Au Soir de ma vie – Nouvelle d’Halloween 2019

Petite nouvelle tardive pour Halloween 2019, qui tient plus de la Toussaint cette fois, d’ailleurs.

Ce n’est pas vraiment dans le ton de ce que je fais habituellement, j’espère donc que ça va vous plaire.

Il était une fois un vieux monsieur…

Au Soir de ma vie

Nouvelle Halloween 2019

De Ninou Cyrico

J’ai rêvé de toi, cette nuit. Le jour où nous avions été nous promener au bord de la mer, près de La Rochelle, à quelques kilomètres de ta maison de famille. Nous avions vu l’île de Ré et l’île d’Oléron à l’horizon. Tu m’avais dit qu’il faudrait que nous allions y faire un tour. Nous n’avions pas pu, à ce moment-là. Et après, sans toi, je n’en ai jamais eu l’occasion.

Ça faisait très longtemps que je n’avais pas rêvé de toi. Pas que je t’ai oublié, tu as toujours été près de moi, je le sais bien. Mais en rêve, ça faisait longtemps.

Ce matin, je me lève un peu plus tard que d’habitude. Je m’étire lentement, avant de gratter ma joue mal rasée. J’ai moins mal au dos qu’hier, je vais peut-être pouvoir jardiner un peu, s’il fait beau. Je regarde par la fenêtre en écartant un peu le rideau. C’est brumeux, dehors. C’est bien. C’est signe de soleil quand ça sera levé.

Je mets ma robe de chambre et descends lentement l’escalier en me tenant bien à la rambarde. Il va falloir que je songe sérieusement à demander aux enfants de descendre mon lit en bas, inverser ma chambre et la chambre d’ami du rez-de-chaussée. Je serai aussi bien et ça évitera de devoir le faire en catastrophe quand je me serai cassé le nez dans cet escalier.

En préparant mon petit café, je réfléchis tranquillement à mon programme de la journée. Nous sommes jeudi, le 31 octobre, mon aide-ménagère vient vers 13 h. Il faut qu’on aille aux courses et je voudrais qu’elle nettoie bien le salon-salle à manger puisque les enfants viennent manger dimanche. J’allume la radio et écoute les nouvelles en préparant mes tartines, puis je déjeune paisiblement en écoutant un débat sur l’ouverture de la procréation médicalement assistée aux lesbiennes.

Ça me fait sourire. Quel dommage que tu ne sois plus là, je t’entends hurler d’ici, comme tu aurais hurlé pour le mariage pour tous, d’ailleurs. Tu aurais tellement, mais tellement détesté ça… À l’époque, j’avais ri tout seul, souvent, en t’imaginant pester après ces gamins qui se battaient si farouchement pour rentrer dans ce maudit moule hétéropatriarcal, prouvant leur désir de n’être bien que des petits moutons comme les autres, alors même qu’être gay, enfin, « LGBTQ+ », comme ils disent maintenant, c’était pour toi être libre de tout ça, de ces règles, de ces normes que tu vomissais tant. Se marier, et puis quoi encore ? AVOIR DES ENFANTS ?? Alimenter encore cette société de surconsommation mortifère, alors qu’on est déjà bien trop nombreux ?

Ah, comme tu me manques…

Et comme tu as dû rire de m’avoir vu m’y couler, moi, dans ce moule, en toute bonne foi et en toute conscience, pourtant… Parce que je n’ai jamais eu ton courage et que, quitte à y aller, l’idée de petits bipèdes m’appelant « papa » était horriblement attendrissante et tentante…

Mais bon, il n’est plus vraiment tant de me questionner sur le bienfondé de mes velléités à transmettre mes gènes… C’est un peu tard, après trois enfants et cinq petits-enfants. Je m’inquiète souvent de leur avenir, mais je leur fais confiance. Et j’avoue que l’expérience valait le coup, malgré tout. Parce qu’il y a bien une chose encore plus attendrissante qu’un petit bipède qui tend ses bras vers vous en vous appelant « papa », c’est un qui les tend vers vous en vous appelant « papy ».

On se sent si faible face à ça…

Je vais me laver et me raser proprement avant de me peser. Ah, j’ai un peu grossi… J’ai un petit bedon. Il va falloir que je fasse attention, si je ne veux pas finir aussi rond que mon défunt père…

Je m’habille en chantonnant et ceci fait, je vais me poser un peu à mon bureau pour régler un peu de paperasses en retard. Je fais aussi mes comptes et le temps file vite, l’heure du déjeuner arrive. Je me prépare du poulet aux légumes avec du riz et je bénis encore Laureline de m’avoir offert un cuiseur à riz. J’étais très sceptique, je le reconnais, mais c’est vraiment très pratique. Comme je ne suis pas très en avance, j’en suis à me préparer mon café lorsque mon aide-ménagère arrive, demoiselle toute pimpante, comme toujours, qui me saute au cou pour me faire la bise.

« Bonjour, Louis, comment ça va ?

– Bonjour, Vanessa. Ça va très bien, et vous ? Entrez, vous voulez un café ? 

– Vous ne l’avez pas encore bu ? Eh ben, vous êtes resté à l’heure d’été ?

– Ah, peut-être… »

Nous rions tous deux. Elle entre et pose son manteau et son sac. Je lui explique ce que je voudrais faire avec elle aujourd’hui et elle attaque la vaisselle sans attendre. Nous faisons la liste des courses pendant ce temps, pour y aller tout de suite. J’aime bien y aller en dehors des heures d’affluence, c’est plus tranquille. Nous suivons ma liste et j’ajoute quelques paquets de bonbons pour les enfants du quartier qui vont sûrement passer ce soir pour Halloween.

Je suis un peu fatigué, alors je vais m’allonger un peu en rentrant, laissant Vanessa nettoyer la salle à manger comme je le lui ai demandé.

Il est presque 16 h lorsque je redescends et elle ne va donc pas tarder à partir. Je la remercie et la laisse filer. Je me dis qu’avec tout ça, je n’ai pas été au jardin, mais il reste une bonne heure avant que la nuit tombe, ça me laisse le temps d’aller voir ça. Je vais donc chercher mes vieilles bottes en caoutchouc et n’ai pas le temps de les mettre, car mon téléphone fixe sonne.

Imaginant déjà que c’est encore un démarcheur quelconque, je vais voir en grommelant, mais non, le nom affiché est celui de Laureline. Intrigué, car ce n’est pas du tout d’elle de m’appeler en plein après-midi, je décroche sans attendre :

« Allo ?

– Coucou, Papa, je te dérange pas ?

– Non, non, j’allais aller saluer mon jardin. Que puis-je pour toi ?

