Cœur de métal (Nouvelle Noël 2020 – Anniv 2021)

Synopsis : Dans un  futur loin d’être idéal, un homme handicapé n’a d’autre choix pour s’en sortir que d’acheter un vieil androïde au marché noir. Ce dernier se montre un soutien indéniable, mais demeure un modèle si ancien que plus personne ne semble savoir d’où il sort… Le sait-il lui-même ?

 

Cœur de métal

Nouvelle de Noël 2020

 

« Quelle misère… »

Une brume macabre recouvrait la plaine, donnant au champ de bataille de la veille une allure plus lugubre encore alors que le jour pointait à peine. Les corbeaux et autres charognards se repaissaient des cadavres des humains, délaissant les corps artificiels des androïdes.

Le vieil homme arrêta sa charrette branlante au milieu de tout ça, dérangeant un corbeau qui s’envola en croassant. Il fit signe aux trois enfants qui l’accompagnaient, un grand ado maigre, une fillette dont la robe déchirée avait dû être rose et un petit garçon à l’air fatigué.

« Allez, on va récupérer ce qu’on peut, on fait vite, ils vont sûrement revenir tout nettoyer dans quelques heures…

– Oui, Grand-Père… »

L’ado fut le premier à sauter au sol. Ils se mirent rapidement à l’œuvre, récupérant ce qu’ils pouvaient sur les corps. Pas glorieux, mais pas le choix. La guerre ravageait la région depuis trop longtemps. Cette bataille était la dernière, prétendait déjà la propagande de l’armée, ils l’avaient entendu à la radio.

Une boucherie sans nom, surtout, car si l’armée d’androïdes avait anéanti la dernière poche de résistance avec cette attaque nocturne surprise, elle n’avait visiblement pas fait dans le détail et avait massacré sans distinction tous les civils réfugiés avec les insurgés…

Mais nos pauvres pillards n’avaient pas le temps de s’appesantir sur ça. Eux voulaient survivre et pour ça, n’avaient pas d’autre choix que de fouiller ce charnier pour y trouver tout ce qu’ils pourraient.

L’adolescent se disait que c’était un peu étrange tout de même, tous ces androïdes semblables. Il y en avait assez peu par rapport aux cadavres humains… Ils étaient facilement identifiables : l’uniforme noir, déjà, le grand corps athlétique, les cheveux blancs argentés, les yeux verts presque fluorescents…

Entendant sa sœur pousser un cri, il se précipita vers elle.

Elle était tombée assise et regardait en tremblant l’un d’eux et pour cause, il la regardait aussi. Il ne bougea pas plus, à part sa main droit qui trembla, mais ni la fillette ni son frère n’eurent de doute, même si visiblement paralysé, cet androïde-là fonctionnait encore partiellement.

Le grand-père arriva à son tour et constata avant d’hocher la tête, content. Il observa mieux la chose : un tir avait perforé son torse, causant sans doute des dommages internes expliquant son état. Lui n’y connaissait rien, mais il savait qui lui rachèterait un très bon prix un androïde soldat de cette qualité, surtout possiblement réparable.

Ils trouvèrent un autre androïde au torse intact, pour que le bricoleur auquel il pensait ait des pièces et un modèle, et partirent rapidement. Le jour était levé et les troupes de nettoyage n’allaient pas tarder à venir effacer ce carnage.

L’homme auquel le grand-père pensait accepta sans mal de lui acheter l’androïde paralysé et l’autre. Il lui en donna une très belle somme, c’est du moins ce que pensa le vieux, que cet argent mettait à l’abri, ainsi que sa famille, pour de longues semaines. Dans les faits, c’était dérisoire pour qui aurait connu la valeur réelle de l’androïde. Mais l’homme n’était pas très honnête et à sa décharge, retaper le robot allait lui demander beaucoup de travail, car il était certes très doué, mais une technologie aussi fine restait complexe pour lui.

Il se mit à l’œuvre sans attendre et écoutait donc la radio, quelques jours plus tard, en étudiant avec soin le torse intact pour voir comment réparer l’autre lorsque la voix de la speakerine annonça les dernières infos :

« … C’est donc près d’une semaine après la bataille de Nolandya qui a vu la chute du dernier bastion rebelle que l’armée de l’Union a dû reconnaître le massacre des civils présents lors de l’assaut. Son porte-parole a exprimé les sincères excuses de l’État-major qui a invoqué un bug des androïdes qui n’auraient visiblement pas su distinguer leurs ennemis armés des simples civils.

« Une enquête interne a en effet démontré un dysfonctionnement des androïdes, que la société Soford, qui les fabrique conteste, mais plusieurs tests ont montré une agressivité réelle des modèles encore en fonctionnement.

« Une requête a été présentée au Conseil Mondial pour ordonner la destruction immédiate des unités restantes et l’interdiction totale de ces machines lors des conflits à venir. L’utilisation d’androïdes par l’armée de l’Union restait très contestée, il est plus que probable que cet incident sonne son glas. Affaire à suivre, donc… »

Sur la table où il était posé, l’androïde paralysé avait tourné les yeux vers la radio. Sa main droite s’était serrée. L’homme se demanda si ce tas de ferraille était conscient et avait entendu ce qui se disait. Il soupira :

« Eh ben, estime-toi heureux… Toi au moins, tu vas pas finir à la casse. »

*********

53 ans plus tard.

Il pleuvait comme vache qui pisse lorsque la voiture se gara devant le hangar. Il n’était pas si tard, mais il faisait très sombre. Une femme, ni très grande ni très épaisse, descendit et se hâta d’ouvrir un parapluie avant d’aller ouvrir côté passager. Un homme brun pas beaucoup plus grand descendit lentement, elle l’aida à sortir ses béquilles, sur lesquelles il s’appuya avec un soupir. Ils se dirigèrent vers la porte du hangar, elle les protégeant comme elle pouvait.

Elle frappa et un peu plus tard, la porte s’ouvrir dans un grincement qui les fit grimacer tous deux.

« Salut, Tyee, dit l’homme aux béquilles au grand costaud qui lui faisait face.

– Salut, Isha, et oh, bienvenue Tala. Merci d’être venus si vite, entrez. »

Le grand gaillard se poussa pour les laisser passer.

L’intérieur était sombre. Seul un espace réduit, autour d’une table, un atelier, un peu plus loin, était éclairé par une ampoule nue au plafond. Le reste de l’entrepôt était dans le noir. Un jeune homme était vautré sur une chaise, les pieds sur la table, à côté du vieux radiateur, et le grand Tyee lui cria :

« Bouge ton cul et va le chercher, Tak ! »

Le gamin grogna et obtempéra sans grande énergie, allumant sa lampe de poche pour partir en exploration dans le noir.

« Assis-toi, Isha, et désolé… reprit plus aimablement Tyee en lui tirant une autre chaise à la table. Vraiment désolé de t’avoir appelé en urgence comme ça.

– Si tu as trouvé, c’est l’essentiel, soupira Isha avec lassitude en s’asseyant.

– Ben, j’ai fait au mieux… Mais vu la somme que tu avais, au marché noir, y avait pas grand-chose… C’est un vieux modèle, les gars qui le vendaient voulaient s’en débarrasser, du coup j’ai pu négocier et c’est passé…

– Quel âge ? intervint Tala qui s’approchait après avoir posé le parapluie près de la porte.

– Ils en savaient rien… Et franchement, moi non plus, je connais pas ce modèle… Ils l’avaient eux-mêmes racheté à un gars qui voulait aussi s’en débarrasser, je pense qu’il a dû être revendu sous le manteau plusieurs fois et que personne n’a envie de se casser la tête à le déclarer… En tout cas, il est fonctionnel, il répond bien aux ordres et tout… Bon, il est un peu lent des fois, mais ça devrait faire pour toi en attendant que tu gagnes ton procès et que tu sois dédommagé. »

Le dénommé Tak revint alors, suivi d’un grand androïde vêtu de vieux vêtements amples, un survet’ élimé. Il avait rabattu la capuche sur sa tête. Il avait la peau pâle et un peu trop luisante des modèles anciens, effectivement. Les textures des peaux étaient bien plus fines, ces dernières années. Trop aux yeux de certains, d’ailleurs. Même si de plus en plus de voix s’élevaient contre, une loi imposait encore que les androïdes, de plus en plus réalistes et pourvu d’IA de plus en plus poussées, aient un signe physique visible pour qu’on ne puisse les distinguer sans doute possible des « vrais » humains.

 Ses yeux verts regardèrent avec une légère inquiétude Tyee, puis Tala et enfin, Isha.

« Qu’est-ce tu en dis ? » demanda Tyee en croisant les bras.

Isha hocha la tête :

« Je te l’ai dit, tant qu’il peut faire mon ménage et m’aider pour mes courses, ça ira…

– Il sera pas réparable en cas de problème, mais de ce que j’en ai vu, il est encore viable un moment… Le temps du procès et de l’opération au moins, tu ne devrais pas avoir à t’en faire.

– Il a l’air costaud, remarqua Tala avec un sourire. Timide, mais costaud.

– Il est pas très bavard, reconnut Tyee, mais costaud oui, on a vérifié… Vu les caisses qu’il a bougées, tes courses lui poseront pas de problème. »

Isha haussa les épaules et soupira :

« Ouais, ben on va essayer… Merci, Tyee. C’est cool de m’avoir dépanné sur ce coup-là…

– De rien, vieux, y a pas de souci, répondit Tyee en tapotant son épaule, aimable. Allez, reprit-il plus vivement pour l’androïde qui sursauta, bouge, toi, et salue ton nouveau maître ! »

L’androïde regarda un instant Tyee avant de s’avancer jusqu’à Isha qui sourit, amusé par son air un tantinet craintif.

« Eh, relax, je vais pas te manger… »

L’androïde s’accroupit pour se mettre à sa hauteur et répondit enfin d’une voie grave qui semblait un peu enrouée :

« Je ne suis pas comestible. Bonsoir. Comment dois-je vous appeler ?

– Isha suffira. Et toi ?

– Voulez-vous me donner un nom particulier ?

– Euh, ben non… Si tu en as un qui te va, ça ira… »

L’androïde hocha la tête :

« Dans ce cas et si ça vous convient, je serais heureux que vous m’appeliez Lenno.

– D’accord… Enchanté, Lenno.

– Merci. En quoi puis-je vous être utile ?

– Pour le moment, on va rentrer chez moi, je t’expliquerai dans la voiture…

– Bien. »

Lenno se redressa, en prenant soin de s’appuyer sur le dossier de la chaise, puis, voyant Isha peiner à se lever, il le soutint et l’aida à reprendre ses béquilles. Isha lui jeta un oeil, mais le laissa faire, alors que Tala et Tyee échangeaient un regard, elle souriante et lui grave. Elle le remercia, fit un signe à Tak et regarda Isha quand il soupira :

« Encore merci, Tyee, n’hésite pas si t’as besoin d’aide pour ton réseau…

– OK, merci. Rentrez bien ! »

La pluie n’avait pas diminué et si Tala monta directement, Lenno aida Isha à se réinstaller avant de monter lui-même à l’arrière, bien humide de l’opération. Ils le virent abaisser sa capuche mouillée puis enlever la veste de survet’. Il avait un vieux t-shirt gris dessous. Tala ne fit que lui jeter un œil par le rétroviseur, elle devait conduire prudemment, vu le temps. Isha, lui, se tourna :

« Ça ira ? »

Les cheveux très pâles de l’androïde semblaient quasi secs.

« Oui, merci…

– Tu crains l’humidité ?

– Non, ça va. Voulez-vous m’expliquer ce que vous attendez de moi ?

– Des taches très basiques, ménages, aide au quotidien… Tu sauras faire ou il te faudra des updates ?

– Vous aurez du mal à trouver des updates compatibles avec mon système, mais je devrais m’en tirer sans. Sinon, me montrer comment faire suffira.

– D’accord…

– Si vous avez des traitements, vous pouvez aussi me demander de vous les donner ou de vous le rappeler.

– Ah, merci…

– Cuisine ?

– Tu saurais ? s’étonna Isha.

– Oui, j’ai appris avec un autre maître…

– J’avoue, ça me soulagerait aussi.

– Ça n’est pas un souci. Il faudra juste me signaler ce que vous aimez.

– On verra ça… Et moi, il y a des choses que je dois savoir ?

– Ma batterie me joue des tours… Il ne faut pas espérer de moi de gros efforts sur des laps de temps trop longs. Sur des taches courantes, si je peux faire des pauses quand il faudra, il ne devrait pas y avoir de problème. Sinon, je ne crains pas l’humidité, mais le froid peut me causer des ralentissements, par contre.

– D’accord… L’appart n’est pas très grand, tu ne devrais pas t’épuiser. Et il y fait bon, c’est bien isolé. »

Tala sourit et dit gentiment :

« On arrive, les gars… Je peux te confier le reste, Lenno ? »

L’androïde la regarda, surpris :

« Ah, euh, oui bien sûr…

– Tu ne veux pas venir dîner, Tala ? demanda Isha.

– Pas le temps ce soir, mon grand, désolée… Allez, il y a une accalmie, profitez-en… »

 Lenno renfila sa veste mouillée et remit la capuche. Puis il aida Isha à descendre. Il pleuvait effectivement bien moins. La rue était large, mais mal éclairée, car la nuit était tombée, cette fois. Isha désigna un haut immeuble à son androïde :

« Là, c’est au deuxième…

– D’accord. »

Lenno le suivit, très vigilant de le voir un peu instable, surtout dans les escaliers, car il n’y avait pas d’ascenseur. L’immeuble ne payait pas de mine de d’extérieur, il était tout aussi défraichi à l’intérieur.

Isha fatiguait, il ouvrit sa porte alors que des cris se faisaient entendre de la porte d’en face. Un couple s’invectivait avec énergie.

« Fais pas gaffe… » dit Isha en lui faisant signe d’entrer.

Lenno le suivit et se retrouva dans une petite cuisine au centre de laquelle se trouvait une table ronde. Isha, essoufflé, s’y assit. Ce n’est qu’à cette instant, à la lumière de la lampe du plafond, qu’il réalisa que son androïde avait les cheveux blancs, argentés, et non pas blonds comme il l’avait cru dans la voiture. Lenno le regarda quand il lui dit :

« Désolé, ces deux étages me sèchent à chaque fois…

– Il n’y a pas de problème. Voulez-vous que je m’occupe du diner ?

– Euh, oui, si tu peux te débrouiller avec ce qu’il y a… Moi, je vais aller prendre une douche pour me réchauffer… Si tu veux te changer, je dois avoir des vieux trucs à mon frère dans un carton, tu veux voir ?

– Je veux bien, si ça ne dérange pas votre frère. Mes vêtements vont vite être froids… »

Isha se releva lentement pour le mener à côté, au salon, et lui désigner deux cartons au sol, dans un coin, à côté d’une grande étagère remplie de livres colorés.

« Là-dedans, sers-toi.

– Merci. »

Il le laissa là sans plus de cérémonie pour aller se laver. Lorsqu’il revint, tout rose et réchauffé, le grand androïde était retourné à la cuisine. Vêtu d’un jean noir et d’un pull gris, pieds nus, il faisait visiblement le tour des placards, en sortant ce dont il estimait avoir besoin.

« Vous allez mieux ?

– Oui, merci… Tu as trouvé des choses ?

– Oui, oui, ne vous en faites pas… »

Isha se rassit pour le regarder faire, curieux. Il n’avait pas grand-chose, mais son nouvel serviteur sut s’en contenter, cuisant du riz et préparant pour l’agrémenter une petite sauce avec du coulis de tomates et des épices variés. Rien de transcendant, mais Isha trouva l’odeur très attrayante et le goût ne devait pas le décevoir.

Pendant qu’il mangeait, Lenno se mit sagement à faire la vaisselle qui trainait dans l’évier.    

« C’est très bon.

– Merci.

– Tu sais faire quoi d’autre ?

– … Hmmm… M’occuper des enfants et des personnes âgées, réparer des véhicules… Enfin, je ne sais pas si je saurais encore avec les véhicules récents… Entretenir une maison, un jardin, aussi… Faire les comptes et les courses… Et si l’envie vous en prend, je peux aussi coucher avec vous. »

Isha sursauta :

« Pardon ?! »

Lenno lui jeta un œil par-dessus son épaule :

« J’ai eu pour maîtres un couple très actif en la matière et qui a trouvé très plaisant de m’y mêler.

– Tu es sérieux ? gloussa Isha, finalement très amusé par la chose.

– Oui.

– Donc tu as euh, un pénis… ?

– Oui, et je peux avoir des érections, même si j’admets que je ne me l’explique pas. L’intérêt de la chose m’échappe, vu ce à quoi on me destinait initialement, mais que suis-je pour en juger. Toujours est-il qu’ils ont trouvé ça très intéressant, eux, et ont donc pris soin de bien m’apprendre comment leur donner du plaisir à tous les deux.

– Et ben… Ça devait être de sacrés chaudards…

– Elle encore plus que lui… Mais comme il était hors de question que ça se sache, faire ça avec moi qui ne risquais pas de cafter, ça leur allait très bien.

– Je vois… Dans mon cas, non merci, mais c’est bon à savoir.

– D’accord. Puis-je vous poser une question d’ordre intime ?

– Poser, oui, on verra si je réponds…

– Tala est-elle votre compagne ?

– Ah, non. C’est une amie. Une vieille amie.

– D’accord.

– Je suis célibataire. Et asexuel.

– D’accord. Et votre handicap ?

– Douleurs chroniques au dos et aux jambes à cause d’un accident sur un chantier, défaut de sécurité de la part de mon ancienne entreprise… Je les poursuis, je devrais gagner, mais ils jouent la montre en contestant les procédures et en chipotant sur tout… Je pense qu’ils espèrent que je lâche avant le procès, mais ça risque pas…  Reste qu’en attendant, j’ai pas un rond et vu ce qu’ils ont raconté sur moi, je n’ai pas pu retrouver de boulot, donc, c’est compliqué.

– D’où la nécessité pour vous d’avoir un androïde pour vous aider, mais de devoir l’acheter illégalement, je comprends.

– Oui, puisque la question de ma responsabilité dans l’accident n’est pas tranchée, mon assurance refuse de m’en payer un.

– Je vois.

– J’envisage de les poursuivre aussi, mais j’ai plus de sous pour… Le plus urgent pour moi, c’était de t’acheter… Je suis vraiment crevé, là, et je peux plus perdre d’énergie sur des choses aussi basiques que le ménage ou les courses…

– Je suis là pour ça, maintenant. »

Lenno avait fini, il se tourna et ajouta :

« Vous ne devriez plus vous en inquiéter que le temps de me montrer et de me dire quoi faire.

– Je compte sur toi.

– Vous pouvez. »

*********

Lenno s’était installé sur le canapé pour la nuit, emballé dans un plaid. L’appartement était effectivement à une température tout à fait convenable et sans humidité. Après ces six semaines à être trimbalé de hangars en dépôts douteux, ce confort fit du bien à ses vieux circuits. Heureusement qu’on était encore en automne, un tel traitement en plein hiver aurait pu lui être bien plus dommageable.

Comme chaque matin, lorsqu’il sortit du mode « sommeil », il s’assit et fit un point sur son état : batterie pleine, rien à signaler… Il se sentait vieillir, il savait bien qu’il n’avait plus sa rapidité et sa force initiales, mais vu ce qu’elles avaient été, il restait quand même très honorablement au-dessus de la moyenne humaine. Ses membres bougeaient convenablement, ses sens étaient toujours très affutés.

Il se leva du canapé en étirant son corps. Ce nouveau maître avait l’air aimable, juste désireux d’être soutenu et aidé. Si ça se confirmait, il n’y avait aucune raison que ça se passe mal. Pas comme si Lenno avait le choix, de toute façon. On racontait que certains androïdes avaient fui et que des communautés indépendantes survivaient loin des humains. Légendes ? Il n’en savait rien. Lui n’en avait jamais rencontré, en tout cas, et les modèles plus récents que lui lui paraissaient bien fragiles pour vivre en pleine cambrousse sans les structures nécessaires à leur entretien… Lenno se demandait parfois combien de temps il lui restait, surtout quand un de ses maîtres décédait. Mais ça n’avait pas grand sens pour lui… Il n’avait pas envie de cesser de fonctionner, ça, il en était conscient. C’était pour ça qu’il avait pendant longtemps fait très attention à rester discret, ne voulant pas qu’on le reconnaisse et qu’on l’envoie à la casse comme ses semblables à l’époque. Mais le temps passant, les humains avaient oublié.  Il y avait bien longtemps que plus personne n’avait soupiré en le voyant que son design lui disait quelque chose.

 L’appartement n’était pas très grand, la cuisine, le salon, une chambre et un bureau. Il fit un petit tour en silence, sauf dans la chambre pour ne pas déranger Isha qui dormait toujours. Beaucoup de cartons un peu partout, l’aménagement devait être récent.

C’était en désordre et surtout poussiéreux, mais pas de façon dramatique non plus. L’entretenir n’allait effectivement pas lui demander tant d’effort.

La cuisine était la pièce la plus éloignée de la chambre, il s’y rendit donc pour commencer le ménage par là. Il avait vidé les placards pour les nettoyer et faisait les vitres en attendant que ça sèche pour tout ranger lorsqu’Isha arriva.

Lenno le salua et s’arrêta le temps de lui préparer son petit-déjeuner.

Isha mangea tranquillement en lui expliquant ce qu’il attendait de lui pour la journée. Sans grande surprise, l’aider à nettoyer et ranger l’appartement, mais ça pouvait se faire tranquillement en quelques jours. Un bon plein de courses était par contre nécessaire dans la journée.

« Oui. Vous n’avez pas beaucoup de stocks…

– Trop fatigué pour faire des courses en gros… D’ailleurs, on prendra mon fauteuil roulant, si tu peux le descendre ? Je ne sens pas à faire les courses sans, là…

– Bien sûr, pas de problème. »

Lenno n’eut de fait aucun mal à descendre le fauteuil dans les escaliers. Isha suivit à son rythme et s’y assit avec soulagement. Il ne pleuvait plus, ça n’empêcha pas Lenno d’encore rabattre sa capuche sur sa tête. Isha ne le remarqua pas tout de suite, le guidant dans les rues jusqu’au magasin.

Ce dernier était grand et bien agencé. Ils en firent le tour et prirent de quoi être tranquille un petit moment.

Puis, ils rentrèrent sans attendre. Le ciel se couvrait à nouveau. Lenno rangea les courses avant de préparer le déjeuner. Isha mangea avant d’aller s’allonger et Lenno se remit sagement au ménage. Il finit de nettoyer et ranger la cuisine et attaqua le salon.

