Courts du Jour, bonjour !

Les “Courts du jour” sont de micro-nouvelles que j’écris du lundi au vendredi sur Facebook. Le principe est que vous postez des images en commentaires, j’en tire une au sort et je dois écrire une micro-nouvelle dessus le lendemain. 🙂

Les voici :

Lundi 3 mai 2021 :

“La soirée avait été très sympathique et ni lui ni moi n’avions de doute sur comment elle allait finir. Dans son lit, ce qui achèverait de la rendre parfaite.

Il était tout de même un peu gêné, c’était adorable. 

Il est entré avant moi en bredouillant « fais pas gaffe au bazar… », j’ai suivi et j’ai éclaté de rire.

Bon, si pour lui, le bazar, c’était ça, une couverture trop grande qui débordait sur le sol et un plateau oublié sur le lit, dans une pièce sinon aussi lumineuse que belle, ça allait rester gérable.

On en recauserait dans quelques heures, du bazar dans sa chambre…”

Mardi 4 mai 2021 :

« Juste une question…

– Quoi ?

– T’aurais pas un peu trop regardé Black Sails ?

– Non, pourquoi ? »

Soupir.

« Ok, alors peux-tu rationnellement m’expliquer pourquoi tu as piqué le lego pirate du bout de chou pour qu’il se la joue capitaine abandonné sous son cocotier ? Avec un tonneau pour lui tout seul en plus ?

– Ben quoi, il vient d’enterrer son trésor, ça s’arrose ! »

Re-soupir.

« Eh, brime pas ma créativité, OK ? ^^

– Non mais par moment, tu m’inquiètes… T’as dû te prendre une insolation, à enterrer ton trésor… Ça va s’arroser… Puisque tu insistes, eh eh…

– Qu’est-ce que tu… EH ! ELOIGNE-TOI DE MOI AVEC CE TUYAU D’ARROSAGE TOUT DE SUITE !

– Ah non la météo annonce une tempête sur ton île, c’est ça les tropiques ! »

Mercredi 5 mai 2021 :

“J’avoue, j’y croyais moyen. Déjà, réussir à t’emmener à la campagne, ça avait été un sacré challenge. Surtout à la vieille ferme pour profiter (lâchement) des 85 ans de Papy pour t’introduire officiellement dans la famille.

T’avais vraiment autant envie d’y aller que de te faire Bloodborne en mode cauchemar.

Mais finalement, ça s’est bien passé. Tu as réussi à communiquer avec pas mal de monde et quand, après son gargantuesque repas, Mamy a proposé d’aller marcher un peu pour digérer, tu n’as même pas fait de difficulté pour te joindre à nous.

Quand on a passé le vieux pont de pierre, tu as regardé la rivière un moment.

J’ai pris ta main. Tu m’as souri.

« C’est joli. », tu m’as dit simplement.

C’était une belle journée.”

Jeudi 6 mai 2021 :

« Bon, t’es content ? Avec ta parano à la noix, on a quasi deux heures à tuer avant notre train.

– Je propose qu’on fasse une minute de silence en leur honneur.

– Oh, toi, n’en rajoute pas…

– Bon, ok, j’ai un peu abusé… Euh… On se pose boire un coup en attendant ?

– Et tu nous invites.

– D’accord, d’accord. 

– Au moins y a du soleil, c’est bien le soleil !

– Ouais ouais…

– Allez, fais pas le gueule, c’est pas la mort, deux heures à tuer, enfin sauf pour elles…

– Je t’ai pas déjà dit de pas en rajouter, toi ?

– Si si.

– Et tu t’en fous.

– Ben oui, comme d’hab’.

– Bon, qu’est-ce que je vous paye ?… »

Vendredi 7 mai 2021 :

“J’ai retrouvé cette photo l’autre jour et j’ai mis un moment à la reconnaître.

Un voyage à New-York, une soirée bien arrosée, des errances dans les rues, des photos bizarres dont celle-ci, l’Empire State Building aussi flou que mon esprit à ce moment-là, et sans King Kong en plus, même pas drôle.

Non, mais sérieux, avouez que c’est décevant…

Se payer un voyage à New-York et aucun super-héros, aucune attaque alien, même pas King Kong !

Non, mais les States, c’est plus ce que c’était. Ah ça, pour faire les kékés dans leurs films y a du monde, hein, mais en réalité, c’est quand même comment dire… Ça reste une ville sympa, mais bon… Même pas une petite météorite ?

La prochaine fois, j’irai en Australie. Là, entre le désert, les crocos et le reste, y aura du challenge !” 

Lundi 10 mai 2021 :

Lorsque la mairie avait décidé d’arrêter d’utiliser des pesticides pour la gestion de ses espaces verts, la nouvelle avait provoqué un très impressionnant mouvement d’indifférence total au sein de la population.

Même pas dit que la plupart aient été au courant.

Pourtant, les effets n’avaient pas tardé à se voir. Semées au gré du vent et du hasard, au fil des saison, de petites pousses vertes avaient jailli çà et là, brins d’herbes, fleurs et tout un tas de trucs vert et non identifiés, ou en tout cas non identifiables pour le commun des mortels.

Le gris de la ville est devenu plus vert… Comme une petite révolte silencieuse et douce, comme une piqûre de rappel aux humains que la nature était là et trouverait toujours sa place, la reprendrait toujours sans mal, avec ou sans eux.

Mardi 11 mai 2021 :

Lorsque les touristes arrivaient là-haut, ils avaient toujours un temps d’arrêt en voyant la sculpture. De nuit, certains, même, prenaient réellement peur.

A leur décharge, la silhouette de loup faisait bien dans les 3 m de haut et sa tête dressée comme si elle hurlait rendait le tout très impressionnant.

Posés au comptoir du chalet, devant un vin chaud, ils étaient souvent curieux et écoutaient avec intérêt la vieille montagnarde qui veillait sur l’endroit leur raconter l’antique légende de la louve blanche, qui sauvait, en d’autres temps, les voyageurs perdus dans la tempête, en les guidant jusqu’à un abri. Créature protectrice, déesse aux temps les plus anciens, envoyée, plus tard, par la Vierge pour certains, il y avait bien longtemps qu’on ne l’avait plus vue… Mais moins de voyageurs, mieux équipés, avec des alertes météo… Qui a besoin d’une louve mystique quand on a un GPS sur son smartphone ?…

Et pourtant, la tenancière le dit à chacun : parfois, lorsque la tempête fait rage dans la montagne, on peut aussi parfois, en tendant l’oreille, entendre le hurlement d’un loup solitaire.

Mercredi 12 mai 2021 :

J’avoue, j’avais été un peu sceptique quand il avait débarqué à la pâtisserie. Un grand ado noir, l’air renfrogné et les mains enfoncées dans les poches de sa veste de survet’, le regard fuyant et à peu près aussi loquace qu’une carpe.

Il venait pour devenir apprenti. Je n’avais pas tout compris à ce que m’avaient expliqué les personnes qui le suivaient. De ce que j’avais retenu, il avait pas mal merdé et cette formation, c’était un peu sa dernière chance.

Moi, j’avais passé l’âge de m’arrêter à ça. Des conneries, j’en avais fait aussi, jeunot, et j’avais su m’en relever, justement parce qu’un brave pâtissier m’avait tendu la main.

Comme il ne savait ni où se mettre ni quoi faire, je me suis dit que j’allais faire comme le vieux à l’époque : préparer tranquillement avec lui une recette simple pour lui donner confiance. Lola se marrait en douce à la caisse, en servant les clients, en nous écoutant, lui grogner et moi lui expliquer calmement comment s’y prendre, ce qu’il faisait de bien et comment corriger ce qu’il faisait mal. En mode zen. De toute façon, je n’ai jamais aimé crier.

Une petite brioche toute ronde, toute simple, mais le voir aussi fier de l’avoir faite m’a suffi pour savoir que ce gamin-là s’en tirerait.

Jeudi 13 mai 2021 :

Le numéro de la maison était le 911. Trois plaques en émail, jolies, un côté un peu vieillot peut-être.

Le destin avait fait de cette vieille maison un centre social et médical. Léguée par sa propriétaire, peut-être aussi âgée qu’elle, à la mairie pour ses « bonnes œuvres », la maison avait été laissée un moment à l’abandon avant d’être rénovée avec grand soin pour y accueillir en vrac un cabinet médical pluridisciplinaire, une annexe de la MDPH locale, un centre des services publics et il était même resté de la place pour une maison des associations.

Bref, il y avait de quoi faire et cela avait fait beaucoup d’heureux dans ce petit village et ses voisins, un peu abandonnés de tous au fond de leur campagne.

Et ça avait aussi fait doucement rigoler pas mal de fans de séries US, certains voyant ça comme prédestiné.

« 911… Non, mais y a une logique ! »

Vendredi 14 mai 2021 :

« Tourne pas la tête, y a un ourson chelou qui nous fait signe, là…

– Hm ? Kess tu racontes encore comme conn… Oh. Tiens. Mais qui voilà donc…

– T’as vu ça ?… Euh, pourquoi tu lui fais coucou de la main ?

– Je réponds quand on me salue, ça s’appelle la politesse. Mais je te concède qu’il a l’air chelou…

– Oui, c’est vrai… Surtout là sur son arbre.

– Mouais.

– Ça se trouve, il est en rade de miel et il essaye de nous attirer ?

– C’est débile, on en a pas.

– Ben ça déjà il en sait rien, et puis ça se trouve il veut juste nous braquer pour s’en racheter.

– Hmmm, ouais, ça se tient… »

Gros soupir goguenard de l’arrière de la voiture :

« En tout cas vous deux, le miel, vous avez dû le fumer… »

Lundi 17 mai 2021 :

« Fais attention, c’est très bas de plafond…

– Oui oui… Ah oui quand même… Eh ben, ils devaient être tout petits ?

– Oui, les traces organiques de cette espèce montrent qu’à cette époque, ils étaient au moins deux fois plus petits que nous… Bref, ne te cogne pas et regarde, c’est ça que je voulais te montrer.

– Wahou… Magnifique…

– Tu sais ce que c’est ?

– C’est la première fois que j’en vois en vrai… C’est émouvant… Hmmm, il faudra que je cherche dans nos bases de données, mais je crois que c’est un dessin propre à leurs lieux de culte… Mais on a assez peu d’information… Cet endroit est très bien conservé, ça va sûrement aider nos recherches…

– Bien. Je te laisse voir ça avec ton équipe.

– Merci.

– De rien, moi mon boulot, c’est de sauver les êtres vivants qui restent sur cette planète, les traces des cultures intelligentes, c’est ton domaine. »

Mardi 18 mai 2021 :

« Eh eh eh eh eh…

– T’es lourd.

– M’en fous ! T’as perdu ! Tu me dois un bisou !

– Non, mais ça compte pas, c’est trop facile de gagner contre eux…

– Mauvais perdant que tu es !

– Non, mais reconnais, c’est des brèles…

– M’en fous, t’as perdu. Bisou !

– Attends au moins que je sois douché…

– … Hmmmm…

– Non parce que je pue là non ?

– Oh non ça me va… Hmmm ton beau torse musclé en sueur… »

*Smack*

« Eh !… Non mais profiter que j’y voyais rien c’est pas loyal ! »

Mercredi 19 mai 2021 :

Voyager, c’est chouette, et ça avait toujours été son truc.

Bon, à la base, il n’avait pas eu masse le choix.

Gamin paumé dans il ne savait même plus quel pays où il était sagement occupé à survivre, il avait été adopté par un ancien légionnaire devenu mercenaire et ce dernier lui avait inculqué avec autant d’affection que de rudesse les ficelles de son boulot. Le vieux avait fini par mourir, un peu bêtement, lors d’une opération qui n’était plus de son âge.

Lui avait repris de flambeau sans sourciller. Il n’avait rien à faire d’autre et il ne savait rien faire d’autre.

Son dernier job était plutôt cool, servir de garde du corps à une ado d’apparence bien lisse, mais bien délurée dès qu’on s’éloignait assez de ses parents, deux cons pétés de thunes et persuadés de la pureté morale de leur fille. Lui ne faisait semblant de rien. Il était là pour protéger sa vie, pas le reste.

« On arrive, mademoiselle. » lui dit-il en tournant pour entrer dans le parking du multiplex où il la conduisait, voir un bon gros film d’horreur bien gore. Elle adorait et lui, ça le faisait marrer.

Il l’aimait bien, cette gosse.

Jeudi 20 mai 2021 :

Il avait plu et les lumières du petit restaurant se reflétait dans les grandes flaques d’eau de la vieille ruelle au bitume défoncé.

Il n’y aurait sans doute pas grand monde ce soir-là, vu le temps qu’il avait fait, mais les patrons seraient ouverts, comme chaque voir depuis près de 30 ans.

 Le bruit familier de la moto qui se gara les fit sourire et ils saluèrent avec leur bonhommie coutumière le jeune homme à lunettes qui entra et vint se poser au bar.

Le vieux lui servit une bière sans même lui demander.

Il ne savait pas vraiment qui était ce jeune homme. Il ne savait pas trop pourquoi il s’était pris d’affection pour leur petit resto sans ambition et y venait presque chaque soir.

Ce qu’il savait par contre, c’est que les loubards qui venaient régulièrement les menacer et les racketter avaient disparu comme par magie depuis le soir où ils l’avaient trouvé assis à leur comptoir.

Il n’avait pas dit un mot. Il leur avait jeté un œil et ils avaient décampé, visiblement terrorisés.

Le jeune homme buvait sa bière tranquillement.

C’était peut-être juste ça qu’il venait chercher chez eux : un moment de paix.

Vendredi 21 mai 2021 :

C’était censé être le printemps.

D’ailleurs, il y avait une hirondelle posée dans le jardin, sur la fine barre de fer encore nue de la pergola. Dans quelques mois, cette dernière serait recouverte de chèvrefeuille.

Pour l’heure, le chèvrefeuille était encore tout petit et le printemps avait beaucoup de mal à commencer. Les semaines grises s’enchainaient, il pleuvait beaucoup, quelques jours de soleil de temps en temps, c’était un peu étrange. D’un jour à l’autre, d’une heure à l’autre, la météo pouvait changer de façon assez brutale.

« Une hirondelle ne fait pas le printemps. »

Pas celle-là, en tout cas. Elle avait presque l’air de se demander ce qu’elle faisait là, sa tête bougeant à droite à gauche avec cette vivacité propre aux volatiles.

Un petit rayon de soleil timide perça et le petit oiseau s’envola en un clin d’œil.

Il allait peut-être trouver le printemps un peu plus loin.

Lundi 24 mai 2021 :

La lumière dorée de la boutique illuminait la ruelle déserte à cette heure-ci.

La nuit tombait, les quelques ampoules orangées de l’éclairage urbain s’étaient allumées un peu plus tôt, donnant une ambiance étrange, presqu’irréelle, à cette vieille rue pavée qui montait en pente douce la colline.

Le village n’était pas très grand, un peu isolé, non loin de la mer. En ce mois de mai, il y faisait déjà très doux, mais il était encore très tranquille.

Dans quelques temps, les touristes seraient là, joyeux et bruyants, et ils entreraient dans la vieille librairie, intrigués de la voir encore ouverte tard le soir. Ils découvriraient la flegmatique maîtresse des lieux, une petite gonzesse qui leur souhaiterait la bienvenue et, s’ils restaient un peu, leur montrerait les vieux livres qui se cachaient dans le bazar de ses rayons, leur trouverait celui qui leur plairait, et même, parfois, accepterait de simplement l’échanger contre un autre qu’eux avaient fini ou ne voulaient pas garder.

La plupart repartirait ensuite finir la nuit plus haut sur la colline, sur la place, où il y avait toujours de la musique et de quoi boire et manger pendant la saison touristique.

Pour l’heure, seul le chant des cigales perturbait le silence de la nuit.

Et dans la librairie, une tasse de thé fumait sur le comptoir où la femme était accoudée, son esprit parti très loin dans l’espace, l’immense univers coincé dans les lignes de son livre.

Mardi 25 05 2021

« Non, mais non, Prince…

– Chhhhht, moins fort Elias, tu vas nous faire repérer…

– Et après Maman va nous gronder ! »

Le brave Elias regarda les deux enfants et soupira :

« Votre mère m’a chargé de veiller sur vous et vous n’avez pas le droit de sécher votre cours de mathématiques comme ça…

– Mais c’est trop ennuyeux ! se plaignit l’aîné.

– Et puis maître Rostus il est pas gentil, il explique pas bien ! »

Elias grimaça. Là-dessus, il ne pouvait pas leur donner tort. Rien de dire qu’il était sacrément barbant, pour un vieil imberbe…

« Alleeeez s’il te plaîîîîît ? On veut juste aller regarder les oiseaux et les poissons du lac ! Il faut chaud, mais on restera bien à l’ombre si tu veux ? Promis ? On sera sage ? »

Elias croisa les bras et soupira encore :

« Bon, alors vous respectez bien ce que je vous dirai, sinon je vous rentre par la peau des fesses et interdit de remettre le nez dehors de la semaine, compris ?

– Promis ! » s’écrièrent en chœur les enfants avec un grand sourire heureux.

Bon sang, ils l’achetaient pour pas cher ces deux-là…

Il leur tendit les mains et ils en prirent chacun une.

« C’est vrai qu’il y a des bébés cygnes près du grand chêne ? demanda le plus petit, les yeux tout brillants.

– C’est ce qu’on dit… On va aller voir. »

Jeudi 27 05 2021 :

Ils avaient essayé de passer sans faire de bruit, pour ne pas le déranger.

Il était très tôt et pour cause, puisque la petite bande était partie très tôt, désireuse de voir le lever du soleil au sommet du chemin.

Ils ne s’attendaient pas à trouver un renard endormi au bord du sentier.

L’animal avait dressé une oreille, puis levé la tête pour les regarder passer avec des petits yeux, mal réveillé.

Il avait regardé passer ces sept bipèdes avec une indifférence polie, simplement attentif, probablement, à ce qu’ils ne l’approchent pas, se laissant photographier avant de bâiller et de se recoucher pour se rendormir dès que les randonneurs avaient été assez loin.

Autour d’eux, les oiseaux commençaient à chanter, quelques insectes à trotter ou à voler, et les animaux nocturnes, eux, étaient endormis depuis longtemps.

La nature vivait sa vie, le soleil allait bientôt se lever.

Vendredi 28 mai 2021 :

« Chef chef !

– Oui, Arthur ?… Houlà, respire Arthur, on dirait que tu viens de monter les trois étages en courant…

– Euh, oui,… L’ascenseur était occupé et c’est urgent ! »

Le jeune Arthur chopa sans sommation le bras de son supérieur pour le tirer :

« Mais ‘faut que vous veniez voir ça ! On y est arrivé !!

– Quoi, pour de vrai ?

– Oui ! Venez ! »

Incrédule, après tant de tentatives ratées, le vieux chercheur suivit pourtant le jeune homme sautillant jusqu’au laboratoire, trois étages plus bas (l’ascenseur s’était libéré).

La salle était blanche et propre, pleine de cages, d’aquariums et de vivariums contenant des animaux aussi divers que variés, insectes, reptiles, oiseaux colorés et mammifères, primates ou quadrupèdes…

Et au milieu de tout ça, sur une table couverte d’une serviette moelleuse, une femme essuyait tout en douceur deux petite boules de fourrures qui couinaient, les yeux à peine ouverts. Une autre préparait des biberons non loin de là.

« Oh bon sang… »

Le vieil homme s’approcha, ému aux larmes.

Après des années d’essais infructueux, ils étaient enfin parvenus à ramener à la vie cette espèce éteinte près d’un siècle plus tôt. Les deux petits ornithorynques rampaient maladroitement sur la serviette.

Un espoir de plus pour l’avenir de la planète.

Lundi 31 mai 2021 :

L’après-midi était très beau et le grand jardin était calme, la terrasse bien ombragée. Du coup, j’avais décidé d’aller me poser là, pour bouquiner quelques heures avant que le reste de la smala ne rentre.
Je sommeillais quand un bruit m’a fait sursauter et j’ai vu, au fond du jardin, une boule de poils sortir de sous la haie, puis un plus petite, une deuxième plus petite, une troisième plus petite ?…
Ah.
Une petite famille de lapins.
J’ai souri avec amusement.
Les petits rongeurs ont trotté un moment là avant de redisparaître sous la haie.
C’est cool de vivre à la campagne…

Mardi 1er juin 2021 :

Il faisait très doux, ce soir-là. Le vent faisait voler les feuilles des arbres du quartier, le soleil couchant rendait les nuages dorés.

Sur leur terrasse, un jeune couple s’était installé, paisible. Elle dessinait, assise sur les genoux de son compagnon, lui regardait en silence, détournant les yeux parfois lorsqu’on les interpelait de la rue, des amis ou des voisins qui passaient, rentrant aussi chez eux.

« Ça va, tu n’as pas mal ? demanda-t-elle.

– Non, ça va… Tu me dis, si tu veux du gâteau ou à boire…

– Oui, oui… Mais toi, tu me dis si tu as mal.

– T’es pas si lourde… Enfin, physiquement, je veux dire.

– Va crever, mon chéri, rit-elle.

– Moi aussi, je t’aime. » répondit-il avec amusement en se penchant pour embrasser son cou.

Jeudi 3 mai 2021 :

Deux questions me taraudent.

Pourquoi, dès qu’une expo bizarre a lieu, il veut y aller et pourquoi je me retrouve toujours à l’accompagner ?…

J’ai vu des momies, des dinosaures, des os, beaucoup d’os, des rites funéraires de toutes les époques et tous les continents, les peintures toutes plus étranges les unes que les autres, des silex, des chapeaux, des insectes… Et aujourd’hui, je ne sais même pas trop ce que c’est.

Des reconstitutions chelous médiévo-renaissance ?…

Ces figures de cire ou de plastique dans des décors euh, minimalistes ?…, me laisse tout à fait incrédule. Et ce n’est pas en me chuchotant :

« Te retourne pas, y a une meuf avec un dragon dans les bras qui te regarde… »

Qu’il va beaucoup m’aider…

Vendredi 4 juin 2021 :

OK.

Elle m’a cherché, elle va me trouver, cette vieille peau.

Ah, je suis un sale pervers qui en a après la pureté de son petit-fils préféré chéri, ah, Dieu va nous cramer tous les deux et il faut absolument qu’il me raye de sa vie et qu’il revienne dans le droit chemin et le respect des lois divines…

C’est vrai qu’il n’a que 27 ans, certainement pas l’âge de savoir ce qu’il veut, ce qu’il ressent, et qu’en plus, il est déjà sorti avec des filles donc forcément, ça en fait un héréro…

Si elle savait qu’il est non-binaire et pansexuel…

Ouais non, elle ne comprendrait même pas les termes.

Bon, alors comme ça, madame ne voulait pas que je vienne à la fête de famille pour ses 85 ans. Non seulement je vais y être, parce que c’était ça ou elle se passait de son petit-fils préféré et qu’elle ne voulait pas, mais je vais lui faire un joli cadeau.

Madame aime le coloriage ? Bien noté. Elle va en avoir.

Un joli livre de coloriage plein de gens de tous genres qui se font des câlins et des bisous.

Ça lui apprendra un peu la vie.

Lundi 7 juin 2021 :

Il y avait longtemps que je ne lui avais pas vu cet air, pensif, un peu perdu, un peu triste aussi. Dans cette nuit trop noire, à la lueur des seules lumières de la ville, et dans le silence urbain, ce silence qui n’en est pas vraiment un, mais que tous les citadins connaissent, juste quelques bruits de voitures et des éclats de voix ponctuels au loin, j’avais l’impression de le redécouvrir pour ce qu’il était.

Juste un gosse.

Un gosse paumé, confronté bien trop tôt à la violence du monde, qui avait grandi bien trop vite, sans avoir le temps d’être juste un enfant.

Un gosse que j’essayais de récupérer comme je pouvais. Et c’était du boulot. Un boulot qui m’avait fait sortir de chez moi en cata en pleine nuit pour aller le récupérer après une énième fugue, après une énième engueulade avec son beau-père. J’avais laissé mon numéro à sa mère en lui disant de ne pas hésiter. Elle n’avait pas hésité.

Et là, on était assis tous les deux au bord du fleuve, la nuit était douce et j’attendais.

Parce que le choix devait être le sien.

Mardi 08 juin 2021 :

« Papaaaaaaaaa ?

– Oui, poussin ?

– C’est qui le vieux monsieur là dans le livre ?

– Hmm ? Fais voir ?… Oh. Ça, c’est l’oncle Sam.

– C’est le tonton de qui ? 

– De personne, en vrai. »

Le père attrapa l’enfant, amusé, pour le mettre sur ses genoux :

« C’est un personnage qui n’existe pas, mais qui représente les Etats-Unis.

– Ah bon ?

– Oui. Tu te souviens, au mariage de Tata Julie, tu as demandé qui c’était, la dame sur le buste dans le bureau du maire, et qu’on t’a expliqué que c’était Marianne, et que c’était une dame qui n’existait pas vraiment, mais qui représentait la France ?

– Oui ?

– Ben, l’oncle Sam, c’est pareil, mais pour les Etats-Unis.

– Nous on a une jolie dame et eux ils ont un vieux monsieur ?

– C’est ça… rigola encore le père. Que veux-tu, on a les symboles qu’on mérite… »

Mardi 9 juin 2021 :

Elle avait fait ce bouquet avec beaucoup de soin. Elle y avait passé de longues heures, inspirée par ses fleurs venues de si loin pour finir dans sa petite boutique, dans ce minuscule village un peu paumé.

Les formes et les couleurs se mêlaient, elle avait pris le temps d’essayer, de placer et déplacer les fleurs, pour créer cet ensemble harmonieux, qu’elle avait mis ensuite en vitrine avec une grande fierté.

Les clients avaient regardé la chose et avaient eu des réactions très diverses.

L’obsédée du local l’avait fustigée de la pollution qu’impliquait la venue de ces plantes exotiques.

La petite mamie s’était étonnée et avait demandé ce que c’était.

La mère pressée l’avait félicitée en coup de vent.

Mais c’était le quinquagénaire aussi fringuant que galant, aussi aimable que poli, qui le lui avait acheté en fin d’après-midi, tout heureux de trouver un si joli et si original bouquet pour l’offrir à son épouse, car il rentrait de quelques jours de déplacement professionnel et ne voulait pas rentrer les mains vides.

Elle le regarda partir avec, souriante, contente de son travail et que ces fleurs venues de l’autre bout du monde apportent du bonheur à un couple encore très amoureux, dans son petit village un peu paumé.

Jeudi 10 06 2021 :

« Bon Ok, on va se poser calmement et s’expliquer entre personnes adultes. »

Le calme du directeur était de ceux qui imposaient un silence complet, immédiat et c’était à peine se les mouches osaient voler.

« Qu’est-ce que vous avez fumé, au service pub ? »

Un petit rossignol se fit entendre de la fenêtre entrouverte.

Au bout d’un moment et alors que le silence se faisait de plus en plus pesant, et alors que certains la regardaient, suppliants, la trentenaire du fond soupira :

« Ah non là les mecs, vous vous démerdez, je vous avais prévenus que c’était une idée de cons. »

Silence. Le directeur soupira à son tour et la regarda, blasé :

« Bon, vos collègues étant visiblement tous devenus muets, vous pouvez m’expliquer ça, Elisabeth ? »

Nouveau soupir de la susnommée.

« Ben c’est que certains ici pensent encore qu’une femme à moitié à poil, ça fait vendre, et si vous ajouter ça à un délire à la ‘’il a pas eu son Kitty-cat’’…

–  … On obtient une affiche avec un tigre géant et une femme en petite tenue pour notre campagne de croquettes pour chat ?

– Voilà. »

Le directeur soupira cette fois avec amusement :

« Je veux bien l’adresse de votre dealer, les gars, ça a l’air d’être du bon… »

Vendredi 11 juin 2021 :

Le responsable du protocole regardait avec gravité, mais satisfaction, le grand parc magnifiquement illuminé de dizaines de lanternes, dans les dernières lumières du jour.

L’anniversaire du prince allait être une fête inoubliable, lui et tous les siens y œuvraient depuis des mois.

Les tables des buffets commençaient à se dresser çà et là, les tables basses et les coussins pour les convives aussi. La zone serait parsemée de bougies parfumées, aussi plaisantes pour les invités que répulsives pour les insectes.

Les cuisiniers devaient s’affairer, tous travaillaient d’arrache-pied.

L’empereur avait ordonné : tout devait être parfait.

Lui s’était incliné : tout le serait.

Lundi 14 juin 2021 :

C’était sans doute écrit depuis longtemps.

Qu’un jour, « il » se réveillerait, jaillirait des eaux où « il » dormait depuis des millénaires et ravagerait tout sur son passage.

Après la stupeur était venu la colère, puis, comme rien ne semblait pouvoir le détruire, l’effroi.

Certains y voyaient une punition divine, d’autres, un juste retour des choses, comme si cette créature n’était que l’incarnation de l’esprit de notre planète exaspérée de nos abus envers elle et envers nous-même.

« Il » avait réduit en poussière les bunkers inviolables des puissants persuadés que ces constructions de bétons payées si chères les sauveraient, comme leur argent les avaient toujours protégés.

L’homme courait sans savoir où, sans trop comprendre. Il était encore en vie, ni plus, ni moins responsable que tous les autres, finalement. Coupable, comme la plupart, d’avoir laissé faire, fermé les yeux sur trop de choses malgré les alertes.

En vie, pour le moment, comme d’autres, espérant peut-être qu’on leur laisse une chance de recommencer autrement.

Mardi 15 juin 2021 :

La route défile. Je conduis prudemment. Il ne faut surtout pas que nous attirions l’attention. L’aéroport est tout proche. Nous sommes largement dans les temps. Et tout va bien se passer.

A côté de moi, tu regardes en silence le paysage qui défile, les palmiers, la joue appuyée sur ton poing, ton bras accoudé à la portière.

Tu t’en remplis la tête, peut-être, parce qu’après tout, nous savons tous les deux que c’est un aller-simple.

On s’est souvent dit le contraire. Que c’était provisoire. Que les lois de ce pays, notre pays, finiraient forcément par évoluer, qu’un jour, on pourrait y revenir en paix, sans craindre la prison, ou la mort, un énième passage à tabac par les gens qui ne nous connaissent pas, ne savent rien de nous, mais nous haïssent juste d’exister, juste de nous aimer.

On s’est souvent dit ça en sachant qu’on se mentait.

On a tenu tant qu’on pouvait… Jusqu’à ce que ça devienne impossible, jusqu’à ce qu’on comprenne que « ça se savait » et qu’on n’était plus en sécurité.

L’aéroport est calme et nous embarquons sans le moindre souci.

Et j’essuie sans un mot la larme qui coule malgré moi lorsque l’avion décolle.

Tu me regardes et tu me souris, un peu triste aussi. Tu prends ma main et tu te penches pour m’embrasser rapidement, discrètement.

Je te souris aussi.

Là où on va, on aura le droit de s’aimer.

C’est la seule chose qui nous reste, mais c’est la seule qui compte.

Mercredi 16 juin 2021 :

La route avait été longue, escarpée, parfois presque dangereuse, mais le petit groupe avait fini par y arriver.

Et même s’ils accusaient le coup de la grimpette, du manque d’air de l’altitude et de la fraîcheur du lieu, ils devaient bien l’admettre, ça en valait la peine.

Le site était à couper le souple, enfin le peu qu’il leur en restait, et même en ruines, le théâtre antique restait majestueux.

Plusieurs s’assirent sur les marches usées et abîmées par le temps, deux autres s’aventurèrent plus loin en parlant technique et architecture.

Parmi ceux qui soufflaient un peu, l’un gloussa en les regardant :

« Et les voilà lancés, je sens qu’on va galérer à les faire repartir !

– Ça, c’est sûr ! »

Ils rirent. Une dame d’un âge plus qu’honorable sortit son thermo pour offrir un peu de thé à tout le monde et un autre, plus jeune, s’accouda à ses genoux pour poser sa tête entre ses mains, rêveuse.

Ce lieu avait près de 2500 ans.

A chaque fois qu’elle se retrouvait ainsi dans un site ancien, elle essayait d’imaginer ce qu’il avait été, qui étaient les gens qui avaient foulé ces marches, crié sur ces gradins, pleuré ou ri devant les pièces qu’on y avait jouées.

Restait la question qui la turlupinait toujours : si à l’époque, les humains étaient plus petits qu’actuellement, pourquoi diable leurs marches étaient-elles deux fois plus hautes ?…

Jeudi 17 juin 2021 :

Le vent soufflait sur la plaine de la Bretagne armoricaine et pour être totalement honnête, il faisait un sacré temps de merde. Alors qu’il faisait si beau quelques heures plus tôt, un orage particulièrement violent avait éclaté comme ça, sans même s’annoncer, ce qui n’était pas très correct.

Ça expliquait pourquoi ils s’étaient réfugiés dans la petite église du village qu’ils visitaient, tant pour se protéger de la pluie que parce qu’ils aimaient bien les vieux cailloux, même ceux qui tenaient encore debout.

L’église n’était pas immense, mais elle est calme et belle, fraîche aussi. Il n’y avait quasi personne.

Ils s’y promenèrent un moment, regardant les statues et surtout, les magnifiques vitraux.

Un en particulier retint leur attention, multicolore et un peu trop chargé pour être vraiment lisible.

Un rayon de soleil perça soudain, à travers le vitrail, et mille couleurs illuminèrent le lieu, le rendant un instant magnifique et irréel, comme un avant-goût du paradis.

Vendredi 18 juin 2021 :

Alors c’est à ça que ça ressemble, une « plage de rêve »…

J’avais vu des documentaires, des cartes postales, pas mal d’images…

Mais c’est vrai que c’est beau.

A cette heure de fin d’après-midi, le lieu était désert.

Je suis fatigué.

Je me laisse tomber sur le sable, mon gros sac près de moi, et je regarde la mer.

Je n’aurais jamais cru me retrouver là un jour. Je n’aurais jamais dû devoir partir, tout abandonner en quelques heures, mais je ne l’ai pas volé.

J’ai vraiment chié dans la colle, j’ai eu du cul de le comprendre à temps et de parvenir à m’enfuir.

La mer est belle. Un peu sale. Il y a aussi quelques déchets sur la plage.

Le paradis, hein…

Je suis à l’autre bout du monde.

Je ne sais pas quoi faire.

La voix d’un vieil homme me fait sursauter, quand il me parle dans un anglais pas trop mauvais :

« Quoi tu fais là ? »

Je me retourne, un vieux du cru, il me sourit, il a l’air amusé.

« Perdu, gamin ?

– Truc comme ça, ouais… »

Il hoche la tête :

« Si toi nettoies plage, repas pour toi ce soir. »

Il désigne un bâtiment au bout de la plage. Ça ressemble à un hôtel.

Je me relève lentement, rien de mieux à faire et ça sera toujours ça d’économisé sur le peu qui me reste.

« Okay. »

L’air salé vient me frapper le visage.

Allez, au boulot, je me dis, tu as 19 ans. Et toute ta vie devant toi.

Lundi 21 juin 2021 :

La nuit n’était pas encore tout à fait tombée, mais déjà, il n’y avait plus personne dans les rues et toutes les maisons étaient fermées, les gens cloitrés chez eux dans la terreur.

Certains priaient, d’autres aiguisaient leurs armes, la plupart s’étaient enfermés, tout membre de la maisonnée confondu, dans une pièce pour y attendre l’aube.

Depuis quelques semaines déjà, la terreur frappait cette ville pourtant prospère et paisible, car, la nuit venue, des crimes atroces y survenaient, frappant sans distinction le ou la malheureuse qui avait eu le tort de rester à errer dans les rues. La garde elle-même n’osait plus sortir…

Tout se disait, des brigands, des pillards, des loups, des monstres… On murmurait même que le seigneur, peu aimé, avait mis les dieux en colère et que c’étaient eux qui avaient envoyé cette Calamité pour le punir. La récompense promise n’avait jusqu’ici servi qu’à causer plus de victimes.

Sur un toit, près du centre-ville, trois silhouettes attendaient. Deux hommes et une femme. L’un d’eux étaient accroupi et guettait, elle assise, le troisième debout.

Eux savaient très bien à quoi ils allaient avoir affaire. Un démon égaré qu’ils allaient se faire un devoir de renvoyer chez lui en tuant le corps physique dans lequel il était incarné.

Lorsqu’ils avaient voulu aller l’expliquer au nobliau local, ils avaient été éconduits sans beaucoup de politesse.

Pas grave. Ils avaient l’habitude. Demain, ils leur ramèneraient publiquement le cadavre du démon, toucheraient la prime et repartiraient comme ils étaient venus, à la recherche d’une nouvelle mission.

Mardi 22 juin 2021 :

Lorsqu’ils descendaient ainsi la vieille rue du village, on aurait pu les croire sortis d’un film pour enfants où les animaux parlent et où on leur fait vivre des aventures hors du commun.

Ils étaient une dizaine et squattaient le vieux cimetière. Ils avaient échappé de peu de l’euthanasie, quelques bonnes âmes s’étant cotisées pour les faire stériliser. Ils n’en sortaient qu’en début de soirée, à l’heure du repas.

C’était toujours la jeune rouquine qui se pointait en premier, aussi fière que méfiante, avec son frère tout aussi sur ses gardes. Il y avait le vieux gris tigré, plus trapu, à l’air farouche, et la petite tricolore, la mère des rouquins.

Les autres ne tardaient jamais à suivre.

C’était devenu habituel et plus personne ne s’en offusquait.

C’était une heure tranquille, la plupart des gens étaient rentrés chez eux, il n’y avait quasi plus de circulations et la petite troupe savait de longue date éviter les voitures.

Elle rejoignait tranquillement le petit jardin de la vieille veuve qui les nourrissait avec la même gentillesse tous les soirs. Une des rares personnes qui pouvait les caresser, avec une des bénévoles de l’association qui l’aidait.

Après quoi, les chats ne tardaient pas à rentrer au cimetière.

Quoi qu’en pensaient ces humains, bien aimables de les nourrir, ils devaient avant tout rester là pour accomplir leur tâche, veiller sur leurs défunts.

Mercredi 23  juin 2021 :

Le destin est joueur, quand ce ne sont pas les dieux qui se jouent des mortels.

La guerre durait depuis trop longtemps entre nos deux races. Elle n’avait plus aucun sens (si on admettait qu’elle en avait eu un, un jour).

Même si nous étions de plus en plus nombreux à vouloir y mettre un terme, et ce dans les deux camps, nous étions encore considérés comme des traîtres et exécutés sans le moindre procès à la moindre suspicion.

Nous tentions de trouver une solution et elle nous avait été apportée par un vieux mage à moitié fou. Elle ne l’était pas moins : escalader la vieille tour de Shambal et à son sommet, sur l’autel probablement en ruines, invoquer les deux dragons protecteurs de nos deux peuples pour qu’eux mettent un terme à ce conflit.

Les légendes disaient que le dragon de glace avait toujours su calmer la rage de sa sœur de feu.

Dans le petit groupe de clandestins que nous étions, Elias et moi nous étions portés volontaires. Le prêtre nous avait appris le rituel.

Nous avions traversé les terres ravagées par la guerre, échappant plusieurs fois aux troupes de son peuple comme aux miennes, jusqu’à arriver à cette tour que nous avions escaladée sans attendre. Pour réciter sans plus attendre les prières, nous n’avions plus rien à perdre.

Lorsque les deux dragons étaient apparus, nous étions restés sans voix devant leur majesté. Sidérés tous deux, nous les avions regardés voler autour de nous, la superbe dragonne rouge cracher du feu alors que pour l’éviter, son frère donnait involontairement un grand coup dans la tour, manquant de peu de la détruire. Pour ma part, je ne dus ma survie qu’au réflexe d’Elias qui me rattrapa juste à temps.

Calmées, et un peu désolées d’avoir failli nous tuer, les deux créatures acceptèrent d’écouter notre prière et de l’exaucer. Alors, mon ami et moi sommes partis chacun de notre côté, sur le dos de notre dragon, en sachant que nous nous retrouvions bientôt, lorsque nos rois se rencontreraient pour signer la paix, sous le regard de deux dragons qui ne leur laisseraient pas le choix.

Jeudi 24 juin 2021 :

« Alpha à Delta.

– Yep.

– Delta, est-ce que vous pourriez répondre convenablement !

– Omega à Alpha, lâchez-le, je prends le relais.

– Mais…

– Omega à Alpha, c’est un ordre.

– Reçu, Omega. »

Clic.

Silence.

« Omega à Delta. T’en en place, Ben ?

– T’en fais pas, Jeff. Je suis tout bien installé et j’ai une vue imprenable.

– OK. Omega à Gamma, t’en es où, Lola ?

– Pareil, je suis posée et j’ai tout en visu. Mais vous auriez vraiment pas pu choisir un truc moins pourri que ce local à la con pour cette rencontre ? Et dites-leur de remonter les rideaux, bordel, comment vous voulez qu’on les couvre s’ils nous bouchent la vue !

– Madame l’épouse du président avait trop chaud et craignait pour son joli teint de pêche.

– Ouais ben elle se fout de la crème solaire et elle fait pas chier !

– Lolilolo a raison, Jeff, ‘faut qu’ils lui dégagent la vue, là. J’ai pas de visibilité de son côté, c’est pas pour rien qu’on est deux, bordel !

– Lolilolo t’emmerde, Ben.

– Moi aussi, je t’aime, ma chérie.

– Bon, je transmets, début de l’opération dans deux minutes. Vous avez intérêt à gérer, les snip’.

– Chef oui chef ! »

Vendredi 25 juin 2021 :

La pleine lune illuminait le ciel et on y voyait presque comme en plein jour.

Si dans les villes des humains, désormais, les lumières artificielles rendaient difficile de différencier le jour de la nuit.

Mais là, en pleine campagne, c’était plus rare que la nuit soit si claire.

Assise sur la branche sèche d’un arbre qui souffrait du manque de pluie, la petite fée regardait la lune.

Elle attendait son amoureuse.

Elle aimait bien être comme ça, au calme. La nuit était bien pour ça, parce que les humains, du moins dans ce coin perdu de campagne, ne venaient que très rarement les déranger à ces heures-là.

Parfois, surtout en été, il y avait des petits groupes de jeunes humains qui venaient dans les forêts et les champs pour faire la fête. Ses ami(e)s et elle aimaient bien les regarder, c’était souvent très amusant. Ils chantaient, ils buvaient, ils dansaient, parfois ils copulaient, en couple ou tous ensemble. Et les fées les regardaient, et il arrivait, quand les humains avaient assez bu pour ne pas s’en rendre compte, qu’elles aillent leur piquer une cannette ou une bouteille pour aller faire pareil de leur côté. Il n’y avait pas de mal à se faire du bien.

La petite fée sourit en entendant son amoureuse arriver, le petit « flap-flap » de ses ailes brisant sans violence le silence de la nuit. Elle lui fit un gentil bisou avant de s’asseoir près d’elle et de prendre sa main.

« Merci de m’avoir attendue !

– De rien. »

Elles se rapprochèrent et la petite fée posa sa tête dans le cou de son amoureuse qui la laissa faire en souriant. Et elles restèrent ainsi en silence, juste heureuses de regarder cette magnifique pleine lune ensemble.

[Retour des Courts du Jour après mes quelques semaines de congés ^^]

Mardi 10 aout 2021 :

Le chemin serpente le long de la baie et on y est bien. C’est calme et ombragé, les plantes le bordent de chaque côté, formant une barrière naturelle qui est agréablement fleurie et sent très bon en cette saison.

Et puis soudain, une trouée dans les branches fleuries laisse voir le village désormais tout proche. Une jolie petite bourgade au bord de la mer, des vieilles maisons de pierre, en contrebas de montagnes couvertes de forêts.

Les bateaux colorés, les terrasses, tout appelle au repos, au calme et à la détente.

Nous échangeons un regard, ça sera bien de s’arrêter là un petit moment. Quelques heures ou quelques jours, une pause dans notre tour d’Europe à pied.

Tu me souris et nous reprenons notre route. On va commencer par se poser un peu sur une terrasse, contempler la mer, on se baladera ensuite un peu dans ces ruelles anciennes et puis on verra si on décide de se poser un peu ou si on repart.

C’est comme ça qu’on avance, à l’envie et à l’instinct, sans prévoir grand-chose, et ça nous va bien.

Mercredi 11 Aout 2021 :

Le silence de la nuit est toujours apaisant, après le bruit incessant des milliers de visiteurs qui se pressent entre mes murs chaque jour.

Parfois, ils sont là plus tard en soirée. Ils appellent ça des « nocturnes ». Ça leur plait, apparemment. Je les ai entendus s’extasier de me visiter à ces heures, se faire peur à voir des fantômes ente deux salles, au détour d’un de mes nombreux couloirs.

Les fantômes ici, ce n’est pas ça qui manque… Je les connais tous, mais ils sont très discrets.

Ce soir, la pleine lune est superbe et illumine la cour. On y voit quasi comme en plein jour. Il n’y a pas de « nocturne », tout est donc calme. Il y a bien les quelques personnes qui sont là toute la nuit, ceux qui me gardent. Enfin, qui gardent tout le bazar dont ils m’ont rempli au fil du temps.

Le ciel se couvre. Bientôt, de sombres nuages vont cacher la lune. Peut-être y aura-t-il un bel orage.

L’eau ruissellera sur mes pierres et qui sait si ça ne fera pas remonter des souvenirs anciens, d’autres temps, d’autres gens, d’époques où des rois et des reines vivaient et mourraient ici, où une autre histoire s’écrivait dans mes salles alors si sombres, si froides, bien loin de ce que je suis devenu.

Les humains ont la mémoire courte. C’est peut-être pour ça que certains d’entre eux se battent avec tant d’ardeur pour garder des traces de leur passé.

Moi qui les contemple depuis des siècles, j’aurais tant à leur dire si je pouvais parler…

Jeudi 12 aout 2021 :

On racontait qu’elles poussaient à l’équinoxe, sur le flanc nord des montagnes de l’ouest. On racontait qu’alors, pendant quelques jours, c’était toutes ces hautes pentes qui en devenaient rouges. Et puis elles fanaient.

On leur prêtait des vertus miraculeuses, le pouvoir de guérir des maladies, des poisons, d’exaucer des vœux.

Alors, puisque nous n’avions rien à perdre, nous avions décidé d’essayer.

Nous n’avions pas tant de route à faire, deux semaines peut-être, mais le chemin était dur, la région presque désertique. Peu d’eau et guère plus de gibier. Nous avons failli abandonner plusieurs fois. Et puis, il a fallu nous résigner : plus de quoi faire demi-tour, il fallait avancer.

Et la terre était redevenue plus verte, les montagnes approchant. Nous avons trouvé une source, j’ai ri quand tu as plongé dedans. Nous avons trouvé des fruits et même un lièvre. Le lendemain, nous avons commencé à grimper.

Nous sommes arrivés deux jours plus tard dans un immense pré, mais point de fleurs. Nous n’avons eu qu’un court instant de désespoir, car tu as vite remarqué qu’elles étaient là, en boutons qui n’attendaient que d’éclore.

Alors, nous nous sommes installés là et nous nous sommes endormis.

Pour nous réveiller au milieu d’un pré rouge de ses milliers de fleurs. Comme le disaient les légendes, elles s’étendaient à perte de vue sur toutes les montagnes avoisinantes.

« Tu vois, m’as-tu dit. Il suffisait d’y aller. »

Vendredi 13 Aout 2021 :

Bon.

Surtout, ne pas bouger. Apparemment, ils ne m’ont pas vue…

Je me méfie des humains.

Ceux-là n’ont pas l’air agressifs. Ils se promènent juste, ils n’ont pas de chien et d’ailleurs ils ont leurs petits avec eux.

 Ils doivent donc être de ceux qui ne font que passer.

Tant mieux.

Mais dans le doute, je ne vais pas bouger et attendre qu’ils partent.

Mes petits à moi ne sont pas loin.

C’est là qu’une des leurs me voit et pousse un cri en me pointant de la patte.

Zut.

Aussitôt, les deux adultes et l’autre petit s’immobilisent et me regarde, et la femelle s’accroupit pour faire taire le petit.

Ils me regardent, ils ont l’air content et ne bougent pas non plus, comme si eux aussi avaient peur. Et puis le mâle attrape la main d’un petit et la femelle l’autre et ils partent tout doucement en jappant tout bas.

Je les regarde s’éloigner et attend d’être sûre qu’ils sont assez loin pour ramasser ma proie et repartir vers mon terrier. J’ai eu la chance d’attraper un beau merle et ça tombe bien, mes petits vont être contents. Ce soir, ils s’endormiront avec le ventre bien rond.

Les réunions de famille avaient toujours un petit gout de bazar plus ou moins organisé.

Là, il faisait beau et chaud, les braises du barbecue chauffaient et un des enfants avisa soudain un lapin qui toisait tout le monde d’un air au moins dubitatif si pas quelque peu apeuré, au fond du jardin.

« Tataaaaa ! » appela le petit bonhomme.

La maîtresse des lieux le rejoignit :

« Oui, qu’est-ce que tu as ?

– Y a un lapin dans ton jardin !

– Ah oui, on l’a adopté le mois dernier. Il faut être gentil avec lui, il n’est pas habitué aux enfants. »

L’enfant hocha la tête avec toute la gravité qu’on peut avoir à cet âge et son père, qui s’était approché, demanda, amusé :

« Tu te mets à l’élevage de lapin ?

– Ouais, mais on commence par un seul pour y aller mollo. Tu sais comme ça fait ces bestioles, on serait vite envahis.

– Pas faux. Et vous l’avez appelé comment ?

– Civet. »

L’homme contempla sa sœur avant de rigoler :

« T’es vraiment tordue… »

Mardi 17 août 2021 :

Bon. Alors de deux choses l’une…

Soit je suis mort et je suis au Paradis, mais on m’a menti sur l’apparence de Saint Pierre…
Soit je suis vivant et je viens d’être sauvé de cette panthère par un magnifique autochtone et ça m’irait tout aussi bien.
Non parce que là miam.
J’en oublierais presque ce que je suis venu faire ici…
Et ce n’est pas en venant me tendre la main pour m’aider à me relever avec un petit sourire qu’il va beaucoup m’aider à remettre mes idées en ordre.
J’inspire et bredouille un vague « merci » dans ce que j’espère être sa langue.
Ça le fait rire et il secoue la tête avant de reprendre dans ce même dialecte (ouf, je le gère à peu près) :
« Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas vu d’homme blanc par ici.
– Moi chercher tribu d’ici pour savoir si aller bien ? » je lui réponds alors qu’il ramasse la lance qu’il a jetée sur la panthère, la faisant déguerpir.
Il me regarde sans comprendre et je me dis que je m’occuperai bien de son autre lance… Et que bon sang, mais à quoi je pense dans un moment pareil !
« Ça va ici, oui, pourquoi ? » me demande-t-il, intrigué.
Je ramasse mon sac.
« Grave maladie partout, vouloir savoir si ici aussi. Ah, et moi sûr pas malade, vous pas avoir peur. »
Vu la quarantaine que je me suis tapé avant d’avoir le droit de venir, c’est heureux.
Il hoche à nouveau la tête et me sourit :
« Non non, ici ça va… Viens, mon village n’est pas loin, tu as l’air d’avoir besoin de repos. »
J’admets qu’après dix jours à crapahuter dans la jungle à leur recherche, j’ai déjà dû être plus frais et présentable. Il me sourit encore et j’ai l’impression que malgré la crasse, il ne me trouve pas repoussant non plus.

Je pense qu’il y a moyen de négocier qu’il vienne me frotter le dos quand je me laverai…

[Pas de Court du Jour mercredi 18 aout à cause d’une panne d’internet]

Jeudi 19 août 2021 :

“Houlà… Viens voir, Marie-Angélique ! Vite, vite !

– Quoi ? Quoi ?

– Regarde, là en bas, dans le jardin, le prince Ulrich vient de tomber dans la fontaine !

– Quoi ?!… Oh, oh oh oh !… Et il n’est pas tombé tout seul… Qui est ce garçon, tu le connais ?

– Je crois que c’est le jeune duc de Karlberg, qui vient tout juste d’arriver à la Cour ce matin… Eh bien, on pourra dire qu’il se sera vite fait remarquer !

– Le prince a l’air furieux !

– On le serait à moins, et puis, tu sais comme il est colérique… En plus, je crois que c’est un de ses uniformes préférés…

– Bah, il sèchera… Les Karlberg ne sont pas n’importe qui, ça m’étonnerait que le roi lui en tienne rigueur… Il répète assez que son fils a besoin d’apprendre un peu l’humilité…

– C’est vrai qu’il est parfois odieux…

– Et notre petit duc qui a l’air tout désolé et l’aide à se relever et à sortir de là, brave garçon…

– Oh !

– Ah !

– Non mais je rêve ou le prince vient de le repousser à l’eau ?…

– Tu ne rêves pas… Mais il risque d’avoir des soucis, regarde qui arrive…

– Oups, Sa Majesté qui a l’air d’avoir tout vu…

– Si nous descendions, mon amie ? Je serai curieuse d’entendre la leçon à laquelle va avoir droit notre jeune prince…

– Volontiers ! Hi hi hi !”

Vendredi 20 août 2021 :

Le vent froid de ce jour de novembre est presque revigorant, sous le ciel juste assez couvert pour être blanc sans être sombre.

Il y avait très longtemps que je n’avais pas revu cet endroit.