– Euuuh… »

Elle a l’air essoufflée et de chercher ses mots :

« Je suis désolée pour ton jardin, mais il y a un gros souci avec Lola, j’aurais besoin de savoir si tu peux l’héberger un peu… »

Je fronce les sourcils :

« Lola ? Qu’est-ce qui se passe ? »

Lola est la fille cadette de mon fils aîné, Édouard. Elle a 17 ans et c’est une jeune fille très douce et sans histoire. Je ne vois vraiment pas ce qui aurait pu se passer… ? À nouveau, Laureline semble hésiter sur la façon de me dire les choses :

« Je n’ai pas encore toutes les infos, mais euh, apparemment Édouard l’a mise dehors parce que euh… Il a découvert qu’elle sortait avec une fille et il l’a très mal pris… »

Je sursaute :

« Pardon ?!

– Elle a été se réfugier dans une association, mais ils ne peuvent pas la garder, donc elle m’a appelée, et j’adorerais, mais tu sais bien dans quel clapier à lapin je vis, ça serait vraiment trop du court terme… Alors si toi, tu pouvais… ? »

Je suis vraiment sidéré. Que Lola aime une fille, ça me surprend, mais ce n’est pas le problème. Le problème, c’est que son père, mon propre fils, l’ait mise à la porte pour ça.

Je réponds sans attendre :

« Il n’y a aucun souci… Où est-elle, il faut aller la chercher ?

– J’y allais, c’est à Vaise.

– Tu veux que je vienne aussi ?

– Euh, je croyais que tu ne conduisais plus en ville ?

– Je ne conduis plus en ville, mais j’ai des bus et un métro, si c’est à Vaise ?

– Ah, oui, c’est vrai que le métro n’est plus si loin de chez toi, maintenant… Euh, si tu peux te rapprocher, je te récupère en route ?

– D’accord. »

Nous nous mettons au point et je me prépare donc rapidement pour partir. J’ai beau vivre dans un village excentré, il est encore assez bien desservi par les TCL. Je prends ma canne, cette fois, mon manteau et mon chapeau et je me dépêche. J’ai de la chance, le bus passe sans que je doive trop attendre. Je monte en me tenant bien, salue le chauffeur qui attend aimablement que je sois assis pour redémarrer.

Je suis très inquiet et très triste. Ma petite Lola… Elle doit être effondrée… Et Édouard ? Je sais bien que ce n’est pas le plus tolérant des hommes, je l’ai assez entendu râler après les étrangers, les personnes de couleur et les homosexuels, avec un langage des plus fleuri d’ailleurs, mais de là à rejeter sa propre fille comme ça ?…

Je suis aussi vite que possible au point de rendez-vous et Laureline m’y attend. Je monte dans sa voiture et elle part en me laissant à peine le temps de mettre ma ceinture, elle a l’air très inquiète, elle aussi.

Laureline est ma petite dernière, elle a 33 ans et c’est un modèle ni très grand ni très épais, comme sa mère. Elle a aussi hérité de son caractère bien trempé et de sa vivacité d’esprit, comme de sa curiosité. Elle est célibataire et sans enfant, contrairement à son frère et sa sœur, mon autre fille, Isa. Elle le vit bien, j’ai l’impression ; en tout cas, elle l’assume sans problème face à eux. Le sujet revient régulièrement aux repas de famille, entre Édouard qui la traite comme une enfant qui ne fait pas comme les autres par caprice et Isa, qui semble plus craindre qu’elle ne finisse par être malheureuse. De mon point de vue, Laureline vit sûrement la vie que sa mère aurait voulu vivre, mais c’est un autre débat.

« Désolée de t’avoir dérangé comme ça, me dit-elle.

– Il n’y a pas de souci, m’occuper de mes petits-enfants n’est jamais un dérangement. Est-ce que tu as plus d’informations ?

– Non, je me suis dit qu’on verrait ensemble avec elle, j’ai juste prévenu qu’on arrivait tous les deux dès que possible.

– D’accord. »

Nous ne disons plus grand-chose avant d’arriver. Elle me laisse devant l’adresse pour m’éviter de marcher et repart pour essayer de se garer. L’immeuble est banal, sur les quais de Saône, et si on excepte le nom et le logo de l’association, « Le Refuge », sur la porte, il n’y a rien de particulier. Ça a l’air calme, je sonne et une femme vient et m’ouvre, visiblement intriguée :

« Euh, nous sommes fermés ? »

Je retire poliment mon chapeau :

« Je m’excuse, madame, je suis Louis Dandre, le grand-père de la petite Lola, on m’a dit qu’elle était ici ? »

Elle sursaute :

« Oh, pardon ! Entrez, merci d’être venu si vite…

– Je vous en prie, c’est normal. »

Elle me laisse entrer et se rappelle soudain :

« Euh, sa tante n’est pas avec vous ?

– Elle se gare, elle arrive. »

Il y a une autre personne là, en plus de Lola qui fond en larmes en me voyant. Je me sens navré et vais sans attendre la prendre dans mes bras.

« Ça va aller, ma chérie, ne t’en fais pas… »

Laureline arrive rapidement, essoufflée, et les deux personnes se présentent, ce sont des membres de l’association qui, effectivement, ne devrait pas être ouverte, mais ils sont venus en urgence pour aider Lola. Je les en remercie et ils me disent que c’est normal, qu’ils sont là pour ça.

Nous nous assoyons autour d’une petite table, ils ont fait du café. Je décline, pour ma part, c’est un peu tard pour que j’en boive. Nous apprenons donc enfin plus précisément ce qui s’est passé et c’est encore pire que ce que nous pensions : Édouard a appris par on ne sait quel « pote » bien mal intentionné que sa fille avait une petite amie et il a donc fouillé son ordinateur pour en avoir le cœur net, ce qui l’a mis dans une rage telle que notre demoiselle en a eu peur qu’il la frappe, voire la tue et s’est enfuie sans attendre. Ça s’est passé ce midi. Elle en tremble et en pleure encore en nous le racontant. Elle a erré quelques heures en ville avant de se souvenir de ce lieu et d’y venir, il n’y avait personne, mais en appelant à leur numéro d’urgence, ils étaient arrivés rapidement.

Restait que la situation était délicate, puisque Lola est encore mineure. Elle était terrorisée à l’idée d’aller à la police, mais, en cherchant un proche, elle avait pensé à sa tante. Laureline soupira :

« C’est pas que je veux pas t’accueillir, ma puce, mais c’est trop petit chez moi, sans compter que j’ai pas trop de sous pour deux…

– L’argent n’est pas la question, intervins-je doucement. Je t’aurais aidée. Mais par contre, oui, c’est trop petit… Moi, je peux t’accueillir sans souci et aussi longtemps qu’il faudra, si cet idiot ne se calme pas… »

Je suis réellement très peiné du comportement d’Édouard… Si sa mère était encore en vie, je pense qu’elle serait allée directement lui mettre une bonne paire de claques pour lui remettre les idées en place.

