant les bras et en se mettant à taper du pied.

Derrière lui, la foule s’était écartée craintivement quand la chouette avait, somme toute assez tranquillement, fait mine de vouloir se poser. Scalys avait reprit forme humaine juste avant de toucher le sol, sa peau cette fois aussi blanche que tout le reste de son corps, aussi nu qu’Alexei et faisant givrer les flaques voisines. Sry se posa au sol, surveillant les humains qui les entouraient, prêt à bondir sur le premier qui aurait un geste menaçant. Scalys ramassa alors le sac qu’il avait porté dans ses serres pour en sortir ses habits et commencer à s’habiller, alors que sa peau, mais elle seule, reprenait lentement sa couleur normale.

Alexei cessa de taper du pied et déclara d’une voix forte :

« Danil, Grand-Prêtre d’Olies. Ton Oracle a parlé, nous ordonnant d’aller rencontrer les Dieux. Sois heureux. Nous l’avons fait. Définitivement pas grâce à toi et ta bande de traîtres, mais nous l’avons fait. »

Danil secoua la tête pour tenter de se reprendre :

« Par… Par quelle sorcellerie… »

Alexei leva les yeux au ciel alors que ses flammes avaient pris de l’ampleur :

« Danil, par pitié, n’en rajoute pas. Tu es accusé d’avoir fomenté un complot, tenté de nous faire tuer au moins deux fois par les Lames Pourpres, manipulé la foule avec l’aide d’un sorcier pour provoquer ce ciel noir, tout en volant du blé pour provoquer une famine… Et encore, ça, c’est ce qu’on sait pour le moment… »

Alexei fut interrompu par le sac de vêtements que Sry, qui avait donc récupéré l’objet, laissa tomber sur son crâne.

« Eh ! »

Il leva la tête vers le corbeau en se frottant le crâne alors que la foule gloussait malgré elle. Scalys grimpa sur l’esplanade :

« Habille-toi. »

Il alla ramasser le sac pour le lui jeter dans les mains :

« La situation est grave, mais pas au point que toute la capitale soit obligée de voir tes fesses… »

Alexei fit la moue et sortit son pantalon pour l’enfiler, sans que ses flammes ne le brûlent. Il dit plus bas avec une moue boudeuse :

« Moi qui croyais que c’était dans cette tenue que tu me préférais…

– Pas pour ça que j’ai envie que tout le monde en profite. » lui répondit Scalys sur le même ton avec un rapide sourire en coin.

Scalys regarda à son tour Danil :

« Alors, on disait… Ah oui. Les accusations… »

Il posa ses poings sur ses hanches. Danil s’était redressé avec autant de dignité qu’il pouvait, c’est-à-dire assez lamentablement, et les pointa de doigt pour crier :

« Jusqu’où la magie de cette sorcière va tenter de nous tromper ! »

Quelques gardes avaient été discrètement toquer à une des petites portes du temple qui s’était entrouverte. D’autres soldats avancèrent prudemment à travers la foule pour s’approcher de l’esplanade.

Scalys et Alexei échangèrent un regard alors que la foule, désormais plus calme et attentive, ne réagissait pas avec l’agressivité escomptée à cette tirade.

« Il est têtu, hein.

– J’avoue. »

Scalys s’approcha de Danil qui réussit à ne pas reculer et lui dit en tapotant son nez avec son index glacial :

« Dernière chance : tu arrêtes de déconner et on empêchera la foule de te lyncher. »

Comme il s’y attendait, Danil le repoussa violemment :

« Je n’ai pas peur de deux illusions créées par notre ennemi pour nous tromper ! Olies est mon seul guide et je vais… »

Il avait porté sa main à sa poitrine et sursauta quand elle ne trouva rien. Penaud, il regarda. Rien.

Scalys fit tournoyer le médaillon sacré du Premier Serviteur d’Olies dans sa main :

« C’est ça que tu cherches, beau blond ? »

Les gardes regardaient avec calme et gravité Alexei, attendant ses ordres. Le prince avait eu un rapide sourire :

« Arrêtez cet homme. »

Si un murmure traversa la foule, il était plus d’effarement que de colère, désormais. Apprendre ainsi que Danil, qui semblait si récemment encore être leur dernier rempart contre ce qui les menaçait, les avait trompés, semblait même avoir créé ces menaces pour les manipuler, était très choquant pour la plupart. Mais alors que beaucoup ne savaient plus trop quoi penser, le grand-prêtre déchu allait commettre sa dernière erreur.

Sortant un poignard de sa manche, il tenta de se jeter sur Scalys.

Une flèche frappa son épaule, comme envoyée du ciel, et il chuta dans un cri qui tenait plus de la rage que le la douleur.

La foule avait à peine eu le temps de crier d’horreur. Les gardes se précipitèrent et Scalys ne prit que le temps de jeter le médaillon doré à Alexei avant d’aller voir.