Cette maison paumée au milieu des bois, où on venait passer nos vacances tous ensemble, je l’avais presqu’oubliée. Jusqu’à ce qu’il y a quelques jours, un raz-le-bol général ne me fasse péter un plomb, quitter mon boulot en claquant la porte et courir chez mon médecin qui m’a dit : “Arrêt, repos, et partez prendre l’air ailleurs si vous pouvez.”

C’est là que ce lieu m’est revenu en tête.

C’est un de mes cousins qui a les clés, lui y va toujours en été avec sa petite famille. Il me les a laissées sans discuter, plutôt content, en fait, de me voir comme ça, avec cet envie de retourner là-bas. Il m’a avoué qu’il était inquièt pour moi et n’était pas le seul, que partir là-bas me ferait du bien et m’a bien dit de l’appeler si jamais j’avais besoin de quoi que ce soit.

Ca faisait un moment qu’on me disait de lever le pied… Et que je refusais de l’entendre.

La maison est propre et tout y est en ordre. J’ai fait un plein de courses sur la route et pendant que le chauffage se met en marche, moi, j’ai décidé d’aller me balader un peu.

Pas de mal à se dégourdir les jambes après quelques heures de voiture.

J’ai retrouvé le chemin du lac sans même avoir à y penser. Mon corps se souvenait, mieux de moi, de ces sentiers forestiers si calmes…

Le ponton de bois est toujours là, mais dans le doute, je n’ai pas osé m’y avancer.

Je m’assois au sol, au bord de l’eau.

Je repense à l’enfant que j’étais quand je venais me baigner là avec toute la bande…

Il était plus que temps de réfléchier et de tout mettre à plat, pour continuer ma vie sur mon vrai chemin.

Lundi 23 août 2021 :

L’explosion se refletait dans le casque du scaphandre du soldat. Derrière lui, le femme la regardait, elle aussi, impassible.

L’immense champignon nucléaire marquait la fin de la guerre.

Eux, derrière la vitre blindée du bunker, étaient à l’abri, avec ce qui resterait désormais de l’humanité.

Tous s’étaient terrés au fond des abris lorsque l’ordre ultime avait été donné.

Tous, sauf elle, qui avait lancé cet ordre. Et lui, son plus fidèle soldat, l’avait accompagné jusqu’au sommet de la tour, car il avait juré de ne jamais la laisser seule.

Même dans l’immense abri, même si elle y régnait d’un main de fer, elle n’était pas à l’abri d’un rival, d’un fou, de trop de gens et de choses.

Ils regardaient tous deux le nuage, à des dizaines de kilomètres de là au sud, se dissiper peu à peu.

Elle avait ordonné la frappe dès qu’elle avait su que leurs ennemis, malgré un accord de paix factice, allaient relancer le conflit.

A ces années de combats absurdes, elle avait choisi de mettre un terme définitif. Trop de sang avait coulé.

“Ardyn.

– Oui, ma dame ?

– Rentrons. Il faut organiser l’expédition vers le nord. Avec un peu de chances, nous y trouverons quelques survivants moins belliqueux…

– C’est à espérer.”

L’espoir était toujours là, au fond du coeur des humains.

Mardi 24 août 2021 :

La chambre de la princesse était belle et confortable, mais elle n’en restait pas moins pour son occupante une sombre prison. D’ailleurs, la seule fenêtre avait des barreaux…

La jeune fille brodait tristement, le cœur serré. La pièce était gardée de peur qu’elle ne tente de s’en évader, tant il ne faisait de doute à personne que l’annonce de ses fiançailles avec un cruel seigneur de près de deux fois son âge l’avait choquée autant qu’horrifiée.

Sa mère lui avait dit, pourtant, qu’il était du destin des princesses de servir les desseins politiques des rois.

Mais on lui avait tant conté de magnifiques histoires d’amour qu’elle n’avait jamais vraiment voulu y croire…

Une larme tomba sur sa broderie.

Elle sursauta lorsqu’une voix demanda :

“Pourquoi pleures-tu ?”

Elle vit alors avec effarement que les barreaux de la fenêtre avaient disparu et qu’était assis là un magnifique chat noir à la fourrure épaisse, aux yeux d’un vert presque blanc, qui la regardait avec, lui sembla-t-il, grand sérieux. Quelques papillons dorés voletaient autour de lui, finissant de rendre la scène irréelle.

Elle connaissait cet animal, il appartenait à un étrange duc aussi beau qu’on le disait sorcier, rarement présent à la Cour, mais c’était le cas ces temps-ci. Elle avait eu l’occasion de lui parler lors d’une promenade. C’était certes un homme énigmatique, mais qui ne dégageait que bienveillance.

Elle se surprit à répondre au chat qu’elle pleurait son malheur de devoir épouser un homme qui l’effrayait. Le chat pencha la tête :

“Oui, mon maître m’a expliqué… Il y a vu un très mauvais présage… Cet homme veut la couronne et compte se servir de vos noces pour la revendiquer lorsque ton père mourra. Mon maître a vu une guerre et notre pays en ruines… Il m’a demandé de venir te chercher. Il peut te mettre à l’abri le temps de régler ça…

– Alors ce qu’on dit est vrai ? Ton maître est un sorcier ?

– Mon maître est un gardien. Il agit pour sauver ce qui doit l’être.”

Elle décida de lui faire confiance et le suivit, enjambant le rebord. Le chat la conduisit jusque à une belle calèche, sans qu’aucun des courtisans présents ne semblent la voir. Le mystérieux duc était là et s’inclina :

“Merci, Ma Dame. Votre aide me sera précieuse pour mettre à mal les noirs projets de votre fiancé.

– Merci à vous de m’avoir sauvée de lui…”

Il sourit :

“De rien, Ma Dame. Une future reine de votre envergure mérite bien mieux qu’un imbécile de ce genre…”

[Pas de Court du jour le 25 août, car sortie de la nouvelle Une histoire de plumes pour les dix ans du site]

Jeudi 26 août 2021 :

Micro-nouvelle un peu spéciale dédicacée à Madshaton et toute la team de la partie Lénidès des Guerres de l’Ouhn.

L’homme siffla et le cri familier de son oiselle lui répondit avant qu’il ne sourit en la voyant apparaître entre les arbres pour venir se poser sur le poing qu’il lui tendait, dès qu’il lui eut pris le lièvre qu’elle tenait entre ses serres.

“Alors, Sonata, tu as trouvé ton dîner…” lui dit-il gentiment en caressant sa tête, après avoir posé la proie près de lui, sur la planche avant de sa charrette.

Il sourit quand la petit tête blanche se frotta à son joue mal rasée.

Puis, il déposa son amie à ses côtés et reprit les rênes, il était temps de rentrer.

La chasse avait été bonne pour lui aussi, en témoignaient les animaux morts qu’il ramenait, déposés à l’arrière de la charrette. Entre les peaux et la viande, il allait avoir un peu d’avance sur le prochain loyer et être tranquille quelques jours.

Il songea, en voyant le ville en contre-bas de la route, qu’il ne savait même plus exactement depuis quand il était ici, depuis quand son seigneur l’avait envoyé dans ce monde pour qu’il puisse s’y reposer en paix et à l’abri de tous, depuis quand il vivait cette vie paisible de trappeur comme si de rien n’était.

A côté de lui, sa belle oiselle mangeait tranquillement sa propre proie. Il sourit en la voyant, elle faisait toujours ça très proprement pour ne pas salir son beau plumage.

Il soupira.

Il ne se sentait pas encore prêt à rentrer… Mais il le faudrait bien, un jour.

Il regarda le ciel et eut un sourire.

Un jour prochain, il le savait, il trouverait sa place.

Vendredi 27 août 2021 :

(Petit clin d’œil à Ismael, un des personnage d’Une histoire de plumes. ^^)

Ismael aimait bien venir voir ses grands-parents.

Déjà parce qu’ils étaient adorables et toujours contents de le voir, ensuite parce que leur vieille maison était un havre de paix pour lui.

Sa grand-mère Fatma adorait le gaver de pâtisseries et sa façon de mêler les recettes algériennes de son enfance avec les françaises apprises depuis qu’elle avait quitté son pays natal, à la fin de la guerre d’indépendance, était aussi merveilleuse qu’inimitable.

Ismael aimait se poser sur le fauteuil tout moelleux, devant la bibliothèque, près du feu en hiver, et parler avec son grand-père Alban de tout et rien.

Cet ancien officier qui avait refusé d’abandonner à leur sort la femme qu’il aimait et sa famille, qui avaient décidé de se battre pour le France dans cette guerre qui n’avait alors pas ce nom.C’était d’ailleurs comme ça qu’ils s’étaient connus, lorsque Fatma, toute jeune étudiante, était venue se proposer comme interprète pour les aider. Alban était assez vite tombé sous son charme, mais il riait encore de tout ce qu’il avait dû faire pour parvenir à la séduire.

C’est qu’elle ne s’en laissait pas compter, la demoiselle… Il fallait d’ailleurs l’entendre, à près de 80 ans, râler contre “ces fichus barbus pas foutus de nous foutre la paix”… Elle n’avait rien perdu de sa combativité en la matière.

Ismael aimait ce vieux salon, la douce odeur du feu et des gâteaux et ce vieux couple toujours aussi amoureux.

Un lieu qui respirait le bonheur et l’amour.

Lundi 30 août 2021 :

Ma respiration se matérialise devant moi dans un petit nuage de buée qui s’évanouit aussitôt dans l’air alors que j’essaye de reprendre mon souffle, en regardant autour de moi pour me repérer.

Il a cessé de neiger, mes traces seront faciles à suivre s’ils les retrouvent, il faut que je trouve un moyen de les semer.

Après avoir réussi à arriver à ce maudit château, à m’y introduire sans me faire voir, à voler le médaillon et à en filer sans me faire attraper, ça serait vraiment, mais alors vraiment vexant de me faire avoir maintenant.

Les nuages s’écartent, dévoilant une lune qui, non contente d’être magnifique, me permet de retrouver mon chemin. J’avance un peu et retrouve la petite rivière qui coule là.

Parfait, j’ai de bonnes bottes et tant pis si mon pantalon est un peu mouillé, l’auberge où m’attendent mes compagnons n’est pas si loin, ça devrait aller.

C’est ainsi que, m’aidant d’un long bâton épais, je pénètre dans l’eau froide et le suis vers l’ouest, vers la lune, m’assurant ainsi que mes poursuivants ne me retrouveront pas : leurs chiens perdront ma trace et je n’en sortirai qu’assez loin pour être sur qu’ils ne la retrouveront pas.

La lune est presque couchée lorsque les lumières du village apparaissent à ma vue, en bas de la colline.

J’avais parié avec Lucius que je serai là avant l’aube, gagné ! Il va devoir me payer un bon bain et un bon repas chaud, ça lui apprendra à douter de moi !

Mardi 31 août 2021 :

Il faisait un soleil radieux et donc très chaud sous la verrière de la cour intérieure du musée.

A part les quelques plantes qui mettaient un peu de vert dans le décor, ce dernier était entièrement blanc, ocre pâle, des statues aux murs.

A cette heure, il n’y avait pas un chat. Normal, et c’était pour ça que cet horaire avait été choisi.

Elle était arrivée la première, dans sa petite robe noire, et attendait sagement entre les deux statues. Il arriva un peu plus tard, lui en blanc, la cherchant du regard un moment.

Elle lui sourit et lui fit un petit signe de la main.

Il répondit de même en la rejoignant.

Depuis le centre de contrôle des caméras de vidéos surveillance, le gardien songea à un premier rendez-vous de deux amoureux et trouva ça mignon.

 Il était loin de se douter des propos que ces deux personnes échangeaient, seuls dans cette cour, sous ce si beau soleil.

Elle lui tendit sans perdre son sourire une clé USB sous forme d’un petit nounours avant de lui dire avec un léger accent nordique :

« Bonjour, merci de votre ponctualité. »

Il hocha la tête et répondit avec un accent moyen-oriental assez doux en la prenant :

« De rien. C’est la moindre des choses. Tout est bon ?

– Oui. Vous avez toutes les infos là-dessus. De quoi libérer et exfiltrer vos agents sur place sans problème. Notre ambassade vous aidera. »

Il soupira, soulagé.

« Merci infiniment.

– De rien. C’est la moindre des choses pour nous aussi, après votre aide pour libérer les nôtres… »

Ils se sourirent et il haussa les épaules :

« C’est toujours mieux quand on peut s’aider comme ça…

– C’est sûr. Il faudrait que nos gouvernants y pensent plus souvent. »

Mercredi 1er septembre 2021 :

Dire que le repos de la nuit avait été salutaire aurait été un doux euphémisme.

Après trois jours de marche dans les montagnes, dans le froid et la pluie, trouver enfin un gîte accueillant tenait quasi du miracle pour nous.

C’était une vieille bâtisse encore solide, un bon feu brûlait dans l’âtre de la grande salle du bas, par là où nous étions entrés. Le vieux couple qui tenait l’endroit nous avait accueilli à bras ouvert, sans savoir qui nous étions, ni d’où nous venions, rien. Ils s’étaient empressés de nous apporter des couvertures pour nous réchauffer, surtout la petite, et assis à une vieille table en bas pour nous apporter des bols de soupe fumante.

Ils n’avaient posé aucune question.

Ils nous avaient montrés où nous laver, où dormir, dans une chambre à l’étage où nous nous étions écroulés tous les quatre sans demander notre reste.

Il y avait deux grands lits. La petite avait bien voulu en laisser un à ses parents et dormir avec son tonton (moi). De vrais lits… On avait presque oublié que ça existait…

 J’ai été le premier réveillé au matin et je suis descendu sans les déranger.

La vieille dame était déjà au boulot. La pluie s’était arrêtée. Elle m’aa souri et montré la table, près du feu, et j’étais à peine assis qu’elle m’apportait du pain tout chaud de son four, du beurre, des confitures et une grande tasse de thé.

Autant dire un festin pour moi après tout ce que nous avions enduré…

J’ai bredouillé des remerciements et elle m’a juste souri :

« C’est normal, mangez autant que vous voulez. Vous êtes à l’abri, maintenant. Ici, vous n’avez rien à craindre. »

Jeudi 2 septembre 2021 :

Il faisait nuit noire lorsque la voiture se gara discrètement dans la ruelle sombre, derrière l’hôtel de luxe. Les deux hommes qui se trouvaient dans le véhicule n’eurent pas à attendre longtemps, une silhouette grande et fine, dans un long manteau de cuir sombre, chaussures de ville aux pieds et feutre sur la tête, les rejoignit pour monter à l’arrière.

« C’est bon, on file ! » déclara avec fatigue, mais autorité, le nouveau venu.

Le conducteur, un tout jeune homme un peu nerveux, hocha la tête et redémarra et l’autre, un âgé et bien plus calme, demanda :

« Vous l’avez ?

– Oui, oui, j’ai pu copier tout le contenu de son téléphone et placer le mouchard sur son ordinateur portable, comme prévu…

– Parfait. Félicitations, Lieutenant, vous avez géré !

– Ce fut un plaisir. »

Le reste du trajet fut silencieux et bientôt, la voiture se gara sur le parking d’un immeuble banal dans lequel les trois hommes entrèrent, pour rejoindre, au troisième étage, les bureaux de leur service.

Une femme à l’allure sévère les y accueillit :

« Ah, vous voilà. J’espère que tout s’est bien passé. »

Le lieutenant lui jeta une clé USB :

« Tout est là, Madame, et le mouchard est en place. »

Elle attrapa l’objet avant de blêmir, comme les deux autres sursautaient, lorsqu’il enleva la veste en cuir, dévoilant un très léger ensemble de lingerie fine bleue pâle des plus déshabillée.

« … Maintenant, si vous permettez, je vais prendre une douche et me changer…

– Qu’est-ce que c’est que cette tenue ! » s’étrangla-t-elle.

Il se dandina, goguenard :

« La tenue appropriée pour attirer un vieux politicard pervers dans une chambre d’hôtel, Madame. »

Il prit une pose plus que suggestive, la laissant outrée :

« Ça ne me va pas ?…. »

Le jeune était séché et le plus âgé gloussa alors qu’un autre homme entrait et répondait avec amusement :

« Ah, si, très bien, Lieutenant !

– Oh, vous êtes encore là, Colonel ?

– J’attendais votre retour pour être sûr que ça allait. Je vois que vous y avez vraiment mis du vôtre…

– Bah, notre métier demande souvent de donner de sa personne… Que ne ferait-on pour son pays ! »

Vendredi 3 septembre 2021 :

« Non mais sérieux Henri, j’le sens grave pas quoi…

– Hm ? »

Le petit blond en pantalon droit et chemise regarda, tout sourire, le jeune Arabe assis sur son canapé rouge. Dire qu’il était mal à l’aise était un doux euphémisme. Il gigotait en regardant tout autour de lui, dans ce salon bourgeois aux vieux meubles cossus et aux murs couverts de livres.

Henri pointa le nez hors de la cuisine, juste à côté, pour lui dire doucement :

« De quoi tu t’inquiètes, mon cœur ? Je suis sûr que ça va très bien se passer.

– Ouais ben pas moi… »

Henri gloussa, s’essuya les mains sur un torchon en coton épais, héritage familial, avant de le rejoindre pour s’asseoir près de lui et prendre sa main :

« Mes parents ne vont pas te manger, tu sais.

– …

– Tu t’es fais tout beau en plus, il est super classe ton jean, et ton t-shirt est très beau aussi…

– Arrête de t’foutre de moi… »

Henri gloussa et l’embrassa rapidement :

« Je ne me fous pas de toi, Atmen. Je suis très heureux que tu aies fait un effort. »

Atmen se gratta la tête, tout rose :

« Ben c’est tes parents quoi, j’allais pas venir en survet’… La vie d’ma mère, j’aurais eu l’air de quoi… Mais euh, t’es sûr qu’ça va le faire ?

– Mais oui !… Maman était toute excitée à l’idée de te rencontrer.

– Et ton père… ?

– Oh lui, surtout intrigué. Il se demandait comment on s’est connu…

– Ah ouais ben ouais logique…

– Du coup, quand il a su que tu étais le frère d’une des petites que j’ai en soutien scolaire, ça lui a été.

– Ouais genre il a dû se faire des films de ouf…

– Ben j’ai bien pensé à raconter que tu m’avais héroïquement sauvé d’une agression dans le métro, mais je me suis dit que ça n’allait pas te plaire. »

Atmen fit la moue :

« Euh, ouais ça on s’le garde pour nous, s’t’plaît… »

Henri opina et leva sa main droite. Même si c’était vrai, qu’Atmen l’avait bien aidé alors que des « potes » à lui l’emmerdaient, dans le métro, un soir que le blondinet rentrait des cours de soutien scolaire, et que c’était ce soir-là qu’ils s’étaient vraiment parlés pour la première fois, ils avaient promis de garder ça pour eux. Pas besoin de faire peur à ses braves gens déjà bien inquiets que leur fils gay aille dans un quartier « populaire » pour aider des enfants en difficulté… Même s’il y avait aussi trouvé l’amour.

Lundi 6 septembre 2021 :

Au sortir de l’hiver, Teddy l’ours avait toujours très faim. Rien d’anormal après des semaines passées à dormir dans sa grotte, alors il sortait se balader dans la forêt. Cette dernière se réveillait de sa propre torpeur, toute fleurie et remplie de chant d’oiseaux. Teddy était tranquille. Il vivait dans une zone sans humains à proximité et sa taille imposante dissuadait les autres prédateurs de venir lui chercher des noises.

Il pouvait donc aller et venir tranquillement et ce jour-là, il alla jusque la rivière, car comme chaque année, les saumons allaient arriver.

Et Teddy aimait les saumons.

Et puis, il faisait bien chaud, alors de toute façon, faire trempette, ça serait bien aussi.

Il en était donc là à se rafraichir lorsqu’il vit soudain un autre ours arriver. Tout d’abord prêt à défendre son territoire, il se détendit vite en sentant qu’il s’agissait d’une femelle et que visiblement, elle était d’humeur plutôt câline.

Teddy se dit donc qu’il y avait largement assez de saumons pour se faire un petit tête-à-tête et plus si affinités.

Sans du tout se douter que cette charmante demoiselle venait d’être lâchée là dans ce but pour tenter de faire se reproduire ce grand mâle, quasi dernier représentant des siens…

Deux humains embusqués plus loin surveillaient la scène et soupirèrent avec le même soulagement lorsqu’ils virent Teddy accepter sans rechigner de partager ses proies avec la nouvelle venue quelque peu intimidée, et qui se détendait après un moment de doute sur où elle avait atterri.

« Bon, mission accompli… Elle est dans une zone sûre et il a l’air de l’accepter…

– Oui, avec un peu de chances, on aura des jolis oursons dans quelques mois ! »

Bien loin de ces considérations, Teddy regardait la demoiselle manger du saumon et il se dit que ce printemps commençait très bien.

Mardi 7 septembre 2021 :

Bien, nous étions donc face à un dilemme intéressant… Choisir entre l’énergie et la nature, on nous disait. On ne pouvait pas assurer les deux… Il fallait soit abandonner notre petit confort, soit nous laisser crever à racler jusqu’à la lie les ressources de notre Terre…

Et comme personne ne voulait abandonner son petit confort, enfin c’est du moins ce qu’on nous soutenait pour nous culpabiliser et ne surtout pas chercher d’autres solutions, ben ça n’avançait pas. Et ça arrangeait bien les tenants du vieux monde qui continuaient à s’en mettre plein les poches, persuadés que leur sacro-saint pognon les sauverait même quand il n’y aurait plus rien à boire ou à respirer.

Et après, c’est moi qu’on traitait d’utopiste.

Ce n’était pas la joie.

Et puis à un moment, des voix se sont élevées pour dire « Eh oh, mais si on voyait ça autrement ? »

Et c’est là qu’on a commencé à se dire qu’il y avait sûrement autre chose, que ce dilemme qu’on nous imposait n’avait pas de sens. Pourquoi l’un ou l’autre, pourquoi pas une troisième voie ? Une quatrième ?

Alors à défaut de creuser le sol pour trouver du pétrole, on s’est creusé la tête pour trouver des solutions…

Et elles ne manquaient pas. C’était beaucoup de choses à revoir, ça n’allait pas être de la tarte, mais soudain, il y avait un avenir.

Et on n’en demandait pas plus.

Mercredi 8 septembre 2021 :

Il y avait de vieilles histoires qui racontaient de drôles de choses.

Le soir, au coin du feu, les anciens parlaient d’un passé triste, dans un monde gris et pollué, avec un sol où plus rien ne poussait, où les armées entières s’étaient battus pour une rivière, jusqu’à ce que les Dieux se mettent en colère et envoient un cataclysme du ciel.

Il avait suivi un hiver qui avait duré des années, mais pour ceux qui avaient survécu, une chose étrange s’était produite : chacun pouvait désormais ressentir, avec plus ou moins d’intensité, les émotions des autres. Pour certains, ça tenait presque de la télépathie pure. Pour d’autres, c’était plus flou.

Ce qui était sûr, c’est que plus personne ne pouvait ignorer ou douter des émotions de ses semblables. Finies les peurs, les incompréhensions, les disputes, et c’est ainsi que quand cet hiver s’était achevé, ceux qui y avaient survécu avaient pu reconstruire comme ils pouvaient un nouveau monde en paix, en petites communautés échangeant simplement les unes avec les autres ce qui leur manquaient réciproquement.

Ce qui avait été si longtemps une utopie pour tellement de gens avant eux…

A se demander si ce cataclysme n’avait pas été une bénédiction, finalement.

Certains anciens le disaient, d’ailleurs :

« Les Dieux nous ont laissés une chance. »

Vendredi 10 septembre :

Il a plu toute la nuit sur la vieille ville.

La nuit a du coup été particulièrement tranquille.

Alors qu’en cette période de l’année, les trop nombreux touristes ont tendance à faire la java jusqu’à l’aube dans les rues, au grand dam des locaux, le ciel les a dès la fin de l’après-midi renvoyés dans leurs hôtels ou leurs AirBnB sans sommation.

Les éboueurs auront peu de travail ce matin.  

Le soleil se lève sur un ciel encore nuageux, mais plus menaçant. Le temps se lève aussi, la journée va sans doute être très belle.

Dans quelques heures, les enfants joueront dans les flaques d’eau que des adultes trop bien habillés éviteront eux prudemment.

Les touristes reprendront leurs visites, peut-être reposés par une nuit sans fête ni alcool.

Et moi, comme chaque jour en cette saison depuis si longtemps, je regarderai tout ce petit monde s’agiter, ceux qui s’émerveilleront de la beauté des flaques et de leurs reflets, ceux que ça fera râler, ceux qui riront et les autres…

La vie quoi.

Lundi 13 septembre 2021 :

La plage était belle, propre, l’eau bleue et les riches touristes posés sur les sofas ombragés sirotaient leurs cocktails en parlant de tout et rien.

Une scène banale sur cette plage réservée à l’élite et bien gardée de possibles « gêneurs ».

Comme souvent dans ces cas-là, les enfants jouaient plus loin sans que personne n’y prête attention, pas même leur nourrice bien plus occupée à se faire draguer par un beau mâle de la sécurité.

Le petit Jean-Charles et sa sœur cadette Eléonora étaient donc partis en exploration tout au bout de la plage, curieux comme on l’est à 9 et 7 ans. Se faufilant entre les rochers avec l’agilité de leur âge, les deux enfants arrivèrent sur une petite crique déserte où la fillette remarqua un gros crabe qu’ils se mirent à suivre sans faire plus attention à rien d’autre, pas même au soleil qui commençait à baisser, ni la mer qui commençait à monter.

Les enfants s’émerveillaient de ces crustacés qui, eux, n’avaient visiblement rien à faire de leur présence, lorsqu’un autre bruit attira leur attention.

Un jeune homme à la peau mat et au cheveux noirs tirait une vieille barque sur le sable.

Avisant les deux enfants intimidés, il les regarda, dubitatif, avant de dire dans un anglais correct, mais avec un fort accent :

« Ben qu’est-ce que vous faites là, vous deux ? »

Eléonora répondit timidement :

« On se promenait et on a suivi le crabe… »

L’homme sourit :

« Vous êtes des petits Blancs du grand hôtel de la grande plage, vous. C’est dangereux de vous éloigner comme ça.

– On va rentrer ! »

L’homme dénia du chef :

« Trop tard, l’eau est montée, si vous êtes passé par les rochers. Vous pourrez plus passer là. Et vous ne pouvez pas rester, d’ailleurs, la crique va bientôt être inondée.

– Zut ! »

L’homme rigola :

« Allez, venez, je vais vous ramener avec ma barque… »

Trop protégés pour imaginer qu’on puisse leur vouloir du mal, les enfants grimpèrent sans se faire prier et découvrirent quelques gros poissons alors que leur nouvel ami repoussait l’embarcation vers la mer avant d’y sauter et de prendre sa rame.

« Vous êtes pêcheur ? demanda Jean-Charles.

– Ça m’arrive… répondit l’homme.

– Comment vous vous appelez ? demanda à son tour Eléonora.

– Matahi. »

Ils parlèrent encore un peu, mais contourner les rochers se fit très vite. Matahi se fit cependant un point d’honneur à attendre que les deux enfants lui désignent leurs parents pour s’approcher de la rive et sauter dans l’eau le temps de retirer sa barque sur le sable.

Si les gros bras de l’hôtel l’avaient vu et approchaient avec un air au minimum sceptique, les parents des deux enfants les prirent de vitesse en accourant pour les serrer dans leurs bras, soulagés de les retrouver sains et saufs.

Matahi eut un sourire en voyant ça et allait repartir sans plus de formalité lorsque le père le rejoignit pour le remercier et pour se faire, lui tendit quelques billets. Matahi sourit encore et fit non de la tête :

« Moi ça va, va donner ça au dispensaire dans le village si tu veux, ils en ont plus besoin que moi. Et je file, j’en connais trois qui doivent se demander ce que je fabrique et qui attendent leur dîner ! »

Il repartit sans plus de cérémonie, laissant le père bête avec ses billets à la main.

« Qui c’est ce gars ? demanda-t-il à un homme de la sécu.

– Il vit dans le village d’à côté avec ses frères et sœurs, ils vivotent de pêche et de petits boulots… »

Le père fit la moue, mais il alla bien, le lendemain, voir ce dispensaire pour leur laisser un gros chèque.

Puis ils rentrèrent.

Eléonora ne devait revoir Matahi que près de 20 ans plus tard, lorsqu’elle revint, jeune doctoresse, monter un véritable hôpital dans ce petit recoin perdu du monde, n’ayant jamais oublié celui qui les avait sauvés ce soir-là.

Mardi 14 septembre 2021 :

« Quelqu’un peut me rappeler ce qu’on fait là ? » demanda avec lassitude le Chinois.

Le Français, à sa droite, répondit sans beaucoup plus d’énergie :

« La générale voudrait notre avis sur ses nouvelles recrues.

– La bande de bleus, là en bas ? demanda le Japonais.

– Ouais.

– Ils ne manquent pas d’énergie, en tout cas ! remarqua le petit Kabyle, accoudé à la rambarde comme ses quatre compagnons, entre le Français et le Japonais.

– Non, mais c’est bien tout ce qu’ils ont pour eux, soupira avec dédain le Chinois, ce qui fit rire l’Américain qui était le plus à droite :

– Eh oh, tout le monde a pas été biberonné aux arts martiaux, mec ! Faut bien commencer !

– Un point pour toi, admit plus calmement le Japonais. Pour des débutants, je ne les trouve pas si mauvais…

– C’est vrai, opina à son tour le Kabyle. Il y a du potentiel.

– Bon, comparé à nous, clair qu’il y a du boulot… reprit le Japonais. Mais comme disait le crétin natté, tout le monde n’a pas été formé au combat au biberon.

– Et c’est plutôt une bonne chose ! ajouta avec énergie le petit Kabyle. C’est quand même un peu pour éviter à d’autres gosses d’être enrôlés de force qu’on s’est battus, je vous rappelle, les gars.

– Un point pour toi ! approuva l’Américain.

– Et donc ? reprit le Japonais. Elle voulait quoi à part notre avis, la générale ?

– Qu’on les prenne un peu en main si on les trouvait valables, expliqua le Français.

– …

– …

– …

– Elle disait que ça nous ferait des vacances après les six mois de merde de la mission en Chili.

– Ouais OK why not… fit l’Américain, finalement plutôt amusé.

– C’est vrai qu’à côté de ces connards de trafiquants, entraîner ces mecs-là, ça sera effectivement plutôt reposant, reconnut le Japonais.

– On peut toujours essayer, de toute façon… approuva le Kabyle.

– Yep, faudra juste qu’on fasse gaffe à pas trop les abîmer, sourit le Français avec un regard lourd de sens au Chinois qui grommela sans répondre.

– Pas comme si on avait d’autres missions en cours… » conclut le Kabyle en se redressant.

Il y eut un silence avant que l’Américain ne lâche avec un grand sourire au Japonais :

« Au fait, le crétin natté t’emmerde, chéri.

– Moi aussi, je t’aime. »

Mercredi 15 septembre 2021 :

« Les films-catastrophes commencent toujours par un politicien ou un militaire qui refuse d’écouter un scientifique. », disait une pancarte perdue au milieu de milliers d’autres dans une des innombrables manifestations contre l’inaction politique et globale contre les dérèglements climatiques.

Et des années plus tard, alors qu’un tiers de l’Asie du Sud-Est était devenue irrespirable à cause de l’augmentation de l’humidité, que l’avancée des déserts et l’augmentation et sécheresses à l’intérieur des terres contrastaient avec les montées des eaux et les inondations sur les côtes, qu’après avoir manqué de se foutre une bonne (et sans doute ultime) fois sur la gueule, l’humanité était parvenue in extremis à calmer ses chiens de guerres pour essayer de gérer un peu mieux ce bordel, nous, en Europe, avions découvert le revers du réchauffement avec le retour d’hivers glaciaux et blancs comme même nos grands-parents n’en avaient guère connus, à cause de la disparition prédite de longue date de Golf Stream, qui nous protégeait du froid polaire, rappelant à pas mal de monde que nous étions bien plus au Nord que nous le pensions. Ce qui avait bien fait marrer les États-Uniens et les Canadiens, au passage. Ah, mais tiens oui, c’est qu’on est à la même hauteur dites donc…

Cette neige, devenue si rare, voire légendaire, faisait désormais partie de notre quotidien hivernal. On riait encore des galères pour s’y adapter, s’équiper, dans des pays connus pour paniquer au moindre flocon…

Mais bon, on s’y était fait, pas le choix.

Et se balader le dimanche, bien emmitouflés, pour aller faire des bonhommes et des batailles des boules de neige était vite devenu habituel.

Les scientifiques disaient aussi qu’une des plus grandes qualités de l’espèce humaine, c’était sa capacité à s’adapter.

Et on n’aurait jamais fini d’en avoir besoin.

Jeudi 16 septembre 2021 :

« C’est ici ?

– Oui, Votre Altesse…

– Bien, alors défoncez-moi ce mur. »

Les pauvres serviteurs regardèrent leur reine, puis se regardèrent, très mal à l’aise, jusqu’à ce que l’un d’eux ne balbutie :

« C’est-à-dire que cette pièce a été murée sur ordre de votre père et qu’il a interdit…

– Mon père est mort, Alban. Et je veux savoir ce qu’il a caché là.

– Mais, ma reine, on dit qu’il y a fait sceller un très puissant sorcier et que…

– Défoncez-moi ce mur. »

Un des gaillards, plus courageux ou téméraire qui les autres, soupira et donna sans plus attendre le premier coup de maillet dans les pierres. Deux autres se joignirent à lui rapidement, à la grande terreur des autres et le garde du corps de la reine restait calme, mais clairement sur ses gardes, sa main posée sur le pommeau de son épée.

Une porte fut vite dégagée, qui s’ouvrit toute seule, en faisant encore crier de peur. Retenant sa maitresse d’un geste calme, le soldat entra le premier. Il y eut un silence avant qu’il ne dise :

« Vous pouvez venir, il n’y a personne… »

La reine entre pour découvrir une petite pièce étrange, minuscule bibliothèque éclairée par quelques bougies qui ne semblaient pas se consumer et une fenêtre bien scellée. Il y avait là en tout et pour tout des livres, une grande cithare et un fauteuil qui semblait fort confortable, mais pas de sorcier ni de cadavre… Etonnant, quand on savait ce lieu muré depuis si longtemps.

Intriguée, la reine feuilleta quelques livres, ouvrages de magie ou de biologie, médecine aussi, jusqu’à ce qu’une feuille ne s’échappe de l’un d’eux.

Une note manuscrite qui semblait très ancienne :

« Ce n’est pas un mur de pierre qui peut me retenir, mais je ne peux vous en vouloir d’avoir préféré m’enfermer plutôt que de croire à mes présages. La cithare m’appellera lorsque le temps sera venu. N’ayez crainte, l’avenir n’est jamais scellé. »

Vendredi 17 septembre 2021 :

Il était rare qu’une finale de coupe du monde de football soit aussi tendue. Le match avait été fabuleux, l’équipe de France comme sa rivale n’avait rien lâché, et elles n’avaient échappé aux tirs au but qu’à 30 secondes de la fin de la seconde prolongation, sur un tir improbable du capitaine français, tentant le tout pour le tout pour que ça s’arrête.

Il savait que la prochaine insulte de son adversaire serait celle de trop.

Lorsque l’arbitre siffla la fin de match, il eut approximativement deux secondes de répit avant que tous ses coéquipiers ne se jettent sur lui pour un group-hug aussi chaleureux que mérité après ces semaines de tensions.

Indifférents à l’équipe adverse et surtout son capitaine qui fulminait, les Français profitèrent de leur victoire, des cris de la foule, et lorsqu’il leva la coupe sous le feu des flashs et les caméras, il sut que cette victoire-là n’était pas que la leur.

Outés par des journalistes peu scrupuleux et avides de scandales à quelques semaines du début de la compétition, le capitaine de l’équipe et son gardien avaient dû gérer une campagne de haine homophobe d’une violence inouïe en plus de la pression de la compétition elle-même. Ils n’avaient eu qu’une réponse :

« On réglera ça sur le terrain. »

Et c’est ce qu’ils avaient fait.

Alpagués par un journaliste un instant plus tard et interrogés sur leurs projets d’avenir, le capitaine avait répondu avec amusement :

« Là, on va fêter ça, et après on va rentrer dormir un mois ou deux ! »

La fête avait été bien arrosée et il n’était pas frais lorsqu’il avait pris le train, quelques jours plus tard, pour rentrer chez ses parents, où son compagnon devait le rejoindre quelques jours plus tard.

Il était tard lorsqu’il arriva et si ses parents l’avaient attendu, ils ne prirent que le temps de l’accueillir avant de l’envoyer dormir.

Il se retrouva donc dans sa chambre d’enfant et sourit en voyant que rien n’avait bougé, et il caressa avec une émotion sincère le vieux poster d’Olive et Tom accroché au-dessus de son lit, Olivier faisait un V de la victoire, tout sourire. Il le lui rendit.

« Merci, vieux frère. J’y serais jamais arrivé sans toi. »

Lundi 20 septembre 2021 :

« Tu veux dire que tout est lié ?

– Tout.

– Pour de vrai ?

– Oui. L’Univers est un Tout. Nous le formons, il nous englobe. La naissance, la vie, la mort, le bien, le mal, le jour et la nuit, le soleil et la lune, la plus petite bactérie, la plus grande des galaxies, tout est lié. Nous sommes des poussières d’étoiles. Et au-delà de ça, d’autres mondes, tant d’autres choses qu’on ne connait pas, qu’on ne peut même pas concevoir…

– Tu crois qu’il existe d’autres mondes ?

– D’autres mondes, d’autres formes de vie, certains prétendent qu’on peut les contacter en méditant, ou en rêvant… Que tous les rêves de tous les mondes sont liés… Que c’est pour ça que certains imaginent d’autres mondes, d’autres créatures… Parce qu’ils seraient capables de sentir ces autres mondes et s’en inspireraient…

– Certains Anciens disaient que le monde était un arbre… De ses racines plongeant dans la terre jusqu’au monde des morts à ses plus hautes branches qui portaient le ciel…

– Peut-être y a-t-il un monde où c’est le cas… »

Mardi 21 septembre 2021 :

« GALO !!! hurla le chef de la caserne en ouvrant violemment la porte de la chambre de son subordonné. Tu fous quoi ! Ça fait trois fois que je euh… »

La colère du brave homme s’éteignit aussi sûrement qu’une allumette en plein vent lorsqu’il découvrit la tête brûlée de son équipe qui dormait encore, visiblement nu et qui avait à peine grommelé à son intrusion. Tout incendiaire qu’ait été cette dernière, elle n’avait pas plus fait réagir le bien plus frêle garçon, lui habillé, qui dormait littéralement blotti contre le premier, qui le tenait d’ailleurs contre lui son bras droit autour de sa tête, sa main dans ses cheveux, et son autre main posée sur le bras mince posé sur sa large poitrine.

« Mais qu’est-ce que ce que ce… » bredouilla encore le chef alors que le plus petit des deux dormeurs lui jetait un œil très vague en secouant un peu l’autre qui se contenta de grogner de nouveau.

Le garçon demanda :

« Esse y spasse… ?

– Euh, je cherchais Galo pour le briefing sur l’arrivée de nos nouvelles recrues et euh… »

Le grand gaillard avait ouvert un œil et fit un vague geste de la main :

« ‘Arrive. »

Il se redressa sans grande énergie en disant à l’autre :

« Dors encore si tu veux, toi…

– Hmmm. » fut la seule réponse du garçon déjà rendormi.

Galo eut un sourire et se leva, effectivement nu, et s’étira en bâillant.

« Qu’est-ce que ce Lio fout dans ton lit, Galo ? » demanda le chef, finalement plus amusé qu’autre chose, les poings sur les hanches.

Galo répondit en enfilant un pantalon ramassé sur le sol :

« Ben le chauffage de sa chambre est encore en rade, alors il est venu au chaud. »

Le chef fit la moue, ne sachant pas du tout comment interpréter ça. Ce qui ne sembla pas le moins du monde troubler son subalterne qui enfila un T-shirt :

« Il dit qu’il connait pas de meilleure bouillotte que moi. »

Et le chef se dit qu’en fait, il n’avait pas envie d’en savoir plus…

Mercredi 22 09 2021 :

La vie a eu des milliards d’années pour apprendre, tester, échouer et réussir.

Ainsi se sont développés, durant tout ce temps bien inimaginable pour des êtres aussi limités que vous et moi, quantité de formes de vie, toutes plus diverses, variées, incroyables et nous n’en avons effleuré que la surface.

Les insectes par exemple, sont fascinants dans leur ensemble comme dans leurs particularités. Entre les fourmis, ces guêpes sans ailes, les scarabées, les mantes religieuses qui parfois se déguisent en fleur pour mieux tromper leur monde… C’est tout un monde que nous voyons à peine.

À part peut-être les papillons.

Voilà bien une espèce qui émerveille… De petites créatures virevoltantes, multicolores parfois, blanches ou noires d’autres, parfois avec une drôle de forme nous évoquant à nous une tête de mort sur le dos. Il est rare qu’un papillon passe inaperçu… Qui n’en a pas suivi un du regard, ou suivi tout court, juste fasciné par ce petit bout de couleur voletant sans se soucier de nous, cherchant une fleur à butiner ou un endroit où se poser un instant.

Et parmi cette myriade d’espèces, il en est une qui a choisi la discrétion, en rendant ses ailes transparentes. Peut-être en a-t-il eu marre d’être observé, peut-être est-il très humble ou très timide. Un esprit rationnel vous dirait très sérieusement que c’est juste une technique de camouflage, une adaptation comme la nature en connaît des tas d’autres pour échapper à ses prédateurs.

Mais c’est moins marrant que de s’imaginer un papillon fatigué d’être admiré et qui, telle une star mettant une casquette et des lunettes de soleil pour sortir, s’est rendu transparent pour avoir la paix.

Jeudi 23 septembre 2021 :

« Waaaaaa !! »

Shion avait violemment sursauté en sentant deux bras passer autour de lui et un corps se blottir dans son dos.

Il avait manqué de peu de renverser le plateau de briochettes qu’il allait enfourner.

« Nezumi… soupira-t-il en tournant la tête.

– Hmmm…

– Sérieux, tout va bien maintenant, tu n’es pas obligé de la jouer furtif à chaque pas !

– Déso’… Réflexe… »

Shion sourit en enfournant sa plaque :

« Toi, t’es pas réveillé…

– …

– On a des croissants tout chauds ! Tu en veux ?

– Ah ouais…

– Va t’asseoir, je t’apporte ça et deux litres de café.

– Méeuh… » fit semblant de grogner le brun en le lâchant pour se traînant vers la table, non loin de là, pour se laisser mollement tomber sur une chaise.

Shion fit la moue en croisant les bras :

« Ou trois.

– ‘Rête de te foutre de moi…

– Hmmm… Nan. »

Shion lui tira la langue :

« C’est quand même pas les deux rounds de cette nuit qui t’ont crevé à ce point ?

– Euh, non, par contre ils auraient duré moins de trois heures…

– Rôh, ‘va falloir bosser ton endurance !

– T’es vraiment insatiable…

– Depuis quand ça te dérange ? »

Nezumi eut un sourire et le pointa du doigt :

« Ma vengeance sera terrible !

– Ah mais j’y compte bien ! »

Vendredi 24 septembre 2021 :

Lorsqu’on découvrit, à la mort de celle que beaucoup considéraient comme la sauveuse du monde, qu’elle tenait à être enterrée avec cette vieille image, beaucoup de gens se demandèrent ce que c’était que ce truc et pourquoi elle y tenait tant.

Celle qui avait mené avec force la résistance, probablement empêché la 3e guerre mondiale et ramené une paix fragile, mais réelle, dans le monde, et qui avait fini sa vie dans le calme d’une demeure isolée, à la campagne, demandait à être enterrée avec le vieux dessin très abîmé d’un mecha de dessin animé sur fond de pleine lune.

Alors la lune avait été son symbole, le symbole de la résistance, ça, on le savait, mais qu’est-ce que c’était que ce robot géant de manga et qu’est-ce qu’il venait faire dans cette affaire ?

Alors un journaliste eut l’idée d’aller demander à un très vieux monsieur, fidèle bras droit et ami de la défunte, s’il savait ce que c’était.

En voyant la reproduction, il avait ri avec douceur.

« Gundam DeathScyth, c’était dans un vieil anime des années 1990, on regardait ça ensemble gamin… »

Le journaliste demanda, perplexe :

« Et euh, vous savez pourquoi elle veut le garder avec elle dans sa tombe ?

– Ah ça, sûrement parce que le personnage qui le pilotait était son préféré et a été sa première inspiration… Vous savez à cet âge, on connaissait pas encore De Gaule, Boudicca, Gandhi et toute la clique, mais on connaissait cet orphelin qui avait pris les armes pour rétablir la paix et lutter contre l’oppression… Alors, ça m’étonne pas qu’elle l’ait gardé et qu’elle veuille qu’il reste avec elle. »

Le vieil homme sourit encore devant la mine un peu penaude de son vis-à-vis :

« Il ne faut pas sous-estimer le pouvoir inspirant des héros de fiction, croyez-moi. À mon avis, l’humanité leur doit autant qu’à ses héros réels… Et tant qu’ils feront rêver des enfants, ils seront des modèles pour les adultes qu’ils deviendront. »

Lundi 27 septembre 2021 :

« Non mais t’es vraiment sûr que ça va lui faire plaisir ?… »

Galo fit la moue en regardant sa collègue toute rose et hocha vigoureusement la tête :

« Ben ouais, sûr que ouais !… Non mais tu t’es défoncée, elle est super ! »

Elle se gratta la nuque, encore plus rose :

« Non mais c’est rien je savais pas quoi lui offrir alors j’ai fait ça mais bon…

– Mais arrêêêête, elle est adorable et je suis sûr qu’il va aimer !… Allez viens, on va être à la bourre ! »

Le grand gaillard entraîna son amie et ils filèrent au bar où se déroulait la petite soirée. Il y avait déjà pas mal de monde, d’anciens Burnishs, quasi toute la team des pompiers, et d’autres encore.

Lio fit signe à Galo et leur amie quand il les vit :

« Toujours à la bourre, Galo !

– Déso, répondit Galo en le rejoignant pour embrasser sa joue. Bon anniv, Lio !

– Merci !

– Aina a un cadeau pour toi ! »

Encore toute rose, la demoiselle tendit en tremblant un petit paquet au héros du jour :

« Je l’ai fait toute seule, j’espère que tu vas pas le trouver trop moche… »

Intrigué, Lio lui sourit et ouvrit sans attendre, avant d’éclater de rire en découvrant une petite figurine de lui-même assis. Il sauta au cou d’Aina :

« Merci, c’est adorable !…

– Euh, de rien… »

Galo tapota l’épaule de son amie : 

« Tu vois, je t’avais dit que ça lui plairait ! »

Mardi 29 septembre 2021 :

« Encore à rêvasser ? »

Ta voix m’a fait sursauter. Je te regarde et te souris. Tu t’approches.

Ouais, encore à rêvasser… Ça arrive quand on retombe sur de vieux trucs en faisant des cartons pour un déménagement, j’imagine…

Bon, là c’est vrai que j’abuse un peu, mais vider mon petit bureau débordant de bordel et de souvenirs à ce point pour tout emballer, j’avoue, j’ai du mal… Forcément je retombe sur des trucs toutes les deux secondes…

Je suis à genoux par terre, à côté d’une étagère et tu me souris aussi, tu viens t’accroupir derrière moi pour passer tes bras autour de mes épaules :

« Tu as vraiment du mal ici, tu veux que je vienne t’aider ?

– Euh, si tu veux oui… »

Tu embrasses ma joue doucement :

« Allez courage, on sera mieux là-bas, au calme à la campagne, tu auras même un vrai atelier pour dessiner tranquille…

– Oui… »

Je pose ma main sur la tienne :

« J’ai hâte.

– Qu’est-ce que tu regardais ?

– Oh, ça… »

Je te montre la petite BD en cinq cases que je viens de retrouver :

« Un vieux vieux vieuuuuuux truc ! »

Tu me le prends, amusé :

« On reconnaît bien ton trait, mais niveau bébé, c’est qui ça ?

– Oh, j’étais bien encore au stade bébé pour le dessin oui… Deux héros d’un manga que j’adorais ado, qui jouent avec le casque de leur ennemi jusqu’à ce qu’il vienne leur en coller une… »

Tu rigoles :

« Comme quoi, tu planais déjà…

– Oh, ça, c’est venu de bonne heure… »

Mercredi 29 septembre 2021 :

« Bon, je crois qu’on les a semés… » soupira Viktor avec soulagement, en ralentissant pour garer la voiture sur le bas-côté de la route.

Le ciel commençait à pâlir un peu, même si on voyait encore bien des étoiles entre les nuages.

« J’ai l’impression aussi… reconnut Yuuri en regardant la route déserte, derrière eux. C’est bien, je déteste les paparazzis… Mais euh, tu sais où nous sommes ?… »

Son grand Russe gloussa :

« Absolument pas ! »

Pris en chasse par des journalistes avides de photos « croustillantes » de leur couple pas encore tout à fait officiel, les deux hommes n’avaient dû leur salut qu’à la fuite… Et Yuuri n’aurait jamais cru que Viktor puisse conduire si vite.

« Mais regarde, reprit ce dernier en lui montrant, tout près, le grand parc de cerisiers en fleurs, éclairé depuis le sol, donnant un air féérique à ses arbres roses qui semblaient scintiller dans la nuit mourante.

« Ooooh… sourit Yuuri. Kirei… »

Viktor sourit. Oui, c’était magnifique.

Il se pencha pour embrasser doucement son amant.

« Tu vois, se perdre des fois, ça a du bon. »

Yuuri sourit avant de lui rendre son baiser :

« Comme si j’étais perdu, tu es là. »

Jeudi 30 septembre 2021 :

Y a des jours avec et des jours sans…

Moi, je préfère les jours sans.

Sans ces fichus médocs qui me grillent le cerveau sous prétexte de calmer des douleurs qu’on m’a si longtemps niées…

“C’est dans la tête, arrête de chougner, t’as rien !”

Je sais. Ca ne se voit pas.

Je sais.

Mais je sais aussi que j’ai mal.

C’est dans ma tête, hein… Ouais, ben comme la tumeur de mon pote… Et alors ?

J’en ai raz le cul de vos jugements et de vos avis. J’en ai raz le cul que vous ne compreniez rien, que vous niiez ma souffrance.

Surtout quand c’est votre job.

J’ai erré des années avant qu’enfin, un médecin comprenne, admette, et me redirige vers des personnes qui savaient ce que j’avais et ont accepté de me prendre en charge.

Des années à avoir mal sans savoir, sans comprendre, à devoir en plus encaisser le déni de soit-disants professionnels qui me disaient juste “c’est dans votre tête, il faut vous bouger, ça ira mieux !”

Si la sécu avait reçu dix balles à chaque fois que je l’ai entendu, ça, son trou serait résorbée depuis un moment…

Vendredi 1er octobre 2021 :

Il paraît que les chiens voient en noir et blanc.

Un peu comme moi en ce moment…

Les poètes disent que lorsqu’on va mal, le monde perd ses couleurs. C’est métaphorique, bien sûr, mis il y a du vrai. Disons juste que quand on subit une rupture, même si on l’a sentie venir, même si on la savait nécessaire parce qu’on savait très bien que ça n’allait nulle part, on a plus de mal à s’émerveiller de la beauté de ce qui nous entoure.

Bref, tu n’es plus là et moi, me voilà de retour sur mon bord de mer natal, en plein automne, pour essayer d’y voir plus clair.

« J’ai su bien avant toi que tu allais partir », a écrit un autre poète il y a bien longtemps.

Et c’est vrai dans notre cas. Mais je ne sais plus quand ça a commencé à s’étioler. Quand est-ce que tu as lâché ma main. Quand est-ce que j’ai cessé de venir me blottir dans ton dos pour dormir. Je sais qu’il fallait que ça s’arrête. Que nous avons bien fait de dire stop. Que tu as bien fait de partir. Que sans doute, nous avons eu de la « chance » que ça se passe « si bien ».

Je marche au bord de l’eau en me disant que ce n’est pas grave…

Une voiture passe près de moi et la chanson me saute au cœur.

« In every life we have some trouble

When you worry you make it double

Don’t worry, be happy

Don’t worry, be happy now… »

La voiture s’éloigne et je souris.

Et je reprends ma marche au bord de l’eau, le cœur étrangement plus léger.

Le ciel se dégage, un peu de bleu apparaît.

Et j’inspire l’air froid et salé.

Les couleurs finiront bien par revenir.

Lundi 4 octobre 2021 :

Nous avions traversé tant de terres, depuis si longtemps…

Qui parmi nous savait encore d’où nous venions, quand nous étions partis, d’où…

Nous avions avancé malgré les dangers, un pas après l’autre, tuant les monstres et les brigands, dans des déserts de sables et de glaces…

Savions-nous encore qui nous étions…

Mais nous avancions, car nous n’avions pas le choix, car elle nous appelait, et nous ne savions que ça.

Alors, lorsqu’enfin, nous sommes arrivés dans cette étrange forêt, nous avions su que nous étions tout près.

Les ruines sont apparues au fur et à mesure que nous progressions.

Et nous l’avons entendue, elle était là.

Une clairière encerclée de très hautes ruines, sans doute un temple des temps anciens… ?

Mais peu nous importait.

Elle était là.