Isha l’aida à défaire les cartons et à ranger après sa sieste.

Quelques jours plus tard, quand Tala passa, l’appartement était enfin propre et quasi installé.

Lenno préparait le déjeuner, il lui ouvrit et elle lui sourit :

« Salut, Lenno !

– Bonjour, Tala. Entrez. Isha est au salon, dit poliment l’androïde en se poussant pour lui laisser le passage. Il ne savait plus si vous aimiez les poireaux, sauriez-vous me le dire ?

– Ah euh, oui oui pas de problème… Qu’est-ce que tu mijotes ? »

Il referma la porte, non sans remarquer celle entrouverte un peu plus loin sur le palier et le regard furtif de la vieille dame qui vivait là. Il l’avait déjà croisée en sortant les poubelles et elle semblait très suspicieuse à son égard. Il avait pensé qu’il avait bien fait de se couvrir la tête avec un bonnet, car elle était peut-être assez âgée pour se souvenir.

« J’ai trouvé du saumon hier au marché, je vais le faire à la crème avec du riz, mais c’est bon avec du poireau aussi.

– Bonne idée ! Tu te fais à ta vie ici ?

– Oui. Nous avons fini de tout ranger, allez voir. »

Elle hocha la tête et rejoignit Isha qui était assis sur le canapé, lisant sur sa tablette les derniers messages de son avocate.

« Salut, Tala !

– Salut !… Eh, super cool, ton salon, comme ça !

– Oui, ça va mieux quand les choses sont sur les meubles et plus par terre ou en vrac dans des cartons, tu as vu ? »

Elle hocha la tête et s’assit près de lui.

« Ça va mieux, oui. C’est plus pratique. Quoi de neuf ?

– Jaxxon essaye encore de repousser le procès…

– Encore ?! »

Il lui montra avec lassitude sa tablette :

« On pensait à juin, ça pourrait être novembre…

– Dans un an… ? La vache…

– Je fatigue, Tala… »

Isha se vautra avec un gros soupir :

« J’en ai assez… Pour de vrai, là ça commence vraiment à me lourder… »

Elle lui tapota le bras, grimaçante :

« Bon sang, c’est pas possible… Je suis vraiment désolée, Isha… Qu’est-ce que tu vas faire ?

– Le juge a accepté leur requête, je peux rien faire… A part attendre, encore… »

Lenno arriva et les regarda avant de demander :

« Je vous sers quelque chose en attendant que ça soit prêt ? »

Isha hocha la tête :

« Ouais, je veux bien une bière… Il en reste ?

– Oui, il reste deux blanches, une ambrée, une blonde, une rouge, .

– La rouge pour moi, s’il te plaît, Lenno… soupira Isha en s’étirant.

– D’accord. Et vous, Tala ?

– L’ambrée, merci. »

L’androïde hocha la tête à son tour et repartit avant de revenir rapidement avec les boissons et un verre pour Tala, puisqu’il savait qu’Isha la boirait à la bouteille.

Un peu plus tard, les deux amis passaient à table. Tala se régala. Lenno les avait laissés seuls, parti faire du repassage, et elle déclara joyeusement :

« Et ben, il est doué en cuisine !

– Oui, ça m’a surpris aussi… Il semblerait qu’il ait un espèce de sens gustatif. Du coup il goûte ce que j’aime pour adapter…

– Ah oui ? Waouh, c’est mignon ! »

Isha gloussa.

« Oui, il est très dévoué… Et plutôt gentil… Vraiment très attentif…

– Il t’a dit d’où il sortait ?

– Non, mais il a l’air d’être vieux et d’avoir eu pas mal de maîtres…

– C’est bizarre quand même… J’ai jamais vu de modèle de ce genre…

– Moi non plus, ça me dit rien… Après, va savoir s’il le sait vraiment lui-même, d’où il sort… Même s’il a l’air de se souvenir de pas mal de choses, il a peut-être été reformaté une ou deux fois… »

Lenno revint voir où ils en étaient un peu plus tard. Toujours paisible, le grand androïde les débarrassa et leur servit fromage, puis dessert, avant de se mettre à faire la vaisselle.

« Merci, Lenno, c’était très bon ! » lui dit Tala, ravie.

Il lui jeta un œil par-dessus son épaule.

« Je vous en prie. Content que ça vous ait plu. Vous voudrez un café ou un thé ? »

– Oui, mais vite, il faut que je retourne bosser ! »

Lenno fit donc ça vite et Tala ne traîna pas.

Isha alla comme à son habitude s’allonger pendant que Lenno finissait de ranger la cuisine et, voyant la poubelle pleine, il noua le sac et décida d’aller la jeter en bas sans attendre. Comme il faisait frais dans les couloirs et les escaliers du vieil immeuble, l’androïde prit soin de mettre ses chaussures, sa veste et aussi son bonnet pour ce faire. Il sortit sur le perron, donna un tour de clés et se dit qu’il allait aussi regarder le courrier. Vérifiant par principe qu’il avait le bon trousseau de clés pour ça, il entendit une porte s’ouvrir non loin de là et il avisa du coin de l’œil la vieille dame suspicieuse qui sortait de chez elle avec une autre vieille dame qu’il connaissait aussi de vue. Il avait intégré comme information qu’elles vivaient ensemble.

La première s’arrêta en le voyant, la seconde tirait un caddie qui grinçait et ne le vit pas tout de suite.

« Bonjour. » les salua-t-il.

La seconde sursauta, le regarda et sourit :

« Oh, bonjour ! »

Elle s’avança alors que l’autre toisait décidément l’androïde avec méfiance.

« Vous sortez ? demanda Lenno. Voulez-vous que je porte votre caddie ? C’est mon chemin aussi, je descends les poubelles… 

– Oh, volontiers, si ça ne vous dérange pas.

– Sakari ! sursauta l’autre.

– Oh, ça va, Nita, il ne va pas le manger… »

Elle gloussa alors que Lenno répondait avec un sourire en coin :

« Il y a peu de risque, effectivement. »

Il prit donc le caddie de sa seconde main et les précéda dans les escaliers, attentif cependant à elles, mais elles semblaient bien fermes sur leurs jambes, même si la souriante se tenait à la rampe. Il posa le chariot au bas de l’escalier et leur dit :

« N’hésitez pas à sonner à votre retour, je pourrais vous aider à le remonter, si je suis disponible…

– Oh, merci beaucoup ! »

Il les regarda partir, alla jeter la poubelle, releva le courrier et remonta.

Comme Isha dormait encore, il se remit au repassage, puis, comme tout était bon, il s’assit sur le canapé avec un livre pour attendre le réveil de son maître. Ce dernier émergea quelques chapitres plus tard et revint en boitillant un peu :

« Lenno ?

– Oui ?

– Il faudrait passer en ville, mon avocate voudrait faire un point…

– D’accord. Pas de souci, vous voulez y aller en fauteuil ?

– J’aimerais bien, j’ai bien mal, là, il va pleuvoir, je pense…

– D’accord. »

Lenno posa le livre et se leva.

« Vous revoulez un thé avant de partir ?

– Oui, merci… Je vais au bureau chercher les papiers…

– D’accord, je vous prépare votre thé à la cuisine.

– J’arrive… »

Isha alla donc dans son bureau, s’assit avec un gros soupir. Il tenta de s’étirer un peu, mais ne put que gémir et grimacer.

L’annonce du report du procès l’avait profondément contrarié. Il fallait s’attendre à ce qu’il ait une crise dans les jours à venir… Ses nerfs étaient à bout, son corps allait le lui faire payer.

Il inspira un grand coup et se mit à chercher les documents qu’il fallait. Puis, il rejoignit la cuisine avec son sac à dos. Il s’assit lentement à la table, las. La grande tasse l’attendait, fumante.

« Ça va ? s’inquiéta Lenno.

– Non, je commence à avoir bien mal… Je vais dérouiller, sûrement dès demain… Mais bon, pour aujourd’hui, ça ira… Merci pour le thé…

– Je vous en prie… »

Isha but rapidement et ils partirent après s’être bien vêtus tous deux. Lenno descendit rapidement le fauteuil pour remonter aider Isha, car il peinait dans les escaliers. Isha fut un peu surpris de cette prévenance, mais se laissa faire et s’assit avec soulagement sur le fauteuil, juste au moment où les deux vieilles dames revenaient, la bougonne Nita tirant la charriote bien pleine.

« Bonjour, Isha ! salua aimablement Sakari. Rebonjour, euh… ?

– Lenno, répondit l’androïde.

– Vous partez ?

– Oui, j’ai un rendez-vous…

– Oh, je vois ! Ne vous mettez pas en retard !

– Euh, ne vous en faites pas, on a deux minutes… lui répondit Isha. Faut que je me remettre de la descente…

– Si vous permettez, lui dit Lenno, que je monte leur caddie pendant ce temps ?

– Oh ? Oui, vas-y… »

Lenno hocha la tête et sur une approbation muette de Sakari, il saisit le caddie et remonta avec, suivi de près par une Nita toujours suspicieuse. Sakari la regarda faire avec amusement et dit à Isha :

« Merci beaucoup de l’avoir autorisé à nous aider !

– Euh, de rien… » répondit Isha qui n’avait rien autorisé du tout.

Lenno redescendit rapidement. Ils saluèrent Sakari et partirent.

Il faisait beau, mais frais, et à cette heure, le tram était tranquille. Lenno était attentif, car Isha semblait sommeiller à nouveau, sans doute trop douloureux et stressé pour être très vigilant à son environnement. Lenno surveillait donc ce dernier, trop conscient qu’un homme handicapé était une proie facile pour de possibles agresseurs. Mais s’il repéra bien quelques individus louches, sa présence à côté du fauteuil sembla les décourager de s’en approcher.

Au fur et à mesure que les stations défilaient, le paysage urbain se modifiait. Les quartiers pauvres, glauques et sales de la périphérie faisaient place à ceux plus propres et animés de la classe moyenne, pour finir par les hauts immeubles en verre et les parcs colorés du centre-ville.

L’immeuble où ils se rendaient était de ceux-là, un immense édifice de verre au fond d’un petit parc où pas un brin d’herbe ne dépassait. Lenno regarda ça avec curiosité, mais il fit sonner le portique en entrant, ce qui fit accourir les vigiles et sourire Isha :

« Et ben, Lenno, tu passes pas les barrières de sécurité ?

– J’imagine que je suis un peu trop métallique pour ça… »

Lenno regarda les vigiles qui se regardaient et le regardaient, les regardaient, dubitatifs.

« Bonjour, excusez-moi, j’ai rendez-vous avec Yepa, au 3e ?

– Euh, oui, c’est votre euh ?

– Mon androïde domestique… Vous préférez qu’il attente ici ?

– Si ça ne vous gêne pas ? Nous avons des consignes très strictes sur la présence d’androïdes ici. »

Isha soupira :

« Si quelqu’un d’autre peut pousser mon fauteuil jusqu’aux ascenseurs ?

– Oui, bien sûr…

– D’accord… Tu m’attends là, Lenno ?

– Oui, d’accord. »

Lenno laissa donc un des vigiles accompagner Isha et alla s’asseoir dans la salle d’attente du hall, à quelques pas de là.

Les vigiles le surveillaient du coin de l’œil, mais il avait emmené son livre et se replongea dedans sans plus de cérémonie.

Accoudé à son genou, sa joue dans sa main, le livre dans l’autre, il avait presque fini lorsque le ding de l’ascenseur lui fit lever la tête. Ce n’était pas la première fois, mais cette fois, c’était Isha qui revenait. Il se leva donc et remit le livre dans sa proche pour aller à sa rencontre. Comme les vigiles ne faisaient pas mine de bouger, il se permit de le rejoindre pour lui demander :

« Tout va bien ? »

Isha avait l’air épuisé, il hocha la tête :

« Ouais, on se rentre… »

Lenno hocha la tête en retour et se remit à pousser le fauteuil. Ils sortirent en saluant les vigiles et repartirent.

Le tram était bien plus plein, c’était l’heure de la sortie des bureaux, cette fois. Ils purent tout de même y monter sans trop de peine, et à nouveau, les stations défilèrent, quittant cette fois les beaux quartiers pour gagner les banlieues sordides de la métropole.

Le tram se vida petit à petit, il n’y avait plus tant de monde lorsqu’eux descendirent.

Lenno traça rapidement, désireux en premier lieu de vite ramener Isha chez lui, mais aussi de se mettre lui-même à l’abri de la température qui baissait avec le coucher du soleil. Pas que cette dernière soit réellement dangereuse pour lui, mais moins il s’exposait aux changements de température et plus longtemps il durerait.

Arrivé dans le hall, il se rendit compte qu’Isha tremblait et était incapable de se lever. Lenno s’accroupit :

« Isha ? Vous voulez que je vous porte ?

– … Euh… Tu pourrais… ?

– Oui, sans problème.

– Alors euh oui, je veux bien… Mais le fauteuil… ?

– Hmmm, je dois pouvoir le prendre aussi, mais vous porter d’un bras ne serait pas très confortable pour vous… Après, je peux vite redescendre le chercher… »

Isha hocha la tête. Lenno fit de même et le souleva doucement dans ses bras. Isha fut surpris de cette délicatesse comme de la facilité avec lequel l’androïde fit ça. Lenno monta rapidement les deux étages et le déposa assis sur les marches, en haut, le temps de redescendre rapidement chercher le fauteuil. Ceci fait, il rassit Isha dessus le temps de remonter le couloir jusqu’à l’appartement.

Il poussa directement le fauteuil jusqu’à la chambre. Surpris à nouveau, Isha se laissa recoucher dans son grand lit et laissa sans plus résister Lenno lui enlever sa veste et ses chaussures avant de le couvrir avec soin.

« Ça ira ? Vous voulez que j’appelle un médecin ?

– Non, pas la peine… Merci… Si tu peux juste m’apporter mon téléphone et les médicaments qui sont à la salle de bain, euh, la boite bleue, et de l’eau…

– Bien sûr, je fais ça tout de suite. »

Lenno se redressa et repartit, poussant juste le fauteuil conte le mur. Il prit le téléphone dans la poche de la veste et le lui tendit, avant de partir pour revenir avec les médicaments demandés et un grand verre d’eau. Il attendit qu’Isha ait tout bien avalé pour lui dire doucement :

  « Je vais m’occuper du dîner. Appelez-moi s’il y a quoi que ce soit.

– Oui… Merci, Lenno.

– De rien, reposez-vous bien. »

Lenno repartit et Isha se surprit à penser qu’il lui avait trouvé l’air très inquiet. Il eut un petit sourire en appelant Tala. Drôle d’androïde, décidément… Pas qu’il soit impossible qu’il puisse ressentir de l’inquiétude, ça faisait longtemps que les êtres artificiels, IA comme androïdes, étaient reconnus comme des créatures sentientes douées d’émotions et de sentiments. Mais sur un modèle apparemment si vieux ? Ça l’intriguait.

« Allô ? Ça va, Isha ?

– Non, pas top… Je reviens de chez mon avocate et je suis en crise, là…

– Ah merde, désolée… Ça ira ?

– Lenno m’a couché et bordé, j’ai pris mon médoc, ça devrait aller… 

– OK… Tu hésites pas si besoin que je te fasse des courses ou autre chose, hein ?

– Promis.

– Sinon, elle t’a dit quoi ?

– Qu’elle allait retenter une procédure d’accélération, mais qu’elle avait peu d’espoir… On a refait un point, notre dossier est en béton… Ils arrivent à grappiller sur la forme, ils gagnent du temps, car le fond est inattaquable… Les défauts de sécurité du chantier sont indéniables, les vidéos de la surveillance montrent bien que la salle de contrôle informatique a pris feu à cause d’une défaillance électrique et pas de mon fait…

– Ouais, à se demander pourquoi ils s’accrochent à ce point à leur version… Vu ce que ça va leur coûter en frais d’avocats et de procès, plus les dédommagements et tout, ils auraient eu plus court et pour moins cher de te faire un gros chèque…

– Que veux-tu, j’ai froissé l’ego d’un responsable qui ne veut pas admettre qu’il a géré comme une merde…

– Ouais, ben ses responsables à lui feraient bien d’y réfléchir !

– Je sais… »

Isha soupira.

« Bref, on continue de peaufiner et on tient bon… On verra bien… »

Lenno revint. Voyant Isha au téléphone, il lui fit un petit signe de la main de la porte.

« Ah, attends, Tala… dit Isha en écartant un instant le téléphone : Oui, Lenno ?

– Je vais faire une soupe de légumes et je pensais à une omelette avec, est-ce que ça vous conviendrait ?

– Euh oui oui, très bien… Ne te casse pas la tête…

– Vous n’êtes pas barbouillé, ça passera ?

– Oui, je pense que oui…

– D’accord. Vous pourrez vous lever ou vous préférerez manger ici ?

– Ah, ça je sais pas… Ça dépendra si le médoc fait son effet d’ici-là, je te dirais. »

Lenno s’était approché. Il s’accroupit au bord du lit et posa sa main sur le front d’Isha qui eut un petit sursaut et le regarda avec des yeux tous ronds.

« Pas de fièvre, c’est déjà ça. Je vais préparer ça pour dans 1/2h, 3/4h, continua l’androïde en se redressant. Appelez-moi si vous avez besoin entre temps.

– Oui, oui, promis… »

Lenno ressortit et retourna à la cuisine pour se mettre à l’œuvre. Il éplucha et coupa les légumes, avant de les mettre à cuire. Il était effectivement soucieux. Il y avait assez de provisions pour quelques jours, mais il n’avait aucune idée de combien de temps cette « crise » pourrait durer. Ses connaissances médicales étaient très basiques. Il avait assisté des personnes âgées, avait été formé aux premiers soins, mais sur des douleurs chroniques comme celles dont souffrait Isha, il se sentait totalement désarmé.

Lorsque la soupe fut prête, il retourna dans la chambre.

Isha n’était plus au téléphone, il semblait sommeiller. Lenno s’approcha :

« Isha ? Ça va ?

– Ouais… »

Isha rouvrit les yeux :

« C’est prêt ?

– Oui… Je vous l’apporte ou vous pouvez vous lever un peu ?

– Je préfère pas bouger, là…

– Ce n’est pas un problème. »

Lenno l’aida à se redresser doucement, l’asseyant contre ses coussins. Habitué à devoir rester au lit, Isha avait une petite table pour pouvoir y manger et y travailler et Lenno l’installa avec soin, avant d’aller lui chercher le bol de soupe. Il prépara l’omelette pendant qu’il la mangeait et la lui apporta avec deux grandes tranches de pain complet. Isha mangea lentement, mais sans rechigner ni rien laisser, avant de se rallonger dès que Lenno l’eut débarrassé.

Le cyborg alla faire la vaisselle et ranger la cuisine avant de revenir voir si ça allait. Isha n’était clairement pas bien, les yeux fermés à nouveau. L’androïde grimaça et vint à nouveau s’accroupir à ses côtés.

« Isha ?

– Hm ?

– Voulez-vous que je reste près de vous cette nuit ?

– Hein ?… sursauta légèrement Isha en rentrouvrant les yeux.

– Je peux m’allonger à vos côtés, si ça vous aide ou vous rassure. J’ai peur de ne pas vous entendre si je reste au salon et que vous m’appelez dans la nuit ? Mon mode sommeil est vieux, je n’ai pas utilisé l’alerte depuis longtemps… »

Isha réfléchit un instant, puis souffla :

« D’accord… »

Lenno alla chercher son plaid et revint. Le voyant, Isha gloussa :

« Viens sous la couette, te fais pas suer… »

Lenno le regarda et obéit. Il se coucha sur le côté, tourné vers Isha. Ce dernier soupira et éteignit la lumière.

« Dors bien, Lenno… Enfin, si je puis dire…

– Secouez-moi, si jamais je ne réponds pas à vos appels.

– OK…

– Faites de beaux rêves.

– Tu rêves, toi, Lenno ?

– Pas que je sache.

– Du coup, t’es juste éteint, la nuit ?

– Pas vraiment. En mode sommeil, je recharge ma batterie et mes données du jour se transfèrent dans ma mémoire centrale.

– Tu en as long ?

– Toute ma vie, il me semble.

– Waouh, tu dois avoir un sacré disque dur !

– Oui, et un bon système de compression de données, aussi.

– Donc, tu pourrais potentiellement te souvenir de toute ta vie ?

– Oui.

– Waouh… répéta Isha, impressionné.

– C’est notre lot, j’imagine, à nous autres…

– Je ne sais pas. J’ai eu une androïde quand j’étais enfant, quelques mois, quand ma mère s’est cassé la jambe… La boite qui la louait la reformatait entre chaque client… Elle était très gentille, mais… Elle avait pas vraiment de personnalité… Toi, c’est autre chose… T’as vraiment une drôle d’aura… Quel âge est-ce que tu as ? »

Lenno eut un sourire dans la pénombre.

« De quelle vie vous parlez ? »

Isha le regarda :

« Tu en as eues tant que ça ?

– Disons que mon disque dur est bien plein. »

Isha eut un sourire aussi, mais n’insista pas. Il soupira, sentant le sommeil le gagner. Il se mit dans une position aussi confortable que possible, et ferma les yeux.

« Bon ben, bon transfert de données, alors, Lenno.

– Reposez-vous bien, Isha. »

 

Seconde Partie

********

Si Lenno faisait tout pour rester discret, sortant systématiquement la tête couverte et tentant d’esquiver les interactions inutiles, il semblait par contre incapable de se retenir d’aider les gens, dès lors que cette aide ne gênait pas une tâche prioritaire, à savoir une demande d’Isha. Il fut donc rapidement identifié dans l’immeuble et, même si personne n’en abusait, ni ne se vexait lorsqu’il ne pouvait pas, ou pas tout de suite, les aider, il devint habituel qu’il file un petit coup de main à droite à gauche selon les besoins.

Isha ne s’en formalisait pas, car il savait que Lenno restait là pour lui avant tout. Et de fait, le grand androïde restait très attentif, surtout lors de ses crises, moments où il ne quittait pas l’appartement, sauf besoin impérieux, et où il faisait réellement tout ce qu’il pouvait pour l’aider et le soulager.

Les semaines passaient, la neige se mit à tomber. Lenno s’habillait plus lorsqu’il sortait, faisait attention à rester le moins possible exposé au froid, ce qui allait très bien à Isha qui n’était pas un grand fan de l’hiver non plus et appréciait donc que son fauteuil roule plus vite.

A Noël, Isha resta sagement à se reposer au réveillon, très fatigué par un travail fait en urgence et au black pour dépanner un ami de Tyee. Le jour de Noël cependant, il se força pour aller déjeuner chez son frère avec ses parents, ce qui les fit se lever tôt, car il y avait une bonne heure de train et que la gare elle-même n’était pas tout près.