Le regard flamboyant du prince fit rapidement le tour des toits environnants et eut un sourire en apercevant la silhouette de Yui derrière une cheminée, ainsi que d’autres, tout autour de la place. Bien.

Pendant que Scalys portait les premiers soins à Danil en sifflotant, parfaitement indifférent à ses injures, le prince inspira un grand coup et leva les bras :

« Peuple de Jayawardena ! Votre peur était légitime, certains ont tout fait pour la nourrir, pour servir des buts bien sombres. L’appel des Dieux, le message de l’Oracle, n’était pas un mensonge. Mais nos ennemis, parmi lesquels le propre grand-prêtre d’Olies, n’y ont vu qu’un moyen de se débarrasser de nous pour augmenter leur puissance et même, prendre le pouvoir !

« Malgré les dangers et les tueurs lancés à nos trousses, moi, Alexei de Bewan, j’ai, avec l’Héritier du Sceptre de la Lune, traversé notre royaume, qui n’est pas, n’a jamais été, le champ de morts qu’on vous a décrit. Jusqu’aux montagnes du Couchant, nous avons voyagé, nous avons cherché les Dieux, et nous Les avons trouvés. Meztli et Olies, continua-t-il en levant son regard vers le ciel, le soleil éblouissant et la lune montante, nous ont accordé Leurs pouvoirs pour continuer à veiller sur ces terres, pour châtier ceux qui avaient violé Leurs lois ! Mais plus que tout, Meztli a accordé Sa grâce à Bewan, en offrant à sa couronne une descendance bénie par Elle.

« Lorsque, ce matin, nous avons su ce qui se passait ici, nous sommes revenus au plus vite, craignant que la violence ne ravage notre cité bien aimée. Sachez que cette enfant est à l’abri et sera bientôt des nôtres. Et que, jusqu’à ce qu’elle ne règne et bien après, jamais, plus jamais, nous ne permettrons que de pitoyables comploteurs ne menacent ainsi la paix et la vie d’aucun de nos sujets, nulle part dans notre royaume ! »

Il y eut un petit flottement avant que des cris de joie ne s’élèvent de la foule. D’abord timides, isolés, ils furent bientôt assourdissants.

Tant et si bien qu’Athanaios, qui venait de sortir par la grande porte du temple, réouverte pendant ce temps, eut un petit rire avant de se tourner vers la grande femme aux fins yeux noirs et à la peau sombre qui était avec lui.

« Ne craignez rien, mon amie. Nos gens sont juste soulagés. »

Elle hocha la tête avec un sourire discret. Grande, digne, vêtue de rouge, noir et or, d’une robe longue aux manches très large, avec sur la tête une imposante coiffe mêlant ces mêmes couleurs et accompagnée d’un tigre, elle sourit, un peu surprise, quand Sry la rejoignit, et tendit une main sur laquelle il se posa.

La foule s’écarta avec respect ou inquiétude alors que les deux religieux rejoignaient à leur tour l’esplanade, suivi donc d’un tigre flegmatique et de quelques autres gardes.

« Eh bien, eh bien, dit encore le vieil homme en montant les quelques marches lentement, en voilà un retour en fanfare. »

Alexei lui sourit et s’inclina :

« Content de vous revoir.

– Moi aussi. Merci de nous avoir ramené le soleil, cette grisaille était très démoralisante… Permettez-moi de vous présenter l’Ometa, Grande Prêtresse d’Ometeo, qui m’a fait l’immense honneur de répondre à mon appel.

– Madame, soyez la bienvenue et toutes mes excuses pour le précédent accueil. »

Le tigre faisait tranquillement le tour de l’esplanade pour flairer tout le monde. Il regarda Alexei, toujours enflammé, avec un air un peu dubitatif, sans l’approcher, pendant qu’elle hochait la tête et répondait avec un accent chantant :

« Ce n’est pas grave. Cela m’aura au moins permis de constater à quel point la corruption avait souillé l’Ordre d’Olies. Mais votre retour va régler ça.

– Nous allons y veiller. »

Scalys, qui avait fini de panser Danil et dont les cheveux et les yeux étaient redevenus noirs dans l’intervalle, les rejoignit :

« Je pense que tu peux éteindre tes flammes, Alexei.

– Ah oui, pardon ! »

Scalys s’inclina à son tour :

« Merci infiniment d’être venue.

– Je vous en prie. C’est mon devoir. »

Avisant Sry toujours posé sur la main de la prêtresse, Scalys lui dit :

« Tiens, mon corbeau vous aime bien, on dirait ? »

Elle sourit à nouveau :

« Oh. Il est avec vous ?