Dans l’urgence, Lola accepte de venir chez moi. Les personnes de l’association nous conseillent de laisser une main courante à la police afin d’éviter tout souci ultérieur. Demain, c’est férié, et ça nous laisse le weekend pour faire le point. Ça nous parait un bon compromis. La femme qui m’a accueilli et son collègue approuvent, ils nous donnent les coordonnées d’un cabinet d’avocats et nous expliquent bien les démarches à accomplir auprès des services sociaux si ça s’avère nécessaire. Elle me sourit :

« C’est très généreux de votre part d’accepter d’accueillir votre petite fille…

– Non, c’est normal. Quel grand-père ne le ferait pas ?

– Croyez-moi, beaucoup… »

Je la regarde, surpris :

« Vraiment ?

– Hélas… Les gens de votre génération ne sont pas vraiment les plus tolérants, y compris avec leurs propres petits-enfants… »

Je soupire :

« C’est idiot…

– Quel âge avez-vous, si je puis me permettre ? me demande son collègue.

– 78 ans, lui réponds-je et ils ont l’air très étonnés. Autrement dit, plus l’âge de perdre du temps avec ça, chacun fait bien ce qu’il veut… »

Nous repartons bientôt, pour laisser ces braves gens tranquilles. Il fait nuit noire et Lola est très pâle. Nous passons lui prendre un bon petit goûter tardif dans une boulangerie avant de nous rendre au commissariat, comme on nous l’a conseillé. Nous m’attendons pas tant. Les policiers prennent note de ce qui est arrivé et que Lola est donc auprès de moi jusqu’à nouvel ordre.

Après quoi, Laureline propose de nous ramener et moi, je lui propose de rester diner avec nous. Elle est fatiguée, ça se voit, mais elle accepte. Elle est toujours contente de passer un petit moment tranquille chez moi.

Lola n’a pas grand-chose d’autre que ce qu’elle a sur le dos et nous rions lorsque je lui propose de regarder dans ce qui me reste des vêtements de sa grand-mère, puisque je n’ai pas tout donné. Il reste de choses neuves, notamment un pyjama et des culottes, puisqu’elle en achetait toujours en avance. Je laisse donc ma petite-fille aller prendre une bonne douche et je reste à la cuisine avec Laureline, décidée à m’aider à préparer des croque-monsieur, qui seront très bien avec une bonne salade verte pour ce soir.

« Ça ira, Papa ? me demande-t-elle entre deux beurrages de pain de mie.

– Oui, ne t’en fais pas. J’ai des provisions et de la place, bien sûr que ça ira. Bon, son lycée est un peu loin, mais c’est faisable… Et puis, on ne sait jamais, cet imbécile va peut-être se calmer…

– Ça, j’y crois moyen…

– Je suis très étonné qu’il soit si violent…

– Moi pas. »

Je fronce les sourcils :

« Ne me dis pas qu’il t’a aussi agressée ?

– Non, pas vraiment, mais je l’ai déjà vu se mettre en colère pour rien, alors apprendre que sa fille est lesbienne, il y avait de quoi provoquer un vrai gros pétage de câble. »

Je réfléchis un instant, puis soupire en prenant le jambon pour le couper :

« C’est vrai qu’il est très arrêté là-dessus…

– C’est un doux euphémisme. »

Pensif, j’arrête de couper le jambon et m’accoude à la table :

« Ton frère est quand même un sacré frustré… »

Elle sursaute pour me regarder avec des yeux ronds. Je penche la tête :

« Quoi ?

– Non, rien, mais toi qui dis ça comme ça… »

Je soupire et me remets à mon jambon :

« C’est dommage, je me demande si votre mère n’en a pas trop attendu… Elle voulait tellement qu’il soit le meilleur… Il n’était pas très motivé pour les études qu’elle lui a dit de faire.

– Elle lui a trop mis la pression, je pense… Il n’a jamais été assez bon pour elle. »

Je hoche tristement la tête.

« C’est vrai, je m’en suis rendu compte trop tard…

– Tu t’en veux ? me demande-t-elle, encore surprise.

– Pas vraiment… Ta mère a toujours eu un souci avec lui, c’était son fils unique, alors elle avait des ambitions un peu folles et surtout, elle ne lui a jamais laissé le choix… J’ai endigué comme j’ai pu, mais elle était vraiment bloquée là-dessus…

– T’as fait au mieux… Tu étais là, tu nous aidais, tu nous soutenais… T’as vraiment été un super papa ! »

Je souris :

« Merci. »

Lola revient, l’air toujours aussi fatiguée, mais plus détendue. Elle est toute mignonne dans la vieille robe de chambre toute douce de sa grand-mère. Elle s’assoit avec nous et bâille.

« Ça va mieux, ma chérie ? lui demandé-je. Comment tu te sens ?

– Pfff… J’suis fracassée… »

Elle s’accoude à la table et pose son visage dans ses mains.

« J’ai vraiment eu super peur… Ça fait trop bizarre, ce matin je suis allée au lycée et ça allait, normal… »

Le téléphone fixe sonne et je me lève lentement pour aller répondre, au salon.

C’est un numéro de portable… Je fronce un sourcil avant de décrocher :

« Oui, allo ?

– Papy ? »

Je m’étonne en reconnaissant la voix :

« Ben ? »

Benjamin est le grand frère de Lola, il a 19 ans. Sa voix est un peu lointaine et très nerveuse :

« Oui, c’est moi… Désolé de te déranger si tard, mais euh… Est-ce que Lola t’a appelé ? »

Je fronce un second sourcil :

« Pas exactement, mais ne t’en fais pas, elle est ici. »

Son soupir est plus que clair quant à son soulagement :

« Oh bon sang, merci !! J’suis désolé, j’étais à la fac, là, toute la journée, j’ai fini à 18 h, je savais pas… C’est quand je suis rentré que Maman m’a dit et… Elle va bien ?

– Disons, aussi bien que possible… Est-ce que ton père est calmé ?

– Non, pas vraiment… Je suis dehors, là, j’ai profité qu’il fallait sortir le chien… J’espère que tu m’entends bien, d’ailleurs ?

– Oui, oui, ça va. Et ta mère, elle en dit quoi ?

– Je sais pas, c’est bizarre, elle a l’air un peu inquiète, mais elle dit pas que Papa a eu tort… Bon, euh… Dis à Lola que moi, j’suis là et qu’elle peut compter sur moi… Normalement, Papa et Maman vont manger avec des amis à eux, demain… Je peux apporter des affaires à Lola, y a la place, chez toi ?

– On en fera, merci, prends ce que tu pourras.

– OK, je vous appelle dès qu’ils sont partis, on verra. Bon, j’y vais là, ils vont se douter d’un truc… Tu embrasses Lola pour moi, hein ? Et à demain.

