Au-delà des menhirs [Nouvelle pour mes 41 ans/Anniversaire du site/Halloween 2022]

Synopsis : Ankh, guerrier-mage de l’Ordre de Donoma, est envoyé dans un village perdu, au nord d’un pays où la plupart des siens sont esclaves, pour résoudre une curieuse histoire de meurtre  et de disparition d’enfants par une créature démoniaque…. Accompagné de son fidèle loup de guerre Amarok, le jeune homme aura fort à faire, entre le racisme et les secrets de lieu, pour dénouer cette affaire…

 

Au-delà des menhirs

Nouvelle pour mes 41 ans – Avril 2022

Elle m’appelle… Je le sais, je le sens au plus profond de moi… Elle m’appelle, je dois la rejoindre…

Alors j’y vais…

J’entends la voix de ma mère, paniquée, mais elle est si lointaine…

Je marche sans hésiter, je ne vois plus les étals du grand marché autour de moi, ni tous les gens qui sont là, les Sénons, riches ou pauvres, à la peau pâle, aux cheveux souvent clairs, nos maîtres à nous, les Kémis, avec notre peau sombre et aux cheveux noirs. Je crois que certains m’insultent d’aller ainsi sans faire attention à eux, que d’autres s’écartent craintivement.

Peut-être est-ce que je leur fais peur, un si petit enfant kémi aux yeux gris allant ainsi, sans hésitation, ça n’est pas banal.

Ma mère me suit, crie mon nom, et derrière elle, plus loin encore, ce sont notre maîtresse et sa fille qui hurlent.

Mais je dois y aller…

J’arrive devant les portes du grand temple. Il est immense, surtout pour l’enfant que je suis. Pourtant, elles s’ouvrent devant moi et j’entre.

Il y a des gens, ma mère entre à ma suite, mais moi, je souris en La voyant.

La grande statue de la Déesse, au centre du temple demi-circulaire.

Une femme immense, ses bras tendus, mains ouvertes vers le ciel, au visage doux et aux yeux clos.

Je m’avance vers Elle sans me rendre compte de ce qui se passe autour de moi, de ma mère qui me suit tant bien que mal, des autres personnes qui retiennent nos maîtresses, jusqu’à ce que ma mère ne crie d’effroi : les yeux de la statue se sont ouverts, scintillants, et je tends les bras pour accueillir leur rayon de lumière lorsqu’il se pose sur moi…

Des cris me réveillent en sursaut, me sortant de ce rêve, de ces vieux souvenirs…

Je me redresse.

Ma peau sombre me le paraît plus encore sur les draps blancs du grand lit où je me trouve et je mets un instant à me souvenir d’où je suis.

Ah oui. Alon. Ce petit village perdu au nord-est du royaume de Seno, où mon ordre m’a envoyé résoudre une curieuse histoire de disparitions d’enfants…

Les cris ne se sont pas calmés, dehors, et je me lève tout de même pour aller voir, ouvrant la petite fenêtre de ma chambre.

Je souris.

C’est Amarok qui a alarmé les locaux en s’installant pour dormir au soleil dans le jardin qui entoure le petit manoir royal dans lequel nous sommes logés et où nous sommes arrivés dans la nuit.

Pas que ça m’étonne de mon grand loup de guerre, après ce voyage et la pluie qui nous a accompagnés un moment… Mais j’ai un petit sourire, son espèce n’a pas l’air très connue dans ce coin perdu au milieu des forêts…

Derrière le muret, c’est une petite foule affolée qui crie à tout va :

« C’est le monstre !

– Il est dans le jardin royal !

– Où est Annick ? Et Metig et Solen !

– Il les a dévorés !…

– Où est Duncan ! Appelez la garde ! »

Je m’accoude à la fenêtre, amusé. Amarok a tourné une oreille sans bouger. Mon compagnon gris et blanc doit être parfaitement réveillé, mais il ne bouge pas. Il doit se dire que vu la panique ambiante de l’autre côté du muret, une flèche perdue serait vite arrivée…

Je vois la brave dame qui nous a accueillis cette nuit, Annick, sortir en courant de la maison et rejoindre le portail, sous l’œil effaré ou effrayé des autres :

« Houlà, qu’est-ce qui se passe ?! Qu’est-ce que vous faites tous là à crier ?… »

Il va falloir que je descende me présenter à ces braves gens… J’entends une femme paniquée crier à ma brave hôtesse de les rejoindre en lui montrant le grand loup qui n’a toujours pas bougé, que la vieille dame regarde. Elle ne semble vraiment rien comprendre à ce qui se passe.

Je referme la fenêtre et m’habille rapidement : la tenue de mon ordre, qui se compose dans mon cas d’une longue tunique noire fendue sur les côtés à partir de la taille, sur un pantalon de même couleur. Sur la poitrine est finement brodé notre signe : la flamme de notre déesse. La mienne est argentée.

Je passe à mon cou le petit médaillon doré en forme d’étoile à sept branches, avec en son centre sa pierre grenat, enfile mes bottes, prends ma ceinture à laquelle est accrochée mon épée et je descends.

Je noue ma ceinture à ma taille en traversant la grande pièce principale qui donne dehors, avec sa grande cheminée dans laquelle brûle un bon feu. Au-dessus de lui, la marmite fume et une bonne odeur s’en dégage, mais je ne prends pas le temps de m’y intéresser plus. Je longe la grande table de bois et ouvre la porte, décidé à désamorcer le malentendu avant que mon compagnon ne finisse en descente de lit, mais la grave Annick essaye visiblement de calmer la foule qui est plus silencieuse. Je regarde à gauche. Amarok n’a pas bougé, mais il est évident pour moi que le grand loup ne dort pas et écoute très attentivement ce qui se passe.

La foule s’écarte quand une voix forte leur ordonne.

Un homme arrive, blond cendré d’une cinquantaine d’années, mal rasé et aux traits anguleux, portant une belle armure de cuir de l’armée régulière du pays et une épée, et suivi de deux gardes plutôt chichement équipés, de plastrons usés et de vieilles lances. Si eux se figent en voyant Amarok, l’un pointant carrément sa lance, ce n’est pas son cas. Lui sursaute juste avant d’écarquiller les yeux de surprise.

« Oh ?

– Ah, Duncan ! s’empresse Annick, toute paniquée, vous voilà enfin… »

La même femme paniquée saisit le bras du dénommé Duncan pour s’écrier :

« Capitaine ! Le monstre est là !… Qu’est-ce…

– Du calme, du calme ! » lui dit l’homme, rassurant.

Il se tourna vers la foule et cria d’une voix forte et autoritaire :

« Écoutez-moi, tous ! Cette créature n’est pas le monstre ! C’est un loup de guerre de l’Empire ! C’est une espèce intelligente, liée de longue date aux elfes, à l’armée impériale et à l’Ordre de Donoma ! J’ai combattu à leurs côtés, vous n’avez rien à en craindre ! »

Amarok lève enfin la tête en bâillant, faisant malgré tout crier de peur quelques personnes à la vue de ses crocs.

« Eh bien quel accueil, soupire-t-il de sa voix grave en se levant. Moi qui craignais de m’ennuyer ici… »

Il s’ébroue.

Je souris rapidement alors que la foule regarde cette fois avec une stupeur teintée d’effroi mon compagnon.

Duncan lui jette un œil, souriant, avant de reprendre avec la même autorité :

« Sa présence ici prouve que notre appel a été entendu, notre roi nous a envoyé de l’aide. »

J’ai encore un sourire avant de m’avancer :

« Effectivement… »

Ils me regardent, à nouveau surpris. Annick me sourit :

« Ah, seigneur Ankh ! Ce vacarme vous a réveillé ? »

Je lui souris aussi alors qu’Amarok, auquel j’arrive à peu près au garrot, me rejoint :

« Comment a dormi mon petit chevaucheur ?

– Bien, mais pas assez… Enfin, ça fera pour aujourd’hui. »

Je lève le bras pour flatter son flanc :

« Et toi ?

– Bien, bien… Dormir au sec près d’un bon feu après notre voyage, c’était parfait. »

La populace me regarde avec stupeur, à part le fameux Duncan et bien sûr Annick, alors que son fils Metig et sa bru Solen arrivent en courant à leur tour. Ils devaient être dans le parc. J’ai cru comprendre qu’il était assez grand, autour du petit manoir.

La tradition veut que chaque localité du royaume ait un logement royal. Dans les faits, le roi ne vient bien sûr pas partout, surtout dans ces petits villages perdus des forêts du nord, mais c’est la certitude que tout envoyé officiel soit logé dans un endroit sûr, où qu’il aille.

Ce qui est mon cas, puisque c’est suite à une demande royale envoyée en urgence, par ses mages, à notre empereur, que ce dernier a fait appel à mon ordre, qui m’a donc mandaté.

Je rejoins Annick et n’ai aucun doute sur le fait que Duncan connaît mon ordre. Son regard est passé sur mon médaillon et mon insigne, il hoche la tête et me salue avec un respect que je sens tout à fait sincère :

« Un jeune maître de l’Ordre de Donoma… Soyez le bienvenu et merci aux vôtres d’avoir répondu à notre appel.

– De rien, il est de notre devoir de venir en aide aux populations de l’Empire comme de ses royaumes vassaux. Je m’appelle Ankhtifi, mais par facilité pour vos gosiers, vous pouvez m’appeler Ankh.

– Soyez les bienvenus, répète-t-il. Je suis Duncan, le chef de la garde d’Alon. Ancien capitaine de l’armée royale. Je suis à votre disposition pour… »

Nous sursautons tous lorsqu’une autre voix, un homme apparemment furieux, l’interrompt violemment :

« QU’EST-CE QUE C’EST QUE CETTE MASCARADE ! »

C’était trop beau…

Amarok plisse les yeux alors que le nouveau venu approche, la foule s’écartant craintivement sur son passage et le soupir de Duncan en dit aussi long que son regard blasé :

« Ronan, bonjour. »

Mais le nouveau venu l’ignore et vient se planter devant moi. La quarantaine un peu dégarnie, très mince, presque maigre, il suinte tellement la haine et le dégoût qu’il ne fait guère de doute que seul le muret l’a retenu de me saisir au col (enfin, d’essayer, vu comme il a l’air totalement inconscient d’à qui il s’adresse) :

« Qui es-tu, toi, et où est ton maître ?! »

Je caresse le flanc d’Amarok pour l’apaiser, le connaissant assez pour savoir qu’il peut très vite sortir de ses gonds lorsqu’on m’insulte :

« Je n’ai de maîtresse que ma déesse Donoma. À qui ai-je l’honneur ? »

L’homme fulmine, mais Duncan se place à ses côtés pour me répondre :

« Ronan est le maire du village, Seigneur Ankh. Et aussi le père de la première victime du monstre… »

Je hoche gravement la tête. Si je ne peux que compatir à la douleur de cet homme, son racisme visible envers moi risque de ne pas aider.

« Toutes mes condoléances. » lui dis-je donc, tout en étant certain de sa réaction.

Et ça ne manque pas, il explose :

« Un Kémi ?! Un Kémi et un chien ? C’est ça qu’on nous envoie ?! »

Je n’ai pas le temps de retenir Amarok. Mon loup se dresse, bondissant pour poser ses pattes avant sur le muret et rugir :

« QUI tu traites de chien, humain ?! Je suis Amarok le Véloce, chef de clan parmi les miens ! J’ai traversé trois guerres et tu oses me traiter de chien ?! »

Beaucoup se sont écartés en criant, dont Ronan et Annick. En fait, seul Duncan n’a que sursauté. Je retiens un nouveau sourire.

Le chef de la garde se masse les tempes et inspire avec humeur avant de regarder mon loup :

« Seigneur Amarok, je vous demande de pardonner à mon maire… La douleur l’égare et comme il n’est quasi jamais sorti d’ici, il ignore beaucoup du monde qui l’entoure. Notamment sur l’ordre de Donoma et les vôtres.

– Soit, gronda Amarok en redescendant près de moi, mais que jamais personne ici ne s’avise à insulter à nouveau ni moi, ni mon chevaucheur, ou vous connaîtrez ma colère.

– Je pense que tout le monde a compris… »

Le regard du vétéran fit le tour des personnes présentes.

« En tout cas, tout le monde est prévenu. »

Je hoche la tête en caressant encore le flanc du grand loup pour l’apaiser et Duncan confirme qu’il n’est pas un idiot lorsqu’il reprend avec fermeté, visiblement tout à fait conscient que sa parole a, pour l’instant j’espère, bien plus que poids que la mienne :

« Les loups de l’empire d’Ahelmil sont une race noble et leur puissance au combat a sauvé nos troupes à nos nombreuses reprises, tout comme les armes et la magie des Élus de Donoma. Quoi que vous en pensiez, et même si c’est un Kémi, cet homme est un maître de l’Ordre, un guerrier-mage spirite et s’ils nous ont été envoyés tous deux, ce n’est pas un hasard et encore moins une injure, au contraire, insiste-t-il en regardant sévèrement Ronan que le coup de force d’Amarok semble avoir momentanément calmé. L’Ordre de Donoma n’a plus à faire ses preuves, pas plus que ses membres. »

Je suis un peu surpris. Non pas que cet homme connaisse mon ordre et ne remette pas en cause ma parole d’en faire partie, mais qu’il le connaisse assez pour avoir identifié ma classe à mon médaillon.

Amarok hoche la tête à son tour. Il regarde Ronan et lui lance, goguenard :

« Qu’est-ce que tu t’imaginais ? Qu’Ankh était un esclave en fuite, que j’avais accompagné après qu’il ait tué son maître pour prendre sa place ? Comme si j’allais laisser un pitoyable meurtrier grimper sur mon dos ! »

J’ai un sourire et croise les bras :

« Bien. Le malentendu étant dissipé et puisque je crois savoir que les choses pressent, pourrais-je avoir plus d’informations sur ce qui se passe ?

– Bien sûr… Nous pouvons voir ça pendant que vous mangez, puisque vous vous réveillez juste, si j’ai bien compris ?

– Vous avez bien compris.

– Bien, alors si vous le permettez ?

– Le plus tôt sera le mieux. »

Duncan hocha la tête et regarda un de ses deux soldats :

« Va prévenir Youen et Ganaelle. Ronan, continua-t-il pour le maire, si vous ne souhaitez pas brasser tout ça et que vous préférez que je lui explique… ? »

Ronan nous regarde l’un l’autre. Il est toujours en colère, visiblement, et son dégoût envers moi n’a pas l’air d’avoir diminué d’un brin. Il tremble et crache :

« Je vous laisse gérer ça. »

Il tourne des talons et la foule s’écarte à nouveau craintivement sur son chemin, jusqu’à une jeune femme rousse qui, elle, reste sur son chemin en le regardant avec froideur. Il ne lui fait face qu’un instant, avant de céder et de la contourner en pestant.

Le soldat a filé et la femme s’approche. Tous la regardent avec respect. Duncan lui sourit :

« Dame Dara, bonjour.

– Bonjour, Capitaine. On m’a dit que l’envoyé du roi était là ?

– Oui, ma dame. Maître Ankh, Seigneur Amarok, je vous présente Dame Dara, la fille du défunt maire du village.

– Mes respects, ma dame, la salué-je et Amarok hoche la tête.

– Soyez les bienvenus. Merci de votre aide, nous dit-elle, visiblement plus intriguée qu’autre chose, elle. J’espère que vous allez pouvoir régler cette affaire…

– Nous allons faire au mieux… »

Elle hoche la tête et Metig, le fils de notre hôtesse, ouvre le portique à Duncan. Ce dernier ordonne à son second soldat d’attendre là son collègue et qu’ils les rejoignent avec les personnes que l’autre est parti chercher dès leur arrivée.  

Il entre et nous suit à l’intérieur avec Annick, Metig et Duncan. La double porte est assez large et la pièce assez haute et vaste pour qu’Amarok se joigne à nous. Solen retourne dans le jardin.

Annick coure vers la marmite, mais rien n’a brûlé.

 Le grand loup va se coucher dans le coin, près du feu, et le capitaine et moi nous asseyons, moi en bout de table et lui à ma gauche, non loin de lui. Metig va dans une autre pièce pendant que sa mère remue son ragoût. Duncan soupire avec lassitude :

« Vraiment désolé pour Ronan. Je ne pense pas que l’idée qu’un Kémi puisse ne pas être esclave l’avait même effleuré un jour…

– Oh, ne vous en faites pas, lui réponds-je avec un geste apaisant de la main, ce n’est pas la première fois qu’on me prend de haut, surtout dans votre royaume…

– J’imagine… Merci d’être venu si vite.

– De rien, remerciez les mages qui nous ont téléportés, même si notre temple le plus proche d’ici est à la capitale et qu’il nous a fallu presque cinq jours pour vous rejoindre… »

Il hoche gravement la tête :

« Je sais que vous avez fait au mieux. Votre culte est encore bien peu présent chez nous et nos prêtres incapables d’utiliser vos sorts… Les superstitions ont la peau dure, surtout dès qu’on s’éloigne un peu de la capitale ou des grandes villes…

– Nous avons eu des interactions très intéressantes avec quelques-uns de vos concitoyens en route… lui dit Amarok. Assez pour vous inciter à acheter suffisamment de vivres pour voyager en évitant au maximum d’en croiser d’autres avant d’arriver. »

Duncan a un petit rire :

« J’imagine ça sans mal…

– Alors, pouvez-vous nous dire de quoi il en retourne ?

– Il y a deux lunes, au sortir de l’hiver, le fils de Ronan n’est pas revenu de la forêt, au nord, lors d’une partie de chasse… Ils étaient partis à cinq, ils se sont dispersés pour encercler une biche, ils n’ont pas eu la biche et ils sont revenus à quatre, très tard dans la nuit, car ils avaient passé un moment à le chercher. Bien sûr, dès qu’il l’a su, Ronan est venu m’ordonner de partir immédiatement à son secours… Mais il faisait nuit noire, nouvelle lune en plus, et son fils et ses amis étaient partis alors que je leur avais déconseillé, à défaut de pouvoir le leur interdire, car ils avaient tous plus de 20 ans… Et de toute façon, Alan était un jeune idiot qui n’en faisait qu’à sa tête, son père cédait à tous ses caprices…

« Bref, j’ai refusé de partir tout de suite, c’était absurde. Par contre, j’ai tout organisé pour qu’on parte dès l’aube, avec suffisamment de monde et surtout d’équipements et de chiens… Mais nous avons eu beau y passer la journée, nous n’avons rien trouvé. Ronan était fou… Il a fallu le ramener de force au village lorsque la nuit a commencé à tomber… Il voulait qu’on y retourne avec des torches, que tout le village s’y mette… Ça a été des heures de disputes et la menace de l’enfermer pour qu’il se calme… Contrairement à ce qu’il pense, je n’ai aucun ordre à recevoir de lui.

« On était tous tristes pour lui, hein, et pour le gosse… Enfin, plus ou moins, mais on comprenait… Sa femme est morte en couche et Alan était son seul fils…

 « Le lendemain, les villageois devaient reprendre leur travail, on ne pouvait pas les mobiliser plus… Après, il y a eu deux jours de pluie, qui ont fait des dégâts sur la digue… Alors Ronan avait beau continuer à crier, j’ai donné la priorité à ça, hors de question de risquer que les champs soient inondés. Du coup, Ronan a négocié je ne sais quoi avec Youen, l’exploitant de la mine, pour qu’il lui prête des esclaves pour continuer les fouilles dans la forêt… Je ne sais pas ce qu’ils ont magouillé, ça ne me regardait pas. Youen lui a lâché une dizaine de gars, ils ont cherché encore des jours, toujours en vain. Je ne suis intervenu que quand un s’est tué en tombant d’une ravine… Esclaves ou pas, il est interdit de mettre les gens en danger et là, c’était clair que, fou de rage comme il l’était, il allait tous les tuer à la tâche… »

J’écoute sans l’interrompre.

Depuis que le royaume de Seno est devenu vassal de l’Empire, les lois sur l’esclavage se sont considérablement durcies. Multiethnique et égalitaire dans ses plus anciens fondements, l’Empire, s’il n’a pas pu tout simplement interdire l’esclavage en Seno, a tout de même resserré plus que sévèrement l’étau. Il est ainsi interdit de maltraiter un esclave ou de le tuer sans procès, ainsi que de séparer un enfant de moins de 15 ans de ses parents. On ne peut plus non plus les faire travailler plus de douze heures par jour, dix pour les travaux pénibles.

Ces lois ont eu, et ont encore parfois, malgré qu’elles aient près de vingt ans, beaucoup de mal à passer auprès de ceux qui ont bâti leur richesse sur l’exploitation sans contrainte de leurs semblables, principalement mon peuple, et encore plus dans des zones isolées où le contrôle royal est très faible.

Pas que tout ceci m’étonne de Ronan, de ce que j’ai vu de lui, ni d’un propriétaire de mines, surtout si celle-ci tourne principalement avec des esclaves.

Duncan continue :

« De toute façon, Youen lui-même ne pouvait pas le laisser blesser ou tuer ses esclaves… Alors les recherches se sont arrêtées.

– Pourtant, vous parlez bien d’Alan au passé et vous n’avez dit qu’il était la première victime. J’en conclus que vous avez retrouvé son corps ?

– Oui, si on peut dire, et c’est là qu’on a compris qu’on avait affaire à un monstre ou un démon… À la nouvelle lune suivante, le corps d’Alan a été retrouvé tout près du village, enfin, ce qu’il en restait : un corps décharné, presque une momie, dont le cœur avait été arraché depuis peu… »

Amarok hoche la tête alors que Metig vient poser des couverts devant moi.

« Ça sent la magie noire.

– Oui, c’est bien pour ça que j’ai aussitôt prévenu les autorités et qu’elles vont ont envoyés… Sauf qu’entre temps, un deuxième enfant a disparu…

– Vous avez envoyé chercher un Youen et une Ganaelle ? C’est le Youen de la mine ?

– Lui-même. C’est leur fils Ewan qui a disparu il y a neuf jours, à nouveau à la nouvelle lune… Un gamin de 15 ans, cette fois… Même chose, parti en forêt avec une amie… Ils avaient ordre de ne pas s’éloigner et de revenir dès la tombée de la nuit, mais la pluie les a bloqués, enfin c’est ce qu’on pense, car la fillette est rentrée seule… En état de choc, impossible de lui arracher un mot depuis…

– Cet Ewan, c’est quel genre d’adolescent ? demandé-je.

– Orgueilleux, vu la richesse de ses parents, mais plus bête que vraiment méchant… »

On frappe et la porte s’ouvre sur Solen qui porte un panier de linge, elle est suivie par le soldat qui était parti, qui accompagne une femme bien en chair d’une trentaine d’années, bien vêtue, mais aux traits tirés et très anxieuse.

Même si elle semble sceptique en me voyant, Duncan l’accueille avec un sourire bienveillant.

« Ah, Ganaelle, bonjour. Merci d’être venue si vite. Je vous présente Ankh, de l’Ordre de Donoma, et Amarok, son loup de guerre. Ils sont là pour nous aider à résoudre notre affaire. »

Si la femme a tremblé en voyant Amarok, elle se reprend comme elle peut et hoche la tête avant de s’approcher.

« Bonjour, nous salue-t-elle, se voulant digne, mais il n’échappe sûrement pas à grand monde à quel point ses mains tremblent. Merci d’être venus. »

Solen sort par le fond avec son linge, le soldat reste debout près de la porte et Metig apporte cette fois du thé et pose deux verres, un devant moi et un devant Duncan. Annick, qui a fini de touiller sa marmite, lui ordonne d’en apporter une troisième :

« … Tu ne vas pas laisser madame Ganaelle mourir de soif ! » lui houspille-t-elle, nous faisant sourire, Duncan et moi.

Metig file et je fais signe à la nouvelle venue de s’asseoir à ma droite.

« Je ne fais qu’accomplir mon devoir, madame. Merci de vous être déplacée, votre époux ne vous a pas accompagnée ?

– Je l’ai envoyé chercher, répond-elle en s’asseyant sur le banc. Il est à la mine. »

Je hoche la tête :

« Le capitaine me disait que votre fils de 15 ans, Ewan, avait disparu il y a neuf jours ?

– Oui… »

Ses mains tremblantes se tordent sur la table. Metig revient poser un verre et nous sert du thé à tous trois, ainsi que des œufs au lard fumants et du pain, à moi.

« Il était seul avec une amie, c’est ça ?

– Une cousine… Pauvre petite Maelle… Elle est rentrée terrorisée… Mais mon Ewan… »

Elle tremble plus fort, ose à peine me regarder, bafouille :

« Est-ce que… Vous croyez qu’il est vivant… ? »

J’échange un regard avec Duncan avant de commencer à manger.

« Si nous partons du principe que c’est la même créature que celle qui a tué le jeune Alan qui a capturé votre fils, et si Alan a été gardé une lune entière avant d’être tué, il y a des chances, oui, pour que votre fils soit en vie. »

Duncan opine du chef à son tour. C’est logique… Si les deux affaires sont bien liées.

« Je pourrais le savoir en pratiquant un rituel, si vous le permettez, ajouté-je entre deux bouchées, la faisant sursauter avant qu’elle ne demande avec empressement en se penchant vers moi :

– C’est vrai ?!

– Oui, c’est assez simple, le temps de préparer le filtre adéquat, et il me faudra un peu de votre sang et de celui de votre époux… Enfin, si vous êtes tous les deux ses vrais parents ? »

Elle sursaute à nouveau, outrée cette fois, avant de s’écrier :

« Qu’est-ce que vous voulez dire ?! »

Je la coupe calmement, car même Duncan, qui buvait son thé, a froncé un sourcil :

« Ce n’est pas un enfant que vous avez adopté ? »

Comprenant cette fois que je ne l’accuse de rien, elle se calme :

« Non ! C’est notre fils…

– Et c’est votre seul enfant ?

– Oui…

– Alors, il n’y a pas de souci, la rassuré-je.

– Mais vous ne pouvez pas faire ça immédiatement, avec mon sang ? Il vous faut absolument celui des deux parents ? »

Je comprends son angoisse et son besoin d’avoir une réponse au plus vite, mais je dénie du chef en plantant ma fourchette dans un morceau de lard :

« Le filtre doit reposer quelques heures et si le sang d’un seul parent suffit, il marche mieux quand il y a les deux. »

Elle frémit, mais ne peut rien répliquer, même si je sens qu’elle voudrait.