– Oui, d’aussi loin que je m’en souvienne, il a toujours été là…

– Crôa. »

Elle hocha la tête en tendant le bras. Comprenant, Scalys tendit sa main et Sry y revint. Elle dit encore :

« Les corbeaux sont bénis de Cellui que je sers. Je crois qu’Ometeo vous avait béni bien avant Meztli… »

Scalys resta surpris alors qu’Alexei caressait le tigre qui l’avait enfin approché :

« Et sinon vous avez donc des chats géants, aussi, chez vous…

– Ça s’appelle un tigre, lui dit Athanaios. Et celle-là s’appelle Sheranee. »

Alexei hocha la tête et proposa :

« Bien, après cette sympathique fête, si nous allons décortiquer tout ce bazar au calme ? »

Il regarda Yui qui venait sans surprise d’arriver sans être vu juste à côté de lui.

« On peut rentrer au Palais ?

Le maître-espion hocha la tête et répondit avec le plus grand calme :

« Aucun souci, il sera sécurisé d’ici que vous y arriviez.

– Je peux te laisser gérer cette histoire de blé ?

– C’est en cours. Sur ce coup-là, les Loups nous ont précédés, et il semblerait que les boulangers soient en train d’être livrés en farine, comme par magie.

– Parfait. Pas un seul ventre vide d’ici ce soir, je compte sur toi.

– Vous pouvez. Bienvenue chez vous, mon prince ! »

Alexei lui sourit :

« Ah, et merci d’avoir prévenu Adrian, il arrive. »

Yui hocha encore la tête. Il fit signe aux gardes qui tenaient encore Danil, qui râlait un peu moins fort, et leur montra plusieurs autres hommes qui portaient l’insigne des services de police. Ceux-ci allaient prendre l’accusé en charge.

Le petit groupe se rendit donc au palais royal où une ambiance assez étrange régnait. Tous s’étaient plus ou moins enfermés dans leurs appartements, enfin, tous ceux qui n’étaient pas retournés sur leurs terres en prétextant une quelconque urgence nécessitant leur présence immédiate.

Mais pas tout le monde, car Alexei n’avait pas posé un pied hors de la calèche qui les avait transportés jusqu’aux marches qu’ils entendirent un grand cri de joie :

« EXEEEEEEEEEI !!!!! »

Il n’eut que le temps de sauter au sol avant de recevoir son frère qui lui sauta dans les bras.

« Coucou, Illia !

– Exei revnu !

– Oui, je suis là. Tu vas bien ? »

Illia ne répondit pas, mais son immense sourire valait toutes les confirmations du monde.

Leonora, Tatiana et Inna, qui étaient en haut des marches, descendirent alors que Scalys sortait à son tour de la calèche et tendait sa main pour aider son père à faire de même. Sheranee glissa souplement au sol, faisant sursauter les trois femmes, avant que l’Ometa ne descende à son tour.

Alexei ne put étreindre son épouse qu’un bras, car Illia ne voulait pas le lâcher.

« Les Dieux soient loués, vous êtes en vie… soupira Tatiana.

– Markus n’est pas avec vous ? s’étonna Inna.

– Il arrivera d’ici quelques jours avec Adrian et l’armée, expliqua Scalys. Nous avons dû les laisser pour venir plus vite. »

Ils finissaient les présentations lorsqu’ils furent rejoints par Boris d’Oliasburg.

Le duc sembla bien vieilli aux deux voyageurs. Il avait maigri et marchait désormais avec une canne, suivi de près par un serviteur vigilant qui avait également un élégant porte-document en velours sous le bras.

« Je suis heureux de vous revoir, Votre Altesse, et vous aussi, Scalys. J’ai pu assister, de la fenêtre de mon hôtel particulier en ville, à votre retour. J’avoue humblement que cela a dépassé toutes mes espérances, et il me faut vous parler rapidement. Vous aviez compris immédiatement qu’un complot avait été ourdi contre vous, mais vous en êtes venu à bout avec brio. Je vous dois un aveu, je faisais partie de ces comploteurs. J’ai parié contre vous et je n’ai jamais été aussi heureux d’avoir perdu. J’ai là tous les documents nommant les autres et expliquant tout ce qui a été fait. Je les tiens à votre disposition, comme je me tiens moi-même à celle des juges qui seront nommés. »

Un silence surpris lui répondit. Alexei bredouilla :

« Vous, Boris… ? Mais pourquoi ?… »

Le vieux duc sourit :

« Si vous me permettez de m’asseoir, je me ferai une joie de vous expliquer tout cela. »

Installés dans un salon confortable, devant du thé et des biscuits au miel fumant préparés en urgence par les marmitons ravis du retour de leur prince, le petit groupe écouta avec attention le récit du vieil homme.

Enfin, sauf Illia qui trouvait que le « grô saaa / rô cha », Sheranee, couchée au sol, faisait un super coussin pour faire la sieste. Ce qui ne semblait pas déranger ledit coussin.