– À demain, Ben, merci. »

Je raccroche et réfléchis un instant. J’appellerais bien Édouard pour l’informer que sa fille est ici, mais vu ce que ça a l’air de l’intéresser, je crains de me mettre en colère et je n’aime pas ça. C’est mauvais pour ma tension et vu l’heure, je risque de mal dormir. Mieux vaut rester discret le temps que Ben ne nous rapporte les affaires de sa sœur, qui sait ce que son idiot de père pourrait encore inventer pour l’en empêcher…

Je retourne donc à la cuisine en emmenant le combiné, histoire de l’avoir sous la main si ça appelle à nouveau.

Les croque-monsieur sont prêts à être cuits, proprement empilés sur le petit plateau que j’avais sorti. Lola est toujours accoudée à la table et Laureline est en train d’éplucher la salade. Je souris et pose le combiné sur la table :

« C’était ton frère, Lola. Il s’excuse et t’embrasse, il va essayer de nous ramener tes affaires demain…

– Oh ! C’est vrai ? s’exclame-t-elle en se redressant.

– Oui, il était vraiment inquiet. Il a vraiment été soulagé de savoir que tu étais ici.

– Ça m’étonne pas, il est cool, Ben, sourit Laureline.

– C’est vrai, ça ne m’étonne pas non plus… » approuvé-je en allant sortir mon vieux gaufrier du placard.

Je le pose sur le plan de travail pour le brancher et commence à faire cuire notre diner alors que Laureline essore la salade. Lola sort son téléphone de la grande poche de la robe de chambre et rosit en le regardant. Laureline lui jette un œil et sourit alors que Lola bredouille :

« Euh, Papy ? »

Je la regarde :

« Oui ?

– C’est ma copine euh… Je l’ai appelée tout à l’heure, elle était super inquiète, alors je lui ai dit que ça allait et là elle vient de m’envoyer un message euh… Elle voudrait bien… venir me voir demain… Enfin si t’es d’accord, hein… »

Elle est toute gênée et n’ose pas vraiment me regarder. Je souris :

« Ça ne me pose pas de problème, elle veut venir manger ? »

Elle sursaute, me regarde avec des yeux ronds, encore plus rose, et Laureline éclate de rire :

« Ah, ça, c’est ton grand-père tout craché, Lola ! On invite à manger ! »

Je la regarde, amusé :

« Quoi, c’est plus convivial, non ? Pour se rencontrer, c’est bien.

– Tout à fait, je suis d’accord, mais ça se voit un peu quand même que tu as grandi dans un restaurant ! »

Je glousse en posant les premiers croque-monsieur fumants sur la table. Lola me demande :

« Tu veux bien, pour de vrai ? Je veux pas t’embêter ?

– Rencontrer ta petite amie ne m’embête pas du tout, Lola, au contraire. Comment elle s’appelle, cette demoiselle ?

– Euh, Jo ! me répond-elle vivement. Enfin, Johanna, j’veux dire… »

Je reste un instant coi avant de sourire à nouveau :

« C’est un joli prénom.

– Je peux m’incruster aussi ? » demande joyeusement Laureline en posant le saladier sur la table.

Elle va ensuite prendre les assiettes et les couverts alors que je réponds :

« Moi, ça ne me pose pas de problème non plus. Tu veux dormir ici, d’ailleurs ?

– Oh, non, merci Papa. C’est gentil, mais je vais rentrer, j’ai un article à avancer… »

Nous mangeons dans une bonne ambiance. Laureline nous explique qu’elle travaille sur un livre, une collaboration sur les béguines, ces femmes qui vivaient de façon indépendante dans le Paris du XIVe siècle.

Lola est épuisée et va se coucher rapidement, dans la chambre d’ami, qui est derrière le salon. Laureline reste un peu plus le temps de m’aider à ranger et faire la vaisselle. Alors qu’elle essuie sagement les assiettes, elle me dit :

« C’est très gentil d’avoir invité la copine de Lola, Papa.

– C’est normal. Elles seront contentes de se voir au calme, après tout ça.

– Et surtout, ça leur fera du bien d’être accueillies comme un vrai couple par des adultes bienveillants, n’est-ce pas. »

Elle glousse et je hausse les épaules, amusé :

« Aussi. Décidément, tu comprends toujours tout… »

 Laureline ne tarde pas, elle a quand même un peu de route.

Il n’est pas si tard et je n’ai pas sommeil, alors je vais au salon en me disant que je vais jouer un peu, ça me détendra avant de dormir. Je me prépare un grand mug de tisane et m’installe sur mon canapé pour prendre ma manette et lancer le jeu.

Je souris en me souvenant de la stupeur de mes enfants lorsqu’un dimanche où ils étaient venus manger, comme chaque mois, ils ont trouvé une console Wii dans mon salon. J’avais découvert ça en allant rendre visite à un ami dans sa résidence pour personnes âgées et j’avais trouvé le concept très sympathique. Du coup, en faisant mes courses, quelques jours plus tard, j’avais été au magasin de jeux vidéo de la galerie commerçante pour voir un peu ce qu’ils pouvaient me proposer. Je n’avais jamais touché à ça, mais puisque j’avais le temps et les moyens, ça m’intriguait.

Ça a aussi beaucoup intrigué les vendeurs du magasin. Au début, ils pensaient que je voulais faire un cadeau à un de mes petits-enfants, d’ailleurs, et ça les a vraiment surpris que ça soit pour moi. Cela dit, ils ont été très aimables et m’ont très bien expliqué tout ça. Depuis, j’ai acheté une PlayStation 4 et une Switch, au fil des jeux qu’ils me conseillaient, des choses contemplatives, jolies, des histoires d’aventures, parfois avec des énigmes. Ils ont très bien cerné mes goûts.

En ce moment, je suis donc lancé sur le dernier Zelda, Breath of the Wild, dont j’apprécie grandement l’esthétique colorée et reposante et les possibilités de se promener, d’explorer tranquillement la carte pour y découvrir plein de choses, des petits temples avec des énigmes à résoudre ou juste de magnifiques panoramas, des personnages sympathiques ou simplement, des animaux vivant leur vie virtuelle au bord de la route.

Je me promène donc tranquillement dans Hyrule, sur mon joli cheval brun, lorsque Lola revient :

« Papy ?

– Oh ! Je t’ai réveillée, ma chérie ? »

Elle dénie du chef avant de venir s’asseoir à côté de moi en reniflant.