Je continue l’interrogatoire avec le même calme, en sauçant mon assiette :

« Pourquoi votre fils et sa cousine ont été dans la forêt ? Après ce qui c’était passé, ajouté-je en regardant Duncan, les gens continuaient à y aller tout de même, surtout des enfants seuls ? »

Si elle tremble, au bord des larmes, rongée par la culpabilité, le capitaine hausse les épaules :

« J’avais déconseillé, mais impossible de l’interdire, je n’ai que cinq soldats ici et ils ont autre chose à faire que de surveiller une zone bien trop vaste, de toute façon. Après, en journée, il n’y a pas eu de souci… Alan comme Ewan ont disparu de nuit. »

Je hoche à nouveau la tête en croisant les bras avant de regarder à nouveau Ganaelle pour répéter ma question :

« Vous savez ce que votre fils et cette petite voulaient y faire ? »

Elle se tort les mains avant de dénier du chef et de bredouiller :

« Non… Je l’ignore… »

Un silence suit. Elle tremble, n’ose pas croiser mon regard, et je sais qu’elle ment… Mais je n’y peux rien et décide de laisser ça de côté pour le moment. J’ai fini mon assiette, je bois mon thé avant de regarder à nouveau Duncan :

« Bien, je vais préparer le filtre et j’aimerais voir cette fillette, si possible ? La magie mentale n’est pas ma spécialité, mais j’ai quelques bases… Je peux tenter de l’apaiser, c’est un témoin important… Et si je peux aussi rencontrer les jeunes gens qui accompagnaient Alan ?

– Je vais voir ça. » me répond le capitaine, grave, avant que des coups violents à la porte ne nous fassent tous sursauter.

Duncan fait signe à son soldat d’ouvrir, il s’exécute immédiatement et est bousculé par un grand homme fort et furieux. Ganaelle se pétrifie en le voyant. Il est plus âgé qu’elle, plus gris que brun et son regard sur moi n’est pas sans me rappeler celui d’un certain Ronan.

Ce n’est pas une surprise quand Duncan nous présente :

« Seigneur Ankh, voici Youen, le père d’Ewan et propriétaire de la mine. »

Amarok reste très vigilant, mais il n’a pas bougé. Je ne sais pas si notre nouvel invité l’a vu… Son regard haineux est fixé sur moi quand il avance pour s’arrêter derrière son épouse terrifiée.

« Je prenais Ronan pour un fou, mais il n’a pas menti ! » crache-t-il enfin.

Je retiens Duncan d’un geste avant de regarder Youen :

« Un souci ? »

Je n’ai pas l’habitude de chercher la bagarre, mais le racisme de ces idiots risque d’être une sérieuse entrave à mon enquête si je ne les recadre pas tout de suite.

Il répond en contenant bien mal sa colère :

« Le roi nous méprise au point de nous envoyer une sous-race de Kemi et je devrais… »

La pointe de mon épée sur sa gorge lui soupe la parole.

Tout le monde sursaute, car personne ne m’a vu dégainer et pour cause, à ce jeu-là, même un minister comme je le suis n’est pas un débutant. Je me lève sans bouger ma lame et réplique d’un ton glacial :

« Je suis Ankhtifi, Minister, c’est-à-dire Maître Apprenti, de l’Ordre de Donoma, mage spirite et guerrier. Je suis là pour sauver votre fils, je ne l’ai pas choisi, j’obéis aux ordres de notre Prêtresse. Je me moque de ce que vous pensez de moi et de mon peuple, mais je vais vous dire deux choses.

« La première, c’est que si votre haine vous aveugle au point que vous essayiez de m’empêcher de faire ce pour quoi je suis là, c’est votre fils qui en paiera les frais. Alors si vous tenez un minimum à le retrouver en vie, pour peu que ça soit encore possible, je vous conseille de foutre votre racisme dans votre poche, de m’aider, et vous pouvez transmettre la consigne à votre ami Ronan, si lui ne veut pas que son malheur en frappe d’autres.

« La seconde, et personne ici n’a intérêt à essayer de la vérifier, c’est que les Élus de Donoma sont un seul corps, et que toucher à l’un de nous, c’est nous déclarer la guerre à tous. Si quoi que ce soit m’arrive dans ce village, mon ordre, tous ses membres, n’auront de cesse de traquer les coupables jusqu’à ce leur vengeance soit accomplie et croyez-moi, personne, jamais, ne nous a échappé. »

Il a pâli et tremble désormais plus de peur que de colère alors que je demande :

« C’est assez clair pour vous ou vous voulez servir d’exemple quant à ce qui se passe lorsqu’on insulte un Élu de Donoma ? »

Il recule en levant les mains, tremblant toujours et Duncan, qui s’est repris, soupire :

« Je vous confirme que les Élus de Donoma ne plaisantent pas lorsqu’on essaye de s’en prendre à un des leurs, Youen. Et autant vous prévenir aussi, dit encore le capitaine en se levant, que si qui que ce soit ici joue à ça, il ne faudra pas compter sur moi pour l’aider… »

Amarok ricane et en le voyant, Youen pâlit encore, pour peu que ça soit possible, alors que je rengaine mon épée :

« Vous ferez bien, Capitaine, vous ferez bien… Il serait bon que personne ici ne confonde mon Chevaucheur avec un esclave ou une cible… »

Je regarde Youen et reprends, à nouveau calme :

« Votre épouse m’a dit ne pas savoir ce que votre fils faisait dans la forêt, vous le savez, vous ? »

Il jette un œil à sa femme qui a frémi et répond, adouci, mais toujours de mauvaise humeur :

« Non. J’étais à la mine ce jour-là, je ne l’ai pas vu avant qu’il parte. »

Je suis certain qu’il ment, lui aussi, mais je hoche à nouveau la tête. Cette histoire me semble peu claire, mais ma seule priorité est de sauver cet enfant, si je le peux encore, et d’arrêter la créature qui s’en est prise à lui et au jeune Alan.

Je laisse donc encore couler et lui explique le filtre et la nécessité pour moi d’avoir un peu de leur sang, à son épouse et lui. Il a l’air incrédule, sans doute pense-t-il que je vais en profiter pour l’ensorceler ou que sais-je, mais le regard suppliant de son épouse le fait grimacer. J’ajoute donc :

« Comme je le disais, le filtre a besoin de reposer quelques heures, il sera donc prêt dans la soirée. Nous pourrons y mêler votre sang ce soir et il devrait pouvoir nous répondre au plus tard demain matin.

– Comment ça marche, votre truc ? grogne Youen, pas convaincu.

– Je sais m’en servir, pas le reste, désolé. Je peux juste vous dire que c’est un filtre basique que nous utilisons pour retrouver un disparu et qu’il est fiable… Pour ce qui est du ‘’comment’’, ce n’est pas à moi qu’il faut demander. Je suis un spirite, pas un alchimiste. 

– Et c’est quoi, ça, un ‘’spirite’’ ?

– Un spécialiste des esprits et des démons… Bref, quelqu’un de possiblement capable de venir à bout de la créature qui pose souci ici, ou au moins de l’identifier pour appeler à l’aide si elle est trop costaude pour lui seul. »

Duncan contourne la table pour venir se planter devant Youen :

« Nous viendrons vous voir ce soir avec le filtre, s’il est prêt. »

Ganaelle se lève, visiblement faible sur ses jambes. Je regarde la capitaine avant de renchérir :

« Tout à fait. Et si quoi que ce soit vous revient d’ici là, n’hésitez pas à me la faire savoir. Je vais aller voir cette fillette en attendant… »

Amarok se lève en bâillant et dit :

« J’ai faim… Il y a du gibier dans votre forêt ?

– Il y a des biches et des cerfs, oui, lui répond Duncan. Essayez de ne pas tuer une femelle pleine, nous avons eu des pertes cet hiver… Et ne dépassez pas le mur de menhirs, nous n’avons pas le droit d’aller au-delà.

– C’est noté, et j’essayerai de me contenter d’un vieux mâle. Ankh, tu sauras m’appeler si besoin.

– Bien sûr, ne t’en fais pas. Et toi, ne te mets pas en danger. Si tu sens quoi que ce soit de louche, rentre en vitesse. Bonne chasse, vieux frère. »

Le soldat lui ouvre la double porte en essayant de ne pas trop montrer sa peur. Mon grand loup sort et s’ébroue avant de filer vers le nord.

Je souris à Duncan, un peu gêné :

« Désolé, il n’a pas mangé de viande fraîche depuis notre départ de votre capitale, ça doit commencer à sacrément lui manquer.

– Je préfère qu’il mange un vieux cerf à un des villageois. » me répond avec un sourire Duncan.

Youen et Ganaelle repartent et je regarde Annick, qui a tout suivi dans rien dire, et Metig qui débarrasse la table :

« Je vais aller chercher mon sac là-haut… Annick, j’aurais besoin de deux bols, dont un avec une braise, s’il vous plaît.

– Bien sûr ! Je vous prépare ça tout de suite. »

Je la remercie d’un hochement de tête et remonte rapidement. Solen est en train de refaire mon lit quand je rentre dans la chambre. Nous sursautons de concert et elle s’excuse. Elle qui a eu si peur en voyant Amarok lorsque nous sommes arrivés cette nuit, épuisés… Elle l’a bien vite adopté, lui proposant même de lui installer un tapis près de la cheminée pour qu’il soit mieux… Je lui souris :

« Il n’y a pas de mal, merci beaucoup.

– Vous avez bien dormi, avant que ce raffut ne vous réveille ? me demande-t-elle gentiment.

– Très bien. Après ce voyage, un vrai lit est une bénédiction… Nous avons eu presque trois jours de pluie sur les cinq du trajet entre Seno et ici… Ça a été un peu fastidieux, du coup.

– Houlà, oui, heureusement que vous n’avez pas attrapé mal !

– Notre Déesse nous protège. »

Je vais chercher dans mes sacs les ingrédients qu’il faut pour le filtre.

« Je n’ai pratiquement jamais quitté Alon, soupire-t-elle en lissant mes draps. Le plus loin que j’ai été, c’est à un grand temple au sud d’ici, à deux jours de voyage, lorsque j’ai épousé Metig… Nous avons fait un pèlerinage pour demander aux Dieux de bénir notre union… J’ai du mal à imaginer à quel point le monde est vaste… Vous venez de l’Empire ? Vous n’avez pas le moindre accent…

– Je suis né dans votre pays, tout au sud, au bord de la mer, dans un port qui s’appelle Gurvan. Je l’ai quitté lorsque j’avais quatre ou cinq ans, lorsque Notre Déesse m’a marqué. J’ai été emmené au Grand Temple de Donoma, le cœur de l’Ordre… Je l’ai assez peu quitté… J’ai été une fois ou deux à la capitale, Ewald, mais c’est une ville bien trop immense… Je ne m’y suis jamais senti à l’aise… »

Je sors mon petit pilon, deux fioles et trois sachets avant de me redresser.

« Metig a l’air d’être un brave homme.

– Oui, il est très gentil… Je suis très heureuse de l’avoir pour époux ! »

Son sourire est radieux et contagieux, je lui souris donc en retour.

« C’est bien, vous faites un beau couple.

– Merci ! »

Elle a fini. Elle replie ma tenue de nuit en soupirant :

« Quand je pense qu’avant nos noces, Ronan voulait absolument que j’épouse Alan… »

Je reste surpris :

« Son fils ?… Mais il n’était pas bien plus jeune que vous ?

– Oh si, et bien trop orgueilleux ! Mais son père voulait surtout récupérer la gestion de la maison royale… Voyez-vous, notre rôle est héréditaire… Comme celui de maire, d’ailleurs… Ronan n’a pu l’obtenir que parce que notre ancien maire, Kelwin, est mort sans fils. Mais Dame Dara a déposé une requête auprès du roi pour en hériter malgré tout… Nous attendons, Ronan a dû mal à imposer son autorité… Déjà parce qu’il est violent, pingre et que peu de monde l’aime, et ensuite parce que nous attendons tous la décision du roi… Aucune loi n’interdit à une femme de devenir mairesse, c’est juste rare… Et de toute façon, maintenant que Ronan n’a plus de fils, son autorité est encore affaiblie, puisqu’il ne peut plus se targuer d’assurer sa descendance, alors que Dame Dara a encore bien des années pour avoir des enfants, même si elle n’est pas encore mariée. Après mes noces, il a tenté de lui faire épouser son fils, d’ailleurs… En vain aussi ! Dame Dara n’est pas du genre qu’on force à quoi que ce soit ! »

Je me souviens bien de cette jolie rousse et de la façon dont elle a clairement refusé de céder le passage à Ronan. Je comprends mieux pourquoi…  

« Je crus comprendre, oui… Bien, merci pour le lit et je dois redescendre, j’ai un filtre à préparer !

– Oh, désolée si je vous ai retardé !

– Pas de souci ! À tout à l’heure ! »

Je redescends. Duncan s’est rassis à la table où Annick a tout posé. Le soldat est parti et Metig n’est pas là, j’entends par contre du bruit dehors. Ma brave hôtesse me regarde, interrogative, et je lui souris en posant les ingrédients près du bol vide.

« Merci, c’est parfait.

– Vous voulez rester seul ?

– Pas nécessairement, mais évitez de me parler, ça peut exploser si je me trompe dans les proportions… Rien de spectaculaire ni de grave, mais j’ai peu d’ingrédients, je ne peux pas trop risquer d’en gaspiller. »

Tous deux opinent du chef, sérieux, et je ne mets à l’œuvre.

La formule n’est pas si compliquée, il faut juste faire les choses très précisément.

Je commence donc par écraser la braise avant de recouvrir la poudre incandescente du liquide d’une des fioles. Une douce odeur s’élève avec la fumée. Puis dans l’autre bol, je mélange deux pincées d’une poudre, quatre d’une autre, avec vingt-sept gouttes de la seconde fiole. J’attends que ça soit bien homogène dans ce bol-ci, avant de le verser dans le premier. L’odeur se fait un peu plus âcre. Je laisse cette fois les deux se mêler d’eux-mêmes et lorsque le tout ne fume plus, je saupoudre doucement de la dernière poudre.

Je prends le bol et respire pour m’assurer, à l’odeur, que tout est bon, puis je vais doucement le poser au bord de la cheminée.

« Voilà, maintenant, il faut laisser reposer bien au chaud… Lorsqu’il commencera à briller, ça sera prêt. »

Duncan fait la moue alors qu’Annick reste impressionnée :

« J’ai vu ma femme confectionner des potions et des onguents plus complexes, mais je vous fais confiance…

– Votre femme ? le relancé-je, curieux.

– Edwin. Elle est médecin.

– Oh, je vois… »

Je me redresse :

« Bien, si nous allions voir cette petite Maelle ? »

Duncan se lève :

« Je vous guide. »

Annick me demande s’ils doivent m’attendre pour déjeuner. Je fais la moue à mon tour.

« Mangez quand vous aurez faim, je ne sais pas pour combien de temps j’en ai. Je mangerai seul et plus tard si besoin, ça ne me gêne pas. Ne changez pas vos habitudes pour moi. »

Elle semble un peu surprise, mais répond :

« Bien… À tout à l’heure, alors. »

Duncan me tient la porte et nous sortons tous deux. Il fait un soleil radieux. Je jette un œil à mon compagnon :

« Vous savez que vous n’êtes pas obligé de m’escorter, hein ?

– Oui, oui, mais si vous le permettez, je préfère. Les gens ici me connaissent des Kémis que les esclaves de la mine ou les quelques autres que les plus riches ont… Ma présence vous évitera d’avoir à négocier avec eux, ou pire, à la moindre requête… Et de vous à moi, cette histoire ne me dit rien qui vaille… J’ai vu des horreurs pendant la Grande Guerre de l’Est… Les sorciers ennemis invoquaient parfois des démons monstrueux… Et je n’ai aucune envie de revivre ça ici, surtout sans armée ! »

Il a dit ça en ouvrant le portail et je ne peux que compatir :

« Mon père m’a parlé de ce conflit… Amarok aussi d’ailleurs, il a été du siège d’Ewald…

– J’en ai entendu parler, moi j’étais plus au sud. Quand vous dites votre père… ?

– Mon père adoptif, Sarus, le Grand Régent de mon ordre.

– Ah, mais c’est vous ? »

Il sourit, plus joyeux, alors que nous commençons à marcher dans la très large allée qui mène au village tout proche.

« C’est moi quoi ?

– Le Kémi que Sarus a adopté ?

– Je suis si connu que ça ? »

Je glousse à mon tour alors que nous atteignons la première maison. Globalement, le village est propre et les maisons solides et en bon état. Peu se distinguent des autres. Quatre, pour être exact, que je devine être celle de Dara, de Ronan et de Youen. La quatrième doit être la caserne et il y a aussi le temple local, qui me semble bien petit.

« J’en ai entendu parler, admet-il, mais non, tout Seno n’en parle pas, rassurez-vous.

– Sarus m’a adopté quand il a épousé ma mère… C’était sept ans après qu’il nous ait emmenés au Grand Temple, après que Notre Déesse m’ait marqué…

– Puis-je vous poser une question indiscrète ?

– Poser, toujours.

– J’ai vu beaucoup de Kémis pendant que j’étais soldat… À la peau plus ou moins sombre, mais tous avaient les yeux noirs.

– Effectivement, et je les ai gris. Qu’en concluez-vous ?

– Que vous êtes un métis. Ce n’est pas si rare, mais même eux gardent les yeux noirs, la plupart du temps…

– Encore exact. Mon vrai père était un Sénon.

– Il est mort ?

– Je n’en sais rien et pour tout vous dire, je n’en ai rien à faire. Ma mère était son esclave et il se plaisait apparemment beaucoup en sa compagnie… Lorsqu’elle m’a eu, j’étais son seul fils. Son épouse légitime n’avait pu lui donner qu’une fille et nous haïssait pour ça… Lui aurait pu affranchir ma mère, en faire sa concubine, m’adopter, mais c’était un lâche et un idiot. Il ne voulait pas froisser la richissime famille de sa femme, alors il n’a rien fait, il continuait de s’amuser avec ma mère tout en laissant sa femme et sa fille nous maltraiter… J’étais tout petit et pourtant, je m’en souviens, c’est vous dire… De ma mère en haillons forcée d’accompagner ses maîtresses au marché où elles trouvaient toujours des choses lourdes à lui faire porter pour le plaisir de la battre lorsqu’elle en faisait tomber… Jusqu’au jour où Ma Déesse m’a appelé…

– Je serai ravi d’entendre la suite, mais nous arrivons.

– Ah, parfait. 

– L’avantage des petits villages…

– J’aurais moi aussi des questions à vous poser.

– Pas de souci, nous verrons ça lorsque vous aurez vu Maelle. »

Il frappe à la porte d’une maison simple, sans étage, et un instant plus tard, un grand adolescent efflanqué à l’air un peu éteint nous ouvre :

« Ah, b’jour, Capitaine Duncan… Vous cherchez vot’e femme ? Elle est près de Maelle…

– Salut, Pierrik. Non, je ne la cherchais pas, mais tant mieux si elle est là. Tu n’es pas aux champs ?

– Si si, j’y r’tourne, j’passais chercher une bêche, celle du père s’est cassée… répond le gamin en nous montrant l’objet.

– Je vois, salue-le de ma part.

– Sûr, j’y manquerai pas ! »

 Il file, non sans me jeter un regard circonspect, et nous entrons. Duncan connaît les lieux, je le suis à travers une pièce avec une grande table et une cheminée. Il y a une porte sur le côté et deux au fond, il frappe à celle de droite et un instant plus tard, c’est une femme au visage défait, épuisée, aux yeux rougis de larmes, qui nous ouvre. Elle sursaute en voyant Duncan qui lui sourit, navré. Il s’excuse, nous présente, je la salue, puis il explique le pourquoi de notre venue et malgré son appréhension manifeste, elle se pousse pour nous laisser entrer.

La chambre est claire, grâce à une fenêtre. Il n’y a qu’un lit simple sur lequel une toute jeune fille est couchée, recroquevillée, le regard vide.

Assise près d’elle, une femme plus âgée, un peu grisonnante, elle a les cheveux mi-longs et les sourcils froncés. Elle lève la tête et paraît surprise :

« Duncan ? Qu’est-ce que tu fais là ?

– J’accompagne l’enquêteur que nous a envoyé le roi, il a souhaité voir Maelle… »

Il se pousse et je m’avance :

« Madame, mes respects…

– Oh ? »

La doctoresse semble surprise, mais rien de plus.

« Un Élu de Donoma ? Le roi ne se moque pas de nous…

– Oui, j’ai été content de le voir, aussi, approuve Duncan. Seigneur Ankh, mon épouse, Edwin. »

Son nom ne l’avait laissé penser, mais son léger accent me le confirme. Cette femme vient de l’Empire.

« Soyez le bienvenu, Seigneur Ankh, me dit-elle. Vous vouliez interroger Maelle, j’imagine ?… Malheureusement, comme vous le voyez, elle ne sort pas de son état de choc… Mes potions sont parvenues à calmer ses cauchemars, mais je ne parviens à rien de mieux… »

J’hoche la tête et viens m’accroupir au bord du lit pour tendre ma main au-dessus de la tête de notre malade. J’entends sa mère retenir un cri et je devine que Duncan l’a empêchée d’avancer.

Je ferme les yeux et me concentre.

Comme je le pensais, la peur la dévore et c’est ça qui la paralyse. Quoi qu’elle ait vu, il faut commencer par la libérer de ça. Je rouvre les yeux et regarde l’épouse de mon garde du corps improvisé :

« Dame Edwin, je pense que je peux la ranimer, mais il faudrait que vous ayez une potion pour l’apaiser… Son traumatisme ne va pas disparaître comme ça.

– J’ai ce qu’il faut dans mon sac.

– Parfait, alors ne perdons pas plus de temps… »

Je referme les yeux et me concentre.

Ça ne tarde pas. J’entends la mère crier à nouveau, et cette fois, c’est de force que Duncan doit le retenir et je sais bien pourquoi. Si moi, je sens la peur quitter le corps de cette pauvre enfant pour venir autour de ma main, ce qu’elle voit, elle, c’est une étrange fumée noire qui semble sortir de la tête de sa fille.

J’entends Maelle hoqueter et un instant plus tard, j’en ai fini. Je rouvre les yeux et me relève. Ma main est entourée de ce petit nuage noir, bien compact. Maelle tremble, mais semble reprendre ses esprits. Duncan lâche sa mère qui se précipite vers elle et le prend dans ses bras. Je laisse faire et recule.

« Vous avez extrait sa peur ?… me demande Edwin, impressionnée.

– Oui, et comme vous le voyez, il y en avait pas mal !

– J’en avais entendu parler, mais c’est la première fois que je le vois de mes yeux… C’est vraiment incroyable… »

Je fais une boule avec le nuage pour libérer ma main :

« J’ai un ami qui sait faire ça avec quasi toutes les émotions… Il est absolument terrifiant, lui dis-je. Il peut rendre fou de joie un suicidaire et faire se jeter d’un pont le plus heureux des hommes… »

L’adolescente regarde autour d’elle, hagarde. Sa mère est au bord des larmes, même si elle me regarde quand même avec méfiance, un peu de peur. Je sors de ma poche un mouchoir dans lequel j’emballe la petite boule avant de l’y remettre.

Je me réaccroupis devant elles :

« Maelle, je m’appelle Ankh. Je suis ici pour retrouver votre cousin Ewan, qui a disparu en forêt… Je sais que vous êtes encore en état de choc et même sûrement que votre mémoire est très confuse. Malheureusement, le temps presse et je n’ai pas le temps d’attendre que vous puissiez m’expliquer ce qui s’est passé, à la condition que vous vous en souveniez… Je voudrais donc que vous m’autorisiez à lire dans votre esprit, ce qui sera plus rapide et plus simple ? »

La mère semble réticente, mais Edwin intervient avec douceur :

« C’est sans risque, je l’ai déjà vu faire souvent… »

La doctoresse et son époux ont tout de même un peu de mal à convaincre la mère, qui n’accepte qu’après qu’Edwin ait donné une potion relaxante à sa fille.

Ceci fait, l’adolescente reste assise dans son lit et je m’assoie au bord pour prendre doucement ses mains dans les miennes. Je ferme les yeux et plonge dans son esprit, à moitié endormi par la potion.

Comme je le craignais, sa mémoire est très confuse, mais je parviens quand même sans trop de peine à trouver ce que je veux. C’est flou et vague, mais j’y arrive.

Je vois donc le jeune Ewan par ses yeux. Ils sont dans la forêt et parlent, lui semble tout excité, elle a un peu peur.

Je comprends rapidement pourquoi à ce qu’ils se disent : ils ont l’intention d’aller dans la zone interdite, au-delà des menhirs dont Duncan a parlé à Amarok. Elle est craintive, mais lui fanfaronne. Il explique qu’il y a de l’or de l’autre côté, que son père va y ouvrir une nouvelle mine, qu’ils seront encore plus riches… Ils passent effectivement entre deux des grandes pierres et avancent, mais bientôt, il se met à pleuvoir. Elle a de plus en plus peur… Elle essaye de le convaincre de rentrer, elle croit que les démons qui ont tué Alan ont déclenché l’orage pour les perdre, eux aussi. Mais Ewan n’en croit rien, il se contente de les emmener dans une petite grotte pour les abriter.

La pluie s’arrête à la nuit tombée.

Maelle a de plus en plus peur.

Ils repartent, lui est toujours dans le même délire, il dit qu’il va revenir faire de la prospection et qu’il trouvera le filon, comme son père le lui a demandé…

C’est là qu’un grondement sourd se fait entendre. Une voix inhumaine grogne et je dois froncer les sourcils, car c’est un mélange de langues, celle des Kémis et celle des Sénons… ? Je n’y comprends rien…

Ils se tournent tous les deux et elle hurle. Une haute silhouette les contemple, ou plutôt, contemple Ewan. Une créature humanoïde, difforme, pas immense. Seuls deux yeux incandescents émergent de ce corps qui semble n’être que flammes noires…

Et qui se jette sur Ewan dans un rugissement qui manque de peut de me glacer le sang.

Maelle s’enfuit… Elle entend les cris d’Ewan et de la créature. Elle court, tombe, se relève, repart en pleurant…

Et je n’ai pas besoin d’aller plus loin.

Je romps le sort et lâche ses mains.

Je rouvre les yeux.

« Edwin, cette demoiselle a vu la créature et il y a des risques que cette vision la hante un moment… Vous pourrez l’aider ?

– J’ai des potions apaisantes, plus puissantes que celle que je lui ai donnée… Vous avez une autre idée ?

– Je ne suis pas un médecin des âmes, mais j’en connais et je peux les appeler si vous pensez que c’est mieux ?