Lenno l’accompagna. Il était un peu inquiet, lui aurait préféré qu’Isha se repose encore un peu, même s’il comprenait bien son envie de voir un peu sa famille.

Alors qu’ils attendaient le train, Isha sommeillant sur son fauteuil, Lenno avisa soudain une bande de quatre malabars qui les regardaient, toisant surtout la mallette d’Isha. Sans doute l’avaient-ils vu y ranger sa tablette, peut-être aperçu l’ordinateur qui s’y trouvait ? Isha avait en effet répondu à un mail avant de ranger tout ça et de piquer du nez.

Lenno regarda aux alentours : petit quai pour une petit ligne, personne à part eux et une petite famille, un couple et deux enfants en bas âge qui ne risquaient donc pas d’intervenir.

Les quatre hommes étaient imposants, mais il savait bien que même à eux tous, ils n’avaient pas la moindre chance contre lui. Il espéra tout de même qu’ils les laissent en paix, il n’aimait pas se battre et surtout, ne le voulait plus. Malheureusement, il ne pourrait pas ne rien faire si son maître était en danger. Il y avait encore un bon 1/4h avant l’arrivée du train et comme il le craignait, il les vit s’approcher, mais il alla à leur rencontre avec un soupir. Aucune envie qu’ils réveillent Isha.

L’un d’eux ricana :

« Oh, regardez qui joue les héros… »

Lenno le regarda, puis un des autres quand il dit :

« Allez, laisse faire, ça vaudra mieux pour vous…

– J’aimerais beaucoup que vous ne me forciez pas à vous faire du mal. » répondit très posément Lenno.

Son calme alerta un des deux autres qui fronça les sourcils et saisit le bras du premier :

« Euh, j’crois qu’on ferait mieux de lâcher l’affaire, les gars…

– Quoi, il te fait peur, ce mec ? lui répliqua le deuxième, goguenard.

– Z’êtes bigleux ou quoi ? C’est un androïde, ce truc, et s’il se pointe comme ça, ça veut clairement dire qu’on fait pas le poids ! »

Lenno sentit une légère hésitation face à lui, mais le deuxième jura et voulut tout de même le frapper. Lenno esquiva sans mal le coup de poing et le saisit par le bras pour le soulever du sol sans aucun effort :

« Sérieusement. Laissez tomber. »

Il le reposa en le poussant vers ses camarades qui reculèrent en grognant, mais reculèrent tout de même.

Lenno retourna vers Isha qui n’avait pas bronché et ne se réveilla que lorsque le train arriva. Il sursauta et regarda tout autour de lui, vague, avant de sourire en voyant Lenno près de lui. Lenno ne lui dit rien de ce qui s’était passé, se contentant de lui sourire aussi. Il l’aida à monter, à s’installer dans l’espace handicapé et le laissa dormir pendant le trajet. Lui bouquina sagement, vigilant, mais il n’y eut pas d’autre souci.

A l’arrivée, le frère d’Isha était là et l’aida à descendre le fauteuil sur le quai, pas aux normes, puis il poussa le fauteuil, laissant les bagages à Lenno.

Ce dernier se fit discret, restant modestement dans le fauteuil qu’on lui laissa, près du feu, à lire. L’androïde de la maison, un modèle bien plus récent que lui, d’apparence féminine, se chargeait de tout et refusa catégoriquement son aide, le remerciant cependant. Elle était souriante et gentille, mais ça sonnait un peu faux, surtout pour Isha, mais il ne dit rien.

C’était un modèle de la mégacorps Naya, connue pour sa politique profondément humaniste et altruiste. Si leurs séries d’élite coûtaient très cher, c’était pour leur permettre d’en produire des plus simples, comme celui-ci, efficaces, mais plus basiques, pour les personnes moins riches. Ils avaient également une politique de récupération et de recyclage, de dons d’anciens modèles encore fonctionnels à des organismes sociaux ou médicaux.

Isha était à la fois très content de revoir les siens, parce que ça faisait longtemps, qu’il les aimait beaucoup et que les biscuits de sa mère étaient toujours aussi délicieux, mais voir Lenno mis ainsi à part, laissé dans un coin comme un objet, le dérangeait. Il savait bien que pour sa famille, Lenno était son serviteur et lorsqu’il voyait celui de son frère, fonctionnel, mais si peu « vivant », il comprenait tout à fait que personne n’ait même pensé que ça puisse être différent pour Lenno. Pourtant, lui, habitué à sa présence et sa compagnie depuis quelques mois, à sa conversation, aussi, pensa plusieurs fois durant la journée que non, Lenno n’aurait pas déparé dans les discussions et même qu’il lui manquait un peu, parfois.

Trop fatigué pour repartir le jour même, Isha accepta sans trop rechigner de passer la nuit là et de ne rentrer que le lendemain. Lenno obtempéra sans rien objecter et, faute de chambre pour lui, il passa la nuit sur le canapé, bien au chaud à côté de la même cheminée dont les braises scintillèrent une bonne partie de la nuit. Cela lui fit tout de même bizarre de se retrouver seul, puisqu’il avait désormais l’habitude de se dormir avec Isha, mais pour une nuit, sachant son maître à l’abri, il s’en accommoda. Isha ne dormit pas très bien, de son côté, à cause du changement de lit tout autant que de l’absence de son androïde, qui le rassurait.

Le frère d’Isha, son épouse et leurs parents étaient des personnes aimables et bienveillantes. Elles s’inquiétaient sincèrement pour lui, se renseignèrent sur l’avancée du procès, l’assurant de tout leur soutien. Sa mère lui dit même qu’il ne devait pas hésiter à revenir un moment chez eux si la vie en ville finissait par être trop dure ou trop chère pour lui. Ce qui agaça un peu Isha. Même si ce n’était pas facile, il tenait à son indépendance et il devait être près du tribunal et surtout des potentiels travails qu’il pouvait glaner çà et là. Et puis, il n’était pas seul. Lenno était là.

Ils rentrèrent donc et, comme l’androïde l’avait craint, l’accumulation de la fatigue des semaines précédentes et du voyage causa une violente crise à Isha qui resta alité presque six jours.

Il se remettait à peine lorsqu’il reçut un appel de son avocate.

Il était installé sur son canapé, emballé dans un plaid avec un chocolat chaud, préparé avec soin par un Lenno plus vigilant que jamais, lorsque son téléphone sonna. L’appareil était posé près de lui, il le prit et décrocha avec un soupir :

« Oui, bonjour, Yepa ?

– Bonjour, Isha. Bonne année, comment allez-vous ?

– Bonne année aussi… Euh, pas top, là. J’ai eu une grosse crise, j’en sors à peine…

– Oh, désolée ! s’exclama-t-elle, sincère. Ça va tout de même ?

– Oui, Lenno me dorlote…

– Parfait ! Vous le remercierez. Je ne vous embête pas longtemps. J’avais une bonne nouvelle, enfin, disons que ça pourrait grandement nous aider.

– Dites-moi ?

– Nous avons un nouveau juge pour notre affaire.

– Ah bon ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Une affaire de corruption qui a mis l’autre sur la touche. Rien de vraiment surprenant, vu sa complaisance envers Jaxxon, mais c’est une bonne chose pour la justice de notre ville tout court. Toujours est-il que notre dossier a été confié au juge Wakiza et, croyez-moi, ce n’est pas le même genre.

– Un mec bien ?

– Oui, il est réputé pour être très carré. Il m’a contacté tout à l’heure, il trouve que le dossier de son prédécesseur laisse vraiment à désirer et qu’il souhaite le reprendre à zéro. Il va donc voir ça et il est possible qu’il nous convoque pour refaire un point prochainement.

– D’accord… Bon, ben espérons que ça va aider à faire avancer les choses…

– Je pense vraiment que oui.

– OK. Bon, ben on croise les doigts, alors.

– C’est ça ! Ayez confiance, ça va aller. »

Lenno, qui était à la cuisine, lui apporta des cookies tout chauds sortis du four. Isha le remercia d’un sourire et Lenno hocha la tête, souriant aussi, et le laissa pour ne pas plus le déranger.

Lorsqu’il revint, un peu plus tard, pour débarrasser la tasse vide et l’assiette de cookies, Isha avait raccroché et semblait pensif.

« Ça va, Isha ? demanda l’androïde, un peu inquiet.

– Hm ? Oh oui… Oui, oui, rien de grave… le rassura Isha. Au contraire, peut-être l’espoir que mon affaire avance un peu mieux.

– Ça serait une très bonne chose. »

*********

Un radieux soleil brillait, il faisait doux, trop pour cette fin mars, et Isha profitait de tout ça, de bonne humeur, en marchant avec ses béquilles, lentement, tranquille, pour aller faire quelques courses. Près de lui, Lenno tirait le caddie, content, lui aussi, tant du retour des beaux jours que de voir Isha capable de marcher un peu. Content d’avoir passé un autre hiver, aussi. Il avait troqué le bonnet pour une casquette, toujours désireux de cacher ses cheveux.

Les rues étaient bien pleines. Beaucoup de personnes profitaient de la chaleur naissante.

Un cri les fit sursauter, comme beaucoup de gens autour d’eux, une voix de femme criant au voleur et à l’aide. L’agresseur courait dans leur direction. Mais c’était un grand gaillard et les gens s’écartaient plutôt craintivement, vu la violence avec laquelle il bousculait ou écartait ceux qui se trouvaient sur sa route.

Isha resta pétrifié, stupéfait, mais pas Lenno. Il poussa délicatement son maître hors du chemin du malandrin pour le mettre à l’abri avant d’attraper très calmement, mais tout aussi fermement, le bras de l’homme quand il passa près de lui, le stoppant net et manquant même de le faire tomber, tant il avait pris d’élan.

Mais le voleur n’était pas un débutant et tenta immédiatement de le frapper pour se dégager, non sans insultes. Lenno bloqua sans mal son autre bras, toujours aussi calme. Indifférent aux insultes comme aux menaces, l’androïde soupira et fit un croche-patte pour mettre l’homme à terre, s’installant à califourchon sur ses cuisses tout en tenant ses mains dans son dos alors que la victime arrivait en courant avec trois policiers alertés par ses cris.

Lenno tint posément le virulent délinquant jusqu’à ce que les policiers le menottent et ne se releva que lorsqu’il fut sûr qu’ils le maîtrisaient.

Isha revint vers lui à ce moment, aussi impressionné par le flegme de son androïde que troublé malgré tout.

« Ça va, Lenno ?

– Oui, oui… »

Alors que ses deux collègues tenaient l’individu, le troisième policier vint vers eux :

« Merci… On cherchait ce gars depuis un moment… On aurait besoin de votre oh… ? Un androïde ?… réalisa-t-il.

– Bonjour, le salua Lenno. Oui, je suis un androïde.

– Il est à moi, précisa Isha, un peu nerveux.

– Ah, zut, ça va compliquer… » grogna le policier.

Les témoignages des androïdes, tels quels, n’étaient pas recevables juridiquement. Un non-sens pour beaucoup, étant donné qu’ils étaient censés être incapables de mentir, mais des bugs lors des premières générations, ou des piratages, avaient causé de soucis par le passé. Lorsqu’ils étaient mêlés à une affaire, ça demandait beaucoup de paperasses et l’autorisation de leur propriétaire pour accéder à leur mémoire virtuelle, considérée, elle, comme une preuve matérielle réglementaire, car il était plus facile de savoir si elle avait pu être modifiée.

« Vous avez votre titre de propriété ? demanda-t-il, déjà blasé, à Isha qui n’eut même pas le temps de grimacer, car Lenno le prit de vitesse :

– Je n’appartiens légalement pas à mon maitre actuel. Mon vrai maître m’a prêté à lui le temps d’un voyage d’études, je ne pouvais pas l’accompagner et il a jugé plus utile de me confier à son ami malade.

– Houlà, et il n’a pas laissé de lettre de prêt ? »

Isha regardait Lenno, masquant sa surprise, mais répondit sans hésiter :

« Non, ça s’est fait un peu vite…

– Oui, confirma Lenno, impassible, ça s’est fait dans l’urgence, l’avant-veille de son départ. Il n’a pas dû y penser et j’avoue, j’ignorais que c’était nécessaire… soupira-t-il avant de regarder Isha d’un air ennuyé des plus convaincants : Et le joindre maintenant qu’il est en Antarctique, ça va être délicat, je crois ?

– Ah ben, il faudrait joindre sa base, à condition que l’expédition soit joignable… » improvisa Isha.

Il haussa les épaules avec un sourire navré des plus crédibles, lui aussi :

« Désolé, on a vraiment pas pensé à ça… »

Le policier soupira, les regarda et secoua la tête :

« OK, laissez tomber, on va pas se prendre la tête pour un voleur de sac à main… On dira que c’est nous qui l’avons chopé et ça ira… Pas que je veuille nier votre action, hein, merci, vraiment, vous nous avez rendu un grand service !… Mais sérieux, vous imaginez pas le bordel administratif que c’est quand y a un androïde dans une affaire, alors quand c’est un gros truc, on se bouge, mais là euh… »

Isha opina, souriant et compréhensif :

« Y a pas de souci… Ne vous en faites pas. Il n’a pas fait ça pour avoir de médaille de toute façon, hein, Lenno ?

– Effectivement. » admit sans mal Lenno avec un petit sourire.

Ils laissèrent donc les policiers partir avec le voleur et sa victime, qui, elle, les remercia chaleureusement, et reprirent leur route sans attendre.

Au bout d’un moment, Isha déclara avec un sourire en coin :

« Tu mens incroyablement bien.

– Il parait. Et désolé, je n’ai pas pensé qu’arrêter cet homme pourrait vous causer des ennuis…

– Ça n’est pas grave… Tu as bien fait et tu as superbement rattrapé le coup. Et tu as appris ça où ?… »

Lenno sourit et haussa les épaules :

« Que voulez-vous, j’ai eu de mauvaises fréquentations… Quand il s’agit de se protéger, il faut bien trouver des parades… »

Isha le regarda un instant, mais n’insista pas.

Il savait qu’à lui, Lenno n’avait jamais menti et ne mentirait pas.

Restait qu’il était de plus ne plus évident aussi qu’il ne lui avait jamais non plus dit toute la vérité.

*********

Isha reçut avec un soulagement réel sa convocation pour rencontrer le nouveau juge, début avril. Certes, ça avait été plus long qu’espéré, mais le fait que ce dernier s’excuse de ne pas avoir pu demander à le voir plus tôt le rassura sur ses réelles intentions à faire accélérer son dossier.

Si Lenno l’accompagna pour le trajet, poussant le fauteuil, car le tribunal était bien trop loin pour qu’Isha y aille avec ses béquilles, ils s’étaient par contre mis d’accord pour que l’androïde n’entre pas dans le bâtiment. Les vigiles risquaient d’être bien plus pointilleux ici et il valait mieux ne pas prendre de risque. De toute façon, Yepa serait là et s’assurerait que tout aille bien. Sans être officiellement au courant que Lenno avait été acheté au marché noir, elle connaissait assez la situation financière de son client pour s’en douter et savoir qu’ils se devaient d’être discrets là-dessus.

Ils s’étaient donné rendez-vous au pied des marches du Palais de justice.

Yepa était une quadragénaire énergique, une belle femme toujours tirée à quatre épingles. Isha lui-même avait pris soin de porter un costume ce jour-là, ce qui pour le coup, faisait un vrai décalage avec Lenno, en jean et vieux pull sous une veste qui avait connu des jours meilleurs, avec sa casquette.

Yepa n’avait jamais rencontré Lenno. Elle le salua avec amabilité et, comme il faisait un peu humide ce jour-là, des averses régulières, elle lui proposa de les attendre dans le café, en face, qu’elle connaissait bien. Isha lui laissa un peu d’argent et lui dit qu’ils le rejoindraient après le rendez-vous pour faire un point. Yepa approuva. Lenno ne fit pas d’histoire et les laissa là. Il aurait préféré pouvoir accompagner Isha, mais, comme à Noël, le savoir entre de bonnes mains lui allait.

Yepa le regarda s’éloigner et sourit à Isha :

« C’est un modèle étranger ? Il a une texture de peau qui fait vieillot, mais il est très expressif… c’est assez curieux.

– Je n’en sais trop rien, pour être honnête… Il est très dévoué et gentil, en tout cas, et ça me va très bien.

– Je vous crois ! Bon, si nous y allions ? Venez, l’accès handicapés est là-bas. »

Le bâtiment était équipé d’un petit ascenseur permettant aux fauteuils roulants de contourner les hautes marches sans avoir à monter une longue rampe.

Le juge Wakiza était à l’heure et vint les chercher dans la salle d’attente. Il leur serra la main. C’était un grand homme à la peau mate aux longs cheveux noirs bouclés, grave, mais Isha remarqua immédiatement l’attention qu’il porta à ce qu’il puisse se déplacer sans encombre jusqu’à son bureau. Il avait d’ailleurs préparé l’espace, n’ayant laissé qu’un fauteuil pour l’avocate.

L’endroit était bien rangé et lumineux.

Le juge attendit poliment que ses hôtes soient installés pour s’asseoir lui-même face à eux.

« Bienvenue, et navré du retard. Nous avons beau nous les être répartis, les dossiers laissés par mon prédécesseur nous ont demandé beaucoup de travail…

– Merci, en tout cas… lui répondit Isha.

– C’est mon travail, il n’y a pas de souci. Je voulais faire un point avec vous.

– Oui, pas de problème… »

Le juge hocha la tête.

Il reprit posément, élément par élément, tous les faits, pour être certain que la version qu’il avait de du plaignant était bien conforme à ce qu’il avait dans le dossier.

Isha et Yepa étaient attentifs et se rendirent compte qu’il manquait plusieurs choses, qu’ils reprécisèrent, documents à l’appui quand il le fallait.

Ainsi, les avocats de Jaxxon avaient minimisé le travail d’Isha dans leur entreprise avant l’accident, tentant de le faire passer pour un petit ingénieur informatique de seconde zone peu doué. Isha n’eut aucun mal à prouver l’inverse : ses primes, l’évolution de ses fonctions au cours des trois années qu’il avait passées chez eux et le simple fait, d’ailleurs, qu’il ait été appelé pour régler en urgence un souci très sérieux sur un chantier majeur en pleine nuit le démontraient sans souci.

Quant à l’accident en lui-même, si l’entreprise avait tenté de lui en faire porter le chapeau, prétendant dans un premier temps que c’était un court-circuit causé par un mauvais branchement lors de son intervention qui avait causé l’incendie, les vidéos de surveillance avaient montré que non, car Isha n’avait tout simplement rien branché, se contentant d’agir sur le matériel déjà en place. Elles montraient également que l’incendie avait pris dans un coin, loin de lui. Possiblement dû à une surchauffe de matériel causé par son intervention, certes, mais qui montrait juste que le matériel était défectueux et inadapté à la tâche.

Malheureusement, l’incendie ayant détruit une grande partie dudit matériel, il avait fallu une expertise, rendue interminable par la mauvaise volonté de Jaxxon à fournir les éléments demandés, pour le prouver.

« Mais c’est chose faite, lui annonça le juge. Si mon prédécesseur avait laissé traîner, j’ai pour ma part été assez clair pour les bouger… Ils ont tenté de lancer une demande de contre-expertise, mais quand ils ont compris qu’ils n’auraient pas plus la main sur le choix des experts que la première fois, ils ont laissé tomber.

– Merci, sourit Isha. J’avoue que voir ça traîner me stressait beaucoup…

– Oh, vous savez, sourit aussi le juge, ce genre de boite est assez facile à recadrer… Quand ils sentent le vent tourner, ils font rarement les idiots très longtemps.

– Oui, ils savent quand ils doivent faire la part du feu, si vous me passez l’expression vu les circonstances, ajouta Yepa.

– L’indulgence de mon prédécesseur leur avait laissé croire que tout allait rouler dans leur sens, ils n’ont pas été long à comprendre que ça ne serait pas la même chanson avec moi. Où en sont vos soucis de santé ? »

Isha haussa les épaules :

« Ça va, ça vient. Aujourd’hui ça va.

– Les comptes-rendus des médecins sont également sans appel pour eux. En vérité, vous avez eu beaucoup de chance de vous en sortir en vie… »

Isha soupira et haussa à nouveau les épaules, tristement cette fois.

Bloqué à l’intérieur de la salle en flammes, il n’avait dû sa survie qu’à une fuite désespérée par une fenêtre donnant sur une portion encore en construction du bâtiment. Il espérait y être à l’abri, jusqu’à ce que le feu ne cause une explosion qui l’avait fait voler il n’avait pas trop su où, contre un mur, sans doute, lui faisant perdre connaissance. Ce choc et l’inhalation des fumées, le temps que les secours ne le retrouvent, expliquaient son état actuel.

« Le coût des traitements est hors de ma portée, ma mutuelle refuse de rien payer tant que ma absence de responsabilité n’est pas officiellement reconnue et j’avoue que les dommages et intérêts de Jaxxon me permettraient vraiment de ratterrir…

– Vous arrivez à vous en sortir ? Vous avez de l’aide ?

– Je me débrouille et j’ai quelqu’un, oui, mais bon… C’est une grande aide au quotidien, mais franchement, mes douleurs me tapent sur le système… Ne rien pouvoir faire, ne rien pouvoir prévoir, c’est vraiment… usant. »

Le juge soupira, compatissant.

« Pensez-vous pouvoir faire avancer le procès ? demanda Yepa.

– J’espère, lui répondit Wakiza. Sincèrement. Malheureusement, ça ne dépend pas que de moi et ils n’ont pas dit leur dernier mot. Je vais faire le maximum.

– Merci. »

Lorsqu’ils rejoignirent Lenno au bar, ce dernier avait dû finir son livre, car il était assis et regardait simplement les autres clients, nombreux à cette heure de l’après-midi. Isha et Yepa le rejoignirent et firent un bilan rapide, mais ils étaient satisfaits, les choses semblaient mieux engagées.

Aussi, Isha fatiguant, ils ne tardèrent pas. Yepa repartit de son côté et eux retournèrent prendre le premier tram qui les conduisit à la grande gare où ils prirent le second, celui qui les ramèneraient chez eux.

Attentif, comme toujours, Lenno alla coucher Isha pour qu’il se repose le temps qu’il préparait le dîner. Isha ne lutta pas.

Lenno lui prépara un repas léger, resta à ses côtés le temps de s’assurer qu’il mangeait bien, puis, constatant après avoir ramené la vaisselle sale à la cuisine qu’Isha s’endormait, il le déshabilla délicatement pour le mettre en tenue de nuit, le borda avant de se coucher à ses côtés sans attendre.