Boris ne voulait ni richesse ni pouvoir. Il était trop vieux et conscient de la vacuité de tout ça. Mais ce vieux noble vigilant avait constaté avec une préoccupation sincère le délitement du pouvoir royal. La fin de règne très difficile du roi précédent, Piotr sombrant à son tour dans la folie, son épouse démente, son frère violent, son fils ainé, malade dans son enfance et sans descendance, et son second fils, gentil attardé… Boris voyait les vautours qui s’approchaient, prêts à écharper tout pour une miette de puissance. Certes, la royauté tenait bon, mais pour lui, il ne faisait aucun doute qu’elle était bien trop fragile.

Quand Danil, Yvan et les autres l’avaient approché, avec comme but ultime de mettre un roi fantoche sur le trône en la personne d’Illia, avec Yvan à la régence, en se débarrassant au passage de Scalys pour placer une personne plus ouverte à leur vision du monde que lui, Boris y avait vu l’opportunité de tester à la fois l’héritier de la couronne et celui du Sceptre de la Lune, bien jeune et étrange à son goût.

Et lorsque l’Oracle leur avait fourni l’excuse parfaite pour éloigner leurs deux cibles de la capitale, en faisant, pensaient-ils, des proies faciles, lui y avait vu une épreuve. Si les autres comploteurs ne croyaient effectivement pas en la véracité de l’Oracle, lui n’en avait aucun doute. Ainsi avait-il suivi en se disant ceci : s’ils s’en sortent, s’ils parviennent à surmonter cette épreuve, alors lui les reconnaitrait tous deux comme légitimes à leur place et se constituerait immédiatement prisonnier pour mettre à jour l’intégralité du complot.

« Je sais qu’ils ont fait appel aux Lames Pourpres sans avoir plus de détails. J’ai pris mes distances avec eux à ce moment. La magie noire était un seuil inacceptable pour moi.

– Votre nom n’était pas inscrit sur la tablette du golem qu’ils ont fini par nous envoyer, lui dit Alexei.

– Un golem… ? Les fous.

– Je suis… Triste d’avoir à vous placer en résidence surveillée, continua le prince. Mais… Je ne peux que comprendre votre démarche. Notre pays prenait un chemin bien sombre… J’en étais moi-même très inquiet. Merci de votre sincérité et d’avoir noté avec tant de soin les identités et les actions de vos complices… Nous allons nous charger du reste.

– Je vous fais confiance pour ça. »

Lorsqu’Adrian et les autres arrivèrent à la capitale, deux jours plus tard, ils découvrirent avec soulagement une ville calme, apaisée, sous un ciel printanier et serein.

Adrian se fit un devoir d’escorter personnellement jusqu’au palais Maryam et les deux fillettes, ainsi que Markus. Alerté de leur arrivée, Alexei était allé les accueillir et il ne fut pas surpris que ça commence par une petite flèche rousse qui lui bondit dans les bras en ayant sautée de la calèche qui la transportait.

La renarde dans un bras, il étreignit son oncle de l’autre et, devant la timidité de Maryam un peu sonnée d’avoir appris en vrac qui ils étaient et surtout, qui était Theodora, il se hâta de la rassurer : comme nourrice de la future reine, elle était ici chez elle et sous sa protection.

« Vous avez pu calmer le jeu, alors ? demanda Adrian, très heureux de ne pas avoir retrouvé la ville à feu et à sang.

– Oui, oui, ça a été. Tu as vu la chouette de Scalys, moi en renard de feu par-dessus, ça a bien calmé tout le monde.

– Tant mieux… Venez, j’ai une surprise pour vous… »

Intrigué, Alexei le suivit à quelques pas de là. Le voyant, Selena trotta vers lui, de charmante humeur et suivie d’un petit poulain très vif.

« Elle a mis bas dans la nuit… C’est une petite femelle. »

Alexei avait souri et flatta sa jument :

« J’espère que niveau tempérament, elle tiendra plus de son père, mais elle est très jolie. »

Et sans surprise, Selena piaffa.

« Mais si, moi aussi je t’aime… »

L’Ometa logeait au Sanctuaire. Comme son rôle l’exigeait, puisque de nombreux religieux, dont un grand-prêtre et plusieurs hauts-prêtres, étaient compromis dans le complot, elle suivit l’instruction de très près et fut très impliquée dans toute la partie religieuse et magique de l’enquête.

Danil fut destitué immédiatement pour avoir porté une arme et voulu s’en servir, ce qui était un crime impardonnable. L’Ordre fut vite débarrassé des personnes problématiques, soit qu’elles fussent arrêtées, soit qu’elles redevinssent très rapidement respectueuses des règles, et sans réelle surprise, les élections organisées en urgence virent cette fois Olga, la prêtresse auparavant évincée par Danil, sans doute à coup de pots de vin, élue à une majorité écrasante.