Une nuée d’oiseaux blancs s’est envolée de l’arbre blanc, scintillant, qui était là, en son centre.

Et nous l’avons vue… Elle était là, assise sur une branche, belle, elle nous souriait.

« Bienvenue, mes amis, il y a longtemps que je vous attendais. »

Mercredi 06 octobre 2021:

Notre grand canot glissait sans un bruit sur la rivière. Nous-mêmes étions silencieux. Je ramais, attentif au courant, et derrière moi, je les savais vigilants, aux aguets du moindre signe de danger ou même simplement d’une présence humaine.

Nous avions quitté le dernier village depuis quatre jours. Nous étions trois, dans cette barque, avec pour mission de retrouver le passage vers les terres des elfes, perdu de longue date.

Les arbres changèrent de couleur au fil de l’eau. Passant du vert au rouge et or, comme le disaient les anciens textes.

Nous approchions peut-être…

Notre reine voulait renouer avec ce peuple à moitié légendaire, car les prophétesses avaient vu un danger que nous ne pourrions vaincre qu’en nous alliant. D’autres étaient partis vers d’autres terres, à la recherche d’autres peuples.

Nous, nous remontions cette rivière au milieu de ces arbres de plus en plus rouges…

Et soudain, la végétation formait un petit tunnel, comme une entrée, peut-être, vers un nouveau territoire.

Nous nous sommes regardés tous les trois, nous avons hoché la tête et j’ai repris ma rame.

Nous n’avions pas peur. Nous avions une mission.

Jeudi 7 octobre 2021 :

Dans la vallée, on racontait depuis toujours, ou du moins aussi longtemps qu’on pouvait s’en souvenir, une vieille légende.

Que si on montait chaque soir, pendant un cycle de lune, au sommet d’une des falaises, la nord ou la sud, sans hésiter, sans manquer un jour, alors, au soir du dernier jour, quand la lune n’était plus qu’un croissant prêt à disparaître, on verrait l’amour de sa vie sur l’autre falaise.

C’était un peu par provocation que Sayf avait relevé le défi, parce que ses potes l’avaient fait suer et qu’il leur avait dit qu’il le ferait, juste pour les faire taire, juste pour se sentir fort.

Il avait été bien embêté, en vrai, mais comme « un vrai mec, ça a qu’une parole », il avait bien été obligé de s’y tenir.

Alors, pendant 28 jours, cet été-là, il avait escaladé la montagne, d’abord hésitant, un peu effrayé, puis habitué. Il connaissait le chemin par cœur, appréciait les bruits des animaux et de la nature autour de lui. Il avait fini par avoir le sentiment d’être à sa place.

Le 28e soir, il n’y croyait pas, mais il y alla tranquillement.

Il se demanda si ces balades allaient lui manquer, mais il se dit qu’il pourrait toujours revenir quand il voudrait. La vue là-haut, au-dessus des nuages, était belle et se suffisait à elle-même, après tout.

Lorsqu’il arriva au sommet, il était un peu essoufflé.

 Et il resta bête. Parce que sur l’autre falaise, elle était là, aussi surprise que lui.

Puis ils se sourirent avant d’éclater de rire tous les deux.

Finalement, les vieilles histoires avaient du bon.

Vendredi 8 octobre 2021 :

J’aime pas les costumes et les cravates, mais bon, l’appel du devoir, tout ça…

M’envoyer, moi, infiltrer une soirée de la haute pour choper un ancien connard, un criminel de guerre planqué par ses potes friqués, un mec comme je les hais. J’vous jure, mes supérieurs carburent à des trucs bizarres…

Me voilà donc dans cette baraque immense, dans cette soirée guindée, avec une fausse identité, celle d’un jeune fils de milliardaire américain, histoire de justifier que je connaisse rien à leurs us et coutumes, bonnes manières et autres joyeusetés qui les font se sentir au-dessus de la vile populace qu’ils méprisent. Tout ce qui, perso, me pète royalement les burnes.

Moi, le gosse des rues, qui volait pour manger quand il ne faisait pas les poubelles, j’ai juste la gerbe de ces gens qui se rachètent une conscience en faisant ce genre de gala de « charité » pour lever des fonds pour aider des gens sur lequel ils crachent le reste du temps.

Bref, où il est, ce fils de pute, que je fasse ce que je suis venu faire pour pouvoir rentrer chez moi…

Je repère ma cible vers le buffet, une coupe de champagne à la main, et j’ai un sourire rapide.

Paraît qu’il aime bien les jolis garçons… Je vais aller vérifier ça tout de suite.

Dire qu’il mord à l’hameçon est un doux euphémisme, j’ai aucun mal à l’amener à l’écart, en toute discrétion, car bien sûr, pas question qu’on le voie dans cette situation, sur une terrasse déserte, et donc à le balancer dans le vide sans sommation.

Voilà, ça, c’est fait…

Je rentre et reprends part à la fête. Je prends une coupe de champagne et la lève tout seul.

En hommage à tes victimes, mec. Et bon séjour en enfer.

Lundi 11 octobre 2021 :

J’avais travaillé bien trop tard et quand je revins dans la bibliothèque pour reprendre mes recherches, à peine réveillé et non sans avoir été forcé par ma vieille gouvernante de prendre un petit déjeuner consistant, ma petite compagne était là, bien mieux réveillée que moi, semblant m’attendre, cachée derrière la paire de lunettes que j’avais posée là en partant, le soit, enfin la nuit précédente.

« Salut, Alpha.

– Salut ! »

Je caressai sa petite tête quand elle se dressa sur ses pattes arrière en me voyant approcher.

« Où on en était, tu te souviens ?

– Tu étais sur les mémoires de Blacksteel quand tu as piqué du nez.

– Ah oui… »

Je me rassis et repris mes lunettes.

« C’est vrai, ce bon vieux chevalier… »

Elle sauta que le bureau, à côté de la pile de livres ouverts.

« Tu crois vraiment que c’est une piste ? me demanda-t-elle.

– La légende raconte qu’il a voyagé très loin à l’Est… Donc, peut-être que oui, il a trouvé la trace du peuple que nous cherchons. »

Je caressai à nouveau ma petite amie qui demanda encore :

« Et eux sauraient comment lever la malédiction des Anciens ?

– On les dit plus anciens encore, ça vaut le coup d’essayer… »

Je lui souris.

« De toute façon, leur Prophétie est formelle, notre prince sera le dernier, si rien n’est fait, alors autant chercher partout où nous le pouvons, nous n’avons rien à perdre. »

Mardi 12 octobre 2021 :

Il y a un moment dans la vie où il faut savoir partir, juste pour prendre l’air, écouter le silence et essayer de se retrouver.

Ton départ a été un électrochoc pour moi, mais pas forcément pas le mauvais sens du terme.

Je sais parfaitement qu’il était inévitable.

Je marche ente les arbres multicolores à cette époque. Il fait froid. Sans doute va-t-il pleuvoir avant la nuit. Je regarde ces arbres verts, jaunes, oranges, rouges, blancs… Ils se reflètent dans la mare, la rendant arc-en-ciel. C’est magnifique et je souris.

Comme un ami poète l’avait écrit il y a si longtemps : « j’ai su bien avait toi que tu allais partir ». Ce n’est pas si grave. De toute façon, à quoi bon avancer quand on ne va nulle part ?

Je sais que malgré tout, notre histoire n’a pas été qu’un mensonge. Peut-être aurait-elle pu prendre une autre voie, mais à quoi bon y penser maintenant.

C’est étrange, mais finalement, que ça soit fini est une telle libération pour moi que j’ai envie de vivre ça bien, bien pour moi, pour toi. Tu n’as jamais voulu me faire souffrir, alors pourquoi je le ferais ?

C’est juste une page qui se tourne dans nos vies.

Mille autres attendent encore d’être écrites.

Mercredi 13 octobre 2021 :

Depuis quelques temps, une rumeur courait dans le quartier. Colportée par un vieil SDF rarement sobre, elle avait mis du temps à être prise au sérieux, mais d’autres personnes avaient été témoins de la chose : une drôle de bestiole squattait le grand parc de la ville.

Ce dernier était immense, fermé la nuit et de fait, l’animal, nocturne, était très dur à repérer.

Mais à force de patrouilles, car, comme il était habituel que des personnes fassent le mur pour venir traîner au parc la nuit, les policiers municipaux y œuvraient aussi pendant les heures non-ouvrables, ils avaient réussi à apercevoir l’animal, furtivement, car il disparaissait dans les arbres aussi vite qu’une flèche dès que quiconque approchait.

Alors que la rumeur enflait et que ça commençait à délirer sévère sur la présence d’un chien sauvage, voire d’un loup, et qu’on commençait à parler battue pour les plus excités, le personnel du parc avait remis les choses à plat : un grand carnassier, ça se voit et ça laisse des victimes. Pourquoi pas un ours, tant qu’ils y étaient ! Aucun des grands herbivores du lieu (et il y en avait) n’avait subi la moindre attaque. Alors, zen les gens, le remake du Petit Chaperon Rouge n’est pas au programme ! On se détend et on se boit une camomille, merci.

Il avait fallu des semaines de patience à un photographe animalier curieux pour avoir enfin une photo assez nette pour identifier le petit fauteur de troubles, et c’est sans le savoir que ce dernier avait fait la Une de la presse locale sans le savoir : un jeune renard noir comme de l’encre, ce qui expliquait sa furtivité, surtout la nuit.

Ils réussirent à l’endormir le temps de vérifier qu’il n’était pas porteur d’une maladie quelconque et, comme ce n’était pas la cas, décision fut prise de le laisser vivre sa vie là. Il ne gênait personne et y était à l’abri, aucune raison, donc, de se prendre plus la tête que ça.

Et c’est comme ça qu’on peut l’apercevoir parfois, en se baladant dans les zones boisées du parc, pour la plus grande joie des visiteurs.

Jeudi 14 octobre 2021 :

Le vernissage était un succès et le héros du jour, grand quadragénaire brun, s’était isolé sans un coin, une coupe de champagne à la main, et regardait tout ce beau monde, en pâmoison devant ses toiles, avec un sourire en coin.

La pièce maîtresse, la seule qui n’était pas à vendre, au grand désespoir de beaucoup de ces riches désireux d’avoir dans leurs grands salons une toile de ce « nouveau Léonard », comme l’avait surnommé une presse désireuse de buzz qui avait eu pour seul mérite de beaucoup le faire rire.

Lui jugeait que c’était tout de même un peu insultant pour ce brave Léonard, avec lequel il n’avait en commun que d’être gaucher et porté sur les jolis garçons.

Il regarda sa montre, d’ailleurs, son compagnon était en retard…

Une sexagénaire dans une belle robe hors de prix et qui avait visiblement eu recours à un peu de chirurgie pour paraître plus jeune qu’elle ne l’était l’approcha :

« Ooooooooooh mon cher Stan ! Bravo pour cette exposition ! Vos toiles sont sublimes ! »

Il sourit poliment.

« Merci. »

Elle le regardait avec une certaine gourmandise et il se dit qu’il était content d’avoir assez de notoriété pour ne plus avoir à lécher les pompes ou autre chose de ce genre de personne…

« Mais pourquoi votre superbe Éros et Thanatos n’est pas à vendre ?… »

Il sourit encore quand elle ajouta :

« Alors que tant de personnes se damneraient pour l’avoir ?

– Tout n’est pas à vendre, ces personnes devraient être assez grandes pour le savoir. »

Apercevant enfin son ami dans la foule, il s’excusa auprès de la dame qui restait un peu contrite (sans doute faisait-elle partie de ces personnes prêtes à se damner pour la toile ou au moins lui faire un très très gros chèque) et le rejoignit :

« Je suis là, Théo.

– Ah, salut ! Dis donc, y a du monde !

– Ouais, beaucoup trop…

– Tu me fais visiter ?

– C’est bien parce que c’est toi. »

Stan prit la main de son ami et ils firent tous deux le tour de l’exposition. S’arrêtant devant la fameuse toile, Stan fut encore interpellé pour un homme en costume trois-pièces qui se dit prêt à lui acheter à n’importe quel prix. Ce qui ne fit qu’arracher un soupir au peintre :

« En quelle langue il faut que je vous explique que cette toile n’est pas à vendre ? »

L’homme gloussa et lui donna un petit coup de coude :

« Allons, mon petit, ça n’est pas moi que vous allez gruger, je sais bien que vous voulez juste faire monter le prix ! »

Stan lui sourit :

« Non. Cette toile n’est vraiment pas à vendre. Je sais bien qu’un homme comme vous qui ne pense que via son portefeuille ne peut pas trop le comprendre, mais c’est vraiment le cas.

– Sans blague, gloussa encore l’homme. Et que comptez-vous en faire, alors ?

– Je vais l’offrir à quelqu’un qui la mérite plus à mes yeux que vous tous réunis. » lui répliqua Stan, sans un sourire cette fois.

Laissant cette fois l’homme interloqué, Stan reprit sa visite et Théo lui demanda :

« Tu vas vraiment le faire ?

– L’offrir à mon vieux prof d’arts pla’t’ du collège ? Et comment ! Sans son soutien, je serai sûrement à visser des bouts de ferraille à l’usine, je lui dois bien ça. » 

Vendredi 15 octobre 2021 :

Assise au bord du toit pentu d’un vieil immeuble, loin au-dessus de la rue animée, elle regardait tous ces gens, joyeux, souvent éméchés, parfois ivres, qui s’amusaient en contrebas.

Pas un ne la voyait et pour dire vrai, pas un ne pouvait la voir. S’ils l’avaient pu, ils auraient vu une fillette toute de noir vêtue, d’une robe d’un autre temps aux bords effilés et en partie déchirés, avec de très longs cheveux noirs et raides qui voletaient dans le vent, une peau très pâle et deux grands yeux sombres.

« Ah, te voilà, Morgane… »

Un fin chat noir la rejoignit :

« Je te cherchais. Nous allons bientôt commencer… Qu’est-ce que tu fais encore là ?

– Je me disais que c’est un peu triste, ces humains qui font la fête sans savoir pourquoi… »

Le chat s’assit à ses côtés et regarda la rue bruyante.

« Que veux-tu, c’est le propre des mortels… Une vie brève et une mémoire plus brève encore… Il y a bien longtemps qu’ils nous ont oubliés. Au moins ne nous chassent-ils plus…

– C’est vrai, c’est toujours ça… » admit-elle.

Elle soupira et se leva :

« Bon, tu as raison, il faut y aller… Les Portes vont bientôt s’ouvrir et les Trois Mondes se mêler… Il faut aller surveiller ça, après tout, nous sommes aussi là pour ça… »

Le chat hocha la tête en se remettant aussi sur ses pattes :

« Oui, pour veiller à ce que les vivants, les morts et les esprits ne fassent pas n’importe quoi…  J’espère que ça sera plus calme que l’an dernier…

– Oh, arrête, on avait bien rigolé… »

Lundi 18 octobre 2021 :

La forêt était fraîche et lumineuse, en ce beau jour d’été, et les promeneurs profitaient tranquillement des lieux et des chants des oiseaux.

Les chemins étaient multiples et sinueux et il était facile de se perdre. Mais les personnes, ici, venaient flâner et pouvaient prendre le temps de se retrouver.

C’est au bout d’une longue marche qu’on arrivait, souvent un peu par hasard, car le lieu n’était pas vraiment indiqué sur les cartes, ni fléché dans la forêt, à cette étrange clairière au centre de laquelle se trouvaient un tout aussi étrange tas de pierres, des espèces de grandes stèles usées par les siècles.

On parlait d’un tombeau oublié, mais il aurait alors fallu qu’il soit bâti pour un être bien plus grand qu’un humain. Aussi parlait-on du « tombeau du géant ». Quelques fouilles avaient été faites, sans rien découvrir de patent. Les archéologues reconnaissaient que l’amas de pierres n’était pas naturel, mais ils ne pouvaient pas en dire plus. Pas de restes d’objets ni d’ossements… Mais ceci semblait si vieux ? Combien de fois avait-il pu être pillé ?

Restait une vieille légende qui ravissait enfants comme adultes quand ils découvraient l’endroit, au milieu des arbres et des chants d’oiseaux.

Mardi 19 octobre 2021 :

Depuis la fenêtre de mon salon, une grande tasse de thé à la main, je regardais, quelque peu dubitatif, mes voisins, un peu plus bas sur le chemin. Le père, sur son escabeau, finissait de décorer le dernier des trois ou quatre sapins installés sur leur terrain, celui-là au bord de la route, avec l’aide de ses deux plus grands enfants et leur cabot qui trottait autour.

Leur maison était couverte de guirlandes et moi, je regardais ça avec un petit sourire.

Te sentant arriver dans mon dos, j’ai souri quand tu as passé tes bras autour de moi pour regarder aussi.

« C’est quand même un peu tôt pour la saison, non, fin octobre ?

– Ouais.

– Bon, OK, là il a neigé tôt, cette année, mais quand même…

– Ouais.

– Z’ont que ça à foutre ?

– C’est en protestation comme la dégénérescence culturelle de la France et l’influence malsaine de la culture américaine.

– Ah ?

– Oui. En gros, ils supportent pas Halloween, alors, ils installent leurs déco de Noël avant pour bien montrer leur soutien aux vraies traditions françaises séculaires, tu comprends.

– Ils sont au courant de Noël sous sa forme actuelle est un truc de marketeux américains qui a débarqué chez nous il y a quoi, 50, 60 ans ?

– Je ne pense pas. Pas plus que je ne pense qu’ils savent qu’Halloween est une fête celte, importée aux USA par les Irlandais principalement et donc européenne de base. »

J’ai bu une gorgée de thé alors que tu soupirais :

« Ouais. Encore des défenseurs de traditions fantasmées, quoi.

– Comme souvent… »

Mercredi 20 octobre 2021 :

« C’est là qu’ils sont ?

– Oui, Monsieur… Ils vont bien… Ils manquent de matériel et ils n’ont pas beaucoup de vivres, mais on devrait pouvoir leur en fournir rapidement. »

L’officier hocha la tête et regarda la vieille église, en excellent état, dans laquelle la population du petit village local s’était réfugiée dans la nuit, lorsqu’un orage aussi violent qu’inattendu pour un mois de janvier avait causé une coulée de boue, emportant de bien trop nombreuses habitations.

Les habitants avaient par on ne sait quel miracle réussi à l’entendre arriver et fuir avec ce qu’ils pouvaient se réfugier dans la vieille église, un peu plus loin, à l’abri.

S’il faisait désormais un ciel radieux, les pluies avaient duré longtemps et empêché des secours d’arriver plus tôt.

« Bon, ils savent combien de personnes manquent à l’appel ?

– A priori, une famille que nous cherchons, mais leur maison est à part, elle ne devrait pas avoir été touchée. Tom et les autres sont allés voir.

– OK. »

Les secours s’affairaient et l’homme regarda, devant l’église, la petite statue d’un homme en robe de bure, les mains dans le dos. Il lut la petite plaque gravée là :

« St Donat, martyr, patron contre les orages, les tempêtes, les foudres, tonnerres et autres intempéries. »

L’officier sourit :

« Merci, mec, t’as bien géré, là ! »

Jeudi 21 octobre 2021 :

La forêt était calme et silencieuse, en ce matin d’automne. Le ciel était blanc, mais il ne faisait aucun doute qu’une journée radieuse s’annonçait.

Les animaux faisaient leur vie et le Petit Peuple aussi. Chacun se préparait pour l’hiver. Les bêtes préparaient leur terrier ou leurs réserves de nourriture, le Petit Peuple aussi réparait ses petites habitations et faisait ses stocks de provisions, car les Anciens annonçaient un hiver assez rude.

Tout ceci se passait au nez et à la barbe des humains. Pourtant, ceux-ci, en cette saison, étaient bien présents dans les bois, parfois pour chasser, souvent pour se promener. Bien loin, dans les deux cas, de se douter de toute la vie qui les entourait, invisible à leurs yeux.

Sauf, parfois, à ceux d’un petit enfant qui ne savait pas encore que « les fées et les petits lutins, ça n’existait pas » et qui donc, en apercevait.

Personne ne le croyait, bien sûr, mais ce n’était pas grave. Ça resterait souvent pour lui un beau souvenir fugace dans une vie qui ne savait plus trop rêver aux fées.

Vendredi 22 octobre 2021 :

« S’il te plaît, Nikolaï, dis-moi que c’est une plaisanterie…

– J’aimerais, mon seigneur… J’aimerais vraiment… »

Assis sur un antique trône de pierre, le maître du vieux château aurait sûrement soupiré s’il avait pu. Mais il aurait fallu qu’il respire pour ça, qu’il soit encore vivant.

A genoux devant lui, son serviteur le regardait, navré.

« Où sont-ils ?

– Un peu en contrebas, au bord du chemin. Un homme et une jeune fille… Ils ont fait un petit feu, vous pourriez le voir du balcon… Ils sont venus dans une vieille calèche, leur cheval est attaché à un petit arbre mort…

– Bon sang, mais ces stupides humains n’arrêteront jamais… »

Le trop vieux seigneur se leva lentement et alla sur le balcon. Un chasseur et son appât, un escroc désireux de lui vendre une pucelle, deux pauvres hères appâtés par son légendaire trésor… Il en avait vu tant au fil des siècles… Il tourna la tête vers Nikolaï qui l’avait suivi en silence.

« Prends dix loups avec toi et va voir. Si ce ne sont que des malheureux cherchant un peu de répit, donne-leur une bourse d’or et dis-leur de disparaître. Si c’est un escroc qui veut me vendre sa fille ou un chasseur qui croit pouvoir me duper avec une vierge, n’aie aucune pitié.

– A tes ordres, mon maître. » dit Nikolaï en s’inclinant.

La pleine lune se dégagea de derrière les sombres nuages qui la voilaient jusque-là.

Le seigneur était au coin du feu, dans sa bibliothèque, dégustant les biscuits encore chauds que sa vieille gouvernante Myriam lui avait préparés, avec un thé fumant, lorsque son serviteur revint, tenant par la main une fillette en guenilles terrorisée.

« Ah, te revoilà. »

Nikolaï s’inclina :

« C’était bien un chasseur et voici l’appât… »

L’enfant tomba à genoux, morte de peur, lorsque le regard de celui qu’on lui avait présenté comme un monstre sanguinaire se posa sur elle.  

« Maudits soient ces chasseurs, elle n’a pas 12 ans… soupira-t-il. Emmène-la aux cuisines, Myriam aura de quoi la nourrir. Et trouvez-lui des vêtements plus chauds, elle a l’air gelée… »

Nikolaï hocha la tête, releva la petite et la souleva avec un soupir dans ses bras pour la porter, tant elle tremblait.

Le vieil être les regarda sortir avant de reprendre sa tasse de thé.

 Il faudrait sûrement quelques jours à cette enfant pour leur faire confiance, comme Myriam ou Nikolaï en leurs temps… Mais il ne doutait pas qu’elle serait bien mieux ici, sous sa protection, que là d’où elle venait.

Lundi 25 octobre 2021 :

Le parc était très grand et dans les derniers beaux jours de l’automne, avant que le froid s’installe, il était souvent assez plein, et il fallait souvent quitter les grands chemins pour être plus au calme.

Pour qui les connaissait, l’endroit regorgeait en effet de petits chemins plus confidentiels, moins fréquentés, clairement plus tranquilles.

Celui-ci donnait sur un antique escalier de pierres qui serpentait le long d’une pente, entre des arbres dorés ou rougeoyants en cette saison.

Le sol en était couvert, on marchait dans les feuilles rouges ou jaunes, orangés, alors que les rayons du soleil baissant se glissaient entre les branches pour donner au lieu des allures encore plus fantastiques.

On y aurait croisé quelques fées ou deux-trois lutins qu’on aurait été à peine surpris.

Bien loin du tumulte de la ville environnante, on y était en paix le temps d’une balade, avant de rester chez soi se faire un bon thé à la nuit tombée, apaisé, en attendant l’hiver.

Mardi 26 octobre 2021 :

Comme chaque matin, Takeshi quitta son travail vers 6h pour rentrer chez lui, après une longue nuit de boulot.

À noter que celle-ci avait été assez calme.

À cette heure, dans ce petit quartier tranquille, les rues étaient encore désertes, les boutiques fermées (à part le kombini où il allait comme chaque jour passer se prendre à manger), et il aimait rentrer à pied chez lui.

Le jour se levait, il faisait encore frais, et tout était tranquille. C’était le printemps, les arbres étaient en fleurs.

Il entra dans la petite supérette en retenant un bâillement. Calme ou pas, une nuit de boulot restait une nuit de boulot et il avait hâte de rentrer, de se laver, de « dîner » et de se coucher.

La petite vendeuse l’accueillit avec sa gentillesse habituelle. Comme beaucoup de gens dans le quartier, elle l’avait d’abord pris pour un yakuza, avec ses horaires clairement décalés et son allure un peu débraillée lorsqu’il passait faire ses courses le matin et on l’avait toisé avec une certaine méfiance. Jusqu’à ce qu’un accident de voiture ait lieu juste sous ses fenêtres, en plein après-midi, le réveillant en sursaut et le faisant accourir pour venir en aide aux blessés, faisant ainsi découvrir à tout le monde qu’il était médecin.

Un médecin de nuit, gardien discret de la santé de ses semblables, dans leur petit hôpital.

Un homme qui avait choisi de vivre à part pour le bien d’autrui.

« Parce qu’il faut bien que certains le fassent. », répondait-il poliment quand on lui demandait pourquoi il avait choisi cette voie.

Mercredi 27 octobre 2021 :

« Bon. J’espère que tu as une explication, parce que la chasse au trésor, elle commence à me peser sur les valseuses, là.

– Ne sois pas si vulgaire…

– Grml. »

La petite femme à la peau sombre gloussa et lui sourit, à lui le grand rouquin bougon.

La quête était longue, mais ils touchaient au but, elle en était certaine.

Elle regarda la vieille peinture murale vers laquelle des mois d’enquêtes et tant d’indices avaient fin par les conduire.

Un cerf blanc entouré de quatre lions rouges, tous auréolés, avec des arbres, une rivière, un rocher… ?

« Je crois que j’ai compris, Ganael…

– Dis voir, Sasmi ?

– Le cerf avec la croix, c’est le roi, les quatre lions, ce sont ses généraux, et une rivière qui coule le long d’un rocher de ce genre, dans le coin, ça devrait être la Guarine, il y a bien deux forêts pas loin, une petite qui est privée aujourd’hui et une grande plus au sud…

– Tu penses que les tombeaux seraient là ?

– Les textes disent que les généraux se sont tous fait enterrer autour de leur roi. Moi, je dis, ça se tente. On prend le drone et on survole la zone, s’il y a des sépultures de cette importance, on les verra, de là-haut. »

Le grand rouquin fit la moue et hocha la tête.

« OK, on tente !… Si on trouve, tu me paieras un resto !

– Promis ! »

L’ampleur de la découverte fut telle qu’elle put lui en payer plus d’un.

Jeudi 28 octobre 2021 :

Lorsqu’il rentrait le soir, après sa journée, à pied ou en vélo, très rarement en voiture, Kelian avait toujours le même plaisir à suivre le vieux chemin de terre qui menait à sa maison, isolée tout à l’ouest de l’île, au pied du phare.

Ce dernier était automatique depuis longtemps, pourtant, le titre de « Gardien » leur était resté, à lui et à ses aïeux. Et sur la petite île, où résidaient à l’année à peine 200 âmes, ce titre et cette fonction étaient beaucoup.

  Ces hommes et ces femmes avaient depuis toujours, enfin, depuis aussi longtemps qu’on pouvait le savoir, été là, gardant le phare et veillant sur la communauté, sans faillir.

Alors, c’était un peu à tout ça que Kelian pensait, en rentrant, ce soir-là. Traversant le champ de fleurs à pied pour gagner un peu de temps, car le soir tombait, il sourit en voyant le soleil qui disparaîtrait bientôt dans l’océan et les épais nuages noirs ne le firent pas sourciller.

Il connaissait les lois du ciel, ceux-là ne frapperaient pas sa terre. Un peu plus loin, sur la côte, par contre, de beaux orages s’annonçaient pour la nuit.

Kelian s’arrêta le temps de contempler le coucher de soleil. Puis, il reprit sa route à travers les fleurs. Il était temps de rentrer, le phare venait de s’allumer.

Vendredi 29 octobre 2021 :

« C’est là-bas ?

– Ouais. Tu reconnais pas ?

– Si, vaguement, mais ça remonte à tellement loin…

– C’est vrai que t’étais pas vieille, toi, à l’époque… »

Au-delà du lac, il y avait une vieille maison au milieu des arbres. Elle était perdue à plusieurs kilomètres du village le plus proche, au milieu de rien.

Cette maison, eux n’en avaient que des souvenirs, de très lointains souvenirs d’enfance, des souvenirs « d’avant ». Avant que leurs parents se séparent, que leur père les emmène loin de là et efface, ou essaye, tout ce qui avait pu se passer avant ça.

Maintenant, ils étaient largement adultes, et le décès de ce père un peu fou les avait libérés de ce tabou incompréhensible.

Alors, ils avaient cherché, longtemps, jusqu’à retrouver la trace de cette vieille baraque paumée.

Et maintenant, ils étaient là, à la regarder de l’autre bord du lac, sans trop savoir quoi faire, sans savoir ce qu’ils espéraient trouver, ce qu’ils pouvaient trouver… Peut-être une mère, peut-être des réponses, peut-être rien.

Mais une chose était sûre : même ce « rien » serait un pas en avant pour eux.

Mardi 2 novembre 2021 :

Je vous dois un aveu : je n’ai jamais aimé Paris.

Trop grande, trop orgueilleuse, la « Ville-Lumière » ne m’a jamais intéressée.

Je lui reconnais des monuments et des musées intéressants, une grande et belle histoire, et, comme parfois ce soir, un ciel couchant de carte postale magnifique avec la Tour Eiffel illuminée.

J’ai appris récemment que certains réacs’ voulaient encore la détruire, d’ailleurs, cette tour emblématique qu’ils jugent horrible…

C’est effrayant, le nombre de gens qui ne savent pas lâcher prise sur des choses bien trop vieilles pour qu’on puisse les changer comme ça en un claquement de doigts, qui refusent que les choses changent, aient changé, et s’accrochent à un passé totalement fantasmé et délirant.

Un peu comme ceux qui voudraient rétablir l’Ancien Régime, au nom d’un pouvoir qu’ils imaginent absolu alors que dans les faits, à l’Époque Moderne, le pouvoir était bien plus décentralisé qu’il ne l’est aujourd’hui.

L’avenir ne peut pas, n’a jamais pu, ne pourra jamais être un retour au passé. Fantasmer le passé pour y chercher le futur est un non-sens.

L’avenir n’est que ce qu’on en fera.

Et c’est très bien comme ça.

Mercredi 3 novembre 2021 :

Mal réveillé, donc tout ébouriffé et mal rasé, l’homme regardait, par la grande baie vitrée du vaisseau, le magnifique spectacle que lui offrait l’univers ce « matin »-là : un somptueux Trou Noir.

Il souriait et but une gorgée de café de la grande tasse qu’il tenait en main.

Il était souvent le premier réveillé, comme ce matin-là, à une heure où l’immense vaisseau était encore calme. Dans quelques heures, les équipes de « nuit » passeraient le relais à celles du « jour » et tout le monde s’agiterait, comme chaque « jour ».

Aussi appréciait-il particulièrement ce moment de calme avant tout ça.

D’autant que seconder la responsable de tout ce bazar n’était pas une sinécure.

Depuis leur départ, près de quatre ans maintenant, l’espace leur avait offert tant de merveilles que beaucoup n’y faisaient même plus vraiment attention. Passé l’émerveillement de frôler les planètes du système solaire, une fois ce dernier loin derrière eux, la beauté des astres était trop vite devenue la routine pour beaucoup d’entre eux.

Mais pas pour lui.

Enfant, il pouvait rester des heures à se balader dans les bois, autour de chez lui, fasciné par tout ce qu’il y avait à découvrir…

Quarante ans plus tard, il faisait partie des 583 personnes choisies pour aller explorer la planète possiblement habitable la plus proche répertoriée.

Il sourit encore en vidant sa tasse.

Le gamin au fond de lui était tout excité de ce qu’il lui restait à découvrir.

Jeudi 4 novembre 2021 :

Lorsqu’elle était arrivée à la clinique, c’était une petite ado toute frêle, si frêle qu’on aurait pu croire qu’une simple brise aurait pu la faire tomber en poussière.

À la mort de sa grand-mère, qui veillait sur elle, elle avait été confiée à l’institution par ce qui restait de sa famille, si ce terme pouvait coller à ces gens qui n’avaient que faire d’elle et voulaient juste ne pas l’avoir dans les pattes.

Le dossier médical était clair, l’enfant était en bonne santé, elle avait été bien traitée et ne souffrait pas d’une maladie quelconque. En tout cas, pas physique… Car c’était bien dans sa tête que quelque chose n’allait pas, du moins aux yeux de la société et de ses normes : personne ne l’avait jamais entendue dire le moindre mot et, si elle semblait entendre et même comprendre ce qu’on lui disait, elle se contentait de regarder sans répondre, avec de grands yeux qui mettaient beaucoup de gens mal à l’aise.

Le personnel de la clinique n’avait pas baissé les bras. Si l’intégrer aux autres patients était délicat, la faire participer aux activités restait possible. Beaucoup d’essais ne donnèrent rien, elle ne semblait juste pas intéressée.

Jusqu’à un atelier de peinture où, enfin, elle recouvrit toute la toile, à la main, peignant un magnifique paysage d’arbres flamboyants sous la neige.

Ainsi la porte de son âme s’était-elle enfin entrouverte.

Vendredi 5 novembre 2021 :

L’orage avait été très violent et le cavalier allait au pas, sous sa lourde cape à la capuche remontée sur sa tête. Le pas de sa jument résonnait sur les pavés des rues désertes, alors que la nuit tombait. Le ciel se dégageait un peu, les lanternes magiques s’allumèrent.

Un sourire passa sur les lèvres du voyageur.

Où pourrait-il bien trouver une auberge accueillante dans cette bourgade qu’il ne connaissait pas ?…

Il allait devoir se montrer discret le temps d’enquêter sur cette curieuse disparition pour laquelle son seigneur l’avait envoyé.

Sa jument sursauta et fit un petit écart lorsqu’à sa droite, le volet d’une maison se leva, dévoilant une boutique, a priori une boulangerie.

Il arrêta donc sa monture, quand elle se fut calmée, et répondit à la femme qui l’interpella :

« Un bon pain, mon seigneur ? Ils sont tout chauds !

– Volontiers, merci… Dites-moi, où pourrais-je me reposer, ici ? dit-il en lui jetant quelques pièces avant de se pencher pour prendre le pain, effectivement bien chaud. L’orage m’a perdu, je ne sais pas trop où je suis ?

– Ah, ben bienvenue chez nous ! Continuez par-là, jusqu’à la place avec la grande fontaine, il y a une grande auberge, vous y serez bien !

– Merci. »

Il se redressa et reprit son chemin.

Allez, c’est ici que le jeu commence…

Lundi 8 novembre 2021 :

Le cheval allait lentement dans cette campagne perdue et dans les champs, les paysans qui peinaient regardaient avec suspicion cette silhouette inconnue cachée par une longue cape sale et une capuche. On n’aurait pu leur vouloir de se méfier. Après plus de 30 ans de guerre, toutes ces années à essayer de rester en vie au milieu des pillages ou des recrutements forcés, voir un cheval de combat, portant quelqu’un qui, vu l’épée accrochée à sa croupe, ne pouvait être qu’un guerrier, avait tout pour attiser leur méfiance.

Mais si détrousser ce voyageur solitaire effleura l’esprit de certains, aucun ne fut assez fou pour le faire. Car même pour ces esprits parfois très étriqués, il ne faisait aucun doute qu’une personne s’aventurant si loin de tout seule ne pouvait être qu’un guerrier ou un mage extrêmement puissant.

C’est près du brave Pierrot, trop vieux pour pouvoir suivre le rythme de travail de ses camarades, et qui donc, faisait une pause, assis sur un tronc abattu au bord du chemin, que l’inconnu arrêta sa monture et se pencha :

« Pardon l’Ancien, commença une voix qui le fit sursauter, car c’était celle d’une femme. Je cherche le monastère de Luna, c’est bien par ici ?

– Ah, ben ce qu’il en reste, pour sûr, ma dame !… Droit au nord que vous l’trouverez, mais y a belle lurette qu’il est désert ! Y a p’us que des fantômes là-bas, les troupes de Garonn l’ont ravagé y a ben longtemps !… Qui vous êtes donc pour vouloir y aller ? »

Elle se redressa et répondit en repartant :

« Un fantôme. »

Elle reprit son chemin alors que les souvenirs revenaient malgré tout, même si plus rien n’était ce qu’elle avait connu…

Elle arriva enfin.

Les hauts murs tenaient encore debout, mais il n’y avait effectivement plus âme qui vive. La massive porte de bois n’était plus là. Elle entra dans la cour, et sourit, les larmes aux yeux, à la vue du grand arbre majestueux qui se dressait là.

Tu verras, Hypatia, ce n’est qu’un arbuste, mais un jour, il sera immense et nous cachera le ciel !

Elle se souvenait les joyeux cris des enfants, leurs jeux, dans ce monastère où ils grandissaient en paix… Elle se souvenait du jour où les religieuses les avaient fait partir pour tenter de les mettre à l’abri… Comment la guerre les avait rattrapés, tués pour beaucoup, et comment elle-même était devenue malgré elle cette guerrière-mage légendaire qui avait su retourner la situation et anéantir pour longtemps les velléités sanglantes de ce maudit Garonn.

Elle descendit de sa monture et alla caresser l’écorce.

« Vous aviez raison, Mère Luciane, maintenant il cache le ciel… »

La sentant peinée, son cheval le rejoignit pour lui donner un petit coup de tête réconfortant. Elle sourit et lui dit :

« Ça va, Lun, ne t’en fais pas. Je suis enfin rentrée. »

Mardi 9 novembre 2021 :

« Tu vois bien qu’on a bien fait de passer à la géothermie…

– J’admets. Tu as des nouvelles du village ?

– Non, pas depuis l’annonce de la coupure de courant hier soir…

– Bon, bon j’espère que ça ira pour eux…

– Au pire, ils feront un grand feu sur la place pour se réchauffer…

– En y jetant le maire ?

– Ah ben vu sa politique du « on verra plus tard, on a pas du budget » concernant le réseau électrique tout pourri, on se dit qu’il l’aurait pas forcément volé…

– Ouais. Surtout que quand il a fallu rénover sa rue à lui, bizarrement, le budget, il l’a trouvé.

– Bon, j’irais bien faire un gros bonhomme de neige, ça te dit ?

– Seulement si tu nous fais un bon chocolat chaud après.

– Ça allait sans dire… »

Jeudi 11 novembre 2021 :

On les appelait « les Jumeaux de Kinbury » ou parfois avec effroi « les Jumeaux Démons ».

S’ils étaient célèbres dans tout le royaume et même un peu au-delà, la plupart des faits d’armes et autres actes de bravoure qu’on accordait à ces deux frères tenaient de la légende ou de l’exagération.

Ce n’était pourtant ni des escrocs ni des affabulateurs. Né d’une jeune fille de bonne famille et sans père connu, cet improbable duo avait été confié dès leur naissance à un excellent orphelinat par leurs grands-parents, car, tout bâtards qu’ils étaient, ils n’en demeuraient pas moins leurs petits-fils. Sans compter que la rumeur voulait que leur père soit un démon et que leur grand-mère, très superstitieuse, ne voulait pas qu’il vienne leur reprocher quoi que ce soit.

Bien traités et éduqués, les enfants avaient rapidement démontré des capacités hors du commun : l’aîné au combat et le cadet en magie. Le premier était donc devenu un guerrier aussi habile à l’épée qu’à l’arbalète et le second un très puissant mage de glace.

Et devenus adultes, ils avaient reçu de leur mère une somme suffisante pour s’acheter du matériel et trois chevaux et ils étaient devenus mercenaires.

Depuis ce jour, ils erraient au fil des routes et au fil des travaux qu’on leur confiait. Ils avaient eu un peu de mal à être pris au sérieux au début, mais les moqueries sur leur jeune âge ne duraient que le temps de les voir à l’œuvre. S’ils étaient vite devenus célèbres pour quelques faits d’armes remarquables et donc souvent appelés pour des affaires sérieuses avec de grosses récompenses à la clé, ça ne les empêchait pas de dépanner pour quasi rien de pauvres gens quand ceux-ci avaient besoin de leur aide.

Parce que quand il fallait régler un problème, ils ne se posaient pas la question du montant de la prime, ils le réglaient.

Vendredi 12 novembre 2021 :

La petite louve noire s’était réveillée, un peu perdue. Elle se redressa maladroitement sur ses pattes et regarda autour d’elle, se demandant bien où elle était.

Elle s’ébroua et secoua la tête. Elle regarda autour d’elle, ce paysage enneigé inconnu, et se mit à flairer autour d’elle, mais ne reconnut rien.

Elle s’assit, perplexe.

Sans du tout se douter qu’elle avait été endormie et déplacée dans une zone protégée, et encore un peu sous l’effet du sédatif, elle n’entendit pas tout de suite l’autre louve qui approchait, grise, curieuse plus qu’agressive, vieille doyenne du lieu et cheffe de la meute locale.

La louve noire se laissa approcher et elles échangèrent des politesses d’usage, se flairant, et, sentant la nouvelle venue pas rassurée, la vieille louve grise se frotta à elle pour la rassurer et lui faire bien comprendre qu’elle était la bienvenue.

Du coup, la petite louve noire accepta de la suivre lorsqu’elle jappa pour lui demander, contente de ne pas être seule.

La meute était un peu plus loin, se reposant tranquillement après avoir chassé une bonne partie de la veille et de la nuit un vieux cerf malade. Elle accueillit avec curiosité, mais sans animosité, la nouvelle venue, et cette dernière finit par se coucher avec la vieille louve grise et un jeune mâle fatigué d’avoir joué.

Lorsqu’elle se réveillerait, sa nouvelle vie commencerait avec sa nouvelle famille.

Lundi 15 novembre 2021 :

Le vent glacial du ponant soufflait depuis trois jours.

L’hiver approchait et, pour les bergers qui faisaient paître leur montons non loin de là, le temps de les ramener à l’abri pour les protéger serait très vite là.

Alors qu’un des hommes s’était assis sur un rocher pour regarder le soleil baisser sur l’horizon, sa fille, encore jeune et toute pimpante, le rejoignit, toute contente d’avoir trouvé des noisettes non loin de là.

Elle les avait mises dans son jupon et il lui sourit et caressa sa tête :

« Merci, ma chérie. Tu ne t’es pas trop éloignée pour les cueillir, j’espère ? Tu sais que les loups commencent à arriver avec le froid…

– Non Père, ne t’en fais pas ! Et puis Gaël et Loïc étaient avec moi !

– C’est bien. Merci. Ça fera plaisir à ta mère. »

Le ciel noircissait déjà et ils se mirent en route pour rentrer tranquillement au village à la lueur des torches. Leurs chiens escortaient les moutons et les bergers avec vigilance, palliant la fatigue de leurs maîtres.

Ils longeaient donc la mer lorsque les enfants s’étaient mis à pousser des cris, mélange d’émerveillement et de peur, attirant l’attention des adultes qui avaient alors remarqué à leur tour les granges traînées de lumières vertes dans le ciel.

Un peu apeurée, la fillette avait couru se réfugier dans les jambes de son père qui regardait ça avec un petit sourire.

« Ne t’en fais pas, ma chérie.

– Qu’est-ce que c’est, Père ?

– On ne sait pas trop… Certains disent que ce sont les traces que laissent les Dieux lorsqu’ils parcourent le ciel …

– C’est joli, dit-elle encore, un peu rassurée.

– Oui. Dans tous les cas, c’est un bon présage, c’est qu’Ils veillent sur nous et le monde. »

Mardi 16 novembre :

Après six jours de marche sans pouvoir s’arrêter ou presque, trouver une maison encore debout tenait quasi du miracle pour nous.

Nous nous étions approchés avec prudence, ou plutôt, Dima y était allé en mode furtif vérifier que c’était safe avant de nous faire signe pour qu’on le rejoigne, dès qu’il avait été sûr qu’elle était vide. Il avait encore de sacrés réflexes, notre ancien soldat. On avait du bol de l’avoir croisé, ce gars-là…

Notre petite bande était donc rentrée timidement. À vue d’œil, la maison était très ancienne, mais avait été rénovée dans les années 1990 ou 2000, un peu décrépie, mais ses murs étaient intacts.

Les fenêtres étaient brisées, mais les volets tenaient bon. Nous allions y être à l’abri pour quelques heures ou quelques jours, ou plus, qui pouvait le dire…

On vivait au jour le jour, de toute façon.

Markus et Joséphine ont investi ce qui restait de la cuisine pour voir ce qu’ils pouvaient faire, on avait tous envie de manger chaud. Dima et Judith ont vérifié la cheminé qui semblait en état, mais faire du feu restait très risqué… On verra ça si le froid se faisait trop mordant. Manon s’occupait de nos deux petits bouts. Je les enviais presque d’être trop jeunes pour comprendre.

Moi, j’ai vérifié nos armes, car il allait quand même falloir faire des tours de garde toute la nuit. La région était censée être assez loin des zones des Infectés, mais personne ne pouvait prévoir leurs déplacements.

On disait qu’au Nord, on avait la paix, car ils craignaient le froid. L’hiver arrivait, il serait notre salut en attendant.

La fin du voyage dans une zone sans eux, une nouvelle vie en paix pour nous, même si tout serait à construire. Ça, ça ne nous faisait pas peur.

Mercredi 17 novembre 2021 :

Ce matin-là, comme chaque matin, Alec et Matteo se firent un devoir d’aller voir comment se portaient leurs bergers d’Anatolie. Enfin, les trois qui ne vivaient pas avec eux dans la maison, car Caramel, le chien attitré de Matteo, avait, comme toujours quand ce dernier ne passait pas la nuit avec Alec, dormi avec lui.

C’était le printemps, il faisait déjà bien chaud, le parc était en fleur et les chiens, déjà réveillés, les attendaient devant la porte du garage aménagé pour eux. Avec une surprise.

Une petite surprise rousse qui courait joyeusement avec Hadès et Cerbère, alors que la mère de ces deux derniers, Éris, était couchée un peu plus loin.

Voyant arriver Caramel et les deux bipèdes, la petite boule de poils fit un bond pour filer comme une flèche se cacher derrière la grande femelle alors que lesdits bipèdes restaient bêtes.

« Euh, tu as vu la même chose que moi ? bredouilla Alec.

– Je crois bien… »

Éris se leva lentement, indifférente aux jappements plaintifs de la boule rousse qu’elle calma d’un grand coup de langue avant de la saisir avec délicatesse dans sa gueule pour l’apporter à ses maîtres.

Matteo ordonna à un Caramel tout intrigué de s’asseoir et eux-mêmes s’accroupirent alors qu’Alec prenait délicatement dans ses mains le minuscule renard tout tremblant. Éris s’assit aussi, vigilante, et Matteo se sentit fondre :

« Ooooooooh il est trop mignon…

– Bon, je vois que ce n’est pas le peine de demander ce qu’on en fait.

– Non mais regarde on dirait une peluche il est trop chou ! »

Alec soupira, vaincu, et gratouilla la tête de la petite bête qui le flairait et tremblait un peu moins.

« Et une bestiole de plus… »

Il la rendit poliment à sa mère adoptive et soupira :

« ‘Va quand même falloir arrêter à un moment… »

Ils se relevèrent alors que Matteo protestait :

« T’aimes plus les animaux ou quoi ?

– Si, mais quatre chiens et deux chevaux, c’était déjà pas mal, la minette qui est venue squatter les écuries pour nous pondre ses cinq chatons cet automne, pourquoi pas, mais là un renard…

– Ben quoi, ça manquait à la famille !

– Toi, de toute façon, tu adopterais un putois s’il se perdait dans le parc…

– Rôh, quand même pas !

– Oh que si… »

Jeudi 18 novembre 2021 :

Il y avait des années que l’homme parcourait la France avec sa caravane, sa bonne humeur et son petit théâtre de marionnettes. Il vivotait ainsi tranquillement, passant l’hiver auprès de sa compagne pour la quitter aux beaux jours, sillonnant le pays un peu au hasard pour aller faire son petit spectacle, avant de revenir à l’automne. Ça lui allait très bien à elle aussi, car elle était saisonnière et pas beaucoup plus stable géographiquement en été.

Alors il arrivait dans un village, parfois il y était connu et on l’accueillait avec gentillesse, parfois non et il se faisait un devoir d’aller à la mairie demander s’il pouvait se poser quelque part et rester quelques jours le temps de quelques spectacles.

Il repartait toujours sans faire d’histoire quand on lui disait non. Mais quand on lui disait oui, il posait la caravane et installait son minuscule théâtre et quand l’heure venait, sortait ses marionnettes pour raconter des histoires aux enfants qui se trouvaient là et aux adultes qui avaient su rester assez enfants pour en profiter (même si beaucoup faisant semblant de « juste » accompagner leurs enfants).

Il aimait particulièrement les petits cris de peur que provoquait l’apparition d’une marionnette assez laide dont il se faisait une joie de démontrer très vite qu’il s’agissait d’un personnage gentil et très sage, aidant les autres sans rien demander.

Ça l’émerveillait toujours de voir le changement dans les yeux des enfants, apeurés, puis sceptiques, puis plein de compassion et d’amour pour ce personnage tout moche au point de lui crier de se cacher quand le vrai méchant l’approchait.

Il aimait ce regard sans a priori capable de voir sans jugement, au-delà des apparences.

Il finissait toujours l’histoire en leur souhaitant de ne jamais le perdre.

Vendredi 19 novembre 2021 :

Je me souviens de ce jour-là, de comment j’avais arrêté la voiture pour prendre en photo avec mon vieil appareil cette entrée de vieux cimetière abandonné. Je passais là par hasard, de retour d’un WE entre amis. Je savais qu’on allait voir les reflets de la vitre, mais c’était beau, ce champ d’herbes folles dont n’émergeaient que deux vieilles tombes sous ce ciel nuageux, à la lueur d’un soleil couchant…

Rentré chez moi, j’avais un peu oublié ce cliché et ce n’est que quelques semaines plus tard, en développant la pellicule dans mon labo, que j’avais souri en m’en souvenant avant de rester stupéfait lorsque dans le bac, sur la photo, était apparue cette femme.

Elle entrait là, tenant la grille rouillée…

Et j’étais certain de ne pas l’avoir vue… Qu’elle n’était pas là quand j’avais pris la photo… Comment aurais-je pu ne pas la voir… ?

C’est en tremblant que j’avais sorti la photo du bac, que j’étais resté bête en la regardant.

Alors, le lendemain, j’y étais retourné.

Le cimetière abandonné était toujours là, la plupart des tombes écroulées ou cachées par les herbes trop hautes, et dont, effectivement, seuls dont deux grands caveaux anciens émergeaient, eux défraîchis, mais bien mieux conservés.

L’un d’eux pourtant était encore visité, un gros bouquet de fleurs était posé devant lui. Celui que mon inconnue regardait, me semblait-il.

J’avais relevé le nom et rejoint le village voisin pour essayer de comprendre… Le vieux bistro était tenu par une vieille dame très aimable. Je n’avais eu aucun mal à la mettre en confiance, lui expliquant que j’étais un photographe qui passait par là et avait trouvé leur vieux cimetière superbe.

Elle m’avait raconté que le village était quasi désert, qu’il n’y restait plus dix âmes. Qu’un vieil homme était mort récemment, enterré dans le fameux caveau. Elle me raconta que c’était un vieux veuf dont la femme était morte très jeune alors qu’ils s’aimaient comme elle en avait peu vu s’aimer.

Il avait été enterré le matin de mon premier passage…

Elle était heureuse de penser qu’il avait enfin retrouvé sa bien-aimée.

Et moi, j’ai souri en hochant la tête, sans lui montrer cette photo qui montrait qu’elle était même venue le chercher, le soir même, au crépuscule.

Lundi 22 novembre 2021 :

« C’est ici… » me dit le vieil homme d’une voix aussi tremblante que lui en me désignant la palissade.

Je hochai la tête et le regardai, puis jetai un œil, derrière nous, aux quelques villageois terrorisés qui nous avaient suivis de loin et priaient ou se cachaient derrière les arbres ou les rochers de la forêt.

Je saisis mon bâton d’exorciste et avançai seule vers le lieu « maudit » d’où le « fantôme » venait, chaque soir, pour les hanter.

La porte s’ouvrit sans mal et je regardai l’endroit. Un vaste cercle où quasi rien ne poussait alors qu’il était verdoyant et fleuri depuis toujours, m’avait dit l’ancien, avec en son centre ces stèles de pierres dressées en la mémoire de leur premier chef, le fondateur de leur village.

Rien n’avait poussé depuis l’hiver précédent et cet esprit furieux criait sa colère depuis lors. Aucun évènement particulier, pourtant, ou alors on me prenait pour une idiote, et ça n’aurait pas été la première fois.

Je traçai calmement au sol le cercle de signes qui allaient me protéger, moi, si besoin, avant de m’y asseoir en tailleur pour invoquer ce fameux fantôme et voir ce qu’il pensait de tout ça.

S’il y avait bien une chose que ma vie d’exorciste errante m’avait apprise, c’était bien qu’un esprit, surtout ancien, ne revenait jamais pour rien.