– Oh, je vois… Merci, je vais essayer les potions et je vous demanderai si elles ne suffisent pas… »

Je hoche la tête, me lève et souris à la mère de Maelle :

« Merci infiniment. Je commence à y voir plus clair. Prenez bien soin de votre fille. »

Puis, je me tourne vers Duncan :

« Capitaine, venez, il faut qu’on parle. »

Deuxième Partie :

Aussitôt que nous sommes sortis de la maison, je demande à Duncan où nous pouvons être seuls. Il fronce un sourcil avant de faire la moue :

« Dans la maison royale, je pense, pas grand monde y va…

Vous pensez qu’Annick et les siens sont des personnes sûres, si elles nous entendent ?

Sans souci, il suffira de leur dire de garder pour eux ce qu’ils entendront. Ils sont loyaux et de toute façon, aucun risque qu’ils aillent raconter des choses si vous et moi savons qu’eux seuls sont au courant.

Parfait, alors rentrons… »

Nous retraversons rapidement le village. Nous arrivons dans le jardin en même temps qu’Amarok qui a l’air de fort bonne humeur. J’en conclue qu’il doit avoir le ventre plein.

« La chasse a été bonne ? lui demandé-je pour le principe.

Oui, j’ai trouvé un vieux mâle boiteux…

La viande n’était pas trop dure ? sourit Duncan.

Non, ça va, j’ai connu pire…

Tu tombes bien, j’ai du nouveau, continué-je en frappant à la porte.

Moi aussi… » me répond le grand loup.

C’est Solen qui nous ouvre :

« Ah, vous revoilà ?… Le repas n’est pas encore prêt.

Ce n’est pas grave, nous avions juste besoin d’un endroit tranquille pour faire un point… Asseyez-vous, Duncan, je vais chercher de quoi écrire…

D’accord. »

Amarok se recouche près de la cheminée et je regrimpe à l’étage. Personne dans ma chambre cette fois, je vais prendre mon nécessaire à écrire et redescends aussitôt. Annick est en train de servir du thé à Duncan, mais il y a bien sûr un verre pour moi.

Le capitaine s’est remis là où il était tout à l’heure, dos à la cheminée, je me rassoie au bout et pose tout ça devant moi en remerciant Annick.

« De rien, n’hésitez pas s’il vous faut quoi que ce soit.

Merci. Pour le moment, il faut surtout que rien de ce que vous risquez d’entendre ne sorte d’ici.

Comptez sur nous ! »

Je sors des feuilles, mon calame et mon petit pot d’encre. Ce dernier est, comme toujours, un peu dur à ouvrir… Le prix à payer pour ne pas qu’il risque de fuiter pendant le voyage.

Je reprends avec mes deux compagnons les éléments que nous avons eus avant de nous séparer, notant rapidement l’essentiel. Puis, nous racontons à Amarok notre visite chez la jeune Maelle et moi à eux deux la vision que j’ai eue en fouillant sa mémoire.

Duncan reste choqué :

« Une grande créature à forme humaine, mais faite de flammes noires et aux yeux rouges ?…

Oui, quelque chose comme ça, mais elle l’a vue très rapidement et la peur a pu déformer ses souvenirs.

Ça me rappelle des cas de possessions démoniaques… dit Amarok, lui plus pensif que choqué.

Moi aussi, lui réponds-je.

Et elle serait au-delà du mur, dans la zone interdite… » soupire encore le capitaine en croisant les bras, grave.

Annick arrive pour remettre du bois dans le feu alors qu’il reprend :

« Ça explique que les battus pour retrouver Alan n’aient rien donné, nous n’y sommes pas allés…

Vous savez pourquoi cette zone est interdite ? lui demandé-je.

Non… admet-il. Je peux juste vous dire que c’était comme ça dans mon enfance, avant que je parte à l’armée, et que ça l’était toujours à mon retour… A ma connaissance, c’est ainsi depuis toujours, mais pourquoi, aucune idée… »

Annick a secoué les braises et relancé le feu. Elle se relève en époussetant son tablier :

« Si je peux me permettre ?

Je vous en prie ?

Duncan a raison, c’est une très vieille loi sur laquelle nos maires n’ont jamais transigé… D’ailleurs, il parait que Ronan et Youen s’étaient disputé avec Kelwin à ce sujet… On n’a pas trop su le détail, c’est la vieille servante de Dame Dara qui le racontait… Qu’ils étaient venus un soir parce qu’ils voulaient aller de l’autre côté, qu’il y avait de l’or ou je ne sais quoi… Mais Kelwin a refusé. Il était très ferme là-dessus, comme son père et même son grand-père, d’ailleurs, et sûrement ceux d’avant. Il ne faut absolument pas aller au-delà des menhirs.

Kelwin, c’est votre ancien maire, c’est ça ?

Oui…

Il est mort il y a combien de temps ?

Oh, ça doit faire trois ou quatre ans…

Un peu plus de trois ans, la corrige Duncan. Je n’en souviens, ça datait de quelques mois quand je suis revenu avec Edwin.

Ah oui, exact, opine la brave dame.

Comment est-il mort, ce Kelwin ?

Oh, il est tombé malade après un banquet, il s’est couché le soir et ne s’est pas réveillé… »

Je fronce les sourcils :

« Et vous êtes sûrs qu’il n’a pas été empoisonné ?…

Ben, c’est qu’au banquet, il y avait tout le monde et qu’on a tous bu et mangé pareil, et personne n’a eu de souci à part lui… »

Je reste dubitatif, mais croise les bras à mon tour :

« Et depuis qu’il est maire, Ronan n’a pas essayé d’aller voir ?

Il en parle un peu, parfois, mais il sait bien que la plupart des gens sont contre… On se dit tous que si nos maires l’ont interdit depuis si longtemps, ce n’est pas pour rien. Et puis, comme il n’a pas encore été reconnu par le roi, il gère un peu les affaires courantes, mais il ne peut pas trop faire plus… Mais à mon avis, c’est sûr qu’il en a très envie. »

Je note tout ça et demande :

« Donc si j’ai suivi, il est interdit depuis toujours ou quasi d’aller dans cette partie de la forêt, mais personne ne sait exactement pourquoi ?

Ben… commence avec hésitation Annick. Peut-être que la lignée de Kelwin le savait, elle…

Dans ce cas, Dame Dara est peut-être au courant, ajoute Duncan, toujours grave.

Moi, ce dont je suis sûre, dit encore mon hôtesse, c’est que Kelwin et ceux qui étaient là avant lui faisaient tout pour que tout aille bien dans le village, alors ils n’auraient pas fait ça sans une bonne raison. »

Un silence suit.

« Une bonne raison » … Comme protéger ses concitoyens d’un démon ?

Annick reprend :

« Je vais aller préparer le déjeuner… Vous mangez ici, Capitaine ?

Euh, pourquoi pas, si ça ne vous gêne pas ?

Oh non, ne vous en faites pas ! N’hésitez pas si vous avez d’autres question, me dit-elle encore. Notre brave Duncan a raté bien des choses, pendant son absence ! »

Elle ressort alors que nous avons souri tous les trois.

« Bien… Reprenons, soupiré-je. Il faudra aller voir Dame Dara, si elle sait quelque chose sur ce tabou… En attendant, une chose est sûre : Ewan et Maelle étaient bien dans la zone interdite lorsqu’ils ont été attaqués et Ewan cherchait bien les traces d’un filon d’or pour son père.

Ce dernier nous aurait donc menti en disant qu’il ne savait pas où son fils allait.

C’est le plus probable, approuvé-je.

Je pense aussi, intervient Amarok. Vous nous l’avez dit, il est plus bête que méchant, je le vois mal aller par là tout seul, il faudrait au moins que son père lui ait parlé de cette histoire de filon.

Oui, ça, il n’a pas pu l’inventer… reconnait Duncan. Il faudra interroger Dame Dara là-dessus aussi, d’ailleurs, savoir si effectivement, Ronan et Youen sont bien venus voir son père pour ça.

La servante dont parlait Annick n’est plus de ce monde ?

Oui, hélas, elle est décédée cet hiver. Edwin a essayé de la sauver, mais en vain. Elle s’obstinait à vouloir aller chercher du bois dans la forêt, elle a fini par faire une mauvaise chute, elle a été retrouvée quelques heures plus tard par d’autres, elle s’était cassée la jambe… Ça plus le fait d’être restée dans le froid, ça l’a emportée en quelques jours.

Du coup, Dame Dara vit seule ?

Non, une de ses tantes, qui était veuve depuis l’automne, s’est installée auprès d’elle. »

Je hoche la tête. La mort de ce Kelwin me chiffonne tout de même… C’est étrange qu’il ait été le seul à tomber malade, mais sa mort me semble tout de même bien opportune pour Ronan et Youen, malgré tout… Ça me rassure, du coup, que son héritière ne vive pas seule.

« Et toi, Amarok, tu disais avoir du nouveau aussi ?

Oui. Il y a un sérieux souci dans votre forêt… Elle est beaucoup trop silencieuse et ça ne tenait pas qu’à mon intrusion… Et j’ai été voir vos menhirs… Je ne les ai pas passés, ne craignez rien. Jolis blocs de pierre, d’ailleurs, et très anciens. Vos ancêtres ont dû bien s’amuser pour les édifier… Ce dont je suis sûr par contre, c’est qu’il y a quelque chose derrière… La forêt était silencieuse, mais pas muette et surtout, je sentais les odeurs et la présence des animaux… Là, je ne voyais rien ni ne sentais rien et pire, j’ai bien l’impression d’avoir vu des plantes mortes à l’horizon… Ça ne me dit rien qui vaille. »

Un silence, encore, avant qu’une question ne me vienne à l’esprit :

« Au fait, Duncan, il y a eu d’autres disparitions avant celle d’Alan ?

Euh, non je ne… Ah si ! se souvient-il soudain. Il faudrait que je fouille les archives de la garde, mais je crois que Ronan avait signalé la fuite de deux de ses esclaves, je venais juste de prendre mes fonctions… Je ne me souviens plus du détail, mais je ne pense pas que ça ait un rapport, nous n’avons jamais retrouvé leurs corps… J’en ai conclu qu’ils avaient réussi à s’échapper et j’ai classé l’affaire…

– … »

Deux esclaves de Ronan enfuis, quelques mois après la mort de Kelwin…

Coïncidence… ?

Je secoue la tête, j’ai une curieuse impression, mais je dois me concentrer sur l’essentiel, retrouver et sauver Ewan. C’est peut-être un jeune imbécile, mais je suis là pour ça et aucun adolescent ne mérite de toute façon de finir tué par un démon… On verra le reste quand il sera à l’abri.

« Duncan, j’ai peur que la solution à notre problème soit dans la zone interdite… »

Il soupire et secoue la tête :

« J’en ai peur aussi… »

Solen arrive avec Annick pour mettre la table. Nous les laissons faire et je dis juste :

« Bon, mangeons tranquillement et nous irons voir les amis d’Alan et Dame Dara… En attendant que le filtre soit prêt, de toute façon, autant chercher d’autres indices.

Je suis d’accord. »

Amarok se repose un peu pendant que nous mangeons. La cuisine d’Annick est délicieuse. Comme lors de notre arrivée dans la nuit, elle me réconforte. Duncan a bon appétit. Nous parlons de choses et d’autres. J’apprends que le village vit surtout de ses champs et de ses élevages. La mine produit de moins en moins d’or. Il y a déjà un moment que Youen a renvoyé les villageois qu’il payait pour se contenter de ses esclaves. Il en a même revendu quelques-uns.

Mais bon, les récoltes sont bonnes, les artisans peuvent travailler, les choses vont bien… La forêt fournit assez de graines, de fruits et de gibier, c’est pour ça que personne ne discute l’interdiction. Personne même ne la questionne, tout simplement, car tout le monde avait confiance dans Kelwin et ses aïeux avant lui.

La mort du maire a été brutale et les a beaucoup marqués. Même si Ronan s’était autoproclamé maire sans violence, profitant de la jeunesse et de la détresse de Dara pour s’imposer en douce de fait, il n’en demeurait pas moins qu’il n’avait ni la légitimité, ni la bienveillance de son prédécesseur, et que plus le temps passait, plus son masque affable se brisait pour révéler l’homme pingre et avide de pouvoir qu’il était, surtout depuis que Dara avait posé sa requête auprès du roi.

Duncan avait quitté le village à 19 ans, à la mort de son père, afin que sa solde fasse vivre sa mère et sa jeune sœur, car ils n’avaient aucune terre. Il ne pensait pas partir si longtemps.

Annick raconte avec humour et une certaine tendresse la surprise des villageois lors de son retour, avec cette femme médecin née dans l’Empire, cette terre qui restait si lointaine et auréolée de légendes et de mystères pour eux.

Duncan n’avait jamais perdu le lien avec sa sœur, il avait ainsi su en pleine guerre que leur mère était morte. Mariée à un homme ayant une bonne situation, sa sœur lui avait alors dit de garder sa solde pour lui. Ce qu’il avait fait après s’être assuré qu’elle n’avait vraiment besoin de rien.

J’apprends donc que cette sœur est aujourd’hui la tailleuse du village, son époux étant tisserand. Ils ont quatre grands enfants qui aiment beaucoup leur oncle, surtout quand il leur raconte ses anciennes batailles.

Metig me demande alors :

« Et vous, vous venez de l’Empire aussi ? »

Je lui souris :

« Je suis né en Séno, mais je l’ai quitté vers cinq ans, quand Ma Déesse m’a choisi.

C’est vrai qu’on vous appelle les ‘’Élus’’ de Donoma… pense tout haut Solen. Comment ça se passe ?…

Notre Déesse nous appelle, tous simplement.

Vraiment ?

Oui. Je m’en souviens très bien. J’étais au marché avec ma mère et nos maîtresses, qui s’amusaient à maltraiter ma mère, leur passe-temps favori, quand j’ai entendu Son appel… Et je l’ai suivi sans me poser de question. Ma mère avait tout lâché pour me suivre, nos maîtresses se sont mis à suivre en hurlant dès qu’elles s’en sont rendues compte… Moi, je ne me rendais compte de rien, j’avançais vers la voix qui m’appelait… Je me suis retrouvé devant les deux portes noires du Temple de Donoma, il était très récent, le culte venait à peine de s’installer dans le port… Elles se sont ouvertes devant moi, toutes seules, et je me suis avancé jusqu’à la statue…

« Je ne sais pas si vous êtes déjà rentrés dans un temple de Donoma, il est en demi-cercle et la statue est au centre, au fond, pour que tous puissent la voir… C’est une femme qui tend les bras, Ses mains levées vers le ciel… Son visage est très doux et Elle a les yeux fermés… J’ai remonté l’allée jusqu’à Elle et c’est là que ce qu’on appelle l’Accueil a eu lieu. Je n’ai pas trop compris sur le coup, mais je l’ai vu pour d’autres depuis. La statue ouvre les yeux, une lumière en sort alors pour se poser sur la personne qu’Elle a choisie. Cette personne est alors soulevée du sol pour venir entre les mains de pierre… Elle y reste un instant avant de redescendre lentement au sol, souvent un peu étourdie.

« C’était mon cas, mais ma mère était folle d’inquiétude et m’attendait en bas, du coup je me suis retrouvé dans ses bras… Je me sentais incroyablement bien alors qu’elle était affolée… Autour de nous, les autres Elus nous entouraient et, quand nos maitresses ont tenté de nous reprendre, ils se sont interposés. J’étais l’un des leurs désormais. Elles étaient furieuses, elles ont hurlé, menacé, jusqu’à l’arrivée du Grand Maître, Sarus, qui n’était pas du tout de là, mais qui venait justement voir si l’implantation se passait bien. Sarus n’est pas un géant, mais quand il parle, en général, on l’écoute… Il a donc gentiment, mais fermement, dit à ces deux mégères de partir, que nous étions désormais tous les deux des leurs, car, comme la loi interdisait qu’on sépare un esclave de moins de 15 ans de ses parents, ma mère était donc aussi sous leur protection.

« Tout ça pour dire que comme Sarus était sûr que nos anciens maîtres allaient tenter de nous reprendre de force, il nous a emmené avec lui, quand il est reparti dans l’Empire, trois jours plus tard, parce que là-bas, il était sûr que nous serions à l’abri. »

Duncan a appuyé sa joue dans sa main, accoudé à la table, avec un petit sourire.

« Et vous me disiez que Sarus avait épousé votre mère ?

Oui, ça c’était plus tard… J’avais 12 ans. Je pense qu’elle lui a plu tout de suite, mais Sarus est un galant homme et il est patient, d’autant qu’il avait parfaitement compris ce qu’elle avait vécu avec mon père. Alors il a attendu… Déjà, dans l’Ordre, nous sommes tous égaux et ma mère, qui pensait juste avoir changé de maître, même si elle était heureuse pour moi que j’ai un avenir assuré, s’est retrouvée toute surprise d’être traitée en femme libre, de se retrouver à être obligée d’aller à l’école, d’apprendre à lire, écrire et tout le reste… Alors ça n’empêchait pas qu’elle aide à la vie courante de la communauté, comme nous tous, mais bon, elle a fini par s’épanouir, prendre confiance en elle et Sarus s’est mis à lui faire la cour très respectueusement. Jusqu’à finir par la demander en mariage quand elle a été prête… Depuis, ils roucoulent et moi j’ai un petit frère et une petite sœur. »

Le repas fini, je remercie mes hôtes et nous nous proposons de continuer notre enquête. Duncan me propose de commencer par Dara, car nous n’en avons probablement pas pour très longtemps avec elle.

Amarok reste au manoir. Le ciel est un peu couvert à nouveau. Nous retraversons donc le village, tranquille à cette heure. Beaucoup de gens sont encore aux champs. Les autres font leur vie comme chaque jour. Ils ne semblent pas spécialement inquiets, ni aux aguets. La panique de ce matin semble bien loin… On nous salue avec amabilité, rarement méfiance, même si ça chuchote sur notre passage.

Duncan me conduit sans grande surprise à une des trois grandes maisons que j’avais repérées plus tôt. La plus proche du temple, une belle bâtisse de deux étages avec un grand balcon au premier. Duncan frappe la double porte en bois. Des motifs végétaux y sont ciselés. C’est ancien, mais très joli. La porte s’ouvre bientôt sur une vieille dame, la tête couverte d’un voile sombre et fin, a l’air grave. La fameuse tante, je suppose.

« Oui ?… Oh, bonjour, Capitaine.

– Bonjour, Arzel, répond avec gentillesse Duncan. Comment allez-vous ?

– Ma foi, bien… Que pouvons-nous pour vous ?

– L’enquêteur royal, que voici, aurait aimé parler à Dame Dara. »

La vieille dame me regarde avec sévérité. Je m’incline poliment :

« Mes respects, Dame Arzel. Je suis Ankhtifi, spirite de l’Ordre de Donoma. »

Elle hoche la tête.

« Venez, nous étions en train de boire notre thé d’après repas.

– Merci beaucoup. »

La dame s’écarte et Duncan entre le premier. Je le suis dans l’entrée, une cour intérieure de toute beauté. La maison est vieille, mais bien entretenue. Nous la suivons à l’intérieur. Des pièces sont bien, mais plutôt sobrement, meublées. Nous traversons un petit vestibule avant d’arriver dans un salon cossu. Dara est assise sur un fauteuil, elle se lève à notre entrée, surprise.

« Duncan ?… Et, euh ? Pardon, j’ai oublié votre nom…

– Ankhtifi, spirite de Donoma, à votre service, Madame, m’introduis-je de nouveau. J’aurais voulu vous parler. »

Elle s’approche, réellement étonnée.

« Je ne vois pas en quoi je peux vous aider ?… »

J’échange un regard avec Duncan avant de reprendre :

« Nous avons appris ce matin que le garçon actuellement recherché avait été au-delà du mur de menhirs que vos ancêtres ont dressé et qu’ils ont interdit de franchir. »

Elle sursaute, plaquant ses mains devant ses lèvres.

« Quoi ?! »

Sa tante a froncé les sourcils.

« Asseyez-vous, messieurs. »

J’échange un nouveau regard avec Duncan. Elle vient passer son bras autour de sa nièce pour la ramener à son fauteuil. Dara se rassoit lentement. Arzel nous désigne le sofa plus large et dit, très droite :

« Je vais vous chercher les tasses pour le thé. »

Sur une petite table, une théière fume entre deux belles tasses. Arzel sort par une autre porte alors que Duncan s’installe. Je l’imite. Dara s’est repris, elle se redresse et dit :

« Je ne sais pas malheureusement pas tout, loin de là.

– Tout ce que vous pouvez nous dire pourra être utile, lui réponds-je.

– Oui, renchérit Duncan en hochant la tête et en s’accoudant ses cuisses. Il n’y a pas de problème. »

Elle hoche aussi la tête.

« Duncan m’a dit que vos ancêtres avaient été maires de façon héréditaire jusqu’au décès de votre père ?

– Tout à fait.

– Et que ce sont donc eux qui ont fait élever les menhirs et ont posé cet interdit.

– Oui.

– Quand ?

– D’après nos archives, assez vite après la fondation du village, quelques années à peine.

– C’était il y a combien de temps ?

– Le village a été fondé il y a un peu plus de deux siècles.

– Personne avant par ici ?

– Non, personne.

– Et donc, savez-vous pourquoi ce mur de menhirs a été édifié ? »

Elle soupire.

Arzel revient avec deux tasses, s’assied sur le second fauteuil, les pose sur la table et nous sert.

« Pas vraiment… avoue Dara. Mon père m’avait dit que je le saurais lorsque je lui succéderai… Mais vu la brutalité de son décès…

– Il ne vous a vraiment rien dit d’autre ?

– Le secret ne se transmettait que de parents à enfants au moment de la passation de pouvoir, gravement Arzel. Mon frère, comme notre père et le sien, n’a jamais dérogé à ça. Nous ne nous attendions pas à ce qu’il parte si vite. »

Un silence triste suit ses mots avant que je ne reprenne :

« On m’a dit que votre père était mort dans la nuit après un grand banquet ? »

Si Arzel reste droite, les mains de Dara tremblent légèrement lorsqu’elle prend sa tasse.

« Oui… C’était la fête des moissons, tout s’était très bien passé… Le banquet avait été très joyeux et bien arrosé… Père était très fatigué, quand nous sommes rentrés… Très heureux, mais épuisé… Il s’est couché immédiatement et il est mort dans son sommeil.

– Il n’était pourtant ni malade, ni particulièrement âgé, de ce qu’on m’a dit ?

– Non…

– Mais rien qui vous a paru suspect ? »

Le silence est cette fois stupéfait. Dara me fixe, interdite, mais c’est Arzel, qui a froncé les sourcils de nouveau, qui me demande :

« Vous pensez que mon frère a été assassiné ? »

Je les regarde toutes deux avant de reprendre avec calme :

« Vous y avez pensé ? On m’a aussi rapporté qu’il s’était disputé avec Ronan et Youen à propos de cet ancien interdit. C’est vrai ? »

Dara inspire pour se reprendre, boit un peu de thé et répond :

« Oui… Ronan et Youen sont venus deux fois, ils voulaient que Père les autorise à aller prospecter au-delà du mur, ils sont persuadés qu’il y a d’autres gisements d’or, là-bas.

– Les filons de la mine s’épuisent, ajoute Arzel en prenant sa tasse à son tour. Youen est de plus en plus insupportable. Kelwin avait dit qu’il craignait qu’il n’essaie d’y aller malgré tout…

– Son fils y a été, lui confirmé-je. Et c’était bien pour chercher de l’or. »

Un silence, encore.

« La seule chose que mon père m’a dite, reprend Dara, c’est que nos ancêtres ont fait ça pour nous protéger, qu’ils avaient donné leur parole et élevé ces pierres pour être sûrs que personne ne puisse rompre ce serment en passant outre sans le savoir.

– Il a parlé de ‘’serment’’, de ‘’parole donnée’’, en ces termes ? » relevé-je.

Dara repose sa tasse vide et me le confirme :

« Tout à fait. Il m’a dit que notre famille avait engagé son honneur et sa parole. »

Duncan prend sa tasse en me regardant. J’ai croisé les bras, réfléchissant, froncé les sourcils à mon tour. Le capitaine intervient enfin :

« Je suis d’accord avec Maître Ankh… La mort de Kelwin est tombée très étrangement bien pour Ronan… Vous étiez trop abattue pour parvenir à l’empêcher de vous voler la mairie, je sais qu’il a très vite commencé à essayer de retourner les villageois concernant le mur… Moi-même, à mon retour, j’y ai eu droit. Même s’il a très vite arrêté devant leur refus, et que depuis, votre requête au roi le rend très prudent… Mais qui sait si, en sous-main, Youen et lui n’ont pas tenté quelque chose ? »

Je prends ma tasse à mon tour alors que Dara s’exclame :

« Mais… !… Envoyer leurs propres fils ?

– Ça ne m’étonnerait pas de ces idiots, déclare Arzel avec mépris.

– Dame Dara, enchaîné-je après avoir bu un peu, votre thé est délicieux, mais vos paroles ne sont pas pour me rassurer. Vous me confirmez que vous ignorez, et n’avez aucun moins de savoir, d’où vient cette interdiction ? Votre père ne vous a rien dit de plus précis et personne n’a jamais laissé de note l’expliquant au cas où l’un des vôtres disparaîtrait sans héritier ?

– Euh… Effectivement… reconnaît Dara.

– Bien, il faudra remédier à ça si nous trouvons de quoi il en retourne et je ne vois qu’une personne qui peut nous dire…

– Ah, qui ? me demande Arzel.

– Votre frère. » lui réponds-je.

La vieille dame me regarde comme si j’étais fou et je ne peux retenir mon sourire. Dara n’est pas moins estomaquée. Seul Duncan fait la moue.

« Ça se tente…

– Euh… Comment comptez-vous faire par un mort ? me demande Arzel avec une légère ironie.

– En l’invoquant pour lui parler… » répond Duncan avant moi avant de vider sa tasse.

Je hoche la tête. Dara secoue la sienne pour reprendre ses esprits.

« Vous pouvez faire ça ? balbutie-t-elle.

– Moi, personnellement, non, ce genre de choses est interdit aux novices. Seuls les maîtres en ont le droit. Mais je sais comment en appeler. Mon ordre ne me refusera pas d’aide pour ça. J’ai besoin de votre accord, par contre. Nous ne pouvons pas faire ça sans l’aval des proches du défunt concerné. »

Dara me regarde, regarde sa tante qui reste grave, puis hoche la tête, puis moi à nouveau.