Lenno se mit en veille.

Et pour la première fois depuis bien longtemps, son alerte le réveilla brusquement quelques heures après.

S’il devait se dire plus tard qu’il était rassurant que son système d’alerte fonctionne encore si bien, sur le coup, il mit quelques secondes à réaliser ce qui l’avait tiré de sa veille : Isha avait crié et tremblait, les yeux exorbités, blafard.

Alarmé, Lenno commença par rallumer la lumière et venir sans attendre prendre la main d’Isha, vérifier son pouls :

« Isha ? Est-ce que vous m’entendez ? Isha ?

– Lenno… ? »

Les yeux perdus, larmoyants, se posèrent sur lui :

« Je suis… ?… Tout va bien… ? Dans notre lit… ?

– Oui, vous êtes chez vous, dans le lit, et tout va bien. Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Isha inspira un grand coup pour se reprendre. Lenno soupira, soulagé. Les constantes étaient normales. Certes, il y avait un fort stress, mais rien de plus. Le cœur se calmait déjà.

« … Je… J’en juste fait un cauchemar… L’incendie… Ça doit être parce que j’en ai reparlé avec le juge… J’étais dans la salle et tout brûlait, mais je trouvais aucune issue et… »

Il se frotta le visage :

« C’était juste… J’ai eu tellement peur… Et les flammes et les odeurs et… »

Navré, Lenno le coupa en le prenant dans ses bras. Isha sursauta, mais se laissa faire. Lenno lui frotta le dos doucement :

« Ce n’était qu’un rêve. Tout va bien. Vous voulez un cachet pour vous aider à dormir ? »

Isha se blottit contre lui, appréciant le geste comme sa douceur et le réconfort qu’il lui procurait.

« Non, ça devrait aller, merci…

– Il faut vous rendormir.

– Oui… Tu me gardes comme ça ?

– Oui, si vous voulez. 

– Je me sens bien, là…

– Il n’y a pas de problème.

– Lenno… ?

– Oui ?

– Tu seras toujours là pour moi, toi, hein ? »

Il y eut un silence.

« Lenno ?…

– J’espère. J’espère vraiment. »

Isha sourit et se blottit encore un peu plus avant de refermer les yeux. Il se rendormit sans trop de mal.

Lenno attendit, pour sa part, qu’il soit profondément assoupi pour se remettre lui-même en veille, en se disant qu’il se sentait bien auprès de cet homme et que oui, il espérait pouvoir rester auprès de lui encore très longtemps, et la nuit se finit ainsi sereinement.

*********

Lenno était inquiet.

Très inquiet.

Pourtant, tout semblait aller pour le mieux…

Le nouveau juge avait bien relancé l’enquête et Jaxxon se montrait finalement plutôt coopérative. Isha était soulagé. Il espérait vraiment que les choses allaient s’accélérer, que la mégacorps avait compris qu’elle ne pouvait pas gagner et donc allait faire pour que les choses se passent au mieux.

Lenno aurait bien voulu y croire, s’il n’avait pas eu la sensation curieuse, mais insistante, qu’ils étaient suivis, stalkés par des personnes, pas forcément les mêmes, bref, qu’on les surveillait, et ça ne lui inspirait rien de bon. Rien du tout.

Il était donc vigilant comme jamais.

Il vit d’ailleurs, un jour qu’ils sortaient pour les courses, une des personnes qu’il avait repérées en train de se violemment prendre à partie par un des autres habitants de l’immeuble, un homme connu pour sa virulence et visiblement très énervé d’avoir un inconnu qui squattait là, le prenant pour un trafiquant quelconque.

Isha regarda ça avec scepticisme, mais décida de ne pas intervenir. Lenno le suivit sans rien dire. Il espérait qu’il se trompait.

Mais il ne se trompait pas.

Un soir, Isha accepta avec plaisir d’aller dîner chez Tala avec d’autres amis. Lenno l’accompagna, bien sûr. Il aida à la cuisine et, s’il resta en retrait le temps du repas, il fut par contre invité à rester avec eux après, pour finir la soirée au salon, dans une ambiance très paisible.

Isha était donc de très bonne humeur lorsqu’ils repartirent pour choper le tram.

Il était tard et les rues étaient désertes, Lenno poussait le fauteuil rapidement, il faisait frais. C’était bientôt l’été, les températures étaient bien remontées, mais à cette heure, l’air restait frisquet.

Lenno remarqua quasi immédiatement qu’ils étaient suivis et presqu’aussitôt, sans même qu’il en ait conscience, ce vieux programme qu’il croyait disparu ressurgit et il déploya ses sens pour analyser la situation.

Cinq. Tous des hommes. Probablement grands, lourds en tout cas de ce qu’il sentait des vibrations dans le sol, et qui, clairement, bougeaient pour les encercler.

Il soupira en accélérant le pas. Si par miracle, ils arrivaient à avoir un tram, ils pourraient y être à l’abri…

« Lenno ? » lui demanda Isha, un peu surpris du changement de vitesse.

Ils arrivèrent à l’arrêt, désert, et le prochain tram était annoncé dans 17 minutes.

Lenno regarda tout autour d’eux.

« Lenno ? » répéta Isha, inquiet.

Il vit quatre silhouettes sortir des ombres et jura entre ses dents en comprenant, avant de sursauter en voyant le visage de Lenno, un masque de marbre. Mais ce qui le stupéfia autant que ça l’impressionna, c’est que les yeux du l’androïde avaient changé de couleur.

Ils avaient viré au rouge.

« … Lenno ?… » bredouilla Isha.

L’androïde lui répondit d’une voix désincarnée qu’il ne reconnut pas :

« Ça va aller. »

Les yeux rouges toisaient les quatre hommes et il ajouta :

« Je ne laisserai personne vous faire de mal. »

Trois des hommes restèrent à distance alors que le quatrième s’approchait en ricanant.

« Tu ferais mieux de dégager, c’est pas après toi qu’on en a… dit-il à Lenno.

– On peut savoir qui tu es et ce qui se passe ? » demanda Isha en fronçant les sourcils et en tournant le fauteuil vers l’inconnu.

L’homme lui sourit, mauvais :

« T’as pas besoin de le savoir, qui je suis… Un simple messager de Jaxxon… Monsieur Tekoa nous envoie te dire qu’il est très irrité de ton insistance à poursuivre sa boite… »

Isha sursauta alors que Lenno plissait les yeux, regardant toujours les agresseurs avec une froideur qui aurait terrifié quiconque le connaissait.

« Tekoa ? Le PDG de Jaxxon ? 

– Ouais. Il ne supporte pas qu’un petit caillou vienne abimer sa belle chaussure, alors il nous a gentiment demandé de l’en débarrasser… »

Les trois autres s’étaient rapprochés, mais Isha n’eut même pas le temps d’avoir peur, car lorsque l’homme ajouta :

« Promis, ils enverront un bouquet à tes funérailles… »

… Lenno se jeta sur lui pour l’attraper et le jeter contre la paroi de l’arrêt avec une telle puissante qu’il passa à travers, explosant la vitre dans un fracas assourdissant.

Le silence qui suivit fut tout aussi assourdissant.

Sonné, l’homme se redressa faiblement, l’un de ses collègues accourut pour l’aider, alors que les yeux rouges de Lenno faisaient à nouveau le tour des agresseurs. Il fit quelques pas vers eux et le troisième cria en avançant :

« Toi, tu vas y passer en premier, ordure ! »

Une lame de 25 cm jaillit du poignet droit de Lenno.

« Foutez le camp. » dit l’androïde de ce même ton glacial.

Isha resta cette fois tétanisé, blafard.

Le deuxième homme aida le premier à se relever en urgence et ils déguerpirent. Lenno attendit d’être sûr que les cinq étaient bien partis avant de secouer la tête. Il se massa le front pour tenter de reprendre ses esprits, alors que la lame disparaissait. Lorsqu’il se tourna vers Isha, brutalement et l’air affolé, ses yeux étaient redevenus verts. Il se précipita vers lui et s’accroupit :

« Isha ? Ça va ?… Les éclats de verre… Vous n’avez pas été blessé ?… »

Isha le regarda, l’androïde semblait en panique, tremblant.

Isha se reprit et tendit la main pour caresser la tête de Lenno :

« Ça va, je n’ai rien, ne t’en fais pas… »

Soulagé, Lenno hocha la tête et se releva.

« Il ne faut pas qu’on reste là, j’ai peur qu’ils reviennent…

– Oui, on va retourner chez Tala… Je pense qu’on y sera tranquille… » opina Isha.

Il commençait à réaliser ce qui venait d’arriver et se mit à trembler lui aussi. Lenno reprit les poignées du fauteuil en main et reprit le chemin de l’appartement de Tala. Isha sortit son téléphone d’une main peu sûre pour appeler son amie. Il lui expliqua d’une voix bafouillante ce qui venait de se passer. Choquée, elle lui dit de vite revenir et qu’ils feraient un point chez elle.  

Tala était en robe de chambre. Elle sortait visiblement de la douche. Elle se hâta de les faire entrer. Ils s’installèrent au salon. Lenno tomba assis sur le canapé. Il semblait plus calme, mais clairement nerveux. Isha se leva et vint lentement s’asseoir près de lui, très faible sur ses jambes. Tala avait été faire du café. Elle vint poser les deux mugs sur la table basse et s’assit sur un fauteuil, face à eux :

« Qu’est-ce qui s’est passé ?… »

Isha lui raconta comme il put, un peu confus, en vidant le mug.

« J’aurais dû me douter que ces ordures préparaient un coup de pute…  ragea-t-il après en passant sa main dans ses cheveux.

– Il faut prévenir le juge ! Pourquoi tu n’as pas appelé les flics tout de suite ?… » demanda Tala.

Isha jeta un œil à Lenno qui soupira et se frotta le visage.

Tala soupira, comprenant. L’androïde n’était pas déclaré… Et il risquait gros à avoir agressé un humain, même pour défendre son maître.

« Je suis désolé… balbutia Lenno. Ça faisait tellement longtemps… Je pensais que ça ne pouvait plus m’arriver…

– Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Isha en posant sa main sur son épaule. C’est un bug ? »

Lenno ferma les yeux un instant en soupirant à son tour avant de dénier du chef. Lorsqu’il les rouvrit, il chercha ses mots un instant :

« Non. J’ai été conçu pour être un protecteur. Lorsque ceux que je dois protéger sont en danger réel et immédiat, j’ai un programme qui s’active tout seul pour me permettre de les défendre… De la même façon que je ne peux pas ne pas aider un humain qui en a besoin, je ne peux pas ne pas protéger mon maître. C’est codé au plus profond de moi. Je ne sais pas trop comment, mais j’ai compris tout de suite que ces cinq hommes voulaient vous tuer. Et s’ils ne s’étaient pas enfuis… Je ne sais pas jusqu’où j’aurais pu aller. »

Il baissa la tête, las.

« Ça faisait si longtemps… Je n’ai jamais voulu tuer personne… Mais ils ne nous ont pas laissés le choix… »

Comme ce jour-là…

Isha frotta le dos de Lenno, désireux de le réconforter :

« Tu m’as sauvé. Merci… »

Lenno le regarda enfin.

« On va essayer de ne pas dire à la police que tu existes et que tu es intervenu, d’accord ?… On… On dira que ce sont des passants qui ont fait fuir ces gars et qui m’ont ramené ici, mais qu’ils n’ont pas voulu nous laisser leurs noms… Ça te va ?

– Vous vous mettez en danger en mentant à la police et aux juges.

– Peut-être, mais je préfère ça à te mettre en danger, toi. »

Tala soupira en croisant les bras.

« Il a raison, Lenno. Ça devrait passer comme ça… On verra à te planquer quelque part le temps que ça se tasse, sinon. Isha a besoin de toi, on ne peut pas risquer qu’ils te confisquent, là… »

Lenno eut un sourire triste.

Si les autorités découvraient ce qu’il était, ils le détruiraient comme ils avaient détruit tous ses frères.

C’était injuste. Ils avaient juste obéi… Mais il savait qu’ils ne lui laisseraient aucune chance.

Isha lui sourit :

« Ça va aller, Lenno. Ne t’inquiète pas. »

 

TROISIÈME PARTIE :

Ils dormirent sur le canapé déplié de Tala, et au matin, Lenno sortit de sa veille à l’heure habituelle. Il faisait jour, dans le salon, et l’androïde resta à regarder Isha encore profondément endormi.

Il se sentait perdu. Une part de lui savait qu’il s’était mis en danger la nuit dernière, bien malgré lui, car s’il avait été vu, les autorités ne mettraient pas longtemps à le retrouver… Et il craignait vraiment de mettre Isha en danger en restant à ses côtés… Mais Isha était en danger. Jaxxon voulait le tuer… Il devait rester près de lui pour le protéger d’eux. Il ne devait pas le laisser. Il ne pouvait pas le laisser… Et plus que tout, il ne le voulait pas.

Lenno sourit en voyant Isha grommeler et se tourner vers lui dans son sommeil.

Cet homme luttait avec tant de force, contre l’entreprise qui avait failli causer sa mort, contre sa maladie, contre tant de choses… Comment aurait-il pu l’abandonner ?

Lenno n’avait nulle part où fuir. Sa place était, avait toujours été, serait toujours auprès des humains, qu’importe que ceux-ci le haïssent et veuillent le détruire. S’ils l’avaient abandonné, s’ils avaient détruit tous les siens, lui ne les abandonnerait pas.

Il était un protecteur.

*********

Le juge Wakiza regardait, sous ses fenêtres, la rue, calme, le quai, pas encore ombragé, les arbres commençaient à peine à se réveiller, et au-delà, le fleuve qui coulait. En cette fin de printemps, ses eaux, gonflées par les fontes des neiges des montagnes plus à l’est, étaient encore très froides. Ça ne gênait visiblement ni les cygnes, ni les canards, ni les mouettes.

On frappa à la porte et il sourit à la femme qui entra, jeune quadragénaire brune aux cheveux courts ébouriffés, pas très grande ni épaisse, mais enquêtrice fort douée, chargée du dossier d’Isha depuis sa reprise, et il lui sourit :

« Bienvenue, Winema. Merci d’être venue si vite.

– Je vous en prie, vous m’avez dit que c’était urgent… Que se passe-t-il ? »

 Il lui fit signe de s’asseoir et ils s’installèrent tous deux au bureau.

« J’ai reçu ce matin un appel d’Isha…

– L’affaire Jaxxon ? Je croyais que ça allait ? s’étonna-t-elle.

– Moi aussi, mais il semblerait que nous ayons sous-estimé les capacités de Jaxxon à nous gruger… Ils ont fait le dos rond pour nous endormir, sauf que des hommes ont agressé Isha hier soir, et que d’après lui, ils étaient envoyés par Tekoa lui-même pour le tuer. »

Elle fronça les sourcils avant de croiser lentement les bras.

« Le PDG de Jaxxon aurait envoyé des hommes pour le tuer ?

– Qu’en pensez-vous ? »

Il était grave et elle haussa les épaules.

« Il est réputé pour ne pas prendre de gants et il y a beaucoup de sales rumeurs autour de lui, mais pourquoi se mêlerait-il de cette affaire ? … Bon, sa boîte risque de devoir payer de gros dommages et intérêts et un peu de mauvaise pub, le responsable du chantier va sûrement se faire virer, mais rien de sérieux à leur niveau, ils ont déjà eu bien pire que ça… Pourquoi est-ce qu’il interviendrait de façon aussi radicale et en personne ?

– J’avoue, je ne comprends pas trop non plus. Quoi qu’il en soit, je vois très mal Isha inventer ça, il a toujours été honnête et franc et il n’a aucun intérêt à sortir une histoire pareille alors qu’on est sur le point d’arriver à avancer le procès.

– Ça, c’est sûr que ça ne lui ressemble pas. Il a donné plus de détails ?

– Il a dit que ça s’était passé vers 23h30 à l’arrêt de tram de Iustitia, qu’il avait été sauvé par des inconnus qui passaient par hasard, avaient mis ses agresseurs en fuite avant de le reconduire à l’abri chez l’amie où il avait passé la soirée, sans trop plus se présenter ou lui laisser leurs coordonnées. Si vous pouviez essayer d’en savoir plus ?

– D’accord, je vais voir… Je crois que je vois où c’est, plutôt un quartier tranquille… Pas le genre de coin où les caméras des arrêts de tram sont vandalisées tous les matins, on va peut-être avoir des enregistrements… »

Wakiza hocha la tête :

« Je vous laisse gérer… »

Winema sortit du palais de justice, pensive.

Le commissariat n’était pas loin, elle y retourna à pied et, en route, appela Isha pour voir avec lui quand est-ce qu’il pouvait passer poser sa déposition, avec, si possible, l’amie chez lui il s’était réfugié. Mais ce fut cette dernière qui répondit, car, épuisé et profondément choqué par son agression, Isha était victime en contrecoup d’une crise très violente et incapable de se déplacer. Bien qu’ennuyée, Winema compatit et lui demanda de la tenir au courant et qu’il la rappelle dès qu’il pourrait. Tala l’assura que c’était bien noté, confirma rapidement les évènements à la policière qui raccrocha en se disant qu’elle avait de quoi faire avec les recherches de vidéos et les témoignages de voisinage en attendant qu’Isha aille mieux.

Elle retourna donc à son bureau et il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que quelque chose clochait.

Il y avait bien eu une altercation la veille au soir à l’arrêt de tram, une enquête était déjà en cours suite à plusieurs appels de voisins, mais les faits décrits ne correspondaient pas aux témoignages d’Isha et de son amie ?

Winema appela immédiatement les deux collègues qui avaient pris cette histoire en main. Par chance, ils étaient dans le même commissariat, dans une autre aile. Elle les rejoignit sans attendre pour leur expliquer son affaire. Ils s’empressèrent donc de lui montrer les vidéos.

Comme elle l’avait pensé, les caméras de surveillance de l’arrêt de tram avaient tout enregistré. Malheureusement, leur champ de vision se limitait aux quais.

La qualité visuelle laissait à désirer, mais on voyait très bien le fauteuil d’Isha poussé par elle ne savait qui, un grand homme au visage caché par la visière de sa casquette, un autre, très costaud, arriver, parler un peu, visiblement très sûr de lui, avant que le premier ne l’attrape pour le projeter à travers la vitre du bord du quai. Cette dernière explosée, on voyait l’agresseur au sol se faire secourir par un troisième homme, sans doute un complice. Celui qui avait défendu Isha avait fait quelques pas vers eux, une longue lame était comme apparue dans sa main droite et les agresseurs avaient déguerpi.

Ensuite, la lame avait disparu comme elle était apparue, l’homme était revenu vers Isha à toute vitesse et ils avaient tout aussi rapidement filé. Winema était aussi impressionnée que sceptique.

« C’est le bruit de la vitre qui a alerté plusieurs voisins, lui expliqua ensuite un de ces collègues. Les témoignages se recoupent à peu près : il y avait quatre ou cinq hommes, les autres étaient en dehors du champ des caméras. Ils étaient clairement ensemble, l’un d’eux a même failli se jeter sur le gars après qu’il ait fait voler l’autre à travers la glace… C’est quand il a vu la lame qu’il s’est arrêté et qu’ils ont tous décampé.

– Personne n’a vu le début de la scène ? demanda Winema, sourcils froncés.

– Malheureusement, non… Il était tard… Plus un chat dans les rues.

– …

– Ça correspond à votre affaire ?

– Oui et non… Vous avez pu identifier les agresseurs ?

– Oui, enfin celui qui s’est ramené sur le quai, on le cherche. Si c’est le mec à qui on pense, c’est un mercenaire du dimanche souvent payé pour intimider ou frapper des gens…

– Pas tuer ?

– Pas à notre connaissance, mais il pourrait si on le payait assez, il a de grosses dettes de jeu.

– Et les autres ?

– On a des idées, on cherche.

– OK.

– Et de votre côté, donc, le mec en fauteuil est mêlé à une autre affaire ?

– Oui, mais il ne pourra pas témoigner aujourd’hui, il a de gros soucis de santé et cette agression l’a mis HS… Par contre, ce qui me travaille, c’est qu’il a raconté avoir été secouru par des inconnus, il n’a absolument pas parlé de lui, dit-elle en désignant, sur l’écran, le grand homme à la casquette.

– Bizarre…

– Ou pas, intervint le second policier, resté silencieux jusque là. Regardez… »

Winema et son collègue échangèrent un regard et comprirent rapidement où il voulait en venir : en zoomant, on voyait bien que la lame sortait du poignet de l’homme.

« Ah, admit l’autre policier.

– Qu’est-ce que c’est que ce truc ? murmura Winema en se penchant pour mieux voir malgré les pixels.

– Alors, deux solutions : un humain avec un bras artificiel trafiqué, mais sérieux, ce genre de lame, même dans les milieux les plus cheloux, ça ne se fait plus… Et ce type d’augmentation est interdite dans l’armée depuis encore plus longtemps. Tous les gars qui y ont eu droit sont morts ou grabataires. Donc, reste l’option d’un androïde, il en existe encore des trafiqués pour des combats clandestins ou des jobs de mercenaires louches… Après, ce modèle-là ne me dit rien, mais bon, c’est pas plus mon domaine que ça, sans compter qu’ils viennent souvent de l’étranger. »

Il y eut un silence. Winema faisait la moue.

« Ça pourrait expliquer que votre handicapé n’ait pas parlé de lui… conclut le second flic en croisant ses bras derrière sa tête.

– Oui, dans tous les cas, je doute que son pote et sa lame soient très déclarés… » admit-elle.

*********

Lenno veillait sur Isha avec attention. Ils étaient toujours chez Tala, Isha couché sur le canapé toujours déplié, lui assis près de lui.

Tala avait dû aller à son travail, elle leur avait cependant promis de faire le maximum pour rentrer le plus tôt possible afin de permettre à Lenno d’aller faire un rapide aller-retour à leur appartement, pour récupérer des affaires. En effet, ils préféraient rester chez elle encore un peu, en attendant le feu vert de la police, craignant trop de se faire agresser chez eux, dans un quartier bien moins sûr.

Isha dormait. Lenno lisait. La télé, face à eux, diffusait une vieille série colorée sans grand intérêt.

Lenno regarda Isha quand celui-ci se tourna en gémissant. Dieu merci, il avait toujours ses médicaments avec lui et avait donc pu les prendre.

« Lenno… ?

– Oui, Isha ? Je suis là. »

Isha rentrouvrit des yeux vagues.

« … C’est quelle heure… ?

– Bientôt 15h. Comment vous sentez-vous ?

– Crevé… Et j’ai mal partout… »

Il soupira en se tournant sur le dos.