Sa forme spectrale ne tarda pas à apparaître devant moi. Je sentais sa colère, mais comme il ne me connaissait pas, je pus engager la conversation en joignant mes mains devant mon visage et en m’inclinant pour un salut poli :

« Merci d’avoir répondu à mon appel, Skalys le Brave. Pardonne-moi de te déranger.

Qui es-tu, femme, et que viens-tu faire ici ?

– Les habitants du village que tu as fondé et que tu hantes depuis cet hiver m’ont appelé à l’aide. Je m’appelle Kaena. Je suis exorciste, Servante de l’Équilibre.

Ces chiens ne méritent l’aide de personne.

– Laisse-moi en juger. »

Je le regardais, parfaitement calme.

« Qu’ont-ils fait pour déclencher ta colère après tout ce temps ? Et est-ce que quoi que ce soit peut l’apaiser ? Je le ferais si c’est en mon pouvoir, tu as ma parole. Ils sont morts de peur. Ils obéiront. »

Je le sentais furieux. Il y eut un silence avant qu’il ne me réponde enfin :

« Ma lignée a été bafouée. »

Je fronçai les sourcils.

« Explique-moi. 

Sous prétexte qu’elle était une fille, mon héritière a été humiliée et on lui a refusé ma succession, cet hiver, quand son père est mort. Mon sang a fait cette terre, nous en sommes les gardiens, nous nous sommes liés à l’âme de ce lieu pour cela. Personne ne peut nous remplacer. Ma colère n’est rien face à celle des Esprits de la Forêt. Le pouvoir n’est pas un jeu. C’est un fardeau et il est nôtre. Si l’homme qui a pris sa place est chassé et elle remise dans le rôle qui est le sien, alors seulement, je pourrais retourner dans les limbes. Mais je serai toujours là. Qu’ils le sachent. Je veille et je veillerai. »

J’hochai gravement la tête.

« Bien. Cela sera fait, tu as ma parole.

Crois-tu vraiment qu’il t’écoutera ?

– Ce ne sera pas la première tête que je ferais voler si ce n’est pas le cas. »

Je le sentis surpris et je souris en me relevant avant de m’incliner à nouveau :

« Merci de ton aide. Ton enfant sera remise à la place qui lui est due, tu as ma parole. »

Mardi 23 novembre 2021 :

Après ces semaines de grisaille, revoir le soleil, même dans le froid de novembre, faisait un bien fou.

Il fallait dire que l’été n’avait pas été ni très chaud ni très ensoleillée, et le début de l’automne aussi maussade que l’ambiance générale.

En cette période étrange, entre pandémie et avenir plus incertain que rarement dans notre histoire, nous nous raccrochions tous à ce que nous pouvions : le déni pour beaucoup, le mensonge pour d’autres, l’espoir pour certains, ou parfois, comme ce jour-là, un simple rayon de soleil.

Mercredi 24 novembre 2021 :

« Qu’est-ce que tu en penses, alors ?

– Ben c’est vrai qu’elle a de la gueule, cette baraque, le jardin est grand, c’est un quartier calme… Après, c’est sacrément défraîchi et c’est une jungle dehors, mais bon…

– C’est pour ça qu’on peut l’avoir à ce prix et le mec de l’agence est prêt à encore baisser… Pour une maison aussi belle et grande, c’est quand même une affaire !

– Ben, vu ce que ça va nous coûter de la retaper, une petite ristourne en plus ne serait pas du luxe, je pense…

– Je trouve aussi. Mais bon, c’est toi la bricoleuse, donc c’est toi qui vas te taper le plus gros des travaux, alors ‘faut voir si ça te paraît gérable ?

– Hmmmm… … On pourrait l’avoir pour quand ?

– Fin février.

– Hmmmmm… Mouais, ça pourrait le faire, en s’y mettant un bon coup, on pourrait la retaper d’ici l’été… Et ça pourrait être vraiment habitable d’ici cet automne… Ça pourrait le faire.

– Alors on y va ?!

– On y va ! »

Jeudi 25 novembre 2021 :

« Papaaaaaaa, regarde, y a un stylo bleu qui bouge par terre ! »

J’entends mon cher et tendre glousser alors que je regarde ce que notre petite puce me montre du doigt.

« Oh…

– Pourquoi y bouge le styloooo ?

– C’est pas un stylo, ma chérie, c’est une libellule.

– C’est quoi une liblule Papa ? »

Mon cher et tendre se marre de plus en plus fort et je lui jette un œil faussement courroucé avant de répondre :

« C’est un insecte qui vole et qui vit souvent vers des lacs ou des rivières, comme ici.

– Ah bon ? »

Nous nous approchons et je la laisse regarder sans qu’on dérange la petite bête qui finit par s’envoler sous le regard émerveillé de ma fille.

Mon homme nous regarde avec amusement et dit :

« La libellule, le seul animal qui a huit ailes…

– Pardon ?

– Ben quatre ‘’l’’ et 4 ‘’ailes’’… »

Je secoue la tête :

« T’es pas sortable… »

Vendredi 26 novembre 2021 :

« Les temps ont bien changé… »

Au sommet du dolmen, le petit lutin et sa vieille amie la petite fée étaient, comme toujours, invisibles aux humains.

Lui, vieux et rabougri, sa peau verdâtre ridée et sa barbe tressée, vêtu d’un simple pagne, était assis, son antique bâton posé près de lui.

Elle, pas beaucoup plus jeune, mais encore toute pimpante, comme tous les siens, était debout, ses belles ailes de papillon multicolores s’agitant parfois. Elle avait la peau bleue, comme ses cheveux, qui étaient plus sombres, et une petite robe mauve.

Tous deux regardaient, lui avec intérêt, elle avec amusement, les enfants qui jouaient au foot là, se servant des deux antiques dolmens qui se faisaient face comme de cages pour compter les points.

Ce lieu, eux l’avaient connu avant les humains, puis ils les avaient vus y ériger ses pierres, y rendre des cultes, l’abandonner, et les siècles étaient passés avant que d’autres humains ne s’y réintéressent, curieux de qui avaient dressé ces pierres et pourquoi.

Et là, c’était un champ où des promeneurs s’arrêtaient parfois.

Ou un terrain de foot pour les enfants du coin.

« Oui, les temps changent… »

Lundi 29 novembre 2021 :

La meute s’était entassée pour dormir au chaud malgré la neige. Cette dernière la recouvrirait sous peu, mais, parallèlement, sa couche les protégerait de plus de froid. Ainsi pourrait-elle ne pas craindre plus le froid de cet hiver glacial.

Lorsque le jour se lèverait, il serait temps de reprendre la route en quête de proies.

La nuit passa ainsi paisiblement et les loups se réveillèrent, s’ébrouèrent et ne prirent que peu de temps avant de partir. La faim les taraudait depuis plusieurs jours, il leur fallait rapidement trouver à manger s’ils voulaient survivre à cet hiver interminable.

 La doyenne qui les menait s’arrêta soudain, oreilles dressées, et les autres firent de même avant de comprendre. Un peu plus loin retentissaient des cris, des bruits qu’ils connaissaient bien. Une légère odeur de fumée, des voix. Un groupe d’humains.

La louve se dirigea sans crainte vers eux. Qui disait humains disait autres chasseurs, et ça ne serait pas la première fois que sa meute s’unirait à eux pour attraper du gibier. Les humains savaient apprécier le renfort des loups sur des proies de toute façon souvent bien assez grosses pour que chacun ait sa part, comme les mammouths qu’ils avaient repérés ce jour-là.

Et c’est ainsi que quelques heures plus tard, les loups et les humains se partageaient sans heurts la carcasse du vieux mammouth qu’ils avaient pu abattre ensemble.

Ainsi commençait à naître, à l’aube d’une nouvelle histoire de la terre, une bien belle amitié.

Mardi 30 novembre 2021 :

La légende racontait que la créature vivait seule dans une minuscule maison perdue au fond de la forêt.

Elle disait aussi qu’elle était là depuis des siècles, veillant sur la région au nom d’un vieux serment, passé avec un ancien roi qui lui aurait sauvé la vie,

Plus grand monde n’y croyait. Pour la petite Elsa comme pour beaucoup, c’était une histoire que leur racontaient leurs parents pour les décourager d’aller trop loin dans la forêt, dangereuse, car on prétendait que si la créature répondait toujours à l’appel de ceux qui avaient besoin d’aide, à la condition qu’on lui apporte un livre, elle tuait par contre sans pitié tous ceux qu’elle jugeait la déranger pour rien.

Mais lorsqu’Elsa apprit que l’armée de nord approchait, ravageant tout sur son passage, massacrant tout et tous sans distinction, elle se dit que le leur espoir de son village, son seul espoir, était d’aller quérir l’aide de cette créature. Du haut de ses neuf ans, elle voulait y croire.

Alors, lorsque la nuit fut tombée et que tous se terraient chez eux en priant, terrorisés, elle enfila ses bottines, prit le plus beau livre de son pauvre foyer et partit dans la lugubre forêt à la recherche de cette maison perdue.

Elle erra de longues heures sans perdre espoir lorsqu’enfin, elle vit de la lumière à l’horizon. Une petite maison éclairée du dehors par un lampadaire. Il y avait de la lumière à l’étage.

La fillette prit son courage à deux mains et frappa à la porte.

Tremblante, elle attendit, pourtant, la femme qui lui ouvrit n’avait rien d’un monstre.

Certes, elle était étrangement vêtue, comme un homme, et avait les cheveux très courts, mais à part cela et peut-être ses yeux d’un noir profond, elle semblait bien humaine.

L’enfant lui tendit le livre en tremblant pour lui demander de sauver les siens de l’armée sanguinaire qui approchait.

La créature s’accroupit un instant et le fit entrer pour lui demander plus amples explications.

Après l’avoir écoutée et avoir feuilleté le livre, elle accepta, dit à l’enfant de rentrer chez elle avec ce message aux siens : que tous restent enfermés chez eux lors de l’attaque, qu’aucun ne sorte, sous aucun prétexte, ni ne regarde par une fenêtre, avant que le silence ne soit là, car elle tuerait sans exception toux ceux qui l’espionnerait.

L’enfant rentra et dès l’aube, fit savoir à tous ce qu’elle avait fait.

Peu la crurent, mais, désespérés, ils ne purent de fait que tous s’enfermer chez eux quand leurs ennemis arrivèrent.

Tous entendirent les cris, effrayants, du massacre sans nom qui se déroulait dans leurs rues.

La petite Elsa, dans les bras de sa mère, attendait, persuadée que la créature était là et se battait pour eux.

Le silence était revenu depuis bien longtemps quand enfin, les villageois osèrent sortir, pour découvrir avec effroi ce qui restait de l’armée tant craint, des cadavres, déchiquetés, brûlés, comme victimes d’un monstre plus puissant qu’on ne pouvait le concevoir.

On retrouva le corps sans vie d’un homme qui avait visiblement voulu regarder par une fente de son volet ce qui se passait dehors. Si lui était intact, son visage figé dans une expression d’effroi pure en dit long sur ce qu’il avait dû apercevoir.

Sans doute un être bien différent de la femme qu’avait vue la petite fille, sans doute la créature des légendes qui veillait au fond des bois.

Mercredi 1er décembre 2021 :

Le café était ancien. En fait, c’était l’arrière-grand-père de la patronne actuelle qui l’avait fondé au sortir de la Première Guerre.

Il avait donc fêté son centenaire quelques années plus tôt et avait vu tant de choses que si ses murs avaient pu parler, ils auraient renvoyé La Comédie Humaine à l’état de post-it.

Elle y avait grandi, comme ses parents avant elle, et elle avait vu le quartier changer, les autres boutiques de son enfance disparaître presque toutes les unes après les autres au fur et à mesure des départs à la retraite de leurs propriétaires.

Elle avait vu aussi la clientèle changer, mais avait su garder cet esprit bon enfant, convivial, envers et contre tout.

Alors, quand elle avait commencé à voir les clients devenir des consommateurs, exigeant sans même se souvenir qu’une conversation normale commençait par bonjour, elle avait très vite pris le taureau par les cornes en taxant ça sans sommation.

Les premiers avaient gueulé, mais les tauliers du lieu les avaient recadrés fissa. Et il était très rare que qui que ce soit reste virulent plus de trois secondes face vieux commissaire à la retraire et son pote l’ancien épicier.

Bref, les consommateurs étaient très vite redevenus polis et si l’ardoise était restée, elle était vite devenue une blague, rappel que certaines choses ne doivent pas changer, le respect, par exemple.

Jeudi 02 décembre 2021 :

Avoir une sœur anthropologue, c’est cool. Ça anime les repas de famille, ça ramène toujours aux gosses des cadeaux inédits de n’importe où et ça amuse les collègues.

Mais quand il faut aller la chercher au fin fond du trou du c** du Canada en catastrophe parce que Papy a cassé sa pipe et qu’on a besoin qu’elle rapplique en France illico presto pour signer les paperasses du notaire, c’est un petit peu plus compliqué.

Désigné volontaire d’office, j’avais réussi à obtenir un visa d’urgence sans trop galérer et son université m’avait même fourni un contact local pour me conduire à elle au plus vite.

J’avait donc été récupéré, à l’aéroport, par un bel autochtone très sympa qui compatissait tout plein à mes malheurs et m’avait expliqué qu’il allait m’emmener, on aurait retrouvé la frangine dans les 72h.

On avait pris un autre avion pour nous emmener dans l’intérieur des terres et là, pas le choix, la fin serait en jeep.

Mon amical guide n’était pas l’homme le plus bavard, mais dans ses paysages somptueux et vides de tout humain ou presque, c’était apaisant.

Les kilomètres défilaient sous les roues et en découvrant ces décors magnifiques, j’ai compris pourquoi, depuis 15 ans, ma sœur parcourait le monde et s’émerveillait sans cesse de sa beauté.

Lundi 6 décembre 2021 :

C’était un duo qui tout le monde connaissait dans le milieu du patinage, un journaliste passionné et sa photographe pas moins passionnée. Ils étaient toujours là, furetant dans les couloirs des patinoires, avec, cependant, un respect réel pour les athlètes et leurs proches.

Ces deux-là en savaient long, mais malgré certaines pressions de leurs hiérarchies, s’étaient toujours refusé à jeter en pâture certains faits ou secrets pour augmenter les ventes de leur journal. Et c’était sûrement pour ça qu’on les laissait encore venir sans que ça ne dérange personne.

Elle faisait quelques photos lorsque son collègue lui donna un petit coup de coude :

« Eh, regarde, notre Japonais préféré ! »

Elle tourna la tête, sourit et reprit son appareil photo.

« Houlà, très concentré !

– Oui. Ça promet pour la finale !

– Et il ne prend pas une ride, c’est dingue !

– Oui, toujours aussi bel homme. »

Ils sourirent tous les deux en voyant le Japonais sursauter lorsque son mentor, un grand patineur russe, se glissa dans son dos pour l’enlacer avant de lui murmurer quelque chose à l’oreille, le faisant rougir brutalement.

Elle gloussa en prenant la photo et lui pencha la tête vers elle :

« Il lui a dit quoi, à ton avis ?

– Rien qui nous regarde, mais par contre, je leur enverrai la photo ! Ils sont trop mignons ! »

Mardi 7 décembre 2021 :

« Pardon, j’ai dû mal entendre, vous voulez faire quoi ?…

– Non mais c’est l’idée de Bob, chef…

– Ah, donc j’ai bien entendu… Une version porno de Miraculous Ladybug… Mouais, tant que les acteurs sont majeurs, après tout, pourquoi pas… On serait plus à ça près…

– Ben c’est ce que disait Bob.

– Et vous voyez ça comment… ?

– Ben Jo est super chaud pour jouer Chat Noir, apparemment la perspective d’avoir une clochette autour du cou euh comment dire… ça lui plaît bien.

– Y a vraiment des moments où ce garçon m’inquiète, mais ‘faut admettre qu’il a le physique du rôle… Et pour Marinette ?

– Lydia est partante.

– Mouais, pas étonnant, elle, dès qu’on lui file une combi moulante, elle en peut plus non plus… Bon, et niveau prétexte scénaristique ?

– Oh, à voir, mais on pensait à un truc à la con, genre ils tombent à l’eau et du coup il faut qu’ils se désapent vite à cause du froid et voilà…

– Et ben ça va pas voler haut, mais bon, pas comme si notre public nous demandait du Shakespeare… Bon voyez ça en détail et vous me tenez au jus.

– Merci, chef ! »

Un silence avant que l’assistance du responsable ne remarque :

« T’as l’air de bien la connaître, cette série… Moi je connaissais même pas les persos.

– Mes gosses adorent. Mais je crois que j’attendrais un peu pour leur montrer notre version… »

Mercredi 8 décembre 2021 :

Le réalisateur se massait les tempes et à côté de lui, sa chef-op le regardait avec inquiétude.

Ils avaient accepté de réaliser ce film pour le chèque, certes, car la crise avait fait prendre trop de retard à leur projet perso (dont ils attendaient d’ailleurs sous peu la confirmation du financement), mais s’ils avaient su que ça serait une telle galère, ils auraient sans doute préféré manger des pâtes et du riz deux mois de plus plutôt que de subir ça. Après tout, lui n’était plus un débutant et elle non plus. Fallait-il qu’ils aient des factures à payer pour avoir signé !

Une vague romance gay soi-disant historique au scénar aussi capillotractée que déjà vu, déjà bof. Pas son mot à dire sur le casting, déjà, ça l’avait gonflé, notre réal. Que le rôle principal du petit noble blondinet qui va tout quitter par amour d’un pirate soit confié sans discussion possible au fils du producteur, pourquoi pas, si ce dernier avait su jouer et n’avait pas été qu’un petit chieur gâté et ultra capricieux… Et qui ne supportait pas son partenaire, qui lui rendait cela dit bien. Et pour excellent acteur qu’il était, lui, pour le coup, il ne fallait pas être très finaud pour voir qu’il se retenait de lui en coller une entre deux prises.

Tout un programme.

Voyant les deux hommes tenter de jouer la grande scène où enfin, leurs personnages se déclaraient leur flamme avant de s’envoyer en l’air, avec à peu près autant de conviction qu’une poule devant un PC, le réal poussa un soupir à décoiffer une armée de chauve et son amie se pencha vers lui pour lui murmurer :

« Pense au chèque.

– J’essaye…

– Et que ce petit con ne mérite pas que tu passes les dix prochaines années de ta vie en tôle pour homicide.

– Ça par contre, me tente pas… »

Jeudi 9 décembre 2021 :

Lorsque le vieil Auguste était parti à la retraite, tout le village avait tremblé à l’idée que son petit bistro allait fermer. Seul lieu social qui restait dans ce trou paumé, qui faisait aussi dépôt de pains/mini-épicerie de dépannage/relais de poste, un peu tout en fait, tous tremblaient à l’idée de sa fermeture.

Mais le vieil Auguste n’avait pas survécu à plusieurs guerres et autres bricoles pour rien, il avait donc prévu une successeuse. Deux, même, et il rigolait bien en imaginant la tête de ses clients lorsqu’ils apprendraient que le bar était repris par un couple lesbien.

Et il serait faux de dire que ça n’avait pas créé son petit effet sur la population locale, d’autant que les deux trentenaires étaient tout sauf des caricatures de camionneuses, et avaient a priori l’air tout à fait ben… Normales.

C’est alors qu’elles réinstallaient le bar, sous l’œil attentif, mais bienveillant, de Renée et d’Albert, volontaires pour les aider, qu’une étrange ardoise était ressortie de derrière le comptoir… Y figuraient les tarifs exigés pour l’ancien maître des lieux pour mentir aux épouses qui appelaient quand leurs maris traînaient trop chez lui. Une blague, bien sûr, tant tout le monde se connaissait ici et que de toute façon, Auguste était connu pour virer à coup de pied ceux qui voulaient picoler plus que de raison. Et comme il n’y avait que lui qui vendait de l’alcool à 15 bornes à la ronde…

Tradition que les deux nouvelles se firent un devoir d’adopter illico, d’ailleurs. Et tout le monde comprit très vite qu’il ne fallait pas énerver, les nouvelles taulières…

Parce qu’elles ne rigolaient pas avec ça non plus, et que même si ça grognait un peu pour le principe, dans les faits, ça allait plutôt bien à tout le monde.

Vendredi 10 décembre 2021 :

La nature est capable de créer de la beauté partout, même dans la destruction.

Ainsi, lorsque les petites fleurs blanches avaient éclos, elles avaient ravi les humains du jardin où elles avaient innocemment poussé.

Et puis, pendant l’été, ceux-ci étaient partis un moment pour découvrir, à leur retour, les fleurs au trois-quarts dévorées par ils n’avaient su quels insectes ou chenilles.

Mais les fleurs étaient toujours là. Cependant, leurs pétales blancs étaient désormais de fines dentelles tout aussi belles, tout aussi délicates, certes bien plus fragiles, mais finalement, cela importait peu.

Lorsqu’à la fin de l’après-midi, le soleil se posait sur elles, elles brillaient comme des broderies dorées, du fait des tâches jaunies qui commençaient à apparaître.

La beauté est partout, pour qui sait la voir.

Lundi 13  décembre 2021 :

Ce matin-là, Gédéon, le brave garde-forestier, se réveilla de fort bonne humeur. Cet homme grand comme un ours et quasi aussi velu se leva du bon pied, ravi à la douce odeur de café qui flottait dans la rustique cabane perdue dans la forêt que lui et son épouse Martha gardaient avec amour et aussi avec quelques fusils, plus destinés cela dit à faire déguerpir les braconniers qu’à ennuyer la faune locale, avec laquelle ils avaient bien moins de problèmes.

Gédéon rejoignit la petite cuisine où sa bien-aimée finissait de préparer leurs œufs au lard en chatonnant. Elle était aussi menue que lui imposant, il vint lui faire un petit câlin et un bisou avant de s’asseoir en la remerciant.

Elle posa les deux assiettes, l’assiette de pain grillé et s’assit. Gédéon commença à manger avec appétit, la félicitant approximativement à chaque bouchée, ce qui l’amusait beaucoup, elle, jusqu’à ce qu’il remarque :

« Où est Fox ?

– Je l’ai fait sortir, il trépignait devant la porte. »

Gédéon regarda par la fenêtre. Vu la neige qu’il était tombé dans la nuit, il demanda, sceptique :

« Tu es sûre que c’est une bonne idée ?…

– Oh, je t’en prie, mon amour, c’est un renard polaire, quand même ! Ce n’est pas un peu de neige qui va le déranger !

– Non mais vu l’épaisseur, il faudrait pas qu’il se perde…

– Ne t’en fais pas, il s’amusait comme un petit fou tout à l’heure. Tiens, d’ailleurs, regarde, il est là-bas…

– Où ça… ? »

Une petite tête blanche surmontée de deux oreilles velues émergea un instant de la grande étendue blanche avant d’y redisparaître aussitôt.

« Ah oui… »

Mardi 14 décembre 2021 :

Il y a des questions qui n’ont pas vraiment de réponse.

On m’a souvent demandé pourquoi je faisais ça.

Pourquoi j’allais, seul, escalader des montagnes, de plus en plus haut, de plus en plus loin, au risque de m’y perdre. Au risque de ne jamais revenir.

J’ai vu beaucoup de gens partir. Essayer. Renoncer. Se blesser.

Mourir.

L’alpinisme est un sport dangereux. C’est un peu moins vrai de nos jours, on a de meilleurs équipements, des GPS, des smartphones… Mais quand on est seul là-haut, même au XXIe siècle, notre vie tient quand même autant à un fil qu’avant.

Dès qu’on sort des sentiers touristiques, qu’on essaye des montagnes moins connues, moins fréquentées, ou juste impossibles à escalader sans être vraiment expérimenté, il n’y a rien, ni personne, si on a un problème.

Alors on me l’a souvent demandé : pourquoi ?

Je pourrais répondre plein de choses.

Le silence.

La beauté des montagnes.

Le ciel étoilé.

L’aube ou le crépuscule sur ces décors…

Mais la vérité est sûrement plus simple.

Quand on a ça au fond du bide, on y va, c’est tout.

Il n’y a rien de plus à dire, rien de plus à comprendre.

C’est comme ça.

Mercredi 15 décembre 2021 :

Il est des lieux où le temps semble irrémédiablement figé.

Des endroits où des personnes se succèdent, de génération en génération, de siècle en siècle, parfois de millénaire en millénaire, pour vivre dans les mêmes murs, répéter les mêmes gestes, les mêmes rites, sans que rien ne bouge, rien ne change.

Pendant longtemps, ces lieux étaient sacrés et ce qu’on y accomplissait garantissait, aux yeux du reste de leurs sociétés, l’équilibre du monde, en garantissant aux dieux ou toute entité surnaturelle locale les offrandes et prières nécessaires à leur bienveillance et donc au bon ordre des choses.

Ainsi, le monde tournait.

Les siècles ont passé. Beaucoup de ces lieux ont disparu. Ceux qui demeurent aujourd’hui sont plus rares, selon les pays et les cultures, et si certaines cultures gardent cette croyance de leur rôle dans l’équilibre du monde, dans bien des endroits, ce sont plus des lieux touristiques qui n’ont plus grand-chose de sacré.

Mais pourtant, certains restent là, dans ces lieux où l’on accomplit, comme tant d’autres avant soi, ces mêmes gestes, ces mêmes prières, ces mêmes rituels, avec la même foi, dans le même silence.

Et qui sait si finalement, ce n’est pas grâce à eux que ce monde tourne encore…

Jeudi 16 décembre 2021 :

Lorsque j’étais enfant, mon grand-père, alors roi, m’avait dit un jour :

« Sujatha, le pouvoir est une charge lourde et maudite. Les hommes sont prêts à tout pour l’obtenir, mais ceux qui ignorent ça, ceux qui ne voient en lui que puissance en ignorant les responsabilités qui lui sont liés, ceux-là ne peuvent que détruire. »

La petite princesse que j’étais alors n’avait pas top compris, mais lorsque les révoltes avaient éclaté, lorsque ma famille avait été chassée du pays, échappant de très peu à une mort clairement souhaitée par les plus extrémistes des insurgés, j’avais commencé à comprendre.

Nous avions continué notre vie à l’abri, à l’étranger. Mon grand-père était mort, désespéré de n’avoir pas pu sauver son pays de la dictature infâme qui nous y avait remplacés.

Mon père l’avait rapidement suivi et j’avoue me demander encore aujourd’hui si cet « accident » qui l’a tué n’était pas un suicide.

Ma mère et moi avons continué à vivre, malgré tout, jusqu’à ce que l’impensable se produise : une autre révolte, renversant ce régime sanguinaire, et un référendum organisé par le groupe modéré qui avait pris le pouvoir nous rappela, et c’est ainsi que moi, après plus de vingt ans d’exil, je rentrai pour reprendre le trône de mes ancêtres.

Je rentrai dans un palais en ruines, abandonné, que je traversais alors que des souvenirs d’enfance revenaient à chaque coin de couloirs.

Et puis, prise d’un élan et d’un besoin d’air, j’ouvrais grand la double porte vitrée qui menait au jardin.

Les arbres étaient toujours là, les fleurs aussi, même si ça tenait plus de la jungle qu’autre chose.

Et j’éclatai de rire avant d’inspirer ses odeurs qui m’avaient manquée sans que je le sache.

J’étais la reine d’un pays devenu une jungle où tout était à redomestiquer, à réorganiser.

Le pouvoir est une charge très lourde.

Mais elle ne me faisait pas peur.

La jungle redeviendrait jardin où il ferait bon vivre pour tous.

Je m’en faisais le serment.

Vendredi 17 décembre :

« Bon mon amour, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle.

– Hm, hm ?

– On va sûrement passer Noël tous seuls… Entre les grèves et la neige…

– D’accord. Et la mauvaise nouvelle ? »

Il y eut un blanc avant qu’ils n’éclatent de rire.

« T’es vraiment une enflure !

– J’assume… Mais tu sais ce que je pense de nos familles et de les réunir. Comptez les points entre ton vieux soixante-huitard de grand-père et mon oncle facho, ça me fait plus rire depuis euh, chais pas, la première fois. Bref, et sinon, l’autre nouvelle, donc ? La vraie bonne ?

– Grand-Mamie est guérie.

– Ah ça par contre, c’est cool !… Bon, ben écoute, moi roucouler avec toi au milieu de notre jardin enneigé, ça me va. Ils passeront quand ils pourront et avec un peu de chance, les pires ne se croiseront pas et tant mieux.

– Le pire, c’est que tu as raison…

– Je te propose un petit marathon ciné le 24 au soir, qu’est-ce qui te ferait plaisir ?

– Tout, sauf un film de Noël…

– Ça laisse un peu de choix… »

Lundi 27 décembre 2021 :

La rumeur voulait que bien des années plus tôt, un voyageur à la peau pâle, venant de très loin au nord, ait parlé de nos terres comme du « bout du monde ».

Nous étions peu nombreux à vivre là, dans ce désert bordé par l’océan, sans savoir plus que ça ce qu’il existait autour. Notre vie était là. Parfois, certains d’entre nous partaient un peu plus loin, jusqu’aux montagnes, quand il nous fallait des choses précises que nous n’avions pas ici.

Sinon, nous vivions tranquillement de pêche au bord de l’eau.

Lorsqu’un matin, les enfants avaient trouvé cet homme pâle et blessé sur la plage, nous l’avions recueilli sans nous poser de question. Il n’était pas dans nos coutumes de laisser mourir qui que ce soit. Il ne parlait pas notre langue et nous avons pensé qu’il était peut-être tombé d’un des grands bateaux que nous apercevions parfois au loin. Il ne nous l’a jamais dit, mais il avait l’air de se sentir bien d’être arrivé là.

Il était resté parmi nous sans faire de problème, avait appris notre langue et nos usages, nous avait appris, aussi, à faire certaines choses autrement, car il était plutôt malin et très bricoleur.

Nous n’avions pas fait d’histoire lorsqu’il avait voulu épouser une de nos filles et leurs enfants plus pâles que les nôtres étaient les nôtres aussi.

Il avait continué sa vie avec nous, sur ce « bout du monde » perdu loin de tout, et en paix.

Mardi 28 décembre 2021 :

Une petite demoiselle se promenait, dans un grand champ de fleurs roses bien plus hautes qu’elle. Vêtue d’un joli yukata orné des mêmes fleurs, la jeune Aïko errait au fil des allées, dans le grand jardin de ses grands-parents, émerveillée par ce lieu qu’elle découvrait pour la première fois, tant ces parents, Tokyoïtes débordés, n’avaient jamais eu le temps de revenir là.

Il avait fallu que son grand-père se casse une jambe pour qu’ils y accourent en catastrophe.

Et pour leur petite fille, la découverte de ce village de basse montagne perdu au milieu des bois, de cette nature magnifiquement colorée en ce mois de juillet.

Alors pendant que les adultes buvaient du thé en parlant de choses ennuyeuses, elle avait filé dans le jardin, explorer ce monde vert et rose tout nouveau pour elle et bien plus intéressant que ces discussions auxquelles elle ne comprenait pas grand-chose.

Un monde où elle pourrait rêver sans qu’on l’en empêche, loin du bruit de la ville et de sa grisaille.

Mercredi 29 décembre 2021 :

Il était une fois une petite fille blonde qui a voyagé dans un autre monde en tombant dans un trou parce qu’elle poursuivait un lapin blanc…

Qui ne connaît pas cette histoire ou au moins une de ses multiples adaptations… ?

La petite Alice reste une figure incontournable de la culture occidentale.

Elle est passée dans beaucoup de mains, beaucoup d’esprits, d’un innocent film de Disney à un horrifique jeu vidéo…

C’est étrange comme parfois, une œuvre est connue de tous, alors que très peu la connaissent vraiment.

Et comme on peut la reconnaître même quand un artiste la détourne pour se l’approprier comme tant d’autres avant lui.

Ainsi, en errant dans un salon, ce très beau dessin de la demoiselle surnageant dans un flacon de verre…

La petite Alice ne grandira jamais et pourtant, elle sera, comme chaque personnage qui hante notre imaginaire commun, toujours là, toujours la même, mais changeant sans cesse, car c’est notre regard sur elle qui la fait changer et rester parmi nous.

Jeudi 30 décembre 2021 :

La légende était un peu triste et pourtant, depuis très longtemps, on se la racontait de génération en génération dans le village, sans que jamais, ça ne soit oublié. Ainsi, que ce soit par une mère, une grand-mère, ou un père, un oncle, chaque enfant entendait un jour l’histoire des jumelles de la montagne.

Car le village, au fond de la vallée, en était cerné. Et sur la plus haute, la plus belle, on racontait que vivaient deux déesses, deux sœurs jumelles à la beauté ineffable. L’une, toujours vêtue de blanc, l’autre, toujours vêtue de noir. Sur cette terre éternellement blanche où la neige ne fondait jamais, elles demeuraient, loin des humains, seules depuis toujours ou plus longtemps qu’on ne pouvait l’imaginer.

Jusqu’au jour où un fier guerrier était monté, avait escaladé cette montagne pour aller voir.

On disait qu’il n’était jamais redescendu, mais, depuis ce jour, le vent, parfois, transportait des pétales de fleurs de cerisier qui ne pouvait venir que de ces hauteurs hors du monde.

Alors, la légende racontait que le guerrier avait trouvé les déesses et qu’il avait vécu toute sa vie auprès d’elles, les aimant et étant aimé d’elles, jusqu’à ce que la vieillesse ne l’emporte, mais que même sur son lit de mort, il avait juré de ne jamais les abandonner.

Sur sa tombe était alors poussé un magnifique cerisier, qui avait fleuri, au milieu des terres glacées, et fleurissait toujours, car son amour pour elles ne cesserait jamais.

Vendredi 31 décembre 2021 :

« Bon, voyons le bon côté des choses.

– Vas-y ?

– Ben on a trouvé la porte !

– Ah. Oui. Sans serrure et avec un digicode mort…

– Et un loquet pour frapper…

– Oui aussi, mais… Eh ! Qu’est-ce que tu fais !

– Ben je frappe pour qu’on vienne nous ouvrir.

– Ah ben bravo, ça va être discret comme entrée !

– … Tu crois vraiment que c’est le moment de faire des références pareilles ?

– C’est toi qui as commencé ! Mais si on tombe sur un Maître de donjon maléfique, tu vas m’entendre !

– Dramatise pas… C’est juste une vieille porte.

– D’une vieille baraque abandonnée depuis des lustres et que tout le monde dit maudite.

– Chuis pas superstitieux, ça porte malheur.

– Mouais.

– C’est bien les portes, ça ouvre sur du nouveau… T’as pas envie de nouveau ?

– Faut admettre qu’un peu de changement serait pas mal venu… »

Lundi 3 janvier 2022 :

Jason arriva timidement chez l’éditeur qui l’avait convoqué. Ce jeune illustrateur avait certes envoyé son book chez eux comme chez beaucoup d’autres, mais ça faisait plus de dix mois… ?

Il se retrouva dans le bureau d’un responsable dont il connaissait trop bien le nom de ne pas avoir envie de se transformer en souris et de disparaître dans un petit trou.

L’homme était pourtant très aimable et se leva pour venir l’accueillir avec un grand sourire :

« Ah, Jason, merci beaucoup de vous être déplacé !

– Euh ben de rien merci de me recevoir…

 – Je vous en prie. Asseyez-vous ! Nous attendons encore Lila, elle ne devrait pas tarder.

– Lila euh… L’autrice de Plume Céleste… ?

– Elle-même ! »

Toujours très intimidé, mais tout aussi intrigué, Jason vit très vite entrer la quadragénaire énergique dont il admirait profondément le travail. L’homme les présenta et elle s’assit aussi, et le responsable ne tourna pas autour du pot, déclarant en cherchant dans un dossier :

« Jason, notre amie ici présente a écrit un petit scénar d’inspiration japonisante et nous nous demandions si vous seriez intéressé pour en être l’illustrateur… »

Le garçon resta muet, les yeux ronds, ce qui fit rire Lila et sourire l’homme qui posa devant lui, sur la table, un très beau crayonné d’un jeune guerrier en plein combat.

« C’est de vous, ça, non ?

– Euh oui c’était dans mon book…

– C’est magnifique ! le félicita Lila. J’aimerais beaucoup travailler avec vous !

– Euh, ben… »

Jason rigola un peu nerveusement :

« Moi aussi, en fait, j’aimerais beaucoup travailler avec vous… J’ai beaucoup aimé Plume Céleste

– Bon, ben ça devrait aller, alors. » conclut l’éditeur avec un sourire.

Mardi 4 janvier 2022 :

Au bout de la muraille, à l’ouest, se trouvait un petit pavillon. C’était anciennement une tour de guet, mais il y avait bien longtemps que le pays était en paix et que les fortifications militaires n’étaient plus là que comme vestiges ?

Ce pavillon était le préféré de la reine Kirei, qui l’avait fait joliment décorer et aimait venir y contempler le coucher du soleil, ou, quand ce dernier était caché par les nuages, comme ce jour-là, le simple paysage, la grande plaine de l’ouest avec au loin, ses forêts et ses montagnes.

On voyait souvent la souveraine s’y installer, pour boire du thé, y faire de la peinture ou y jouer de la musique.

Ce jour-là, elle resta un moment à regarder le décor brumeux de la plaine blanchie par la neige. Le ciel était sombre. Ses deux suivantes la regardaient en grelottant, un peu inquiètes. Le ventre rond de la reine commençait à se voir. L’une la pria humblement de rentrer, craignant pour l’enfant à venir.

La reine sourit et obtempéra. Elle caressa son ventre en disant avec douceur :

« J’ai hâte que tu voies notre beau pays de tes yeux. »

Mercredi 5 janvier 2022 :

Nous nous sommes rencontrés une nuit de pleine lune.

Comme toutes les nuits où je ne travaille pas (ou presque), j’allais vers ma boîte de nuit préférée pour y passer quelques heures. C’était plus un bar de noctambules qu’une boîte, mais il y avait bien une petite salle à part pour danser pour ceux qui voulaient.

Il faisait nuit, c’était l’hiver, il faisait froid.

Quand ces trois relous m’étaient tombés dessus, pour me voler mon portefeuille vide et mon téléphone portable âgé de 3 ans et demi, j’avais cru que le leur dire suffirait à les faire abandonner, mais non. C’est vite agressif, un con…

Et puis tu étais passé par là et tu avais envoyé voler l’un des trois avec assez de conviction et un très bel uppercut qui, pour le coup, les avait fait déguerpir. Et moi t’applaudir avec un grand sérieux, ce qui t’avait fait rire avant de me faire rire aussi.

Du coup, je t’avais invité à boire un verre pour te remercier. On s’était posé au comptoir du bar, le boss tout surpris et amusé de me voir arriver accompagné.

Au fil de la conversation, apprenant que tu m’avais sauvé d’une agression et que tu cherchais un boulot, le boss t’avait demandé si tu voulais devenir videur dans sa boîte, parce qu’il en cherchait un en plus. Tu avais accepté et il t’avait pris en essai.

Du coup, on s’était vu régulièrement et on est tombé amoureux comme des cons.

J’aime bien la pleine lune.

Surtout la regarder avec toi.

Jeudi 6 janvier 2022 :

Sa mère nous avait été amenée gestante et on l’avait accueillie au refuge avec plaisir.

Elle avait été très timide quelques jours, nous avions mis un moment à parvenir à la caresser, en lui apportant à manger.

Elle avait un appétit d’ogre, pour une petite renarde. Rien de surprenant pour une jeune femelle enceinte.

Et elle avait mis bas dix jours plus tard, trois petits renardeaux. Un petit mâle et deux femelles dont une toute noire avec juste le bout de la queue blanche.

On l’avait baptisée Plumette.

On a cherché un moment où les relâcher. On les avait laissé grandir un peu à l’abri, on les a regardés ramper, couiner, puis commencer à trotter maladroitement sur leurs pattes. On les avait vus, au printemps, découvrir l’extérieur, l’herbe, d’abord terrifiés, puis curieux, puis tout contents.

On avait enfin trouvé une réserve qui pouvait les accueillir en sécurité.

On les avait regardés partir avec un petit pincement au cœur, en les libérant dans cette forêt, en les laissant filer à toute bombe vers leur nouvelle vie.

Vendredi 7 janvier 2022 :

J’adore quand mon chat se « cache » dans son trou, sûrement persuadé qu’être parfaitement camouflé. Jusqu’à ce qu’il oublie et qu’il s’étire, laissant ses pattes bien en vue…

Il se met là pour être au calme ou pour tenter de m’échapper lorsque j’ai besoin de le choper, le plus souvent quand il faut l’emmener au véto.

Bref, quand il me voit sortir son panier de transport quoi.

Il a vite compris, le petit fourbe.

Et Dieu sait que c’est galère de le sortir de là, surtout depuis qu’il a passé les 6 kilos…

Tout ça pour que ce brave chaton refuse d’en sortir une fois là-bas, en plus.

Il boude dans la boîte et on a déjà été obligé de lever la boîte et de la secouer ouverte pour le faire tomber, ce gros bougon.

Et quand on rentre, il y retourne pour bouder à peu près 5 ou 10 minutes, jusqu’à ce qu’il revienne vers moi miauler parce que les émotions, apparemment ça creuse…

Et que ça finisse en gros câlin parce qu’il a aussi la mémoire courte et que bon, il boude quand même pour le principe plus qu’autre chose…

La routine, quoi.

Lundi 10 janvier 2022 :

« C’est ici ?

– Pour ce qu’on en sait, oui… »

La petite troupe, constituée de cinq personnes, un couple de chercheuses, deux soldats et la responsable. À la recherche d’anciens bâtiments, d’anciens savoirs et matériaux, pour essayer de retrouver des techniques perdues et se les réapproprier.

Depuis le grand Black Out, ce qui restait de l’humanité faisait ainsi ce qu’elle pouvait pour reconstruire ce qui pouvait l’être.

Le groupe regarda le vieux bâtiment. Même s’il était couvert de plantes, ses murs semblaient avoir peu souffert des siècles passés. Une ancienne forge, disaient les recherches.

Les soldats réussirent à dégager l’entrée dans user d’explosifs, pour ne pas risquer de l’abîmer ou pire, qu’il s’écroule. Puis, ils y précédèrent les autres et ce n’est qu’une fois sûrs que c’était sans danger qu’ils les laissèrent y pénétrer.

Les chercheuses et la responsable les rejoignirent alors prudemment.

À la lueur des lampes, elles découvrirent tout un atelier, certes en piteux état, mais avec encore pas mal de matériel et surtout, un haut-fourneau intact. Les chercheuses étaient toutes excitées et la responsable sourit en les voyant. Elle regarda les soldats, amusés comme elle.

« Bon, ben au moins y en a deux qui s’éclatent… »

Mardi 11 janvier 2022 :

P***** mais j’en peux plus…

Trois heures qu’il nous saoule avec ses photos et ses vidéos de son voyage à Tahiti, alors qu’on se pèle en plein mois de janvier sous 30 cm de neige…

« … Alors là c’est les fleurs qu’on avait au fond du jardin… »

Je m’en tamponne les ovaires, mais si tu savais à quel point je m’en tape, gars… T’aurais une bonne idée du vide interstellaire.

Je savais que je n’aurais pas dû venir…

Je savais que ça allait être encore regarder des photos nulles et l’écouter se palucher sur ses supers souvenirs de son voyage trop génial…

Moi, j’ai pas envie d’aller à Tahiti. Trop chaud et trop humide.

Je préférerais aller plus au nord… L’Écosse, l’Irlande, ou plus loin encore…

Mais j’avoue que ce qui me fait encore plus voyager, c’est tous les livres, films, jeux que je consomme.

J’ai été si loin sans quitter mon canap…

Bien plus loin que lui n’ira jamais.

Mercredi 12 janvier 2022 :

Le vieux jardinier peinait de plus en plus et avait accueilli avec bonheur son apprenti et (il l’espérait) successeur.

Certes, il ne s’attendait pas à voir débarquer un petit Beur, comme on disait de son temps, parlant un français qu’il avait un peu de mal à comprendre, mais pas plus que, dans sa propre jeunesse, lui ne peinait à se faire comprendre en parlant argot.

Le jardin public, géré par une association, qu’il entretenait depuis bientôt 30 ans, n’était pas immense et il aurait largement assez des deux ans et demi qu’il lui restait pour lui apprendre et lui passer la main.

« Eh, m’sieur ! M’sieur ! »

Le vieux monsieur, qui ratissait lentement quelques feuilles mortes, se redressa :

« Oui, Aziz ?

– Euh, la statue de la dame, euh… Là-bas…

– Oui, notre Vénus sortant du Bain, j’imagine ?

– Euh, Vénus ?

– La dame toute nue qui tient un drap ?

– Euh ouais elle ouais !

– Elle s’appelle Vénus. Et qu’est-ce qu’elle a, notre Vénus ?

– Ben euh, elle est trop crade quoi, y a plein de pigeons qu’ont chié dessus…

– Ah oui, c’est normal, avec les arbres autour. Tu peux la nettoyer ? »

Le garçon rougit et ça fit rire le vieux monsieur.

« Allons, Aziz, je sais qu’elle est toute nue, mais c’est juste une statue, tu sais… »

Le jeune homme hocha vivement la tête avant de partir, toujours tout rose, et le vieil homme pensa que c’était mignon, les puceaux.

Jeudi 13 janvier 2022 :

C’est toujours étrange de revenir adulte dans des lieux qu’on a connus enfant.

Il y avait très longtemps que je n’avais pas remis les pieds ici, dans ce village paumé où j’avais grandi et que j’avais quitté dès mon bac en poche pour partir étudier loin de là, puis construire ma vie.

Et voilà que le mariage d’une cousine me rappelait là-bas et que je me suis dit : « Allez, pourquoi pas. ».

C’est comme ça que me revoilà dans cette église où mes parents m’emmenaient le dimanche quand j’étais enfant, un lieu si immense dans mes souvenirs que le découvrir si petit est très déstabilisant.

Je me pose sur un banc, au fond, car le blabla religieux ne m’intéresse pas plus que ça. Je regarde le plafond de bois et je souris, il a beau être bien plus petit, il est aussi beau que dans mes souvenirs.

C’est moi qui ai grandi.

Cette église, elle, est la même depuis des siècles et le sera encore longtemps.

Vendredi 14 janvier 2022 :

A toutes les personnes qui doivent fuir de chez elles, quelques qu’en soient les raisons.
 
La neige tombe doucement dans la nuit et je la regarde, fasciné comme toujours, grelottant sans m’y rendre compte sur le petit balcon de notre appartement.
Je me souviens de la première fois que je l’ai vue.
J’avais tout juste 19 ans, je venais d’arriver en France, d’un pays où le soleil brûle tout 365 jours par an à peu près.
Je n’avais rien, personne, un peu d’espoir peut-être. Mais le simple fait d’être dans un pays où je me risquais plus d’être lynché pour ne pas aimer les femmes était un soulagement pour moi.
Je sais, j’étais naïf… M ais chez moi, j’avais vu plusieurs de mes amis mourir…
La journée, j’apprenais le français et je bossais un peu là où les gens qui m’aidaient m’envoyaient. La nuit, je dormais dans un foyer avec plein d’autres gens de tous bords. Des gens à qui il ne fallait pas dire que je n’aimais pas les femmes, mais j’avais appris à me taire.
Et puis une nuit, des hommes haineux sont venus et ont mis le feu à notre foyer et on s’est tous retrouvés à la rue, parce que nous retrouver un toit n’était apparemment pas si facile.
Alors j’ai continué à apprendre le français et à travailler, en dormant dehors, « pas prioritaire », par rapport à d’autres.
L’hiver est arrivé et c’est une nuit comme ça que j’ai vu la neige tomber pour la première fois. Et je n’avais jamais eu si froid de ma vie, et pourtant, c’était une des plus belles choses que j’avais jamais vues.
Je sursaute en sentant le plaid que tu poses sur mes épaules et je sens tes bras passer autour de moi. Tes mains, si blanches, se croisent sur mon ventre.
« Tu vas prendre froid. »
Je souris et penche la tête pour la caler contre toi.
On s’est rencontré par hasard, un soir, dans un petit bar dont j’étais resté client après y avoir bossé. Ça ne t’a pas gêné que je sois noir. Ça ne m’a pas gêné que tu ne le sois pas.
« Allez, on rentre ? Tu veux un chocolat chaud ? »
Je me retourne et je t’embrasse. Tu souris et me serres plus fort.
Et je suis heureux d’être ici.
 
Lundi 17 janvier 2022 :

« C’est ici ?

– Oui, Votre Altesse. Mais vous êtes sûre que… ?

– Oui. »

La princesse descendit de son palanquin sans hésiter, dans son magnifique kimono blanc, et regarda le portail de bois qui s’ouvrait sur le néant, devant elle.

« Restez ici et quoiqu’il arrive, ne me suivez pas. Si je ne suis pas revenue à l’aube, rentrez sans vous retourner. »

Les quelques gardes se regardèrent, inquiets, apeurés, mais aucun n’osa répliquer.

Et ils frémirent en la voyant disparaître dans le noir de cette porte qu’on disait donner sur le monde des Dieux…

Elle n’avait pas frémi et se retrouva au sommet d’une pente douce, pavée, et bordée de chaque côté par des lanternes rouges.

Autour, une forêt verte et luxuriante.

Elle s’avança, droite et digne, le long du chemin, qu’elle suivit, de longues heures, sans se retourner. Des jours passèrent peut-être, elle ne ressentait pourtant ni faim ni soif, à peine de la fatigue. Elle sentait des regards sur elle, parfois, mais ne s’en souciait guère.

Enfin, après un temps indicible, elle parvint aux portes d’un palais immense, d’une richesse irréelle, même pour elle, l’héritière de l’Empire.

Les portes s’ouvrirent devant elle, dévoilant un couloir, elle entra. Et ainsi, chaque porte s’ouvrit jusqu’à ce qu’elle atteigne une grande salle au fond de laquelle se trouvaient deux trônes sur lesquels un homme et une femme étaient assis, qui la regardaient avec bienveillance.

La princesse se prosterna à leurs pieds sans un mot, jusqu’à ce que la femme ne dise avec douceur :

« Kaguya, fille aînée de l’Empire, tu as mérité par ta patience et ton courage de nous rencontrer, mon époux Izanagi et moi. Sois la bienvenue. Quelle est ta requête ? »

La princesse se redressa, restant humblement à genoux.

« Ô Izanami, grande déesse, Ô Izanagi, puissant parmi les puissants, mon père l’empereur se meure et mon époux, malgré tous ses talents, ne peut lui succéder, car il ne peut me faire d’enfant et d’aucuns refusent de le reconnaître s’il ne peut assurer notre lignée. D’autres lorgnent le trône et la guerre civile est proche. Je vous en conjure, permettez-moi d’enfanter, pour le bien de tous. »

Les époux divins échangèrent un regard alors que la princesse se prosternait à nouveau devant eux. Izanagi prit la parole à son tour :

« La guerre est une mauvaise chose.

– Oui, répondit la princesse. Trop de vies seront perdues pour rien si elle doit éclater. Nous devons en protéger notre peuple. »

Un silence suivit avant que la déesse ne reprenne avec la même bonté :

« Kaguya, c’est une qualité sans prix pour une future impératrice de penser au bien de son peuple avant tout. Repars en paix, tu porteras l’enfant qui garantira la paix dans l’empire. »

Tout devint flou autour de la princesse qui se retrouva, toute surprise, devant la porte, sous le regard médusé des soldats. L’un d’eux ne put se retenir et s’approcha rapidement d’elle :

« Votre Altesse ! Tout va bien ?…

– Oui, oui…

– Vous n’êtes partie d’un instant, avez-vous réussi ?

– Un instant seulement… ? »

Elle sourit et remonta sans hésiter dans le palanquin.

« Rentrons. »

Les Dieux sont taquins, songea-t-elle.

Elle caressa son ventre où, elle le savait, une petite vie était en train d’éclore.

Mardi 18 janvier 2022 :

Au sommet de la plus haute tour du château, l’adolescent aux yeux verts, tenant entre ses mains une tasse de thé aux épices fumante et vêtu noblement, regardait au dehors, le paysage blanc, brumeux, glacial.

Aussi froid que lui-même ce jour-là.

Lorsque la porte s’ouvrit derrière lui, il ne bougea pas, bu une autre gorgée et attendit.

Les trois hommes d’armes qui venaient d’entrer le regardèrent. Le premier, le plus vieux, était grave, les deux autres échangèrent un regard, moins sûrs d’eux. Ils virent leur supérieur s’avancer pour venir s’agenouiller près de l’adolescent.

« C’est fait, Votre Majesté. L’usurpateur n’est plus. Vous êtes notre seul roi.

– Bien. Merci, Elias. Relève-toi.

– Pouvons-nous autre chose pour vous ? »

Le jeune homme leva le nez vers cet homme qui le dominait d’une bonne tête :

« Assurez-vous que tous ses soutiens soient neutralisés.

– C’est en cours.

– Bien. Merci. Laissez-moi et dites au Conseil que je le verrai tout à l’heure.

– À vos ordres, mon roi. »

Elias s’inclina et partit immédiatement avec ses deux hommes.

Resté seul, le garçon but encore une gorgée de thé.

Dehors, il neigeait. Comme le jour où cet homme avait tué ses parents, le laissant en vie, pour justifier sa prise de pouvoir en tant que « régent ».

L’adolescent avait attendu son heure avec patience, soutenu en secret par quelques fidèles.

Il soupira.

Il était roi. Il en serait digne, comme il l’avait juré sur la tombe de ses parents.