Le Solstice d’été, quelques semaines plus tard, fut sa première grande cérémonie officielle. En présence de l’Ometa, d’Athanaios et de Scalys, de la famille royale, Olga remplit son rôle avec piété.

Cette cérémonie fut aussi la première apparition en public de la petite Theodora, qui séduisit tous ceux qui la virent, et la dernière de Piotr. Définitivement perdu, le roi abdiqua, du moins officiellement, en faveur de la fillette, nommant Alexei à la régence, un peu plus tard dans l’été, avant d’être confié à un monastère de Medeina situé plus au nord, réputé pour la qualité des soins qu’on y prodiguait aux malades. Alexei l’y accompagna en personne. Il espéra qu’en ce lieu sain, loin du pouvoir, l’âme de son père pourrait s’apaiser.

Côté civil, les services de Yui furent comme toujours excellents. Officieusement aidés par la Meute, un peu chauffée par le fait qu’on ait ciblé un des leurs en la personne de Scalys, en plus fils adoptif de Pavel, le second de la Guilde, ils parvinrent à débusquer tout le monde, même ceux qui avaient tenté de fuir sous un faux nom à l’autre bout du pays, et les Lames Pourpres furent aussi très sévèrement réprimées.

Scalys, donc, avait retrouvé sa ville et ses pères avec bonheur. Mais il ne perdait pas le nord et dès qu’il eut confirmation que Natasha était d’accord pour continuer les recherches sur la maladie, il lui envoya quelques anciens malades souffrant des même séquelles qu’Alexei avant eux. Rapidement, Scalys reçut une lettre lui confirmant que plusieurs n’en souffraient plus, sans qu’on ait pu identifier pourquoi, mais il y avait bien quelque chose là-bas qui guérissait. D’autres malades furent alors envoyés en secret pour mener des études plus poussées, pendant qu’en ville, Scalys poursuivait ses propres tests avec des remèdes ramenés des montagnes qui montraient aussi des résultats très encourageants.

Des mois plus tard, Natasha lui enverrait une lettre lui annonçant qu’ils avaient enfin mis le doigt dessus. A force de tout chercher et recouper, ils avaient découvert que c’était le lait des chèvres qui, sous forme de fromage ou juste en le buvant, semblaient guérir les malades. Cet aliment, sous toutes ses formes, était le plus banal pour eux. Il était vraiment exceptionnel de croiser quelqu’un qui n’en consommait pas dans ces régions. Mais il semblait bien les avoir protégés de la maladie et pouvoir en guérir les séquelles. Scalys fit venir des chèvres et leurs laitages, couplés aux potions de plantes qu’il avait déjà mis au point pendant ce temps, permirent bien aux personnes touchées de guérir vite et sans séquelles.

La maladie ne devait bientôt plus être qu’un mauvais souvenir, tout comme le complot. Son procès, pour retentissant qu’il fut, fut aussi plutôt bref considérant le nombre d’accusés, tant les résultats de l’enquête laissaient peu de place au doute et au débat.

L’Ometa resta jusqu’au bout, car responsable de l’application des peines prononcées contre les religieux et les sorciers. Si les premiers furent envoyés en pénitence sur des îles désertiques pour expier leur faute, les seconds, par contre allaient être envoyés dans un lieu bien plus sécurisé pour neutraliser leurs pouvoirs.

Ceci fait, la Grande-Prêtresse rentra chez elle, loin à l’est.

Et la paix régna à nouveau au Royaume de Bewan.

Epilogue

 

Un beau jour d’automne, un peu après ses 43 ans, Alexei chantonnait en remontant un grand couloir du palais, de charmante humeur, en lisant un rapport sur l’enrichissement de la péninsule et en particulier du Duché de Gory, dû à l’augmentation des ventes de ses fromages de chèvre dans tout le royaume.

Il n’en revenait toujours pas que ça soit ça qui l’ait guéri, mais c’était pourtant vrai et, à la réflexion, vu le nombre de tartines de chèvre-miel qu’il avait mangées là-bas, les indices concordaient de longue date.

Il eut un petit sursaut en voyant passer une petite flèche noire qui alla se tapir derrière un meuble alors qu’une comtesse arrivait, furieuse :

« Votre Altesse !

– Oui, bonjour… ?

– Ce maudit renard a encore uriné sur ma robe !

– Ah.

– C’est la troisième fois cette semaine !…

– Hm, hm. »

Alexei alla voir derrière le meuble et se pencha pour attraper par la peau du cou un jeune renard noir qui couina avant de le prendre dans ses bras pour le caresser.

« Méchant Onyx.

– Wif !

– T’as pas honte ? C’est pas comme ça qu’on t’a élevé.

– Wif wif !

– Combien de temps allez vous encore nous imposer ces fauves pleins de puces !