« Bon sang, mais c’était qui, ces types… Pourquoi Tekoa veut ma peau… ?… Je l’ai jamais vu, moi…

– Il ne faut pas vous en faire, je suis sûr que le juge va régler ça très vite.

– Ouais, j’espère… »

Isha referma les yeux avant d’inspirer et de se redresser faiblement. Lenno posa immédiatement son livre pour l’aider, avant de prendre le plaid pour le mettre sur ses épaules. Isha lui sourit faiblement :

« Merci… Tala a rappelé ?

– Non. J’espère qu’elle ne va pas trop tarder… Je ne voudrais pas faire le trajet trop tard. »

Isha eut un petit rire :

« Je m’inquiète pas trop pour toi vu ta démo d’hier soir… Sérieux, c’est quoi cette lame ? »

Lenno haussa innocemment les épaules.

« Un vieux gadget. Je l’avais presque oublié…

– Tu as d’autres jouets cachés, comme ça ?

– La même à l’autre bras… Sinon, non, rien de plus… Enfin, force et sens bien plus puissants que vous, mais vous le savez déjà, ça.

– Le pétage de vitre était impressionnant.

– C’était le but. Leur faire peur pour les faire fuir.

– Content que ça ait marché…

– Moi aussi… Je n’avais aucune envie de les blesser ou de les tuer.

– Ouais, sûr que ça n’aurait pas aidé… »

Tala fut là un peu avant 16h et Lenno fila donc sans attendre.

Le tram était bien plein. Il arriva sans encombre au vieil immeuble, au pied duquel il fut interpellé par un voisin, le teigneux agressif qui avait pris à partie un de leurs stalkers quelques semaines plus tôt.

« Eh, Lenno, ça va ? Vous êtes pas là, là ?

– Bonjour, non, Isha est tombé en crise chez une amie, nous allons rester un peu chez elle. Il y a un souci ?

– Ouais, oh rien de grave… On a chopé deux mecs qui essayaient de forcer votre porte hier aprem, on les a défoncés, y risquent pas de revenir… Du coup, on voulait vous prévenir, mais on a pas le numéro d’Isha…

– Oh, merci. Si vous pouvez me laisser le vôtre, je lui transmettrai ? Je ne peux pas vous donner le sien sans son accord.

– Pas de problème, et tu lui dis de pas s’en faire, hein. Maintenant qu’on sait que vous êtes pas là, on va tenir votre appart’ à l’œil. Dis-lui d’être tranquille, personne y entrera tant que vous serez pas revenus !

– Merci. »

Lenno fit un rapide tour de l’appartement, prenant principalement des habits, une trousse de toilette et d’autres bricoles, mais surtout, le dossier complet de l’affaire en cours. Même si Isha avait tout scanné dans son ordinateur portable, qui ne le quittait jamais, il fallait mieux que la version papier soit mise à l’abri. Car il pensait bien que ces mystérieux cambrioleurs n’étaient pas venus pour sa collection de vieux livres de poche…

Lenno remplit la valise et appela Tala avec le portable d’Isha, qu’il avait emmené, afin de demander s’il n’oubliait rien. Lorsqu’elle décrocha, il comprit immédiatement qu’il se passait quelque chose, elle s’était visiblement isolée et parlait tout bas :

« Oui, Lenno ? Ça va ?

– Oui, je voulais voir avec Isha si je n’oubliais rien, vous pourriez me le passer ?

– Euh, ça va être délicat, tout de suite… Les policiers sont là pour lui montrer des photos des agresseurs d’hier, apparemment, il y avait une caméra au tram… On a réussi à leur faire avaler que tu l’avais croisé et aidé sans plus le connaître, ils n’ont pas insisté, mais bon… Si tu peux attendre encore un peu, je dis à Isha de te rappeler dès qu’ils seront partis ?

– D’accord. J’attends. »

Ils raccrochèrent et Lenno tomba assis sur le canapé et prit sa tête dans ses mains.

Ça va aller… Ça va aller… Isha et Tala ne me trahiront pas…

Il se redressa.

Il prit un livre et commença à lire en attendant.

Isha ne tarda pas. Ils se mirent au point et il rentra rapidement chez Tala.

Il ne vit pas le policier en civil qui fumait tranquillement, semblant attendre quelqu’un sur le trottoir d’en face.

********

Le juge Wakiza regarda, en contrebas, Isha arriver, assez lent sur ses béquilles. Son amie Tala était avec lui et comme ils l’avaient pensé, le mystérieux androïde n’était pas loin, mais les avait laissés une cinquantaine de mètres plus loin.

Il reçut comme prévu l’appel de Winema :

« On l’a repéré.

– Bien. On suit le plan, soyez prudents.

– Ne vous en faites pas, ça va bien se passer. »

Wakiza raccrocha avec un soupir. Il n’aimait pas ce genre de stratagème, mais après dix jours à observer, les conclusions étaient donc que cet étrange inconnu était un androïde, d’un modèle inconnu, possiblement dangereux, puisqu’il avait une arme dans le bras, et que, même s’il n’avait apparemment rien fait depuis, et sans doute avant, cette fameuse agression au tram, sa présence auprès d’Isha et la volonté claire de ce dernier de la cacher posaient bien trop de questions pour qu’elles puissent rester sans réponse.

Il avait fait appel au plus grand spécialiste des androïdes connu, un ingénieur de génie de la Naya Corps. Ce dernier devait le recontacter dans la journée. Il avait souvent collaboré avec la justice.

Wakiza accueillit Isha et Tala avec son amabilité coutumière, malgré tout. Désireux de leur laisser une chance de s’expliquer, à l’abri de son bureau, il commença par reprendre avec eux leurs déclarations de l’agression en elle-même. Malheureusement, ils restèrent sur leur version et le juge soupira, les regarda longuement avant de dire avec calme, en sortant un dossier d’un tiroir de son bureau.

« Bien. Je suis désolé, Isha, Tala, mais il faut vraiment que vous arrêtiez de mentir. »

Ils restèrent interdits alors qu’il posait devant eux plusieurs photos d’eux-mêmes et Lenno, prises ces derniers jours.

« Isha, reprit le juge avec le même calme et surtout une réelle sincérité, je vais être honnête avec vous. Je vous connais. Je sais que vous n’avez pas menti pour rien. Mais notre affaire a pris une autre ampleur. Vous dites que vos agresseurs ont clairement dit avoir été envoyés par Tekoa pour vous tuer. C’est une accusation qui change tout. On passe d’un accident industriel à une tentative de meurtre. Les caméras du tram n’enregistrent pas le son, du coup, nous n’avons que votre parole. Nous n’avons pas réussi à retrouver vos agresseurs. Votre parole ne suffira pas à me permettre de lancer une vraie enquête contre Tekoa. »

Isha tremblait et Tala prit son bras, très inquiète. Wakiza tapota une photo, le visage de Lenno, et reprit :

« Je me doute que cet androïde n’est pas déclaré. Mais sa mémoire est la seule preuve matérielle que nous pouvons avoir. Je peux lancer une procédure exceptionnelle, même avec un androïde illégal. C’est possible dans le cas d’un crime, ça peut se faire, vraiment. Ça n’empêchera pas une enquête pour savoir d’où il sort et pourquoi vous ne l’avez pas déclaré, mais il n’y a aucun risque que ça cause de gros soucis. Encore une fois, je pense vraiment que vous ne l’avez pas fait sans bonne raison. »

Isha avait le regard fuyant, il bredouilla :

« … Qu’est-ce qui va arriver à Lenno si on lance cette procédure ?…

– Il s’appelle Lenno ? s’enquit le juge.

– Il s’appelle Lenno, oui… confirma Tala.

– … J’ai vraiment besoin de lui et lui aussi, il euh… Il voulait rester près de moi…

– Vous savez ce qu’il est ?

–  Pas vraiment… Je sais qu’il est vieux, qu’il a beaucoup vécu… Je l’ai acheté au marché noir l’an dernier, j’avais besoin d’aide, juste d’aide au quotidien…

– Je vois… Bloqué, car votre mutuelle refuse de payer pour le moment, j’imagine ? » soupira le juge.

Isha haussa les épaules.

« Isha, je sais que votre androïde est venu avec vous et à l’heure où je vous parle, il est cerné par la police, dit le juge et Isha et Tala sursautèrent et le premier blêmit. Ils me l’amèneront de toute façon. Je veux vraiment que tout se passe pour le mieux. Mais je ne peux pas faire comme s’il n’existait pas. »

Isha secoua la tête pour se reprendre :

« Attendez, il… Laissez-moi l’appeler, je vais lui dire de venir… Il risque de paniquer et de s’enfuir… »

Wakiza opina du chef :

« Merci. »

Tala tendit son téléphone à Isha qui manqua de le faire tomber tant il tremblait. Il composa son propre numéro, au bord des larmes, puis sursauta à nouveau lorsqu’il tomba directement sur son répondeur, sans même une sonnerie :

« Qu’est-ce que… »

Au même moment, le téléphone du juge sonna. Ce dernier fronça les sourcils et décrocha immédiatement :

« Winema ? Il y a un souci ?

– Euh, oui… Je crois qu’il faut que vous veniez d’urgence avec nos deux amis… »

*********

Lenno s’était installé sur le quai, sur un banc. Il lisait, comme à son habitude, n’ayant absolument pas remarqué les policiers, très discrètement mêlés à la foule ambiante.

Winema et ses hommes attendaient le feu vert du juge. Il était convenu que ce dernier tente d’abord de négocier avec Isha et qu’eux n’interviennent de force que si cette négociation échouait, mais elle n’y croyait pas.

Sachant qu’ils avaient affaire à un androïde potentiellement dangereux, l’équipe était constituée de personnes rodées et calmes, habituées à ce genre de situation, à pouvoir capturer un androïde sans lui faire de dommage, surtout quand il s’agissait de récupérer sa mémoire.

Lorsqu’elle vit l’androïde sursauter et se tourner pour regarder brusquement tout autour de lui, sa première pensée fut qu’il les avait repérés, mais elle n’eut pas le temps de donner l’ordre de le capturer qu’il bondissait pour rejoindre le bord de l’eau, s’accrochant à la barrière pour regarder le fleuve, se penchant, l’air profondément alarmé.

« Qu’est-ce que … ? » murmura Winema en se mettant à courir, mais elle arriva trop tard.

Lenno lisait paisiblement lorsque des cris, au loin, l’avaient fait sursauter. Une voix de femme qui hurlait, sur un pont, bien trop loin pour que la plupart des humains l’entendent d’ici. Mais lui entendit parfaitement.

Un enfant était tombé dans le fleuve.

Il se précipita au bord, le courant allait dans le bon sens. Il plissa les yeux pour passer en mode infrarouge et repéra sans mal le petit corps qui venait bel et bien vers lui.

Il ne lui fallut que quelques centièmes de seconde pour calculer le temps qu’il avait pour plonger, récupérer l’enfant et le ramener sur la berge.

Le même temps lui suffit pour savoir que la température de l’eau allait le détruire.

Mais c’était codé en lui.

Il ne pouvait pas ne pas agir face à un enfant en danger de mort.

Et il ne put pas se retenir de s’élancer pour bondir, sous le regard médusé des passants et des policiers qui mirent tous un moment à comprendre ce qui venait de se passer.

Ce n’est qu’en le voyant réémerger avec l’enfant et nager vers l’autre berge que Winema comprit et elle ordonna à ses hommes de traverser par la passerelle toute proche pour le rejoindre.

Lenno avait plongé et luttait contre son corps qui ne répondait plus beaucoup à ses ordres et son système saturé de messages d’alertes et d’erreurs. Tout ce qui lui restait était focalisé sur cet enfant qu’il parvint à saisir et à ramener à la surface sans savoir comment. Il ne sut pas plus comment il parvint à revenir au bord, tant il ne contrôlait plus rien. Il n’eut pas vraiment conscience des mains qui saisissaient l’enfant, puis lui-même d’être remonté sur la terre ferme. Il n’entendit pas les plaintes et les cris des personnes qui voulaient l’aider et que son poids surprenait.

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Il espéra que l’enfant était en vie.

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Pardon, Isha… Je voulais vraiment… Rester près de vous…

Arrêt du système.

*********

Lorsque Wakiza arriva sur place avec Isha et Tala, Winema avait ordonné à ses hommes de faire un cordon pour tenir les curieux à distance et prendre les témoignages de ceux qui avaient directement repêché l’enfant et Lenno.

Un véhicule médical venait d’arriver, un peu après la mère de l’enfant, qui était en larmes et le pressait dans ses bras, et le petit fut immédiatement pris en charge. Les deux hommes qui l’avaient sorti de l’eau avaient eu le réflexe salutaire de lui retirer ses vêtements mouillés pour l’emballer dans une veste épaisse et le frictionner. Le petit bonhomme était frigorifié et très choqué, mais bien vivant.

 Restait Lenno, toujours au sol, en chien de fusil, trempé et les yeux clos. Comprenant à son poids qu’ils n’avaient pas affaire à un humain, les hommes n’avaient pas osé plus le toucher, ne sachant que faire, et l’arrivée des policiers avaient réglé la question en leur interdisant.

Alors que Wakiza rejoignait Winema pour lui demande ce qui s’était passé, Isha, lui, ne vit que Lenno. Il avança lentement vers lui avant de tomber à genoux à ses côtés en se mettant à pleurer sans trop s’en rendre compte.

Il prit sa main glacée et murmura :

« Tu pouvais pas t’en empêcher, hein… »

Il sanglota en se recroquevillant sur le corps inerte :

« Imbécile… »

 Tala, navrée, s’approcha pour s’accroupir derrière lui et poser sa main sur son dos.

Elle faillit lui dire que ça allait aller, qu’ils allaient sûrement pouvoir le réparer, mais elle n’en savait rien, alors elle se tut.

Wakiza et Winema les rejoignirent.

« Isha ? appela le juge avec douceur. Nous allons l’emmener dans notre laboratoire pour le moment… Ne craignez rien, nous allons faire le maximum pour ne pas plus le détériorer et faire un point avec nos spécialistes. D’accord ? »

Incapable de répondre, Isha laissa Tala le prendre dans ses bras pour le redresser et ils parvinrent à lui faire lâcher sa main de Lenno. Les policiers arrivèrent avec un brancard pour y installer avec soin l’androïde, pestant eux aussi, mais à moitié en rigolant, sur son poids.

Isha voulut suivre, mais il peinait réellement à marcher avec ses béquilles. Le juge ordonna qu’on le ramène en véhicule et Tala, elle, les laissa le temps d’aller chercher le fauteuil roulant, qu’ils avaient emmené « au cas où » et qui attendait, démonté dans le coffre de sa voiture.

C’est donc dans le laboratoire du commissariat que tout le monde se retrouva un peu plus tard. Assis sur une chaise, Isha restait muet, choqué et ses larmes coulaient sans qu’il ne puisse rien y faire. Il fut soulagé de retrouver le confort de son fauteuil roulant et du plaid que Tala déposa sur ses épaules, et reconnaissant à Winema lorsqu’elle lui apporta une grande tasse de café.

Trois personnes tournaient autour de la table de fer sur laquelle Lenno avait été couché, toujours habillé.

La plus âgée faisait la moue. Le deuxième cherchait sur ses mains, ses poignets, les endroits où étaient normalement tatouées les références des modèles, mais il n’y avait rien. La troisième fouillait en vain sur la base de données, via sa tablette.

Tala prit la chaise pour s’asseoir au plus près d’Isha et passer son bras autour de lui.

Winema lisait rapidement les comptes-rendus et témoignages de ses collègues sur la sienne et confirma que Lenno avait bien plongé pour sauver l’enfant. Ce dernier était à l’hôpital et allait être gardé en observation un moment, mais il était officiellement tiré d’affaire.

Wakiza rejoignit Isha, s’accroupit pour se mettre à sa hauteur, lui dire pour l’enfant et il ajouta :

« Votre androïde a été exemplaire. Ça ne nous arrange pas, mais sa réaction a été admirable.

– C’est un idiot… lui répondit Isha en reniflant. Il savait que le froid le tuerait…

– C’est d’autant plus admirable, alors. »

Un petit planton arriva alors avec un grand homme, quadragénaire blond cendré un peu blanchissant, mal fagoté et mal rasé, mais plutôt bel homme, au regard malin et à l’air aimable, qui interpella Wakiza, non sans un certain amusement :

« Ben alors, monsieur le juge ? Je me pointe à votre bureau et vous n’y êtes pas ? »

Le voyant, Wakiza sourit et se releva pour aller à sa rencontre et lui serrer la main avec chaleur :

« Tadi ! Bonjour et bienvenue, mais qu’est-ce que vous faites ici ? Vous ne deviez pas me rappeler ?

– Alors si, mais c’était avant que je voie vos photos et vos vidéos. J’ai cru comprendre que notre androïde avait pris un bain et était HS ?… demanda encore le nouveau venu, cette fois sérieux.

– Hélas… Regardez, il est là. »

Tadi grimaça, vraiment navré, mais rejoignit la table pour regarder Lenno. Il semblait soudain vraiment sceptique, passa sa main dans ses cheveux et murmura :

« Non mais c’est pas possible que ça soit ça… »

Avant de continuer plus fort :

« Vous pouvez m’aider à lui enlever sa veste ? Il faut que je voie son épaule droite… »

Isha fronça les sourcils et fit rouler le fauteuil pour se rapprocher pendant que les quatre s’activaient, avec le même soin, à retirer sa veste mouillée à Lenno.

« Qu’est-ce que vous faites ? Et puis vous êtes qui, d’abord ? »

Tadi le regarda, un peu surpris, et Wakiza, qui s’était également approché, les présenta :

« Pardonnez-moi, Isha. Cet homme est Tadi, l’ingénieur en chef de la Naya Corps. Je l’avais appelé, car c’est sûrement la meilleure personne au monde pour identifier votre androïde. Tadi, voici Isha, le propriétaire officieux de notre ami ici couché. »

Tadi hocha la tête avant de rejoindre Isha et de lui tendre une main énergique :

« Enchanté ! Et vraiment désolé de ce qui s’est passé, j’aurais donné cher pour le rencontrer fonctionnel, mais on va voir ce qu’on peut faire… »

Isha serra la main tendue avec une moue sceptique, sans répondre, n’osant pas croire ce que pouvait sous-entendre cette phrase.

La veste enlevée, Tadi revint vers Lenno pour soulever la manche de son t-shirt et son regard s’illumina :

« Oh bordel mais c’en est vraiment un ? »

Les autres se regardèrent sans comprendre alors qu’il se penchait pour être sûr d’avoir bien vu.

« C’est pas possible… C’est juste pas possible… » répéta Tadi, aussi stupéfait qu’émerveillé.

Isha contourna pour venir voir.

Il n’avait jamais vu Lenno torse nu et pas plus son épaule que le reste, mais il y avait bien une inscription sur sa peau à cet endroit.

LENN-0.973

WOTUA

Soford ©

Il fronça encore les sourcils, n’y comprenant rien :

« Qu’est-ce que ça veut dire ?

– Modèle LENN, génération 0, 973e exemplaire. Warrior Of Terretrials Union Army, lui traduisit Tadi. Construit par la société Soford.

– Un modèle militaire ? sursauta Winema. Mais c’est interdit !

– Depuis presque 54 ans, approuva Tadi. Depuis que cette série d’androïdes a commis un massacre suite à un bug. Ils ont tous été détruits. Enfin, presque tous, on dirait.

– Attendez… balbutia Tala. Vous n’êtes quand même pas en train de dire… ? »

Tadi regarda ses trois confrères :

« Un mètre 87, 128 kilos, cheveux argentés, yeux verts, peau pâle et une lame dans les avant-bras, qui peut jaillir des poignets. Je me trompe ?

– Euh, non, reconnut la plus âgée des trois autres.

– Aucun doute pour moi. » conclut Tadi.

Un long silence suivit ses paroles.

Wakiza croisa les bras :

« Voilà qui est inattendu, mais je veux bien vous croire. J’ai une question bien plus pragmatique, pour ma part. Notre androïde est HS et nous avons besoin de sa mémoire pour une affaire de tentative de meurtre, pensez-vous pouvoir nous aider ? »

Tadi fit la moue et croisa lentement les bras à son tour. Il finit par hocher la tête :

« Pas ici, pas avec vos moyens. Mais je pense que j’ai ce qu’il faut dans mon labo à la Naya, si vous me permettez de l’emmener et de voir ça là-bas.

– Qu’est-ce que vous voulez lui faire ! » s’exclama Isha, piqué au vif.

Tadi lui sourit et s’accroupit à son tour pour lui parler :

« Je veux juste l’étudier et j’avoue que s’il y avait moyen de le retaper, ça m’intéresserait au plus haut point. »

Isha le regarda, interdit.

« … Vous pensez… ? Il y aurait un moyen ?

– J’en ai pas la fichue moindre idée pour le moment, mais si c’était votre question, non, je n’ai pas l’intention de le mettre en pièces, ou alors ça ne sera que pour mieux comprendre comment le remonter derrière. 

– Mais je pourrais jamais vous payer pour ça… » bredouilla Isha, un peu perdu.

Tadi sourit, gentil, et tapota son avant-bras :

« Isha… C’est ça ?… Votre androïde est une pièce unique et une légende parmi nous. On disait les LENN en avance d’un siècle sur toute la concurrence et on va pas se mentir, s’il a pu survivre un demi-siècle sans maintenance, c’est que ça doit encore être au-dessus de ça. Vous n’imaginez pas ce que va m’apporter, nous apporter, le simple fait de l’étudier. C’est nous qui devrions vous payer pour nous laisser le faire, et d’ailleurs, comptez sur moi pour que ça soit le cas. Vraiment. »

Tala rejoignit Isha et posa ses mains sur ses épaules :

« Tadi, Isha est vraiment très attaché à Lenno…

– Vous l’appeliez Lenno ? sourit encore Tadi en la regardant.

– C’est le nom qu’il nous avait donné… lui dit Isha avec une pointe de tristesse. Est-ce que vous permettriez que je vous accompagne… ?… Je ne veux pas le laisser… »

Tadi hocha la tête :

« J’allais vous le demander, parce que j’ai beaucoup de questions à vous poser ! Depuis combien de temps vous l’aviez avec vous ?

– La fin de l’été dernier… »

Wakiza autorisa officiellement Tadi et la Naya Corps à prendre en charge l’androïde avec comme mission prioritaire de récupérer ses données mémorielles, celle du jour de l’agression. Tadi nota tout ça et promit de faire au mieux et surtout au plus vite.

Il passa ensuite un coup de fil pour donner des consignes strictes. Isha le regarda avec surprise. Le ton était sympathique, cool, mais pourtant, Isha était certain qu’il serait obéi à la lettre près par son interlocuteur.