Et peut-être ses cauchemars allaient-ils enfin s’apaiser.

Mercredi 19 janvier 2022 :

Depuis quelque temps, je rêve souvent de mes parents et de ma maison d’enfance. Alors parfois, au réveil, je reste un peu songeuse, perdue dans ces rêves et des souvenirs de ce qui paraît très loin et surtout, de choses disparues.

Mes parents sont morts, la maison est encore là, mais ce n’est plus celle de mon enfance, quant au village, il y a bien des années que, les rares fois où j’y retourne, je ne le reconnais plus.

C’est un peu triste, peut-être, je ne sais pas trop.

Je me souviens des champs, du vieux stade et des balades en forêt. Quelques rues à parcourir et nous étions hors des maisons, dans la nature ou au milieu des vergers.

Les lotissements ont poussé comme des champignons et surtout à leur place, tout a changé et c’est étrange pour moi, d’avoir vu changer au fil du temps les lieux. Le trottoir que je remontais pour aller prendre le bus pour aller au collège n’est plus là, remplacé par des places de parkings. La vieille salle des fêtes ne doit plus beaucoup servir, à part, peut-être, encore comme bureau de vote…

J’ai étudié l’histoire. Je sais que rien ne dure. Ni nous, ni rien autour de nous. Nous nous croyons éternels, immuables, comme les anciens Égyptiens ou Romains le croyaient sûrement avant nous, alors que tout est sans cesse en perpétuel changement.

L’évolution est une loi naturelle et universelle.

Nous ne sommes qu’un peu de poussière d’étoiles consciente.

Des poussières d’éternité.

Jeudi 20 janvier 2022 :

Le chemin de terre qui menait à la vieille bâtisse était droit et on voyait cette dernière dès qu’on sortait du sous-bois. C’était une haute maison de pierre, de la fumée sortait de la cheminée. On voyait un peu de lueurs aux fenêtres. Dans la nuit tombante, elle n’était pas très rassurante.

Pourtant, quiconque la connaissait savait que c’était un lieu sûr et qu’on y serait bien accueilli. La maîtresse des lieux, vieille veuve peu loquace, laissait toujours sa porte ouverte à qui en avait besoin, et ses serviteurs ne faisaient donc jamais d’histoire lorsqu’on venait heurter le loquet à la massive porte de bois.

Les temps étaient durs et il n’était pas rare qu’un voyageur égaré vienne chercher là un refuge pour la nuit, quand ce n’était pas un pauvre villageois voisin qui venait mendier un peu de pain ou un bol de soupe.

La vieille chatelaine tenait comme un devoir sacré le fait de partager avec plus pauvre qu’elle ce qu’elle pouvait. C’était un devoir de chrétienne, un devoir humain, et elle voyait avec tristesse le royaume sombrer.

En cet hiver 1789, elle savait la tempête inévitable.

Mais en regardant la mère perdue avec sa fillette se rassasier à sa table, elle songea que cette tempête serait peut-être la planche de salut de ce royaume.

Vendredi 21 janvier 2022 :

Cette nouvelle était un peu tombée comme ça, par surprise, et j’avoue que je n’avais pas trop su quoi en faire.

Un appel d’un notaire : j’héritais de mon grand-oncle un petit ilot paumé sur un lac au milieu d’une vallée alpine dont le nom m’évoqua quelques souvenirs assez vagues.

Sur le coup, je me demandais bien quelle mouche l’avait piqué, Tonton Robert, de me léguer ça. Il avait des enfants, alors pourquoi moi ? Même si le notaire m’assura immédiatement qu’il s’était arrangé pour que ça ne me coûte rien, j’étais sceptique.

Et puis, assez vite, j’ai reçu un appel de mon cousin, son fils, qui avait beaucoup de mal à cacher sa colère au téléphone, malgré une tentative foireuse de ton affable qui sonnait aussi faux qu’une annonce gouvernementale.

Il voulait absolument cet ilot tellement précieux pour lui, souvenir d’enfance ouin-ouin, sauf que je connaissais assez l’oiseau pour savoir que c’était un crevard de première et que quand quelque chose l’intéressait, c’était rarement pour sa valeur sentimentale. Alors je lui ai demandé d’arrêter de me prendre pour un con et de me dire la vérité.

Il a tenté le larmoyant et je lui ai raccroché au nez pour rappeler le notaire qui a été plus franc : mon cher cousin était à la colle avec un agence de tourisme pour construire un mini-hôtel là-bas, très beau site où plein de gens adoreraient venir passer une ou deux nuits et rien à foutre des conséquences écolo-locales. Pognon.

Ah ben là, je reconnaissais déjà mieux mon cousin !

J’en ai parlé à ma moitié et elle m’a dit qu’on allait qu’à aller y faire un tour, on verrait bien.

Alors, on a mis nos gnomes dans la voiture et on a été voir.

Et c’était beau. Et ça m’a rappelé plein de souvenirs, et j’ai compris pourquoi c’était à moi, qui lui avait dit, petit bout si loin de la réalité du monde, que je voulais rester ici toujours pour regarder les jolies montagnes, que ce vieil homme me les avait laissées.

Ce bout de terre, quelques sapins au milieu de l’eau, des montagnes. Je n’avais jamais vu mes enfants ouvrir des yeux pareils. J’avais sûrement ouvert les mêmes à l’époque.

Ma moitié m’a souri et a pris ma main :

« Tu sais quoi, je trouve que c’est très bien comme ça.

– Ouais. Moi aussi. »

Lundi 24 janvier 2022 :

Caché dans un arbre, mon arbalète en main, j’attends dans le froid depuis le milieu de la nuit. Le soleil parait enfin derrière la montagne qui fait face et me réchauffe un peu.

Sur la route, quelques dizaines de mètres en dessous de moi, doit passer, bientôt, un cortège royal.

Mon carreau devra frapper le tyran qui nous gouverne.

Nous sommes cinq en tout, cachés là, au bord de cette route isolée loin de tout, là où personne ne pourrait prévoir cette attaque.

J’ignore si mes camarades ont tenu bon. J’espère.

Il a neigé, toutes nos traces ont été recouvertes. Rien ne devrait les alerter. Nous sommes trop loin pour que les chiens nous sentent, trop loin aussi pour être vus, surtout cachés comme nous le sommes dans ses arbres immenses.

J’entends le bruit du cortège. J’arme mon arbalète. Je n’ai pas droit à l’erreur.

Comme prévu, les soldats qui escortent sont peu concentrés et pas du tout sur leur garde.

Je vise avec soin, avec un sourire rapide, avant de bloquer ma respiration pour que rien ne fausse mon tir.

Il y a seize ans, tyran, tu as brûlé mon village. Assassiné tous les miens. Anéanti ma vie. Les dieux m’ont sauvé. Et je sais pourquoi.

Mon carreau part et te frappe à la gorge.

Je reprends mon souffle et reste immobile. Deux autres te frappent à leur tour, un 4e abat la vipère qui te sert de premier conseiller.

Pas de 5e ? Un des nôtres a dû geler sur son arbre…

C’est la panique dans le cortège, mais aucun ne parvient à nous voir et nous ne frappons pas plus. Nous avions deux cibles. Pas une de plus.

Ils partent et nous attendons encore avant de redescendre pour nous retrouver quelques heures plus tard, à la nuit tombée, au camp de fortune que nous avions établi.

Nous sommes vivants tous les cinq, mais le plus vieux d’entre nous s’excuse. Il était plus exposé au vent glacial qu’il ne le pensait et a préféré ne pas tirer, de peur de rater sa cible et de frapper un innocent. Aucun d’entre nous ne le lui reprochera.

Nous repartons rapidement, chacun de son côté. Nous nous retrouverons plus tard, auprès des autres, dans une auberge, bien loin de ces montagnes glaciales.

Le prochain roi sera sage ou ne sera pas. Tel est notre règle. Nous veillons.

Mardi 25 janvier 2022 :

Bon ben nous y voilà…

Je regarde la façade du vieux bâtiment… C’est impressionnant, très loin de tout ce que j’ai connu… A des milliers de kilomètres de mon village.

Mais j’y suis arrivée. J’ai réussi. J’ai passé les diplômes chez moi, j’ai obtenu la bourse, le visa, et me voilà à l’autre bout du monde, bien décidée à tenir la promesse que je me suis faite : devenir avocate, maîtriser le droit international, pour rentrer chez moi et aider les miens à se défendre contre tous ceux qui les exploitent, ravagent nos terres, en toute impunité.

J’inspire un grand coup et j’avance dans l’allée.

Un bruit de course derrière moi me fait me retourner et je vois, surprise, un garçon de mon âge, pas très bien habillé et tout ébouriffé. Il a l’air en panique et s’étale dans l’allée, pour ainsi dire à mes pieds.

Je glousse et me penche pour l’aider à ramasser ses affaires alors qu’il se répand en excuses et en remerciements dans la langue d’ici et sans accent. Lui doit venir de moins loin que moi.

On se relève enfin, il s’époussette pour essayer de retrouver un peu de dignité et me tend une main que je serre poliment :

« Ethan Malbourgh, enchanté et encore merci !

– Sujatha Nagpur, enchantée.

– Tu es en droit aussi ? Je croyais que j’étais en retard…

– Pas encore, on a un 1/4h… »

Il me sourit.

« Ah, ouf… Ça la fout mal d’arriver en retard le premier jour…

– C’est sûr. »

On reprend notre route.

« Tu parles super bien anglais, tu viens d’où ?

– Inde.

– Wahou, ben bienvenue au Canada !

– Merci.

– Tu aimes, jusqu’ici ?

– Il fait froid et vos plats sont assez fades, sinon ça va pas si mal.

– Le froid, on en reparle dans deux mois sous un mètre de neige si tu veux…

– Hâte de voir ça !

– Tu sais où t’acheter une grosse doudoune ?

– Euh, pas encore chercher.

– Je te montrerai, ça serait bête que tu finisses en bonne femme de neige.

– Oui… J’ai d’autres projets. Quoique, avocate des neiges, ça aurait au moins le mérite d’être inédit.

– Ça risquerait de jeter un froid dans le tribunal.

– Ah effectivement… »

Mercredi 26 janvier 2022 :

« Mon cœur, tu peux venir voir un truc ?

– Chais pas, t’as été sage ?

– Non.

– J’arrive… Sympa, c’est ton illu pour la réédition de La Reine des neiges ?

– Yep. T’en dis quoi ?

– Hmmm, très chouette… Mais le bâton ressort un peu trop à gauche…

– Ouais, j’aime bien, mais je le trouve un peu fade…

– À mon avis, faut juste changer un peu le contraste et la luminosité… Non, sérieux tu t’es déchiré, là… Déjà sa coiffure est très chouette, mais l’effet de vent, les petites étoiles, le tourbillon de feuilles et tout, franchement, c’est super joli !

– Merci…

– Mais ouais, c’est un peu blanc… Enregistre et fais une copie, on va voir ça… Tu me laisses la tablette ?

– OK !

– Hop changement de poste. Je prends les commandes !

– Je compte sur vous, mon colonel !

– Paré à la manœuvre, mon général !… Alors si on fait ça…

– Houlà, force pas.

– Oui, oui, je sais, c’est la reine des neiges, pas la reine du charbon… Déso, ton stylet est vachement plus sensible que le mien…

– Ouais ouais, c’est ça, et hier t’as perdu à Mario Kart à cause de la manette.

– Je ne vois pas du tout de quoi tu parles… Bon, comme ça, t’en dis quoi ?

– C’est pas mal, on voit un peu mieux les détails…

– Après tu vois l’idée, mais faudrait reprendre calque par calque…

– Hm, hm.

– Genre assombrir un peu le fond, mais je toucherais pas trop au perso.

– Pigé. OK, merci, je vais voir ça.

– De rien, je te repasse les commandes… Ça te fera 100 balles et un mars.

– Ben voyons.

– Bon, et un bisou, alors ?

– Ah, ça pas de problème ! »

Jeudi 27 janvier 2022 :

Naoki avait mis son plus joli kimono pour aller au temple, en ce début d’année.

Il avait neigé et il faisait très frais, mais la demoiselle avait pris grand soin de se faire toute belle, déjà pour ne pas froisser les dieux et puis surtout parce qu’elle espérait de tout cœur croiser au temple la personne qu’elle aimait, car elle s’était juré que si c’était le cas, elle lui déclarerait sa flamme.

Il y avait bien trop longtemps qu’elle la gardait pour elle.

Naoki se recueillit pieusement. Elle prit son temps, mais son amour n’arrivait pas.

Elle allait repartir lorsqu’il se remit à neiger abondamment.

Jugeant son petit parapluie un peu maigre face à cette neige, elle préféra se mettre à l’abri en espérant que cette averse ne dure pas.

Elle resta donc à contempler le parc, si beau dans le froid, rêveuse.

Et c’est là qu’elle sursauta, en voyant paraître, entre les flocons, celle qu’elle attendait.

Naoki songea que si les dieux l’avaient fait rester, c’est qu’ils étaient avec elle.

La voyait, la jolie jeune femme, elle aussi dans un très beau kimono, lui sourit et lui fit signe.

Naoki lui rendit son sourire et remercia intérieurement les dieux.

Elle le savait désormais : son amour ne resterait pas sans retour.

Vendredi 28 janvier 2022 :

Au milieu du grand désert, la ville d’Ahmès était une oasis immense, au sens propre comme au sens figuré.

Bâtie autour d’un grand point d’eau, sans doute alimentée par une rivière souterraine, la cité était devenue le centre névralgique de l’empire. On l’appelait aussi la Capitale des Sables.

Et en son centre, la citadelle, lieu de vie de la cour, capable d’accueillir toute la population environnante en cas d’attaque.

C’était là que se trouvaient les grands jardins impériaux et ce qu’on appelait le Dôme des 1000 Fleurs.

Un véritable jardin dans les jardins, une construction de verre er de métal immense. Des fleurs de toutes les couleurs, de toutes les formes, rendaient ce lieu irréel pour tous ceux qui le découvraient.

C’était là que l’impératrice aimait à se reposer lorsqu’elle en trouvait le temps. Là aussi qu’elle se plaisait à recevoir les visiteurs de marque qu’elle en jugeait dignes, ou ceux qu’elle voulait éblouir.

C’est donc là que, sans surprise, son général en chef, un grand homme fort et couverts de cicatrices, la trouva,alors qu’elle se reposait paisiblement, allongée près d’une petite fontaine artificielle, en compagnie de ses deux favoris. Celui qui jouait de la flute s’arrêta en le voyant.

Le militaire s’inclina avec respect.

« Bonjour, Elias. Que puis-je pour ma plus fidèle lame ? demanda-t-elle.

– On m’a rapporté que d’importantes troupes avaient franchi le fleuve, Ma Dame. Il est plus que probable qu’ils visent Ahmès. Ils attaquent les villages pour se ravitailler, ils sont encore loin, mais la menace est indéniable. »

Elle soupira.

Le grand fleuve, la frontière naturelle qui séparait son empire de leurs éternels rivaux du nord…

« Ils commençaient presque à m’inquiéter, dit avec un sourire un des favoris. Presque cinq ans sans attaque…

– C’est vrai que c’est un record. » approuva l’autre, les faisant sourire tous quatre.

L’impératrice se leva lentement et regarda son général :

« Bien. Alors, puisqu’ils n’ont toujours pas compris, nous allons leur rappeler que le désert est nôtre.

– L’évacuation des villages a commencé.

– Bien. Qu’elle continue. Je te charge d’aller avec tes troupes aider les villageois à tous évacuer au plus vite en emportant tout ce qu’ils peuvent, bien sûr, surtout la nourriture et le bétail. Quand ses idiots se retrouveront perdu sans provisions au milieu des sables, ils repartiront. Harcèle-les également tant que tu pourras. Et même s’ils s’obstinent et arrivent jusqu’ici, nous regarderons leurs survivants mourir de soif sous nos murailles.

– A vos ordres, Ma Dame. »

Le soldat repartit et l’impératrice sourit en caressant une fleur rouge, près d’elle.

Elle avait tenté, comme ses parents avant elle, des négociations pacifiques avec ses belliqueux voisins, toujours en vain. Sans cesse, ils venaient se perdre dans les sables…

Elle espérait qu’un jour, elle pourrait recevoir en paix dans ce lieu leur roi, pour négocier enfin une véritable paix pour eux tous.

Lundi 31 janvier 2022 :

La barque glissait lentement sur l’eau du fleuve. Suivie de trois autres transportant en tout une dizaine de soldats dont l’armure noir et or indiquait l’appartenance à l’élite de la garde impériale, il n’y avait que trois personnes sur la première : un homme portant la même armure, avec quelques dorures de plus, une femme dans une somptueuse robe de soi avec une ombrelle non moins luxueuse, et le batelier, derrière eux, qui pilotait la barque.

Ce dernier souriait, amusé, devant les visages impressionnés de ses passagers. La Vallée des Brumes était connue pour sa beauté. Les flancs colorés des montagnes entre lesquelles coulait le fleuve, couverts de forêts, parsemés de villages paisibles… Un havre de paix au cœur de l’empire.

C’était là que vivait depuis plus de dix ans celui qu’ils venaient chercher, depuis qu’il avait exilé par son père l’empereur, après qu’il ait exprimé son opposition plus que claire à l’invasion de terres du sud.

« On y est ! » déclara le batelier.

Un rayon de soleil éclairait les arbres fleuris de ce début de printemps. Un petit village se trouvait au bord de l’eau, un petit palais un peu haut, et sur un autre pic, un peu à l’écart, un palais qui, même de loin, semblait bien plus luxueux.

« Il est tout là-haut ! » leur dit encore le batelier en pointant du doigt ce dernier.

Le soldat descendit en premier et aida respectueusement la femme à mettre pied à terre. Le reste de la troupe fit de même, tous droits, dignes, conscients d’impressionner les pauvres villageois qui se demandaient bien quelle était cette troupe et ce qu’elle faisait là.

« Votre Altesse ? demanda le chef des gardes à la femme.

– Nous y allons.

– Bien. »

Il trouva sans mal un palanquin pour elle, quelques pièces d’or convainquant sans mal deux locaux de la transporter jusqu’au palais. Les gens du cru étaient habitués à escalader les pentes, ils suivirent sans mal le rythme des soldats, peinant même moins qu’eux dans les pentes.

Le soldat qui gardait la porte du lieu demeura très surpris, mais conduisit tout de même sans discuter la femme et le chef des soldats vers son maître.

Ce dernier faisait de la calligraphie, paisiblement installé sur une terrasse, profitant du décor.

Bien que surpris, il sourit en reconnaissant ses visiteurs. Le soldat s’agenouilla, pas la femme, qui le rejoignit pour l’étreindre.

« Quel bonheur de vous revoir, Mère, il y avait si longtemps…

– C’est une joie pour moi aussi, tu as bien grandi.

– Que me vaut donc ce plaisir ?

– Nous venons te chercher. Ton père et ton frère sont morts au sud, dans une embuscade… Le trône te revient. »

Il la regarda, surpris, puis sourit, un peu triste :

« Ces montagnes me manqueront… »

Mardi 1er février 2022 :

Assis sur le rebord de la falaise, je regarde avec intérêt la course de voiliers qui se déroule en contrebas, sous les yeux.

De jolis petits bateaux blancs qui filent sur l’eau claire de la baie, cherchant je ne sais pas trop quoi. Il y a un petit prix sympa à la clé, d’après la rumeur.

Une ombre apparaît à mes côtés et j’entends la voix de mon vieil ami soupirer :

« Eh ben y en a qui s’amusent…

– Si tôt rentré ?

– Bien obligé, leur course à la noix passe par les zones de pêche, du coup, on nous a gentiment demandé de rester à quai.

–  Ah sérieux ? »

Il s’assoit près de moi :

« Ouais, enfin pas suicidaires les gars, ils nous ont quand même payé assez pour compenser.

– Ben c’est quand même le minimum !

– Vu que la dernière fois qu’ils nous ont fait chier, on a manqué de les défoncer d’abord et qu’on a déversé toute notre pêche devant la mairie après, ils jouent plus aux cons. »

Je souris. C’est vrai que ça a été mémorable.

« Les poissons vont avoir la paix une journée, tant mieux pour eux.

– Ouais. Et honnêtement, en vrai, j’ai rien contre un jour de repos. »

Un silence avant qu’il ne dise avec un sourire :

« Laissons les riches s’amuser, je me demande combien râleront ce soir au resto quand ils n’auront pas leur poisson frais de jour au menu. »

Nous rions tous les deux.

« On demandera au cuisto du port demain.

– Il est capable de les compter juste pour se foutre d’eux…

– Nan, il VA les compter juste pour pouvoir se foutre d’eux. »

Nous rions encore.

Il se relève :

« Allez, tu viens, j’ai envie d’une bonne glace. »

J’opine et je le suis :

« Ah, bonne idée, j’en suis ! »

Mercredi 2 février 2022 :

Les trois voyageurs chevauchaient prudemment sur le chemin de terre, sous un soleil de plomb. En tête, un homme aux cheveux grisonnants, grave, son fusil bien en main, au centre, un homme bien plus jeune, presque encore un adolescent, brun et visiblement très curieux, et derrière, une femme un peu moins âgée que le premier, calme et plutôt amusée par l’énergie du deuxième :

« C’est vraiment calme, par ici !

– Pourvu que ça le reste… soupira le meneur.

– Et c’est ça alors la mer ? C’est beau !

– Très, confirma la femme. Avec un peu de chance, on mangera du poisson ce soir.

– C’est vrai ?! s’exclama le garçon en se tournant vers elle, tout excité.

– C’est possible, répondit le meneur. Il y a souvent des grottes au bord de la mer… On essayera d’en trouver une pour la nuit, la prochaine ville est encore loin. Après, normalement, les poissons d’ici sont comestibles, mais rien ne dit qu’on arrivera à en pêcher…

– J’aimerais bien ! La viande séchée et les biscuits, ça commence à… Oooooh, regardez !!!

– Hm, quoi ?

– Là, c’est pas ça, des vignes ?

– Ah si, on dirait… approuva le meneur.

– Et on dirait même des arbres fruitiers à côté, ajouta la femme.

– On peut aller voir ? Sivouplésivouplésivouplé !! »

Les deux adultes eurent un petit rire et le meneur hocha la tête :

« D’accord, regardez si vous trouvez quelques fruits, on vérifiera s’ils sont mangeables et si oui, ça fera le dessert ce soir. »

Le jeune bondit de son cheval et la femme le suivit, plus prudente.

Normalement, la zone était abandonnée depuis suffisamment longtemps pour que les plantes ne soient plus toxiques, pourries par les produits chimiques d’avant. Mais il arrivait parfois que les pluies transportent encore des poisons, il fallait donc toujours vérifier. Mais en bons Voyageurs, ils avaient ce qu’il fallait pour.

Le vétéran regarda avec amusement, mais sans rien perdre de sa vigilance, ses deux amis aller voir ce qu’il y avait là et ramasser des fruits divers. Le garçon était émerveillé d’en voir « en vrai ». Novice, c’était son premier voyage entre deux villes.

Tout lui à son âge, lorsqu’il avait rejoint la Guilde, désireux de voyager, de maintenir le lien entre les villes, même dans une terre dévastée.

Jeudi 3 février 2022 :

L’hiver avait été incroyablement précoce, cette année-là, et Maman Lapin fut bien surprise de voir de la neige si tôt.

Ses trois petits, d’abord apeurés, étaient restés un moment dans le terrier alors qu’elle sortait voir ce qu’il en était, avant que le plus courageux, ou téméraire, allez savoir, ne sorte et elle les trouva vite batifolant allègrement dans la neige.

Mais il fallait bien aller manger, alors ils partirent tous quatre à la recherche d’herbes ou de racines, de quoi se rassasier avant de rentrer vite au chaud du terrier.

Ils finirent par trouver, bien loin dans la forêt, une petite zone que les arbres avaient protégée de la neige. Il y avait là des graines et de quoi se remplir la panse, ce qu’ils firent sans se faire prier.

Puis, ils prirent le chemin de retour, car la nuit serait vite là.

Comme le plus frêle des trois fatiguait, Maman Lapin accepta qu’ils fassent une pause sous un petit buisson blanc de neige. Le petit resta près d’elle alors que son frère et sa sœur allaient voir quelques fleurs mauves qui émergeaient de la neige, comme une provocation à ce froid si soudain.

Et puis, ils virent, au-dessus d’eux, les splendides aurores boréales qui illuminaient le ciel désormais étoilé.

Les petits restèrent émerveillés et leur mère toute attendrie de les voir ainsi.

Mais il fallait vite rentrer, car le froid de la nuit se faisait menaçant.

Le terrier les accueillit et ils allèrent vite se blottir au chaud pour dormir.

Rêvant, sans doute, à des fleurs mauves ou des lumières multicolores dans le ciel.

Vendredi 4 février 2022 :

Le voyageur avançait péniblement dans la montagne, sous la neige, à moitié mort de froid.

Le blanc recouvrait tout. Plus aucune trace du chemin… Il craignait de s’être perdu dans ses bois fort peu hospitaliers et croyait de moins en moins en ses chances de survie lorsqu’il déboucha sur une grande zone déboisée.

Il trembla et sursauta lorsqu’un mouvement, à sa droite, attira son regard.

Si son premier réflexe avait été de porter sa main à la garde de son sabre, il resta un instant stupéfait en réalisant ce qu’il voyait.

Un couple de grues, de grands oiseaux noir et blanc, dansaient gracieusement sous la neige.

Indifférents à lui, à elle, au froid, les deux volatiles évoluaient lentement, tournant l’un autour de l’autre, déployant leurs ailes, levant ou abaissant leur tête avec élégance, en un duo qui avait tout d’une magnifique déclaration d’amour mutuel.

Et lui resta là, émerveillé, sous la neige, à les regarder, subjugué par ce spectacle.

Il sursauta à nouveau lorsque le cri d’un autre animal retentit non loin, faisant, à sa grande tristesse, s’envoler précipitamment les deux oiseaux apeurés.

Il les suivit des yeux avec un pincement au cœur, les remerciant intérieurement de lui avoir offert ce moment de bonheur, avant de voir, dans leur sillage, de la fumée. Elle se distinguait du blanc par sa grisaille, et il sourit.

Un temple ou un village, peu lui importait, s’il pouvait y trouver refuge.

Alors il remercia encore les dieux d’avoir mis ces deux oiseaux sur sa route, puisqu’ils leur avaient permis de la retrouver, et il reprit sa route en suivant cette fumée.

C’était bien un temple, où il fit accueilli avec bienveillance.  

Alors qu’il se réchauffait auprès d’un bon feu, il raconta au moine qui lui préparait du thé la danse des grues et comment elles l’avaient guidé jusqu’à eux. Le moine sourit et lui raconta comment deux amants en fuite étaient morts de froid dans cette forêt perdue. L’histoire racontait qu’ils s’étaient réincarnés en grues et guidaient depuis lors les malheureux perdus pour qu’ils ne connaissent pas leur triste sort.

Le voyageur sourit. Mythe ou réalité, il n’oublierait jamais leur si belle danse.

Lundi 7 février 2022 :

Bien emballée dans une épaisse robe de chambre de fourrure, au coin d’un bon feu, la vieille reine lisait paisiblement, sur un fauteuil confortable.

C’était le tout début du printemps. Il faisait encore un peu frais et elle avait pris froid. Rien de grave, elle en avait vu bien d’autres, mais elle se tenait sagement au chaud en attendant que ça passe.

La porte de bois de la pièce s’ouvrit et une fillette entra vivement pour courir vers elle, alors qu’un vieil homme entrait plus lentement en disant avec amusement :

« Doucement, Ana, doucement ! »

La petite fille tendit quelques petites fleurs violettes à la malade :

« Grand-Mère, regarde ! J’ai cueilli des fleurs de Romantine ! Beka dit qu’elles portent bonheur, tu vas vite guérir, comme ça !

– Merci beaucoup, ma chérie ! »

Le vieil homme s’était approché, souriant, et caressa la petite tête : 

« Merci, Ana. Tu peux nous laisser ? Il faut que je parle à ma reine. »

La fillette hocha la tête et fila.

« Que me veut donc mon royal époux ? demanda la reine alors que son époux s’asseyait face à elle sur un autre fauteuil.

– Je viens de recevoir une missive des plus intéressantes. »

Il lui tendit la chose en continuant :

« Tu sais que nos amis du nord sont récemment repartis essayer d’envahir le désert, ce qui s’est soldé par la mort de leur empereur et de son fils aîné dans une embuscade.

– Oui, les Dieux soient bénis que nos montagnes nous aient toujours protégés de ceux-là… »

Minuscule royaume entre les deux empires, leur géographie toute en hauteurs avait découragé tous les envahisseurs qui s’y étaient frottés.

« Eh bien, ces morts ont conduit au pouvoir le fils cadet, tu sais, le pacifiste qu’on avait exilé.

– C’est plutôt une bonne nouvelle… Et c’est lui qui nous écrit pour nous demander d’organiser ici une rencontre entre lui et l’impératrice des Sables pour signer un véritable accord de paix ? 

– Qu’en penses-tu ?

– Qu’il faudra bien leur interdire de venir en armes, mais que sinon, ça me parait une très bonne idée.

– C’est aussi mon avis. »

Il lui sourit et se pencha pour prendre sa main :

« Je vais voir ça au plus vite.

– Oui… Ce stupide conflit n’a que trop duré. »

Mardi 8 février 2022 :

Trop de bruits trop de cris trop de stress trop de souffrance trop de colères trop de haine…

On court, on tremble et on craque.

On ne sait pas quoi faire, on ne sait même pas s’il y a quelque chose à faire…

Saturés d’infos ou de désinfos, incapables de trier, incapables de comprendre…

Voire même niant purement et simplement ce qui nous détruit.

Parfois on voudrait juste avoir une télécommande avec un bouton « pause ».

Stop.

Se couper du tout, juste un moment, respirer dans un silence bienveillant, oublier ses peurs, ses angoisses, ce monde devenu fou, pour juste respirer.

On voudrait un cocon. Un terrier, une boîte, un bocal…

Oui, un gros bocal à l’ancienne, de ceux qui étaient bien hermétiques, s’y poser un peu, s’y enfermer, avec un bon bouquin, un thé et un peu de verdure, juste le temps d’oublier un peu tout ce merdier, quelques heures pour s’abriter hors de la réalité, hors du temps.

Au chaud, au calme. Juste assez longtemps pour se ressourcer et en ressortir un peu plus tranquille, un peu apaisé. D’attaque pour encaisser les prochaines salves qui arrivent toujours trop vite.

Un cocon pour se reconstruire et renaître.

Un cocon pour qu’on puisse reconstruire et faire renaître.

Mercredi 9 février 2022 :

« Vous êtes sûre de vous, Ma Dame ?

– Oui. »

Elias, le vieux général, soupira et autour du vieux guerrier et de sa souveraine, d’autres, ses deux favoris, soldats, prêtres et prêtresses étaient graves ou inquiets.

La missive venant du Pays des Montagnes, l’invitant à rencontrer l’empereur du Nord pour enfin signer un traité de paix, leur était parvenue la veille. Si elle avait pris la chose avec intérêt, beaucoup craignaient un piège. En effet, on lui demandait de ne venir qu’avec 15 personnes, comme il avait été demandé pour la délégation du nord, les souverains du petit pays montagneux s’engageant à garantir leur sécurité à tous.

Pour certains, c’était un guet-apens, un coup monté avec le Nord pour la tuer.

Alors, elle avait tranché en disant qu’elle allait passer la Porte des Oracles avant de décider si elle acceptait l’invitation.

La Porte, immense, se situait au sud de la capitale, dans une zone sacrée et laissée vierge. Seule elle avait le droit d’y pénétrer, de la passer. Et c’est ce qu’elle comptait faire sans attendre. Ils étaient à sa lisière, la route devant eux. Le soleil baissait.

Comme le rite l’exigeait, elle se dénuda et la prêtresse la purifia avant de peindre sur son corps les tatouages protecteurs. Puis une autre lui tendit le bâton, à genoux, qu’elle saisit d’une main ferme avant de s’avancer.

Ils la regardèrent passer la Porte en silence. Cette porte étrange, puisque de l’intérieur, elle semblait donner sur le désert alors qu’à l’extérieur, elle n’existait juste pas… La muraille de la ville était là comme ailleurs.

La nuit était tombée lorsqu’elle revint. Si tous s’agenouillèrent, le plus petit de ses favoris se releva cependant rapidement pour la recouvrir de sa cape.

Elle les regarda, parfaitement calme, et reprit :

« L’Oracle a parlé. Je me rendrai au Pays des Montagnes. Elias, je te charge de choisir les 9 autres soldats qui viendront. Mes deux compagnons, la grande prêtresse d’Ahmesset et ma scribe formeront le reste du groupe.

– Bien, Ma Dame. »

Plus tard, au palais, attendant que leur souveraine soit lavée et rhabillée, les favoris attendaient sur un balcon, regardant le ciel.

« Tu y crois, toi, à cette histoire d’oracle ?

– Qui sait.

– Elle avait déjà décidé avant d’y aller.

– Oh, ça évidemment… »

Jeudi 10 février 2022 :

Les deux randonneurs avaient perdu du temps et il faisait nuit noire lorsqu’ils arrivèrent au refuge. Il y avait de la lumière. D’autres alpinistes devaient être là.

Normalement, en cette période, la zone était assez calme, les nouveaux arrivants échangèrent un regard, espérant pareillement qu’il resterait un peu de place pour eux.

Ils frappèrent et entrèrent pour découvrir un trio attablé là, deux femmes et un homme, visiblement un couple et leur fille, qui les saluèrent gentiment :

« Eh, bienvenue ! Venez vite au chaud !

– Merci, bonsoir… »

Ils entrèrent vite et déposèrent leurs sacs dans un coin, avant d’en sortir leurs propres gamelles et de s’installer près d’eux.

« Vous arrivez tard ? Ça va ? demanda la plus âgée des deux femmes.

– On s’est gouré de chemin…

– Nan nan, TU t’es gouré, frérot, moi je t’avais dit que c’était à gauche… »

Un coup de coude suivit, qui les fit tous rire.

L’endroit était accueillant, un abri de montagne bien entretenu, avec du matériel de cuisine, de la vaisselle, des lits superposés pour 6 personnes, plus, affichés sur la porte d’un placard, l’indication qu’il contenait deux lits de camp. Une salle de toilettes minimaliste, mais fonctionnelle.

Les locaux prenaient soin du lieu. La solidarité en montagnes n’était pas perdue.

Le repas se continua dans une bonne ambiance. Découvrant dans la conversation qu’ils se dirigeaient vers le même sommet, ils se proposèrent de continuer ensemble le lendemain.

La nuit passa tranquillement, sans trop de ronflements ni de souci, et ils étaient tous debout à l’aube pour se préparer pour repartir.

La mère et l’aîné des deux frères menèrent rapidement sans trop s’en rendre compte, suivis par le père qui prenait des photos régulièrement, émerveillé par les magnifiques paysages qui les environnaient, et l’autre frère et la demoiselle traînaient un peu.

Arrivés sur un beau plateau dévoilant un décor de toute beauté, la mère se pencha vers son nouvel ami, regardant sa fille et l’autre jeune homme :

« C’est moi ou ça fricote ?

– C’est pas toi.

– Il est réglo, ton frère ?

– Il a intérêt s’il veut pas finir au fond d’une falaise, et ta fille ?

– Pareil.

– Bon, ben ça devrait aller, alors. »

Vendredi 11 février 2022 :

“Pour rejoindre le Pays des Montagnes, situé entre l’empire et le désert, la petite troupe devait traverser la forêt-champignons, un lieu un peu étrange sur lequel couraient de nombreuses légendes.
Mais une route parfaitement sûre la traversait de longue date.
Quelques gardes ouvraient la voie, prudents, devançant le palanquin impérial dans lequel se trouvaient le jeune souverain et sa mère. Entourés par les membres de la garde impériale, le commandant juste à côté d’eux, marchant à bon pas, la reine mère et son fils devisaient somme toute plutôt calmement.
Tous deux s’étaient réjouis que le Royaume des Montagnes accepte de servir de lieu neutre pour négocier la paix, puis se charge d’organiser la rencontre. Soulagés que la Souveraine des Sables ait accepté l’invitation, malgré les conditions drastiques, mais bien compréhensibles, imposées par leurs hôtes, ils espéraient de tout cœur que la rencontre se passe bien pour qu’une paix durable puisse enfin s’instaurer entre leurs deux puissances. Dix personnes par délégation, pas une de plus, pour éviter tout risque sur leurs terres. La sécurité de la rencontre leur revenait, et tous savaient que tous pacifistes qu’ils étaient, les peuples des Montagnes demeuraient des guerriers à ne pas défier. Radical, mais efficace et prometteur. L’empereur avait pu choisir des personnes sûres sans avoir à se justifier.
Regardant au-dehors, la reine mère soupira :
« Ce lieu est tout de même bien particulier… »
De fait, les immenses champignons verts masquaient le ciel, donnant à l’endroit un air des plus irréel.
« Le contourner nous aurait demandé trop de temps… lui répondit son fils. Et puis, moi je l’aime bien… Je trouve cette ambiance bleutée très reposante. Tout à fait ce qu’il me faut avant cette rencontre…
– Je me demande si ce qu’on raconte sur le fait que des petits gnomes vivent ici est vrai…
– Qui sait. »”
 
Lundi 14 février 2022 :

Le Pays des Montagnes avait un haut plateau qui n’était encaissé qu’au nord-nord-ouest. Là se situait un château isolé entouré de douves. C’est dans ce dernier que les monarques locaux avaient décidé d’organiser la rencontre entre leurs impériaux voisins, dans un lieu paisible, facile à surveiller et à défendre.

Les deux délégations arrivèrent et comme prévu, seules 15 personnes de chaque eurent le droit d’entrer sur le territoire et furent dûment et très poliment escortées par des troupes locales jusqu’au lieu dit.

Les 1ers à arriver furent les représentants du Nord, au matin. Si le tout récent empereur semblait surtout très curieux et intrigué par ce pays qu’il découvrait, sa mère, elle, fut très heureuse de retrouver la reine locale, sa cousine, qu’elle n’avait pas revue depuis bien trop longtemps à son goût.

La délégation du désert arriva quelques heures plus tard. Alors qu’on allait avertir les souverains, un homme en armure noir et or, le chef de la garde impériale du Nord, qui était dans la cour, les regardait avec calme, semblant chercher quelqu’un du regard. Il sourit en voyant Elias, le général de l’armée des sables, qui sourit aussi en le voyant.

À défaut de se connaître réellement, ces deux hommes s’étaient affrontés par le passé et avaient, assez paradoxalement, un profond respect l’un pour l’autre.

L’échange silencieux n’avait pas échappé à l’impératrice, très droite sur sa monture, qui demanda :

« Elias ? Tu connais cet homme ? »

Le chef des gardes s’inclina alors qu’Elias répondait :

« Je vous présente Xin-Fu, Votre Altesse. L’ancien général en chef du Nord.

– Celui que l’ancien empereur a rétrogradé parce qu’il a libéré nos soldats vaincus au lieu de les tuer ?

– Celui-là même.

– Mes hommages, Votre Altesse. » se permit Xin-Fu alors que leurs hôtes arrivaient avec l’empereur du Nord et sa mère.

Ce dernier regardait les arrivants avec la même curiosité paisible. Eux étaient venus en palanquin, que l’impératrice des Sables ait fait le chemin à cheval l’impressionnait, d’autant qu’elle ne semblait pas fatiguée. Le roi des Montagnes se fit un devoir de rejoindre son invitée pour lui tendre la main :

« Soyez la bienvenue, Votre Altesse. Merci beaucoup d’avoir accepté notre invitation.

– Merci à vous de l’avoir envoyée. » répondit-elle en acceptant son soutien pour poser pied à terre.

Le vieil homme lui sourit alors que le reste de la délégation démontait à son tour.

« Remerciez plutôt l’empereur Pao, Ma Dame, puisque c’est son idée. »

L’impératrice regarda avec surprise son homologue qui la regardait en souriant et s’inclina avec respect :

« C’est à moi de vous remercier tous deux. J’espère que nous pourrons enfin, ensemble, mettre fin à ce conflit absurde. »

Elle hocha lentement la tête. Si c’était lui qui, malgré le guet-apens qui avait tué son père et son frère, avait demandé cette rencontre, il y avait peut-être un réel espoir.

Mardi 15 février 2022 :

« Le Japon entre traditions et modernité ».

La rédactrice en chef regarda le papier de son reporter et poussa un soupir :

« Alors Jeff, mon petit, une question : est-ce que tu pourrais trouver un titre encore moins original, s’il te plaît ?… »

Le photographe gloussa :

« Ouais, je sais, même au second degré ça passe plus, ça, hein ?

– Ben là non, c’est même plus de réchauffé à ce niveau…

– Dommage, je trouvais que pour une fois, ça collait pour de vrai à la photo d’en-tête. »

Elle hocha la tête.

Il fallait bien admettre que pour tout cliché qu’elle était, la maxime était très bien illustrée, sur ce coup-là : une jolie demoiselle dans un kimono des plus élégants, en pleine cérémonie du thé, très concentrée et avec des écouteurs MP3 aux oreilles…

Peut-être qu’elle écoutait un air de koto traditionnel, ça, on n’en savait rien, mais ça n’enlevait rien à l’étrangeté de la chose.

Ou alors c’était un cours de cérémonie du thé par correspondance et elle suivait juste les consignes audio enregistrées sur son lecteur…

Et ça, ça aurait été un beau pont pour moderniser la tradition et qu’elle ne se perde pas.

Mercredi 16 février 2022 :

C’était une maison bleue, mais elle n’était pas accrochée à une colline. Par contre, on y venait à pied.

Une minuscule maison toute tordue au pied d’un vieil arbre, au fond d’une forêt très ancienne, là où vivaient encore les petits peuples des légendes.

Cette petite maison tordue et fleurie, avec sa petite lanterne, était celle de l’herboriste. Une petite elfette âgée de 20 ans, mais qui avait des siècles et qui ne vieillirait jamais, et qui se faisait un devoir et un plaisir, aussi, d’aller cueillir les plantes, de les laisser sécher ou macérer, pour faire les potions ou les onguents qui soulageaient les siens de leurs petits ou grands maux.

Elle aimait à partager ses recettes, à les travailler, les améliorer, tester sans cesse de nouvelle chose. Elle apprenait aux plus jeunes, ou à de plus âgés.

Tous connaissaient sa maison tordue, au pied du vieil arbre, les elfes, les lutins, même les animaux venaient souvent toquer à sa porter pour avoir de l’aide.

Ainsi, le vieux corbeau qui avait mal à son aile ou la renarde dont le petit s’était foulé une patte…

Même le grand loup qui terrifiait tout le monde… Lui qui vivait en dehors, elle avait été le soigner lorsqu’elle avait su qu’il avait été blessé, un jour qu’il s’était aventuré trop loin de leurs terres.

Tous étaient bienvenus chez elle.

On racontait même qu’un jour, elle avait soigné un humain… Un voyageur perdu dans leurs bois. La rumeur tenait de la légende et était confuse. Un humain qui fuyait d’autres humains, disait-on, certains disaient qu’il était un « esclave », mais personne ne savait ce que ça voulait dire. En tout cas, elle l’avait soigné et aidé à repartir bien plus loin pour qu’il soit à l’abri.

Une vieille histoire qui la faisait sourire lorsqu’on lui en parlait.

Même les peuples légendaires ont leurs légendes.

Jeudi 17 janvier 2022 :

La petite troupe chevauchait paisiblement dans la campagne environnant le château royal.

Après un grand banquet et une bonne nuit, le roi et la reine des Montagnes avaient invité leurs hôtes impériaux à une paisible promenade afin de prendre l’air avant les longs jours de négociation du traité qui s’annonçaient.

Le plateau était peu habité, avec un grand lac en son centre et au loin, au nord, les montagnes perdues dans la brume, ce jour-là.

Si quelques soldats locaux les accompagnaient, les quatre monarques n’étaient accompagnés que de quelques autres personnes : les deux favoris de l’impératrice des Sables, la mère de l’empereur du Nord, le fils aîné des souverains locaux et Elias et Xin Fu, les deux généraux, qui s’entendaient de fait plutôt très bien.

La promenade était agréable, les discussions badines. L’impératrice et un de ses favoris étaient particulièrement intéressés par la flore locale.

Il y avait assez peu de fleurs, à cette altitude, mais elles étaient fort jolies.

« C’est dommage, elles ne survivraient pas dans notre serre… dit le favori.

– Il y a peu de chance, en effet, admit sa dame.

– Rien ne vous empêche d’en prendre un pied ou quelques graines pour essayer… leur dit aimablement l’empereur Pao.

– Certes, lui répondit le favori.

– On m’a dit bien des choses sur votre serre et les grands jardins de votre capitale, reprit Pao.

– Votre palais d’or et de nacre est réputé aussi, lui répondit-elle.

– Je serai ravi de vous le faire visiter à l’occasion, mais la région où j’étais exilé est riche de mille fleurs colorées que vous aimeriez encore plus, je pense. Et je serai très honoré de visiter vos jardins. »

Elle le regarda un instant et sourit, amusée :

« Nous verrons ça. »

Il lui sourit aussi et hocha la tête :

« Avec plaisir, Ma Dame. »

Vendredi 18 février 2022 :

« Deux Teddys blancs à bâbord, Capitaine !

– Pour l’amour du ciel, Joe, arrête de les appeler comme ça !

– Maiiiiiiieuh, c’est comme ça que ma maman elle disait !

– On sait, mais une fois pour toutes, t’as plus 5 ans, tu vas sur tes 43 et tu es biologiste et pas devant Midi les Zozos, bordel !

– T’es pas fun, Capitaine.

– Et toi t’es chiant. Passe-moi les jumelles. Où ça, tes ours ?

– Là-bas, au bord de la banquise…

– Ah. Oui, je les vois… Un couple apparemment ? On en est à combien avec ces deux-là ?

– Alors d’après mes savants calculs, au quatrième jour de cette expédition visant à dénombrer la population d’ours polaires dans cette zone protégée depuis 14 ans, 5 mois, 8 jours et à la louche une dizaine d’heures…

– Joe, pitié…

– Ah ben tu veux que je sois sérieux, je suis sérieux !

– Ça te rend pas moins chiant.

– T’es jamais content. Bref, avec des deux-là, on en est à 19 individus dont 11 adultes.

– Merci.

– Mais je t’en prie.

– Plutôt pas mal, vu ce qu’il nous reste à explorer…

– Ouais, un peu au-dessus des estimations. C’est cool. C’est fait plaisir.

– Comme quoi, juste leur foutre la paix, ça suffisait, hein.

– Ben clair, Capitaine ! Sérieux, tu ferais des petits dans des zones minuscules où y a rien à bouffer, toi ?

– Vu comme ça…

– Tu as entendu parler de la pandémie de 2020 ?

– Comme tout le monde. Pourquoi tu parles de ça ?

– Quasi toute l’humanité confinée et en quelques semaines, la nature et les animaux vivaient leur meilleure vie, peinards, dans plein d’endroits. Des animaux de zoo qui se sont mis à se reproduire alors qu’on galérait comme pas permis pour depuis des plombes… Juste parce qu’ils avaient la paix.

– Logique, comme tu dis… Suffisait de leur foutre la paix. Tu baiserais devant des touristes, toi ? Moi ça me couperait grave l’envie, hein.

– Pareil. Après j’en connais qui kifferaient, mais c’est pas mon genre non plus.

– Majeurs et consentants, au moins ?

– Ça va sans dire. »

Lundi 21 février 2022 :

Après 17 jours de négociations pas si houleuses, le traité de paix avait été rédigé et décision avait été prise de le signer dans le temple de la déesse tutélaire de Pays des Montagnes, justement celle de l’Équilibre et de la Paix, pour s’assurer de sa protection et aussi que le traité serait respecté… car personne en ce monde-là n’aurait osé défier une déesse en revenant sur la parole qu’il lui avait donnée.

Ainsi fut fait et par un beau jour, les deux délégations et les souverains locaux s’étaient donc retrouvés dans le grand temple. Les prêtresses les y avaient accueillis avec bonté et c’est sur l’autel, au pied de la grande statue de la déesse, que le traité fut déposé.

L’empereur du Nord et l’impératrice des Sables signèrent tous deux le traité, sous le regard satisfait de ceux qui les entouraient.

La grande prêtresse du lieu y apposa son sceau pour lier le pacte à sa déesse. Et c’est là que le miracle se produisit.

La grande statue de marbre blanc se mit à briller, à tel point qu’on dit qu’on vit sa lumière monter vers le ciel à des lieux à la ronde.

Au-delà d’une surprise bien légitime, ce fut un sentiment d’apaisement et de joie qui se répandit dans l’assistance.

La déesse avait béni le traité.

Ainsi, après des siècles de guerre, la paix allait enfin revenir sur ces terres.

Mardi 22 février 2022 :

La légende racontait qu’un palais maudit se cachait dans les montagnes. Aucun de ceux qui y avaient été n’était jamais revenu.

On disait qu’il s’y trouvait de fabuleux trésors, mais ce n’était pas ce qui intéressait le trio qui s’en approchait.

Le mage et les deux guerrières qui avançaient prudemment sur l’étroit chemin rocheux firent une pause. Autour d’eux, rien d’autre que des montagnes noires et lugubres qui les dominaient. La nuit tombait.

« On campe là pour la nuit ? s’enquit la brune.

– Je serais pour, bâilla le mage.

– La zone a l’air tranquille, ça me va… »

Ils descendirent de leurs montures. Le mage s’assit sur un rocher, las, alors qu’une montait leur tente et que l’autre faisait du feu.

« Nous sommes tout proches… soupira l’homme. Je suis désolé, une puissante magie doit le masquer… Je le sens, mais impossible de le localiser…

– Ce n’est pas grave !

– Oui, on a encore des réserves et quelques jours devant nous. »

Il hocha la tête.

Ils se mirent à manger alors que la nuit finissait de tomber.

« C’est frustrant de se savoir si près du but… soupira encore le mage.

– On y sera sûrement demain alors ! »

Ils sourirent.

Et c’est là que l’improbable se produisit…

La lune se leva de derrière les montagnes et sous leurs regards stupéfaits, un immense château apparut.

Ils se levèrent.

Le palais était magnifique, illuminé de dizaines de lanternes rouges, et de la musique se faisait entendre.

Ils se regardèrent, estomaqués.

« Ah oui, tout proches, comme tu disais… »

Mercredi 23 février 2022 :

Les humains ont coutume de dire que l’Enfer est pavé de bonnes intentions.

Autant vous le dire hein, c’est du flanc.

L’Enfer est pavé de dalles noires et biscornues et avec les rivières de lave qui coulent de partout, en plus, on crève de chaud là-bas, c’est un calvaire.

Non, on va pas se mentir, moi moins j’y vais, mieux je me porte.

Maiiiiiiis bon, des fois, j’ai pas le choix, comme là quand je dois rendre un rapport au boss, et me coltiner donc tout ce chemin pourri et gravir tout jusqu’au palais de Sa Seigneurie.

Il aime bien dominer la situation.

Il paraît que c’est parce que ça lui rappelle le temps où il était encore « là-haut », mais ‘faut pas lui dire, ça le fout en rogne et j’en ai vus plusieurs finir dans les rivières de lave pour ça. Et comme on est immortels, ça fait juste très très très mal pour pas grand-chose.

La pente est raide et ça me gave, mais j’arrive enfin au palais infernal où quelques collègues me regardent avec intérêt :

« Eh, salut, ça faisait longtemps ! Qu’est-ce que tu deviens ?

– Bof, la routine, on surveille, mais les humains font très bien le job tout seuls maintenant, c’est à peine s’ils ont besoin qu’on vienne les aider, ça en devient presque chiant…

– Ah ouais m’en parle pas !… L’autre fois, j’ai essayé de monter un truc pour déclencher une petite guerre j’sais plus où dans un désert, là, et le temps que j’y arrive, ben ils s’étaient déjà foutu sur la gueule ces cons, du coup j’avais l’air con…

– Ouais, à croire qu’on a trop bien fait notre job.

– Ouais… Ils ont plus besoin de nous… C’est presque triste.

– Mouais, enfin moi ça me fait des vacances… Faudra juste faire gaffe qu’ils détruisent pas tout non plus, là ça serait vraiment chiant !

– Grave ! »

Jeudi 24 février 2022 :

« Alpha à Delta, vous nous recevez ?

– Oui, Capitaine, on est posé.

– Au rapport.

– Alors planète avec une végétation luxuriante et euh, violette, c’est joli… Brume… Jusqu’ici nos capteurs nous disent que l’atmosphère serait respirable… Mais on va garder nos combis, hein, on va pas jouer aux cons… Pas de traces animales… On va avancer un peu, on reste en contact…

– D’accord, mais vous vous repliez au moindre risque.

– À vos ordres, cheffe !… Alors… Ah, Jimmy a vu quelque chose… Un volatile, apparemment, mais il s’est envolé trop vite… C’est calme, hein, vraiment… Et très beaux, ces arbres mauves… »

Un silence soudain.

« Alpha à Delta ?… Delta, vous nous recevez ? … Delta ! Tout va bien ?

– Oui, Capitaine, pardon…

– Un souci ?

– Non, enfin pas vraiment…

– Alors quoi ?

– Trace de vie intelligente trouvée.

– Quoi ?

– Aucun doute, cheffe, on vient de tomber sur une route et en très bon état…

– Oh.

– Quels sont vos ordres ?