– Oh, non, pas encore le bain… »

La comtesse fulminait, mais devant l’indifférence du régent, elle serra les poings et partit d’un pas rageur se plaindre ailleurs.

Alexei continua à câliner un peu le petit renard :

« Ça ne se fait pas de faire pipi sur les comtesses. On te l’a déjà dit. Même celles qui ne t’aiment pas. »

Un discret raclement de gorge lui dit relever la tête. Yui le regardait avec un sourire.

« Oui ?

– Navré d’interrompre cette violente et nécessaire remise au point, je venais vous informer que le roi de Kartagi et les siens venaient de passer les portes de la ville.

– Ah, ça y est ?

– Oui oui, Adrian les a récupérés en route, du coup l’embuscade prévue a sans surprise échouée, et les voilà.

– Parfait ! Largement à temps pour le dîner !

– Oui, ça aurait été dommage qu’ils ratent ça.

– Je vais aller chercher tout le monde pour aller les accueillir.

– Je vous en prie. Prévoyez deux couverts de plus, par contre. »

Alexei fronça un sourcil, mais Yui n’eut pas le temps de s’expliquer, car Scalys arriva, accompagné d’un vieux prêtre de Sarruma à peine plus blanc que dans ses souvenirs.

« Chayne ?! Qu’est-ce que vous faites-là ? » s’écria Alexei avec un grand sourire.

Toujours aussi paisible et souriant, le vieux prêtre s’inclina en écartant les mains :

« C’est un plaisir de vous revoir, Votre Altesse. »

Alexei le rejoignit :

« Pas de ‘’votre altesse’’ entre nous, mon ami ! Quelle improbable nécessité vous a fait venir ici ? Je ne peux pas croire que vous ayez quitté vos montagnes pour la balade !

– Non, vous me connaissez bien, même si, de fait, la balade en question a été très enrichissante. Je n’avais même jamais vu la mer… Être entouré d’une immensité vide et plate est très surprenant quand on est habitué aux montagnes.

– Je vous crois tout à fait.

–Pour vous répondre, c’est une demande de mon Ordre à la Couronne… Comme tout le monde sait que je vous connais, nous nous sommes dit que venir vous voir en personne serait encore le plus simple. »

Alexei hocha la tête :

« Pas de souci, nous verrons ça et, euh, bonjour, Scalys.

– Ah ben quand même ! » fit semblant de grogner l’Elu de Meztli.

Désormais âgé de 33 ans, Scalys avait toujours d’aussi longs cheveux et demeurait imberbe. Il avait par contre un peu grandi et forci. Et Alexei en était toujours aussi amoureux. La réciprocité ne s’était jamais démentie, mais leur capacité à se chipoter non plus.

« Oui, pardon… C’est juste que te voir ici est moins surprenant que notre ami… Ça va ? ajouta le régent en lui faisant les yeux doux.

– Oui, oui, c’est ça, noie le poisson… Il paraît que les Kartagites arrivent ?

– Ah oui, exact !… Je devais aller chercher notre petite reine et ses mamans pour venir les accueillir, d’ailleurs… Faites-moi plaisir, joignez-vous à nous !

– Oh, je ne veux pas déranger, répondit Chayne.

– N’essaye même pas, lui dit Scalys, avisant Sry qui venait de rentrer par une fenêtre voisine. C’est perdu d’avance… »

Amusé, Chayne hocha la tête.

« Bien, bien, je ne vais pas vous forcer à me supplier.

– Merci, c’est gentil. »

Voyant que Yui attendait toujours sagement, Alexei reprit :

« Il y avait autre chose ?

– Non, non.

– Parfait, alors je te laisse aller vaquer à tes occupations. Tu sais où me trouver si besoin.

– N’en doutez jamais. »

Yui s’éclipsa. Alexei fit donc signe aux deux religieux de le suivre. Scalys tendit la main à Sry qui vint s’y poser, avant de le porter à son épaule.

Chayne remarqua :

« Vos petits amis à plumes et fourrures se portent bien, à ce que je vois. Flammèche a eu des petits ?

– Oui, mais ça va, elle n’en fait pas trop souvent… Celui-là, c’est Onyx, il est né au printemps. En fait, la plupart vivent en semi-liberté dans le parc. Il n’y a que Flammèche et quelques autres qui s’aventurent dans le palais. »

Ils sortirent justement dans le parc et y trouvèrent Flammèche en train de jouer avec Illia, non loin du reste de la famille, qui observait avec attention Theodora qui apprenait à faire du cheval sur le dos de Solia, la pouliche de Selena. Comme l’avait espéré Alexei à sa naissance, elle tenait plus de caractère posé de son père, même s’il ne fallait pas l’énerver.