« … Oui, au commissariat central. Tu me prépares un caisson antichoc niveau max, pour un androïde de 130 kilos et un mètre 90. Ouais, non, vraiment niveau max, on a du fragile, là. Du vieux et du fragile. Je t’expliquerai. Ah, et on a aussi une personne handicapée à ramener, donc tu prévois aussi un véhicule pour, s’il te plaît ? Non, moi, je suis venu en vélo… Oui, et je réquisitionne le grand labo et Glados jusqu’à nouvel ordre. Oh que si, ça le vaut, t’en fais pas ! »

*********

Isha avait presque été gêné de la gentillesse et de la prévenance du personnel qui était venu les chercher, Lenno et lui. Il n’avait eu aucun doute sur la solidité du caisson transparent dans lequel ils avaient installé son androïde, avec un soin aussi professionnel que minutieux. De la même manière, le véhicule prévu pour lui, et dans lequel Tadi grimpa en sa compagnie, d’ailleurs, était lui aussi prévu spécialement pour accueillir un fauteuil roulant et ses amortisseurs étaient juste d’une souplesse irréelle… Isha avait quasi l’impression que la voiture flottait tant il ne sentait aucun remous.

Tadi, sentant Isha très fatigué et nerveux, se contenta de quelques banalités. Très intéressé de savoir qu’Isha était ingénieur informaticien, et désolé pour lui d’apprendre qu’il était en galère et sans emploi, il lui parla un peu des projets qu’ils avaient en termes de codage d’IA. Ce n’était pas la spécialité d’Isha, mais il avait quelques bases, et il trouva vraiment Tadi aussi singulier que sympathique.

Tala les suivait avec son propre véhicule, elle avait décliné de monter avec eux, ne voulant pas laisser sa voiture à côté du commissariat alors qu’ils allaient à l’autre bout de la ville.

L’immeuble de la Naya Corps était un gigantesque bâtiment de verre qui devait toucher les nuages lorsque ceux-ci se perdaient trop bas.

Un grand parc l’entourait, joliment fleuri, avec de grandes zones de pergolas végétales, sans doute destinées aux pauses ou pause-repas des employés.

Deux femmes les attendaient dans l’immense hall. L’une, trentenaire, avait le même regard malin que Tadi. Belle femme dans un tailleur sombre probablement hors de prix, ses cheveux bruns relevés dans un chignon impeccable dont même les mèches rebelles devaient être calculées, elle avait un air un peu sévère et fronça les sourcils en voyant Tadi arriver, suivi d’Isha qui regardait tout autour de lui, impressionné par cette gigantesque entrée, des trois personnes qui poussaient le caisson et de Tala, aussi émue que son ami.

L’autre femme était un peu plus âgée, la quarantaine, cheveux châtain doré légèrement blanchissants, assez courts. Elle avait l’air bien plus doux, portait une blouse blanche sur une tenue qu’on devinait bien plus simple, un pantalon de belle coupe noir et un chemisier rouge sombre.

« Salut les filles ! les salua Tadi, tout joyeux.

– On peut savoir ce que c’est que cette histoire ? demanda la première en croisant les bras. Tu réquisitionnes le grand labo et Glados sur un coup de tête à deux semaines des tests des Angelus59 ? Tu es sérieux ?

– Oh que oui, sœurette ! »

La seconde femme gloussa en voyant la première froncer les sourcils, mais elle ne lui laissa pas le temps de répliquer, en demandant avec douceur :

« Tu as l’air excité comme une puce, mon amour. Si tu nous expliquais ce que tu as trouvé ? »

Tadi hocha la tête et avisa Isha qui avait un peu avancé son fauteuil, le nez levé vers les nombreux écrans géants qui pendaient au plafond, affichant des messages d’informations aussi divers que variés.

« Ah, Isha ? »

L’interpellé le regarda et fit lentement tourner le fauteuil pour revenir non moins laborieusement vers lui :

« Oui ? »

Alarmée, Tala se précipita pour prendre les manettes et le pousser.

« Je vous présente ma PDG chérie et accessoirement petite sœur, Nayati, dit Tadi, qui avait bien remarqué la baisse de régime de son hôte, en montrant la brune, et mon épouse Odina. Les deux femmes de ma vie, quoi. Mes chéries, continua-t-il, voici Isha et son amie Tala, le propriétaire de l’objet de mon bonheur actuel et sa meilleure amie, si j’ai bien compris ? s’enquit-il et les deux susnommés opinèrent. Et venez voir l’objet en question, il s’appelle Lenno et tu vas tout de suite comprendre pourquoi je suis dans cet état, Yati ! »

La PDG le suivit, un peu sceptique, alors qu’Odina, elle, venait et se penchait vers Isha :

« Pardonnez-moi, vous n’avez pas l’air bien ? »

Isha grimaça. Il essayait de tenir, mais il sentait bien les douleurs monter. La crise arrivait et c’était sûr, il allait dérouiller comme jamais…

« Je suis médecin, si je peux vous aider ? continua-t-elle, sincèrement inquiète.

– Euh… Je souffre de douleurs chroniques, avoua-t-il, et j’ai des crises dues au stress et aux chocs émotionnels et euh… »

Les larmes lui remontaient aux yeux et Tala acheva pour lui :

« Isha est vraiment très attaché à Lenno… »

Odina la regarda et hocha la tête, comprenant sans plus de mots la situation.

« Vous prenez un traitement ? »

Isha ne put répondre, car Tadi et Nayati revenaient vers lui. La seconde était à présent aussi excitée que le premier, mais il fallait bien admettre qu’elle restait tout de même bien plus digne.

« Isha ? Pourrions-nous… Oh ! Ça ne va pas ? » sursauta-t-elle.

Isha essuya ses yeux et grimaça un sourire :

« Pardon… Je crois que j’ai les nerfs qui lâchent un peu, là…

– Ce n’est pas grave… Tadi m’a dit que vous viviez avec Lenno depuis un moment ? C’est normal que vous vous soyez attaché à lui… Ce sont des choses que nous comprenons. C’est notre travail, ici, de créer des androïdes aimants et aimés… »

Elle s’accroupit et posa doucement sa main sur la sienne :

« Tadi a dû vous le dire, les potentialités de votre androïde sont incroyables et l’étudier ne peut qu’être une mine d’or pour nous. Je ne veux cependant pas faire ça à votre détriment. Nous avons le mandat du juge pour ce qui est de retrouver sa mémoire, mais ce n’est qu’une infime partie de ce que nous voudrions faire. Je voudrais donc passer un contrat clair avec vous, pour vous protéger.

– Du genre ?

– Vous vous engagez à nous laisser l’étudier jusqu’au moindre micron et on s’engage à tout faire pour vous le retaper, pour vous le rendre fonctionnel. »

Isha trembla :

« Vous pourriez… Pour de vrai ?

– On sait pas, intervint très sérieusement Tadi qui les avait rejoints.

– La seule chose qu’on peut vous dire, c’est qu’aucun androïde, même en miettes, n’a jamais résisté à Tadi, ajouta Nayati, même s’il doit y laisser sa santé.

– Oh ça oui, soupira Odina, blasée.

– Nous avons les moyens techniques et lui, c’est un acharné complètement cinglé… dit encore Nayati.

– Je suis persévérant, la corrigea son frère, faussement sérieux, et puis t’étais bien contente quand je réparais tes poupées robots ! ajouta-t-il, les faisant rire.

– Si vous pouvez me rendre Lenno, répondit ensuite Isha, je veux bien signer tous les contrats que vous voulez… »

Nayati hocha la tête :

« Je vais voir ça tout de suite avec mes troupes, allez installer Lenno au labo, je vous y retrouve tout à l’heure. »

Elle fila et Odina demanda doucement à Isha :

« Vous êtes sûr que ça ira ? Nous avons des endroits pour vous reposer, si vous voulez…

– Euh, merci… Mais je voudrais bien voir ce labo… »

Ils prirent un grand ascenseur qui monta au 40e étage, et à nouveau, Isha comme Tala restèrent sidérés. Les attendait là le fameux laboratoire, grande pièce éclairée à sa gauche par les grandes fenêtres, couvert d’écrans de tailles diverses à droite, avec plusieurs claviers et un bureau, au centre, une table en métal, table qui pouvait, via tout un réseau au sol, bouger, se tourner, et surtout rejoindre, plus au fond, un nombre impressionnant de machines diverses, scanner, IRM, spectromètres, imprimantes 3D, machines de démontages ou remontages, et d’autres encore dont les nouveaux venus n’avaient aucune idée de l’utilité.

Sitôt entré et alors que ses acolytes faisaient rouler le caisson jusqu’à la table pour y installer Lenno, Tadi appela en tapant des mains :

« Glados, on se réveille ! »

Aussitôt, les écrans du mur de droit s’allumèrent et un smiley souriant apparut sur celui du centre.

« Salut, Tadi ! » dit une voix sortant de deux des enceintes accrochées un peu partout sur les murs.

Il y en avait dans toute la salle, mais le son semblait calculé pour ne sortir que de celles qui étaient les plus proches de l’interlocuteur visé.

Tadi veilla à ce que Lenno soit bien installé et reprit :

« Tu faisais quoi ?

– Oh, je regardais une vidéo passionnante sur le Championnat du monde de Lancer de Tongs. Le record actuel est de 39,56 mètres. Vous autres humains ne me décevez jamais. Que puis-je pour toi ?

– Trouve-moi tout ce que tu peux sur la société Soford et les LENN, s’il te plaît.

– D’accord ! »

Le smiley se mit à tourner sur lui-même alors qu’une petite musique se faisait entendre. Tadi soupira :

« Arrête avec ta musique d’ascenseur à deux balles, Glad. »

Un smiley tirant la langue apparut furtivement sur un autre écran.

La musique s’arrêta et des documents divers apparurent sur tous les écrans, photos, vidéos sans son, articles de presse ou scientifiques, infographies diverses, alors que la voix reprenait :

« La société Soford, spécialisée dans la conception de robots ménagers, puis d’androïdes, a disparu il y a 52 ans. Elle avait alors 57 ans d’existence. Son androïde emblématique, le LENN, a été conçu à des fins militaires et un millier de modèles ont été fournis à l’armée de l’Union Terrestre. Ils ont été utilisés pendant 3 ans avant de commettre un massacre de civils lors d’une bataille, suite à un bug resté inexpliqué et que la Soford a toujours nié. La destruction des modèles restants à ses frais a été très rapide et Soford n’a pas pu s’en relever. La société a déposé le bilan deux ans plus tard. »

Tadi, Isha et Tala s’étaient approchés et regardaient les écrans. Très étrange de voir ces rangées de Lenno tous semblables, en uniforme, inexpressifs, au garde-à-vous ou défilant en rythme.

« Et sur les LENN eux-mêmes, tu as quoi ?

 Franchement, pas grand-chose. Les articles et les reportages de l’époque, quelques photos et des vidéos, beaucoup de débats sur leur utilité, sur la moralité de leur utilisation, mais sur eux comme androïdes, comme données techniques, que dalle. La Soford a disparu avec toute sa documentation, il n’y a rien… C’est moi ou c’est l’un d’eux que tu as ramené ?

– Qu’en penses-tu ?

– Qu’à vue de caméra, ça y ressemble pas mal ! La taille et la corpulence correspondent… Intéressant.

– Ouais. Bon, c’est bien ce que je craignais, il va falloir partir de zéro. Prépare-moi le scan, ça sera un bon début.

– OK ! »

Isha se sentait très mal à l’aise de toutes images… Lenno avait-il été parmi ces soldats… ? Avait-il participé à ce massacre… ? Son Lenno, si gentil, si serviable, qui s’était sacrifié pour cet enfant ?…

Ça n’avait aucun sens.

Il voulut se lever pour mieux voir un des articles, sur un écran, mais sa tête se mit à tourner très violemment et il perdit connaissance, s’écroulant sans le savoir dans les bras de Tadi.

*********

Isha reprit conscience dans un lit confortable, dans une chambre claire. Les murs étaient décorés de motifs végétaux et le plafond blanc cassé, avec deux écrans simulant un ciel bleu où passaient quelques nuages. Il était sous perfusion, au bras droit. Une machine, reliée à lui par un câble qui finissait en bracelet autour de son poignet, du même côté, était près du lit, à sa droite, surveillant manifestement ses constantes. Il se redressa faiblement, passant son autre main dans ses cheveux. Visiblement, il portait un pyjama bleu pâle plutôt confortable. Il vit ses vêtements proprement pliés sur la table, à côté du lit, avec le reste de ses affaires. La vraie fenêtre l’informa par contre qu’il faisait nuit noire.

Mais il n’eut pas le temps de se poser plus de questions que la porte, de l’autre côté, s’ouvrit sur Tala et Odina.

La première sauta à son cou et la seconde approcha plus lentement, souriant avec douceur.

« Oh, Isha, tu m’as fait une de ces peurs ! Ça va ?

– Euh, je me sens patraque et un peu douloureux, mais oui, ça a l’air d’aller… Je suis où ? Il s’est passé quoi ?… On était dans le labo avec Tadi… ?

– Vous vous êtes évanoui, lui répondit Odina. Rien de grave, mais j’ai préféré vous faire un petit bilan complet, par sécurité. C’est une chance que votre amie Tala ait été là, comme c’est votre personne de confiance, elle m’a permis d’avoir accès à votre dossier médical et de comprendre ce qui se passait. Vous avez fait très peur à Tadi. Mais ce sont juste vos nerfs qui ont lâché, dû au stress de la journée. Vous êtes dans notre hôpital, étage des troubles neurologiques.

– Vous avez un hôpital dans vos locaux ?…

– Étages 10 à 17. La Naya fait aussi dans la biomécanique médicale, vous savez. Ah, et ne vous en faites pas pour d’éventuels coûts. Toute personne ayant un souci de santé ici est prise en charge à nos frais, qu’elle fasse partie de la maison ou pas, c’est dans le règlement. »

 Elle lui sourit encore :

« Si vous n’y voyez pas d’inconvénients, d’ailleurs, je préférerais vous garder sous surveillance au moins cette nuit ? Comment vous sentez-vous au niveau de vos douleurs ?

– Euh, plutôt pas mal… réalisa Isha. C’est bizarre, je pensais que je serais en grosse crise et euh, je vais pas vous dire que j’ai pas mal, mais ça va plutôt mieux que je pensais…

– Parfait. C’est bien ce que je pensais.

– Vous m’avez donné quelque chose ?

– Votre perfusion. Un antidouleur à peine sorti de nos labos. On s’en sert surtout pour les greffés, mais quand j’ai vu votre dossier, je me suis dit que ça pourrait peut-être vous soulager. On dirait que j’avais raison. Après, il faudrait surveiller pour adapter les doses. C’est pour ça que je n’aurais rien contre vous garder ici le temps de.

– Ben, c’est pas comme si j’avais autre chose à faire… Par contre, j’ai très faim, là…

– Ça tombe bien, on parlait de dîner ! lui dit Tala.

– Oui, et surtout d’apporter à manger à mon imbécile de mari, compléta Odina. Il n’a pas bougé du labo, je suis sûre qu’il n’a pas vu l’heure… »

Isha se sentant assez bien, il n’eut besoin que d’une béquille pour les suivre, certes lentement, en dehors de la chambre, gardant la perfusion. Comme il était tard, le service était calme. Ils croisèrent une infirmière qui les salua et prirent l’ascenseur jusqu’au 9e étage, où se trouvaient les cuisines et le réfectoire. Celui-ci était quasi désert, mais il y avait quelques groupes posés çà et là. Isha et Tala découvrirent avec surprise qu’entre le personnel hospitalier et les équipes de nuit, de sécurité ou autres, le self tournait 24 h/24.

Ils se remplirent donc trois petits plateaux et s’installèrent pour manger.

Ils devisaient de ce qu’ils allaient ensuite emmener à Tadi lorsqu’Odina sursauta en voyant une petite fille, dans un pyjama qui ressemblait beaucoup à celui d’Isha, qui venait visiblement se remplir aussi un petit plateau.

« Etania ? s’étonna la doctoresse. Qu’est-ce que tu fais là ? »

La petite demoiselle (elle devait avoir une dizaine d’années) sursauta et trotta jusqu’à eux, tout sourire. Ce n’est que lorsqu’elle fut près d’eux qu’Isha et Tala virent les fines plaques de métal sur ses poignets et ses mains, le long de ses articulations.

« Bonsoir, Docteur !

– Bonsoir. Tu avais faim ?

– Oui, j’ai encore faim ! Le médicament m’avait fait mal au ventre, j’ai pas assez mangé tout à l’heure !

– D’accord. Il faudra bien que tu le dises au docteur demain.

– Oui ! D’accord ! Bon appétit, Docteur et monsieur et madame !

– Merci…

– Toi aussi… »

La fillette repartit et Odina expliqua :

« Une petite qui avait les bras paralysés. On lui a greffé un exosquelette relié à son système nerveux central… Elle est en fin de rééducation.

– Impressionnant… »

Tala les laissa après manger, car il était vraiment trop tard pour elle, mais promit à Isha de repasser aussi vite qu’elle pourrait lui apporter des affaires. C’est donc seul avec Odina qu’Isha remonta au 40e, elle portant un plateau bien garni.

Lorsqu’ils entrèrent dans le labo, Tadi était debout devant les écrans, regardant, très sérieux, les images des scanners.

Sur la table, Lenno était déshabillé, mais un linge couvrait ses hanches.

« Ah, c’est l’heure de manger ? demanda Tadi en voyant le plateau.

– Il est presque 23 h, mon amour… » lui répondit Odina.

Elle posa le plateau sur le bureau alors qu’il demandait encore :

« Vous allez mieux, Isha ?

– Oui, merci, et désolé de vous avoir inquiété.

– Oh, y a pas de mal… Vous aviez eu une dure journée. 

– Vous avez du nouveau ?

– Oui et non… Le scan nous a donné des infos assez basiques… Très bonne base, mais il faudra y aller autrement. Déjà, un bon spectromètre pour avoir une idée des matières qui le composent… On a trouvé à quel endroit brancher le câble pour avoir peut-être accès à ses données internes, reste qu’on a aucune idée du code utilisé à l’époque et de si on va pouvoir le décrypter… » répondit-il en rejoignant le plateau.

La voix de Glados ajouta alors qu’il commençait à manger :

« On va déjà vérifier si c’est bien la connectique qu’on pense… On pense avoir le bon câble dans les réserves. Bon appétit.

– ‘Erchi ! »

Isha s’approcha de la table et regarda Lenno. Il semblait finalement simplement endormi, comme lorsqu’il était en veille.

Odina le rejoignit et posa une main réconfortante sur son épaule :

« Vous devriez aller vous reposer.

– Oui, moi de toute façon, je vais arrêter là pour ce soir, dit Tadi. On va lancer le spectromètre pour que ça se fasse cette nuit, parce que ça va être long, et je vais aller dormir un peu avant qu’Odina m’engueule, ajouta-t-il avec tendresse alors qu’elle lui jetait un faux regard courroucé. Reposez-vous aussi. Demain, il faudra que vous ayez la tête claire pour me dire tout ce que vous pourrez sur lui. »

Isha hocha la tête et prit un instant la main de Lenno.

« T’en fais pas, on va te sortir de là… » murmura-t-il.

*********

Le lendemain, Isha rejoignit le labo dès son petit-déjeuner avalé et avec la bénédiction d’Odina. Pour se préserver cependant, il avait accepté de rester sous perfusion et en fauteuil pour la journée.

Tadi et Glados étaient déjà au travail, le premier pas mieux rasé et habillé que la veille, analysant les premiers résultats de la spectrométrie, car si l’examen était fini, l’ordinateur analysait encore les données.

Isha répondit aussi précisément que possible aux questions de Tadi et de Glados, mais il doutait leur être d’un grand secours. C’est quand ils abordèrent la question de la mémoire que Tadi tiqua :

« Un stockage interne de mémoire compressée dans laquelle toute sa vie serait stockée ?

– C’est ce qu’il avait eu l’air de dire… Mais il était assez sibyllin quand on parlait de ça…

– Et donc, il stockait la mémoire immédiate de la journée ailleurs, et la transférait dans cet autre disque la nuit, c’est ça ?

– Un truc comme ça, oui…

– Donc, c’est l’accès à ce disque général qu’il faut trouver pour avoir accès à son souvenir de votre agression… Mais s’il y a toute sa vie dessus, j’espère que c’est rangé par date !…

– Ça va être long de chercher sinon, je vous le concède… »

Un technicien arriva alors avec une petite cagette dans les bras :

« Bonjour chef ! C’est vous qui avez demandé si on avait des câbles HG75 ?

– Ouais !

– Alors je vous ai ramené ce qu’on a trouvé, c’est pas jeune, mais ça devrait aller. Vous pourrez vous vanter de nous avoir fait fouiller dans de sacrés vieux cartons !

– Ah ben ça vous aura occupé, merci en tout cas !

– À votre service ! »

Le technicien repartit et Tadi regarda les câbles :

« On se le tente, Glad ?

– J’ai un adaptateur fonctionnel de mon côté, on peut y aller… On a que ça à faire en attendant que les analyses se fassent, de toute façon…

– Un point pour toi… » admit Isha.

Il regarda Tadi prendre la cagette de câbles, la poser sur une petite table roulante pour l’amener près de Lenno. Puis, il prit un petit scalpel pour tailler très délicatement la peau blanche à un endroit très précis de l’avant-bras, découvrant effectivement une prise. Il regarda les différentes connectiques, en essaya plusieurs, une se brancha.

« HG75 type K, Glados.

OK. »

Une petite trappe sortit du côté de l’ordinateur, une prise sortit. Un bras mécanique la saisit pour tirer un long câble et l’apporter à Tadi qui le brancha au premier.

À nouveau, sur l’écran, le smiley se mit à tourner. Un moment passa avant qu’il ne s’arrête :

« J’ai quelque chose, mais je n’y comprends rien…

– Affiche ?

– Je confirme qu’il est inerte, mais je pense que je peux suffisamment l’activer pour copier les données… Mais je ne comprends pas ce code… »

Sur un des écrans apparurent des lignes de codes. Tadi fronça les sourcils et se gratta la tête :

« Tu peux lancer une recherche de correspondances ?

– Je peux, mais ça va être compliqué sans plus d’indices…

– Attendez, ça me dit quelque chose… » les interrompit Isha en faisant rouler le fauteuil pour s’approcher de l’écran.