– Rentrez immédiatement sans vous faire repérer, on va lancer un scan global et on préviendra la Confédération pour voir si on tente un contact ou non, selon leur degré de technologie.

– OK, à vos ordres ! On se rentre, les gars ! »

Vendredi 25 février 2022 :

C’était suite à une pétition et une longue partie de ping-pong entre diverses administrations que la vieille statue avait enfin été restaurée.

Au bord de la départementale, à l’entrée d’un pont, elle était couverte de mousse et de saletés lorsque les employés municipaux l’avaient enfin nettoyée, avec l’aide d’un spécialiste qui les avait guidés avec soin pour être sûr qu’ils fassent tout ça bien, pour ne pas la détériorer.

Aucun des trois ne savait après quelles négociations houleuses ils avaient été envoyés là, personne ne sachant de qui dépendait ce vieux monument. Les deux villages entre lesquels il se trouvait se renvoyaient la balle et le département et la région ne savaient plus trop non plus, tout dépendait des statuts et visiblement aussi des phases lunaires, de la vitesse du vent les jours pairs et autres joyeusetés administratives kafkaïennes…

C’était lorsque le nouveau député, un enfant du pays soucieux de cette statue qu’il avait connue enfant, s’était rendu compte qu’elle menaçait de disparaître que les choses s’étaient étrangement très vite débloquées, quand la pétition l’avait alerté.

Il se fit d’ailleurs un devoir (et un plaisir personnel) d’organiser une petite cérémonie pour marquer la restauration de l’œuvre.

On ne savait plus trop qui était cette jeune femme avec son panier de fleurs, au bord de la route. La légende locale voulait que ce soit une jeune fille fiancée à un soldat napoléonien, qui se serait jetée de ce même pont, en apprenant la mort, en Russie, du garçon qu’elle aimait et que ce soit ce dernier, revenu malgré la rumeur, qui ait sculpté cette statue en sa mémoire.

C’était une belle histoire dont plus personne ne savait si elle était vraie.

C’était le beau visage en pierre d’une femme devant lequel un adolescent était passé chaque matin dans le bus qui l’emmenait au collège, puis au lycée, et qui, devenu député, avait refusé de le laisser disparaître, pour que cette histoire et cet amour, eux non plus, ne disparaissent pas.

Lundi 28 février 2022 :

La vie est pleine de surprise et s’il y en avait bien une à laquelle le petit village perdu dans la garrigue ne s’attendait pas du tout, c’était que le Compagnon du tour qu’il attendait pour restaurer son antique chapelle de la Vierge, au toit percé par un orage, soit… Un grand Noir.

Il s’était présenté à la mairie, très poli et aimable. Un peu suspicieuse, la vieille secrétaire de l’accueil avait vérifié tous ses papiers trois fois et même appelé le maire qui, bien que surpris aussi, avait lui moins renâclé à lui donner les clés de la petite maison qui lui avait été réservé le temps des travaux. Une jolie petite maison de village avec un petit jardin et un bel arbre.

L’homme avait pris le temps d’aller y poser ses affaires avant d’aller manger, car il était presque 12h.

Le bar-resto était sur la place, mais là aussi, le personnel comme les quelques clients le regardèrent avec défiance.

Lui, toujours aimable, semblait plutôt amusé.

La mère du patron, et sans doute vraie patronne du lieu, prit sur elle de l’approcher, tellement la petite serveuse semblait impressionnée, pour ne pas dire apeurée.

« Bonjour, qu’est-ce qu’on vous sert ?

– A manger, si possible, j’ai quitté Dijon super tôt là, je meurs de faim ! 

– En plat du jour, il nous reste du rôti de porc avec riz et ratatouille.

– Ben ça ira très bien, merci ! »

Elle le regarda avec un scepticisme qui monta d’un cran lorsqu’il ajouta :

« Et si vous avez une petite pression pas trop forte avec, ça sera parfait ! »

Elle hocha la tête et le laissa.

Lui attendit en faisant semblant de ne pas entendre les messes pas assez basses des autres. Apparemment, ces braves gens étaient tout étonnés qu’il consomme du porc et de l’alcool… Sans compter qu’il n’avait aucun accent !

Quel était donc cet étrange personnage ! Il n’était pas comme ceux de la télé !

Il avait l’habitude. Et l’avantage de son gabarit était qu’il pouvait s’en amuser.

Une sacrée chance.

Mais il savait que la curiosité passée, et en voyant son travail, ça irait.

Mardi 1er mars 2022 :

Un de mes rares plaisirs lorsque je rentre du boulot, lorsque la saison s’y prête, c’est de voir le jour se lever…

Après une bonne nuit de boulot, voir le ciel s’éclaircir alors que je rentre dans les rues encore désertes, regarder les nuages roses ou orange, le ciel doré, au milieu des maisons noires, qui s’éveillent à peine, c’est vraiment apaisant.

Surtout quand les oiseaux commencent à chanter.

Je croise les éboueurs, les salue, comme souvent. Ils me font signe aussi.

J’ai hâte de rentrer. La nuit a été particulièrement longue, j’ai envie d’une bonne douche, d’un bon repas et de me coucher.

Mais j’ai encore un bout de chemin à travers les ruelles calmes de mon quartier, sous le ciel qui devient plus bleu et en compagnie des oiseaux…   

Mercredi 2 mars 2022 :

Le ciel était gris et une pluie très fine tombait, presque imperceptible.

Dans la forêt hivernale, il n’y avait presque pas de bruit.

Un homme marchait tranquillement, un grand homme aux cheveux d’argent et au regard vert doux et las. Bien malin qui aurait pu lui donner un âge. Il portait un grand manteau noir sur une épaisse écharpe grise.

Il tenait par la main une petite fille cachée par un long manteau orangé et sa capuche.

Lorsqu’ils furent isolés, au cœur de la forêt, il s’arrêta et s’accroupit devant elle, dégageant sa tête de la capuche et dévoilant un petit minois rond, deux yeux dorés aux pupilles fendues et deux oreilles pointues émergeant des cheveux châtain-roux.

« Voilà, ici on sera tranquille, Mia, tu vas pouvoir courir un peu. Mais ne t’éloigne pas trop de moi quand même, d’accord ?

– Promis ! » répondit avec un immense sourire la petite.

Il hocha la tête et lui enleva son manteau, dévoilant une longue queue qui s’agitait, trahissant la curiosité et l’excitation de sa jeune propriétaire.

Il la regarda filer avec un petit sourire.

Quelle drôle de force était le destin pour avoir mis cette petite sur sa route, pauvre mi-humaine-mi-chatte, rejetée par ceux-là même qui conspuaient si fort le racisme des humains, à lui, un sorcier si vieux qu’il ne savait même plus vraiment ce qu’il était…

Lorsqu’ils repartirent pour rentrer, quand elle eut couru assez pour s’épuiser, elle s’arrêta soudain, émerveillée par un bel arc-en-ciel dans le ciel gris.

« Oooooh, c’est joli ! C’est quoi ?

– Les humains d’aujourd’hui disent que c’est la lumière qui joue avec la pluie…

– Ce n’est pas ça ?

– Si, mais décrire une chose et savoir ce qu’elle signifie sont deux choses différentes.

– Alors, c’est quoi ?

– Un signe que les dieux n’ont pas oublié les hommes et que leur pacte tient toujours… Il y a très longtemps, les humains et les dieux se sont fait la guerre, et les dieux ont fini par faire pleuvoir si fort et si longtemps que presque tout a été noyé. Quand la paix est revenue, les dieux ont promis aux humains qu’ils ne recommenceraient jamais et ils ont créé les arcs-en-ciel pour montrer le lien renoué. Les humains ont oublié. Mais les dieux veillent toujours. »

Jeudi 3 mars 2022 :

Le phare avait été construit sur les rochers, au bout de la grève, sur une plateforme aménagée et après la construction d’un pont.

C’était une tour carrée, haute de trois étages, surmontée d’un toit en terrasse au centre duquel se trouvait l’immense lanterne qui éclairait, la nuit, la mer et avait sauvé bien des bateaux dans ce bout d’eau un peu caractérielle.

Ce jour-là, il avait fait beau, mais le vent s’était levé en fin d’après-midi et les nuages se faisaient menaçants.

L’équipe se tenait prête, car si la nuit était orageuse, ça serait plus de boulot pour eux pour veiller à ce que tout aille bien et que la lumière ne vacille pas.

 Un des vétérans trouva le benjamin du groupe là-haut, regardant l’eau bleue qui commençait à s’agiter, les vagues qui se fracassaient à leurs pieds.

« Ah ben t’es là, gamin ! Allez rapplique, c’est l’heure de souper, et va nous falloir des forces pour cette nuit !

– Ouais, ça sent la tempête… »

Il suivit son vieux camarade à l’intérieur et ils rejoignirent les autres au réfectoire où le cuistot venait de poser sur la table sa grosse marmite de soupe sur la table.

La bonne odeur les fit tous sourire.

« Allez, hauts les cœurs, les gars ! La nuit sera longue ! » dit le cuistot.

Ils dînèrent tous alors qu’au-dehors, la pluie commençait à tomber, de plus en plus fort, sur les épaisses fenêtres de verre.

La nuit allait être longue.

Rien de spécial pour les hommes qui vivaient sur ce bout de caillou.

Vendredi 4 mars 2022 :

« Bon. OK. Le vieux avait raison. La grotte existe et le diamant aussi. Super. Et maintenant, on fait quoi ?

– Bonne question…

– Non parce que c’est bien joli, mais vu la taille du truc et je parle même pas de l’arbre qui a poussé dessus, le ramener, c’est mort.

– Et enterré pour ne pas dire décomposé… C’est très beau.

– Oui, c’est très beau.

– Mais ça change rien au problème.

– ‘Fectivement.

– Trop haut pour qu’on puisse l’atteindre…

– Ouais, et puis pour faire quoi ? Déjà j’suis pas sûr que toucher un cristal réputé pour sa puissance magique soit l’idée du siècle et essayer de lui donner un coup de piolet pour en récupérer un bout non plus…

– Certes.

– D’où ma question initiale, on fait quoi ?

– On rentre et on fait genre on a rien trouvé.

– Tu crois ?

– Oui. Personne ne croyait le vieux mage, mais tu sais que notre roi est un peu idiot et son cher ministre un crevard pas beaucoup plus intelligent. Donc à ton avis, il va se passer quoi si on se ramène en mode : ‘’Eh les gars, on a trouvé un cristal magique géant qui doit contenir une puissance de ouf, z’imaginez même pas !’’ ?

– Ils vont tout faire pour venir le récupérer, mais comme ils sont incapables de la fermer, la moitié du continent sera au courant en une décade et ça va foutre un bordel monstre…

– Si ça ne déclenche pas une guerre générale pour qui qui l’aura le premier.

– Ouais, c’est pas tip top comme plan.

– Donc, on a rien trouvé ?

– On a rien trouvé. »

Lundi 7 mars 2022 :

« Ils ne sont plus là, mon commandant…

– Fouillez tout. Ils ne peuvent pas être loin. »

Les soldats se dispersèrent rapidement dans la belle maison, laissant l’officier dans le grand salon richement décoré aux bibliothèques remplies de livres anciens. Sa seconde vint vers lui :

« Zen, vieux. On va les avoir.

– Je leur souhaite… Vu le nombre de rageux qui traînent dans le coin pour leur faire la peau, ils ont plus de chances de survivre à ce bordel si c’est nous qui les attrapons…

– Ouais, c’est sûr… »

La révolte avait éclaté quelques jours plus tôt. Comme souvent dans l’histoire, il avait suffi d’une broutille absurde pour que tout parte en vrille à une vitesse inimaginable. Et cette fois, une bonne partie de la police et de l’armée avait refusé les ordres gouvernementaux et s’était mutinée. Marre de servir de chair à canon à ces dirigeants corrompus même pas assez intelligents pour les respecter encore alors qu’ils étaient leur seul salut.

Leur troupe n’avait eu aucun mal à investir le palais où les quelques fous encore fidèles à leur fou en chef se terraient sous la protection de quelques gardes qui s’étaient pour la plupart rendus immédiatement, pas si pressés de mourir pour rien.

Elle regarda les bibliothèques avec un sourire et caressa quelques vieilles reliures de cuir des doigts.

« Belle collection, quand même… Tiens, regarde ça… Une édition originale des Misérables

– Vu la couche de poussière, elle n’a pas été lue depuis un moment.

– Ceci explique peut-être cela.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Que s’ils n’ont pas su lire dans le passé ce qui allait leur arriver, préférant le fantasmer et le laisser prendre la poussière au lieu de regarder les erreurs à ne pas reproduire, ils n’ont que ce qu’ils méritent aujourd’hui, tu ne crois pas ? »

Il la regarda et sourit :

« Ouais. Ça, c’est sûr que c’est pas comme s’ils n’avaient pas été prévenus… »

Mardi 8 mars 2022 :

Il était là depuis toujours et pour toujours, debout, à l’entrée du chemin.

Derrière lui s’étendait un paysage insolite, certains parlaient du « bout du monde ».

Certains en étaient revenus, d’autres pas.

Lui attendait là.

Tous venaient avec une question et espéraient une réponse. Lui leur disait toujours ceci :

« La Vérité est au centre de la spirale. Marchez et si vous avez le courage d’aller jusque-là, elle vous attend. »

Certains fuyaient. D’autres n’arrivaient pas à aller au bout. D’autres y allaient et se tuaient en revenant. Mais parfois, les personnes revenaient souriantes, apaisées, et le remerciaient avant de repartir.

 Il était arrivé qu’on vienne lui reprocher d’avoir tué, ou laissé se tuer, certains de ses visiteurs.

Il répondait invariablement :

« La Vérité est dangereuse. Il faut du courage pour la chercher et plus encore pour l’accepter. Je ne suis pas là pour vous protéger. Si les personnes qui viennent ici ne peuvent pas accepter la réponse à la question qu’ils se posent, ce n’est pas mon problème. »

Car il était le Gardien du Chemin. Et rien d’autre.

Mercredi 9 mars 2022 :

Dans le jardin, il y avait un vieil étendage à linge.

Il était à l’écart des arbres, au milieu de la pelouse, et j’aimais lorsque ma mère commençait à y étendre le linge, car ça voulait dire que le printemps était là et donc, par extension, que c’était bientôt les grandes vacances. Un peu comme Roland-Garros et le Festival de Cannes, cet évènement anodin marquait mon année d’enfant.

Le jardin reverdissait, les arbres bourgeonnaient, les fleurs poussaient çà et là dans l’herbe avec d’autres herbes que je n’ai jamais identifiées. Mes parents n’étaient pas regardants sur la netteté de leur gazon. Nous, ça nous allait… C’était plus coloré et plus moelleux quand on y courait pieds nus.

Le printemps, cet entre-deux un peu étrange, encore trop froid, mais déjà plus chaud, qui commençait parfois très tôt, mais dont il fallait se méfier, car jusqu’aux Saints de Glace, ou la Lune Rousse, la lunaison qui suivait Pâques, selon la bonne vieille tradition paysanne, à savoir en gros la mi-mai, il pouvait geler avec ce que ça impliquait de désastres pour les récoltes à venir.

Mais tout ça, c’était bien loin des considérations des enfants que nous étions.

Pour nous, c’était juste bientôt les vacances.

Jeudi 10 mars 2022 :

Bon, ‘fallait admettre qu’à force, la troisième guerre, on l’avait vue venir…

Du coup, on avait été assez nombreux à s’organiser pour en réchapper et ça n’avait pas si mal marché.

Mais ‘fallait bien admettre aussi que le deuxième effet Kiss Cool, on ne l’avait pas vu venir.

Eeeeeeeet… Ben ça nous avait laissés comme deux ronds de flanc.

Non, on ne s’attendait vraiment pas à ce que les champignons nucléaires fassent à ce point pousser les autres champignons… Les vrais.

Ah pis pas qu’un peu un plus, c’est qu’ils faisaient quasi passer les séquoias pour des bonzaïs, là, de quoi se faire de sacrées omelettes !…

Mais du coup, on s’est dit qu’après tout, ça faisait des abris plutôt sympas et on s’est donc pris pour des schtroumpfs. On s’est mis à construire nos maisons dans ses champignons. Bon, version moderne hein, on n’était pas devenu bleus et on ne carburait pas à la salsepareille.

Il faut dire que pour certains, pas besoin, les spores des champis suffisaient largement…

Tout a changé. Nous, on n’a pas trop bougé, à par qu’apparemment, on a développé des résistances et des immunités nouvelles à pas mal de saletés. Il reste peu d’animaux, mais ça repartira sûrement, et les effets sur d’autres avaient été surprenants. Mais les papillons géants, c’est plus joli que les pigeons…

 En fin de compte, la vie reprenait tranquillement, pas si différente…

Vendredi 11 mars 2022 :

Je m’étais réveillé de bonne heure. J’avais vu que le jour se levait alors je m’étais habillé en vitesse et j’étais sorti de la tente sans réveiller les autres pour aller voir le soleil se lever. Je m’étais éloigné un peu pour aller m’asseoir sur un petit rebord. Le ciel claircissait, rose, orange, un peu nuageux. Devant moi, la banquise, à perte de vue.

Magnifique, vide. Glaciale.

Nous en avions encore pour des jours pour atteindre notre but, si nous le trouvions : l’épave d’un brise-glace perdu par là il y avait de ça plus de 150 ans. À l’époque, les secours n’avaient pu sauver que deux hommes, perdus dans les glaces, et qui n’avaient pas su leur indiquer où leur bateau avait été bloqué.

Depuis, des recherches via satellites avaient fourni des pistes… Si l’épave n’avait pas coulé, on savait où elle était.

Loin, là, devant moi, quelque part dans tout ce blanc…

J’entendis des pas derrière moi et un soupir.

La beauté de ce lever de soleil se passait de mots.

Le bruit viendrait plus tard. Le déjeuner, le replie du matériel, le départ.

Pour l’instant, il y avait juste deux humains perdus dans le froid, dans un décor bien trop grand et beau pour eux, et où seul le vent avait le droit de briser le silence.

Lundi 14 mars 2022 :

« Non mais ça peut pas être vrai…

– Ben écoute, au point où on en est, on peut plus trop reculer…

– Non mais oui mais bon, moi j’y crois pas…

– Allez, on y est presque… On va pas faire demi-tour maintenant…

– Non, mais franchement… Aller se paumer dans la jungle à la recherche d’une machine à voyager dans le temps et l’espace parce qu’un ancien toubib à la retraite nous a filé des coordonnées GPS cheloues, moi je dis bof.

– Ben quoi, on avait rien à faire ce weekend, au moins ça occupe !

– Ouais, c’est vrai, mais tu sais, on aurait aussi pu se poser devant la télé hein, ça se fait…

– Certes, mais on aurait perdu en originalité.

– Un point pour toi.

– Alors, ça devrait être juste là à gauche…

– Bon ben on va en avoir le cœur net !

– …

– …

– J’crois qu’on a trouvé.

– Deuxième point pour toi. Mais on dirait une vieille cabine téléphonique ?

– Ouais, mais si tu peux expliquer ce qu’une cabine téléphonique qui fait de la lumière violette fout au milieu de la jungle autrement que parce que ce n’en est pas une vraie, je prends.

– OK, troisième point pour toi. Bon ben allons voir ça, il t’a filé la notice ?

– Il m’a dit qu’une fois dedans, l’IA nous expliquerait tout toute seule. … Ah voilà, la porte est ouverte…

– Après toi.

– … C’est vachement plus grand dedans ! »

Mardi 15 mars 2022 :

La cigale ayant chanté tout l’été se trouva fort dépourvue lorsque la bise fut venue…

Non mais sérieux !

Ça faisait tellement longtemps qu’on n’avait pas vu de neige que j’avoue sans honte que sur le coup, les bras m’en sont un peu tombés… Et il y en a un qui, du coup, a bien rigolé :

« Tu vois qu’on a bien fait de ramoner la cheminée et de faire le plein de bois… »

Certes. Même si j’avais considéré la chose avec scepticisme à la base et que je nous voyais plus faire un ou deux feux pour l’ambiance, là, je dus bien admettre que ça allait servir…

Après, n’étant pas originaire d’une région où on avait l’habitude de ça, je l’ai regardé préparer et allumer ça tranquillement, et puisqu’il avait l’air décidé à la jouer à fond, je l’ai aussi laissé aller pelleter dehors pour nous dégager un petit chemin jusqu’à la route et la boîte aux lettres.

Après tout, on était vendredi soir et on n’avait aucune raison de sortir du week-end.

Ce que j’ai fait par contre, parce que ça je savais faire (oui ben je ne suis pas totalement inepte non plus), c’est préparer deux grands chocolats chauds et quand il est rentré, on s’est installé tranquillement sur le canapé, devant le feu, emballés dans le même plaid, tranquille.

Dehors, la nuit tombait, mais plus la neige.

Et nous, on était bien au chaud dans notre petit nid, comme au bon vieux temps.

Mercredi 16 mars 2022 :

Il faisait beau, mais très froid, lorsque la calèche arriva dans la capitale impériale. Elle ne fit cependant que la traverser, car le lieu où elle se rendait était excentré, à l’ouest de la grande cité.

Dans la calèche, la femme à la peau sombre et aux cheveux et aux yeux noirs, vêtue d’une robe claire, bien loin des haillons qu’elle portait auparavant, regardait avec tendresse son fils, un petit garçon qui lui regardait dehors, émerveillé par tout ce qu’il voyait.

Face à eux, un homme un peu plus âgé qu’elle, tout de noir vêtu, les regardait, lui, avec bienveillance.

« Nous sommes bientôt arrivés. » leur dit-il doucement.

Elle le regarda et hocha la tête.

Elle était moins craintive, bien plus détendue que lorsqu’il les avait rencontrés, une dizaine de jours plus tôt. Lui était venu du nord pour régler des choses avec les membres locaux de son ordre. Rien de grave ni d’inhabituel, mais comme leur implantation était récente, sur ces terres où leur foi aussi était neuve, il fallait être sûr que tout allait bien.

C’est là que le petit garçon était arrivé dans le temple et tous l’avaient senti : il avait été appelé par leur Déesse. Comme pour tous les membres de leur ordre, la statue de cette dernière avait ouvert les yeux et sa lumière l’avait touché.

Restait que c’était un petit esclave et qu’ils avaient dû être plus que fermes avec sa propriétaire pour qu’elle accepte de leur laisser cet enfant et sa mère, et que, devant la certitude qu’elle allait tenter de les leur reprendre, lui avait décidé de les emmener avec lui jusqu’à leur maison-mère, dans l’empire, très loin au nord, pour qu’ils y soient en sécurité.

Au fil des lieux, la femme terrorisée était devenue plus calme et même un peu plus loquace, alors que son enfant, lui, ne cessait de poser des questions, enchanté de ce voyage et de tout ce qu’il découvrait.

Ils arrivèrent enfin dans la grande cour, au fond de laquelle les hauts bâtiments blancs de l’ordre se trouvaient. Dans le ciel passèrent deux dragons-nains rouges. Il descendit le premier, l’enfant le suivit, et, comme il tendait la main à sa mère intimidée, l’homme lui sourit :

« Bienvenue dans votre nouveau foyer. »

Jeudi 17 mars 2022 :

Il y a des tas de choses qui ne vont pas dans notre monde.

Trop.

Je vous épargne la liste, vous la connaissez aussi bien que moi.

La fiiiiiiin du moooooooonde… !!!

Vous reprendrez bien une petite guerre en plus de votre crise sanitaire, sociale, économique et climatique ?

Allez, c’est cadeau !

Et en plus, on nous annonce un risque de pénurie de frites…

Non, mais sérieux…

Et puis, il y a le printemps.

Les arbres en fleurs.

C’est joli, les arbres en fleurs.

Beaucoup d’adultes ne les voient plus. C’est dommage, mais il y a beaucoup de choses que les adultes ne voient pas ou ont oubliées.

Et puis, il y a les enfants.

Ils ont de la chance, les enfants. Eux, c’est sûrement la pénurie de frites qui va leur faire le plus peur. Enfin, souhaitons-le pour eux.

Partout dans le monde, les enfants ont souvent un sens de l’émerveillement naturel. Tout est neuf pour eux, tout peut les fasciner, tout peut leur faire ouvrir de grands yeux pétillants.

Comme de beaux arbres en fleurs.

Alors, oublions un peu tout ce bordel et sourions juste en nous disant qu’un jour de printemps au Japon, un petit écolier sûrement émerveillé a levé une main vers les fleurs roses d’un cerisier.

Vendredi 18 mars 2022 :

Il y aura toujours des personnes pour râler contre les technologies nouvelles.

Toujours.

Il y a fort à parier que la personne qui a inventé le feu ou la roue s’est fait pourrir en son temps…

Toutes les craintes de certains sur les technologies récentes ou à venir ne sont que les mêmes radotages que ceux des gens qui chougnaient après le téléphone, outrés qu’un objet nous ordonne de venir comme si nous étions son domestique, après le métro dont on allait tous sortir noirs de suie…

Aujourd’hui, c’est Internet, les réseaux sociaux, les smartphones qui nourrissent ces discours, simple reflet de nos peurs du changement.

Et pourtant…

À une heure où on radote que « les gens ne se parlent plus », combien de personnes qui, justement, ne parlaient vraiment plus, peuvent découvrir le monde entier devant leur écran ?

Combien de personnes isolées, pour trop de raisons, phobies sociales, problèmes de santé, handicaps… ont trouvé via ses réseaux si conspués une porte vers cet extérieur inaccessible, des amis, un ailleurs qui les sort de ces fichus quatre murs où ils sont enfermés ?

Si la télévision était une fenêtre sur le monde, Internet l’a ouverte, car nous n’y sommes pas de simples spectateurs, nous y sommes acteurs. Si certains y déversent leur haine et leurs peurs, d’autres ont construit des ponts, tendu des mains, créé des liens comme jamais il n’aurait été même imaginables de le faire pour nos parents.

Juste scroller et voir une belle photo d’un paysage qui existe quelque part, on ne saura pas toujours où, un bord de lac au coucher du soleil, des arbres multicolores et un ciel tout aussi chatoyant, quelque chose que certains ne pourront jamais voir de leurs yeux, mais que d’autres leur partagent, leur racontent, d’un bout à l’autre du monde parfois, en quelques lignes, en quelques mots.

C’est peut-être comme ça qu’on change le monde.

Simplement en partageant sa beauté.

Lundi 21 mars 2022 :

La voiture avait roulé toute la nuit, traversant le pays. C’était l’hiver et les vacances. Après ce long voyage, la petite famille se poserait pour une quinzaine de jours dans un joli gîte.

Pour l’heure, les enfants dormaient à l’arrière. Les parents avaient alterné toute la nuit au volant. C’était la mère qui conduisait lorsque le jour se leva. Son mari avait tenté de rester éveillé pour lui tenir compagnie, mais en vain, et il dormait lui aussi.

La nuit avait été longue et le climat très changeant en fonction des régions traversées.

Ici, il avait neigé, apparemment, mais depuis suffisamment longtemps pour que les routes soient parfaitement dégagées.

Lorsqu’ils étaient partis de chez eux, il faisait beau et plus tard, ils avaient eu droit à de la pluie. Les gouttes d’eau avaient ensuite gelé lorsqu’ils avaient traversé une zone bien plus froide, au cœur de la nuit.

Le jour se levait et le ciel semblait à nouveau dégagé.

Les vitres de la voiture étaient ainsi constellées de petites taches blanches, ce qui rendait, de l’intérieur, ce paysage encore plus beau.

Elle sourit en entendant une petite voix ensommeillée derrière elle dire que c’était joli avant que ça ne se rendorme aussitôt.

Peut-être est-ce que ça allait inspirer de jolis rêves à son enfant, elle l’espérait de tout cœur.

Mardi 22 mars 2022 :

Il n’y a qu’une voie pour atteindre ce que tu veux.

Pars au crépuscule quand la Lune sera à son dernier quartier,

Traverse la forêt droit vers le Ponant,

Dans les ténèbres, quand la Lune sera au déclin,

Il y aura un vaste espace entre les sapins.

Il y aura des arbres morts, des vieilles stèles

Tu ne sauras pas déchiffrer ce qui y a été gravé

Mais c’est entre elles que tu trouveras ce que tu cherches :

Les plantes ont poussé entre les pierres et les souches desséchées,

De petites pousses vertes aux feuilles brillantes sous la Lune

Cueille la première branche que tu croiseras,

Puis la cinquième, puis la neuvième,

Et pars aussitôt, sans te retourner.

Sois prudent, les Esprits n’aiment pas qu’on traîne en ce lieu.

Reviens me trouver avec les trois branches,

Et ce qui doit l’être pourra être sauvé.

Mercredi 23 mars 2022 :

Il y a quelque temps, un rocher volcanique s’est brisé au Japon. La légende voulait qu’elle renferme un kitsune démoniaque et donc que ce dernier se soit libéré.

L’info a tourné et on a vite plaisanté sur le fait que toute démoniaque qu’elle soit, cette entité allait vite regretter son caillou quand elle allait voir le monde actuel…

La tradition prétend au Japon qu’un objet qui atteint un siècle d’existence devient un yokai et prend vie. On voit ainsi sur des rouleaux anciens des illustrations de ces créatures fabuleuses, où des êtres divers défilent avec des objets du quotidien, ceux-ci ayant des petites pattes et des petits yeux…

Ainsi, dans le musée, dans la salle d’exposition des soieries, se trouve une table ronde si lisse qu’elle reflète tout autour d’elle tel un miroir.

Sur elle est posée une sphère de métal finement ciselé. Un dragon semble enroulé autour, c’est une très belle pièce.

On ne sait pas trop quel âge elle a…

Qui sait donc si la nuit, dans le musée, le dragon ne se dresse pas hors de la sphère pour se balader dans les allées désertes, peut-être avec d’autres créatures anciennes comme lui…

Jeudi 24 mars 2022 :

Bon ben comme disait mon grand-père, quand y faut y faut.

L’hiver est fini, donc ben ‘faut s’y remettre…

Prendre les jardinières, arracher les plantes mortes, les jeter sur le tas de compost, brasser la terre, remettre du terreau, semer les graines, arroser… Et attendre.

Attendre que ça germe, doucement, et ça peut prendre de temps.

 Ça peut prendre quelques semaines, il faut surveiller, être attentif au temps, aux variations de température… Rentrer à l’intérieur les nuits trop fraîches, laisser au soleil autant que possible avant les grandes chaleurs.

Et puis vous verrez de timides petites pousses émerger timidement. Au début, vous ne saurez pas trop ce que c’est… À part si vous êtes un expert. Et puis, ça va grandir, tout doucement, parce que la nature prend son temps, tranquille, quand on le lui laisse.

Elle n’a pas d’actionnaires à satisfaire tous les mois, elle, et 4,5 milliards d’années de R&D. On peut pas test’.

Mais on peut admirer…

Admirer ses minuscules petits trucs verts lutter et grandir, pousser, jusqu’à devenir de belles grandes plantes, fleurir, faire des fruits parfois, les déguster…

Jusqu’à l’automne… Jusqu’à l’année suivante.

Vendredi 25 mars 2022 :

La forêt était d’un calme trompeur. Du moins, c’était l’avis de locaux. On racontait en effet que beaucoup avaient failli s’y perdre, entraînés par des esprits mauvais, depuis une nuit où il y avait eu un grand bruit.

Le seigneur du coin n’y croyait pas des masses, mais ça le contrariait, car du coup, la populace terrifiée refusait d’y aller, dans ces bois, et même certains de ses proches commençaient à refuser qu’eux aillent y chasser.

Et c’était contrariant.

Devant la montée des ragots suite à la disparition d’un vieillard, notre nobliau prit sur lui d’engager un sorcier exorciste pour aller faire le ménage.

Un homme se présenta donc et le scepticisme maugréant du maître des lieux ne sembla pas le décontenancer. Il se contenta d’avoir un petit sourire et de lui dire qu’il allait aller voir ça de visu.

Le seigneur lui fit un vague geste de la main et l’homme partit.

La forêt était tranquille, mais lui sentit bien qu’elle abritait effectivement autre chose.

Alors il s’y promena.

Et il finit par trouver ce qu’il y avait.

Alors que la nuit tombait, il arriva dans une clairière au centre de laquelle se trouvait une étrange pierre autour de laquelle voletaient des papillons bleus. Ceux-ci semblaient briller un peu.

 Il regarda la chose de plus près et comprit.

Cette pierre avait dû tomber du ciel. Elle dégageait de puissantes ondes. Ces ondes attiraient les âmes des défunts qui restaient là au lieu de rejoindre l’Au-Delà, sous cette forme de papillons… Et que même, ces ondes pourraient attirer les mortels un peu faibles qui l’approchaient trop.

Il commença par exorciser ces âmes pour les apaiser avant de faire un rituel un peu fastidieux pour ramener cette pierre stellaire à l’état de simple rocher, en en extrayant cette essence pour l’enfermer dans une fiole. Ça pourrait lui resservir…

Puis, il repartit et alla faire son rapport au seigneur qui s’en montra très satisfait et l’invita à rester dîner pour fêter ça. L’homme déclina et repartit sans attendre, les laissant festoyer.

Il était plus curieux d’étudier cette essence étrange que de rester à regarder ces braves gens s’enivrer.

Chacun ses passions.

Lundi 28 mars 2022 :

Je l’ai vue pour la première fois un jour de printemps, alors que je contemplais les cerisiers en fleurs dans le parc. Un parc très renommé, on disait que des membres de la haute société y venaient.

Ça m’a paru évident quand je l’ai vue.

Une belle jeune femme, vêtue d’un kimono des plus soyeux, finement maquillée, sous une ombrelle de toute beauté.

À travers les cerisiers, elle se promenait et je suis resté subjugué…

Je l’ai revue le lendemain, alors que je nettoyais le parc des déchets laissés par des pique-niqueurs peu civiques.

À nouveau, j’ai été ébloui…

Alors, moi l’humble jardinier de ce parc public, je me suis pris à rêver à cette femme qui ne semblait clairement pas pour moi.

Je la regardais de loin, lorsqu’elle venait, toujours aussi belle, jusqu’au jour où, alors que je plantais des fleurs sur une plate-bande, elle s’est approchée pour me demander fort poliment de quelles fleurs il s’agissait.

J’ai pris mon courage à deux mains pour lui répondre, en lui répondant que c’était des violettes.

Elle a souri et m’a remercié, en me disant qu’elle reviendrait les regarder.

Je l’ai saluée en me demandant si elle savait ce que disait la violette dans le langage des fleurs…

« Je pense à vous », un amour discret, mais sincère.

Mardi 29 mars 2022 :

Il faisait un beau soleil et dans la cour de la vieille auberge, tout était calme. On était au tout début du printemps, l’endroit venait juste de rouvrir. Il n’y avait donc quasi aucun client et les propriétaires du lieu pouvaient encore profiter d’un peu de paix avant l’été et la foule de clients qui allaient débarquer, parfois de l’autre bout du monde, pour venir se reposer ou souffler entre leurs vieux murs.

La gestion de ce lieu se transmettait de génération en génération depuis bien plus longtemps qu’on ne le pensait. On ne savait plus quand, d’ailleurs, car un incendie, au XIXe siècle, avait détruit toutes les archives familiales. Tout avait été reconstruit, l’activité avait repris, mais plus personne ne savait, du coup, depuis quand l’auberge était là…

Mais dans les faits, la famille n’en avait pas tant à faire. Elle gérait le lieu sans faillir, accueillant qui voulait depuis des siècles sans faillir.

De nos jours, le lieu, peu accessible en hiver, n’ouvrait donc qu’au printemps jusqu’aux premiers froids de la fin de l’automne. Le printemps était tranquille, assez pour que la fille des actuels gérants, profitant du soleil, n’ait le temps de se poser sur le banc de la cour avec sa propre fille, en attendant que ses père et grand-père ne rentrent des courses qu’ils étaient partis faire au village voisin.

L’enfant riait aux éclats, toute contente de goûter là, dans les joies simples de son âge, bien loin de saisir encore tout le poids et tous les enjeux de ce lieu, toute son histoire, tout ce dont elle hériterait plus tard.

Mercredi 30 mars 2022 :

Il y a une chose qu’il faut reconnaître aux appareils photo numériques, c’est qu’on se fout un peu de rater une photo… On la refait et on efface celle qu’on a ratée et hop c’est oublié. Autre chose qu’à l’époque où on payait le développement sur papier, hein…

Ou alors on ne l’efface pas parce qu’on a la flemme et on se retrouve des semaines voire des mois plus tard, quand la carte mémoire est saturée, à scroller sur des centaines d’images dont on ne sait même plus ce qu’elles sont pour la moitié au moins, et d’autres dont on se souvient soudain avec un sourire…

Comme celle-là…

Je me suis demandé un moment ce que c’était avant de m’en souvenir et de rigoler… C’était cet été dans le jardin de Papy, il pointait sa haie défoncée par un sanglier. Le sanglier avait fini en ragoût.

Il déconne pas, Papy, quand on lui défonce sa haie…

Mais bon, moi je le regardais et j’ai dû prendre cette photo par erreur… C’est sensible un écran tactile… Me voilà donc avec une photo de l’ombre de son grand-père sur son joli gazon vert, l’ombre d’un homme massif au bras tendu et au doigt pointé.

On aurait aussi pu prendre ça pour un lama, avec un peu d’imagination…

Cette photo-là, je l’ai trouvée jolie et je l’ai gardée.

Je ne pense pas que grand monde autour de moi ne puisse trop deviner de quoi il d’agit, mais moi je l’aime bien.

Jeudi 31 mars 2022 :

La forêt, c’est chouette la forêt.

C’est vert et c’est calme et y a plein de bêbêtes et de zozios qui chantent au printemps. Cui cui piou piou, c’est chouette.

Enfin là c’est hibou on dirait…

Et il a pas l’air très frais, le bestiau, on a dû le réveiller… Faut dire que c’est pas son heure, là, il fait un peu trop jour pour lui…

Il nous regarde d’un air sceptique, un peu endormi… L’air de dire « Non, mais c’est quoi c’raffut ! », ah ben désolés gars, c’était pas volontaire…

Du coup, on s’éloigne sur la pointe des pieds alors qu’il nous suit du regard, grognon.

On continue notre rando en rigolant, en se disant qu’on espère qu’il va pas se pointer pour hululer à notre fenêtre au milieu de la nuit pour se venger…

Genre « Moi aussi je peux vous empêcher de dormir naméo ! »

Mais bon, restons positifs, avec un peu chance, il sait pas où on habite…

Alors à part s’il demande à un copain écureuil de nous suivre en douce pour noter notre adresse sur son GPS, on devrait avoir la paix.

D’autant qu’à ma connaissance, les hiboux n’ont pas encore de GPS.

On est sauvé !

[Pas de Court le vendredi 1er avril pour cause d’anniversaire.]

Lundi 4 avril 2022 :

« … Rond comme un ballon et plus jaune qu’un citron c’est lui Pac-Maaaaan…

– Qu’est-ce que tu fous encore et pourquoi tu chantes ça ?

– Je fais un gâteau pour le 1er avril !

– Soit. Merci, miam d’avance, tout ça, mais c’est quoi le rapport avec Pac-Man…?

– Oh, c’est la forme de la base qui m’y faisait penser, regarde…

– Oui, c’est rond et tu en as coupé une part…

– Vala !

– Et après tu fais quoi, maintenant ?

– Et ben regarde, magie ! Je prends la part que j’ai coupée, je la mets de l’autre côté et hop, ça fait une nageoire !

– Ah oui.

– Après, encore magie… J’enduis le tout d’un joli glaçage au chocolat… Comme ça la nageoire elle va tenir…

– Hm hm ?

– On se fait un bizou pendant que ça durcit…

– Pendant que quoi durcit exactement… ? »

Smack.

« Petit pervers.

– Si tu savais…

– Heureusement que j’ai dit nageoire et pas queue !

– Ouais… Heureusement.

– Voilà, je rajoute les Smarties pour faire l’œil et les écailles et voilààààààà !

– Ça a l’air bien bon…

– Ah mais ça l’est… Genre depuis quand tu doutes de mes gâteaux ?

– Depuis que je veux les goûter pour vérifier et te faire un gros câlin pour me faire pardonner d’avoir douté.

– T’es irrécupérable.

– Je sais ! ^^ »

Mardi 5 avril 2022 :

Ma mère, en bonne fille de paysan née dans les années 40, m’a transmis un bon nombre de « savoirs », ou tout du moins de ces choses qui se répétaient de génération en génération, au grand damne de certains esprits « scientifiques » qui mettent ces connaissances ancestrales et de fait, bien souvent empiriques, sur le coup de superstitions ou de délires d’ignorants…

Alors, je ne vais pas m’attarder sur le mépris que ça implique, pas envie.

Mais je me souviens, quand un de ces « phénomènes » arrive, de ce que disait ma mère.

Lorsqu’il a neigé le 1er avril, je me suis souvenue de la Lune Rousse. C’est comme ça que ma mère appelait la lunaison qui suit Pâques. D’après elle, tant que cette lune n’est pas passée, il peut encore geler. D’autres disent la même chose des Saints de Glace : Saint Mamert, Saint Pancrace et Saint Servais, les 11, 12 et 13 mai. Or les dates des deux phénomènes correspondent à peu près et il faut bien l’admettre : ça se vérifie souvent…

Un autre qui me revient chaque fois : un ciel rose le soir annoncerait beaucoup de vent le lendemain.

Ça, j’avoue, je n’ai jamais fait de stat’ pour le vérifier.

Je n’aime pas beaucoup le vent, mais c’est joli, un ciel rose à la tombée de la nuit.

Mercredi 6 avril 2022 :

Le peuple des elfes était, de longue date, lié à celui des loups géants du nord.

Les deux races vivaient en symbiose depuis des temps immémoriaux.

Les loups géants servaient d’alliés de combat et de montures aux elfes, qui les hébergeaient, les soignaient et les protégeaient avec leur magie. Au fil du temps, ils leur avaient même forgé des armures.

Lorsque l’Empire avait été fondé, les elfes y avaient tout naturellement été intégrés et avec eux les grands loups. Et lorsqu’il avait fallu défendre les frontières de l’ouest, nombreux avaient été ceux qui s’étaient enrôlés.

Les armées humaines, souvent recrutées un peu partout en panique, avaient alors découvert avec surprise ces alliés surprenants, mais redoutables…

Toujours volontaires pour être en première ligne, car tout à fait conscients qu’ils étaient plus forts et puissants que les humains, ils avaient commencé par supporter la mauvaise humeur de ces derniers vexés de se voir considérés comme faibles, jusqu’aux premières grandes batailles… Où face à eux, de puissants sorciers avaient invoqué de puissants démons et où les humains avaient été bien contents de laisser les elfes et leurs loups s’en occuper pendant qu’eux géraient le reste de la troupe, les gobelins et quelques orcs…

C’est ainsi que très vite, les humains avaient reconnu que les laisser en première ligne n’avait rien de déshonorant pour eux et qu’après tout, chacun à son poste et c’était fort bien ainsi…

L’Empire s’en était trouvé victorieux et ses diverses races avaient appris à cohabiter, ce qui l’avait encore renforcé.

Il n’était ainsi pas rare de croiser sur ces terres une elfe chevauchant un grand loup, le soir, au fond des bois.

Jeudi 7 avril 2022 :

“Dans le village, il y avait une grande ferme un peu isolée.
Pendant longtemps, elle avait prospéré, mais désormais, seul un vieil homme seul y vivait et les lieux décrépissait.
L’Ancien, comme on l’appelait, était peu social et on le voyait peu. Il vivait quasi en autarcie.
Alors que le village se repeuplait après des années de désertification, les nouveaux venus étaient sceptiques quant à ce que les locaux racontaient sur cet homme.
Seule chose sûre : le promoteur immobilier qui avait tenté d’aller lui acheter ses terres avait été chassé à coups de fusil et coursé un moment par deux énormes chiens. De quoi décourager les autres.
Pour les enfants, s’approcher de ce lieu était un défi, comme on s’en donne à ses âges pour tester ses peurs. Ils allaient en bande aux abords de la ferme, et c’était à qui aurait le courage de s’en approcher le plus près.
Quand un chien aboyait, ils décampaient tous en criant.
Un jour cependant, la petite troupe, cachée derrière les arbres, eut la surprise de voir qu’il y avait quelqu’un qui parlait avec le vieil homme à son portail. Une jeune femme qui ne semblait pas avoir peu, pas plus que lui ne semblait vouloir la chasser. Les deux grands chiens eux-mêmes lui tournaient autour en remuant la queue et elle les caressait souvent.
Les enfants l’avaient vue repartir vers sa voiture et partir, alors que lui refermait le portail et rentrait.
Il ne leur avait pas fallu longtemps pour savoir qui elle était, c’était la nouvelle vétérinaire, qui remplaçait le vieux, parti en retraite, et qui, de fait, avait parfois ses entrées chez l’Ancien, lui aussi.
De ce jour, les enfants la virent régulièrement chez lui. Tout le monde savait qu’il avait des bêtes, mais tout de même, personne ne se serait attendu à ce que ce vieux bourru laisse cette jeune femme l’approcher et l’apprivoiser ainsi.
Il est parfois des amitiés qui défient toute logique…”
 
Vendredi 8 avril 2022 :

Ah je la retiens la frangine !

« Non mais il est super sage et puis il t’aime bien ! Allez juste pour cet aprem, j’ai un rendez-vous, je peux vraiment pas l’emmener ? »

Ouais ben on doit pas avoir la même définition de « super sage ». Et genre, sous prétexte que je suis étudiante, visiblement, j’ai que ça à faire, de lui garder son lardon, à l’autre !

Comme si ma thèse sur les effets des champignons aphrodisiaques norvégiens dans les filtres d’amour cabalistiques du XIVe siècle allait s’écrire toute seule !

Non, mais me filer son gamin déjà, fallait oser, mais elle aurait pu prévoir un sort anti-télékinésique, cette tarte ! C’est qu’il a foutu un sacré bordel dans mes bouquins à tous les faire léviter, ce pisseux ! Heureusement que j’avais mis mes notes sous clés !

Non, mais sérieusement, quand on a un gosse, on l’éduque, un peu ! On a vu ce que ça a donné avec le cousin Rulphios. À 2 ans ça faisait rire tout le monde quand il faisait exploser un verre. Moi je leur avais dit : cadrez-le, à 15 ans, ça vous fera plus rire ! Ah ben ça a pas loupé : une grosse crise d’ado et toute la vaisselle de Mamie y est passée !

Et encore, on a eu du bol : sa vaisselle de cuisine, pas ses fioles de potions, parce que là, vu tout ce qu’elle enfermait dedans, on était parti pour une sacrée chasse aux esprits !

On m’y reprendra pas à me prendre pour une baby-sitter de sitôt moi !

Pas sans potion de léthargie en tout cas, je demanderai à Mamie. Elle dit toujours qu’elle aurait jamais survécu à ses 6 enfants sans, elle doit encore avoir du stock !

 Lundi 11 avril 2022 :

« Bien. Le temps est venu. »

Il faisait nuit noire. Autour du lac, neuf personnes attendaient, alignées sur le bord, sous de longues capes.

Face à elles, de l’autre côté de l’étendue d’eau, un vieil arbre mort.

Celle qui était au milieu laissa tomber sa cape au sol et s’avança lentement sur l’eau.

Alors que ses compagnons se mettaient à chanter, elle se mit à danser sur l’eau noire.

Son corps frêle tournoyait, ses bras et ses jambes se mouvaient avec grâce… Créant des ondes sur la surface du lac…

Et au fur et à mesure, l’arbre mort se remit à vivre…

Il bourgeonna, refleurit, puis le chant se fit plus fort et la danse plus rapide, et là, l’arbre se mit à scintiller, d’abord doucement, quelques timides petites lueurs, qui devinrent 10, puis 100, puis 1000, puis innombrables, jusqu’à ce que l’arbre entier ne soit plus que lumière, illuminant le lac entier, jusqu’à ce qu’un rayon de lumière s’en jaillisse pour monter droit au ciel, éclatant en une myriade d’étincelles qui se dispersèrent aux quatre vents.

Alors la lumière commença à baisser lentement alors que le chant, comme la danse, prenait fin.

La jeune femme regagna le bord où ses compagnons l’attendaient.

L’un d’eux, un grand homme, lui tendit une main bienveillante, car elle chancelait.

Une autre remit avec la même douceur sa cape sur ses épaules.

« Ta danse était superbe.

– Merci… »

Ils regardèrent l’arbre, dont la lumière continuait à baisser doucement.

« Tout est bien. »

Mardi 12 avril 2022 :

Sur une île sans train, il y a un Café de la Gare qui arbore un affichage étrange…

Les destinations sont incompréhensibles à ceux qui ne sont pas d’ici, les horaires ne sont pas dans l’ordre, et à droite, une colonne « Observation » où sont inscrits dans l’ordre les mots courage, patience, volonté, désir, fantasme, désillusion et amertume.

Difficile de savoir si ce sont les noms des cocktails du café ou leurs effets…

Ou les deux.

L’« Accès aux quais » donne juste accès au bar.

C’est assez incongru, mais sur une petite île qui n’a pas de vraie gare ferroviaire, ça peut surtout prêter à sourire.

On y attendrait longtemps un train… Mais on peut s’y installer pour boire un verre, avant de repartir se promener, retourner sur la plage ou simplement rentrer chez soi… Parfois en allant à la vraie gare de l’île : sa gare maritime, prendre une navette…

Ce sont les trains locaux… Quand on n’a pas de terre, on vogue.

Mercredi 13 avril 2022 :

Je n’ai que peu de souvenirs de mon enfance.

Peu de choses…

Parfois, cependant, des images, des flashs me reviennent.

Comme aujourd’hui.

Aujourd’hui, je ne suis plus un enfant. Je suis un père respectable qui part en vacances… Je conduis. Ma moitié dort à côté de moi, comme nos petits, derrière. Nous sommes partis très tôt, car la route est longue…

Mais ça me va.

J’aime le silence et les routes encore tranquilles, et c’est là, au détour d’un virage, que la mer apparaît. La route la longue, elle scintille doucement.

Et moi, un lointain souvenir me revient sans que je sache trop pourquoi…

Je revois un paysage semblable, une route qui longe la mer qui scintille… Sauf que je ne suis pas le père respectable, mais juste un petit bonhomme émerveillé et scotché à la vitre…

Je réentends la voix de ma mère me dire de me rasseoir comme il faut, mon père rire, revois ma petite sœur, toujours encline à passer pour parfaite par rapport à moi, se remettre toute droite alors qu’on ne lui demandait rien…

Je souris tout seul.

J’étais un enfant turbulent, il paraît.

Je suis un père et un compagnon plutôt cool, il paraît aussi.

Chacun son tour de conduire et de découvrir la mer…

Jeudi 14 avril 2022 :

Les légendes étaient nombreuses et peu cohérentes sur la plaine morte…

Certains disaient que c’était autrefois une ville impie pour le feu du ciel avait ravagé.

D’autres qu’une antique bataille entre les dieux s’y était déroulée.

D’autres encore que c’était là que l’époux d’une puissante sorcière y était mort et que la douleur de cette femme avait été telle qu’elle avait tout détruit à des lieux à la ronde.

Cette immense étendue de terre et de pierres où rien ne respirait, à part des vautours, avait inspirait bien des légendes et inspirait bien des peurs.

Bien rares étaient ceux qui y étaient allés. Plus rares encore ceux qui en étaient revenus. Et on comptait sur les doigts d’une main ceux qui en étaient revenus sains d’esprit…

Ils avaient dit qu’ils avaient erré sur cette terre morte en vain.

Sauf un qui ne dit jamais rien.

Celui-là était revenu sans même que beaucoup de gens le sachent.

Il avait repris sa route, sa vie, comme si de rien n’était.

Mais parfois, dans ses songes, revenaient des souvenirs.

Un chant aussi incroyablement beau qu’infiniment triste.

Une femme vêtue de rouge errant dans la plaine.

Des spectres de sable, surgissant du sol, formes inhumaines, et pourtant… Qui semblaient pleurer, elles aussi, avant que le vent ne les emporte.

Oui, parfois, il en rêvait encore…

Vendredi 15 avril 2022 :

Parfois, lorsque le ciel est particulièrement bleu et que j’entends les enfants du quartier jouer dans la grande cour de l’immeuble, la mémoire me revient et le passé ressurgit.

Malgré les siècles passés, le ciel est toujours aussi bleu et les cris des enfants, eux non plus, n’ont pas changé.

Alors, je les regarde avec un sourire, pensif, perdu dans des souvenirs si vieux, que l’humanité elle-même a oubliés… Nous sommes si peu à nous en rappeler désormais…

D’un temps très ancien, d’un temps perdu…

À l’époque où Atlantis régnait sur le monde.

À l’époque où je régnais sur Atlantis.

La Cité Maîtresse a disparu… Moi, je suis toujours là.

Aujourd’hui, Atlantis est un nom légendaire… Vous imaginez une ville fabuleuse, une île cernée de gigantesques murs d’eau, une époque de richesses et de magie… Un Âge d’Or.

Anéanti par son propre orgueil en un seul jour et une seule nuit…

Là-dessus, la légende n’a pas tout à fait raison.

Mais qui aurait pu croire que la colère d’un enfant-mage puisse être telle qu’elle n’en brise le monde entier et notre empire avec lui…

Le ciel est bleu et un magnifique soleil brille aujourd’hui…

Le même qu’en ces temps-là.

Un jour, l’Empire renaîtra. Atlantis, aussi, rejaillira de ses cendres… Et le monde sera à nouveau uni.