Markus tenait la longue bride, faisant faire des cercles à la jument, au pas, et Theodora se tenait bien droite sur sa selle. Alexei posa Onyx au sol et le renardeau courut vers sa mère. Le voyant, Markus arrêta la jument et s’approcha pour la flatter.

« On s’arrête ? demanda Theodora.

– Oui, regarde. Papa arrive. »

Alexei attrapa la demoiselle ravie :

« Tu as vu tu as vu !

– Oui, c’est bien. Tu as beaucoup progressé. »

Leonora, Tatiana et Inna les rejoignirent. Alexei leur présenta Chayne qui s’inclina poliment, et avec tout ça, il était plus que temps d’aller accueillir leurs invités.

Alors qu’Alexei, Theodora toujours dans les bras, lui rappelait avec douceur qui étaient ces derniers, Scalys l’expliqua un peu plus précisément à Chayne. S’il connaissait bien sûr l’existence d’autres peuples, le vieux montagnard en avait rarement vus. Scalys était d’ailleurs, jusqu’à son départ pour le continent, la seule personne à la peau noire qu’il avait connue. Il avait été émerveillé, durant son bref voyage, de découvrir justement la variété de ses semblables.

Ils devisaient donc là dessus en attendant l’arrivée de leurs hôtes.

« … Vraiment ? s’étonna Chayne. L’Ometa pensait que tu pouvais être un enfant de son peuple ?

– Métissé, mais oui… lui répondit Scalys. Sa peau était un peu plus sombre que la mienne, mais sinon, y avait, comment dire, des similitudes… Et le fait que je sois selon elle protégé par Ometeo, à cause de Sry, l’intriguait beaucoup. On a manqué de temps pour en parler, mais si j’arrive un jour à aller la voir, on pourra peut-être éclaircir ça.

– C’est une grande chance d’avoir pu la rencontrer. »

Ils durent en rester là sur le sujet, car le cortège royal, escorté à la fois par la garde kartagite et Adrian et une quinzaine de membres de ses troupes d’élite, dont un certain Kirill, auquel Alexei n’aurait désormais plus pu mettre la pâté aussi facilement à l’épée que dans l’arène dix ans plus tôt, arriva. Le carrosse s’arrêta devant eux et un serviteur très droit alla ouvrir la portière.

Sayf descendit en premier, visiblement épuisé, mais souriant. Il s’était un peu arrondi, mais à part ça, il semblait égal à lui-même. Alors que le héraut l’annonçait très formellement, Theodora s’avança, lui fit une jolie révérence à laquelle il répondit en s’inclinant lui-même.

« Votre Altesse Sayf de Kartagi, c’est pour moi, Theodora de Bewan, un grand honneur de vous recevoir ici. Soyez les bienvenus.

–- Merci, Votre Majesté. »

Ces formalités accomplies et alors que Ghada approchait avec ses jumeaux un peu intimidés, la petite reine prit la main de Sayf :

« Bon, viens maintenant, Papa était content de te voir… »

L’ensemble de l’assistance retint un fou-rire ou se figea, outrée, au choix, mais Sayf lui-même ne se formalisa et la laissa le mener à Alexei qui lui serra la main avec force :

« Effectivement content de te revoir, mon ami.

– Moi aussi, Nahla, moi aussi.

– Vous devez être épuisés.

– Oh que oui…

– Il y a un bon repas ! dit encore Theodora. Et on a préparés de belles chambres !

– Merci beaucoup. »

Alors que Scalys allait saluer Sayf et Ghada, Chayne, resté près de Markus et d’Inna, leur dit :

« Notre petite reine est bien sympathique.

– C’est un amour, approuva Inna. Elle aime tout le monde !

– Par contre, niveau protocolaire, ajouta Markus, elle épuise tous ses professeurs.

– Je vois ça… sourit encore le vieux prêtre.

– Pas d’incidents diplomatiques majeurs pour l’instant, cela dit. »

La soirée se passa très agréablement.

Le dîner fut délicieux, puis, laissant les enfants jouer avec Illia et quelques renards, sous la surveillance de Maryam, qui n’était que rarement loin de sa reine et avait d’ailleurs emmené sa fille pour jouer avec eux ce soir-là, et Inna, les autres adultes s’assirent pour deviser plus calmement. Scalys servit d’interprète entre Chayne, Leonora, Tatiana et Ghada, car la souveraine du lointain sud parlait, malgré ses efforts, encore assez mal leur langue. Assez érudite sur la médecine de son pays, par contre, elle se montra très intéressée par leur conversation et l’histoire du fromage de chèvre.

A côté de ça, Markus et Alexei parlait avec Sayf de la situation à Kartagi.