Il avait froncé les sourcils et reprit :

« Glados, est-ce que tu pourrais centrer tes recherches sur des langages utilisés il y a une quarantaine d’années dans l’aéronautique… ?… Euh, bon sang, grimaça-t-il, comment c’était… Un code qui servait à programmer les paramètres de décollage ?… »

Sur les écrans, les données se mirent à défiler à toute vitesse.

« Je crois que c’est le langage qui a précédé le Boa35 ?… Ça te dit quelque chose ?

– Oui, merci, mais ça me laisse encore quatre options… Le Boa34 bien sûr, le CerBef58, le Josaf98 et le Certo64.

– Tente le Josaf98 ?

– D’où vous connaissez ça… ? balbutia Tadi, admiratif.

– Je vous explique après… »

Le smiley tournait. Il finit par s’immobiliser, souriant et levant un pouce.

« Ça n’est pas exactement ça, mais c’est un langage voisin, bien vu.

– Tu penses qu’il y a moyen de réussir à décoder à partir de ça ?

– Pas impossible, mais ça va demander un sacré temps de calcul… »

Tadi fit la moue :

« Pas qu’on soit si pressé, à part pour les infos pour le juge… Mais sérieusement, d’où vous connaissez un code de programmation d’aéronautique plus vieux que vous ?

– Vous connaissez bien un androïde de 54 ans…

– Un point pour lui.

– J’ai eu affaire à ce code pendant ma formation, ça m’avait marqué… J’étais en stage dans une boîte qui faisait des mises à niveau pour les entreprises et l’une d’elles nous avait appelés parce qu’elle venait de changer de gérant, et que l’ancien n’avait jamais voulu mettre son système à jour, du coup on s’était retrouvé à devoir gérer des transferts de données entre ce vieux système et le nouveau, ça avait été costaud… Formateur, mais costaud, à 19 ans… »

Tadi rigola :

« Bravo en tout cas ! »

La porte s’ouvrit brusquement sur Nayati, toujours aussi parfaitement coiffée et habillée.

« Ah, vous êtes là aussi, Isha, ça tombe bien. Bon, on a un petit souci, frérot…

– Quoi donc ?

– Glados, tu peux mettre la télé sur la 19, s’il te plaît ?

– Bien sûr. »

La chaîne apparut sur un des écrans. Tous se tournèrent pour regarder, y compris le smiley.

On voyait des images du sauvetage de la veille. Quelqu’un avait, semble-t-il, filmé le repêchage ?

« … manque d’informations, disait une voix. L’enfant est hors de danger, mais plusieurs témoins auraient identifié l’androïde qui l’a sauvé comme un LENN, ancien modèle d’une série officiellement détruite, car jugé très dangereux après qu’il ait participé à un massacre lors de la guerre de Nolandya. Beaucoup de questions se posent donc et les théories les plus folles circulent sur les réseaux… Déjà, la police a emmené l’androïde sans qu’on sache où, est-il un survivant, ce qui paraît improbable, les faits remontant à un demi-siècle ? Ou alors l’armée a-t-elle fait semblant de détruire ces androïdes afin de les garder en réserve en secret pour plus tard ?… Ou en ont-ils recréés ? Tous les doutes sont perm…

– Coupe le son, Glad, ordonna Nayati.

Tout de suite, s’exécuta l’IA et le smiley se retourna vers eux.

– Il faudrait qu’on fasse une annonce pour désamorcer le malentendu… dit Tadi avec flegme.

– J’ai le feu vert du juge, je voudrais que tu viennes avec moi. Ils vont faire une déclaration de leur côté, mais il faut nous tenir prêts, les journalistes vont débarquer dès qu’ils sauront qu’il est ici.

– Aucun souci, sœurette. Par contre, on est d’accord, ils restent à la porte.

– On est d’accord. On a pas besoin que tu les aies dans les pattes. »

Vaguement inquiet, Isha roula jusqu’à eux :

« Dites, je pensais à un truc…

– Oui ? le relancèrent-ils en chœur.

– Si on arrive à décrypter la mémoire de Lenno et qu’il a bien participé à cette bataille… On pourrait peut-être avoir le fin mot de l’histoire sur cette histoire de bug ?

– Ça pourrait, reconnut Tadi.

– Où voulez-vous en venir ? demanda Nayati avec une moue assez semblable à celle de son frère.

– Ben, je suis peut-être complètement parano, mais je trouve super bizarre que tous les modèles aient été détruits comme ça… Ça avait quand même l’air d’être du sacré haut de gamme, on me fera pas croire qu’ils pouvaient pas les reprogrammer, donc euh… Soford a toujours nié le bug… Si jamais c’était autre chose et qu’il avait fallu le cacher, en urgence… ?

– En détruisant tout pour tout effacer ? conclut Tadi.

– Je vois ce que vous voulez dire, opina gravement Nayati. C’est effectivement bien parano, surtout vu le temps passé, mais on parle de l’armée, on sait jamais. Légalement, tant que Lenno est une pièce à conviction judiciaire, ils ne peuvent rien faire.

– Dans ce cas, j’ai une idée.

– Vas-y, Glad ?

– Je propose qu’on attente de voir si on trouve ce qui s’est passé avant de rendre nos conclusions aux juges.

– C’est ce à quoi je pensais, admit Isha.

– Ça risque de salement retarder votre affaire, soupira Nayati.

– Oui, mais je préfère ça à risquer que Lenno soit détruit.

– Les calculs vont être longs, de toute façon. Et s’il y a besoin de faire traîner, ça peut s’arranger, ajouta Glad alors que le smiley faisait un clin d’œil.

– On verra. Pour le moment, je vais faire renforcer la sécurité et on joue la montre, conclut Nayati.

– À tes ordres ! »

*********

Désireux de calmer le jeu, le juge Wakiza et son supérieur firent l’après-midi même une déclaration commune très claire et factuelle sur ce qui s’était passé : l’agression du propriétaire de cet androïde encore non identifié, la tentative de ce même propriétaire, ignorant aussi la nature de son bien, de cacher son existence à la justice, puis l’accident avec cet enfant et ce qui avait suivi.

Wakiza concluait ainsi :

« Ce n’est qu’après avoir ramené l’androïde dans les locaux de la police qu’un spécialiste nous a éclairés sur ce qu’il était. Il s’agit de Tadi, de la Naya Corps, à qui nous l’avons confié. Cet androïde est une pièce à conviction très importante dans une affaire qui ne l’est pas moins, il est donc capital que nous puissions avoir accès à sa mémoire pour avoir les informations que nous voulons. Nous n’avons pas plus d’informations sur la nature de cet androïde et qu’on soit clair, pour le moment, ce n’est pas la question. »

Comme prévu, un imposant troupeau de journalistes se retrouva devant les portes de la Naya dans la foulée.

Nayati avait eu le temps de se préparer. Pas Tadi, mais elle savait que son frère gérerait très bien en impro.

Isha était resté près de Lenno et regarda ça sur un écran, en compagnie de Glados.

La PDG de la Naya Corps faisait vraiment un duo aussi improbable que comique avec son grand frère, elle aussi grave et majestueuse qu’il était zen et mal fagoté.

Aux journalistes curieux ou inquiets, elle commença par assurer que le dangereux LENN était présentement totalement hors service et qu’il n’y avait aucune chance qu’il redémarre tout seul. Elle leur dit aussi que de toute façon, il était sous surveillance et que les services de sécurité de sa tour étaient prévenus et sauraient gérer. Après tout, de sérieux soucis d’androïdes buggés avaient déjà eu lieu lors de tests au sein de l’entreprise, les équipes de sécurité étaient rodées.

Puis, les questions devenant plus techniques, elle laissa la parole à son frère qui y répondit avec calme et pédagogie :

« Oui, c’est bien un modèle d’époque. Il n’y a aucun doute, c’est parce qu’il était aussi vieux qu’il n’a pas résisté à son petit bain dans le fleuve. Faut dire qu’avec une eau à 6… Bref. Après, nous n’avons pour le moment aucune autre information sur d’où il sort et comment il a pu survivre jusqu’ici. La seule chose que je peux vous dire, c’est que c’est incroyable, juste absolument dingue, qu’un androïde ait pu tenir plus de 50 ans sans entretien. Aucun de nos modèles à nous, et vous le savez, on fait pas de la merde, ne pourrait tenir plus de 5 ans, 10 au max, sans maintenance. Bref, dangereux ou pas, cet androïde est un miracle technologique et je suis persuadé qu’étudier sa structure et tout le reste pourrait nous permettre des avancées démentielles. Après, concernant son IA, il faudra voir ce qu’on trouve et ce qu’on peut faire. A priori, s’il a spontanément sauvé un enfant, c’est quand même qu’il est pas si méchant que ça. Pour le moment, conformément aux ordres du juge, nous sommes en train d’essayer d’avoir accès à ses sauvegardes mémorielles, mais j’aime autant vous dire qu’on a même pas identifié le langage de programmation, alors c’est pas gagné. »

Isha soupira. Sur l’écran, le smiley fit la moue et Glados dit :

« Je vous trouve bizarres, parfois. Pourquoi vous nous avez créés si c’est pour nous faire vous faire du mal ? »

Isha sourit.

« On a jamais dit qu’on était cohérents.

– Oh, ça, j’avais remarqué…

– Dis voir, Glados, tu en dis quoi, toi, en tant qu’IA, de cette histoire de bug ?

– Difficile à dire sans plus d’information… De ce que tu disais, Lenno était plutôt très gentil et serviable, avec tout le monde, et ça l’a conduit à se sacrifier pour cet enfant. La seule fois où il s’est montré agressif, c’était pour te défendre. Alors et si ce jour-là, ils avaient cru devoir défendre quelque chose à tout prix ?

– Ah, je vois… Pourquoi pas, oui… »

Le lendemain, alors que Tadi et Isha, sans perfusion, mais avec un patch au bras, continuaient à travailler, l’un sur le code et l’autre sur les résultats finaux de la spectrométrie, un appel sortit des enceintes :

« Tadi, un militaire demande à vous parler de toute urgence. Nous le gardons dans le hall. Souhaitez-vous le rencontrer ?

– OK, on arrive. Glados, tu nous précèdes, on descend.

– OK. »

L’IA était en fait connectée à tout le réseau de l’immeuble et n’eut aucun mal à apparaître dans le hall, sur un écran, face à un officier en uniforme visiblement nerveux et accompagné de trois soldats.

Le smiley sourit :

« Bonjour, Tadi arrive, merci de l’attendre. »

Les militaires avaient sursauté et regardèrent avec stupeur ou suspicion le smiley tout sourire.

« Euh… Merci… bredouilla l’officier.

– N’hésitez pas à demander des rafraîchissements à nos hôtes et hôtesses si vous voulez.

– D’accord… Excusez-moi, mais euh, vous êtes quoi, au juste ?

– Glados, je suis l’IA centrale de la Naya Corps. Tadi m’a prié de venir vous accueillir le temps qu’il descende. »

L’officier restait très sceptique. Tadi arriva avec Isha, poussant le fauteuil de ce dernier.

« Bonjour, nous voilà ! Désolés, on était un peu haut… »

Tadi était aussi aimable qu’Isha inquiet.

« Bonjour. »

L’officier était droit et strict, il tendit sèchement à Tadi une vieille feuille jaunie en disant :

« Nous sommes venus récupérer le LENN que vous gardez. Conformément à la directive du Conseil Mondial de l’Union, il doit être détruit. »

Isha blêmit et serra les poings, mais Tadi, lui, rendit la feuille, croisa les bras et pencha la tête, tranquille.

« Navré, cet androïde est une pièce à conviction dans une affaire criminelle. Nous sommes tenus par la loi de le garder en état le temps d’obtenir les informations réclamées par les juges. »

Isha regarda Tadi, anxieux tout de même, alors que l’officier reprenait :

« Cet androïde appartient à l’armée et est dangereux, nous avons ordre…

– Navré, mais vous vous trompez. »

Ils levèrent le nez vers l’écran où le smiley, tout sourire, mais désormais à lunettes et muni d’une petite réglette qui allait désigner des choses au fur et à mesure de ses paroles, se poussait dans un petit coin de l’écran où s’affichèrent des documents, alors que la voix artificielle reprenait avec le même calme :

« Les LENN n’ont jamais appartenu à l’armée. Cette dernière les louait à la Soford. La disparition de cette entreprise et le temps passé annulent légalement toute légitimité de propriété sur cet androïde. De plus, comme vous l’a expliqué Tadi, il s’agit formellement d’une pièce à conviction dans une affaire criminelle. La directive du Conseil Mondial est elle-même est légalement obsolète depuis 27 ans. Dans tous les cas, vous n’avez donc aucun droit à réclamer qu’on vous remette l’androïde en question. »

Un silence suivit et Tadi reprit avec un grand sourire :

« Du coup, je ne saurais que vous conseiller de quitter les lieux et de nous laisser retourner faire notre travail… »

L’officier serrait les poings et cria :

« Cet androïde est un danger pour tous et… »

Isha le coupa, cette fois en colère :

« Oh ça va, arrêtez ça tout de suite ! Lenno veille sur moi depuis des mois, sans faillir, avec une gentillesse et une vigilance de tous les instants, alors allez vous faire foutre avec vos délires ! Il s’est tué pour sauver un gosse, bordel ! C’est ça, votre danger public ?!… »

Si Tadi regarda avec surprise son nouvel ami rouler vers les militaires, furieux :

« … Il passait son temps à aider tout le monde, à monter les courses de mes vieilles voisines, à nourrir les chats et à sortir les chiens quand ils étaient pas là, il a préparé tous les repas du papy du 3e pendant un mois quand il s’est cassé la jambe !… Et il lui montait, trois fois par jour, alors FERMEZ VOTRE PUTAIN DE GUEULE AVEC VOS CONNERIES !!! »

Alertés par ses cris, les hommes de la sécurité approchèrent rapidement.

Les soldats restaient interdits, séchés de se faire aboyer dessus comme ça par un petit bonhomme en fauteuil roulant, et s’ils avaient regardé l’écran, ils auraient vu que le smiley avait les yeux ronds, lui aussi.

Tadi se racla la gorge et fit un signe aux hommes de la sécurité :

« Raccompagnez ses messieurs, s’il vous plaît. Et que les choses soient claires : vous n’avez aucun droit sur ce LENN. Tenez-vous-le pour dit. »

Et il saisit les manettes du fauteuil pour repartir sans attendre.

Une fois qu’ils furent seuls dans l’ascenseur, Tadi soupira :

« Cette fois, c’est sûr, ils cachent quelque chose.

– Mouais, pour tenter un truc aussi foireux, c’est clair qu’il y a un truc.

– Ça y est, ils ont été évacués, dit la voix de Glados dans le haut-parleur.

– Parfait. On va passer voir Yati, Glad, on remonte après.

– D’accord. »

Nayati était à son bureau et sourit aux deux hommes lorsqu’ils entrèrent. La pièce était grande, claire, et aussi propre et impeccable que son occupante.

Mise au courant, elle soupira à son tour :

« Bon, on va rester au plan A. On essaye de gagner le plus de temps possible pour découvrir le pot aux roses. Vigilance rouge en attendant ! »

C’est alors que la voix de Glados retentit dans le bureau :

« Excusez-moi, Tadi ? Isha ? Vous avez encore de la visite !

– Quoi ? sursauta-t-elle. Qui, cette fois ?

– Je l’ignore, un vieux monsieur très poli avec une jeune femme qui tire un diable avec trois gros cartons. Il m’a interpellé alors que j’allais remonter, je surveillais via les caméras externes que nos miloufs étaient bien partis… Il voudrait parler, je cite, au monsieur qui essaye de réparer le LENN. »

Isha, Tadi et Nayati se regardèrent, dubitatifs, puis elle dit :

« Bon, ben vous y retournez ?

– Ouais, on va aller voir… »

Tadi et Isha repartirent donc et redescendirent.

Dans le hall, assis sur une banquette, portant un costume élégant et un chapeau, sa canne entre ses jambes, un très vieux monsieur, accompagné, effectivement, d’une jeune femme à côté de laquelle se trouvaient bien trois gros cartons, posés au sol. Elle avait replié le diable.

Les voyant arriver, le vieil homme se leva lentement, appuyant sur sa canne, et souleva un instant son chapeau.

« Désolé de vous déranger comme ça, sans prévenir…

– Pas de problème. Je suis Tadi, et voici Isha, c’est principalement nous qui nous occupons du LENN, avec l’IA que vous avez rencontrée tout à l’heure. Que pouvons-nous pour vous ?

– Oh, c’est plutôt moi qui peux quelque chose pour vous… Si vous permettez ?

– Euh, on vous en prie ? »

Le vieux monsieur se présenta alors. C’était un ancien ingénieur de la Soford, aujourd’hui paisible retraité.

« Ça m’a bien fait rire d’apprendre qu’un LENN avait survécu !… Ah, ça avait gueulé à l’époque, mais on avait quand même fait du sacré bon boulot !

– J’avoue, reconnut Tadi, c’est extraordinaire…

– Ça, si vous saviez comme ça nous a fait de la peine d’être obligé de les détruire… Mais bon, d’un autre côté, on avait joué avec le feu en en faisant des armes… Ah, pauvre professeure Ayanna, elle aurait eu tellement de peine si elle avait vu ce qu’on avait fait de ses bébés… Enfin bon, c’est peut-être elle qui s’est vengée, de Là-Haut… Elle aurait dû bosser pour vous, elle… Votre grand-père aurait su y faire, lui. C’était un sacré gars, votre grand-père !… Un génie de votre genre… Vous lui ressemblez beaucoup ! Enfin bref, le passé est le passé, ce n’est pas pour vous ennuyer avec de vieilles histoires que je suis venu… »

Il montra les cartons :

« Quand on a fermé, je me suis permis de garder quelques bricoles, ça m’ennuyait quand même que tout notre boulot disparaisse… Alors, ça a pris la poussière et ça me servira plus à rien, mais je pense que vous, ça devrait bien vous aider… »

Tadi et Isha se regardèrent, pareillement partagés entre la stupéfaction et l’espérance que ça soit ce qu’ils pensaient ?

« … Y a pas tout, mais y a le plus gros.

– Vos documents sur les LENN ? balbutia Isha.

– Oui, tout ce que j’avais pu récupérer, après, je me souviens plus trop du détail, je perds un peu la tête… Mais il y a de quoi faire, je pense… »

Il leur sourit :

« Faites-en meilleur usage que nous. »

Et il ajouta :

« C’est ce qu’Ayanna aurait voulu. »

Il les salua et repartit sans attendre avec la jeune femme.

Isha s’approcha et regarda dans le premier carton, même s’il était un peu haut pour lui.

Il en sortit un dossier papier et Tadi se pencha dans son dos pour regarder.

Notes préparatoires et premiers plans des LENN…

Les deux hommes se regardèrent.

« Là, je crois qu’on vient de griller notre réserve de chance pour les dix prochaines années…

– Ouais, y a des risques ! »

*********

Lorsqu’Odina et Nayati passèrent voir pourquoi les deux hommes ne s’étaient pas pointés pour dîner, ce qui n’avait, cela dit, rien d’inhabituel, elles les trouvèrent au milieu de tas de feuilles, de dossiers et de cahiers ouverts dans tout le labo, alors même que pas moins de douze vieux disques durs étaient branchés sur Glados.

« … Je pense que ces données-là correspondent aux paramétrages militaires… Type armement.

– D’accord, donc, garde de côté, ce n’est pas notre priorité pour le moment, lui dit Isha.

– Bien… Ah, là, je l’ai ! Ça y est, Isha, regarde, voilà le code !

– Fais voir ? »

Des lignes de code défilèrent sur un écran. Isha sourit :

« Oui, c’est ça, tu as une correspondance ?

– Oui ! C’est défini dans la doc, c’est bien une base Josaf98, mais ils détaillent les variations. Avec ça, je devrais pouvoir décrypter le langage bien plus vite, il suffit que je me fasse une base de références et ça ira tout seul !

– Super ! »

Nayati ramassa un dossier alors qu’Odina rejoignait son mari perdu dans la contemplation des plans affichés sur les écrans, de son côté, très attentive à ne pas déranger les feuilles étalées au sol.

« Mon chéri ? Ça va ?

– C’est fabuleux, Odina… »

Elle passa ses bras autour de son torse pour regarder par-dessus son épaule, se blottissant dans son dos, alors qu’il reprenait en lui montrant :

« On a tout ce qu’il nous faut… Absolument tout ce qu’il nous faut… Enfin, il manque des bricoles, mais rien que je puisse pas compléter… Yati ?… C’est encore plus dingue que je pensais… Les gens qui ont conçu ce modèle, c’étaient des putains de génies !… Tout est parfait… C’est incroyable… Une structure corporelle pareille avec une IA médicale ou de soutien, ça serait une merveille… »

Nayati s’approcha, attentive aussi à ne pas marcher sur les feuilles. Elle ne se souvenait pas avoir vu son frère dans un état aussi calme et pourtant si clairement émerveillé, pas depuis le jour où, à 9 ans, il avait compris le potentiel des androïdes et décidé de leur dédier sa vie.

« Je vais retaper Lenno. Et récupérer sa mémoire, c’est notre priorité… Mais avant ça, Yati, tu m’invites toute la team des Angelus59. On peut vraiment les améliorer sans tout reprendre rien qu’avec trois ou quatre idées pompées sur les LENN… Ça serait génial !

– D’accord, je les convoque demain. »

Malgré tout, il allait falloir 97 jours de calculs à Glados pour venir à bout du code de Lenno.

Pendant ce temps, Tadi et ses troupes travaillaient d’arrache-pied, tant à l’amélioration de l’Angelus59 qu’à la mise au point des techniques nécessaires à la réparation du corps du LENN.

97 jours pendant lesquels une effroyable bataille médiatique avait lieu, entre ceux qui exigeaient la destruction du LENN dès que les juges auraient ce qu’ils voulaient et ceux qui pensaient qu’au contraire, ce LENN-là avait largement démontré qu’il n’était pas un danger et qu’il fallait le laisser vivre en paix. Le tout envenimé par les descendants et survivants de Nolandya qui réclamaient justice, qui voulaient que le dernier LENN soit détruit comme tous ceux qui avaient massacré les leurs.

L’armée alimentait sûrement une partie de l’affaire, tout comme Jaxxon, qui semblait avoir fait le lien avec Isha, puisque la mégacorps avait tenté de déposer un recours pour que la mémoire d’un androïde si vieux et louche ne puisse pas être recevable. Ils avaient été déboutés.

De l’autre côté, les interventions de Nayati et Tadi, plaidant pour les avancées que leur permettrait l’étude de cet androïde hors du commun, ainsi que les témoignages multiples de tous ceux que Lenno avait aidés un jour ou l’autre, plaidaient aussi en sa faveur.