On me l’a prédit, il y a bien longtemps…

Dans une ville légendaire, engloutie par les flots.

Lundi 18 avril 2022 :

Il y a désormais bien longtemps que nous explorons l’univers…

Au fil des voyages, des découvertes, nous avons vu bien des choses.

Nous avons croisé des races aliens plus ou moins bienveillantes…

Beaucoup de planètes inhabitables ou mortes…

Beaucoup de planètes inhabitables pour nous, mais habitées par d’autres créatures.

Parfois, des traces de vie intelligente, parfois même, des ruines immenses, les restes de civilisations qui avaient dû être gigantesques et fabuleuses… Certaines s’étaient même étendues, en de rares cas, sur plusieurs planètes, ou plus rarement encore, sur plusieurs systèmes.

Depuis le temps que mon équipe et moi nous baladons comme ça, nous avons vu tant de choses, de merveilles, mais aussi tant d’horreurs, de créatures monstrueuses, de traces de civilisations détruites par des guerres ou des cataclysmes cauchemardesques, pour ce qu’on peut en savoir.

Chaque système est un mystère, chaque planète une énigme à résoudre.

Nous n’en avons exploré que la surface… Nous n’en connaîtrons jamais toute l’étendue.

Mais cela ne nous empêchera jamais de continuer de chercher, de vouloir découvrir toujours plus loin… D’aller jusqu’au bout de nos possibles.

Mardi 19 avril 2022 :

L’ombre a représenté, et représente encore, bien des choses dans l’imaginaire. Symbole de mensonge, de dissimulation, de crime parfois, ce simple phénomène physique n’en finit pas de servir de métaphore à des choses peu sympathiques, par opposition aux valeurs plus positives que sont la vérité et la lumière.

La vérité étant une notion purement abstraite et la lumière, un autre phénomène physique basique. Phénomène qui, parfois, quand il implique le soleil et de la chaleur, nous pousse d’ailleurs à trouver cette ombre si malmenée dans notre imaginaire finalement bien accueillante…

Mais l’humain n’est plus à un paradoxe près.

Et puis, parfois, l’ombre et la lumière se mêlent pour nous jouer des tours…

Ainsi, dans mon jardin tout à l’heure, cette ombre qui semblait me faire un doigt d’honneur.

Je ne pensais pas avoir rien fait pour mériter ça et, en fait, c’était juste un oiseau posé sur mon toit…

Comme quoi.

Si j’étais superstitieux, j’aurais pu y voir un signe quelconque, j’imagine, mais ce n’est pas le cas.

Alors j’ai rigolé tout seul avant de reprendre mon jardinage.

C’est toujours agréable de bosser avec le sourire.

Mercredi 20 avril 2022 :

Le printemps…

J’aime le printemps…

C’est le renouveau, le temps se réchauffe, les cerisiers fleurissent…

Et c’est la rentrée.

Mais pour moi, cette année, tout est différent.

Finies les prises de tête sur cette obligation absurde de devoir prouver avec un certificat médical que OUI, je suis châtain-roux naturellement, parce que ma mère est irlandaise, finie cette obligation d’uniforme à jupette qui me sortaient par les yeux !

J’entre à la fac… Je peux donc enfin m’habiller comme je veux pour aller étudier et c’est une libération sans prix pour moi.

Bon, ça n’empêchera pas les crétins de service qui n’aiment pas les métis de me faire suer, mais au moins, ils n’iront pas soulever ma jupe puisque je n’en porterai plus ! Ce que mon père ne vit d’ailleurs pas très bien, mais qui ravit ma mère, tout à fait contente, elle aussi, d’être débarrassée de ces « rialacháin amaideach », règlements idiots, comme elle grommelait toujours dans sa langue natale. Lui trouve que « je manque de féminité » quand même et que je pourrais faire un effort, là on pourrait presque me prendre pour un garçon…

S’il savait…

Je suis sens bien, ce matin, en marchant à travers les rues tranquilles pour rejoindre mon université. Elle n’est pas très grande, ni très connue, mais elle enseigne ce qui m’intéresse et a la réputation de le faire bien, je n’en demande pas plus.

Il pleut des pétales roses sur ma route.

C’est le printemps et c’est la première rentrée que je vis le cœur aussi léger.

Jeudi 21 avril 2022 :

La forêt était paisible et les animaux y jouissaient d’une tranquillité peu commune.

Aucun d’entre eux ne savait qu’ils devaient cette paix au fait que la forêt était privée et que la propriétaire des lieux avait interdit la chasse sur ses terres avec une autorité indéniable, liée au serment solennel qu’elle lâcherait ses propres chiens sur le premier qui tenterait.

Un avait tenté. L’expérience avait prouvé que les chiens couraient plus vite qu’un homme d’âge moyen et aussi que les mêmes chiens étaient excellemment dressés, puisqu’ils l’avaient poliment ramené à leur maîtresse sans (trop) le mordre.

Aucune autre tentative n’avait été signalée depuis.

En ce matin de printemps, donc, les animaux divers profitaient donc du soleil.

Beaucoup de petits d’espèces variées gambadaient un peu partout.

C’est ainsi que deux renardeaux, issus de deux portées différentes, se croisèrent au détour d’un buisson.

Leur premier réflexe fut bien sûr de rester immobiles tous deux, mais ça ne dura pas. Ils se rapprochèrent vite pour se flairer poliment, curieux, et quelques minutes plus tard à peine, ils jouaient à se courser et à se bagarrer dans l’herbe.

Ils s’amusèrent bien, jusqu’à ce que leurs mères respectives, qui se connaissaient et se toléraient, car il y avait assez de gibier pour tout le monde, ne vinrent voir ce qui se passait et ne jappent toutes deux pour rappeler leur progéniture.

Les deux compères les regardèrent, s’assirent, se demandant s’ils devaient obéir ou pas, parce que bon, la faim se faisait sentir, et la fatigue aussi, mais jouer quand même, c’est cool.

Les mères jappèrent encore et ils se regardèrent, l’un fit une petite léchouille à l’autre avant de japper aussi et de rejoindre sa maman. L’autre le laissa faire et bâilla avant de faire de même.

Mais il ne faisait guère de doute que ces deux-là n’avaient pas fini de s’amuser ensemble…

Vendredi 22 avril 2022 :

Lorsque j’étais enfant, nous allions souvent voir mes grands-parents maternels, qui habitaient à une heure de route de chez nous. J’ai des souvenirs de dimanche où nous partions pour aller y manger, avant d’y passer l’après-midi, le plus souvent à parler ou jouer aux cartes, et parfois même, nous y restions dîner. Si ma grand-mère, en tout cas dans mes souvenirs, nous préparait le plus souvent un poulet rôti à midi, je me souviens des croque-monsieur du soir avec une certaine nostalgie…

Pour la petite fille que j’étais, c’était un long trajet, une heure, et nous avions des repères au fil de la route pour savoir où nous en étions. Ainsi, un rond-point avec une statue de la Vierge sur le bord marquait le milieu du voyage. Lorsque nous quittions la nationale ou l’autoroute pour vous lancer sur les plus petites routes de campagnes, le but était proche.

 Lorsque nous restions dîner, il faisait le plus souvent nuit lorsque nous rentrions, ou bien la nuit tombait en cours de route.

La fillette que j’étais regardait les lumières au loin sans toujours comprendre ce qu’elle voyait.

Je me souviens ainsi d’un retour où une lumière rouge, un petit point au loin, avait attiré mon attention. Je l’avais suivi des yeux très longtemps, m’imaginant un OVNI ou que sais-je encore…

Oui, mon imagination n’a pas attendu pour être fertile.

Je regrette un peu ce temps où mon esprit pouvait partir sans limites, là où maintenant, l’adulte que je suis ne remarquerait sans doute même plus ce petit point rouge au loin.

Mon esprit peut partir en vrille sur d’autres choses, aujourd’hui, et mon imagination reste débordante… Mais j’avoue que ce temps où la vérité m’échappait me manque un peu, avant qu’elle ne m’écrase… Ce temps où mon imagination était libre, une porte pour rêver, et pas juste une échappatoire à notre âpre réalité.

Lundi 25 avril 2022 :

C’était probablement un des plus petits restaurants de la mégapole.

Une minuscule échoppe dans une ruelle guère plus grande, dans un quartier populaire assez tranquille.

Il n’y avait même pas vraiment la place d’y manger, la plupart des clients prenaient à emporter, mis à part ceux qui étaient, au fil du temps, devenus des amis des trois personnes qui travaillaient là : les deux cuistots et la patronne, qui servait au petit comptoir. Ceux-là prenaient souvent le temps de manger là, un peu comme ils pouvaient sur la mince planche de bois.

L’endroit était à la fois très connu des gens des environs, surtout des travailleurs et travailleuses qui savaient pouvoir y trouver leur dîner, même très tard, et totalement inconnu du reste du monde.

Il n’était sur aucun guide touristique, même local.

Lorsqu’on n’était pas du coin, il fallait vraiment soit se perdre, soit se laisser promener sans autre but que de découvrir l’inconnu pour le trouver.

La patronne ne refusait jamais un client, fut-ce une nouvelle tête, fût-ce une tête d’ailleurs.

Ça ne se fait pas, disait-elle, de refuser de vendre à manger à qui que ce soit.

Et les voir repartir le ventre plein et le sourire aux lèvres était toujours un plaisir pour eux.

Mardi 26 avril 2022 :

Le printemps était capricieux et la petite Madeline en avait fait les frais.

Surprise par une pluie violente alors qu’elle se promenait sagement dans le grand parc familial, sur son poney, elle était rentrée trempée et avait pris froid.

Rien de grave, la fillette était connue pour être de bonne constitution, mais le médecin avait tout de même conseillé à sa mère de la tenir au lit et au chaud quelques jours. Plus pour la rassurer elle qu’autre chose, mais la demoiselle s’était laissée faire, bien contente d’avoir un peu de répit, quelques jours sans cours particuliers, où elle pourrait se prélasser dans son lit douillet en toute impunité.

De peur qu’elle ne s’y ennuie, son père se fit un devoir de lui ramener de beaux illustrés qu’elle put lire et relire à loisir, pour son plus grand bonheur. De jolies histoires qui la faisaient rêver…

Beaucoup moins ennuyeux que les cours de son vieux précepteur…

Mercredi 27 avril 2022 :

Le site avait été découvert par pur hasard par des promeneurs. Dans une forêt qu’on croyait millénaire se trouvaient les ruines bien réelles d’une petite ville du bas Moyen Âge.

Cela avait surpris tout le monde, mais le député du coin, qui cherchait à se faire mousser pour les élections suivantes, avait vu là un bon moyen de ce faire en détournant l’attention des électeurs de soucis bien plus concrets.

Il avait donc, avec l’aide d’un copain du Conseil Régional, très rapidement débloqué des fonds pour engager des historiens et des archéologues et les envoyer explorer le site.

Parmi les historiens, deux groupes s’étaient rapidement formés : ceux qui allaient fouiller les archives, à la recherche de traces de l’existence de cette communauté, et ceux qui allaient accompagner les archéologues.

Ce second groupe, mixte, ne tarda pas à confirmer l’hypothèse d’une cité moyenne et estima de prime abord son existence entre le XIIe et le XIVe siècle. Il leur faudrait plus de temps et pas mal de boulot pour y voir plus clair et être plus précis. Et aussi couper quelques arbres pour dégager les ruines quand il le fallait…

Si cette tentative de noyer le poisson ne permit pas au député d’être réélu, car les électeurs n’avaient rien contre les historiens et les ruines, mais étaient plus préoccupés par les histoires de clientélisme et de désertification de leurs villages, elle permit tout de même aux chercheurs de découvrir un site qui, du fait qu’il avait été si longtemps oublié, regorgeait de trésors archéologiques et même d’un trésor tout court, en la présence d’une tombe d’une dame de haute lignée restée intacte.

Comme quoi parfois, les magouilles des uns font le bonheur des autres…

Jeudi 28 avril 2022 :

Le soleil donne la même couleur aux gens… Et aussi des insolations et des brûlures, mais restons positifs.

Il donne aussi aux plantes l’énergie de pousser et aux abeilles une boussole pour se diriger.

En fait, c’est très utile, le soleil… En dehors des inconvénients cités plus haut.

Quand j’étais petite, je n’étais pas grande et je ne montrais mon cul à personne, mais par contre, j’habitais à la campagne et une bonne partie de ma famille aussi.

Si mon village était plutôt versé dans le pinard et les fruits, je me souviens des champs de blé et de tournesols qu’on longeait en allant voir mes grands-parents ou mes oncles et tantes.

Il n’y avait pas trop de colza à l’époque, ou en tout cas, je n’en ai pas souvenir.

Ça me parait un autre temps et j’en garde une tendresse réelle pour les immensités champêtres, quoi qu’on y fasse pousser… Moins quand ça pulvérise des produits bizarres dessus, mais bon, un grand champ en fleurs, ça reste très beau à regarder.

Avec une casquette, donc, quand ça cogne trop.

Vendredi 29 avril 2022 :

Un hiver sans fin…

Nous ne savions plus quand ça avait commencé… Les plus vieux d’entre nous racontaient que leurs propres anciens racontaient que ça n’avait pas toujours été comme ça, qu’« avant », il ne faisait pas froid, que la neige ne recouvrait pas tout, qu’on voyait bien plus souvent le ciel et le soleil…

Nous ne savions plus pourquoi non plus.

Certains parlaient d’une guerre, de bombes qui avaient causé cet hiver, ces nuages…

Peu y croient… Nous sommes si peu, nous survivons comme nous pouvons dans ce froid… Y a-t-il vraiment eu une époque où nous étions si nombreux et capables de construire des armes si puissantes, qu’elles auraient pu provoquer un tel cataclysme ?

Ce jour-là, nous sommes en chasse et nous tournons quelques heures avant de trouver des traces dans la neige. Une harde de cerfs, de quoi nous nourrir quelques jours ou plus…

Nous les suivons donc jusqu’à apercevoir des loups un peu plus loin. Nous reconnaissons sans peine la vieille femelle grise qui les mène… Elle nous regarde aussi.

J’échange un sourire avec notre cheffe.

Ce n’est pas la première fois que nous allons chasser avec ceux-là…

Ils repartent en courant. Ils vont prendre la harde à revers pour la rabattre vers vous.

On se partagera la viande après, il devrait y en avoir assez pour tout le monde et c’est tout bénéfice pour tout le monde : eux vont moins peiner à chasser et nous aussi, et une meute de loups nourrie est une meute qui ne nous attaquera pas.

Un échange de bons procédés en somme, pour notre survie à tous.

Lundi 2 mai 2022 :

S’il y a encore des personnes qui doutent autour de vous de l’influence de l’art sur le monde « réel », eh bien, déjà, je vous plains, et ensuite, rappelez-leur que c’est une très vieille histoire qui a changé dans notre langue le nom d’un petit animal bien familier de notre imaginaire…

Car savez-vous, et si oui, faites-leur savoir, qu’avant le XIIE siècle, nos petits rouquins à quatre pattes et queue touffue répondaient au petit nom de « goupil » ?

Le terme existe encore, même s’il est aujourd’hui très peu utilisé et vieillot, et pour cause… Huit siècles, ça pèse.

Et c’est donc dans ce XIIe siècle, qui a vu une première « Renaissance », d’ailleurs, car non, le Moyen Âge, ce n’est pas un millénaire d’obscurantisme, de fanatisme et de boue, mais si je pars là-dessus, déjà je vais grogner et je n’ai pas envie (on est lundi, ‘faut pas déconner), et puis on n’a pas le temps, que vont apparaître les premiers textes de ce qu’on n’appelle aujourd’hui Le Roman de Renart, avec un t, oui, car il s’agissait du nom, d’un homme bien réel, apparemment, dont un des auteurs voulait se moquer. Notre goupil s’est ainsi vu appeler Renart, du nom germanique Reinhard, qui n’a rien à voir étymologiquement avec notre goupil (qui, lui, vient bien du latin vulpes, qui désigne encore l’animal sous son nom scientifique).

Les faits se posent ainsi : ces textes eurent un succès tel qu’ils en influencèrent le réel au point de faire disparaître le terme goupil au profit de celui de renart (qui deviendra renard au XVIe siècle).

Un intéressant cas d’antonomase, n’est-ce pas ? Comme quoi, on n’a pas attendu les frigos et les velux…

Mardi 3 mai 2022 :

À l’automne, Teddy l’ours était bien gras, car il fallait des réserves avant d’aller dormir…

Il se promenait dans sa forêt, cherchant s’il pouvait encore grignoter quelques bricoles, lorsqu’il sentit une sensation de piqûre au niveau de son cou et il tomba endormi quelques minutes plus tard, sans comprendre.

Trois personnes sortirent alors des buissons voisins pour s’approcher prudemment. L’un d’eux, un grand homme d’une bonne cinquantaine d’années grisonnant, mais très alerte, avait un long fusil sur l’épaule.

« Joli tir, vieux ! lui dit la petite gonzesse qui était avec lui, alors que la 3e, un trentenaire bien plus frêle, s’accroupissait près de l’animal

– Facile, à cette distance… » répondit l’homme en regardant autour d’eux.

Le deuxième homme eut un sourire, auscultant toujours Teddy.

« Ah, ça doit te changer de tirer des sédatifs sur des bestioles !

– Ouais, mais ça occupe bien ma retraite et c’est plus cool que de sniper des terroristes… Mais sérieux, un ours de cette taille à cette distance, c’est du gâteau…  

– C’est quoi, ton record ? demanda la femme en posant sa sacoche au sol pour en sortir une seringue et la remplir.

– Je crois que j’ai pété les 2000 mètres, mais on a toujours eu un doute… Le temps qu’on arrive, ils avaient décampé avec ma cible…

– Vous vous amusiez bien à l’armée ! »

Le sniper haussa les épaules alors que la femme administrait ses vaccins à Teddy, pendant que son collègue vérifiait que la puce était toujours en place et que tout allait bien.

« Et le record du monde, c’est combien ? demanda encore la femme.

– Le dernier, 3540 mètres, un Canadien en Irak en 2017… Après, en entraînement, y a deux gars qui ont pété les 4000…

– Ah ouais, quand même ! »

Teddy se réveilla un peu plus tard, se releva et secoua la tête, bien loin de ses considérations. Il bâilla et se demanda où il en était avant cette drôle de sieste improvisée… Son estomac ne tarda pas à le lui rappeler.

Ah oui. Manger…

Mercredi 4 mai 2022 :

Alors que nous visitons la maison avant de l’acheter, nous sommes tous les deux avec notre petit bonhomme qui trotte partout et que nous avons un peu de mal à tenir. Cela dit, comme c’est un peu à cause de lui que nous avons décidé de quitter notre appartement urbain pour partir à la campagne, où nous pouvons avoir bien plus grand pour bien moins cher, on n’arrive pas trop à lui en vouloir… Après, le bled est un peu paumé, mais accessible tout de même et ça ne nous gêne pas de faire un peu plus de route.

Le jardin est très grand et la personne qui nous fait visiter, de ce qu’on a compris, la fille du propriétaire, vieillissant et ne pouvant plus rester dans cette vieille maison trop grande et avec beaucoup trop d’escaliers pour lui, a vraiment émerveillé notre bout de chou et là, nous l’avons laissé courir un peu pour parler tranquillement entre grandes personnes.

Nous sommes intéressés et elle soulagée que nous le soyons. Pour cause : le prix est certes dérisoire, mais pour une bonne raison : la maison est mal entretenue depuis un moment, il y a donc pas mal de travaux à prévoir. Mais nous ne sommes pas pressés, c’est le printemps, nous sommes bricoleurs, il n’y a rien d’insurmontable. Nous pouvons voir ça tranquille et tout faire pour emménager à l’automne.

Nous sommes en train de voir ça lorsque notre petit bonhomme revient vers nous en courant et demande :

« Madaaaaaaame !

– Euh, oui ?

– C’est quoi la porte au fond du jardin, dis ? Elle va où ? »

Notre hôtesse rigole, comme nous, alors que notre bambin la regarde avec de grands yeux brillants. Connaissant son imagination déjà débordante, il doit s’imaginer beaucoup de choses… Elle lui sourit :

« Eh bien, on ne peut plus trop l’ouvrir, mais mon papa disait qu’elle donne sur un chemin qui va dans la forêt.

– Oooooooh… »

Forêt : mot magique qui fait briller² les yeux de notre bonhomme.

« Waaah ! Une vraie forêt avec des fées et tout ? demande-t-il encore.

– Peut-être, va savoir… »

Je le prends dans mes bras et le soulève :

« On ira voir ça. Ça te plaît ici ?

– Oui !

– Et à toi ? demandé-je à ma moitié.

– Oué oué…

– Bon, ben je crois que la cause est entendue… »

Jeudi 5 mai 2022 :

On a beau avoir l’habitude, savoir qu’on n’y coupera pas… Tous les ans, il y en a pour râler.

Pourtant, habiter si loin au Nord du monde, dans un village isolé, impliquait ça : creuser dans les mètres de neige pour dégager la route, pour nous donner un accès au reste du monde.

Cette année, après un peu de répit à cause du réchauffement, c’est à nouveau tombé très fort et plutôt de bonne heure. Mais bon, pas comme si on avait le choix : on a sorti les engins et on y a été… Dans la nuit quasi totale de ces latitudes, sous les étoiles, dès que le ciel a été dégagé.

On sait y faire, on est équipé. Ça a été l’histoire de quelques heures et on a fini comme toujours, à boire un coup, tranquilles, en regardant le ciel… Si belle mer d’étoiles entre les murs de neige…

Il y a des jeunots avec nous pour qui c’était la première fois. Il faut bien qu’ils apprennent, que la relève soit assurée. Et encore, ils ont du bol.

La tête qu’ils font quand le vieux Matt leur raconte que lui, gamin, il a appris à la pioche… Ça vaut le détour…

Vendredi 6 mai 2022 :

Ma mère et moi étions des herboristes itinérants.

Nous voyagions sans but précis, cueillant en chemin les herbes que nous vendions ensuite, seules ou mêlées en préparation plus complexe.

C’était une vie qui nous convenait, et nous avions rarement des problèmes. Globalement, notre profession était respectée. Même lorsque nous croisions des hors-clans ou des brigands, ils nous demandaient plus souvent de l’aide que nous cherchaient des ennuis.

Mon arc et le bâton de ma mère décourageaient les plus agressifs.

J’aimais le printemps tout particulièrement. Déjà, parce que voyager en hiver pouvait s’avérer très pénible. D’ailleurs, nous restions autant que possible à l’abri, soit dans un village, soit dans une cahute abandonnée, mais où nous pouvions rester vivre tout de même au plus froid de l’année. Ensuite, parce qu’on y trouvait spécifiquement beaucoup de plantes, notamment de fleurs, qui n’écloraient pas le reste du temps. Nous devions faire du stock dès que nous tombions dessus, certaines étaient rares ou importantes pour des préparations basiques.

Ou juste pour aromatiser le thé.

J’aimais aussi le printemps pour ses chants d’oiseaux dans les forêts et ceux des hommes dans les champs.

C’est une vie qui me convient toujours… Et que j’ai hâte de transmettre à la petite disciple qui m’accompagne et me succédera.

Lundi 9 mai 2022 :

Nous ne sommes pas très nombreux ici…

Lorsque j’ai commencé à pousser, un peu seul, je n’étais abrité par aucun parent, et le vent soufflait fort, aussi en suis-je resté penché…

Ça ne m’a pas empêché de m’épanouir, pas plus que les autres.

Le terrain est grand et nous sommes un peu loin les uns des autres, à part le cerisier qui est près de moi. Mais il est pénible… Tous les printemps, il faut qu’il se la pète avec ses fleurs… Et après avec ses fruits…

Moi, je fais de l’ombre pour le petit banc que les bêtes-à-deux-pattes ont posé contre moi au sol.

J’ai toujours trouvé ces créatures très curieuses… Ils font partie de ceux-qui-bougent, mais parmi eux, ils sont clairement à part, ils font bien plus de bruit et utilisent des tas de choses très étranges…

Comme celle qui coupe l’herbe quand elle devient trop haute pour eux… Au début, je croyais que c’était un animal mangeur d’herbe que je ne connaissais pas, mais non, ça n’a pas l’air vivant… D’ailleurs, il faut que le Deux-Pattes le pousse… Sinon, ça ne bouge pas… Et nous, on le sait bien, il n’y a que nous et les pierres qui ne bougeons pas… Donc, je ne sais pas ce que c’est… L’herbe non plus, mais elle m’a confirmé que ça coupait sans la manger. Elle trouve ça bizarre aussi.

C’est vraiment une espèce singulière, les Deux-Pattes…

J’en ai vu, depuis que je suis sorti de terre, passer. Apparemment, ils vivent dans la grosse pierre droite d’à-côté. Il paraît que ce n’est pas une vraie pierre non plus… C’est le vieux chêne qui vit bien plus loin qui le dit, les abeilles le racontent quand elles se posent sur nous. Lui est bien, par ici, le plus vieux d’entre nous.

Il dit aussi que les Deux-Pattes sont bizarres… Lui, il dit qu’ils ne vivent pas vieux et que c’est pour ça qu’ils s’agitent. Parce qu’ils ont moins le temps que nous… Du coup, je les plains un peu… C’est triste de s’agiter et de ne pas juste pouvoir rester à profiter du soleil et de la pluie sans avoir rien d’autre à faire qu’essayer de regarder le ciel d’un peu plus près.

Mardi 10 mai 2022 :

Il avait plu une bonne partie de la nuit et le voyageur avait trouvé une grotte pour s’abriter et dormir un peu.

Lorsqu’il s’était réveillé, la pluie s’était arrêtée et après le silence du mauvais temps, la vieille forêt reprenait vie. Les oiseaux chantaient et quand il regarda hors de la grotte, il vit quelques ombres passer furtivement au sol.

Il s’assit et prit le temps de manger un peu de galette et de viande séchée avant de repartir.

Vêtu de ses hardes épaisses, muni de son long bâton, il reprit son chemin entre les hauts arbres.

La lumière de l’aube était très belle, bleutée, un peu mauve, et il se dit qu’il avait de la chance de voir un spectacle pareil.

Il se demanda s’il était encore loin de chez lui.

Il ne savait plus exactement depuis quand il était parti… Le voyage avait été long. Sans doute allait-il trouver sa fille bien grandie…

Il leva la tête et sourit.

Cette forêt était vraiment magnifique.

Il allait avoir de belles histoires à lui raconter.

Mercredi 11 mai 2022 :

« Houlà, qu’est-ce que c’est que ça…

– Tu as trouvé quelque chose ?

– Une photo, ou un dessin, je ne sais pas trop… D’une bestiole euh, bizarre…

– Montre ?

– Ça te dit quelque chose… ?

– Houlà, c’est pas jeune, ça s’effrite… Alors euh, de ce que je sais de la faune de l’époque, on dirait une chimère… Un mélange entre ce qu’on appelait un kangourou, pour la poche, un ornithorynque pour la tête et les pattes et un ours pour le corps…

– Euh, OK, si tu le dis…

– Ce qui me fait penser que soit ils avaient des scientifiques très bizarres et des connaissances bien plus poussées qu’on le pensait en manipulation génétique…

– Soit ?

– Soit c’est une vision d’artistes d’un animal mythique, attend, je vais le scanner, on va voir si on a une info dans la Bibliothèque Universelle…

– Fais donc. 

– Heureusement qu’on a un bon réseau…

– Oui, ça va, on capte bien ici…

– Ah voilà…

– Tu as une réponse ?

– Apparemment oui, alors j’avais à moitié raison… Ce n’est pas vraiment un animal mythique, par contre c’est bien quelque chose qui n’existait pas, regarde…

– ‘’Niffieur’’… Ah, on en a quelques autres images ?… Une créature magique tirée d’une série de livres, ah d’accord.

– Ça me paraissait bien trop bizarre pour être réel.

– Ouais, et s’ils avaient eu des connaissances pareilles en génétique, je pense qu’on en aurait trouvé des traces… Par contre, pour ce qui est de l’imagination, ils n’avaient rien à nous envier…

– C’est sûr…

– Je la garde, ça en fera une de plus !…

– Bon, on continue l’exploration ?

– Je te suis ! »

Jeudi 12 mai 2022 :

J’ai retrouvé de vieilles photos l’autre jour…

Des vacances au bord de la mer…

Une falaise sèche, quelques buissons épars, un soleil de plomb…

Et toi.

Une amourette d’été de deux gamins timides et maladroits…

La photo est un peu floue… J’avais un bon appareil, mais je trouvais toujours moyen de trembler un peu.

Mais là, je me souviens, ce n’était pas de la maladresse… C’est toi qui avais trouvé moyen de me faire trembler un peu en me prenant dans tes bras par surprise…

On était des gosses et on s’aimait, et on ne voulait pas penser plus loin…

On savait que ça ne durerait pas et ça nous allait.

Je m’en souviens avec tendresse…

C’est drôle, le destin.

On s’est dit au revoir sans regret et je pensais ne jamais te revoir… Toi non plus, j’imagine.

Alors, quand on s’est recroisé, un autre été, bien longtemps après, on s’est retrouvés un peu bêtes.

Tu avais une petite gonzesse au bout du bras… Tu l’avais eue sans trop faire exprès, mais bon, tu l’avais gardée et tu l’aimais bien… Pas facile en solo, mais tu te débrouillais… Moi, je n’avais personne, ni dans mon lit ni dans un berceau.

On s’est aperçu qu’on était au même hôtel, alors on a encore passé l’été ensemble.

Sauf qu’à la fin, cette fois, on n’avait pas envie de se dire au revoir.

Aujourd’hui, la petite gonzesse va nous rendre grands-parents.

Et moi, en faisant un peu de ménage, j’ai retrouvé une photo plus vieille qu’elle, le souvenir d’une rencontre, un jour, sous le soleil.

Vendredi 13 mai 2022 :

Les touristes la croisaient de temps en temps, en arrivant au refuge ou en se promenant autour.

Ils étaient toujours très surpris et émerveillés de voir d’aussi près un lynx et quand ils s’installaient dans le réfectoire, ma mère les écoutait avec un sourire avant de leur dire avec sa gentillesse naturelle :

« Ah, vous avez vu Luna. Elle est un peu farouche, mais on arrive à l’approcher un peu, en y allant tout doucement. 

– Ooooh, elle a un nom ? » s’étonnaient-ils souvent.

Et ma mère de raconter comment elle avait sauvé et nourri la toute petite lynx, mais en prenant soin de ne jamais la domestiquer. On lui avait installé un endroit pour s’abriter et on lui apportait à manger quand on voyait qu’elle avait faim, sans jamais plus interagir avec elle. Un hiver particulièrement froid, on avait renforcé l’abri et on lui avait laissé de vieilles couvertures. On avait un peu peur pour elle.

On avait beaucoup ri en la voyant se glisser dedans pour dormir au chaud, comme un chat…

Elle vivait dans les bois alentour. Elle venait quand elle avait trop faim ou besoin de repos, à l’abri. On la voyait donc bien plus en hiver.

Et puis, elle a disparu un peu plus longtemps que d’habitude et on s’est un peu inquiété, jusqu’à ce qu’elle réapparaisse au printemps. Elle avait l’air fatiguée et son ventre bien trop rond la trahissait.

Quelques semaines plus tard, trois petits lynx gambadaient au fond de notre grand jardin.

Elle restait prudente et loin de nous, nous faisions attention à ne pas trop approcher les petits, pour ne pas risquer, comme elle, qu’ils s’habituent trop à nous et ne prennent trop confiance dans les humains.

Mais ça nous faisait plaisir… de savoir qu’elle était revenue chez nous pour ça. Elle avait eu besoin d’un lieu sûr pour ses petits, elle savait qu’elle pouvait compter sur nous.

Maman les regardait avec un sourire.

Entre mères, on se comprend, j’imagine, quelle que soit l’espèce.

Lundi 16 mai :

L’ancien herboriste, devenu soldat, était un homme affable et apprécié, tant de ses camarades que de ses supérieurs. Il avait toujours de qu’il fallait dans sa besace pour soigner ce qu’il pouvait, ou permettre de temporiser en attendant les vrais médecins si besoin.

Ça n’avait pas été sans mal. Enrôlé sans trop qu’il ait le choix alors qu’il était encore assez jeune, après s’être retrouvé seul à la mort de sa mère, qui lui avait tout appris, il avait dû  trouver sa place parmi eux.

Au début, il s’était fait engueuler souvent à s’arrêter au bord du chemin pour cueillir des plantes. Mais, rapidement, les autres soldats s’étaient aperçus que ce garçon avait de solides bases en herbes médicinales et même quelques connaissances bien pratiques en médecine.

Il avait ainsi soigné sans spécialement s’en vanter son capitaine lorsque ce dernier s’était rendu malade en mangeant de la viande pas assez fraîche.

Même les médecins officiels de la troupe, d’abord méfiants également, l’avaient vite bien aimé, car il ne leur faisait pas d’ombre et ne prétendait pas les remplacer. Ils l’avaient compris dès qu’il les avait fait appeler pour le premier cas qu’il avait jugé dépasser ses compétences. Si ses soins avaient permis de garder en vie l’homme blessé le temps qu’ils viennent, il n’avait fait que leur dire quelles plantes il avait utilisées pour ça et les avait laissés prendre la suite.

 Depuis, ils le laissaient faire, s’arrêter pour cueillir des plantes, quelques feuilles, des graines, des fleurs de toutes les couleurs, pour qu’il ait ce qu’il faut quand ils en auraient besoin.

Mardi 17 mai 2022 :

« Alors je connaissais la terre plate portée par quatre éléphants sur une tortue géante, mais pas celle portée par deux ours…

– Tu crois qu’ils s’appellent Atlas ?…

– Aucune idée…

– Cela dit, ça ressemble plus à un dolmen qu’à la terre, ce truc…

– Je sais, mais c’est moins drôle.

– J’admets.

– Et ils auraient bien besoin qu’on les lave…

– Aussi. … C’est marrant, de loin avec le soleil, j’ai cru que c’était une espèce de troll géant…

– Un troll sans réseau social ?

– T’es con, pas ces trolls-là !

– C’est moins drôle aussi…

– Note, après tout, on ne sait pas d’où ils sortent… Ça se trouve, c’est leur punition pour avoir dit trop de conneries sur Twitter…

– Ça pourrait, regarde : il y a l’air d’avoir un oiseau sculpté au-dessus de celui de gauche.

– Bien vu !

– Sans doute là pour leur rappeler leur faute.

– Ça se tient !

– Mais bon, Atlas il avait un aigle, c’est la classe…

– C’est Prométhée, l’aigle, tu confonds.

– Ah oui pardon, Prométhée enchaîné à son caillou… Mais Atlas, du coup, il s’est retrouvé à porter le monde pour quoi ?

– Euh, une punition de Zeus, je crois…

– Il avait trop tweeté ?

– Non, de mémoire, c’est après la guerre avec les titans…

– Trop mangé de gens et démoli de murailles avec Eren ?

– Pas ces titans-là non plus… Tu mélanges tout, toi !

– Et toi, tu cours vite quand je te fais marcher… »

Mercredi 18 mai 2022 :

Les jours où il y a des soucis dans les transports en commun, dans ma belle ville de Lyon, il y a des gens qui râlent. Et puis, il y a moi… Alors je peux râler, hein. Surtout quand les soucis viennent d’un manque flagrant de personnel… Mais étant rarement pressée, et tous les chemins menant à Rome quand on connaît le réseau, j’arrive assez vite à relativiser.

 Il suffit que je pense à ailleurs.

Ailleurs, en Inde par exemple, avec ses vieux trains chaotiques et leurs trajets de 15 ou 20h… Ah ben oui, l’Inde, c’est grand. Alors en train corail, c’est long. Et ses bus tout pourris… Mais ça va, le chauffeur était zen. Bus en panne ? Oh ben on va bidouiller le moteur pour que ça redémarre. Tranquille… Un peu surprenant de notre point de vue français, mais bon. On est arrivés sains et saufs, donc voilà. ^^’’

Et puis il y a ça, de Tahiti : un subtil mélange de camion et de bus, une remorque-bus accrochée à un camion… À moins que ça ne soit un camion qui tire un bus ? Un bus qui pousse un camion ?… Difficile à dire.

Il paraît que les horaires sont très aléatoires… On sait quand on arrive à l’arrêt, quoi, mais pour le reste…

Bref, je pense à tout ça et je me dis que je peux bien attendre mon bus ou mon métro cinq minutes de plus…

Tant que ça roule…

Sinon, j’irai piquer un zèbre au Parc, à côté, mais bon, ça ne se monte pas très bien, il paraît. Ou une girafe. On doit avoir une bonne vue de là-haut…

Jeudi 19 mai 2022 :

L’arbre était antédiluvien, assez grand, et son ombre était appréciée. Du coup, les humains avaient construit une petite estrade avec une rambarde autour de lui. L’été, ils venaient profiter de l’ombre. L’hiver, les enfants venaient y jouer. Pas qu’ils n’y jouent pas en été, mais aux beaux jours, la mairie installait des bancs pour les adultes aussi.

Lorsqu’il avait été décidé de faire un parc public de ce terrain, la question de garder ou pas ses vieux arbres s’était posée. On en avait abattu beaucoup, mais pas celui-là. Il y avait eu une pétition, mais aussi des pressions de la part des anciens du village. Ils disaient que ce vieil arbre était magique, le lieu d’anciens cultes et d’anciens rites et que le tuer apporterait le malheur sur tous.

Pas que le maire et ses acolytes y aient beaucoup cru, mais garder cette belle plante et construire ça autour pour avoir un peu de frais, ça ne les dérangeait pas.

L’arbre s’en moquait. Il continuait à pousser et à viser le ciel.

Parfois, une institutrice emmenait des enfants faire une ronde et chanter autour de lui.

Ça lui rappelait de vieux souvenirs… Des temps où d’autres gens, d’autres femmes, chantaient à ses pieds, invoquant des puissances occultes aux noms emportés par le temps.

[Pas de Courts entre le 19 et le 29 mai, pour cause de vacances]

Lundi 30 mai 2022 :

Lorsque j’étais enfant, et même après, tant que j’ai habité chez mes parents en fait, les décorations de Noël étaient juste une évidence. Pour nous d’abord, plus pour mes neveux et nièces plus tard, mes parents, ma mère surtout, se faisaient un point d’honneur à décorer tout le salon, et aussi les vitres de la salle à manger et de la cuisine, début décembre.

C’était un sapin en plastoc avec des boules multicolores et des guirlandes qui ne devaient pas valoir cher, d’autres guirlandes sur les meubles, sur la cheminée, et aussi (cathos obligent) une crèche avec une grotte en papier kraft et des petites figurines en plastique, puis en terre cuite. Ma mère avait acheté une petite crèche en terre peinte, artisanale. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue.

Lorsque j’étais enfant, nous avons récupéré un chat. Enfin, c’est plutôt le chat qui nous a récupérés, d’ailleurs ma mère l’avait appelé Squatteur. Il n’a fait que passer, mais quand il est parti, ma mère a pris d’autres chats…

Vous allez me dire, quel rapport avec la crèche ?

Le fait qu’un chat ne fait pas que grimper dans les sapins de Noël.

Une niche en papier bien chaud, c’est aussi un aimant à chat…

Je ne sais plus combien de fois on les a gentiment éjectés de là. « Il se prend pour le Petit Jésus », disait ma mère…

Les chats se prennent-ils (encore) pour (un) Dieu ?…

Je refuse de lancer ce débat…

Mardi 31 mai 2022 :

J’ai toujours préféré aller à la mer hors saison.

Comme je n’aime pas me baigner, ça ne me gêne pas que l’eau soit froide et c’est tellement plus calme… Je salue les courageux que la fraîcheur n’empêche pas de plonger. Ils sont rares. Et donc moins frileux que moi.

J’aime la mer pour sa beauté. Elle m’apaise toujours. Après, c’est facile à dire depuis la plage, à la terrasse d’un café… J’ai assez rarement mis les pieds sur un bateau et je conçois tout à fait que les marins de haute mer ne partagent pas mon point de vue.

Ça m’arrive donc de partir la chercher quand j’ai besoin de respirer.

Comme ça, hop, je prends la route et j’y vais. Elle est assez loin, mais tant pis.

La voir va m’aider, respirer son odeur va me faire du bien. Je vais perdre mon regard à l’horizon, me demandant sans cesse qui ou quoi se trouve au-delà.

Un ailleurs qui n’est sûrement pas meilleur qu’ici… Alors que tant de personnes ont tout abandonné pour y aller et tenter d’y construire autre chose au fil des siècles.

Moi, je n’ai pas envie de traverser la mer.

Je préfère la regarder et rêver. Recharger mes batteries pour repartir dans ma vie.

Les mondes que, moi, j’explore, sont bien au-delà de l’horizon.

Mercredi 1er juin 2022 :

Il y avait très longtemps que dans la région, il y avait des légendes sur « la Cité Engloutie ».

Des textes très anciens en parlaient, la décrivaient avec précision, ses bâtiments, ses temples, ses statues de dragons…

Personne n’y croyait vraiment, jusqu’au jour où on avait eu les moyens de plonger voir.

Parce que c’est curieux, un scientifique.

Le scientifique est une espèce qui fouine partout à la recherche de choses qui échappent souvent aux autres humains.

Et donc, ils avaient joué à James Cameron, plouf (non, mais vous avez vu le nombre d’acteurs et de techniciens qu’il a failli noyer, ce gars ?), mais ils n’avaient pas trouvé le Titanic. Pas besoin, justement, on l’avait déjà retrouvé (en 1985) …

Mais ils avaient trouvé autre chose et c’était bien mieux qu’une épave.

Ils avaient trouvé la Cité Engloutie.

En voyant les bâtiments de loin, ils avaient dit : « Chouette ! Ça va faire du travail à nos copains les archéologues sous-marins ! ».

Car le scientifique est une espèce solidaire. Il aime filer ses découvertes aux collègues de spécialités complémentaires.

Sauf qu’en s’approchant, ils avaient avec stupéfaction vu une cité intacte, car… habitée.

Voilà qui allait remettre quelques paradigmes en question.

Mais ce n’est pas grave, le scientifique est adaptable (enfin normalement, certains ont parfois du mal) !

La Cité était belle, fleurie, avec des rivières sous-marines et des habitants timides et quelque peu écailleux. Aucune rousse, au grand désespoir des fans de Disney, et des méduses en guise d’oiseaux.

 Restait la question de « Pourquoi vous avez des ponts alors que vous nagez ? », mais pour leur demander, il allait déjà falloir réussir à communiquer.

Ce qui promettait des années de travail aux scientifiques.

Mais ce n’est pas grave non plus.

Habitué à attendre ses budgets, le scientifique est patient.

Jeudi 2 juin 2022 :

La vie est une garce, mais parfois, il y a de bonnes surprises…

Il y avait longtemps que j’avais fait une croix sur mes parents. Ils n’avaient jamais accepté ce que j’étais. Et comme j’étais en colère, j’avais fini par partir en claquant la porte.

Les années passant, j’avais regretté, essayé de reprendre contact… En vain…

Je m’étais mis en couple, on avait adopté une petite gonzesse.

Et un jour, elle m’a demandé pourquoi elle n’avait que deux grands-parents, parce que sa copine elle en avait quatre ?

Et j’ai inspiré un grand coup, j’ai pris une jolie photo de nous trois et je l’ai envoyé avec une carte à mes parents pour la fête des parents (mes parents ne supportaient pas qu’on sépare « père » et « mère » pour ça).

Je n’y croyais pas, mais un peu plus tard, j’ai reçu un timide coup de fil de mon père. J’ai su après qu’il s’était fait engueuler comme du poisson pourri par ma mère qui en avait marre aussi et qui ne voulait pas ne pas connaître sa petite-fille.

Bref, il nous invitait du bout des lèvres à venir faire un barbecue chez eux.

Wahou.

J’ai re-inspiré un grand coup et on y a été.

La maison avait peu changé.

On était tous un peu gênés, sauf notre puce, bien trop jeune pour ça et qui avait très vite attendri ce vieux ronchon.

Elle est redoutable quand elle passe en mode « yeux de Bambi ».

On s’est installé à la table du jardin et finalement, en quelques heures, les nœuds se sont défaits et la conversation est redevenue normale.

J’ai vu ma fille jouer avec les chiens au milieu des arbres en fleurs comme je le faisais à son âge.

Ma mère en mode « grand-mère câline » toute contente de son gros gâteau et mon père tout surpris de se découvrir tant de points communs avec la personne qui partageait ma vie.

Je crois que j’ai retrouvé un bout de moi ce jour-là.

Quelque part, au milieu des arbres en fleurs de mon enfance.

Vendredi 3 juin 2022 :

Notre monde est un ensemble de paradoxes… Ainsi, au milieu des destructions, le « retour » de la « nature » en ville est réel. La fin des pesticides rend sa place aux plantes. Les pelouses sont ainsi couvertes de fleurs… Des marguerites… Des pâquerettes… Des pissenlits… Des chardons… Des coquelicots… Des bleuets… Des myosotis…

Petites taches de couleurs dans la grisaille ambiante…

Quelques sourires sur des lèvres, des enfants joyeux. Des adultes aussi, parfois… Même si la plupart n’y font sans doute pas vraiment attention.

Je me demande combien apprennent à ces enfants à chanter « je t’aime-un peu-beaucoup… » en retirant une à une les pétales d’une pâquerette.

Parfois, dans un parc, on voit quelqu’un faire une sieste dans l’herbe, au milieu des fleurs, ou au pied d’un arbre.

Malgré tout, les « espaces verts » attirent beaucoup de monde et en toute saison. Si bien sûr, ils débordent aux beaux jours, ils ne sont jamais désertés, même les jours de mauvais temps.

Comme quoi, nous avons conservé un besoin de vert… Un reste de très anciens temps, sans doute, très loin de notre grisaille urbaine.  

Lundi 6 juin 2022 :

Je ne me suis jamais lassé de ce spectacle.

L’océan, à perte de vue, reste au fil du temps d’une beauté qui se renouvelle et m’émerveille sans cesse.

De ces murailles, je l’observe toujours et je ne parviens pas à m’en détacher.

Il faudrait, pourtant.

Il faudrait…

Je suis mort il y a bien trop longtemps, dans une guerre dont plus personne ne se souvient… Ou si peu. En tout cas, les gens qui se promènent là où, jadis, mes camarades et moi montions la garde, nous battions, et parfois comme moi, mourions, eux, ne savent pour beaucoup pas vraiment que nous étions là.

Ils s’émerveillent de la beauté de ces murailles, mais ils ont oublié pourquoi on les a bâties.

Ils flânent en riant et je les vois, si heureux, si joyeux… Si innocents. La guerre est si loin d’eux, semble-t-il, nos vies aussi…

Mais l’océan reste, lui, immuable, et moi avec lui.

Je sais bien que je ne devrais pas… Mon monde n’existe plus depuis des siècles. Il faudra bien que je me décide à partir, à rejoindre les miens, ou à renaître ailleurs…

Plus tard…

Pour aujourd’hui, je veux encore me perdre dans ce bleu infini, y trouver de nouvelles nuances, m’émerveiller comme les enfants qui courent sur les remparts.

Mardi 7 juin 2022 :

Léa l’once regardait la neige tomber.

C’était joli.

Ça annonçait une saison difficile, il y aurait moins de proies, mais c’était joli.

Léa aimait bien la neige.

C’était pratique pour se cacher et chasser et pour jouer aussi.

Léa aimait bien jouer dans la neige. Ça lui rappelait quand elle était petite avec ses frères et sœurs.

Maintenant, elle était seule… Enfin, pas toujours. Elle les croisait encore de temps en temps…

En attendant, elle tira la langue pour attraper quelques flocons de neige frais…

Le froid soleil d’hiver perça à travers les nuages et les arbres, rendant l’ambiance curieusement rose.

C’est là qu’elle vit un congénère qui approchait.

Un beau mâle, apparemment, et d’humeur câline…

Le rose se révélait de circonstance…

Léa verrait sûrement ses propres petits jouer dans la neige l’année suivante.

 

« Non, mais sérieusement, Roger…

– Ben quoi ?

– Non, mais je sais que Madame a demandé qu’on taille un peu différemment parce qu’elle en avait marre des formes géométriques classiques, mais là…

– Ben quoi ?

– Non parce que ça plaît aux promeneurs, d’accord, mais bon…

– Ben quoi ?

– Ben c’est un peu bizarre, quoi ?

– T’aimes pas les hippopotames ?

– Alors si, mais dans le parc de Madame, j’ai un doute… Et puis avec quoi tu as fait les dents, au fait ?

– Oh, j’ai taillé les bouts de polystyrène de la livraison de meubles et je les ai peints… Fallait pas ?

– Je crois qu’on n’est plus à ça…

– J’ai recyclé… Recycler c’est bien, c’est Madame qui le dit.

– Et elle dit quoi de tes sculptures végétales, Madame ?

– Je sais pas si elle a vu… Mais ça plaît aux enfants des visiteurs alors ça devrait lui plaire, elle aime bien quand les enfants sont contents…

– Ouais.

– T’as pas l’air convaincu ?

– En un mot moyen, en deux oui.

– Euh, quoi ?

– Je dois être un vieux con et tu m’as vaincu, donc je te laisse gérer… Et je rentre prendre une aspirine… 

– Ah, ça va pas mieux, tes migraines ?

– Pas vraiment et y a des gens qui m’aident pas des masses… »

Jeudi 9 juin 2022 :

L’instinct, c’est quelque chose.

Mon papy me racontait qu’avant que les humains ne l’attrapent, quand ils vivaient encore ailleurs, dans une terre sans clôture, il se dressait comme ça pour guetter les prédateurs et protéger les copains.

Je ne sais pas trop ce que c’est qu’un « prédateur », d’après Papy, ce sont d’autres animaux, mais pas humains, qui ont de grosses griffes et de grosses dents et qui venaient pour nous manger.

J’ai un peu de mal à m’imaginer tout ça.

Moi, je suis né ici, et quand je me mets comme ça, c’est soit pour regarder les humains qui passent sans arrêt autour de nous, ou guetter ceux qui nous emmènent à manger.

Papy râle parce que c’est soi-disant « petit » ici… Et puis il fait plus froid que là où il était, il paraît… Mais bon, il ne râle jamais quand les humains apportent à manger.

Moi, je ne trouve pas notre maison si petite… Et puis, on est tranquille, personne ne veut nous manger et nous, on a à manger par contre…

Tiens, puisqu’on en parle, les voilà.

Tiens bis, il y a un nouvel humain avec les deux de d’habitude ?

Il est timide et maladroit… Les autres ont l’air de s’amuser.

Ce sont de drôles de bêtes, les humains…

Papy dit qu’ils sont dangereux, mais je crois qu’il n’a pas digéré qu’ils l’emmènent ici.

Moi, je les trouve bizarres, mais pas méchants… Très bruyants parfois, surtout les petits, mais méchants, non.

Pas ceux d’ici, en tout cas…

Vendredi 10 juin 2022 :

Non mais c’est pas possible ça…

Sérieux…

J’en ai marre…

Je peux pas prendre une semaine de vacances sans que ça soit le dawa dans cette bibliothèque…

Je me retrousse les manches en grognant et lève ma baguette magique.

Les immenses étagères se mettent à valser autour de moi pour se remettre en ordre.

Comme si j’avais que ça à faire !

Ça respecte rien, ces étudiants… On tourne le dos une seconde et ils ont bougé deux étagères « non mais c’est plus pratique vu les sujets qu’on traite… », ben voyons, et les suivants alors ? Ils ont d’autres sujets eux, et du coup ‘faudrait quoi, que les étagères soient sur roulettes pour que ces sales gosses les bougent selon leur bon vouloir, rien à faire si d’autres en ont besoin et du coup ne les trouvent pas !

« Mais ouin c’est trop grand ici… »

Oui, c’est à ça que servent les spots de téléportation et il y en a tous les 50 mètres !

Je m’en vais te les souder au sol moi, un petit sort de fusion et hop, comme ça je pourrais partir tranquille, ne serait-ce que le soir, vu leur manie de venir bosser la nuit… Soi-disant que c’est plus facile pour réviser ses incantations, je t’en foutrais moi…

De mon temps on faisait ça dans les bois, sans déranger personne !

Voilà, là, rangé.

Et que je les y reprenne plus !

Lundi 13 juin 2022 :

Petit Tuto pour retrouver une bestiole qu’on est sûr de connaître, mais dont on a zappé le nom et NON C’EST PAS DU VÉCU vous avez aucune preuve !!

Maiiiiis euh on est lundi chuis fatiguée et fait trop chaud….

Bref.

Rester à grommeler un moment devant l’animal ou sa photo.

Se dire que c’est cousin d’une autre bestiole qu’on connaît et dont on se souvient du nom, par exemple ici, le phacochère.

Chercher « phacochère » sur gogole image en se disant qu’avec du bol, il y aura dans le tas une image de la bestiole recherchée.

Se dire que les phacochères, c’est quand même pas très beau.

Ne pas trouver ce qu’on cherche.

Regrommeler.

Chercher « cochons sauvages ».

Ne trouver que des sangliers… Parce que géolocalisation tout ça.

Reregrommeler.

Voir un article intitulé « comment réussir son élevage de cochons ».

Noter ça pour après l’Apocalypse, ça pourra servir.

Modifier sa recherche en « cochons sauvages d’Afrique ».

Découvrir qu’il y a plein d’espèces de cochons sauvages en Afrique… Dont le « potamochère »… On se couchera moins bête ce soir.