« Soit. Faites ce que vous jugez nécessaire. Nous devons savoir ce qu’il en est avant que d’autres enfants ne disparaissent. »

Je lui souris et m’incline légèrement :

« Merci infiniment. »

Duncan et moi les laissons peu après. Le ciel est gris et il fait un peu plus lourd quand nous nous proposons d’aller interroger les amis du défunt Alan, pour en apprendre plus sur la fameuse partie de chasse qui a mené à sa disparition. Mais notre recherche tourne court : aucun des quatre jeunes gens n’est disponible… On nous dit qu’ils sont aux champs, ou partis en ville, personne ne sait quand ils rentreront… Ni le capitaine ni moi ne sommes dupes, la gêne est trop palpable, parfois presque une peur latente. Le frère aîné de l’un d’eux est même agressif, il se contient comme il peut. Il tremble très nerveusement, est extrêmement tendu et ses paroles sont presque menaçantes. Son regard va de Duncan à moi je n’ai aucun doute sur le fait que le capitaine a bien fait de m’accompagner. Pas que j’ai quoi que ce soit à craindre, même d’un grand gaillard aussi musclé, mais je ne pense pas que le mettre à terre aiderait beaucoup à mon intégration locale et mon enquête. La présence du chef de la garde locale le contient.

Nous repartons donc sans insister.

Une fois hors d’oreille de cet homme et des autres, Duncan me dit avec humeur :

« C’était à prévoir… Je mettrais ma main à couper que Ronan est derrière tout ça.

– Vous pensez qu’il a fait pression sur eux pour gêner notre enquête ?

– Il n’a plus rien à perdre, son fils est mort et ces gosses savent qu’ils risquent gros si on apprend qu’ils ont été derrière le mur… Pas difficile pour Ronan de venir leur monter la tête, à eux et leurs proches. Surtout face à un Kémi.

– Et tant pis si le jeune Ewan meurt au passage ?

– Ronan se sent sûrement acculé, les hommes comme lui n’ont aucun scrupule dans ce genre de cas. »

J’ai un sourire en coin rapide.

« Bien, il ne reste qu’à espérer que la potion nous aide à retrouver Ewan et que mon ordre m’envoie au plus vite un magister spirite pour invoquer l’âme de Kelwin…

– Comment comptez-vous les joindre ?

– Un feu me suffira. »

Il me jette un œil et je souris à nouveau :

« Pas vraiment le temps de rédiger un parchemin et de l’envoyer par cavalier.

– Il faudrait qu’on ait votre méthode partout.

– On finira bien par venir vous installer un petit temple dans le coin.

– Ça ne serait pas mal… De ce que je l’ai fréquenté, votre ordre fait plutôt du bien où il passe… »

Nous retournons au petit manoir. Amarok est dans le jardin. Il joue avec quelques enfants, sous l’œil attendri de notre brave Annick qui écosse des petits pois, assise sur un banc de pierre.

Mon grand loup est couché sur le flanc et se laisse escalader par trois petits, un garçon, une fille, et un bébé encore en langes.

Annick nous fait signe de la main en nous voyant revenir :

« Vous voilà ?

– Oui, dis-je en la rejoignant. Nous en avons fini pour le moment. »

Elle me fait un clin d’œil complice et signe de me pencher. Curieux, je m’exécute et elle me chuchote :

« Ma nièce est là, elle voulait vous parler, en toute discrétion.

– Compris. Merci. »

Je lui fais un clin d’œil en retour, puis je me tourne en entendant Duncan qui, lui, s’est approché d’Amarok et des enfants.

« Vaincu, on dirait ?

– Tout à fait, répond mon loup de guerre alors que les enfants éclatent de rire. C’est infatigable à cet âge… J’ai connu des démons moins résistants ! »

Duncan rigole alors que le plus jeune des enfants bâille. Nous le voyons s’installer contre le ventre chaud du grand loup. Duncan regarde la chose avec un amusement certain.

« Vous voilà reconverti en oreiller.

– Ça me convient parfaitement ! »

Nous rions encore avant que je ne fasse signe à Duncan. Il hoche la tête et nous rentrons. Solen est assise à la table, devant le feu, avec une autre femme, blonde un peu potelée. Elle nous présente sa cousine, Glenn. Elle est coiffée d’un fichu et ses vêtements sont simples. Elle me regarde avec sérieux.

« On m’a dit que vous voulez me parler, lui demandé-je sans attendre.

– Oui, me répond-elle. J’ai pas beaucoup de temps… J’ai dit que j’emmenais les petits voir Tante Annick, mais il faut pas qu’ils se doutent de quelque chose.

– Qui ça, ‘’ils’’ ? » demande Duncan en s’asseyant face à elle.

Je vais voir où en est ma potion, pour ma part. Je m’accroupis devant la cheminée. Tout va bien, le mélange commence à scintiller doucement. Ça devrait être prêt à temps.

« Les hommes de la maison, mon père et mon frère… Mon frère, il était avec ceux qui accompagnaient Alan la nuit où il a disparu…

– Nous avons vu votre père… Votre frère est soi-disant aux champs, et personne ne savait quand il rentrerait, et de toute façon il devait passer voir le forgeron pour le fer du cheval ou que sais-je… » raconté-je en me relevant pour les rejoindre.

Solen et Glenn soupirent et la seconde reprend avec fatigue :

« Après votre arrivée ce matin, Ronan est venu raconter que vous étiez sûrement un sorcier hérétique de l’Empire et que le roi nous insultait en vous envoyant…

– Votre roi n’y est pour rien, il n’a pas choisi qui mon ordre envoyait.

– Je veux bien vous croire, mais il a réussi à retourner la tête des hommes et à les convaincre de pas vous parler, que l’âme d’Alan serait insultée si on vous laissait faire… Quand on a été seules à la cuisine, avec la mère, on a parlé et on s’est dit qu’il y avait quand même le petit Ewan qui n’avait rien à voir avec tout ça et que si on faisait rien et qu’il mourait, son âme à lui, elle nous en voudrait sûrement… »

J’opine du chef en m’asseyant mon tour.

« Merci beaucoup. Nous ne leur dirons rien, ne craignez rien. Mais faisons vite, puisque vous ne devez pas les alerter. Savez-vous ce qui s’est passé, ce jour-là ?

– Oui. Ils ont dit que c’était pour aller chasser, mais c’était pas vrai. Le frère, il l’a dit quand il est rentré… Alan, en vrai, il voulait derrière le mur, ce fou… Il disait que comme son père était maire, il avait le droit, que de toute façon il allait bientôt lever l’interdit… Mais ils avaient peur, les gars, ils ont essayé de le retenir, alors il les a traités de lâches et il est parti tout seul. Il est pas revenu. Ils ont attendu, ils savaient pas quoi faire… Mais quand la nuit est tombée, ils ont entendu des bruits bizarres, comme les grognements d’un monstre, et ils sont revenus en courant… Ils ont inventé cette histoire de biche, sauf qu’on a bien vu que c’était pas vrai… Le père était furieux, il a battu jusqu’à ce qu’il dise toute la vérité… Et voilà… »

Duncan a croisé les bras. Il secoue la tête, blasé.

Glenn part rapidement avec les enfants. Annick rentre avec Amarok et nous annonce qu’il commence à pleuvoir à nouveau. Un violent coup de tonnerre le confirme.

Amarok se recouche dans son coin. Pour ma part, je n’ai pas l’intention de ressortir de suite, je veux noter tout ce que nous avons appris cet après-midi. Mais tout d’abord, demander de l’aide aux miens.

Je vais chercher dans mon sac, à l’étage, une autre fiole. Elle contient un liquide argenté lourd et pâteux. Il me faut maintenant des flammes et de la concentration.

Annick est en train de mettre ses petits pois dans la marmite, au-dessus du feu. Je lui demande de me laisser la place un moment. La marmite est trop lourde pour elle, et comme Metig n’est pas là (j’ai cru entendre qu’il était parti chercher quelque chose dans une ferme voisine), c’est Duncan et moi qui nous chargeons de sortir le grand chaudron de l’âtre pour le poser sur le sol de pierre.

Ceci fait, je m’agenouille devant le feu, inspire un grand coup et y verse trois gouttes de la potion. Aussitôt, les flammes deviennent bleues et brillent avec force. J’y plonge ma main et ferme les yeux, elles sont froides… C’est toujours aussi étrange.

J’arrive sans mal à connecter mon esprit à celui d’un des Veilleurs. C’est une femme.

« Salutations, jeune spirite.

– Mes respects, Veilleuse.

– Que nous vaut cet appel ? »

Nous tergiversons rarement lorsque nous utilisons cette magie pour nous parler à distance, car elle demande beaucoup d’énergie.

« Je suis Ankhtifi, fils de Sarus, envoyé à Alon, en Séno, pour enquêter sur des disparitions d’enfants. Je demande l’aide d’un maître spirite, invocateur de défunts, pour m’aider dans cette tâche au plus vite.

– Bien. La demande a été entendue. Notre ordre fera au mieux.

– Merci. »

Le lien est rompu et je sors ma main des flammes en rouvrant les yeux. Aussitôt, elles se figent et sont comme recouvertes d’une membrane qui se fissure immédiatement pour tomber en poussière, libérant le vrai feu.

Je me relève lentement. Annick et Solen sont très surprises, la seconde un peu émerveillée, à en croire ses yeux brillants. Duncan a un petit sourire. Eux n’ont pu entendre que mes paroles.

« Bien, que faisons-nous en attendant ? demande le capitaine.

– Je voulais reprendre avec vous ce que nous ont dit Dara, sa tante et Glenn. Après, ma foi, nous devrons attendre que l’autre potion soit prête. »

Un autre coup de tonnerre secoue la maison.

« … Et aussi que l’orage se calme.

– Oui, je nous vois mal partir faire des recherches dans la forêt par ce temps, admet Duncan.

– Moi aussi… » confirme Amarok.

Nous remettons la marmite sur le feu et nous nous installons à la table avec mon matériel d’écriture.

Solen nous refait du thé, puis Annick et elle partent dans la cuisine.

Comment matin, nous faisons un point sur les informations que nous avons. Amarok écoute, questionne, nous forçant parfois à approfondir notre réflexion, ce qui est loin d’être mal.

« Je suis d’accord avec vous… Le décès de ce Kelwin est un peu trop brutal et opportun… Pas que mourir sans que rien ne l’annonce n’arrive pas, mais c’est tout de même étrange.

– Reste qu’il est très bizarre que personne d’autre n’ait eu de problèmes lors du banquet, note Duncan.

– Preuve, si l’empoisonnement se confirme, qu’il a été discret et bien préparé, enchaîné-je en reprenant mes notes. Qui a préparé les plats ?

– Aucune idée, un peu tout le monde, ça dépend des années.

– Et qui a mis la table et assuré le service ?

– Sûrement des esclaves de maison. Il faudrait demander à ceux qui étaient là… »

La porte d’entrée s’ouvre, nous faisant sursauter, sur un Metig trempé jusqu’aux os. Un éclair tombe et le tonnerre suit de peu. Il pleut dru et il fait bien trop sombre pour un milieu d’après-midi.

« Houlà, ça va, Metig ? » s’enquiert Duncan en le rejoignant, inquiet.

Le jeune homme enlève sa chemise et la tord, laissant le capitaine refermer la porte.

« Ouais, ça va, c’est que de l’eau !

– Va devant le feu, ça te fera du bien. »

Le capitaine traverse la pièce pour aller frapper à la porte de la cuisine pendant que Metig continue à enlever ses vêtements dégoulinants.

« Où étiez-vous parti ? lui demandé-je.

– À la ferme, au sud, Annick voulait des poulets pour demain, me répond-il en me désignant le grand sac qu’il a posé au sol. Et aussi de la laine à filer… »

Solen ouvre à Duncan qui lui montre son mari et un instant plus tard, elle accourt avec un grand drap de bain et le somme de s’asseoir près du feu. Il s’emballe et obéit sagement.

La laine et le sac mis à sécher, les poulets partis à la cuisine, Solen partie, elle, chercher des habits propres et secs, Duncan me dit :

« Bon… Je ne vois rien de plus pour l’instant. Puis-je vous laisser ? Je voudrais tout de même repasser à la caserne avant la nuit.

– Pas de souci. Nous l’avons dit, nous ne pouvons rien faire avec cette pluie. Nous saurons nous trouver si le besoin s’en fait sentir. Puis-je vous demander de convoquer Youen et Ganaëlle demain matin à la caserne ? Je viendrai avec la potion et nous verrons tout ça.

– Vous n’aviez pas dit qu’elle serait prête ce soir ?

– Si, ce sera sûrement le cas, mais vu le temps, nous ne pouvons rien en faire. J’espérais que nous aurions quelques heures avant la tombée de la nuit pour aller voir dans la forêt, c’est impossible… Alors, autant prendre des forces cette nuit et voir ça demain, dès que nous pourrons.

– Je vois. Je vais les faire prévenir.

– Merci. Bonne fin de journée à vous et à demain, alors ?

– De même, bonne soirée. »

Le capitaine nous salue donc et nous laisse après que Solen lui ait prêté une longue cape de cuir pour le protéger, celle-là même que son époux n’avait pas voulu prendre en partant.

L’après-midi s’achève ainsi sans plus d’incidents. Je commence à rédiger proprement le début de mon rapport, reprenant et synthétisant mes notes, alors qu’Amarok sommeille près du feu. Nous dînons de bonne heure d’un bon potage et de petits pois au lard, puis je me retire, non sans avoir vérifié que la potion était effectivement prête. C’est le cas, mais la pluie tombe toujours dru et le ciel noir nous empêcherait, comme je le craignais, de tenter la moindre recherche.

Seul dans ma chambre, je me recueille un moment, priant pour le repos de l’âme du jeune Alan et aussi pour retrouver Ewan en vie. Je médite, aussi, avant de me coucher.

La fatigue de cette journée, et celles des jours de voyage précédent, me gagnent vite. Je m’endors rapidement.

Être revenu en Séno doit travailler mon âme plus que je ne le pense… Je rêve encore du port de mon enfance, de mon père, dont je n’ai pourtant que très peu de souvenirs.

Il est vieillissant, regarda la mer avec tristesse et me dit qu’il n’était qu’un pleutre, qu’un idiot, qu’il regrette.

Je me réveille de bonne heure, reposé. Moi, je n’ai aucun regret. Ma Déesse m’a choisi, ce qui nous a sauvés, ma mère et moi, d’un bien cruel destin. Sarus nous a offert une vie confortable et à ma mère, un amour sincère et respectueux et un bonheur auquel, je pense, elle n’aurait jamais pensé avoir droit. L’Empire est une terre en paix. Le Grand Temple un lieu toutes les races vivent ensemble sans même se poser de questions. Humains impériaux, de Séno, d’ailleurs, Kémis, Elfes, Loups, fairies ou métis… J’ai vu tant de personnes de tant de formes et de couleurs au fil des ans que peu de choses me surprennent encore en cette matière.

Je me lève, m’étire en bâillant et me lave rapidement avant de m’habiller. Ouvrant la fenêtre pour aérer la pièce, je constate qu’il fait à nouveau grand soleil, mais que le sol est détrempé.

Je descends dans la pièce principale. Amarok ronge un gros os et Annick, Solen et Metig prennent leur petit-déjeuner. Des couverts sont dressés pour moi. Nous nous saluons et je m’installe. Solen me met sans attendre les œufs à cuire alors que je me sers du thé

« Quel est le programme ce matin ? ne demanda Annick.

– Aller à la caserne, voir si la potion peut nous aider, en espérant qu’elle ne mette pas des heures à réagir… Normalement, ça peut aller très vite. Après, selon ce que ça nous dira, nous verrons ce que nous pouvons faire… Si l’enfant est vivant, il faudra aller le chercher au plus vite. Sinon, attendre les renforts sera sans doute le plus prudent.

– Vous croyez vraiment qu’il y a un monstre dans notre forêt ? demande timidement Solen en me servant les œufs.

– Merci. Je l’ignore… De ce qu’on m’a dit du cadavre d’Alan, ça ressemble a minima à de la magie noire. »

Je mange rapidement, puis vide la potion scintillante dans un flacon de verre épais plus propice au transport, après quoi je prends mes affaires, mes armes, et nous sortons.

Mon grand loup s’ébroue et s’étire.

« Tu veux ton armure, Amarok ?

– Non, merci, tu sais bien que je déteste la porter quand l’air est aussi humide. Tu grimpes ?

– À crue ? Ça ira ?

– Tant que tu ne m’arraches pas trop de poils… »

Il plie es pattes pour me laisser l’enfourcher et nous partons.

L’orage a fait quelques dégâts, surtout des branches et un vieil arbre tombés. Rien de plus grave. Nous trouvons sans mal la caserne, qu’un des deux soldats de la veille garde, encore à moitié endormi. Il nous salue sans grande énergie et nous ouvre la grande porte. Je saute à terre en le remerciant. Amarok peut rentrer, la pièce est vaste et assez haute de plafond. Au fond, les cellules, vides, contre le mur de gauche, des étagères encadrent une grande cheminée, face à deux tables, des bancs, et aussi, séparé par un simple poison, un bureau de bois avec des fauteuils plus confortables.

À une des deux tables, Duncan est assis avec deux autres soldats. Ils boivent du thé en mangeant de la brioche dans une bonne ambiance, mais se taisent à notre arrivée. Duncan nous sourit et se lève pour venir nous accueillir :

« Bon matin à tous les deux ! Tout va bien ?

– Très bien, lui réponds-je en lui rendant son sourire. Je venais comme convenu. Et de votre côté ?

– Nous vous attendions, comme les parents d’Ewan… Votre potion est prête ?

– Oui, oui. Elle l’était dès hier soir, comme je le pensais.

– Parfait. Prenez un thé en attendant, je vais les envoyer chercher. »

Il fait signe aux deux soldats. L’un hoche vivement la tête, vide son verre d’un trait et se lève, l’autre suit moins énergiquement, visiblement impressionné par Amarok qui a bâillé, dévoilant ses longs crocs, avant d’aller s’allonger où il peut.

Les soldats partent, je m’assieds à la table et Duncan y revient.

« J’ai repensé à quelque chose hier en rédigeant mon premier rapport, lui dis-je pendant qu’il me sert.

– Dites-moi ?

– Ça m’avait traversé sur le coup. Ce que nous a dit Dara sur le fait que son père est parlé de serment, de parole donnée, qui engageait leur honneur.

– Hm, hm ?

– Ça pourrait être les termes d’un pacte. »

Le capitaine me regarde avec grand sérieux.

« Les ancêtres de nos maires auraient conclu un pacte avec… Avec quoi ? »

Amarok est pensif :

« Ça pourrait expliquer. Un sorcier, un démon, un esprit, que sais-je, une entité assez puissante, en tout cas, pour qu’ils jugent plus sage de négocier que de se battre. »

Duncan boit un peu, réfléchissant. Puis, il reprend :

« Ma foi, ça serait une explication plausible…

– S’ils ont donné leur parole ne pas entrer sur son territoire en le délimitant avec les menhirs, le fait qu’Alan, puis Ewan, y aient pénétré, expliquerait ce qui est arrivé. »

Duncan hocha la tête :

« Nous verrons ça. J’espère qu’il n’est pas trop tard pour lui.

– Moi aussi. »

J’ai juste le temps de manger une part de cette délicieuse brioche avant que Ganaëlle et Youen n’arrivent avec les deux soldats. Elle a les traits tirés, semble plus épuisée et nerveuse encore que la veille. Lui est toujours d’aussi mauvaise humeur et je n’ai aucun doute sur ce qu’il doit penser de moi, mais je n’en ai cure, pour le moment au moins. Retrouver leur enfant est la seule chose qui m’importe.

Je sors donc la fiole et l’ouvre, puis, avec un couteau, entaille légèrement leurs doigts pour que quelques gouttes de leur sang n’y tombent. Je referme la fiole et fais doucement tourner le liquide pour qu’il s’imprègne les deux sangs. Ganaëlle tremble de plus en plus, Duncan est grave, je soupçonne Youen d’être prêt à protester que ça ne marche pas, les soldats sont plutôt curieux, et tous sursautent lorsque le flacon se met à briller d’une lumière dorée un peu rougeâtre. Je souris :

« Parfait. »

J’ouvre à nouveau la fiole et une petite boule brillante se détache du reste pour en sortir et venir flotter au-dessus de ma main gauche. Je pose délicatement la fiole sur la table et dis :

« Bien. Votre file est en vie. »

Ganaëlle tombe assise sur le banc et fond en larmes. Youen lui-même tremble et bredouille :

« Vous êtes sûr ?

– Certain, même s’il n’est pas au mieux sa forme… Capitaine, j’aimerais autant partir immédiatement à sa recherche, si vous le permettez ?

– Laissez-nous seller nos chevaux et prendre nos armes, et nous y allons.

– Merci.

– Vous pouvez le retrouver ? » balbutie encore Youen.

Je lui souris et lui montre la petite boule flottante :

« Elle va nous conduire à lui. »

Il faut peu de temps à Duncan et ses deux hommes pour se préparer, armures de cuir et armes. Alors que nous sommes devant la caserne et qu’ils s’apprêtent à monter sur leurs chevaux, sous le regard curieux ou inquiet de quelques villageois, je leur dis :

« Bon. Je vais être honnête avec vous, je n’ai pas la moindre idée de ce que nous allons trouver. J’espère que nous risquons moins, sinon rien, de jour, mais il n’y a aucun moyen d’en être certain. Donc, si ce que nous découvrons dépasse vos forces, vous vous barrez sans discuter, je ferais de même s’il le faut. »

Je regarde, autour de nous, le soldat restant, qui a grimacé, et les villageois.

« Et si, dans le pire des cas, nous ne revenons pas, que personne ne refoute les pieds dans cette forêt, sous aucun prétexte, avant l’arrivée de ceux que j’ai appelés en renfort. »

Beaucoup tremblent à cette idée, mais ni Dylan, ni le plus vif des deux soldats. Ils hochent la tête, enfourchent leurs chevaux sans hésiter, moi mon loup, et nous partons.

La petite boule nous guide droit vers la forêt et sans surprise, dans ses profondeurs.

L’endroit est trempé, ça sent fort la terre et la verdure mouillées. Amarok grommelle, il déteste patauger dans la boue. Tout est calme, mais plus nous avançons, moins nous entendons les bruits des animaux autres. Les hauts arbres nous contemplent dans un silence de plus en plus lourd et étrange. Le soldat est vigilant, il a pris en main son arc et empoché une flèche. Duncan est aussi aux aguets. Le troisième ferme la marche et son malaise est évident.

Et nous arrivons enfin à ces fameux menhirs. Ils se dressent, les uns des autres à un ou deux mètres de distance, au pied d’une pente douce. Ils sont très anciens, usés, couverts de mousse parfois, mais ils se dressent à perte de vue de chaque côté.

Et la boule veut bien sûr nous emmener au-delà…

Nous nous sommes arrêtés. Je chuchote, ne voulant pas rompre cet étrange silence :

« Je vais y aller avec Amarok, mais je ne vous force pas à me suivre. »

Duncan hoche la tête :

« Je vous accompagne. Vous deux, dit-il tout bas aux soldats, restez ici, gardez mon cheval, et si nous ne sommes pas revenus à midi, filez et comme nous avons dit, attendez l’arrivée des autres élus de Donoma pour la suite.

– Oui, Capitaine ! » répond vivement, mais tout bas, l’archer alors que l’autre, mal à l’aise, ne fait qu’opiner du chef.

Duncan et moi posons pied à terre et nous avançons lentement, passant entre deux menhirs. Le sol est boueux, la pente parfois glissante. Comme l’avait décrit mon grand loup, qui avance lentement, tapi et plus alerte que jamais, tout ici semble mort. Pas d’herbes ni de fougères, des arbres de plus en plus secs, dépéris au fur et à mesure de notre avancée, pas le moindre bruit, pas le moindre souffle de vent. La vie, ce qui en reste, est comme figée et ça ne nous inspire vraiment rien de bon.

Nous marchons longtemps avant qu’enfin, Amarok ne s’arrête, oreilles dressées.

« Là-bas ! » murmure-t-il.

Un rocher nous apparaît plus loin, dans une brume fantomatique. Il nous cache la vue, mais je sens bien là de la magie, sans pouvoir l’identifier plus précisément. Nous reprenons notre marche, aussi silencieux et prudents que nous le pouvons.

Nous restons à bonne distance pour contourner le rocher. Une lueur étrange, blafarde, se révèle à nous. Duncan sursaute et blêmit en découvrant la scène alors que je jure entre mes dents et qu’Amarok gronde.

« Qu’est-ce que c’est que ça… murmure le capitaine.

– Un démon et sa proie. »

Ce lieu doit être un très vieux sanctuaire. Ce que nous avons pris pour un rocher est en fait un très vieux mur, très épais et en ruine. Au sol, devant lui, reste une surface de dalles brisées formant un sol de pierre. Sur ce sol, une forme étrange, un corps en boule, sombre, émettant d’étranges fumerolles noires. Je reconnais sans peine la créature que j’ai vue dans mes souvenirs de la petite Maelle. Un film noir et lui aussi vaporeux relie cet être à un autre, suspendu en l’air et entravé comme dans un filet par ce fils étrange. Je devine plus que ne reconnais Ewan…

« Je n’ai pas le temps de vous expliquer en détail, Duncan, dis-je en dégainant mon épée. Pour faire simple, Ewan est prisonnier d’un démon qui absorbe à son énergie vitale. La bonne nouvelle, c’est que le démon doit être endormi pour le faire. La mauvaise, c’est qu’il risque de très vite de se réveiller si nous approchons.

– On peut faire quelque chose ?

– Oui. Mais c’est très dangereux.

– Allez-y ?

– Ma lame est sacrée. Je devrais pouvoir trancher le lien avec elle. Ça devrait libérer Ewan et étourdir assez notre ami que nous puissions récupérer le petit et nous enfuir.

– Et on risque quoi ? demanda à son tour Amarok.

– L’onde de choc du coup d’épée pourrait nous blesser ou sinon, le démon ne pas être étourdi et juste très en colère.

– Ça se comprend, ce n’est pas une façon de réveiller les gens… lâche Duncan, parvenant à nous arracher un sourire.

– Certes.

– On y va ?

– J’y vais. Suivez-moi de loin, on ne sait jamais. Restés derrière le mur au cas où, attendez que ça passe, et croisez les doigts. »

Il hoche la tête et Amarok me regarde et dit encore :

« Sois prudent, gamin.

– Toi aussi, vieux frère. Pas de folie. »

Je m’avance lentement, priant ma Déesse de m’accorder sa protection, parfaitement conscient que je n’ai pas droit à l’erreur.