« Non, j’arrive pas à dormir… Dis, Papy, tu crois que Papa va se calmer… Qu’il va m’appeler pour me dire qu’il est désolé et que je peux rentrer à la maison… ? »

Je soupire tristement, passe son bras autour de ses épaules pour la serrer contre moi :

« Je ne sais pas, ma chérie. J’aimerais bien te dire oui, bien sûr, mais ton père est un homme très colérique et très… Fermé… Sur ces choses-là. C’est triste, mais il ne faut pas… Il ne faut pas que ça t’arrête. Tu es une demoiselle encore toute jeune, tu as toute ta vie devant toi… Tout le temps pour devenir quelqu’un de bien, et surtout quelqu’un d’heureux. Et ça, c’est le plus important et il ne faut laisser personne t’en empêcher. Je suis là, ton frère est là, ta tante est là. Tu dois apprendre à laisser les gens qui te font du mal hors de ta vie.

– Même Papa ?

– Même ton papa, oui. »

Elle appuie sa tête dans mon cou :

« Ton père à toi, il était comment ? »

Je souris :

« C’était un monsieur très strict, très sévère, qui avait des idées très arrêtées sur le monde. Il a eu beaucoup de mal à me laisser partir pour faire des études, il voulait que je reprenne le restaurant.

– Mais il t’a laissé faire quand même ?

– Et bien, j’ai eu la chance, pendant mes journées d’appel, pour le service militaire, de très bien réussir les tests et d’être repéré par des gens qui m’ont poussé pour devenir ingénieur… Et face à l’armée, l’appel de la Nation, mon père ne pouvait pas dire non, donc il m’a laissé faire. En plus, ça m’a permis de ne pas aller en Algérie, et ça, ça n’avait pas de prix… Ma mère a vraiment été soulagée…

– Ah, c’était à ce moment-là ?

– Oui, j’aurais dû y aller, comme tous les gens de mon âge… J’ai vu plusieurs de mes amis revenir traumatisés ou ne pas revenir, d’ailleurs… »

Je lui souris :

« Moi, j’étais tranquillement en école d’ingénieur, très très loin de tout ça… »

 Cette école d’ingénieur où je t’ai connu, deux ans plus tard…

Lola s’endort, cette fois, et elle retourne donc se coucher. Je ne tarde moi-même pas beaucoup plus, et monte me coucher.

Et je rêve encore de toi. Une des très rares disputes que nous avons eues, je l’avais presque oubliée. Ta voix résonne comme alors :

« Quand est-ce que tu vas leur dire ?… Notre histoire, tu t’en fous à ce point ? Tu dois leur dire ! Ils ont le droit de savoir ! Tu peux pas leur mentir, t’as pas le droit, Lou ! Ils t’aiment, putain ! Tu peux pas les laisser aimer un mensonge ! »

Je me réveille et je reste un moment dans le lit, dubitatif. Sans doute cette histoire m’a-t-elle plus secoué que je le ne pensais…

C’était si exceptionnel de te voir vraiment en colère… Tu râlais souvent, tu pestais beaucoup, mais tes vraies colères étaient très rares.

Je mets ma robe de chambre et descends tranquillement, pour trouver Lola en train de préparer le petit-déjeuner. Elle me sourit :

« Bonjour, Papy !

– Bonjour, ma chérie. Tu as bien dormi ? »

Elle vient m’embrasser :

« Oui !… Assis-toi, le café est tout chaud !

– Merci… »

Je m’assois et elle me sert. Je lui souris :

« Tu es gentille. Tu as eu ton amie ? À quelle heure est-ce qu’elle vient ?

– Elle doit me rappeler, elle ne savait pas trop quel bus prendre et à quelle heure ils étaient, comme c’est férié, aujourd’hui.

– D’accord, ça nous laisse le temps de nous préparer et de voir avec ton frère ce qu’il va pouvoir faire. »

Benjamin nous rappelle vers 11 h 20, dès le départ de ses parents. Je le laisse voir avec Lola quoi lui ramener, parce que je suis occupé à préparer le poulet pour le déjeuner. Laureline arrive peu après. Nous avons à peine le temps de nous saluer que Lola revient du salon : elle me met le combiné dans les mains et prend à peine le temps de dire bonjour à sa tante, car sa petite amie arrive et effectivement, elle a à peine passé la porte que ça sonne au portail. Laureline et moi échangeons un sourire amusé et je reprends l’appel pour dire à Ben que nous l’attendons pour le café. Il approuve et nous raccrochons. Laureline regarde par la fenêtre et glousse :

« Oh c’est meugnon à cet âge !

– Elles rentrent ou il faut aller les chercher ? » demandé-je avec amusement.

Elle me fait un clin d’œil :

« Laisse-les un peu, elles ont le droit de prendre le temps de se retrouver ! »

Nous attendons donc sagement qu’elles ne viennent. La jeune Johanna est une demoiselle du gabarit de Lola, toute rose, et on peut se demander si c’est à cause de l’air frais ou de notre rencontre. Elle est très intimidée, mais accepte tout de même lorsque je lui demande la permission de lui faire la bise. Comme je l’avais pensé, la présence de Laureline aide à les détendre, ce qui est une bonne chose. Nous nous installons au salon pour parler un peu en prenant l’apéritif, elles l’une près de l’autre sur le canapé et Laureline et moi en face, sur deux fauteuils, et Johanna demande, curieuse, à ma fille :

« Vous vous appelez Laureline comme dans Valérian ? »

Ma fille me jette un œil :

« Je crois, tu confirmes ?

– Je confirme, lui réponds-je en hochant la tête, occupé à verser des cacahuètes dans un ramequin de verre. Un pari avec ta mère, elle m’en a beaucoup voulu. » ajouté-je, amusé.

Elles me regardent, intriguées. Laureline cherche un instant dans sa mémoire :

« Attends que je me souvienne… Parce que vous ne saviez pas si j’étais une fille ou un garçon pendant la grossesse, c’est ça ?

– Tout à fait, confirmé-je encore. Tu nous tournais le dos aux échographies. À croire que tu nous en voulais déjà… ajouté-je en lui faisant un clin d’œil. Ta mère voulait absolument un fils, moi je m’en moquais, mais comme elle avait choisi seule les noms de ton frère et de ta sœur, j’ai parié avec elle que si tu étais une fille, je choisissais ton prénom. Et comme je savais qu’elle ne voudrait pas que je t’appelle Laureline, parce qu’elle, elle n’aimait pas du tout la bande dessinée, je l’ai fait en douce quand j’ai été à la mairie…

– Et elle t’en a voulu, pour de vrai ? s’étonne Lola.

– Ooooooh que oui !! Elle était déjà fâchée d’avoir eu une deuxième fille, mais que je l’appelle comme une héroïne de bande dessinée, ça l’avait mis hors d’elle.

– Elle avait un problème avec ses filles, votre femme ? » s’étonne à son tour Johanna.

J’opine du chef :

« Maria était la personne la plus sexiste que j’ai jamais connue, c’était presque effrayant…

– Pour de vrai ? s’étonne encore ma nouvelle belle-petite-fille. Comment c’est possible, ça ?