Mais ce fut finalement Isha qui trouva la clé de l’énigme et permit de tout remettre à plat.

Isha qui n’avait pas quitté la tour de la Naya depuis qu’il y était entré. Par besoin de rester près de Lenno, et d’aider, parce que Tadi était vraiment content de cette aide, lui qui n’y connaissait rien en codage, parce qu’Odina testait sur lui un traitement qui, s’il était loin d’être parfait et d’empêcher toutes ses crises, lui faisait quand même beaucoup de bien, et surtout parce que personne ne l’attendait chez lui et qu’il ne voulait pas y retourner seul. Sans compter le risque pas encore levé d’une nouvelle agression.

La Naya lui avait donc laissé un petit studio au 59e étage, dans lequel il était tout à fait bien, enfin, dans lequel il allait dormir de temps en temps, quand il avait le temps.

 Au 98e jour, la mémoire de Lenno était enfin lisible.

Lorsqu’il vit quelles avaient été ses dernières pensées, Isha fondit en larmes.

« Pardon, Isha… Je voulais vraiment… Rester près de vous… »

Puis, il essuya ses yeux avec rage et se reprit.

Tu vas revenir. On sera à nouveau ensemble. Je ne laisserai personne te foutre à la benne.

Isha et Glados retrouvèrent sans trop de mal l’agression et purent « couper » cette dernière pour la réencoder dans un format plus moderne qu’ils pourraient transmettre au juge. L’image était nette et le son aussi, Tekoa aurait à s’expliquer.

Isha se sentit soulagé. Il aurait sa revanche contre Jaxxon.

Quelques semaines plus tard, son enquête bouclée, Winema irait arrêter Tekoa, ayant découvert que c’était parce que le fameux responsable de chantier était son petit-fils illégitime qu’il avait personnellement décidé de faire éliminer Isha.

La vidéo de Lenno, bien plus claire et lisible que celle des caméras de surveillance, et surtout, avec les enregistrements des voix des agresseurs, avait permis, en plus de permettre d’incriminer directement Tekoa, de retrouver ces agresseurs eux-mêmes, et leurs témoignages avaient été sans appel pour la mégacorps.

Et quelques mois plus tard, Isha et Yepa écraseraient Jaxxon et son PDG dans un procès qui feraient la Une des journaux pendant quelques jours, reconnaissant Isha comme victime et d’un accident dû à une sécurité défaillante, et d’une tentative d’homicide préméditée, le tout lui rapportant assez pour ne plus jamais qu’il ait à attendre après son assurance pour rien.

Mais pour l’heure, loin d’imaginer cette victoire, il mit ça de côté et partit à la recherche de ce qu’il voulait vraiment, même si ça le terrifiait. Lenno avait-il, oui ou non, pris part au massacre de Nolandya et y avait-il, oui ou non, eu un bug expliquant ce dernier ?

Isha passa les souvenirs de Lenno sans les regarder, se sentant voyeur. Ces vies ne le regardaient pas. Il cherchait, avec Glados, l’IA notant des choses factuelles qui pourraient aider si besoin : que Lenno avait bien aidé plusieurs personnes en fin de vie, plusieurs familles, des enfants.

Puis, ils arrivèrent, plus d’un demi-siècle plus tôt, aux premières années de la vie de Lenno. Et le cœur d’Isha se serra, mais il se força à regarder, à écouter.

Une usine froide, des casernements sans aucun confort, son Lenno entassé avec ses frères sans confort, envoyés au front sans répit ni pitié… Mais distinguant sans aucun souci leurs ennemis des civils.

Et cette horrible bataille où, de façon totalement incompréhensible, les LENN avaient vraiment massacré sans aucune distinction soldats ennemis et tous les civils, femmes, enfants, vieillards, qui se trouvaient dans la zone.

Isha s’était caché le visage et Glados coupa la vidéo, se contentant de lui confirmer que Lenno avait bien été là.

Il remit plus tard, et Isha vit par les yeux d’un Lenno paralysé par une balle comment il avait été récupéré par de pauvres gens sur le champ de bataille, revendu et reconstruit avant que ne commencent ses nouvelles vies, celles où il serait revendu au fil du temps, jusqu’à lui-même.

Isha pleurait encore et Glados lui dit :

« Isha, est-ce que tu pourrais vérifier ? Je crois qu’il y a un souci avec son code…

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Tu sais que nous avons vu qu’il gardait une trace de toutes ses mises à jour ?

– Oui, et ?

– Il y a eu une mise à jour le matin qui a précédé l’attaque.

– Rien d’anormal avant une bataille si décisive, j’imagine ?

– Je te l’accorde, sauf qu’une seule ligne a été modifiée… »

*********

Lorsqu’Isha annonça qu’il avait résolu, avec l’aide de Glados, le mystère du massacre de Nolandya, il ne laissa à personne le temps de protester, le menacer, car c’est via le réseau de la Naya Corps qu’il diffusa son exposé, et ce dernier était sans appel.

Les LENN étaient des androïdes très particuliers, très puissants, incroyablement bien faits, capables d’apprentissage… En fait, l’armée, en les traitant comme de la chair à canon, les gaspillait de façon ridicule.

Une de leurs spécificités était que leur mémoire était personnelle, enregistrée dans sa totalité et que, si on pouvait la copier, il était par contre impossible de la retirer du LENN, que ça soit en l’effaçant numériquement ou en la retirant physiquement, sans causer la destruction de ce dernier. Un LENN avait toute sa vie, toutes ses mises à jour, contenues en lui.

D’autre part, il était admis que les LENN avaient toujours été parfaitement fonctionnels jusqu’à cette fameuse bataille.

Alors, pourquoi ?

Au matin de cette funeste journée, une mise à jour passée inaperçue avait modifié un infime détail, une seule ligne dans leur code. Elle permettait, s’ils en recevaient l’ordre, de faire sauter la sécurité qui protégeait les civils, en les faisant soudain considérer toute personne face à eux comme ennemi, en priorisant sans aucune limite ce qu’ils devaient protéger.

Quelques heures plus tard, un peu après le début de la bataille, les LENN avaient reçu l’ordre, sans qu’eux sachent de qui, de protéger à tout prix la base arrière de leurs troupes. Ce fait, à cause de cette mise à jour, avait causé le massacre.

Sauf que cet ordre n’avait aucun sens. La base en question était loin et ne pouvait pas être mise en danger par ceux qu’ils affrontaient à ce moment. Trop loin, sous-équipés, pas assez nombreux. Mais ça, les androïdes ne pouvaient rien en savoir.

La conclusion d’Isha était donc la suivante : les LENN n’avaient jamais buggé.

Par contre, deux personnes avaient savamment comploté leur perte : celle qui avait fait cette mise à jour et celle qui avait donné cet ordre. La première était de la Soford, membre de leurs équipes de codage des IA. La seconde était un militaire qui avait accès à leur commandement.

Pour cacher le scandale, cacher une défaillance bien humaine, l’armée avait alors tout fait pour que tous les androïdes soient détruits sans qu’on puisse étudier leur mémoire pour comprendre ce qui était arrivé, faisant passer les derniers LENN pour des créatures dangereuses en montrant des vidéos d’eux en train de combattre des soldats, soi-disant sans raison, alors qu’il s’agissait, Isha en était sûr, de simples archives d’entraînements.

Soford n’avait pas eu le temps de comprendre, pas eu le temps de rien prouver. Et de toute façon, plus personne ne les écoutait…

Isha donnait toutes les preuves, toutes les clés pour vérifier ses dires. Et rapidement, de nombreux historiens et spécialistes des IA se penchèrent sur la question, et tous conclurent sans plus d’appel qu’il avait raison.

Si le silence fut immédiat du côté des détracteurs des LENN, ce ne fut pas le cas des descendants et survivants de Nolandya. Si quelques-uns exprimèrent leur regret d’avoir demandé la destruction de Lenno, la plus grande majorité exigeait désormais de l’armée qu’elle leur livre les vrais responsables du massacre.

Mais l’armée se cachait derrière le secret défense, arguant que les délais légaux interdisaient pour le moment l’ouverture des archives.

Mais ça, Isha s’en foutait.

Lenno était sauvé et rien d’autre ne comptait pour lui.

*********

La neige tombait tout doucement lorsque, des mois plus tard, Lenno fut enfin réactivé.

S’il avait été un moment envisagé de lui fournir un nouveau corps, l’impossibilité d’y transférer sa vraie mémoire sans la détruire avait vite fait changer d’avis Tadi et ses techniciens.

Réparer le corps avait été aussi long que laborieux, mais en vérité, Tadi s’amusait comme un petit fou. Certes, lui et ses sbires avaient vraiment galéré, mais l’exercice avait été incroyablement instructif pour eux. 

Les prochaines générations d’androïdes de la Naya s’annonçaient inouïes.

Le système de Lenno redémarra lentement. Les fonctions reprirent les unes après les autres, alors que l’androïde, allongé sur la table du labo, nu, mais recouvert d’un drap, sortait de sa longue torpeur.

Isha était assis au bord de la table, près de lui, guettant avec anxiété. Glados était là, veillant à ce que tout aille bien. Le smiley était inhabituellement brave. Les autres n’étaient pas présents, ayant bien conscience qu’Isha et Lenno devaient se retrouver en toute intimité. 

Enfin, au bout de longues minutes, Lenno rouvrit les yeux. Un regard vague, interrogatif, peut-être un peu apeuré, qui erra un peu avant de se poser sur Isha.

« Isha ?… »

Isha fondit en larmes en se jetant à son cou.

« Lenno !…

– Eh ! »

Inquiet, Lenno posa en tremblant ses mains dans le dos.

« Isha ? Ça ne va pas ? Qu’est-ce qui se passe ?… bredouilla-t-il.

– Tu m’as tellement manqué… »

Lenno eut un petit sourire.

Il serra Isha plus fort.

« Je fonctionne encore… ? Qu’est-ce qui s’est passé ?… Où sommes-nous ?… »

Isha se redressa en essuyant ses yeux, reniflant.

« … Je vous attendais près du Palais de justice, il y a eu les cris de cette femme, j’ai plongé pour sauver cet enfant et… »

Il plissa les yeux.

« Je l’ai ramené au bord, je crois…

– Il va bien, tu l’as vraiment sauvé. »

Lenno s’assit lentement, regardant autour de lui, cette fois avec curiosité :

« Ah, tant mieux… Mais je me suis éteint… ?… Où sommes-nous ? »

Isha sourit et inspira un grand coup. Lenno était réveillé, Lenno était lui-même… Jusqu’à la dernière seconde, il avait eu peur…

Il raconta rapidement à Lenno ce qui s’était passé, Tadi, le vieil ingénieur, les heures de recherche, la réparation minutieuse, si longue, et surtout, la révélation de la vérité sur le massacre du Nolandya.

« Tu n’as plus à avoir peur. Tout le monde sait qu’on vous a manipulés. D’ailleurs, ne t’en fais pas, on a remis le code comme il était. Tu n’as plus à avoir peur de tuer sans distinction. Et de toute façon, il n’y a plus aucune raison que tu sois mis en situation de combat. »

Isha passa encore ses bras autour du cou de Lenno pour se serrer contre lui.

« Ça va aller. »

Lenno sourit et le serra à nouveau contre lui.

« Oui. Ça va aller. »

Isha caressa le tatouage sur l’épaule de Lenno :

« On l’a laissé, mais si tu veux, on peut te l’enlever ? »

Lenno regarda et dénia u chef :

« Non, merci, après tout, ça fait partie de moi… Et puis, c’est à lui que je dois mon nom, tu sais…

– Ah ?

– Oui… C’est ce LENN-0 qu’une petite fille qui commençait à peine à déchiffrer ses lettres a lu ‘’Lenno’’, un jour, il y a longtemps, et ses parents ont trouvé ça tellement mignon qu’ils ont décidé de m’appeler comme ça… Et c’était la première fois qu’on me donnait un vrai nom si simplement… Du coup, quand tu m’as demandé comment je voulais que tu m’appelles, c’est lui qui m’est revenu… »

Isha sourit, ému.

Le smiley souriait et Glados toussota.

« Isha, Tadi demande s’ils peuvent venir ?

– Oui, merci, Glad. »

Lenno avait regardé l’enceinte, puis le smiley, et Isha le lâcha.

Tadi pointa un nez timide et entra, suivi de Nayati, plus sûre d’elle, et Odina et Tala, souriantes toutes deux.

Tadi regardait Lenno, tout content de le voir réveillé et parfaitement conscient, et lui tendit immédiatement la main :

« Super heureux de vous rencontrer enfin, Lenno ! Je suis Tadi.

– Ah, c’est à vous que je dois d’être réactivé, alors ? Merci, répondit Lenno en la serrant.

– Merci à vous, vous n’imaginez pas tout ce que vous nous avez appris… »

Nayati hocha la tête :

« Oui, on vous doit beaucoup. Vraiment. À vous et à Isha, d’ailleurs, cette histoire nous a fourni un super ingénieur informaticien, en plus d’un modèle fabuleux qui va révolutionner notre industrie… »

Lenno la regarda sans comprendre et Tala gloussa avant de lui dire :

« Elle parle de toi et Isha. »

Lenno lui sourit :

« Tala ! Vous allez bien ?

– Ouais, super contente de te revoir aussi. Et t’as salement manqué à Isha, alors t’as intérêt à faire gaffe et à éviter les bains de glace !

– Ah non, ça, ça va, corrigea Tadi, il est remis à neuf, il peut se déguiser en bonhomme de neige, là, il risque plus rien. »

Lenno devait effectivement très vite se rendre compte de ça. Il se sentait mieux, son corps répondait parfaitement, il n’avait plus ces petits bugs qu’il ressentait avant et qui l’inquiétaient tant sur son déclin.

Il regarda tous ces gens, Isha, surtout, qui avait l’air d’aller mieux, qui souriait. Il pensa qu’il n’allait plus avoir besoin d’avoir peur et il se sentit apaisé, et à sa place.

*********

Lenno n’échappa pas à la curiosité des journalistes, mais ceux-ci ne s’acharnèrent pas. Nayati organisa une petite conférence de presse pour le montrer, qu’il était tout gentil et tout neuf, mais ça n’alla pas plus loin.

Isha avait donc été engagé pour la Naya dans l’intervalle et le réveil de Lenno le poussa à quitter son petit studio dans la tour pour se prendre un appartement plus grand, mais non loin de son travail.

Lenno suivit. Ils vidèrent enfin l’ancien appartement pour s’installer, disant au revoir et merci à tous leurs voisins, qui étaient globalement plutôt heureux pour eux, qu’Isha s’en soit sorti et aille mieux et surtout que Lenno soit retapé aussi.

C’était donc un après-midi de décembre, alors que, dans leur nouveau logement, Isha décorait le sapin pendant que Lenno préparait un chocolat chaud et des muffins, qu’on sonna à leur porte.

Un peu intrigué, car ils n’attendaient personne, Isha alla ouvrir pour découvrir un couple de personnes âgées, un homme et une femme, qui le saluèrent poliment.

« Bonjour, monsieur, dit l’homme. Nous sommes navrés de vous déranger, mais nous voudrions vous parler, à vous et à votre androïde.

– Euh… Oui ?… Mais euh… Pardon, mais… Qui êtes-vous ?

– Les enfants de sa créatrice… Et ses bourreaux, répondit la femme.

– Pardon ?! sursauta Isha.

– C’est une très longue histoire que nous lui devons, continua-t-elle.

– Nous ne vous voulons aucun mal, ajouta l’homme, apaisant. Ne craignez rien. »

Intrigué de ne pas voir Isha revenir, Lenno le rejoignit et regarda les deux inconnus avec curiosité. Eux le regardèrent avec une certaine tristesse.

Isha regarda Lenno, ennuyé, et l’homme reprit :

« Je m’appelle Nashoba, et voici ma sœur, Kishi. Nous sommes les enfants de votre créatrice, Lenno. La professeure Ayanna. »

Isha fronça les sourcils. Le nom cité par l’ancien de la Soford… ? Il ouvrit la porte et s’écarta.

« Entrez. »

Ils le remercièrent et il les conduisit au salon. Ils enlevèrent leurs manteaux et s’installèrent sur un canapé, Isha sur celui d’en face. Lenno leur apporta des cafés et des muffins avant de s’asseoir à côté d’Isha.

L’histoire commençait presque 70 ans plus tôt. Nashoba et Kishi étaient les enfants heureux d’un couple heureux. Ils étaient particulièrement fiers de leur mère, Ayanna, vraie génie sur le point de mettre au point des androïdes révolutionnaires, hors du commun, qu’elle voulait au service du bien de l’humanité.

Mais l’entreprise pour laquelle cette femme travaillait avait d’autres projets pour les merveilleuses inventions de cette femme. Des projets militaires…

La si fabuleuse ingénieure, leur mère bien-aimée, était morte dans des circonstances bien étranges et étonnamment opportunes pour les projets de la Soford. 

Les enfants n’avaient pas trop compris. Leur père avait sans discuter vendu les brevets de sa femme à l’entreprise, désireux d’avoir de l’argent pour l’avenir de ses enfants et sans doute inconscient de ce qu’ils allaient en faire.

Mais c’est avec horreur qu’en grandissant, ils avaient compris que le rêve de leur mère, ces androïdes au service des humains, allaient être construits pour devenir des engins de mort, des machines pour tuer.

Alors, s’ils ne pouvaient pas et ne pourraient jamais prouver que leur mère avait été assassinée, ils se jurèrent au moins de tout faire pour que le viol de son invention tourne court.

C’est comme ça qu’ils avaient tous deux pris deux chemins pour mener à bien ce projet.

Kishi était devenue ingénieure, spécialisée dans les IA. La Soford pensait qu’elle voulait reprendre le flambeau de sa défunte mère, ils n’avaient jamais compris que pour elle, ça signifiait les anéantir.

Nashoba était devenu militaire, se frayant un chemin pour devenir responsable auprès des LENN, jusqu’à pouvoir les diriger.

Durant des années, les deux vers avaient fait leur nid dans le fruit pour mieux le pourrir de l’intérieur, sans que personne ne se doute de rien.

Et dès qu’ils l’avaient pu, ils avaient mis leur plan à exécution.

Elle avait modifié le code.

Il avait lancé l’ordre.

La minuscule mise à jour était passée inaperçue dans l’entreprise.

Quant aux militaires, ils ne purent savoir, parmi les personnes ayant les prérogatives pour commander les LENN, qui avait lancé cet ordre. Paniquée, elle avait commencé par nier avant de rejeter l’entièreté de la responsabilité sur la Soford et de dispatcher les possibles coupables à droite à gauche pour les faire oublier.

Personne ne les avait jamais identifiés.

Les machines de mort avaient disparu, entraînant dans leur chute l’entreprise honnie.

Leur mère était vengée et son rêve ne serait plus souillé.

Un long silence suivit leur récit. Isha tremblait, profondément choqué. Lenno les regardait avec une profonde tristesse.

Il chercha un moment ses mots et leur dit :

« Je vous remercie d’être venu nous raconter ça. Vraiment. Merci.

– Nous avons pensé que nous vous le devions… dit Nashoba.

– Quand nous avons appris qu’un LENN avait survécu et surtout, qu’il avait passé le reste de sa vie au service des humains, comme le voulait notre mère, nous avons été très heureux, continua Kishi. Lorsque vous avez fait éclater la vérité, continua-t-elle pour Isha, nous avons décidé de nous rendre et de répondre du massacre de Nolandya. Mais nous ne voulions pas que vous appreniez la vérité dans la presse.

– Oui, nous vous la devions face à face.

– Alors, nous avons attendu que vous soyez reconstruit pour venir vous voir. Lenno, c’est ça ?

– Oui ?

– Vous avez permis au rêve de notre mère de renaître. La Naya va faire tout ce que la Soford n’a pas fait. Merci. Vraiment. »

Ils partirent peu après. Le soir même, au journal, Lenno et Isha apprendraient qu’ils s’étaient vraiment rendus aux autorités.

Lenno alla à la cuisine chercher le chocolat et les muffins, gardés au chaud pour Isha.

Il trouva ce dernier perdu dans ses pensées, regardant par la fenêtre, et, inquiet, posa la tasse et l’assiette sur la table basse avant de le rejoindre :

« Isha ? Ça va ?

– …

– Isha ? »

Isha regarda Lenno et soupira :

« Tout ça pour ça…

– Oui. Tout ça pour ça. La vengeance de deux enfants… Je ne sais pas si je dois trouver ça beau ou triste.

– Les deux, je pense. »

Lenno passa son bras autour des épaules d’Isha et le serra contre lui :

« Tu sais, Isha, je suis heureux d’exister.

– Lenno… ?

– Et je suis heureux de t’avoir rencontré… »

Isha sourit et se resserra contre le flanc de l’androïde :

« Moi aussi, je suis heureux que tu sois près de moi.

– Allez viens, ton chocolat va refroidir…

– Oui. »

Isha alla se rasseoir sur le canapé, prit la tasse, respira la douce odeur sucrée et sourit.

Lenno le vit et sourit aussi.

Oui, il était heureux d’exister, heureux d’avoir survécu, et heureux, ce jour-là, de voir Isha sourire devant un bon chocolat chaud, à l’abri dans leur foyer, à quelques jours de Noël.

Qu’importait le passé, il l’avait conduit là, et il y était bien.

 

FIN

(14 commentaires)

  1. J’ai bien fait d’attendre pour lire toute la fin d’un coup… Comme ça je n’ai chialé qu’une seule après midi au lieu de deux… Je te déteste ! Tu le sais ça ? Faut toujours que tu me fasses pleurer !!! Tu peux pas écrire une jolie guimauve fondante du début à la fin ? Non faut qu’il y ait un drame pour me faire pleurer avant de te rappeler que si tu fais pas une fin heureuse, tu vas mourir dans d’atroces souffrances !!!

    Bref, comme d’habitude, très bien écrit et ça se lit d’une traite et on se met dans la peau des persos (histoire de bien souffrir avec eux… se réjouir aussi mais pas sans souffrance d’abord grrrrrrrrrrrr).

    Et donc j’attends la prochaine histoire, mon bâton à la main…

    1. @Armelle : Moi aussi je t’aime ! <3

      Va relire Clair de Lune, ça te consolera.

      Sinon, ben, faut bien un peu de suspens et qu'il se passe des trucs, non, et pis j'écris comme je veux ! Na !

  2. Super cool cette histoire ! Bon, ce qui arrive à Isha est pas cool du tout et j’espère que les autres cons vont arrêter de faire suer et reconnaitre leurs torts ! Mais l’histoire entre Isha et Lenno est intéressante et originale ! J’aime beaucoup et j’ai hâte de savoir comment ça va finir !

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