Le démon doit être profondément endormi, il ne réagit pas mon approche. Je me place aussi silencieusement que possible sur les vieilles dalles branlantes, près de lui, lève la tête et reconnais bien le jeune Ewan. La boule s’envole pour le rejoindre. Je lève mon épée et inspire un grand coup.

Donoma, ô ma Déesse, je m’en remets à Toi.

Je frappe sans hésiter et ma lame tranche le lien sombre. Aussitôt, comme je le pensais, une vague énergie sombre jaillit et crée une onde de choc tout autour de nous. Je suis protégé par le bouclier magique de ma Déesse et le mur tient bon. Un cri suraigu vrille mes tympans et je lève mon arme, mais s’il a hurlé, le démon, au sol, s’est recroquevillé. Le lien s’évapore petit à petit et Ewan en est libéré. Je me place en dessous pour le réceptionner lorsqu’il tombe. Je m’agenouille et l’ausculte rapidement. Sa peau est fraîche, mais son pouls est régulier. Il est inconscient, rien d’étonnant. Duncan et Amarok passent tête de derrière le mur, prudents.

« Euh, c’est bon ?… demande le capitaine alors que le grand loup grogne encore en voyant le démon au sol.

– Ewan est vivant, il faut le ramener au village au plus vite.

– D’accord. Dépêchons-n… »

Le capitaine, qui venait de prendre le corps inconscient dans ses bras, est interrompu, et moi-même, qui allai me relever, retombe quand le sol se met soudain à trembler. Duncan ne manque de chuter et ne doit son salut qu’à Amarok qui le retient avec sa tête, alors qu’un grondement sourd se fait entendre.

Duncan jure et blêmit alors que le corps du démon se déploie et qu’il se redresse lentement, grand corps sombre, humain sans l’être, entouré de ses volutes noires et dont les deux yeux rouges brillent. Me reprenant, je me relève avec mon épée et en appelle à la magie pour décoller du sol, me coupant de ces dalles si instables juste au moment où la créature les frappe de ses deux mains en hurlant, manquant encore de faire tomber Duncan qu’Amarok saisit par le bras avec sa gueule pour le faire reculer. Je me concentre, lance un sort de protection sur eux et crie :

« Foutez le camp, je vais le retenir ! »

Amarok rugit, furieux, mais c’est notre seule solution et il le sait. Duncan ne pourra jamais courir assez vite, surtout en portant Ewan. Le loup crie à son tour :

« Tu as intérêt à tenir, Chevaucheur ! »

Le démon frappe à nouveau le sol, plus fort encore, les éclats de pierre se heurtent à mon bouclier et au leur sans nous blesser.

« File, le Véloce ! Fais honneur à ton nom ! »

Mes mains se resserrent sur la garde de mon épée et je me jette sur le démon. Il pare mon coup sans mal avec son bras, sans que ça semble le faire souffrir. Il me repousse dans les airs… Je me restabilise avant de heurter quoi que ce soit et soupire : Amarok a pris Duncan et Ewan sur son dos, ils sont déjà loin.

Une voix sépulcrale, très étrange, se fait alors entendre et je reste stupéfait… Le démon me parle en kémi ?…

« Comment as-tu osé !… Traître à ta race ! Tu t’es détourné de tes dieux ! »

Ma mère m’a appris la langue de mes ancêtres. Elle n’a jamais abandonné leur foi, j’en ai toujours été proche. Mais il est impossible qu’un démon kémi puisse exister ainsi au nord de Séno, si loin de notre terre ancestrale ?…

« Qui es-tu ? »

Il hurle à nouveau, faisant se fendre le sol. Je sens que ma barrière commence à faiblir.

« Je suis la colère, la rage et la vengeance ! Le pacte a été rompu, l’héritier a été assassiné ! Ils paieront ! Ils paieront tous ! Leurs fils tomberont jusqu’au dernier ! »

Comme je le pensais, les ancêtres de Kelwin ont passé un pacte avec ce démon, mais il y a deux siècles, les miens n’étaient même pas encore esclaves dans ses terres. Quelle qu’elle soit, cette créature ne peut pas être kémi…

Je ne peux plus me maintenir en l’air. Amarok a emmené Duncan et Ewan, mais j’ignore si cet être peut les rattraper. Je dois donc gagner du temps. Je me repose au sol. Je lève les mains en signe d’apaisement et dis avec calme :

« Justice sera faite. Je suis là pour ça. »

La créature gronde :

« Tu as trahi tes dieux ! Tu as oublié ton sang ! Jamais je ne pourrais te faire confiance !

– Je n’ai pas oublié mon sang. Ma mère m’a appris à respecter les dieux de mes ancêtres.

– Alors tremble devant le seigneur de la vengeance ! » crie la créature.

Elle frappe encore le sol en rugissant. Cette fois, je replie mes bras devant moi pour me protéger des débris. La créature est sur moi avant que je le réalise et me saisit par le cou. Elle me soulève avec facilité. Mes mains se referment sur son bras dans un réflexe… Il se révèle étonnamment fin, sous cette enveloppe de fumée noire.

« Je suis Medjed et ma vengeance sera ! » hurle encore le démon avant de me projeter avec une violence inouïe contre le mur de pierre.

Ce qui reste de mon bouclier me sauve sûrement la vie, m’empêchant de me casser trop d’os, mais je n’en tombe pas moins au sol, sonné. Tout devient flou alors que je m’écroule. Je vois la créature son aller

Medjed…

Je connais ce nom…

Et c’est ma dernière pensée avant de sombrer dans l’inconscience.

 

 

Crains Celui-là,

Il est de ceux qui servent le Maître des Morts.

Il vient quand Maat est bafouée

Et il frappe sans merci.

Car nul n’échappe au courroux des Dieux.

Nul n’échappe à la Loi du Maître des Morts.

 

J’entends la voix de ma mère et je me souviens… Cette petite pièce puante où nous nous entassions pour dormir avec les autres esclaves… Auprès du feu, de cette petite cheminée qui nous empêchait à peine de mourir de froid, ma mère et les autres femmes nous apprenaient l’histoire des nôtres, les prières et les chants.

Medjed… Le Seigneur de la Vengeance…

Le son d’autres voix me tire de ma torpeur. Deux femmes… J’en connais une…

J’essaye d’ouvrir les yeux, mais la simple lueur de la bougie, près de moi, est trop vive. La douleur m’arrache un gémissement alors que je replie mon bras droit sur mes yeux. Le silence qui suit est vite interrompu par le bruit de pas approchant très rapidement de moi. Une voix jeune et féminine dit :

« Il reprend conscience…

– Va vite prévenir les autres !

– Oui ! »

Les pas s’éloignent en courant et je sens un poids sur le lit, près de moi, et la voix que je connais reprend avec douceur :

« Ankh ?… Vous m’entendez ?…

– …

– Tout va bien, vous êtes à l’abri… »

Je soupire.

Je suis dans un lit confortable, un feu crépite… Mon corps est douloureux, mon dos et mon épaule gauche surtout, et mon esprit est encore très embrumé, alors que les chants de mon enfance s’éloignent et que j’essaye de revenir au présent.

« Ankh ?…

– Où… suis-je ?…

– Dans une chambre d’ami, ne craignez rien. Nous avons préféré vous garder ici, j’y ai toute ma pharmacie, c’était aussi simple. »

Je reconnais enfin cette fois essaye d’écarter mon bras :

« Edwin ?

– Doucement, doucement…

– Combien de temps… ?… Qu’est-ce que… »

Je tente de me redresser alors même que mes yeux brûlent encore, mais deux mains étonnamment fermes me recouchent immédiatement :

« Ne bougez pas, vous avez deux côtes fêlées… Vous êtes resté inconscient plus de deux jours… Duncan va bien, votre loup aussi et Ewan est dans la chambre d’à côté avec sa mère. Nous étions très inquiets, mais vos amis ont réussi à stabiliser son état. »

Rallongé, j’essaye d’assimiler tout ça.

Je sursaute quand la porte s’ouvre brutalement et Edwin s’exclame :

« Doucement !… Bon sang, Duncan ! On ménage les blessés !

– Euh, désolé… bredouille le capitaine alors qu’une autre voix féminine que je connais très bien dit derrière lui :

– Ne lui en voulez pas, Edwin, il était fou d’inquiétude.

– Kishi ?… » murmuré-je.

Je devine plus que je ne vois la silhouette du capitaine et une bien plus petite et fine à ses côtés. J’ai un faible sourire.

Kishi est une elfe sylvestre de l’Empire. Comme tous les siens, elle n’est pas grande, un peu moins que moi, et gracile. Ses cheveux sombres sont tressés tout autour de sa tête.

Elle a les yeux pourpres et des oreilles longues et pointues, sa peau est pâle et couverte des tatouages noirs et argent des siens. Elle porte les braies noires et les hautes bottes de cuir de nos guerriers, mais une simple bande de tissus, noir aussi, entoure sa poitrine. Les elfes ne craignent pas le froid. Ses avant-bras, principalement ses poignées, sont entourés de bandes de cuirs, surtout lorsqu’elle combat. Plus haut, ce sont des anneaux dorés qui entourent son bras.

Kishi est une guerrière accomplie et des rumeurs prétendent qu’elle serait une des membres fondatrices de notre ordre.

Ce ne serait pas idiot. Elle est très âgée, ça ne fait aucun doute.

En ce qui me concerne, c’est une amie très chère de mon père et ma principale maîtresse d’arme à l’épée.

Elle s’arrête près du lit et soupire en croisant les bras :

« Ben alors, Ankh, qu’est-ce que tu as foutu ?

– Longue histoire… »

Mes yeux enfin un peu près habitués à la lumière, je me redresse lentement :

« Si c’est toi qui es là… Tu as accompagné Nahele ?

– Oui, c’est même lui qui est mandaté. Je ne suis venue que pour aider…

– Je vois.

– Nahele a essayé de lire dans ton esprit, mais il était confus. Nous n’avons pas tout compris.

– Moi non plus, hélas… »

Duncan a l’air fatigué et nerveux.

« Comment vous sentez-vous, Ankh ?

– J’ai déjà été plus en forme… Où en est-on ? Votre épouse m’a dit qu’Ewan allait bien ?

– Oui, oui, ça va… Votre ami dragonite a dit qu’il allait bientôt se réveiller. »

Un peu plus tard, installé dans une banquette confortable de leur salon, au rez-de-chaussée, devant un bon feu, je laisse Duncan me poser une couverture de laine sur les épaules pendant que son épouse prépare du thé. L’autre femme que j’ai entendue à mon réveil, l’apprentie d’Edwin, est partie chercher Nahele, qui est resté je n’ai pas trop compris où.

Je suis contente qu’il soit là. Déjà parce que c’est quelqu’un de très cher pour moi et ensuite parce que je n’ai pas eu l’occasion de le voir depuis un petit moment, j’étais un peu inquiet.

Duncan va aider son épouse et Kishi s’assoit à côté de moi.

« Ça me fait plaisir que ce soit vous qui soyez venus, lui dis-je.

– C’est logique, figure-toi que nous étions à Séno. Nous avons reçu l’ordre alors que nous allions rentrer. Nahele nous a téléportés ici immédiatement lorsqu’il a su que c’était toi qui demandais de l’aide.

– Comment a-t-il pu vous téléporter dans un endroit que vous ne connaissiez pas ?

– Il n’aurait pas du pouvoir, effectivement. Décidément, tu es doué, novice, sourit-elle, amusée. Alors, quelle est l’exception qui peut permettre à un mage de rejoindre un lieu qu’il ne connaît pas ?

– Euh… »

Edwin revient alors avec un plateau chargé d’une grande théière et de plusieurs tasses. Elle pose le tout sur la table basse, devant nous, et dit avec une fausse sévérité :

« Ne l’embêtez pas, Kishi, il doit se reposer. »

Je resserre la couverture autour de moi, pensif, alors que mon ami elfe répond, toujours amusée :

« Je vérifie juste que son cerveau marche encore. »

On frappe à la porte de la maison et Edwin soupire et nous laisse pour aller répondre, dans une pièce voisine.

« Lorsque le mage ou une des personnes avec lesquelles il veut se déplacer est lié par le sang, ou un pacte, avec une de celles qu’il veut rejoindre… réponds-je enfin. Ah ! m’exclamé-je par association d’idées en comprenant enfin. J’y suis ! »

Je glousse en m’adossant confortablement :

« J’oublie toujours que Dezba est la demi-sœur d’Amarok…

– C’est vrai qu’ils ne se ressemblent pas du tout.

– Et Nahele a donc pu vous transporter tous les trois ?

– Tous les quatre, avec Yepa.

– Sa jument en plus ? Ça a dû l’épuiser !

– Il dit que non, mais il est une bonne migraine le lendemain. »

Duncan revient à son tour avec un panier de petites brioches fumantes, au moment même où sa femme l’appelle. Il soupire, fatigué :

« Bon sang, mais c’est sans fin… »

Avant de se lever lourdement pour la rejoindre.

Kishi et moi le regardons faire. Je me tourne vers elle :

« Il a l’air au bout de ses forces…

– Le village est agité, il a dû arrêter les pères des deux victimes. »

Je sursaute, stupéfait, et gémis aussitôt sous la douleur que ça provoque :

« Quoi ?!… Pourquaïe… »

Kishi fronce un sourcil :

« Hé, ne te fais pas mal…

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Nous allons tout expliquer, ne t’en fais pas. »

Nous nous tournons d’un bloc tous les deux en entendant le capitaine crier, excédé :

« Ils restent en cellule tant que nous n’avons pas réglé cette histoire, point final et je me contrefous qu’ils veuillent en appeler au baron ! »

L’elfe et moi échangeons un regard, moi surpris et elle blasée.

La porte d’entrée claque et un instant plus tard, Edwin revient, tenant avec tendresse le bras de son mari à qui elle parle tout bas, apaisante, alors qu’il grommelle, bougon.

Derrière eux les suit Nahele, qui doit, comme souvent, se pencher pour passer la porte entre les deux pièces. Je souris en le voyant se redresser.

Les Dragonites sont aussi beaux qu’ils sont grands. La plupart dépassent allègrement les 2,30 m, parfois les 2,50 m. Ce qui fait que Nahele est plutôt petit pour son espèce. Il en a cependant toutes les autres caractéristiques : une peau pâle et légèrement bleutée, des cheveux blancs, courts dans son cas, de grandes cornes torsadées, des oreilles en pointe, moins longues que celles des elfes, des canines longues, des ongles qui tiennent des griffes. Ses yeux dorés ont les pupilles fendues et il a comme toujours l’air grave. Il porte la même tenue que moi, mais nous n’avons pas les mêmes insignes : lui n’a jamais été novice, il maîtrisait déjà parfaitement ses pouvoirs quand il nous a rejoints.

Les Dragonites sont un peuple immémorial, à la magie incroyable. Ils ont régné sur le monde très longtemps et les restes de leur empire sont encore très visibles. Mais c’est aujourd’hui une race mourante, quasi stérile. Ce qui les a clairement scindés en deux groupes : ceux qui acceptent ces faits et vivent sereinement, désireux de partager leurs connaissances avec les autres races pour les aider et ceux qui les nient encore, courant après la chimère du retour de leur gloire passée et d’un nouvel empire plus flamboyant encore que l’ancien.

Nahele est l’héritier d’une grande et ancienne famille dragonite plutôt affiliée au second groupe. Lui non, surtout depuis que notre déesse l’a appelé.

Il me regarde et se retient de sourire, c’est tout lui, ça, avant d’incliner la tête et de déclarer de sa belle voix grave :

« Bonjour, Ankhtifi. Je suis heureuse que tu sois réveillé.

– Bonjour, Nahele. Merci, je suis content de te voir. Tu vas bien ?

– Oui. »

Edwin le regarde, frottant le dos de Duncan pour le calmer :

« Asseyez-vous, Nahele. Voulez du thé ?

– Volontiers. Merci infiniment. »

Nahele s’assoit posément sur un fauteuil et notre gauche. Duncan fait de même sur celui qui me fait face et Edwin celui de droite. Elle sert le thé en nous disant de prendre de la brioche tant qu’elle est chaude. Duncan inspire, prend le panier et le temps à Nahele qui le remercie, se serrent et le fait passer à Kishi qui fait de même à moi et brioches sont assez refroidies pour être mangeables. Je respire avec bien-être leur odeur, me serre et, Edwin remplissant toujours les tasses, rends le panier à Duncan. Ce dernier en prend une à son tour une seconde qu’il pose devant Edwin qui lui sourit.

Les tasses distribuées, le capitaine prend la parole pour commencer à me raconter ce qui est advenu après qu’il fuit avec Ewan et Amarok.

Mon grand galopait vite et les avait sans encombre ramené auprès de deux soldats qui nous attendaient. Le plus alerte avait aussitôt accouru et Duncan avait sauté au sol pour lui remettre le corps inconscient d’Ewan.

« Filez au village et confiez-le à ma femme le plus vite possible !

– Oui, Capitaine !

– Et je te prends ton arc.

– Euh… ? »

Amarok avait déjà fait demi-tour, mais Duncan l’avait retenu en lui criant :

« Vous ne repartez pas sans moi, vous ! »

Le grand loup s’était figé et l’avait regardé :

« Pardon ?!

– J’ai dit : vous ne repartez pas sans moi ! »

Le capitaine l’avait rejoint en deux pas, arc en main.

« Vous croyez que je vais vous laisser affronter seul cette… ce truc ?!

– Vous avez vraiment envie de mourir à ce point ?

– J’ai traversé trois guerres et on m’a déjà posé cette question 14 fois !

– …

– Je prends mon cheval et… »

Amarok l’avait interrompu :

« Pas le temps, il va nous ralentir, vu le terrain… Grimpez. »

Et devant les trois humains stupéfaits, il s’était accroupi pour permettre à Duncan de l’enfourcher.

Ce dernier n’avait pas attendu. Amarok s’était redressé :

« Gare à vous si vous m’arrachez trop de poils ! avait-il grondé en lui jetant un œil amusé.

– Promis, je vais faire au mieux.

– Et vous, avait continué le loup pour les soldats, filez au village et priez pour nous. »

Il était reparti au galop sans attendre. Duncan était bon cavalier, il avait tenu bon et ils étaient revenus rapidement sur les lieux. Pour me trouver inconscient au pied du mur, seul. La créature n’était plus là. Duncan avait mis pied à terre pour venir vers moi pendant qu’Amarok guettait, grondant.

Le capitaine m’avait ausculté sommairement. J’étais vivant et pas si gravement blessé qu’on ne puisse me transporter.

Aussi m’avaient-ils au plus vite ramené.

Il y avait un peu de monde devant la maison du capitaine, et pour cause : la nouvelle du retour des soldats avec Ewan s’était répandue très vite.

Lesdits soldats étaient devant, essayant de calmer les curieux. Le retour du capitaine et du loup allait les y aider.

L’apprentie d’Edwin, surnommée Niall, les avait accueillis. La doctoresse s’occupait d’Ewan, emmené dans une chambre à l’intérieur.

Alertée, Ganaëlle accourait, suivie par une toute petite Kémi, une de ses servantes. Alors qu’aidé par un soldat, Duncan descendait du dos du loup à nouveau accroupi, en veillant à ne pas aggraver mes blessures, elle s’était précipitée sur Niall :

« Où est Ewan ? Où est mon fils ? »

Niall allait lui répondre quand j’avais entrouvert les yeux un instant. Je n’en ai aucun souvenir, mais j’avais visiblement repris connaissance quelques secondes pour dire quelque chose que personne n’avait compris… Sauf la servante kémi qui avait poussé un cri d’horreur avant de son fuir, terrorisée.

« Edwin et Niall se sont vite occupées de vous et j’espérais pouvoir souffler un peu, mais on est vite revenu me chercher : Youen était fou de rage contre ses esclaves, la servante leur avait raconté on se sait quoi, probablement ce que vous aviez dit, ils étaient tous morts de peur… Youen en a conclu que c’était leur faute, ou au moins qu’ils savaient quelque chose, et il a commencé à les battre pour qu’ils parlent. Il était en train de menacer de tuer une fillette pour faire avouer ses parents lorsque je suis arrivée chez eux, j’ai dû l’arrêter pour être sûr qu’il ne mette pas ses menaces à exécution… Le pire, c’est qu’Alan a fait pareil quand ses propres Kémis ont commencé à refuser de travailler et qu’ils se sont tous mis à prier… J’ai dû l’arrêter aussi.

– Les Kémis ont dit quelque chose ? » demandé-je.

Duncan dénie tristement du chef :

« Non. Ils sont morts de peur, ils prient, mais ils n’ont rien voulu dire. »

Le capitaine reprend cette fois avec humeur :

« Les villageois sont aussi très inquiets qu’en colère… Plusieurs voulaient envoyer un message au baron pour qu’il envoie des soldats afin de tuer ce… ce quoi, d’ailleurs, à la fin ? »

Il me regarde, mais je ne peux que hausser les épaules.

« J’avoue que je n’ai pas trop compris… »

Je me tourne vers Nahele qui se tient très droit, comme à son habitude.

« Kishi m’a dit que tu avais essayé de lire dans mon esprit.

– Oui, répond-il. Mais c’était flou. Les émotions te submergeaient. Je n’ai pas de plus compris ce qu’il t’a dit. Sa forme me laisse penser un démon primal ancien et corrompu par quelque chose, mais il y a un point qui me questionne. J’ai vu que tu avais saisi son bras quand il t’a attrapé ?

– Euh… Oui… me souviens-je. C’est exact ? le relancé-je.

– Tu n’aurais pas dû y arriver, ces entités ne sont pas tangibles. »

Un silence suit.

Edwin nous regarde tous et reprend :

« Vous voulez dire que ces créatures ne sont pas censées être matérielles ?

– Tout à fait, lui répond posément Nahele.

– C’est vrai, renchérit Kishi, dubitative. Les primals sont des esprits de la nature, ils n’ont pas de corps… Quand on les voit, c’est plus sous une forme sous la forme d’une espèce de nuage…

– La créature qu’on a vue était comme entourée d’une fumée noire… dit Duncan.

– Mais j’ai bel et bien pu attraper son bras… »

Je réfléchis un moment, faisant la moue.

« Dans quelle langue avez-vous parlé ? » me demande encore Nahele, retenant sa curiosité.

Je leur raconte aussi précisément que je le peux mon curieux échange avec la créature.

« … Sauf que ça ne peut pas être un démon kémi. » conclus-je.

Kishi croise les bras et confirme :

« Non. Il est impossible qu’un primal kémi se soit retrouvé ici il y a des siècles.

– C’est en effet plus qu’improbable, intervient Nahele.

– Quand êtes-vous arrivés, vous ? demandé-je.

– Avant-hier, à la nuit tombée, me répond le grand Dragonite.

– Je venais juste d’enfermer Ronan et Youen, explique Duncan, et j’essayai de calmer les villageois qui s’étaient massés sur la place, et Amarok était venu m’aider, quand nous avons tous vu comme une gigantesque goutte d’eau apparaître au-dessus nous pour se poser au sol et se disperser en faisant apparaître ces deux-là avec une louve de guerre et une jument… Je vous laisse imaginer le bazar, un Dragonite, ici, je ne sais même pas s’ils savaient que ça existait et ils n’avaient pratiquement jamais vu d’elfe non plus… »

Je conçois sans mal la scène. Nahele a beau être un petit Dragonite, il n’en reste pas moins très grand pour des humains, sans parler des cornes, des yeux, des canines et des ongles… Kishi me fait un clin d’œil :

« Heureusement, Dezba a tout de suite sauté sur Amarok en l’appelant grand frère et notre brave Duncan en a profité pour expliquer à tout le monde que non, Nahele n’était pas un démon… Depuis, il a aidé à soigner Ewan, ça a aidé à son intégration.

– Mais nous attentions ton réveil pour la suite, enchaîne Nahele, sans s’émouvoir des petites piques de notre amie. Penses-tu que la créature de la forêt puisse réellement être ce Medjed, comme elle le prétend ? »

À mon tour de dénier de la tête :

« Non. Medjed est un dieu… Certes, un dieu mineur, mais tout de même. Aucun d’entre nous n’aurait survécu à sa colère si cette créature avait vraiment été lui.

– Mais son nom a suffi à terroriser les Kémis… remarque Edwin.

– C’est normal. Les Kémis sont un peuple très croyant et aussi et surtout très superstitieux. Leurs dieux régissent leur vie entière et ils sont aussi bienveillants et généreux envers ceux qui respectent leur loi qu’impitoyables envers les autres. Et par impitoyable, je veux dire que les textes sacrés disent que l’âme des morts est anéantie s’ils ont enfreint les règles pendant leur vie. Si les esclaves de Ronan et Youen croient réellement que c’est Medjed qui se cache dans la forêt, ils ne parleront jamais. Ils préféreront tous être tués, même de la pire des façons, que de défier un dieu et risquer que leur âme soit détruite dans l’Au-Delà. »

Un long silence suit mes mots. Duncan soupire en passant sa main dans ses cheveux :

« Bon… Qu’est-ce qu’on peut faire ?

– Vous, essayer de vous reposer pour le moment. Moi, il faudrait que je puisse parler au plus vite à la seule Kémi qui acceptera de me répondre…

– Ah, qui donc ? demande Duncan, soudain intrigué.

– Ma mère. »

Je n’ai pas vraiment le temps de me demander comment faire pour joindre le Grand Sanctuaire, que Nahele propose :

« Souhaites-tu mon aide pour contacter ta mère ? »

Duncan, qui vient de se lever pour aider son épouse à débarrasser la petite table, nous regarde l’un puis l’autre, se demandant sans doute ce qu’il veut dire.

Kishi l’a bien compris, elle. Elle a froncé les sourcils et croise les bras :

« Tu es sûr de toi, Nahele ?… On a pas vraiment besoin que tu te retapes une migraine, là. »

Nahele, toujours très droit, assis face à nous, se tend légèrement, contrarié par la remarque de notre ami. Les Dragonites n’aiment pas être pris en défaut. Nahele a encore du mal avec ça, même s’il sait bien que nous ne le faisons jamais en vain.

« Ça va, dit-il, avant d’ajouter après une pause : Ne t’inquiète pas. »

Kishi lève un sourcil et je souris à notre ami cornu :

« Ça irait plus vite, mais nous aurons besoin de toi pour invoquer l’âme du défunt Kelwin et tu ne seras pas de trop dans la forêt non plus, alors il faut que tu sois sûr de ne pas te fatiguer inutilement. »

Duncan fait la moue en se remettant à ramasser la vaisselle sale :

« On vous laisse voir ça ?