Ce dernier les rassura, son pouvoir était désormais bien ancré. Reprendre le trône n’avait pas été une partie de plaisir, mais il avait pu bénéficier, en plus de leur soutien, de celui d’une bonne partie de l’armée excédée des abus de son frère et du peuple, pas beaucoup plus bienveillant envers lui. Le ménage avait été un peu long, et les premiers traités qu’ils avaient signé cinq ans plus tôt, un peu fragiles, mais tout allait bien désormais et ceux qu’il était venu négocier à présent seraient plus intéressants.

Un moment plus tard et alors que ces dames étaient parties coucher les enfants, Alexei rejoignit Scalys qui avait ouvert une fenêtre pour laisser sortir Sry.

« Dis-moi, toi… dit tendrement le régent en enlaçant discrètement le prêtre. Tu restes, cette nuit ?

– Pfff…

– Allez siteupléééé ? »

Scalys eut un petit rire en se tournant :

« T’as été sage ?

– Très !

– Pour de vrai ?

– Oui ! J’ai incendié aucun ambassadeur débile et j’ai même pas été piquer de biscuits au miel dans les cuisines, cette semaine !

– T’es sérieux ?… Même pas un biscuit ?

– Pff, pas eu le temps… T’imagines pas le bordel que c’est de préparer une réception somptuaire pour la visite d’un roi étranger, même un vieil ami…

– Ah oui, le bal de demain…

– Voilà. »

Scalys caressa son visage et l’embrassa doucement :

« Pôv petit régent… Il a pas eu ses biscuits au miel…

– T’as vu comme ma vie est dure ?

– Ah oui, vraiment, j’ai mal pour toi.

– Tu restes me consoler, alors ? » couina Alexei avec de grands yeux suppliants.

Scalys sourit :

« Ah ben va bien falloir. »

Ils s’embrassèrent encore, Alexei un peu trop passionné, ce qui força Scalys à poser un doigt gelé sur ses lèvres en l’écartant :

« Eh doucement, on est pas encore tous seuls, petite bouillotte.

– C’est pas gentil de refroidir mes ardeurs !

– Garde-les pour tout à l’heure.

– Tu perds rien pour attendre… Je vais te faire fondre !

– Des promesses, toujours des promesses ! »

Promesse qui fut tenue, cela dit.

Dans la grande chambre qu’Alexei occupait désormais, tout était calme, au matin. Les deux hommes dormaient encore, Alexei blotti contre le flanc de Scalys, lorsqu’une petite main entrouvrit la porte pour laisser entrer une renarde et un corbeau. Si le second se contenta de venir se poser sur le grand lit, la première y sauta plus joyeusement, en glapissant, et courut se frotter à Alexei qui couina en la repoussant :

« Oh bon sang, c’est pas vrai… »

Un petit rire se fit entendre.

« Laisse-moi deviner, Thea, c’est l’heure de déjeuner… ? » demanda Scalys en bâillant.

Deux petits yeux argentés jetèrent un œil à l’intérieur :

« Oui ! Et tonton Markus il a dit qu’on avait le droit de manger toutes les crêpes si vous veniez pas !

– Ah ça, c’est fourbe… commenta le prêtre en s’étirant.

– Bon, d’accord, va leur dire qu’on arrive, ma chérie… dit Alexei qui se débattait toujours avec une Flammèche bien trop réveillée pour lui.

– D’accord ! »

La porte se referma et Alexei soupira :

« Bon sang, mais comment elle peut avoir autant d’énergie…

– Wif !

– Et ça vaut pour toi aussi ! »

Scalys s’assit :

« Tu as mal dormi ?

– Non, juste pas assez.

– Je t’ai dit que trois fois, ça suffisait…

– Hm hm, t’as pas résisté longtemps à mes contre-arguments…

– C’est vrai qu’ils étaient convaincants.

– Merci.

– Et pour une fois que ta bouche servait à autre chose que raconter n’importe quoi… »

Alexei eut un immense sourire en pointant son érection matinale :

« C’est moi ou tu es partant pour un cinquième… ?

– …

– Alleeeeez ?

– Je veux pas t’entendre si y a vraiment plus de crêpes. »

Alexei jeta sans pitié la couverture sur la renarde et le corbeau :

« Promis ! »

 

FIN

 

(13 commentaires)

  1. Merci pour cette jolie fin et j’ai eu du mal à retrouver comme il n’y avait pas d’image la dernière partie, mais une fois fait, fin très sympathique, merci!

  2. Merci et l’histoire que Sonya lit ressemble à Alexei en version féminine on dirait! (alors pour laisser un commentaire, les nom mail et site sont écrits en blancs sur fond blanc)

    1. @Pouika : Il est possible qu’il y ait un rapport. 😉 Merci de suivre ! 🙂
      (Merci du toyo, je vais faire remonter à mes responsables techniques lol).

  3. Merci pour ce début d’histoire ! Intéressante et hâte de voir où tu vas nous emmener ?
    juste dans les règles il est écrit “HE”, est-ce pour “Happy Ending” ?

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