– Si tu avais connu ses parents… soupire Laureline. Fichus vieux bigots…

– Il y a de ça, elle est née dans une famille très catholique et très sexiste, pour le coup. Sa mère vivait très mal qu’elle soit plus brillante que ses frères, son père ne faisait que lui chercher un mari, ils faisaient tout pour qu’elle arrête ses études et ça l’a rendue très frustrée et complexée… Quand on s’est connu, elle bataillait comme une forcenée pour continuer sa formation d’ingénieure, entre des collègues machos qui remettaient sans arrêt ses compétences en cause et sa famille, ça la rendait folle de penser que tout ça n’était dû qu’au fait qu’elle soit une femme… Elle en est devenue très dure et très sévère après les autres femmes… Et donc, elle ne voulait que des fils, bien sûr… Alors quand elle a eu Édouard, le père de Lola, ça lui allait, même si aujourd’hui on voit le résultat de tout ce qu’elle a projeté sur lui, mais elle a très mal vécu la naissance d’Isa et la tienne…

– Les médecins lui avaient pas déconseillé d’avoir un troisième enfant, d’ailleurs ? me demande Laureline.

– Si, si… Certains pensaient que ça l’avait affaiblie et que ça peut expliquer aussi la suite… lui confirmé-je avec un soupire. Mais elle voulait absolument un second fils, puisqu’elle jugeait finalement qu’Édouard n’était pas assez bon… Elle était prête à remettre ça une quatrième fois, d’ailleurs, il a fallu que je lui dise stop. »

Je souris à Laureline :

« Et tu es tout ce qu’elle aurait voulu que son fils soit, je regrette vraiment qu’elle ne s’en soit pas rendu compte… »

Laureline a un petit rire en servant les chips dans un autre ramequin.

« Maman, c’était pas toujours un cadeau…

– Ah, c’est sûr, approuvé-je, une sacrée tête de mule, quand elle s’y mettait, tu peux le dire.

– Oui, j’avoue, reconnait Lola, autant toi, tu étais très gentil et tu t’occupais beaucoup de nous, autant elle, on avait l’air de l’embêter plus qu’autre chose… 

– J’étais déjà à la retraite, ça aide.

– Elle était toujours à 300 % sur son boulot, soupire Laureline. Et c’est vrai qu’à la fin, quand elle est tombée malade, ça a vraiment été très dur.

– Il y a longtemps qu’elle est morte ? demande Johanna, triste.

– Ça fait deux ans, lui réponds-je. Et c’est vrai que ça a été dur. Sa mort n’a pas été une délivrance que pour elle… Elle a vécu ça de la pire des façons, à mon sens… Enfin, c’est facile à dire, bien sûr, mais elle était juste devenue une boule de haine et de colère qui en voulait au monde entier… Toutes ses frustrations sont ressorties, c’était très violent…

– Même les médecins nous conseillaient de ne plus venir la voir… soupira Laureline.

– Et vous faisiez bien, lui dis-je en me penchant pour tapoter sa main. Ça ne sert à rien de se faire du mal face à une personne qui est méchante juste parce qu’elle est en colère. »

Ma fille me sourit :

« Par moment, je me demande vraiment comment tu as tenu… »

Je souris sans répondre et hausse les épaules. Puis je demande qui veut boire quoi et nous parlons d’autre chose. Johanna est aussi vive que Lola, elle nous explique qu’elle veut devenir vétérinaire. Elle est très motivée. Ça fait plaisir à voir.

Je regarde ces demoiselles, toutes jeunes, très amoureuses, un peu surprises, mais heureuses qu’on les traite avec bienveillance, qu’on les accepte en tant que couple sans les remettre en cause.

Nous déjeunons en parlant de choses et d’autres. Johanna est très curieuse et a les yeux qui brillent lorsque je lui raconte l’installation du premier téléphone dans le restaurant de mon père, un peu après la guerre, et les tout premiers ordinateurs avec lesquels nous travaillions à la fin des années 60. Pour elle, née au XXIe siècle, l’idée même d’un monde sans portable ni Internet est incroyable.

Le courant passe bien et Ben arrive juste pour le dessert, ce qui lui vaut un : « Ah ben, on sort le chocolat et regardez qui se pointe ! » amusé de sa tante lorsqu’il sonne au portail.

Je vais le lui ouvrir pour qu’il puisse rentrer sa voiture sur l’allée, ça sera plus simple pour décharger. Il rentre en marche arrière pour se faciliter encore la tâche. Lorsqu’il descend, il souffle un coup. Je lui souris et vais pour le saluer. Cet enfant est décidément bien trop grand pour moi… Il a l’air secoué, tout de même, et je me permets de l’étreindre un instant :

« Ça va, Ben, ne t’en fais pas. Ta sœur va bien. »

Il hoche la tête et murmure encore :

« J’suis tellement, mais tellement désolé…

– Tu n’y es pour rien. C’est très gentil d’avoir pris sur toi de lui rapporter ses affaires. Allez, viens au chaud, on verra ça après le gâteau. »

Ben me suit et nous rentrons, Laureline salue Ben de loin et Lola bondit pour courir vers lui. Il est au bord des larmes et elle aussi, il la prend dans ses bras et la serre à l’étouffer. Et il lui demande pardon, répétant ce qu’il vient de me dire. Elle sanglote en passant ses bras fins autour de lui.

« Je suis là, OK sœurette ? Tu t’en fais pas, je suis là… Je serai toujours là… Si ce vieux con tente encore le moindre truc contre toi, tu m’appelles et je lui démonte la gueule… »

Je glousse et tapote le dos de mon petit-fils :

« Allons, du calme, tuer ton père ne résoudra rien et je n’ai aucune envie de finir la journée au commissariat… Viens plutôt manger la bonne forêt noire qu’a amenée ta tante… »

Nous retournons à la cuisine et Ben essuie ses yeux en reniflant et s’excuse quand Lola lui présente Johanna. Puis il s’assoit et Laureline sert tout le monde en gâteau pendant que je lance la cafetière.

Nous retournons au salon pour nous poser plus confortablement

Ben est plus curieux que nous concernant la relation de sa sœur, mais elles n’ont pas l’air gênées pour en parler, sans doute même est-ce un soulagement pour elles de pouvoir se confier ainsi, en sécurité.

Elles nous disent qu’elles se connaissent depuis la fin du collège et qu’elles sont ensemble depuis deux ans, que jusqu’à hier, seuls quelques amis étaient au courant. Ben sourit et avoue qu’il se doutait de quelque chose. Elles n’osaient pas en parler, Lola savait que ses parents allaient mal le prendre, et Johanna n’a encore rien dit non plus, elle ne sait pas comment les siens pourraient réagir. Ce n’est pas la mésaventure de Lola qui va la rassurer, hélas.