– Oui, merci, nous pouvons nous débrouiller, lui répond Nahele, si nous pouvons vous emprunter votre feu de cheminée un moment ? demande-t-il tout de même poliment.

– Sans souci, sans souci, faites au mieux. »

Il part avec sa petite pile de tasses et Nahele me regarde interrogativement :

« Veux-tu que nous fassions cela tout de suite ?

– Si tu veux, ça serait fait. Je pourrais retourner m’allonger un peu… Vous arriverez à gérer l’invocation du défunt sans moi ?

– Il faudra que tu nous réexpliques de quoi il s’agit exactement, Duncan n’a pas été très précis là-dessus, nous avons manqué de temps.

– D’accord. »

Nahele se lève posément, s’époussette et contourne la table basse pour me tendre la main. Je souris et la prends. Il m’aide à me relever avec douceur et m’escorte jusqu’à la cheminée voisine. Je m’installe en tailleur au sol, sur le tapis, et il s’assit près de moi, dans la même position. Kishi nous laisse faire, ne voulant pas alourdir sa charge. Il a beau prétendre que tout va bien, connectez nos deux esprits un exercice contraignant, même pour lui.

Je lui tends la main à mon tour. Il a un petit sourire rapide en la prenant, avant de plonger son autre main dans les flammes, qui deviennent bleues et scintillantes, alors qu’il lance l’appel.

Un instant passe avant que le feu ne prenne la forme d’un elfe qui semble un peu surpris. C’est un des gardiens des flammes du Grand Temple. Il nous salue poliment et, sur ma requête, et malgré son scepticisme évident, accepte d’aller chercher ma mère. Il quitte notre vision et le feu reprend sa forme.

Nahele reste concentré, silencieux. Il préserve ses forces et j’en suis content. Je n’ai pas demandé son aide pour l’épuiser à la tâche.

Le feu change à nouveau bientôt, prenant la forme de ma mère et, je m’y attendais, celle de mon père à ses côtés. Les voir sous cette forme fantomatique est toujours particulier. On ne voit pas la peau sombre de ma mère. Ces traits fins sont doux et ses longs cheveux ondulés sont libres, comme souvent. Sarus a le visage plus carré et l’air un peu las désormais, l’âge avançant. Ils sont visiblement intrigués, ma mère inquiète. Je leur souris et les salue :

« Bonjour à vous, désolé de vous déranger.

– Ce n’est pas grave, nous ne faisions rien de très urgent… me dit ma mère. Bonjour, Ankh. Bonjour, Nahele… »

Le Dragonite se contente d’un signe de tête, ni Sarus ni ma mère ne s’en formalisent. Elle reprend cependant :

« Tu es malade, Ankh ? Tu n’as pas l’air bien…

– Disons que ma première rencontre avec la créature responsable des disparitions sur lesquelles je suis venu enquêter a été un peu mouvementée… Mais ça va, je suis chez une excellente doctoresse et Kishi est aussi avec nous.

– Le trio infernal au complet, plaisante Sarus. Vous y arriverez ? s’enquit-t-il plus sérieusement.

– Je pense que oui, lui réponds-je.

– Sois prudent et prends bien soin de toi, me dit ma mère avec un sourire doux. Et sinon, que me voulais-tu ?

– Nous avons découvert que la créature que nous combattions prétendait s’appeler Medjed… »

Le sursaut de ma mère à l’évocation de ce nom n’échappe à aucun de nous trois.

« Je crois que la vieille doyenne, au port, nous avait parlé de lui, lorsque j’étais enfant, mais je me souviens mal. Est-ce que tu pourrais m’en dire plus ?… Ce nom a terrorisé les Kémis qui sont ici… »

Ma mère réfléchit un instant, grave.

« Il est impossible que Medjed se trouve en Séno… dit-elle.

– C’est ce que nous pensons aussi. Ni moi ni ceux qui m’accompagnaient n’aurions survécu à la colère d’un dieu, et ce Dieu n’a rien à faire dans un village perdu si au Nord.

– Mais il t’a dit s’appeler ainsi ? »

J’ai rarement vu ma mère aussi interloquée.

« Oui, c’est le nom qu’il m’a donné, et il m’a bien parlé en kémi. »

Le silence qui suit est éloquent. Alarmé, Sarus passe son bras libre (l’autre est dans les flammes pour tenir le lien de leur côté) autour des épaules de ma mère :

« Méréret ?

– Désolé de t’embêter, Maman… Mais les Kémis d’ici ne veulent rien dire et on les a déjà bien trop malmenés.

– Non, non, répond enfin ma mère. Ce n’est pas grave, tu as bien fait de venir me demander… »

Elle sourit à mon père et embrasse sa joue :

« Ne t’en fais pas, toi… »

Puis elle me regarde à nouveau :

« Medjed est l’un des sept serviteurs du Maître des Morts… Il est ‘’Celui qui venge’’. Les Dieux l’envoient punir ceux qui ont enfreint Leur loi et qu’aucune justice n’a rattrapés, ceux qui abusent en toute impunité de leur pouvoir, mais surtout, ceux dont les actions ont condamné des innocents. On l’appelle aussi ‘’la Lame du Maître des Morts’’ ou ‘’le Seigneur de la Vengeance’’. Des sept serviteurs du Dieu des Dieux, c’est le plus craint parmi nous. Celui dont, plus que tout autre, il faut éviter le courroux. D’autres sont envoyées pour avertir les pêcheurs ou leur donner les moyens de se racheter. Lui, non. Il vient pour exécuter la sentence divine, sans aucune échappatoire possible… Si une personne a usurpé Son nom, elle risque d’attirer la colère des Dieux… »

Je hoche la tête, notant tout ça dans mon esprit. Je reconnais :

« Oui, c’est très étrange… Ce nom ne peut pas avoir été dit par hasard… Mais ici, ça n’a aucun sens… D’autant que les victimes ne sont pas des Kémis, elles ne pouvaient donc pas avoir quitté la Voie du Maître des Morts puisqu’elles ne suivaient pas…

– En plus, oui, tu as raison !… » reconnaît ma mère.

Un dieu ne se mêle pas des affaires des suivants d’un autre, sauf cas rarissime où les deux sont en conflit, et encore… Ce sont bien plus souvent les suivants qui font du zèle entre eux…

Je hoche à nouveau la tête :

« Merci, Maman. Je ne vais pas plus vous déranger… »

Je n’ai pas le temps de finir ma phrase, sursautant comme eux lorsque deux petites têtes curieuses apparaissent soudain de part et d’autre de celle de ma mère. Deux immenses sourires éclairent immédiatement les visages enfantins alors que mon père les rabroue gentiment :

« Eh, attention, vous deux ! Ajouter des âmes dans une conversation spirituelle, c’est dangereux pour le mage qui tient le sort…

– Oh pardon ! s’exclament en chœur mon petit frère et ma petite sœur.

– Ça va, Nahele ? » demande ma mère

Le Dragonite a à peine frémi, il hoche la tête. Je le regarde un instant, avant de regarder à nouveau dans les flammes :

« Bonjour, vous.

– Bonjour, Ankh !

– Dis, dis, quand est-ce que tu rentres ?

– Bientôt, j’espère. Soyez sages d’ici là, sinon je dirais à Kishi de ne plus vous donner de leçon d’épée.

– Promis ! »

Nous nous saluons, puis Nahele retire sa main des flammes, qui se figent avant de se briser, et le vrai feu réapparaît.

Mon ami dragonite soupire. Comme il n’a pas lâché ma main, je pose ma seconde sur la sienne et lui demande doucement :

« Tu es sûr que ça va ? »

Il s’est raidi sous le contact et me jette un œil un peu gêné :

« Oui… Euh…

– Il faut te ménager, tu as beaucoup donné avec le voyage jusqu’ici et le reste…

– Merci de ta sollicitude. Mais ça va. Vraiment. Ne t’en fais pas. »

Il se relève et m’aide à me remettre sur mes jambes avec autant de prévenance qu’il en a mis à m’aider à m’asseoir.

« Va te reposer, Ankhtifi…

– Il faut que je vous explique pour Kelwin… »

Il soupire et me soutient jusqu’au canapé, où Kishi se trouve toujours, et soupire :

« Soit. Mais sois concis. »

L’elfe nous regarde l’un l’autre, jambes croisées et les bras étendus sur le haut du dossier. Elle n’a pas pu suivre la conversation, n’entendant pas les réponses de nos interlocuteurs. Nahele me dit qu’il se chargera de lui expliquer, alors qu’il se rassoit face à nous.

Je hoche la tête une nouvelle fois. Je sens la fatigue me gagner, je ne vais pas lutter longtemps.

Je leur réexplique donc succinctement ce que j’ai appris sur l’ancien maire et sa mort. Duncan nous rejoint pendant mon récit. Kishi lui demande de les accompagner la tombe de Kelwin. Edwin revient alors à son tour.

« Vous devriez aller vous rallonger, Ankh… Vous n’avez pas trop mal ?

– Ça va, merci, et j’y allais. »

Duncan me regarde, vaguement soucieux :

« Reposez-vous, on va voir la suite. Vous pourrez remonter seul dans votre lit ?

– Je vais essayer… » lui réponds-je en me relevant lentement.

Mon dos me lance de plus en plus douloureusement. Nahele soupire encore et contourne la table pour venir à nouveau m’aider :

« Tu m’as dit de me ménager… Tu devrais écouter tes propres conseils. »

Je glousse, ce qui me fait mal, et je le laisse sans résister me raccompagner à la chambre, à l’étage. Il veille à ce que je sois bien rallongé, mais alors qu’il va pour partir, je l’interpelle :

« Nahele ? »

Il me jette un œil incertain.

« Tu as oublié de me dire quelque chose ?

– Oui, merci, et surtout merci d’être venu. J’étais un peu inquiet de ne pas t’avoir revu depuis Erzéa. »

Il ne me répond pas, mais détourne les yeux, l’air contrit.

« Je suis heureux que tu ailles bien, ajouté-je.

– Hm. Merci. »

Il me regarde rapidement du coin de l’œil et dit encore :

« Repose-toi. Nous nous verrons au dîner. »

Il sort sans attendre ma réponse.

Je m’endors rapidement.

Mes rêves sont confus, mélangeant un peu tout. Je me retrouve donc dans cette étrange forêt morte, j’entends au loin la comptine de mon enfance… Les mots sont comme portés par le vent :

… Il frappe sans merci.

Car Nul n’échappe au courroux des Dieux.

Nul n’échappe à la loi du Maître des Morts.

J’aperçois le démon entre les arbres… Aussitôt, je cours pour le rejoindre… J’accélère en attendant comme des pleurs…

Le monstre pleure et j’ai beau courir de toutes mes forces, et même l’appeler, je ne parviens pas à le rejoindre.

Je m’arrête, à bout de souffle, avant de sursauter quand une petite voix enfantine se fait entendre derrière moi :

« S’il te plaît… »

Je me retourne brusquement pour découvrir, stupéfait, un tout petit Kémi… Maigre, le crâne rasé des petits esclaves, vêtu de haillons, il me regarde avec une tristesse qui me transperce le cœur et me dit encore :

« S’il te plaît… Sauve ma sœur… »

Je me réveille en sursaut avant d’avoir eu le temps de lui demander de qui il me parlait.

Je me frotte le visage, complètement perdu. La douleur est bien là, cette fois, sans doute ai-je besoin de soins. Mais mon esprit a été englouti par ces grands yeux noirs et tristes…

Je referme les yeux et me mets à réfléchir. La mort de Kelwin est liée à celle d’Alan, à l’enlèvement d’Ewan, à ce démon, quel qu’il soit, j’en suis certain.

Mais quel peut être le rapport avec les miens ? Pourquoi ce démon parle la langue du pays des sables, pourquoi s’est-il baptisé Medjed ? Pourquoi est-il tangible alors qu’un Primal ne peut pas l’être ?…

Qui est ce petit garçon ?…

Qui est cette sœur qu’il veut que je sauve, au point d’être parvenu à s’immiscer dans mes rêves… ?

Je brasse tout ça je ne sais combien de temps, avant que la porte ne se rouvre. Edwin rentre, portant une tasse fumante.

« Ankh ?… Navrée de vous réveiller, mais il faut boire votre potion.

– Je ne dors plus, Edwin, ne craignez rien… »

Elle s’approche, pose la tasse sur la table de nuit et s’assied au bord du lit pour me regarder :

« Vous êtes très pâle… Vous n’avez pas bien dormi ?

– Si… J’ai juste fait un rêve très étrange… Je réfléchissais à notre affaire. Et j’ai beau tout retourner, je ne trouve pas le lien pour nouer tous les éléments entre eux… »

Elle m’aide à me redresser lentement, m’asseyant contre mon oreiller, et me donne la tasse.

« Duncan m’a dit que vous pensiez que l’ancien maire avait été assassiné.

– C’est une piste… Sa mort tombait trop bien pour ceux qu’elle arrangeait.

– C’est vrai, Ronan en a bien profité. Nous avons vu ça en arrivant…

– Mais comment empoisonner un seul homme au milieu d’un banquet ? »

La doctoresse fait la moue et me propose une théorie très convaincante :

« Si on avait spécialement mis du poison sur ses couverts ?… »

Je reste bête un instant alors qu’elle ajoute :

« Il m’est arrivé de le faire avec un médicament qu’un patient refusait de prendre. J’avais enduit l’intérieur de son verre de potion… Avec le goût assez fort de la viande au piment qu’il a mangé, il n’avait rien senti. »

Je bois une gorgée de potion amère. Kelwin était le maire… Il avait forcément une place bien précise au banquet… Une place centrale avec des couverts faciles à identifier…

« Bon sang… Vous avez raison… Ça pourrait être ça… »

Je bois encore, puis soupire :

« Mais ça ne me donne toujours pas le lien avec le reste… Avec les miens…

– J’espère que vos amis et Duncan pourront en apprendre plus. »

Je finis la tasse et la repose sur la table de nuit.

« J’espère aussi. »

Elle me sourit, puis m’aide à retirer doucement ma tunique, elle va refaire le bandage qui enserre ma poitrine.

« Vos côtes n’étaient pas cassées… Je pense que vous devriez vous rétablir rapidement, dit-elle en retirant la bande.

– J’espère…

– Je peux vous demander quelque chose ? »

Je la regarde prendre une bande propre

« Je vous en prie ?

– En fait, je me pose la question, car j’ignorais qu’il y avait des Dragonites parmi les Élus de Donoma…

– C’est normal… Il n’y en a qu’un et c’est assez récent, commencé-je à lui expliquer alors qu’elle bande mon torse. Nahele nous a rejoints il y a… Je dirais cinq ou six ans à peine… Et ça a surpris tout le monde, lui en premier… J’étais là – aïe – lors de son Appel…

– Oh, pardon !

– Ce n’est rien, serrez comme il faut. En fait, Nahele est l’héritier du Grand Duché d’Ewald, il accompagnait l’impératrice qui venait faire une visite au Grand Temple lorsqu’il a été appelé. Vu son âge et son éducation martiale et magique, il n’a même pas eu besoin de passer par le noviciat, Sarus l’a très vite ordonné chevalier spirite.

– Il était très inquiet pour vous lorsqu’ils sont arrivés, même s’il essayait de le cacher… Vous le connaissez bien ?

– Oui, nous avons fait équipe plusieurs fois. En fait, Kishi et moi avons été parmi les premiers à aller vers lui… Pas que nos frères et sœurs aient quelque chose contre lui, mais il les impressionnait beaucoup… Un dragonite, Grand-Duc et Paire de l’empire, c’était beaucoup pour nombre d’entre eux. Moi, j’avais 17 ans, j’étais juste très curieux… Quant à Kishi, à son âge, ce ne sont pas des choses qui l’impressionnent. Elle se moque des titres et des richesses avec une aisance incroyable…

– À ce point ? sourit la doctoresse en nouant la bande.

– Je l’ai vue répondre à un ministre impérial qui se vantait de sa fortune : ‘’C’est tout ?’’, et de lui expliquer que s’il n’était rien d’autre que son or, sa vie devait être extrêmement vide. »

Elle glousse et je finis :

« Nahele s’est bien intégré, mais son éducation noble crève les yeux, il a encore beaucoup de mal à se détendre, même en privé.

– C’est dommage.

– Ça viendra, je pense…

– Je lui souhaite. Bon ! Comment vous sentez-vous ?

– Plutôt pas si mal, votre potion est très efficace contre la douleur.

– Vous avez faim ?

– Très !

– Parfait, alors nous allons descendre, ils ne devraient pas tarder à rentrer, si ce n’est déjà fait. Nous devrions pouvoir dîner rapidement.

– Merveilleux ! »

Edwin m’accompagne au rez-de-chaussée, attentive lorsque je descends l’escalier.

Je la suis à la cuisine. La table n’est pas immense, mais nous y tiendrons. Par la fenêtre, je vois qu’il fait presque nuit.

« Asseyez-vous. »

J’obéis alors qu’elle va à la grande casserole qui fume sur la massive cuisinière en fonte.

« Ce n’est pas courant de voir ça ici, où l’avez-vous trouvé ?

– La cuisinière ?… C’est de famille ! Elle me vient de ma grand-mère.

– Vous l’avez emmenée depuis l’Empire ?

– Oui ! Et vous avez raison, ils n’avaient jamais vu ça ici. »

Elle se penche pour remettre du bois et me dit :

« Et ils n’avaient jamais vu une Ahelmilienne non plus, d’ailleurs.

– Vous n’avez pas eu de souci à être acceptée en venant de l’Empire ?

– Non… Duncan avait prévenu depuis longtemps sa famille qu’il m’avait épousée, ils étaient surtout curieux. Et pour les autres, et bien, être doctoresse a beaucoup aidé.

– Je veux bien vous croire…

– Vous devriez pouvoir rentrer dormir au manoir avec vos amis. Je vous laisserai de quoi soulager la douleur si besoin, mais ça va aller.

– D’accord, merci. De toute façon, Nahele et Kishi sauront gérer et vous ne serez pas si loin.

– Oui, c’est ce que nous se nous sommes dits. »

La porte s’ouvre sur Duncan, qui est suivi de Kishi et de Nahele qui, bien sûr, se penche sagement pour passer.

« Ah, vous êtes là, Ankh… me dit le capitaine. Vous allez mieux ?

– Ça ira. Merci, Duncan. Comment ça s’est passé ? Vous êtes parvenus à invoquer Kelwin ?

– Oui, oui, Nahele y est arrivé sans souci. » me répond Kishi en venant s’asseoir près de moi, à ma droite, en bout de table.

Sur l’invitation de Duncan, Nahele, qui regardait le plafond avec prudence (la pièce n’est pas très haute), vient à son tour s’asseoir à ma gauche.

Le capitaine va embrasser son épouse et s’enquérir de si elle a besoin d’aide.

« Puisque tu le demandes, mets donc le couvert.

– D’accord. »

Il l’embrasse encore avant de se mettre à l’œuvre. Ce faisant, ils nous racontent tous trois ce qui s’est passé.

Dara et Arzel ayant souhaité être présentes, Duncan et Kishi avaient été les chercher. Nahele attendait avec les deux loups, désireux de les rassurer sur mon état tout comme de leur expliquer ce qui s’était dit.

« Amarok sera content de te revoir… me dit le Dragonite. Il était très inquiet. »

Je n’en doute pas, mais me dit que je vais surtout me faire sacrément sermonner…

Ils s’étaient ensuite tous les six rendus au cimetière. Ce dernier était tranquille et désert. Si des villageois les avaient vus ou croisés sur le chemin, aucun ne s’était plus approché.

La tombe elle-même était sobre, dans la zone réservée à sa famille. Kelwin reposait près de ses parents et de son épouse. À la question d’Arzel sur la nécessité de venir ici, Nahele avait répondu avec sa pédagogie paisible que pratiquer l’invocation là où se trouvaient les restes du défunt était moins éprouvant pour ce dernier et moins fatiguant pour le mage. Pour s’épargner encore, Nahele avait décidé, comme lors de l’entretien avec mes parents, de ne servir que de relais et de laisser l’interrogatoire à Kishi et Duncan.

Il n’avait pas eu de mal à appeler l’esprit qui avait donc pris la forme d’une silhouette pâle et translucide au-dessus de sa tombe.

Dara avait fondu en larmes dans les bras de sa tante qui n’en menait pas beaucoup plus large.

« Il ne sait pas qui l’a tué, mais il savait qu’il avait effectivement été empoisonné lors de ce banquet, m’explique Kishi.

– Il lui paraîtrait cela dit logique qu’il s’agisse de Ronan, Youen ou des deux, ajoute Nahele.

– Ils sont bien venus le voir, et plus de deux fois, intervient sombrement Duncan en posant les grandes assiettes creuses sur la table. Lui se souvenait au moins de cinq !

– N’en casse pas les assiettes de ma tante, mon amour, le rabroue tendrement Edwin en remuant son plat.

– Oh, pardon, ma chérie ! s’excuse-t-il immédiatement, me faisant sourire et glousser Kishi.

– Et c’était bien à propos de la forêt et du mur de menhirs, continue Nahele, lui toujours sérieux. Ils sont, comme nous le pensions, persuadés qu’il y a d’autres filons d’or au-delà et ils veulent aller les exploiter.

– Ils sont toujours en cellule ? questionné-je.

– Oui, me confirme le capitaine. Y passer une deuxième nuit les calmera peut-être enfin… »

Edwin sert alors un grand bol de ce qui se révèle être du bœuf en sauce avec des légumes et des pommes de terre, prend une fourchette, une cuillère, pose le tout sur un plateau et dit :

« Je vais monter tout ça à notre pauvre Ganaëlle… ne m’attendez pas si je tarde, elle aura peut-être besoin de parler un peu.

– Prends le temps nécessaire. » lui répond Duncan.

Elle sort avec son plateau et le capitaine soupire :

« Bon sang, j’espère qu’Ewan va vite se réveiller.

– Ça ne devrait pas tarder, lui dit Nahele. Son âme était faible, mais j’ai pu l’apaiser. Son corps est certes épuisé, mais il est jeune et était en bonne santé avant tout ça, il va se remettre.

– Rien d’autre ? demandé-je encore.

– Non, me répond Kishi avec un hochement de tête. Nous avons laissé Dara et Arzel lui parler un peu. Il a dit à sa fille qu’il était fier d’elle et lui faisait confiance pour la suite. Puis Nahele l’a renvoyé dans l’Au-Delà.

– Comme il faisait encore jour, enchaîne le Dragonite, nous nous sommes permis d’aller voir ce fameux mur. Amarok et Duncan nous ont guidés, nous ne l’avons pas franchi, ne t’en fais pas, ajoute-t-il quand je fronce un sourcil.

– Nous voulions juste voir ça et si nous pouvions sentir quelque chose, ajoute Kishi.

– Et ? m’enquis-je.

– Cette forêt très vieille, comme je le pensais, commence-t-elle. Très pure aussi. La présence d’un Primal est donc plus que probable.

– D’accord. Autre chose ?

– J’ai senti une aura aussi puissante que triste, complète Nahele, mais trop loin pour que je puisse être plus précis. »

Duncan a fini de mettre le couvert. Il coupe de larges tranches de pain, les pose sur la table et demande :

« Vous voulez manger ? Edwin en a peut-être vraiment pour longtemps.

– Volontiers, puisqu’elle l’a permis, lui répond Kishi en lui tendant son assiette à deux mains. Il ne faudrait pas que notre convalescent veille trop tard et nous devons encore rentrer.

– Le manoir n’est pas si loin, lui répond-il, amusé, en la prenant. Mais vous avez raison. Et très faim, on dirait ?

– Oh que oui !

– Laisse-nous un peu quand même, s’il te plaît… » rigolé-je.

Alors que Duncan la sert, je repense à la forêt et mon rêve me revient à l’esprit.

« Dites-moi, j’ai une vision pendant mon sommeil, tout à l’heure… »

Alors que Duncan pose l’assiette pleine et fumante devant Kishi, leurs trois regards se posent sur moi. Le capitaine prend mon assiette et celle de Nahele alors que je leur raconte rapidement : la forêt, le démon en pleurs et cet enfant qui me supplie de sauver sa sœur.

Un long silence suivit mes mots, juste interrompus par le bruit de Duncan qui remplit nos assiettes. Nahele, qui a croisé les bras, demande alors :

« Y a-t-il eu d’autres victimes avant ce jeune homme ? »

Je sursaute quand un autre souvenir bondit dans mon esprit et seul mon état me retient de me dresser :

« Duncan !… Vous ne m’aviez pas parlé de deux esclaves disparus, un peu après votre arrivée ici ? »

Le capitaine se fige, sa louche dans une main et sa propre assiette dans l’autre :

« Euh… Si… »

Il fronce les sourcils.

« Si, deux esclaves enfuis… Peut-être un frère et une sœur, oui, mais je n’en sais plus rien…

– Vous aurez des traces plus précises ? »

Il hausse les épaules en vidant la louche :

« Il faudrait que je consulte les archives de la caserne, nous avons sûrement noté plus de détails. »

Il vient s’asseoir face à Nahele et moi :

« Vous pensez que ces enfants auraient pu être victimes du démon ?

– Si ce démon a croisé des Kémis, nous tenons plus que sûrement le lien entre les miens et notre affaire. »

Un nouveau silence suit. Nahele hoche la tête et décroise les bras avant de me dire avec douceur :

« Ça pourrait effectivement expliquer bien des choses. Mange, en attendant, il faut que tu reprennes des forces.

– Je regarderai demain matin la première heure, me dit Duncan. Vous avez ma parole. »

Nous mangeons dans une bonne ambiance malgré tout. Edwin nous rejoint rapidement. Elle nous explique que Ganaëlle est très fatiguée, mais qu’Ewan a repris des couleurs.

Nous ne tardons pas, désireux de les laisser se reposer et de nous reposer également.

Nous sortons et aussitôt, Amarok et sa sœur Dezba, qui attendaient non loin de là, se précipitent vers nous. Yepa, la grande jument de Nahele, qui broutait un peu d’herbe au bord du chemin, lève la tête avant de nous rejoindre bien plus tranquillement.

Mon grand loup me flaire de la tête aux pieds, faussement grognon :

« Ah, et bien, ce n’est pas trop tôt !… Quelle idée de rester seul face à ce démon ! Tu as à ce point envie de mourir ?! »

Mais sa grande queue poilue remue beaucoup trop pour qu’il soit crédible. Dezba aussi est contente de me revoir. Toujours plus exubérante que son frère aîné, elle sautille et vient me lécher la joue avec énergie, nous faisant tous rire, sauf Nahele qui ne fait que sourire et Amarok qui gronde :

« Dezba ! »

C’est sûr qu’elle ne s’encombre pas de dignité et de retenue, elle.

« Je vais bien, merci à vous, et désolé de t’avoir inquiété, Amarok. Comment vas-tu, toi ? Merci d’être revenu me chercher.

– Un loup d’Ahelmil n’abandonne pas son Chevaucheur, tu n’as pas à me remercier.

– Ouais, ouais, c’est ça. Merci quand même, mon ami.

– Allez, rentrons, Kishi. On ne va pas passer la nuit là, on va déranger tout le village. »

Amarok s’accroupit pour me laisser l’enfourcher, sous le regard attentif de Nahele. Kishi saute sur le dos de Dezba et le dragonite flatte poliment Yepa avant de monter en selle.

Nous prenons tous les six la direction du manoir royal.

Annick nous accueille avec joie et me demande aussitôt si je suis sûr d’aller mieux. Elle me semble très inquiète. Je la rassure et Kishi ajoute :

« Ne craignez rien, nous n’allons pas laisser dormir seul cette nuit, pas plus que nous ne l’avons laissé les autres. »

Ah tiens.

« Par contre, c’est ton tour, Nahele. » ajoute-t-elle.

Notre ami cornu semble un peu mal à l’aise, il opine cependant du chef. Les deux loups s’installent au coin du feu que nous gagnons détachant plus attendre.

Nahele m’aide à me changer et à m’installer dans le lit, qui est, de fait, assez large pour nous accueillir tous les deux. Peut-être, par contre, un peu court pour lui.

Après quoi, il se déshabille lui-même, assis au bord, en me tournant le dos.

« Ankhtifi…

– Oui ? »

Il me jette un œil rapide par-dessus son épaule.

« Je te présente mes excuses pour ce qui s’est passé à Erzéa… »

Il continue à enlever ses vêtements alors que je mets un instant, sourcils froncés, à comprendre de quoi il parle. Notre mission là-bas s’était très bien passée ?… J’étais heureux de découvrir cette ville, le cœur de son duché…

Jusqu’à me souvenir du seul problème que j’y avais eu :

« Oh, c’est ça qui te travaillait ? Il n’y a aucun souci, ne t’en fais pas ! »

À la fin de notre tâche, il m’avait proposé d’aller l’attendre dans l’ancestrale et magnifique demeure des siens avant que nous rentrions au Grand Temple, car lui-même devait passer régler d’urgence je ne sais pas quoi auprès d’un de ses vassaux logeant à quelques lieux delà.

Le souci était que ses gens avaient catégoriquement refusé de m’accorder cet accueil, ce malgré son courrier. J’avais donc dû faire demi-tour pour me trouver une auberge où j’avais attendu deux jours avant qu’une missive de mon ordre ne m’envoie sur une autre mission, après laquelle j’avais rapidement enchaîné celle-ci, sans, donc, revoir mon ami entre.

Il soupire et se tourne pour me regarder :

« Mon frère a été odieux avec toi. Tu n’as pas à faire comme si de rien n’était. »

Je lui souris :

« C’est vrai, il n’a pas l’air de porter les humains dans son cœur. Mais vraiment, ne t’en fais pas. Ce n’est pas comme si j’avais fini à la rue ou perdu en plein désert…

– Certes, admet-il en venant enfin près de moi. Mais ils ont bafoué mon sceau et les lois de l’hospitalité. C’est une injure envers moi et nos traditions, qu’ils prétendent révérer.

– À ce point ?

– Selon ces mêmes traditions, j’aurais été en droit de tous les faire exécuter pour ça. »

Je glousse malgré moi :

« Heureux que tu ne l’aies pas fait.

– Notre Déesse nous enseigne la miséricorde… J’essaie de l’appliquer.

– Tu fais bien. Le pardon est une grande force.

– Je sais. Mais ce n’est pas dans les mœurs de ma race. »

Il souffle la bougie avant de s’allonger pour de bon.

« Tu es bien installé ? s’enquit-il ensuite.

– Très bien. Et toi ?

– Ça va.

– Ton frère te ressemble beaucoup… en plus hautain et méprisant.

– C’est un idiot.

– Comment va-t-il ?

– Aussi bien que possible depuis les geôles impériales, je crois.

– Quoi ?! »

J’ai sursauté. Je devine le froncement de sourcils de Nahele à sa voix :

« Ne te fais pas mal, Ankhtifi.

– Pourquoi ton frère est en prison ?

– Parce que notre rang ne protège pas les trafiquants, encore moins ceux qui insultent la couronne. Après notre mission à Erzéa, je n’ai pas eu le temps de t’écrire, car j’étais envoyé d’urgence à la frontière est pour une affaire diplomatique. Tu le sais, c’est à ton père que j’ai confié la gestion de mon courrier quand je ne suis pas au temple. Alors, ce n’était pas la première fois qu’un membre de ma famille essaie de se servir de moi, de ma place dans la cour ou dans notre ordre pour ses affaires… Jusqu’ici, je me contentais de les ignorer. Mais là, lorsqu’une missive des plus pressantes, portant le sceau de mon propre frère, est arrivée au temple, Sarus s’est inquiété et l’a, comme il en avait droit, ouvert pour voir ce qu’il en était. Et il a donc appris que mon frère avait été arrêté pour un trafic de métaux précieux et attendait donc j’use de mon influence auprès de notre impératrice, qu’il qualifiait de termes bien peu flatteurs, pour le faire libérer et oublier au plus vite.

– Aïe…

– Il n’était guère plus tendre envers notre ordre.

– Père a dû être ravi.

– Il s’est contenté de faire suivre ce courrier au juge. Mon frère aura donc aussi à répondre de lèse-majesté. Il peut s’estimer heureux que Sarus ait eu cette lettre avant moi. J’aurais été bien moins doux que lui, pour ma part. Mais bon. Tout ceci n’excuse en rien le tort qui t’a été fait. Je te remercie de ta clémence, et je t’invite à te rendre à nouveau à Erzéa lorsque tu voudras.

– Tu m’accompagneras, alors. Je n’ai rien à y faire sans toi. Tu me montreras ces roseraies dont tu m’avais parlées…

– Tu as ma parole et ce sera un plaisir. »

Il a l’air soulagé. Cet incident devait bien trop lui peser. Je lui souris encore :

« J’ai hâte. »

Il me sourit en retour.

« Bonne nuit, Nahele.

– Merci, Ankhtifi. Repose-toi bien également. »

Le matin me trouve reposé. Pas aussi frais que je le serai sans blessure, bien sûr, mais en bien meilleure forme que la veille.

J’ai bien moins mal également, les potions d’Edwin sont décidément efficaces.

Nahele est réveillé, mais il est toujours là. Il est assis dans le lit et lit tranquillement. Il tourne la tête vers moi en m’entendant m’étirer.

« Bonjour, Ankhtifi. Comment te sens-tu ?

– Bon matin, Nahele. Bien mieux, merci. Et toi, tu as bien dormi ?

– Oui, très bien, merci. Tu as meilleure mine qu’hier.

– Et j’ai très faim !

– C’est bon signe. »

Il referme son livre avec soin.

« Que lisais-tu ?

– Oh, un vieux recueil de poèmes de mon peuple. Si tu as faim, que dirais-tu de descendre déjeuner ? Il n’est pas si tard, mais nous avons à faire, il me semble. »

Je hoche la tête en me redressant avec précaution.

« Oui, ne perdons pas de temps.

– Que veux-tu que nous fassions, aujourd’hui ?

– Commencer par aller voir si Ewan a enfin repris connaissance, puis retourner dans la forêt… Je pense qu’il ne faut pas attendre plus. Le démon doit encore être affaibli de l’autre fois, il ne faut pas lui laisser regagner trop de puissance.

– Tu as raison. Nous devons voir ça rapidement. »

Il se lève et contourne le lit pour venir m’aider. Je me lève à mon tour. Pendant que nous nous préparons, il me demande :

« Tu n’as pas fait un autre rêve, cette nuit ? »

Je réfléchis un instant avant de nouer ma ceinture.

« Non… Non, je ne crois pas.

– Dans ta vision d’hier, l’enfant était dans la forêt ?

– Oui, oui…

– J’essayerai de faire attention lorsque nous y serons. Il est tout à fait possible que je ne l’aie pas senti hier… Nous ne nous sommes pas approchés beaucoup.

– Merci. »

Il me précède dans l’escalier pour pouvoir me retenir si jamais je faiblis sur mes jambes, mais tout va bien.

Nous arrivons dans la grande pièce où Amarok et Dezba se trouvent, couchés elle à moitié sur lui. Kishi est là, elle aussi, comme Annick. Elles déjeunent. Comme l’autre matin, des couverts nous attendent. Metig et Solen ont l’air d’avoir déjà mangé.

Nahele attend que je sois assis pour s’installer, alors que Solen arrive de la cuisine pour nous servir rapidement des œufs et du pain tout chauds.

Kishi me trouve aussi en meilleure forme. Je lui réexplique ce que je pensais faire, elle approuve.

« Tu as prévu si nous y allions tous les trois ou si nous demandions du renfort à Duncan et ses hommes ?

– Je ne pense pas que ça serait nécessaire, mais à mon avis, Duncan va vouloir venir.

– Oui, c’est plus que probable, opine posément Nahele en prenant sa tasse de thé. Je ne pense pas qu’il serait un poids, cela dit. C’est un vétéran aguerri et il est de bon sens.

– Vous avez eu le temps de faire connaissance, j’imagine, en deux jours ? lui demandé-je.

– Oui, opine encore le Dragonite. Nous nous sommes rendu compte que nous nous étions croisés plusieurs fois pendant la guerre, notamment à la bataille de Sigurd… Il commandait une partie des troupes humaines que nous étions venus soutenir.

– C’est vrai ?

– Oui… Le monde est petit. Ça nous a bien amusés. »

Annick nous demande, un peu inquiète :

« Vous êtes sûrs que vous ne voulez pas demander des renforts ? Duncan n’a que six hommes, mais ça serait toujours ça de plus contre ce monstre ?

– Six hommes mal équipés et inexpérimentés ne seraient pas d’une grande aide pour nous, lui répond Nahele.

– Oui, approuve Kishi en finissant son thé. Et les gérer, ou pire, devoir les protéger, serait par contre un sacré handicap. De toute façon, nous verrons bien quand nous y serons. Si cette créature est trop puissante, nous ne resterons pas nous faire tuer pour le plaisir…

– Tout à fait, je n’ai pas pu le faire l’autre jour, précisé-je, mais nous pouvons le sceller en attendant de l’aide ou au pire du pire, lancer quelques éclairs ou boules de feu sur elle pour couvrir notre fuite.

– Si, à nous trois, on n’y arrive pas, intervient à nouveau Kishi avec amusement, par contre, ça ne sera pas bon signe ! »

Je glousse et hoche la tête, la bouche pleine, alors que Nahele la regarde avec un rapide sourire en coin :

« Je pense que nous aurions trouvé ce village en cendres, si cette créature était puissante à ce point, vu sa colère.

– Y a des chances ! convient Kishi. Les menhirs sont un mur symbolique, mais pas magique, elle serait venue tout détruire sans souci…

– Oui, d’ailleurs elle a ramené le corps d’Alan… » ajouté-je pensivement.

Nous ne tardons pas à sortir. La journée s’annonce radieuse. Nous prenons cette fois la peine de bien nous équiper, cela dit. Nous mettons leurs armures à nos loups. Amarok se laisse faire, sérieux, Dezba grogne, elle n’aime pas être « serrée là-dedans », comme elle dit. Dezba n’est pas concernée, elle restera près des menhirs. Elle broute un peu, mais elle n’a pas l’air plus stressée que ça.

Nous-mêmes n’avons pas d’armures physiques, mais la magie de Kishi nous offre une bien meilleure protection. Si ses tatouages la protègent, elle, de façon permanente, nous tracer, à nous, des signes sur le visage et les mains, ou le museau et les pattes, suffira à nous protéger de la plupart des attaques physiques et magiques. Dans mon cas, ils intensifieront également ma propre magie.

Mon épée, la lance de Kishi et les deux sabres courts de Nahele sont là également, de toute façon.

Annick, Solen et Metig nous ont regardé nous préparer avec curiosité, mais aussi et surtout, gravité. J’ignore si tout ça rassure vraiment Annick et je pense que nous en faisons beaucoup trop, mais qui peut le plus peut le moins et nous ne voulons prendre aucun risque.

Nous les saluons en leur disant de ne pas nous attendre pour le déjeuner et nous partons.

Les armures n’empêchent pas les loups et la jument de galoper, même si nous ne sommes pas loin. Le village est tranquille, les quelques personnes qui sont dans les rues nous regardent passer avec surprise, certaines impressionnées.

Nous arrivons à la caserne. Je reconnais celui qui garde sa porte ce matin, c’est le jeune archer qui nous avait accompagnés. Lui nous jauge avec sérieux, avant de nous saluer poliment quand nous mettons bien à terre :

« Soyez les bienvenus, entrez. Le capitaine cherchait ce que vous lui aviez demandé.

– Parfait, merci. »

Amarok soupire :

« On vous attend là…

– D’accord…

– La porte est assez haute pour qu’on entre ? remarque sa sœur, visiblement déçue.

– Oui, mais tu vas tout casser, je te connais, lui réplique-t-il.

– Maiiiiiis… »

Dezba essaye de lui sauter dessus, il esquive, espiègle, et je soupire en les voyant se mettre à jouer. Yepa leur jette un œil et s’écarte un peu, tranquille. Kishi et le soldat ont gloussé et Nahele secoue la tête en levant les yeux au ciel :

« Ne vous faites pas mal…

– C’est ça, ajouté-je, amusé, un peu d’échauffement, mais pas trop. »

Nous rentrons tous trois pour découvrir la caserne un peu différente de l’autre jour. Si Duncan est effectivement en train de chercher dans les anciens registres, deux des cellules sont toujours occupées par Ronan et Youen, chacune gardée par un soldat. Si le second prisonnier est assis sur son lit et semble plus triste et pensif qu’autre chose, le premier sursaute en nous voyant et se précipite contre les barreaux de sa cage pour nous agonir d’injures et de menaces.

Nous serions donc des sorciers impériaux, des démons envoyés pour semer le chaos, pour pervertir les mœurs et les traditions de Seno… Duncan est debout, penché sur ses registres ouverts un peu en vrac sur la grande table, devant lui. Il a levé la tête rapidement quand nous sommes entrés, avant de replonger dans ses archives. Alors que nous nous approchons, il pousse un soupir énervé et tourne la tête vers la cellule :

« Ronan, par pitié, fermez-la !

– Vous, fermez-la ! lui hurle Ronan, qui me semble dément, tant ses yeux sont exorbités et son visage déformé par la fureur. Vous ne perdez rien pour attendre ! Traître au service de l’Empire ! Vous soumettre à ces démons, à un sorcier kémi ! Le baron vous pendra, tous, haut et court ! »

Duncan se masse les tempes alors que nous arrivons à lui. Alarmé, je le demande aussitôt :

« Vous allez bien ?

– Je risque d’être pendu, oui, pour l’avoir étranglé plus sûrement que pour vous avoir aidés, à part ça, ça va… Regardez, enchaîne-t-il en nous faisant signe de nous approcher, je crois que j’ai trouvé… »

Laissant le maire à ses vociférations, nous regardons ça.

Le grand registre est ouvert, la date correspond à ce que nous pensions, quatre mois après la mort de Kelwin. Il s’agissait de deux esclaves, une adolescente de seize ans et son jeune frère de sept ans, enfuis une nuit, jamais retrouvés, ni eux, ni leur corps.

« Sept ans… pensé-je tout haut. Ça pourrait correspondre à l’enfant que j’ai vu en rêve…

– Ils étaient à Ronan ? demande Kishi.

– Oui, lui répond Duncan avec un hochement de tête. Des esclaves de maison, sans problème, sans histoire, enfin d’après lui… Reste qu’il n’avait même pas su me donner leur nom… »

Ledit Ronan peste toujours. Nous lui jetons un œil de concert. Pas la peine d’espérer lui parler… Nous l’interrogerons là-dessus plus tard, si tout est bien lié, comme nous le pensons.

« Bon, ne perdons pas plus de temps, il faut y aller, décidé-je et Kishi et Nahele hochent la tête. Vous avez des nouvelles d’Ewan ?

– Il commençait à se réveiller ce matin, quand j’ai quitté la maison, me répond le capitaine en se redressant. Mais il était trop faible pour parler. »

Il nous regarde tous trois avec un sourire :

« Je vois que vous avez sorti tout l’attirail… Vous pensez vraiment que ce Primal est si dangereux que ça ?

– Sans doute pas, mais mieux vaut prévenir que guérir, lui répond Nahele.

– Me permettez-vous de vous accompagner ?

– C’était plus ou moins prévu, lui dit Kishi. Vous avez quoi, comme équipement ?

– Mon armure en cuir cloutée et je ne suis pas un si mauvais archer… Puisque je suppose que vous préférerez que je reste à distance ?

– Vous supposez bien, approuve-t-elle.

– Ça me va. »

Il fait un clin d’œil à Nahele :

« Comme à Sigurd.

– Exactement, opine ce dernier avec un petit sourire. Comme à Sigurd. On va au corps à corps et vous nous couvrez.

– Je m’en souviens, oui. »

Il pose ses poings sur ses hanches et hoche la tête à son tour :

« Parfait. Allons-y. »

Il se penche et murmure à Kishi :

« On attendra d’être sorti du village, si vous voulez me peinturlurer un coup… »

Elle fait la moue et hoche la tête :

« On va faire ça. »

Il enfile donc son armure et prend un arc, des flèches et son épée. Son cheval restera avec Dezba, nous irons à pied depuis les menhirs, comme l’autre fois.

Les deux loups chahutent toujours, ils nous rejoignent cependant immédiatement quand nous sortons.

Le capitaine laisse quelques consignes à ses hommes avant que nous partions. Certains villageois se signent à notre passage. Je ne suis pas inquiet, j’espère juste que nous n’allons pas passer des heures à chercher.

Dès que nous sommes hors de vue, Kishi nous fait signe et nous nous arrêtons. Nahele et moi faisons les guets pour le principe pendant qu’elle trace sur le front et les mains de notre compagnon les signes qui le protégeront.

Il sourit en regardant les arabesques qui remontent un peu sur ses avant-bras :

« C’est toujours aussi joli.

– Vous en aviez déjà porté ?

– Deux fois… Une protection elfique, ça ne se refuse pas.

– Pas besoin de vous expliquer comment ça marche, alors ?

– Chaque attaque qui touche est, comment ils disaient, absorbée par la protection, mais l’efface en partie… Tant qu’il en reste, ça va, quand il n’y en a plus, on se planque.

– Parfait. »

La forêt est comme l’autre fois, calme, bien trop calme. Et cette fois, le silence se fait bien plus tôt, comme si les animaux s’étaient tous éloignés sur les bords des bois. J’ai la sensation étrange qu’elle est aussi plus sombre… Amarok est aux aguets, tout comme Dezba, très sérieuse, comme toujours. Aussi exubérante qu’elle soit, la jeune louve n’en est pas moins redoutable quand il le faut.

Ne devient pas loup de guerre qui veut.

Nahele est aussi très concentré. Il a fermé les yeux. Ce n’est pas la première fois que je le vois faire. De la même façon que les Dragonites apprennent parfois à se battre les yeux bandés, ils apprennent aussi à sentir bien au-delà de leur vision.

Si les plantes ne sont pas mortes comme plus loin, pas un bruit, pas un souffle, à part les nôtres. Seuls nos pas font parfois crisser une feuille ou une brindille au sol. Si Yepa reste tranquille, le cheval de Duncan est bien plus nerveux.

Nous arrivons aux menhirs dans ce silence glaçant.

Nous posons pied à terre, Duncan et Nahele attachent leurs chevaux à un arbre voisin, et nous repartons.

La pente est comme dans mon souvenir. Nos traces y sont d’ailleurs encore visibles. Les deux loups avancent en premier, flairant l’air et le sol, tapis, Kishi est elle aussi aux aguets, comme moi et Duncan. Nahele suit, toujours concentré. S’il a dû rouvrir les yeux pour nous suivre, il n’en fait pas moins de pauses régulières pour les refermer et étendre sa perception au-delà du visible pour trouver notre proie.

La forêt me semble plus morte, plus lugubre encore que l’autre fois. Pas un rayon de soleil ne perce ici. La souffrance aurait-elle à ce point tout englouti… ?

Nous parvenons aux ruines, mais la créature n’y est pas. Nous nous y arrêtons tout de même un instant. Un peu de répit est bienvenu, mon dos commence à se faire sentir…

Alors que j’explique rapidement et à voix basse à Kishi ce qui s’y est passé, que les loups fouinent, flairant à droite à gauche, Nahele ferme à nouveau les yeux et joint ses mains devant son visage. Duncan a encoché une flèche et le couvre, vigilant.

Un moment passe avant que notre ami dragonite ne rouvre un regard voilé en murmurant :

« Ça y est. »

Il inspire et ses yeux vagues errent un instant avant de se poser un peu plus loin. Nous remarquons tous, alors, un petit monticule de pierres que nous n’avions pas vu. Il s’y dirige.

Intrigués, mais toujours sur nos gardes, nous nous rapprochons.

Nahele s’accroupit et tend ses mains au-dessus du tas de pierres. Il ferme les yeux un instant et murmure une prière que nous reconnaissons tous, c’est l’invocation des défunts.

Il a à peine le temps de la finir qu’une petite forme fantomatique sort. Elle flotte, tourbillonne un peu, mais je crois reconnaître un instant le visage de l’enfant que j’ai vu en rêve, avant que l’esprit informe ne vienne me tourner autour. J’entends un faible :

« Merci… »

Avant qu’il ne prenne la forme d’une sphère blanche et ne s’éloigne :

« Viens… »

J’ai froncé les sourcils, mais décide de le suivre. Nahele se relève et secoue la tête, reprenant ses esprits.

Nous échangeons un regard et un signe de tête avant de partir à la suite de ce petit spectre qui file, faible lueur entre les arbres morts.

Nous nous enfonçons donc plus loin encore dans la forêt.

Il fait de plus en plus en plus sombre. Ce qui n’est un réel souci que pour Duncan et moi… Je manque de trébucher deux fois et Duncan au moins autant.

Je l’entends jurer et me retourne à temps pour l’apercevoir se retenir à un arbre avant que nous nous figions tous en entendant une plainte lancinante.

Plus loin encore, comme dans mon rêve, la créature pleure…

Je fronce les sourcils, essoufflé. Je commence à fatiguer et ma blessure se rappelle de plus en plus douloureusement à moi. Mais nous touchons au but, j’en suis sûr. Il est bien trop tard pour reculer.

Nous n’avons pas besoin d’échanger un mot, nous repartons sans attendre, toujours guidés par la faible lumière de la sphère et le triste son de ces pleurs.

Nous nous approchons lentement, les loups tapis, nous accroupis, alors que le bruit se précise, pour enfin découvrir, au centre d’une clairière obscure, ce que nous sommes venus chercher.

La créature est là, recroquevillée au sol, ses cris déchirant le silence de cette forêt morte.

La sphère se rapproche, petite boule rayonnant faiblement dans ces ténèbres.

Duncan et moi regardons Kishi et Nahele.

La première fixe notre cible, grave, le second a à nouveau fermé les yeux. Lorsqu’il les rouvre, c’est pour les garder plissés un instant. Il me regarde ensuite et me fait un signe de tête.

Je sais qu’il a une idée en tête, mais nous ne pouvons communiquer d’aucune façon à cet instant. La créature entendrait le moindre son, tout comme elle sentirait la moindre magie, et il fait trop sombre pour que nous puissions signer très précisément.

Je hoche la tête et leur fais donc simplement un seul geste, celui qui ordonne d’y aller.

Les deux loups partent les premiers, pour se placer derrière la créature, coupant sa possible retraite. Puis Kishi part à droite, Nahele à gauche, Duncan reste comme convenu à l’abri, prêt à tirer, quant à moi, je vais tenter de l’approcher de face.

La sphère blanche est là, tournant autour de la créature, comme désemparée, mais aussi faible que soit la lueur qu’elle émet, elle est désormais suffisante pour me permettre d’approcher et de sortir prudemment du couvert des arbres.

Je ne cherche pas à être discret, soucieux, au contraire, de me faire remarquer pour distraire son attention de mes camarades.

Je ne sors pas mon épée, et avance lentement, sur mes gardes.

La créature finit par m’entendre, me sentir ou les deux, que sais-je, et gronde avant de se redresser lentement. Je n’arrête et la regarde. Un moment passe avant que cette voix sépulcrale ne résonne dans le silence de cette forêt morte :

« Toi… »

Je lève mes mains pour tenter, probablement en vain, de l’apaiser :

« Mes respects, Primal.

– Comment oses-tu revenir me défier ?

– Je te l’ai dit. Je suis là pour rétablir l’ordre qui a été bafoué. Pour rendre la justice là où on l’a oubliée. Dis-moi qui sont ceux que je dois punir et ils le seront. »

En vain, comme je le pensais.

Elle rugit et se dresse, levant les bras pour frapper le sol, comme elle l’a fait l’autre fois, mais elle n’en a pas le temps.

Kishi et Nahele bondissent chacun d’un côté pour les saisir. Mais si l’elfe y parvient à droite, la créature rugit encore en esquivant le Dragonite à gauche. Nahele doit faire un saut en arrière pour éviter le coup qui lui est destiné, mais il y arrive sans mal, recule d’un bond pour atterrir sans mal sur ses pieds.

Kishi tient bon de son côté, je devine à la lumière bleue qui sort de ses mains qu’elle tente de paralyser en partie notre amie.

Nahele a un bref sourire en le voyant et me crie :

« Dissociation ! »

Avant de sauter à nouveau souplement, concentrant à son tour de la magie dans ses mains. Ne parvenant pas à saisir le bras qui frappe dans le vide, il peut au moins le frapper une fois.

La créature hurle, mais faiblit. La magie de Kishi se répand, je me concentre pour faire ce que Nahele m’a dit et je sais que je n’ai pas droit à l’erreur.

Le Dragonite parvient enfin à saisir le second bras, immobilisant donc notre proie, et j’inspire et me précipite en me concentrant.

Je plaque avec force mes mains sur une poitrine bien réelle, sous les fumerolles noires, et ferme les yeux en lançant de toutes mes forces le sort qui doit séparer l’esprit du Primal de ce corps physique qui n’est pas à lui.