« Avec mes parents, on a jamais vraiment parlé de ça… Mais je me souviens qu’au moment où ils ont voté le mariage pour tous, on avait eu un repas de famille et mon grand-père était parti en live à gueuler que c’était la fin de la France et que si jamais un de ces sales pédés l’approchait, il l’accueillerait à coup de fusil, et les autres ont rien dit, c’est à peine s’ils ont relevé qu’il parlait quand même de tuer quelqu’un… Ça m’a vraiment dégoutée… »

Elle me regarde :

« C’est bizarre, il est plus jeune que vous, pourtant, et il passe son temps à nous parler de mai 68, à quel point c’était bien et qu’on a rien fait de plus libérateur depuis… Et à côté de ça, il veut prendre son fusil contre les gays…

– La tolérance n’est pas qu’une question d’âge, lui dis-je gentiment. Crois-moi, je connais des gens de 20 ans déjà bien plus vieux que moi, de ce point de vue.

– Mais, enfin je veux pas vous mettre mal, mais euh… Vous avez quel âge ?

– 78 ans. »

Elle sursaute et je souris, amusé.

« Je suis né en 1941.

– Mais euh… Vous avez eu vos enfants super tard ?!

– Édouard à 40 ans, Isa à 42 et Laureline à 45. » confirmé-je en prenant ma tasse.

  Je bois un peu de café alors que Laureline ajoute :

« Enfin, quand on se marie à 38 ans, déjà, ça fausse les stats. À se demander ce que tu fabriquais. »

Je souris et la regarde, mais sans que je sache pourquoi, c’est ta voix que j’entends alors :

Quand est-ce que tu vas leur dire ?… Notre histoire, tu t’en fous à ce point ? Tu dois leur dire ! Ils ont le droit de savoir ! Tu peux pas leur mentir, t’as pas le droit, Lou ! Ils t’aiment, putain ! Tu peux pas les laisser aimer un mensonge ! 

Et je souris encore en regardant dans le vague, cette fois. Tu n’as pas tort, en fait. Et puis qu’est-ce que j’en ai à faire, maintenant ?

J’ai un petit rire avant de répondre à ma fille préférée :

« J’étais un homme très heureux qui vivait une très belle histoire… »

Je me lève lentement pour aller dans mon bureau, à côté, alors qu’ils échangent des regards intrigués. Je vais chercher un petit cadre que j’avais rangé dans le tiroir, comme toujours lorsque j’avais des invités, et je me dis que c’est un peu bête. Je regarde cette vieille photo de nous deux, prise par une amie, un après-midi d’été, un pique-nique à la campagne. Nous sommes assis l’un près de l’autre, au soleil. Je ne sais plus pourquoi nous rions.

Je reviens au salon où ma fille me regarde, sourcils froncés, mais plus goguenarde qu’autre chose, et me dit en tendant la main pour prendre le cadre que je lui tends :

« Je pensais bien que tu avais eu une autre histoire, avant Maman… Elle ne vivait que pour son boulot, mais pas toi… »

Elle sursaute en voyant la photo :

« C’est pas vrai ?! »

Elle éclate de rire :

« Papa, t’es sérieux ? »

Elle rigole encore en tendant la photo aux enfants qui sursautent à leur tour.

« Je suis très sérieux.

– Maman le savait ? demande-t-elle un peu plus gravement.

– Oui. »

Je reprends ma tasse :

« Elle le savait parce qu’elle nous a connus ensemble. »

Il y a un silence pendant lequel Ben me rend la cadre d’une main qui tremble un peu. Je soupire :

« Il s’appelait Jonathan… On s’est connu pendant nos études d’ingénieur, c’était un jeune homme très brillant et très libéré, surtout pour l’époque… Lui venait d’un milieu d’artistes très ouvert… Son souci n’avait pas été de leur avouer qu’il était homosexuel, mais de leur avouer qu’il ne voulait pas devenir comédien, mais ingénieur… Il était… Juste magnifique… Bien plus dégourdi que moi… C’est lui qui m’a dragué, d’ailleurs, mais je n’ai pas beaucoup résisté… On était bien, tous les deux… Il avait juste beaucoup de mal avec le fait que je ne veuille pas parler de nous à mes parents… Comme il avait été élevé dans un milieu où ça ne posait pas de problème, ses parents m’aimaient beaucoup, d’ailleurs, il avait du mal à imaginer que mes parents à moi pourraient mal le prendre. C’était un de nos rares sujets de dispute… Sinon, ça a été une très belle histoire, mon grand amour… »

Il y a un silence, encore, avant que Laureline ne reprenne, émue :

« Ça a duré longtemps ?

– Jusqu’à sa mort, en 78. Il fumait comme un pompier, il bossait beaucoup trop, il a eu un cancer des poumons qui l’a fauché assez vite, parce qu’il a refusé les soins dès qu’il a compris que c’était foutu… Il a fini sa vie tranquillement dans la maison de campagne de ses parents, j’étais avec lui, j’avais pris une année sabbatique pour pouvoir l’accompagner.

– Et Mamy le savait ? Pour de vrai ? s’étonne Ben.

– Oui, elle le savait parce que ce n’était pas un secret au labo. Quand elle y est arrivée, encore en formation, on a repéré ses compétences et on l’a prise sous notre aile pour la protéger et lui permettre de progresser sans trop de souci. Elle nous aimait bien, justement parce qu’on la respectait et qu’on la reconnaissait comme future collègue sans la faire suer juste à cause de son vagin, et à la fin des années 70, ce n’était pas du tout évident. Elle a été un vrai soutien pour nous lorsqu’il est tombé malade, c’était vraiment devenu une amie très chère.

– Mais pourquoi tu t’es marié avec elle, après ? » me demande Lola.

Je souris et regarde Laureline :

« Tu m’as dit tout à l’heure que tu te demandais comment notre mariage avait tenu, n’est-ce pas ?