La décharge d’énergie est très violente et je tombe à la renverse avec un cri de douleur alors que, dans un ultime rugissement, l’antique esprit de la nature est projeté en arrière et que ne reste plus soudain, soutenue par Nahele et Kishi qui sont parvenus par miracle à tenir sur leurs jambes et ne pas la lâcher, le corps d’une frêle jeune femme qui s’écroule aussitôt inconsciente.

Nahele la prend avec délicatesse dans ses bras alors que les ténèbres disparaissent en volutes noires qui se dispersent dans l’air et il faut peu de temps à la lumière du soleil pour percer à travers la canopée.

Kishi s’approche prudemment de l’esprit primal qui est resté étourdi à quelques pas de là.

La noirceur le quitte également, semblant s’évaporer comme le reste, et il finit par se redresser en se secouant un peu, se révélant humanoïde, mais vert et feuillu. Lui aussi semble revenir à lui.

Kishi s’adresse à lui très poliment dans une langue qu’aucun de nous ne comprend. Les loups reviennent, vigilants, et je me relève lentement en soufflant un coup pour rejoindre lentement Nahele qui s’est entretemps agenouillé au sol pour allonger la jeune femme.

Ses cheveux noirs et sa peau sombre ne nous laissent aucun doute, c’est plus que probablement la jeune esclave qui s’est enfuie avec son frère. Je vois l’esprit de ce dernier, toujours là, tournant autour d’elle, et à qui Nahele dit avec douceur :

« Ça va aller. Merci. »

Duncan arrive à son tour, regardant Kishi, qui a joint ses mains devant son visage dans un salut plus que respectueux au Primal qui nous regarde tour à tour avant de lui répondre dans cette même langue inconnue, d’une voix certes grave, mais qui n’a plus rien de glaçant.

Laissant notre amie elfe parler avec lui, je viens m’accroupir comme je peux près de Nahele. La jeune femme est presque nue, tant il ne reste rien de ses haillons. Elle est très maigre, mais en l’auscultant rapidement, je constate qu’elle va plutôt mieux que je ne le pensais. Duncan nous rejoint :

« Elle est vivante ?

– Oui, oui, inconsciente, bien secouée, mais vivante…

– Son corps ne risque rien, confirme Nahele. Son âme est par contre gravement meurtrie… J’ai peur qu’elle n’ait pas toute sa raison à son réveil. »

Le capitaine soupire, navré :

« Pauvres gosses… »

Je lève la tête pour lui sourire :

« Ça va aller. Nous pourrons prendre soin d’elle et dès que les rites nécessaires auront été accomplis, l’âme de son frère reposera en paix. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’il sera bien mieux dans les Champs Éternels qu’il ne l’a jamais été ici…

– Ça, je le crois volontiers… »

Nahele caresse les cheveux noirs :

« Reste à savoir ce qui s’est passé pour qu’elle fusionne avec ce Primal… »

Il tourne la tête vers Kishi, toujours en discussion avec ledit Primal qui semble aller mieux, si j’en crois les quelques fleurs qui bourgeonnent au milieu de ses feuilles.

Dezba reste près de sa chevaucheuse, Amarok me rejoint :

« Bien, la forêt devrait reprendre vie, maintenant… »

Il gronde :

« Et toi, tu vas vite retourner de reposer !

– Promis ! »

Kishi nous rejoint avec le Primal, sa louve sur les talons. Je me relève douloureusement et m’incline pour le saluer, Duncan fait un même en tremblant un peu, tout de même impressionné, et Nahele ne fait qu’un signe de tête, de par sa position.

Kishi nous traduit alors ce que lui a expliqué le vieux démon.

Bres, c’est son nom, est bel et bien, comme nous le pensions, l’esprit protecteur de ces forêts. Il est aussi vieux qu’elles et il a donc vu les humains s’installer. Au début, il a laissé faire, mais lorsqu’ils ont menacé l’équilibre, il s’est interposé.

C’est ainsi que, comme nous l’avions compris, il avait passé un pacte avec les fondateurs du village, les ancêtres de Kelwin et Dara. Sur ce petit temple aujourd’hui en ruines et construit pour sceller ça, en échange de leur parole que nul ne franchirait jamais le mur de menhirs, qui garantissait qu’une surface de forêt suffisante soit préservée, lui veillerait à ce que la forêt soit toujours pleine des ressources nécessaires aux humains, et surtout, veillerait sur cette lignée et toute sa descendance, promettant d’annihiler celles qui s’en prendraient à elle.

L’accord avait ainsi tenu deux siècles, jusqu’à ce que l’avidité de certains, leur goût de l’or, ne le fasse se briser.

Bres était lié à la lignée des maires. Un lien magique, dont eux avaient perdu la trace, lui assurait à lui que les successeurs étaient là et la parole transmise. Il n’avait jamais cessé de veiller sur eux. Ainsi, lorsque Kelwin avait été empoisonné, il l’avait senti et il avait su que la chaîne était brisée.

C’était donc très inquiet, et en colère qu’on ait tué cet homme qui ne le connaissait pas, mais que lui connaissait depuis sa conception, depuis que sa vie était apparue sur ce monde, que l’antique Primal avait attendu, que quelque chose se passe, espérant que tout ceci soit un malentendu, que quelqu’un vienne le voir…

Et lorsqu’enfin, ça avait été le cas, ça avait été pour le pire.

Deux enfants terrorisés, en fuite… Mais ceux de celui qui avait tué Kelwin.

Loyal à sa parole de faire disparaître les lignées qui frapperaient celle des maires, Bres l’avait respectée. Le fils était mort, mais dans sa peine et sa colère, sa sœur avait invoqué ses dieux et ceux-ci avaient entendu son appel.

Quelle étrange magie avait causé ça ? Au lieu de tuer la jeune fille ou le Primal, leurs entités avaient fusionné, créant ce monstre, nourri de la puissance, de la haine et du serment du Primal et de la colère et de la souffrance de la jeune esclave, désireuse, elle, comme lui, d’anéantir jusqu’au dernier ceux qui étaient vraiment responsables de la mort de Kelwin. Non pas son père et l’autre Kémi qui l’avaient empoisonné, mais bien Ronan et Youen, qui le leur avaient ordonné, leur promettant liberté et richesse pour ne leur offrir que la mort.

Ainsi, née des souvenirs des comptines et des croyances des Kémis, l’entité s’était-elle baptisée Medjed, du nom du Seigneur de la Vengeance.

Alors, quand Alan avait franchi le mur protecteur et croisé sa route, la créature avait sans la moindre pitié aspiré toute son énergie vitale avant de rendre son corps au village. Mais plus personne n’était au courant du vieux pacte. Personne n’avait compris et Ewan était bien parti pour subir le même sort avant notre intervention.

Bres est heureux que nous l’ayons libéré. Mais sa parole demeure. Si Ewan et même cette pauvre enfant restent en vie, et bien qu’il sache qu’ils ne sont réellement pour rien dans la mort de Kelwin, il devra les tuer.

Kishi continue alors :

« Le serment est là. Même si Dara reprend la mairie, il ne pourra pas revenir dessus.

– C’est absurde… grommelle Duncan.

– C’est le souci des vieux serments, dit Nahele avec calme. On ne sait jamais à quoi on s’engage, surtout sur des temps si longs.

– Kishi, intervins-je, peux-tu lui traduire ceci : si nous nous engageons à ce que ces deux enfants soient les derniers de leur sang, pourrait-il retenir son courroux ?… »

Un silence suit, avant que l’elfe n’ait un sourire en coin. C’est cruel, mais je ne vois pas d’autre solution. Le vieux Primal est tenu par sa parole, les lignées de ceux qui ont attaqué celle de maires doivent disparaître. Nous ne pouvons pas le détruire pour empêcher ça, sa disparition romprait tout l’équilibre nécessaire à la vie dans ces bois. Laisser ces deux enfants stériles est bien moins dur que de les tuer… Je ne vois en tout cas aucune autre alternative.

Nahele l’a compris également. Il soupire :

« Ça me paraît raisonnable. »

Duncan grimace, mais il n’est pas idiot. Dezba regarde le Primal avec inquiétude et Amarok la jeune fille avec tristesse.

Kishi pose la question à l’ancien esprit et un autre silence suit avant qu’il ne réponde en lui tendant la main. Kishi hoche la tête et prend ce qu’il lui donne : deux minuscules perles dorées.

« Il accepte à la condition que nous leur fassions avaler ça…

– Qu’est-ce que c’est ? demande Duncan en fronçant les sourcils.

– Un peu de son essence, ça lui permettra d’être lié à la leur et donc d’être certain qu’ils s’éteindront sans descendance.

– Bien. »

Je m’incline à nouveau, tremblant, sentant mes dernières forces me quitter :

« Merci de votre miséricorde. »

Kishi lui traduit et il me répond par elle :

« Merci à toi, à nous tous de l’avoir libéré. Merci de veiller sur elle et sur le repos de l’âme de son frère. Il nous souhaite de bien rentrer et de vivre en paix. »

Le Primal s’éloigne. Un timide chant d’oiseau se fait entendre. La forêt va renaître, mais nous avons encore à faire.

Duncan m’aide à monter sur le dos d’Amarok alors que Nahele se relève en laissant dans un premier temps la jeune femme au sol, le temps de retirer sa tunique pour la lui enfiler délicatement. Puis, il la reprend dans ses bras. Nous partons.

La lumière du jour est là et au fur et à mesure de notre avancée, nous sentons la vie revenir autour de nous. Des bruits infimes d’animaux qui se faufilent, le souffle du vent, les rayons du soleil à travers les arbres…

Mais pour moi, ce retour est surtout très long et douloureux.

C’est à bout de force que j’arrive enfin au village. Confiant à Kishi et Nahele la suite des opérations, j’accepte sans discuter de retourner un moment dans la chambre d’amis de Duncan et Edwin pour que la doctoresse vérifie que mes côtes sont toujours en place.

Elles le sont, mais j’ai tout de même été bien secoué par tout ça. Aussi me donne-t-elle sans attendre une potion qui m’endort rapidement.

Je rêve d’une forêt luxuriante et c’est un enfant radieux qui m’y accueille. S’il est toujours aussi maigre, toujours vêtu de haillons, il me sourit et me saute dessus. Je souris en m’accroupissant pour le serrer dans mes bras, frottant doucement son dos :

« Merci !!!

– Merci à toi, lui réponds-je gentiment. Nous n’y serions peut-être pas arrivés sans toi. »

Il s’écarte et me demande :

« Diounout va aller bien, maintenant, hein ?

 Diounout, c’est son nom ?

 Oui !

 Nous allons veiller sur elle, tu as ma parole. Aussi longtemps qu’elle vivra, elle sera sous notre garde et notre protection. Les hommes qui ont causé votre malheur seront punis aussi. Et pour toi, nous allons accomplir les rites pour te libérer de ce monde.

 Je vais rejoindre Papa et Maman dans les Champs de blé du Maître des Morts ? me demande-t-il avec des yeux pleins d’espoir.

 Oui, lui réponds-je.

– Et Diounout viendra aussi ?

– Quand les Dieux le voudront, oui, elle vous rejoindra. »

Il a l’air si heureux… Je caresse sa tête :

« Et toi, comment tu t’appelles ?

– Amosis ! »

Je lui souris encore et lui dis :

« Je m’appelle Ankhtifi.

– Merci, Ankhtifi ! Je prierai pour toi !

– Merci, Amosis. Repose en paix dans les Champs Éternels. »

À mon réveil, il fait nuit noire et Nahele est près de moi.

Il me raconte ce qui s’est passé durant le reste de la journée.

Fort du récit du Primal et de notre soutien, Duncan a bien sûr maintenu Ronan et Youen en cellule, en leur expliquant cette fois qu’ils allaient y rester et pour cause, ils étaient désormais accusés d’avoir orchestré l’empoisonnement de Kelwin.

Ronan était toujours aussi virulent, mais il faisait de moins en moins de doute sur le fait qu’il était réellement en train de perdre la raison, quant à Youen, il se murait dans le silence.

Le retour de la jeune esclave, dont ils avaient eu confirmation de leur côté qu’elle s’appelait bien Diounout, semblait avoir un peu apaisé les Kémis. Mais ils refusaient toujours de parler, tout comme de reprendre le travail.

Ewan restait faible, mais il allait mieux. Ganaelle restait près de lui, elle prétendait ne rien savoir sur cette histoire d’empoisonnement.

« Son aura ne ment pas. » me dit Nahele.

Il m’a aidé à me redresser sur mes oreillers et est assis au bord du lit.

« Il est possible que Ronan et Youen aient fait ça dans son dos, lui dis-je.

– Oui, c’est sûr.

– Je pense que les Kémis savent des choses.

– C’est évident, mais nous avons préféré ne pas insister. Nous pensons qu’ils te parleront peut-être plus volontiers à toi.

– Oui, c’est ce que je me disais aussi…

– Mais ça attendra au moins demain, selon ton état.

– Oui, oui, ne crains rien. »

Je lui souris :

« Ne t’en fais pas… Comment va Diounout ?

– Elle dort, elle n’a pas repris connaissance. Nous lui avons fait boire la potion qui va la rendre stérile, avec la goutte d’essence de Bres, et Edwin a accepté de faire pareil à Ewan, sous couvert de sa potion habituelle.

– Elle a accepté ça comme ça ?

– Duncan lui a expliqué ce qui s’était passé et l’engagement que nous avions pris… Elle n’a pas hésité. Entre ça et risquer que le Primal débarque pour les tuer…

– Vu comme ça. »

La nuit passe paisiblement, Nahele reste à mes côtés.

Je me réveille tard, mais je me sens bien. Fatigué, douloureux, mais apaisé que cette affaire soit enfin presque réglée.

Edwin nous a préparé un copieux petit-déjeuner, j’ai du mal à le finir. Kishi nous rejoint. Elle nous informe déjà que nos loups sont partis chasser. Mais surtout que si Youen est passé aux aveux, suite à leur parole, à Duncan et elle, que ses biens ne seraient pas confisqués et resteraient à sa femme et son fils, Ronan, lui, a bel et bien sombré dans la folie. Il nous accuse maintenant d’avoir monté tout ça dans l’unique but de garder pour nous le nouveau filon d’or de la forêt…

« Youen a reconnu les faits, nous dit-elle. Face à notre parole, il savait qu’il n’avait pas la moindre chance. Il a donc tout raconté, j’étais là.

– C’est plutôt sage de sa part, noté-je.

– Il essaye de sauver ce qui peut l’être… Penser à assurer l’avenir des siens est respectable, dit Nahele.

– Oui, ça ne sauvera sans doute pas sa tête, mais au moins eux ne se retrouveront pas sans le sou, approuve Edwin.

– Alors, que s’est-il passé ? demandé-je.

– Ronan croit dur comme fer qu’il y a de l’or dans la forêt, au-delà des menhirs. Il n’a pas eu trop de mal à convaincre Youen. Ce dernier savait que le filon de sa mine s’épuisait, il espérait pouvoir en découvrir un autre. Ils ont donc commencé par en parler à Kelwin, qui a refusé, malgré leur insistance. Ronan s’est persuadé que la famille du maire connaissait l’autre gisement, qu’ils allaient y piocher et que ça expliquait leur richesse… Bref, le temps passant, ils ont fini par perdre patience et quand la fête s’est annoncée, ils ont décidé de passer à l’acte… »

Deux de leurs esclaves, à qui ils avaient promis la liberté, ainsi qu’à sa famille pour celui de Ronan qui avait une compagne et deux enfants, avaient ainsi discrètement enduit les couverts du maire de poison. Tout s’était passé sans accroc, Kelwin était mort sans que personne ne suspecte rien. Ronan avait récupéré le poste de maire, puis les semaines avaient passé.

Si au début, les deux esclaves n’avaient rien dit, croyant au prétexte de leurs maîtres de ne pas les libérer trop vite pour ne pas éveiller de soupçons, ils avaient fini par protester et Youen avait pris peur. Son esclave était un des contremaîtres de la mine. Il n’avait pas eu de mal à se débarrasser de lui, un « accident » était vite arrivé. Mais la nouvelle de cet « accident » avait apparemment eu des répercussions chez Ronan.

« Youen ne sait pas le détail, Ronan lui a juste dit que c’était réglé, conclut-elle. 

– Je pense que les Kémis sauront nous le dire, soupiré-je. Si on allait leur demander ? »

Rien ne sert d’attendre.

Je ne marche pas vite et Nahele me surveille, mais la maison de Ronan n’est pas loin.

Une dizaine d’esclaves vit là. Inquiets de leur sort depuis l’arrestation de leur maître, ils sont restés enfermés à prier, dit-on. C’est leur doyenne, une vieille Kémi au visage ridé et aux cheveux blancs, qui nous accueille. Elle s’agenouille pour baiser ma main en me remerciant d’une voix tremblante d’avoir sauvé sa petite-fille.

Je n’ai pas la force de la relever, mais Nahele s’en charge poliment.

« S’il vous plaît, lui dis-je, réunissez tous les esclaves de la maison, nous avons à vous parler.

– Merci, merci d’avoir sauvé ma petite Diounout… »

Elle finit par lâcher ma main et nous obéir.

Nous nous retrouvons donc dans la pièce où ils se sont terrés, car ils n’osent guère en sortir. Il y a là onze personnes : cinq hommes, trois femmes et trois enfants. Les hommes ne sont pas rasés et les femmes ont la tête couverte, signe de deuil ou de pénitence.

S’ils sont impressionnés par Nahele et Kishi, je les apaise en m’asseyant au sol, près d’eux, pour leur expliquer que tout va bien, que quoi qu’ait fait leur maître, eux ne risquent rien, car nous les protégerons.

Pis, je leur explique ce que nous savons. Leur récit, surtout celui de la vieille, en fait, complète le récit avec les derniers éléments qui nous manquaient.

La vieille femme était la mère du dénommé Hekay. Ce dernier était le cuisinier de la maison. Il avait une compagne, Khewi, et deux enfants, Diounout et Amosis.

Ronan était un maître très dur, qui leur promettait sans cesse de les libérer s’ils travaillaient bien. Bien sûr, ça n’arrivait jamais, mais Hekay, sans doute un peu naïf, et parce que Ronan le complimentait souvent sur sa cuisine, y croyait. Ainsi, quand son maître lui avait juré sur ses dieux qu’il les libérerait, lui et les siens, s’il l’aidait à devenir plus riche en se débarrassant de Kelwin, Hekay l’avait cru. Il était impossible qu’un homme mente aux dieux…

Tout s’était bien passé, Hekay avait fait son œuvre avec un esclave de Youen, Ounech, Kelwin était mort, et Hekay avait attendu. Il disait à Khewi et ses enfants qu’ils seraient bientôt libres, mais Ronan avait bien sûr toujours un bon prétexte pour repousser…

Jusqu’au jour où Ounech était mort, dans la mine. Khewi avait alors pris peur, supplié Hekay de tenter de s’enfuir, et lui, pris de doute et de peur aussi, avait été confronter Ronan. Ce dernier l’avait rassuré, mais ce n’était que pour gagner du temps. Hekay et Khewi avaient été empoisonnés à leur tour. Effrayés, les autres esclaves s’étaient tus, et dans le secret de la maison, seules restaient au courant la vieille femme et l’aînée des deux enfants.

Terrorisée à l’idée de mourir comme ses parents, Diounout avait organisé leur fuite avec la complicité de sa grand-mère, elle bien trop âgée pour les accompagner. Une nuit, Diounout et Amosis s’étaient enfuis, vers cette forêt interdite, car ils étaient sûrs que leur maître ne les y poursuivrait pas…

Hélas, c’était sur un Primal lié par un vieux serment qu’ils étaient tombés…

Ounech n’avait pas d’enfant. En le tuant, Youen avait ainsi éliminé sa lignée sans le savoir. Après la mort d’Amosis et la fusion de Bres et Diounout, ne restaient donc que celles de Ronan et Youen… Et la suite, nous la connaissons.

Je leur explique tout cela et aussi que Medjed, le vrai, n’a rien à voir avec ce qui est arrivé. Et je ne peux pas encore leur annoncer le reste, car je dois le négocier.

Nous leur expliquons aussi que nous allons avoir besoin d’eux pour assurer les rites funéraires d’Amosis. Dès que nous le pourrons, nous irons chercher ce qui reste de lui pour ça. Nahele leur propose de les y accompagner plus tard dans l’après-midi, car nous avons quelque chose à faire entretemps. Trois des hommes acceptent, ils ont le matériel qu’il faut pour ça.

Nous les laissons en leur répétant que tout va bien, qu’ils n’ont rien à craindre.

Ronan est en prison, va y rester. Sans héritier, ses biens reviennent de fait à la communauté. C’est donc chez Dara que je dois aller négocier leur avenir.

Informée de ce qui s’est passé, la jeune femme commence elle aussi par nous remercier. Elle est bien décidée à reprendre son rôle de mairesse, ce qui ne devrait poser aucun souci, vu que la place s’est libérée.

Installé dans son confortable canapé, je la félicite :

« Je suis sûr que vous ferez ça très bien.

– Merci. Puis-je quoi que ce soit pour vous ?

– Oui. J’aurais voulu savoir si vous accepteriez de nous céder les esclaves de Ronan. »

Devant son air interloqué, Kishi explique, car je commence à fatiguer, la douleur remontant :

« Notre Ordre n’aime pas l’esclavage, vous devez l’avoir compris, aussi est-il de coutume pour nous de racheter pour les libérer tous les esclaves que nous pouvons. Nous comptons aller voir avec Ganaelle pour les siens, mais ceux de Ronan n’ont plus de maître, c’est donc au maire de décider de leur sort.

– Oh, je vois, je n’avais pas pensé à ça, mais vous avez raison… Les biens de Ronan reviennent à nous tous, sous ma responsabilité, et ces pauvres bougres en font partie… »

Elle ne réfléchit pas longtemps et reprend :

« Cela dit, je ne vois aucune raison de ne pas vous les céder… Nous n’avons pas besoin d’eux et les entretenir coûterait cher…

– Merci, lui dis-je.

– Comment va la jeune fille ? »

Je souris, un peu triste :

« Elle n’a pas encore repris connaissance et ne reviendra sans doute jamais complètement parmi nous. Nous allons veiller sur elle, comme sur les autres. L’important est qu’elle soit en vie et que le Gardien de votre forêt ait retrouvé ses esprits et sa place. À vous de respecter et de faire respecter le pacte de vos ancêtres, maintenant. »

Elle me sourit et opine vivement :

« Oui ! »

Je passe encore l’après-midi à me reposer, installé dans le salon douillet d’Edwin et Duncan, reprenant calmement mes notes pour reprendre la suite de mon rapport au propre. Pendant ce temps, Kishi aide Duncan à faire le sien, afin qu’il puisse transférer les deux accusés à la justice locale avec des témoignages précis et surtout, portant notre sceau.

Nahele, lui, escorte comme il s’y était engagé les trois Kémis jusqu’à la tombe de fortune d’Amosis. Sans surprise, le Primal les laisse faire. Ainsi, les rituels seront accomplis dans les règles et son esprit gagnera le Domaine du Maître des Morts.

J’ai décidé de prendre le temps de me remettre avant de repartir, ce qui nous laisse le temps de tout régler.

Les esclaves de Ronan nous sont ainsi cédés pour une somme très raisonnable. Dara ne veut pas compliquer les choses. Alors même que Diounout se réveille, à défaut de reprendre conscience du monde, sa grand-mère peut venir à son chevet.

De son côté, Nahele se fait un devoir d’aller négocier avec Ganaelle le rachat de ses esclaves. Il le fait en son nom propre, pour gagner du temps, mais il risque comme souvent d’oublier de demander à l’Ordre de le rembourser. Il en a les moyens et s’en moque. Même s’ils se considèrent souvent comme supérieurs aux autres races, les Dragonites ont toujours eu l’esclavage en horreur.

Désireuse de réunir de l’argent pour quitter au plus vite et avec son fils le village, cette mine épuisée et tout ce drame, Ganaelle ne fait guère d’histoire, d’autant que la somme qu’il lui propose est plutôt rondelette. C’est donc une trentaine d’esclaves que nous pourrons offrir la liberté à très court terme.

C’est un plus très satisfaisant pour moi.

J’assiste avec honneur, quelques jours plus tard, à la crémation d’Amosis. Sa sœur est là, regardant les flammes sans comprendre. Selon le dicton kémi, « son âme vole au milieu des dunes ». Mais est-ce vraiment un mal ? Sa grand-mère est immensément soulagée de savoir l’âme du petit garçon en paix, comme eux tous, et moi avec eux.

Je suis bien remis lorsque des frères et sœurs de notre Ordre arrivent, près de sept jours plus tard, avec assez de charrettes et de matériel pour transporter tout notre petit monde confortablement, comme nous l’avions demandé. Seuls quatre Kémis ont désiré rester au village, un couple et leur petit garçon et un jeune homme. Duncan et Dara nous ont donné leur parole qu’ils veilleraient sur eux. Les autres vont donc partir avec nous. Notre Ordre saura leur trouver une place, que ce soit en Seno ou dans l’Empire.

C’est donc l’heure du départ, cette fois.

Amarok est content, il s’empâtait depuis quelques jours…

Nous remercions Annick, qui nous aura dorlotés jusqu’au bout, Solen et Metig, Duncan et Edwin, et Dara se fait un point d’honneur de venir nous saluer et nous inviter à revenir quand nous le voulions.

Nous quittons le village avec la satisfaction d’avoir accompli notre devoir et plus encore. En voyant une des enfants kémis tout excitée du voyage qui l’attend, je remercie ma Déesse de m’avoir placé sur sa route.

Alors que nous grimpons une colline, c’est un dernier adieu qui nous attend. Kishi nous fait signe et pointe du doigt, à l’horizon, ce qui semble un arbre bien plus grand que les autres.

Bres, le vieux Gardien, nous regarde partir.

Nous lui faisons signe et il disparaît.

« Je prie pour qu’il veille encore longtemps sur ces forêts. » dit Nahele.

Je lui souris :

« Tant que les menhirs se dresseront et qu’on se souviendra de pourquoi ils sont là… Tout ira bien. »

Mon ami dragonite me sourit et hoche la tête.

En voyant Kishi prendre avec elle, sur le dos de Dezba, la fillette émerveillée, je me dis que j’étais sans doute dans cet état, moi aussi, lorsque j’avais quitté mon port natal pour rejoindre le Grand Temple…

Bres veillera encore des siècles sur ses forêts.

Et nous, aussi longtemps que nous le pourrons, sur ces terres, pour tenter de les rendre meilleures, selon la Voie de notre Déesse.

Ainsi va l’ordre de notre monde.

Fin.

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