– Oui, me dit-elle. Maman était loin d’une épouse idéale, vous étiez tellement mal assortis… Sans même parler de vos 15 ans d’écart…

– Notre mariage a tenu parce qu’il n’a jamais été une histoire d’amour. »

Je tends la main pour caresser son bras :

« Ta mère était… À l’époque, on disait frigide, maintenant, vous diriez “asexuelle”, je crois. Elle n’avait aucun goût pour les histoires d’amour, elle ne vivait que pour son travail, c’était sa seule passion, son seul vrai amour et si elle avait pu, elle ne s’en serait jamais détournée. J’aimais beaucoup ta mère. Pour de vrai, c’était une femme que j’aimais beaucoup et que je respectais vraiment. Mais je ne l’ai jamais aimée d’amour et elle non plus. Je vous ai dit que ses parents faisaient tout pour qu’elle arrête ses études et qu’elle se marie… Un jour, quelques mois après la mort de Jo, elle est arrivée au labo folle de rage. Ils lui avaient mis un ultimatum, ils allaient lui couper les vivres, l’idée étant de la forcer à épouser un cousin bas de plafonds qu’elle détestait. Elle en pleurait de colère dans mon bureau, j’ai eu beaucoup de mal à la calmer. On a parlé un moment et je lui ai proposé de l’épouser. Moi, ça m’était égal, mais elle, c’était sa seule porte de sortie… Ses parents étaient des bigots un peu idiots, ils ont été extrêmement flattés que le futur directeur du labo de leur fille vienne leur demander sa main. Et une fois qu’elle a été ma femme, ils ne pouvaient plus rien faire pour l’empêcher de continuer sa carrière. »

Je finis mon café et finis :

« Après, je n’ai jamais compris pourquoi elle voulait un enfant, à part pour avoir un fils et lui faire vivre la vie dont elle avait rêvé pour elle-même… Ça ne me dérangeait pas non plus, nous avions une très bonne situation. Et quand je vous ai tenus dans mes bras, j’ai été tellement heureux que ça a balayé les doutes que j’avais pu avoir… »

J’ai un petit rire :

« Jo aurait détesté ça… Mais je n’ai jamais été aussi antisystème que lui… »

Laureline sourit :

« Tu ne regrettes rien, alors ?

– Non… Je ne regrette rien. J’ai connu un vrai bel amour pendant 15 ans, c’est déjà très bien. Je suis content que Maria ait eu la carrière qu’elle méritait, même au forceps… Et après, à part que mon fils aîné est un idiot, ça a été… »

Nous rions et c’est à ce moment-là que Ben sursaute, sort rapidement son téléphone de sa poche et jure dans ses dents, quand on parle de loup, c’est son père. Je le regarde :

« Tu veux me le passer directement ?

– Euh, attends, on va voir… »

Il décroche et j’entends son père hurler sans comprendre quoi. Lola tremble et Johanna passe ses bras autour d’elle en regardant le téléphone d’un œil mauvais. Ben n’arrive pas à en placer une et il me regarde, alarmé. Je fronce les sourcils et lui fais signe de me donner l’appareil. J’entends donc la voix vociférante de mon fils :

« … Comment tu peux nous faire ça, aller aider cette petite traînée, tu devrais avoir honte ! Où est-ce qu’elle se cache, que je…

– Que tu quoi ? »

Comme prévu, le fait de m’entendre et la froideur de mon ton lui coupent la parole. Je n’ai jamais été un père violent, mais mes enfants savent très bien quand ils ne doivent pas pousser.

« Euh… Papa… ?

– Bonjour, Édouard.

– Qu’est-ce que euh… ?…

– Tes enfants sont chez moi. Cela te pose-t-il un problème ?

– Quoi ! C’est chez toi que cette petite…

– Cette petite quoi, Édouard ? » le coupé-je encore.

Il ne répond pas, mais je l’entends fulminer d’ici. Je reprends fermement :

« La seule personne qui devrait avoir honte, dans cette histoire, c’est le père sans cœur qui a jeté sa fille de 17 ans à la rue. Lola est ce qu’elle est, c’est une jeune fille très intelligente, dont je suis très fier et il est hors de question que sa vie soit gâchée par ta bêtise. Elle n’a pas choisi d’être lesbienne. Toi, par contre, tu as choisi d’être un père indigne et rétrograde, et tu as ma parole que si tu cherches encore à lui nuire de quelque façon que ce soit, ou si tu t’en prends à Ben pour l’avoir aidée, tu vas aller plus vite que ça t’expliquer avec la police et c’est tout ce que tu mériterais. Si tu retrouves ton cœur, fais-nous signe, sinon, nous nous ferons une joie de t’oublier. Au revoir. »

Je raccroche sans attendre et tends le téléphone à Ben alors que lui, sa sœur et Johanna me regardent avec des yeux ronds. Laureline rit, elle :

« Belote, rebelote, dix de der’ ! »

*********

Il fait beau, le lendemain, quand nous allons au cimetière. Lola m’accompagne, c’est elle qui porte le bouquet. Cette visite-là, je l’ai toujours fait seul. Demain, comme tous les dimanches de Toussaint, nous irons tous ensemble nous recueillir sur la tombe de Maria. Enfin, sans Édouard et sa femme, sans doute, mais ils ne me manqueront pas vraiment, face à la gentille demoiselle qui me tient le bras aujourd’hui.

Mais nous n’y sommes pas. Aujourd’hui, c’est toi que nous venons voir. L’allée est fleurie, c’est toujours plus sympathique à ce moment de l’année, un cimetière.

La pierre tombale est propre et déjà fleurie. Tes frères et sœurs ont dû venir hier, vous saluer, tes parents et toi. Lola s’accroupit pour poser le bouquet et regarder ta photo, le petit médaillon noir et blanc incrusté dans la pierre à côté de ton nom. Tu souris, elle aussi.

« Il était très beau. »

Elle se relève et reprend mon bras :

« Tu as d’autres photos de vous ? Celle qui tu nous as montrée était vraiment très belle aussi ! »

Je lui souris :

« Bien sûr. On verra ça à la maison. »

Je suis désolé, mon amour. Tu vas devoir m’attendre encore un moment… J’ai encore quelques responsabilités à honorer, comme veiller sur cette demoiselle. Mais je sais bien que tu ne m’en veux pas… Tu dois même la trouver très sympathique. Avoue, même toi, fichu râleur, tu aurais été le premier à lui tendre la main en insultant son père.

Je la sens grelotter et je lui souris :

« Allez, on rentre ? Que dirais-tu d’un bon chocolat chaud ?

– D’accord ! Je peux faire des cookies avec, si tu as ce qu’il faut !

– Je pense que oui… Nous verrons ça. »

Nous repartons tranquillement au milieu des fleurs.

Je souris doucement, mes idées sont très claires. Et au soir de ma vie, je peux me le dire sereinement : je n’ai aucun regret. Je peux finir ma route en paix, au milieu des miens, et je serai heureux ainsi, en attendant nos retrouvailles.

Fin

(4 commentaires)

  1. Coucou,
    nouvelle un peu différente de d’habitude mais très sympathique au demeurant, je l’ai beaucoup apprécié.
    j’espère que tu vas bien et que tu ne t’ai pas trop fatiguée avec l’écriture.
    Bisous et à bientôt
    Haelya

    1. @Haelya : Salut,
      Merci, contente que ça t’ait plu, j’avoue que je me demandais vraiment si ça allait vous plaire… ^^’
      Et oui, oui, ça va, tranquillum. Je me tiens au max au chaud avec du thé quoi 😉 !! Biz, à bientôt !

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