Trouver enfin une image de la bestiole cherchée !!!

Ah oui, un tapir, évidemment. Mais bon là, la trompe cachée par l’herbe, ça perturbe…

Espérer que c’est la bonne bestiole, parce que sinon on va vraiment passer pour un c**.

Bon, après moi mon boulot, c’est autrice/relectrice hein, pas zoologiste.

S’hydrater parce qu’il faut.

Et reprendre une vie normale en se disant quand même que « tapir », ça fait moins de points au scrabble que « potamochère ».

Mardi 14 juin 2022 :

Bon, on ne va pas se mentir…

J’ai connu des cimetières plus accueillants…

Faut-il que je sois loyal et dévoué pour avoir accepté de porter ce message ici, au fin fond de ces montagnes lugubres, dans ce palais qu’on dit maudit, à ce sorcier qu’on dit sanguinaire.

Ou alors je suis très con.

Nan, loyal. Je suis loyal.

Il ne manquerait plus que la pl…

Ah non, ça ne manque plus.

Les Dieux sont vraiment joueurs…

Et la prime promise aura intérêt à être à la hauteur de ma loyauté.

Bien, me voilà donc à la porte…

Toc toc toc.

Ben quoi, je frappe pour qu’on vienne m’ouvrir. Vous connaissez d’autres méthodes ?

Je n’ai pas à être discret, je suis un émissaire officiel.

Aïe, ça grince.

Je signale à la euh, personne ?, qui m’ouvre qu’il faudrait mettre un peu d’huile.

Ce… Cette euh… Ce portier ?, on va l’appeler comme ça, me regarde et ne dit rien, d’un autre côté je ne suis pas sûr qu’il ait une voix… Je me présente et le suis sans attendre.

Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ?…

Je me retrouve donc, après un long escalier, devant une double porte en bois que le euh portier ouvre. Il n’y entre pas. J’inspire et j’y vais.

On dirait un salon avec un bon feu dans une cheminée et un enfant qui lit, assis sur un fauteuil bien trop grand pour lui. Il me regarde, intrigué, et me désigne le fauteuil vide qui lui fait face.

Je me permets d’ôter ma cape trempée avant de m’asseoir, pas moins intrigué que lui.

« Une visite surprise.

– Désolé, c’était urgent. C’est vous euh, Sarius ?

– Effectivement.

– Je ne vous imaginais pas comme ça.

– On me le dit souvent. Et vous êtes ?

– Althar. Envoyé par ma reine Elianor. »

Je lui tends le courrier scellé qu’elle m’a remis.

« Elle aurait besoin de votre aide.

– Allons bon… Elianor est encore en vie ?

– Euh, je ne sais pas à laquelle vous pensez ?

– Il y en a plusieurs ?

– Ben, là, c’est la cinquième…

– Oh. »

Il lit la lettre en soupirant :

« Le temps file… »

S’il a connu Elianor I… Il a plutôt dans les 250 ans que dans les 10.

Waouh.

Dans le doute, restons polis…

Mercredi 15 juin 2022 :

On dit que lorsqu’elle est la plus forte, la marée va plus vite qu’un cheval au galop.

Si je n’ai jamais trop compris comment ça marchait, une marée, c’est un phénomène que j’ai toujours observé avec curiosité.

C’est vrai, c’est curieux de penser que des masses d’eau pareilles se déplacent comme ça… Si encore la Terre était plate, on pourrait se dire que « quelqu’un » s’amuse à la pencher de droite à gauche pour faire bouger les océans, sauf que non. Ça ferait un bon plot de SF, mais la Terre est ronde…

Il paraît que c’est l’influence de la Lune. Pourquoi pas.

Dans tous les cas, quand on est au bord de l’océan, c’est impressionnant de voir ce dernier aller et venir, de profiter quelques heures d’une plage immense au pied de murailles que les flots battront quand ça remontera. De se balader dans des rochers avec quelques flaques, dont certains m’émergeront même plus quand l’eau sera là. De regarder les barques et les bateaux reposer sur du sable, bien attachés aux bittes d’amarrage pour qu’ils ne se perdent pas au large plus tard.

De voir une île devenir une colline à l’horizon.

De regarder cette colline redevenir une île depuis ses hauteurs…

Nul besoin de comprendre les mécanismes du monde pour en apprécier la beauté.

Jeudi 16 juin 2022 :

J’avais tout quitté pour venir m’installer ici, au calme, loin de la ville et de beaucoup de choses dont je ne voulais plus.

J’avais retapé cette vieille ruine tranquillement et c’était un bonheur pour moi de voir de la verdure à mes fenêtres et de n’avoir que 30 mètres à faire pour aller à mon petit étang nager un peu quand je voulais.

Sur le coup, j’avais perdu pas mal d’amis, qui ne comprenaient pas ou pour qui j’étais désormais « trop loin ».

Ça ne m’avait pas dérangé. Restaient les meilleurs, ceux qui m’avaient dit « Fonce. », ceux qui avaient compris que j’avais agi pour survivre et pas juste pour un délire misanthrope. Parce que je n’en pouvais plus.

Du coup, quand j’ai reçu ce message, j’ai été très surpris. Un des premiers à m’avoir tourné le dos, quelqu’un que j’aimais beaucoup, pourtant, qui me disait :

« J’espère que tu vas mieux. J’ai donné ma dem’, là, du coup j’ai du temps et j’aimerais beaucoup te revoir. »

Je savais qu’il n’en pouvait plus non plus, mais qu’il était dans le déni. J’avais été très inquiet pour lui. Du coup, savoir qu’il avait réussi à s’en sortir m’a fait plaisir et j’ai répondu par une invitation.

Il est arrivé deux jours plus tard. Une gueule de déterré, il n’avait pas dû passer loin du burnout… On s’est posé sur la terrasse pour dîner.

On est allé se balader après, alors que la fraîcheur du soir commençait à tomber.

C’était des moments comme ça qui avaient fait notre amitié.

Et on était content de se retrouver.

Vendredi 17 juin 2022 :

J’étais tranquille à regarder la neige tomber en méditant sur la vie, l’univers et le reste lorsque j’ai entendu que quelqu’un approchait derrière moi.

C’était ma copine Lili, alors je l’ai regardée venir près de moi :

« Qu’est-ce que tu fais ? »

Je lui ai fait une grosse léchouille, elle a sursauté :

« Eh, ça chatouille !

– T’avais une touffe de poils de travers…

– Ah euh, merci alors… Mais qu’est-ce que tu fais là ?

– Je méditais sur la possible transcendance de l’existence.

– Ah.

– Et toi ?

– Je venais plus prosaïquement te chercher pour aller chasser.

– Ah.

– Il paraît qu’il y a des proies, un peu plus bas dans la vallée… Ça ne répondra pas à tes interrogations philosophiques, mais bon…

– Pas grave ! »

Je me suis redressé et étiré :

« Je médite toujours mieux, couché tranquille le ventre plein !

– Non, ça, ça s’appelle faire la sieste…

– Maiiiieuh… »

Lundi 20 juin 2022 :

La première fois que j’ai vu des flamants roses « en vrai », j’ai pensé que ce n’était pas aussi grand que je le croyais et aussi qu’ils étaient moins roses qu’à la télé.

J’avais appris depuis qu’ils n’étaient pas « roses » naturellement, mais à cause des crevettes roses qu’ils mangent et qui, donc, doivent déteindre sur eux.

D’où ma question concernant ceux-là : sont-ils nourris de crevettes rouges ou de tomates ? De tomates-crevettes ou de crevettes à la tomate ?

Parce que cette (jolie) couleur vermillon ne me semble pas très raccord à la légende.

Après, je n’y connais pas grand-chose en flamant… Rose ou rouge. Je n’y connais pas grand-chose en volatiles tout court, dois-je admettre.

Mais du coup, un flamant végétarien est-il vert ?

Vu le décor entourant les individus que nous avons ici, ils devraient y réfléchir, ça les rendrait moins voyants.

Ou alors, sont-ils rouges au contraire pour signifier à leurs prédateurs potentiels qu’ils sont venimeux ?

Au point où on en est…

Certains oiseaux sont vénéneux, à défaut de venimeux. Nuance subtile, vous vous coucherez plus cultivés. Mais normalement, pas les flamants. Après les poissons qui ne nagent pas, pourquoi pas… Si, ça existe aussi.

Mère Nature est joueuse. Très joueuse, même.

Ou alors, ce sont des flamants communistes.

Mais là, ça va devenir bien trop compliqué pour un lundi…

Mardi 21 juin 2022 :

Si des légendes racontent de longue date que beaucoup de puissants aimaient les chats, animal réputé farouche, donc bien plus valorisant pour eux que les chiens plus serviles, certains étaient allés bien plus loin en s’offrant comme compagnon de très gros chats, félins arrachés à leur brousse ou leur jungle pour satisfaire leur orgueil.

Ce n’était pas tant mon cas, mais d’aucuns avaient cru bon de m’offrir une panthère…

L’animal, né en captivité et parfaitement domestiqué, aurait eu bien du mal à survivre, même si je l’avais relâché ne serait-ce que dans mes forêts…

Et puis, elle était plutôt sympathique… Et comme il ne fallait pas, surtout, froisser ce crétin d’ambassadeur… J’ai pris sur moi de la garder.

Alna était de fait une compagne plutôt agréable. Câline et joueuse… Un vrai très gros chat.

Si elle inspirait la peur à beaucoup de gens, parmi mes serviteurs comme parmi mon bureau ou le reste des personnes officielles qui m’entouraient, elle me permettait aussi de les jauger très efficacement. Car elle avait plutôt bon goût en termes d’humains… En règle générale, elle n’approchait ni ne refusait le contact de quelqu’un pour rien. Si la voir se rouler aux pieds de certains très apeurés était amusant, en voir d’autres tenter en vain de gagner ses faveurs ne l’était pas moins.

Alna était globalement sociale aussi envers les autres animaux. Et là aussi, voir les petits roquets de certains lui aboyer farouchement dessus avant de déguerpir dès qu’elle les approchait, plus intriguée que menaçante, me distrayait souvent.

J’aimais la façon dont elle se couchait très naturellement devant mon trône quand j’y siégeais, tout comme celle de se glisser plus ou moins discrètement sous la table du Conseil lors des réunions.

Ses ronronnements n’étaient pas pour aider à la concentration et je sais que mon vieux majordome était outré… Mais il ne me l’a jamais dit.

Pour moi, rester « l’empereur à la panthère » m’allait finalement bien. Voir cette belle créature courir près de mon cheval était un plaisir que je ne niais pas… Et entretenir son mythe est toujours bon pour un souverain.

Mercredi 22 juin 2022 :

« On dirait une carte postale… » soupira le jeune touriste, émerveillé par la belle vision de la grande basilique alors que le soleil baissait.

De la terrasse où il se trouvait, presque vide à cette heure, le spectacle valait le coup d’œil.

Près de lui, sur un banc, un homme et une femme sourirent de concert en voyant le garçon prendre des photos avec un grand sourire.

 Ils le regardèrent de même repartir en chatonnant, tout heureux, et l’homme dit :

« Ils sont mignons, quand même.

– Très.

– Après, c’est vrai que ce bâtiment est joli…

– Imposant, surtout… Ceux qui l’ont construit devaient avoir des choses à prouver.

– Il n’est pas si vieux, je crois… Il y avait d’autres temples, avant, il me semble ?

– Comme souvent sur ce type de hauteurs… Tu sais comme ils aiment y adorer leurs dieux.

– C’est vrai… Ils doivent penser que l’altitude élève aussi leur âme…

– Ça, sûrement. Alors qu’une construction de ce genre m’inspire plutôt l’idée d’un grand orgueil.

– Comme toujours quand on parle de leurs dieux…

– Un point pour toi.

– Je dois vieillir, je trouve ça plus émouvant que triste.

– Hm.

– Pas toi ?

– J’imagine que leur orgueil est assez naïf pour être touchant, d’un certain point de vue… Tu sais, quand ils regardent ce type de construction et jurent qu’elle sera éternelle…

– Ah, ça… Oui, c’est vrai que ce refus de croire que tout disparaîtra aussi est touchant.

– Ceux qui ont construit les anciens temples le disaient aussi.

– Tous… C’est ça qui m’impressionne quand même avec eux. Leur énergie farouche et leur entêtement à briller malgré l’éphémère.  

– C’est vrai que c’est admirable, quelque part… »

Jeudi 23 juin 2022 :

La route continuait à perte de vue, désespérément vide.

Il faisait très froid, la pente était raide, mais à son sommet, j’avais stoppé. La vue était à couper le souffle et il m’en restait de toute façon très peu.

La route descendait, entre les arbres roussis par l’hiver. Au-delà, une plaine et encore plus loin, une immense montagne blanche.

Aucun signe de vie, a priori…

J’allais sûrement encore passer quelques nuits dehors, à côté d’un petit feu.

Pas grave… C’est aussi ça, voyager.

Ce paysage est magnifique…

Je reprends ma route.

Les ombres s’allongent, les températures baissent, je vais m’arrêter là pour aujourd’hui.

Le ciel n’est pas menaçant, pas besoin de chercher un abri, même sous les arbres. Je vais donc rester au bord de la route. Je m’installe dans un coin sec, fais un petit feu et m’installe.

Il me reste de quoi manger, je suis tranquille encore quelques jours. J’espère que je trouverai un village ou une ville d’ici là, chasser n’est pas ce que je préfère…

Il fait bientôt nuit, j’entretiens mon feu, il va faire très froid.

Le ciel est somptueux, la lune est presque pleine.

Je m’apprête à dormir lorsque le bruit d’un moteur me fait sursauter… Un gros 4×4 poussiéreux arrive… Voyant le feu, elle s’arrête.

« Eh, ça va ? » demande une voix masculine enraillée.

Un vieux fumeur, sans doute.

« Oui, j’allais dormir…

– Ici ?…

– Ben j’ai arrêté de marcher à la tombée de la nuit…

– Ouais… »

Il descend, dubitatif, me regarde, regarde mes affaires, soupire et me dit :

« Bon, venez, ma cabane est pas loin… Je suis le garde forestier…

– Ah, ça ne dérange pas ?

– Non, si je dis à ma femme en rentrant que j’ai laissé quelqu’un dormir dehors, elle va m’engueuler.

– Je vois… Je vais vous épargner ça, alors.

– Merci. »

Vendredi 24 juin 2022 :

« La Merveille » …

Une bâtisse millénaire, sur une butte qui est une île ou une presqu’île selon les heures.

Lieu ambiguë par essence, donc.

Entre ciel et mer, ciel et terre, de quoi attirer les humains donc, toujours à la recherche de leurs dieux.

Le ciel flamboie au crépuscule.

 Le long pont qui y mène est désert, ce soir. Les touristes sont partis, sans doute.

Tant mieux…

Ce genre d’endroit n’est jamais plus sympathique que lorsqu’il est vide…

On peut alors s’y promener calmement, en profiter, le découvrir en paix.

Errer dans d’immémoriales ruelles, grogner dans des pentes, regarder l’océan du haut des murailles…

Et qui sait si, dans ce lieu alors hors du monde et du temps, si ne se cache pas encore quelque petite fée, si une gargouille ne va pas bouger, s’étirer, en haut d’un vieux mur, si l’archange ne va pas s’envoler à la recherche d’un autre dragon à pourfendre…

Ça serait peut-être ça, les vraies merveilles.

Lundi 27 juin 2022 :

Le laboratoire était tout agité. Ce n’était pas tous les jours qu’ils recevaient une visite officielle de leur dirigeante et ces braves chercheurs n’étaient pas très habitués à tout ça.

Seules deux personnes restaient calmes : un quinquagénaire qui jetait avec concentration des petites boules de papier dans la corbeille du bureau d’en face et un tout jeune homme qui, accoudé au dit bureau, le regardait faire avec amusement.

Le plus âgé tira la langue pour lancer une ultime boulette alors que leur directeur s’approchait d’eux avec leur invitée.

« Madame, monsieur le directeur, les salua le jeune.

– Bonjour, Jonathan… Bonjour, Mark.

– ‘Jour. »

Le directeur soupira alors que Jonathan et la présidente gloussaient de concert.

« Madame voulait voir vos champignons. »

Jonathan hocha la tête et se leva d’un bond alors que Mark répondait avec un sourire en coin :

« Interdiction d’en faire une omelette.

– Aucun risque, je ne les aime qu’au jambon.

– Bien. Éteins la lumière, Jo.

–  OK ! »

Mark se leva en sifflotant pour aller près d’une porte coulissante. Jonathan alla appuyer sur l’interrupteur, les plongeant dans le noir, avant que son collègue n’ouvre la lourde porte. Un aquarium de verre contenant un large tronc et sur lui, de grands champignons phosphorescents. La lumière était très claire.

La présidente s’approcha :

« Vous avez fait ça comment ?

– En les croisant avec des lucioles, pourquoi ? »

Elle fronça un sourcil goguenard et il haussa innocemment les épaules :

« Oui, bon, ou pas. En fait, c’est une espèce naturellement phosphorescente, on a juste choisi les individus qui l’étaient le plus et voilà.

– Ça vit longtemps ?

– Quelques semaines, lui répondit Jonathan en les rejoignant. Mais ils ne reproduisent vite en toute saison sans bouger de leur arbre.

– On est jamais à l’abri d’une mutation, cela dit, ajouta Mark.

– J’imagine… opina-t-elle. Ça éclaire bien. Pour remplacer les éclairages nocturnes, ça serait bien…

– Ça éclaire bien, ça consomme rien, ça pollue pas et en vrai, ça peut se manger.

– Bon à savoir, mais on va essayer d’éviter… »

Mardi 27 juin  2022 :

« Tiens, regarde l’otaku, un truc japonais.

– Non, ça, c’est chinois.

– Ah ?

– Oui, ce type d’architecture c’est plus chinois et c’est marqué…

– Hein ?

– Les idéogrammes. Les deux premiers, c’est ‘’milieu’’ et ‘’pays’’, et le ‘’pays du milieu’’, c’est la Chine.

– Et les deux autres ?

– Connais pas. Le 3e, on dirait le ‘’é’’, mais ça doit pas être ça.

– Hm hm… La Chine hein… Ça expliquerait les pandas que j’aperçois là-bas…

– Erf.

– Ouais, je sais, t’aimes pas les pandas…

– J’y peux rien si c’est con…

– Rôh allez, c’est mignon…

– Ouais non, mais c’est facile ça… Y a quand même des bestioles plus utiles à sauver !… Genre, un carnivore qui mange des plantes, qui vit seul, qui se reproduit quand il y pense, et je te passe les nombres de petits abandonnés ou étouffés… Non mais quand tu fais à ce point pas d’effort pour survivre…

– Tu sais qu’il y a des études qui disent que plus un animal et moche et plus il a de risque de disparaître ?

– Pourquoi ça m’étonne pas.

– Allez, en attendant, viens voir les petits pandas !

– Maieuh… C’est con les pandas…

– C’est ça, on lui dira. »

Mercredi 29 juin 2022 :

Parfois, quand je m’ennuie, je nage jusqu’à la cote et je regarde les falaises.

Elles sont belles, blanches à la lueur du soleil.

J’ai vu le temps les éroder. Elles ne ressemblent plus en rien à ce qu’elles étaient lorsque j’étais plus jeune.

Parfois, je vois aussi les silhouettes des humains qui se baladent au bord de l’eau.

Je n’ai jamais rencontré d’humain. Ils ne peuvent pas vivre sous l’eau, paraît-il. Certains disent qu’ils en ont vus, emballés dans tes tenues bizarres avec tout un bazar sur le dos, mais c’est très récent…

Moi non, après, l’océan est immense… La probabilité d’y croiser des humains n’est pas si grande et je ne leur nage pas après…

Des créatures si étranges, si éphémères, c’est trop étrange pour moi.

Dans ma famille, on raconte discrètement que le plus jeune frère de ma mère a aimé un humain, enfin une humaine, peut-être, mais personne n’en parle jamais.

C’était un être mélancolique… Il nageait souvent vers le rivage.

On dit qu’il espérait retrouver cet humain. Que ce dernier lui avait promis de renaître pour le rejoindre.

Je ne sais pas si c’est vrai…

Je sais par contre que depuis peu, il s’est mis en couple et que cette personne serait encore très jeune.

Je me demande si c’est cet humain qui est revenu à la vie parmi nous pour le rejoindre enfin…

C’est tout le mal que je leur souhaite.

Jeudi 30 juin 2022 :

C’est une maison bleue, accrochée à la falaise.

On y vient à pied, sauf si on a une voiture tout terrain, car le chemin n’est pas très praticable.

C’est une belle bâtisse, bien entretenue, au calme. On y est plus dérangé par les cris des mouettes que par autre chose.

Lorsque ses vieux propriétaires n’avaient plus pu y vivre, ils avaient décidé d’en faire un gîte pour qu’elle reste occupée et leur fournir de quoi arrondir leurs fins de mois pour leurs vieux jours.

L’endroit attire les curieux et les artistes.

C’est donc au fil des années devenu une maison connue pour accueillir des peintres et des peintresses, des auteurs et des autrices, parfois des acteurs ou des actrices, quelques poètes ou poétesses…

Parfois seuls, parfois en groupes… Parfois en groupes improvisés. La maison est grande, il n’est pas rare que plusieurs personnes s’y retrouvent en même temps.

Entre ces murs, au bord de l’eau, se nouent parfois des amitiés improbables. Un photographe envoyé là par ses proches, se reposer après avoir couvert une guerre, s’était ainsi lié avec la toute jeune fille d’une peintresse, venue là étudier les couleurs de la mer, et une actrice venue au calme après un rôle très éprouvant, souffler loin de ses fans.

La peinture de l’une, férue de jeux de lumière, avait rendu à l’un le goût de photographier la nature, apaisant l’autre, sous le regard innocent d’une petite demoiselle curieuse.

Ainsi la vie continue ou reprend.

En bas, les vagues se fracassent sur la roche depuis des millénaires.

En haut, des humains les regardent avec le même émerveillement depuis des millénaires.

Vendredi 1er juillet 2022 :

[Suite du Court d’hier parce que pourquoi pas.]

Le photographe était assis à la table du salon, regardant ses dernières photos sur son ordinateur portable, une tasse de café dans sa main gauche, la droite sur sa petite souris sans fil.

Il n’était pas vraiment venu là pour travailler, mais son fils avait mis son appareil-photo dans son sac d’autorité en lui disant :

« Si, tu le prends. Photographie des fleurs et des mouettes, ça te fera du bien. »

Il n’avait pas retouché l’objet depuis son retour du Yémen. Le reportage de trop, et Dieu sait qu’il en avait vu… Son ex-femme n’en avait pas grand-chose à faire de lui, mais pas ses enfants, qui l’avaient donc expédié sans sommation dans cette drôle de maison au bord de l’eau, espérant qu’il y retrouve ce goût de saisir l’instant qui l’avait toujours porté.

Il cohabitait avec une peintresse et sa petite fille de 7 ans et une actrice venue incognito. La première avait un sens des couleurs incroyable, la deuxième une gaieté à toute épreuve et la troisième était aussi douce que fragile.

Il avait été un peu gêné au début, mais ils s’entendaient bien.

La petite demoiselle pointa son nez dans la pièce et le rejoignit. C’était sur sa demande qu’il avait photographié quelques oiseaux lors d’une promenade.

« Diiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiis…

– Oui ?

– Maman elle voulait qu’on aille manger sur la plage ce soir, tu veux ?

– Oh ben oui, pourquoi pas…

– Qu’est-ce que tu faiiiis ?

– Je triais les photos d’hier… Regarde… »

La fillette eut très vite les yeux tout brillants.

« Oooooooooh… » 

Elle lui sourit :

« Elles sont trop belles tes photos !!! »

Il eut un sourire et vida sa tasse.

« Merci. »

Quelques heures plus tard, la petite troupe arrivait sur la plage alors que le soleil baissait.

Il avait pris son appareil sans y penser. Entendant son amie s’extasier sur la beauté du ciel et plus globalement du lieu, il eut un sourire et captura ça. Alors qu’elles le regardaient, il fit un clin d’œil à la peintresse :

« Ça te fera un modèle pour la toile… »

Ils rirent et s’installèrent tranquillement. La conversation était partie sur les couchers de soleil. L’actrice disait que le plus beau qu’elle avait vu, ça avait été lors d’un tournage au Népal, dans les montagnes. Interrogé à son tour, le photographe fit la moue un instant avant de répondre : un soir dans le désert syrien. Il l’avait photographié, mais il n’avait jamais retrouvé la beauté réelle dans sa photo. Pressé par la petite, il dut admettre qu’il l’avait sur son ordinateur et leur promettre de la leur montrer.

Alors que l’actrice distribuait les sandwichs, il pensa qu’il allait devoir chercher ça pour ne pas leur montrer les autres photos de ce séjour…

Il se souvenait de ce soir-là. Une journée éprouvante dans un pays en guerre. Et le silence total du groupe de militaires avec lequel il était devant ce spectacle.

La beauté brute du monde au milieu de l’horreur brute des humains.

Aussi apaisante qu’inespérée, comme un gentil « ça va aller », malgré tout.

Lundi 4 juillet 2022 :

« ‘’Attention, chute de châtaignes’’…

– Pardon ?

– Je lisais ce panneau.

– Ah oui. … Dois-je en conclure que nous sommes sous des châtaigniers ?

– Ça paraîtrait logique.

– Je savais pas que ça ressemblait à ça.

– Ben on dirait des arbres, vu d’ici.

– C’est ça.

– Ma maman est très forte pour ça.

– Reconnaître les arbres ?

– Oui. Et elle aime beaucoup le grand chêne du jardin.

– Et vous avez une pancarte, ‘’attention, chute de glands’’ ?

– Non, mais maintenant que tu me le dis, il m’en faudrait une au boulot.

– Eh, on est en vacances, on a dit qu’on parlait pas de ton boss !

– Pourtant, dans la série des glands qui volent tellement pas haut qu’il faut faire gaffe à pas se les prendre…

– Va-can-ces.

– Oui, oui, d’accord. Patapé.

– Rôh, moi jamais. Les châtaignes, je les préfère dans les arbres. »

Mardi 5 juillet 2022 :

La nuit, tous les chats sont gris, dit-on.

Les humains n’ont jamais beaucoup aimé la nuit. Elle les fascine et les terrifie. Ce ne sont pas des animaux nocturnes.

D’ailleurs, dès qu’ils en ont eu les moyens, ils ont tout fait pour la repousser, installant des lumières artificielles partout, repoussant l’ombre au plus loin d’eux.

Cela n’est pas sans causer beaucoup de problèmes, mais aveuglés par leurs propres lumières, les humains ne voient plus grand-chose.

Lorsque les dieux ont créé ce monde, ils avaient équitablement réparti la lumière et la nuit. Sans doute n’avaient-ils pas prévu que ces drôles de singes n’en feraient à ce point qu’à leur tête…

Ainsi, nous autres chats, êtres de la nuit s’il en est, avons été repoussés avec elle et avons dû nous adapter pour garder notre place et notre rôle.

Nos yeux à nous n’ont pas besoin de tant de lumière, mais elle ne nous dérange pas.

Alors, nous sommes toujours là. Discrets, glissant dans les ténèbres.

Nous en restons les gardiens.

Observant vos silhouettes à travers vos fenêtres, vous suivant dans les rues à la lueur de vos lampadaires.

Depuis que les dieux ont créé ce monde et jusqu’à ce qu’ils y mettent fin, nous serons là.

Marchant dans la nuit, à l’abri dans les ombres.

Mercredi 6 juillet 2022 :

Sur la surface bleutée du lac, c’était comme si un nuage était tombé du ciel.

Un grand héron blanc était apparu là, s’arrêtant avant de plonger, pattes en avant, pour saisir un poisson.

Il ne l’avait pas eu, mais son passage avait fait sursauter les personnes qui étaient là, prenant le soleil ou pique-niquant au bord de l’eau.

L’oiseau bredouille s’était renvolé aussi vite.

Le nuage était retourné au ciel.

Pas longtemps, cela dit, car un enfant qui le suivait des yeux avait crié en le voyant piquer à nouveau, pour plonger, cette fois, dans l’eau claire, à la recherche, sûrement d’une autre proie.

Il avait rejailli un peu plus loin, avec, cette fois, un grand poisson dans son bec.

L’oiseau s’était envolé à nouveau, dispersant une légère pluie alors que l’eau glissait de ses longues plumes pour retomber sur le sol ou les spectateurs.

Le nuage regagna le ciel.

La vie des oiseaux est ainsi faite.

Et la nôtre de rêver en les voyant toucher le ciel.

Jeudi 7 juillet 2022 :

Maou.

Fait chaud.

Mes humains me plaignent à cause de ma fourrure, ils pensent qu’elle me tient très chaud, mais pas tant, ça isole aussi… Enfin ça devrait, mais là il fait trop chaud.

Maou maou.

Je vais aller voir dehors, il y a souvent plus d’air dehors.

Non parce que dedans c’est plus possible…

Je vais me rouler puis reste couchée dans l’herbe fraîche.

Ça fait du bien…

C’est pas possible ça.

Mes humains domestiques ont dû faire n’importe quoi avec le chauffage…

Je les ai mal éduqués, tous les étés c’est la même chose…

Maou.

Je relève la tête parce que les petits de mes humains arrivent en courant. Ils ont bien trop d’énergie pour moi, ces trois-là.

Ils vont plonger dans le bas à eau géant qu’ils ont mis au milieu de l’herbe.

Jamais compris ce truc, je ne connais personne qui boirait autant et en plus, pas après que des humains se soient baignés, quoi…

Ils font du bruit et en plus ils envoient de l’eau partout.

Pfff…

Je me lève en râlant après avoir pris de l’eau sur le museau et rentre.

Puisque c’est comme ça, je vais aller dormir sur le carrelage.

Maou.

Vendredi 8 juillet 2022 :

Il y a des jours où aller faire les relevés au bout du ponton, c’est pas une sinécure…

Les jours de grand vent, par exemple.

Aller voir une machine qui va me dire qu’il fait du vent quand je viens de me payer les embruns sur les 30 mètres depuis le bord, ça me fait toujours doucement rigoler…

Et il va me dire qu’il fait beau, aussi.

Genre comme si on pouvait pas remarquer le soleil…

Enfin bon, je râle je râle, mais c’est plutôt cool en vrai comme boulot, météorologue ici.

Sauf en cas de tempête, bien sûr, là on peut passer des nuits blanches à tout calculer pour les locaux et surtout les marins… Pour leur dire quand ils pourront partir ou pire, qu’ils doivent rentrer d’urgence.

Toujours la peur au ventre d’être pris de vitesse et le soulagement quand tout le monde est à l’abri…

Mais bon, ça va, aujourd’hui il fait beau…

Juste assez de vent pour me mouiller et me faire râler, mais c’est une question de principe. J’ai une réputation à tenir.

Lundi 11 juillet 2022 :

Le site avait été en ruines pendant des siècles, oublié, à part de quelques locaux, jusqu’à ce que, au hasard d’un feu de forêt, les autorités le redécouvrent.

Le vieux château avait alors été dégagé des arbres, nettoyé, étudié dans tous les sens, et une fois ceci fait, quand les historiens et archéologues médiévaux avaient fini de s’amuser, LA question s’était posée.

Quoi qu’on en fait maintenant ?

Non parce que c’est joli, ces ruines, mais bon, les garder là comme ça sans rien, ça va juste les faire retomber en ruines quoi, c’est pas tip-top.

Du coup, ça avait chauffé dur dans les cerveaux des élus et autres pour trouver un truc jusqu’à ce qu’une secrétaire ne dise en revenant de Lyon :

« Eh, eh, les gens ! À Lyon leurs ruines, ils en font des salles de spectacles ! Ça vous dit, on fait pareil avec le château ? »

Et les gens avaient trouvé ça plutôt très cool. Sauf quelques historiens qui voulaient valoriser le site pour pouvoir continuer à s’amuser avec.

Du coup, ça avait encore grillé quelques neurones pour arriver à trouver de quoi satisfaire tout le monde.

La rumeur prétend qu’un pompier avait été réquisitionné pour aider en cas de surchauffe… On n’est jamais trop prudent. Avec les canicules, un incendie est vite arrivé.

Le compromis était donc le suivant : on laisse le site à visiter avec plein de pancartes explicatives de partout, et dans la cour, on met plein de sièges en été pour faire des spectacles le soir.

Et comme ça tout le monde il est content.

À part le fantôme du lieu que tout ce bruit dérange parfois un peu. Mais bon, il est quand même content de revoir un peu de monde… C’est long, des siècles tout seul dans une forêt.

Mardi 12 juillet 2022 :

Lorsque notre grand-père est mort, nous avons pris la route pour retourner dans sa vieille maison, hantée par tous nos souvenirs d’enfance, de vacances en famille, tous ces moments qui nous ont construits.

Cette vieille propriété, ce vieux parc laissé à l’abandon, car il y avait si longtemps que nous n’étions plus venus…

Nous étions bizarrement heureux de nous retrouver. Heureux de montrer ce lieu à nos enfants. De leur raconter, de se rappeler nos souvenirs.

Il fallait ranger, trier, décider qui gardait quoi, et ça s’annonçait un travail de titan. Des décennies de vies à redécouvrir, en fait.

C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés, avec une cousine, à ranger son bureau. Nous avons retrouvé des tas de papiers… Toute une vie gardée. Des bulletins scolaires jaunis, des vieilles photos de gens que nous ne connaissions pas, et puis, un dessin.

Le visage d’une jeune femme, sans doute de la mine de plomb, ou du lavis, et des fleurs dorées.

Ces fleurs, nous les avons reconnues. Nous en avions fait assez de petits bouquets pour les offrir à nos mères et notre grand-mère dans le parc. Ce gros buisson, nous savions très bien où il était.

Mais cette femme ? Ce visage si doux au regard perdu ?

Nous l’avons retrouvé un peu plus tard. Une vieille photo sépia, au milieu des autres. Avec au dos, inscrit à la plume : « Marie ». Et là, nous avons compris. « Marie », un prénom banal, celui d’une première épouse partie trop tôt.

Le dessin d’un veuf éploré, sans doute, consolé plus tard. Des baumes sur une vieille plaie, sans doute refermée par le temps, par une autre femme aimante, des enfants, des petits enfants… Courant dans un grand jardin en riant, inconscients du temps qui passe, juste heureux d’être là par un beau jour d’été.

Mercredi 13 juillet 2022 :

La nuit tombait sur le lac. Le ciel était sombre, nuageux, menaçant.

La troupe arrivait et regarda le château de l’autre côté. Ils y seraient avant la nuit noire. Plus tard qu’espéré, mais toujours assez tôt pour être à l’abri.

Un guerrier aux cheveux blanchissants sur les tempes et à la barbe de trois jours poivre et sel tapota la paroi du carrosse à côté duquel il chevauchait. Le rideau s’écarta, laissant apparaître le visage fatigué d’une jeune femme. Il lui sourit :

« Nous y sommes, Madame. »

Elle regarda dehors et sourit, soulagée, en voyant le lac.

Il sourit aussi :

« Reposez-vous. Tout va bien se passer. »

Elle hocha la tête, recula et le rideau se referma.

Il échangea un regard avec un homme plus jeune qui se trouvait à côté de lui. Ce dernier se pencha et dit tout bas :

« Notre reine est épuisée…

– Oui, il était temps que nous arrivions, je pense. 

– Combien de temps estimez-vous que nous ayons ?

– Les troupes ennemies sont loin, nos alliés seront là avant elles. Si Dieu le veut, tout sera réglé avant l’été. L’usurpateur sera défait et notre petit roi rétabli sur le trône.

– Les alliés sont fiables ?

– Le frère de notre reine n’est pas homme à abandonner sa sœur… Nous devrions pouvoir lui faire confiance. En attendant, une bonne nuit au sec et un repas chaud ne seront pas de refus !

– Ça, nous sommes bien d’accord… Hâtons-nous avant qu’il ne se mette à pleuvoir. »

Jeudi 14 juillet 2022 :

Je me demande combien de temps ça prendra.

Combien de jours, de mois, d’années avant qu’en lisant cette pancarte, les gens se demandent : « Quel général ? ». Pas des enfants, pas des étrangers, pas même des ignorants. Juste, des gens normaux pour qui ce mot sera redevenu un nom comme un autre et pas l’évocation précise de « ce » général-là.

Je me demande souvent ce qui restera de nous.

Depuis longtemps, cette question me hante…

Je ne suis pas historienne pour rien.

Combien de temps se souviendra-t-on de nous ?

Aurons-nous la chance, comme de très rares humains, d’avoir notre nom gravé dans la pierre, dans la mémoire collective du monde, d’être une de ces figures qui, des siècles, des millénaires parfois après leur existence, continuent d’inspirer, de faire rêver les générations qui les suivent ?

Ou serons-nous, comme la majorité, oubliés, un nom perdu sur des listes, un visage qu’on ne reconnaît même pas sur de vieilles photos ?

Qu’est-ce que nous laisserons ? Des mots, des images, parfois des objets, certains même des œuvres d’art…

Et surtout, des souvenirs.

J’ai souvent pensé que puisque la fin est inéluctable, la seule chose qui importait finalement, c’était ça. Que voulons-nous laisser aux suivants ? Qu’est-ce que nous, nous voulons nous dire lorsque ce moment fatidique sera là ?

« Quels qu’aient été nos actes, quelle qu’ait été la profondeur de nos sentiments, quelle qu’ait été la grandeur de nos opinions et de nos sacrifices, qui que l’on ait été, à la fin, on meurt toujours seul. », disait le Capitaine.

Alors face à nous-mêmes dans ces ultimes secondes, l’idée d’avoir été heureux, l’idée d’avoir vécu de belles choses, des moments chaleureux auprès de personnes aimées, l’idée d’avoir compté un peu dans ce monde trop grand pour nous, se seraient-elles pas finalement les plus enviables ?

En voyant des gens partir, je me suis aussi demandé ça : qu’emportent-ils ? Ont-ils été heureux ? Sont-ils satisfaits ?

Le temps passe trop vite pour se le gâcher avec des choses qui en valent rarement la peine.

Alors, à nous de décider ce et celles et ceux qui le valent pour nous.

Vendredi 15 juillet 2022 :

Le haut clocher de l’abbaye dominait encore le village, même si l’abbaye elle-même n’était plus qu’un souvenir, ses vieux bâtiments reconvertis depuis bien longtemps en des salles municipales qui servaient à beaucoup de choses, les rencontres, réunions ou festivals locaux, par exemple.

Le village était très ancien et, comme beaucoup d’anciens villages français, il était donc un mélange improbable de vieux bâtiments, parfois rebattis sur des fondations quasi médiévales, et de tas de constructions plus ou moins plus récentes, voire neuves pour certaines qui déparaient un peu dans le décor, du coup.

C’était toujours amusant de voir la tête de certains étrangers qui passaient par là, principalement les Nord-Américains, d’ailleurs, lorsqu’ils réalisaient que le fier clocher qui les dominait avait près de 1000 ans. Tant un tel âge était impensable pour eux, culture enfantine, si neuve face au reste du monde.

Pour nous autres, une vieille maison d’un siècle ou deux, elle-même construite sur les ruines d’un vieux corps de ferme plus ancien encore, c’est juste banal. Une famille qui vit depuis des siècles dans la même bâtisse, même si cette dernière a évolué au fil des ans, sans être banal, ce sont des choses que nous savons tous exister. Parce que nous sommes les enfants de millénaires d’histoire. Où commence-t-elle vraiment, d’ailleurs, « notre » histoire ?

Il y a 1000 ans, des humains qui ne parlaient pas notre langue, qui n’étaient pas vraiment français, ont élevé un clocher en l’honneur de leur dieu et de leur saint, ici, et il nous regarde aujourd’hui, vestige d’un ancien monde.

Lundi 18 juillet 2022 :

Tout à l’heure, je sommeillais sur la plage, au soleil, quand quelque chose m’a frôlé.

J’ai eu le temps d’apercevoir un oiseau, multicolore, qui passait devant le soleil.

Je n’ai pas pu plus l’admirer, il a filé trop vite.

J’ai souri.

Je t’ai regardé, tu t’étais endormi à côté de moi.

J’ai pensé que tu allais prendre un coup de soleil.

L’oiseau est repassé, petit arc-en-ciel volant, et je me suis dit qu’il était très joli.

Chez moi aussi, il y avait de jolis oiseaux multicolores.

Mais chez moi, je n’avais pas le droit d’exister.

Alors je les enviais de pouvoir voler comme ils voulaient.

Chez moi, j’étais une femme et je n’avais pas le droit de dire que non.

J’ai décidé de partir quand j’ai su qu’ils voulaient me marier, sûrement pour me « soigner ».

Je suis resté un petit moment dans une plus grande ville, sous mon vrai nom, mon nom de garçon, le temps de gagner assez pour partir plus loin.

On disait qu’en Europe, tout était possible, qu’on pouvait vivre comme on voulait.

Quand je suis arrivé, j’ai vite compris que ça ne serait pas si simple.

Mais je n’ai pas baissé les bras. J’ai lutté pour qu’on me reconnaisse comme l’homme que j’étais vraiment. J’ai rencontré des gens pour m’aider. Et toi.

Toi qui m’as dit simplement quand tu as su :

« Ah bon. »

Avant de me sourire :

« Mais je te demandais, ciné ou pas ? »

Je crois que j’ai ri. Juste soulagé. Parce que tu me plaisais beaucoup et que j’avais peur de ton rejet.

Je n’envie plus les oiseaux de pouvoir voler sans entrave.

Mardi 19 juillet 2022 :

Le magasin était là depuis toujours, aux yeux des riverains, et il était effectivement là depuis très longtemps. Ses murs bleus et ses rideaux jaunes étaient connus et de très loin. Il y avait assez peu de boutiques comme ça, capables de réparer et redonner vie à des poupées anciennes.

 La famille qui tenait le lieu depuis sa fondation se transmettait son savoir-faire de génération en génération. Les techniques évoluaient, mais l’idée restait la même : réparer les jouets en respectant autant que possible les matériaux d’origines.

Ça demandait du temps et de la patience. Rares étaient les clients qui y trouvaient à redire et les artisans refusaient d’ailleurs ceux qui râlaient un peu trop, soit après le prix du devis, soit après le temps nécessaire à la réparation.

Parce qu’il fallait du temps pour faire ça bien : regarder l’objet et voir ce qui n’allait plus, se renseigner sur lui si besoin, où, quand, comment, par qui il avait été conçu, vérifier qu’on avait les bons matériaux et les bons outils, les trouver et les commander si besoin aussi et si c’était possible, faire comme on pouvait sinon, et prendre le temps de réparer ce qui était cassé, de refaire un vêtement déchirer, de nettoyer une porcelaine noircie…

Faire les choses bien restait le modus vivendi du lieu.

Et les étoiles dans les yeux des clients, enfants ou adultes, lorsqu’ils les leur rendaient suffisaient à leur faire penser qu’ils avaient bien raison.

Mercredi 20 juillet 2022 :

Y a des gens qui n’ont pas le pied marin. Moi, je n’ai pas le pied terrestre.

Dès mon plus jeune âge, j’ai été attirée par la grande masse bleue, près de chez moi, comme par un aimant.

Plus le temps passait, plus j’y passais du temps. À la regarder, à m’y baigner, à nager, de plus en plus loin, de plus en plus profond. À m’émerveiller d’une algue ou d’un poisson, à suivre un crabe sur toute une plage…

Avec les années est aussi venue la fin de l’émerveillement naïf de l’enfant que j’étais.

La mer peut être dangereuse, mais elle le sera toujours moins que son principal prédateur… Nous.

Alors, j’ai commencé à faire un peu ce que je pouvais… Nettoyer la plage, m’informer, informer les autres. Et puis m’embarquer pour aller surveiller nos eaux, leur faune, leur flore.

Quand j’étais enfant, je regardais l’océan et j’y voyais une immensité à découvrir.

 Aujourd’hui, je regarde l’océan et j’y vois une immensité à protéger.

Ce qui n’a pas changé, c’est que je suis toujours prête à m’y plonger pour m’émerveiller de ses trésors.

Jeudi 21 juillet 2022 :

Il y avait des petites maisons de-ci de-là dans le grand parc. Elles avaient des architectures différentes, selon les lieux et les plantes qui les entouraient, car le parc était divisé en plusieurs zones végétales et certains de ses gérants avaient eu des lubies plus ou moins excentriques au fil du temps. Dont la construction de petits logements pour eux-mêmes, devenue plus tard les bâtiments du personnel, lorsque plus personne n’avait habité sur place.

Il y avait donc entre autres une petite bâtisse typée « méditerranéenne », initialement construite au milieu d’un massif d’oliviers, de pins de Corse, de cèdres du Liban, de mimosas… Il n’en restait pas grand-chose aujourd’hui. Il y avait bien deux petits palmiers dans des pots, devant sa porte, mais le sol aux alentours était recouvert d’un enrobé blanc qui empêchait toute plante de pousser là.

On était loin de vieilles photos en noir et blanc de l’époque.

Ça serait ainsi jusqu’à ce qu’un autre responsable soit pris d’une nouvelle lubie et ne fasse refaire tout ça à sa sauce…

Qui sait si on n’aura pas un petit parterre de bleuets à ce moment-là…

Vendredi 22 juillet 2022 :

La plage se vide souvent très rapidement lorsque le ciel se couvre et que la pluie menace.

J’avoue m’être souvent demandé pourquoi… En hiver, à la limite, mais vu la chaleur qu’il fait ces jours-ci, je me demande.

On va se prendre une averse, et quoi ? Les trois quarts des personnes sortent de l’eau, et elles ont peur que la pluie les mouille ?

Ça n’a absolument aucun sens.

Je regarde donc la plage se vider… Moi, je reste là, tranquille… Je n’ai pas peur de l’eau, mon sac est imperméable et vu la température, je ne serai de toute façon pas mouillé longtemps. Les pluies d’été ne durent pas ici, et même si par erreur, celle-là me faisant mentir, aucun risque de prendre mal, à la limite un petit coup de chaud d’avoir marché un peu vite en rentrant.

Rien d’insurmontable.

La plage est vide, quelques gouttes tombent. C’est léger… Vu la couleur du ciel, je ne pense pas que ça sera bien pire. Je reste là, à regarder ce spectacle : la pluie sur la mer… Les gouttes d’eau qui tombent, font un petit cercle qui disparaît sans attendre sur les vagues.

C’est bref, comme je l’avais pensé. Le soleil revient, il fait un peu plus lourd. Il va vite arranger ça.

Les baigneurs partis s’abriter un peu plus loin vont vite revenir…

Je me couche sur le sable avec un sourire.

J’irai me baigner tout à l’heure…

Pour l’instant, le spectacle des derniers nuages s’éloignant dans le ciel me suffit.

Lundi 25 juillet 2022 :

« Voici le bureau de votre défunt père, madame… »

Le notaire est moins mal à l’aise que lorsque nous sommes arrivées dans son cabinet pour le rendez-vous. Il ne s’attendait visiblement pas à voir débarquer un couple de femmes, dont une au crâne à moitié rasé et tatouée de partout (c’est comme ça que je l’aime ♥). J’ai beau n’être ni maquillée ni en robe ou tailleur, je suis la « féminité » incarnée à côté d’elle.

Je n’avais pas revu mes parents depuis des lustres… Depuis, en fait, que j’avais foutu le camp après un énième dîner « entre amis » avec comme par hasard encore un charmant jeune homme célibataire qu’il était très bien et quel beau parti quand même, qu’est-ce que ça aurait été bien que je m’intéresse un peu à lui…

Si j’avais gagné ne serait-ce qu’un euro à chaque fois que j’avais entendu ça…

Bref, nous voilà dont dans le magnifique cabinet de mon défunt avocat de père. Une verrière parfaitement isolée sur laquelle la pluie pianote, un beau bureau en bois top-design devant une grande bibliothèque et aussi quelques étagères vitrées contenant sa collection de curiosités, au fond, et non loin de là, le petit coin salon avec un canapé en cuir véritable et une peau de panthère… Celle que Papy se félicitait d’avoir abattue au Congo, « au bon vieux temps des colonies ». Un escalier mène à la salle de réunion de l’étage…

Le notaire a fait un inventaire des lieux et m’informe que je suis libre d’en faire ce que je désire. Un vieil ami de mon père, avocat aussi, est prêt à me le racheter un bon prix, me dit-il sans plus d’enthousiasme que ça.

Ma douce regarde l’endroit avec une moue quelque peu dubitative.

Je souris au notaire.

Je crois que je vais garder l’endroit, par contre, on va devoir faire de la place. On cherchait un local pour créer un atelier d’art, pour ses sculptures et mes peintures, c’est un bel endroit pour ça.

Et puis, vu le quartier, j’ai trop hâte de voir la tête des voisins, déjà quand ils nous verront et aussi quand on invitera des gamins à venir faire des stages de création…

Mardi 26 juillet 2022 :

Le petit cabanon avait été un minuscule abri de bus avant que l’augmentation des usagers et le réaménagement de la place du marché ne le rendent obsolète.

On l’avait laissé dans un coin où il avait fait le bonheur de quelques araignées, jusqu’à ce qu’on y trouve une caisse de vaisselle ancienne avec un panneau « Servez-vous. »

L’endroit était dès lors devenu la « boîte à livres/dons » du village.

La mairie laissait faire. Elle se contenta de mettre une pancarte « Encombrants interdits – Laissez une annonce. ». Un peu plus tard, une étagère était apparue à l’intérieur, permettant aux gens de déposer les objets plus simplement que juste au sol.

L’employé de mairie passait une fois de temps en temps récupérer ce qui n’avait pas été pris pour l’apporter à la déchetterie où le personnel local triait ce qu’il jetait de ce qu’il mettait à la ressourcerie attenante.

Globalement, il y avait peu d’abus.

La pratique s’était perdue avec le confinement, mais, au bout d’un moment, les restrictions levées, elle avait repris tranquillement.

Ainsi donc, les jours de marché, on voyait souvent des personnes y faire un petit tour pour regarder ce qui s’y trouvait et repartir avec un livre ou ce qui les intéressait, avant d’aller acheter leurs provisions. Un livre, ça peut être bien pour patienter aux heures de pointe devant le maraîcher…

Mercredi 27 juillet 2022 :

« Joli point de vue. »

Au sommet de la tour ouest de la cathédrale, le duo, composé d’une petite femme aux cheveux courts et sombres et d’un homme plus grand aux longs cheveux plus clairs relevés en un chignon anarchique, aussi bien moins habillé qu’elle, regardaient la ville, tout autour d’eux, derrière leurs lunettes de soleil. Il fallait dire que ça tapait fort, ce jour-là.

Elle eut un sourire :

« Tu en penses quoi ?

– Spot tout à fait acceptable.

– Ce qui nous intéresse, c’est l’avenue, là, derrière ces arbres.

– Hm hm ? »

Il sortit une petite lunette de visée de sa poche et observa ladite avenue avec :

« Ils viendront de par-là ?

– On fera pour. Plein nord en ta direction.

– J’ai à la louche une marge de 300 ou 400 mètres, je suis très large, surtout si vous me prévenez… Et hmmm… Reste aussi cette rue-là si besoin, ajouta-t-il en se tournant, j’ai un bon angle, si vous pouvez les y faire tourner au pire, je pourrais aussi les avoir.

– OK, je note ça.

– Ça serait pour quand ?

– À confirmer, dans cinq jours. Normalement, on lance des faux travaux ici demain pour détourner l’attention et te permettre de te planquer.

– Parfait. Un vieux briscard à refroidir, c’est ça ?

– Ouais… Un dictateur sur le retour qui a apparemment des vieux dossiers que pas mal de nos vieux briscards à nous veulent enterrer avec lui… Il s’est fait tellement d’ennemis que son propre successeur nous offre sa tête et les dossiers sur un plateau d’argent en échange de notre reconnaissance de son autorité dès son accession au trône local.

– Il vaut mieux que le vieux ?

– Ouais, mais bon, on part de loin… Lui n’a au moins que deux épouses et elles sont majeures…

– Je vois… Tout pour plaire, le papy.

– Je ne pense pas que grand monde le regrettera… Et avoir ses dossiers nous aidera nous à calmer quelques vieux cons ici. Ils sont bien naïfs d’espérer qu’on les brûle sans s’en servir…

– Du genre ?

– Il est possible qu’il y ait une fuite dans la presse de quelques trucs, histoire notamment que le sénateur qui bloque l’enquête sur les détournements de fonds des DOM-TOM se fasse oublier.

– Tout bénef’, quoi.

– Ouais. »

Jeudi 28 juillet 2022 :

La fièvre m’avait tenue alitée quelques jours et mes sœurs moniales s’étaient beaucoup inquiétées pour moi. J’étais une des plus âgées parmi les novices, j’avais accueilli la plupart d’entre elles et j’avais toujours veillé à le faire avec bienveillance.

Lorsque j’avais été enfin un peu mieux, elles s’étaient coupées en quatre pour veiller sur moi, me préparer les plats que j’aimais et me tenir compagnie. C’était presque un peu gênant, et parfois un peu fatigant, même si je laissais faire, car je savais que ça leur faisait plaisir.

Le printemps était là et dès qu’il faisait assez chaud, elles ouvraient la porte de ma chambre pour que je puisse avoir de l’air et surtout, regarder la cour.

C’était normalement moi qui étais chargée de la nettoyer et de ratisser le parterre de graviers blancs, mais elles se faisaient un devoir de le faire au mieux chaque matin pour me le montrer.

Ainsi, les branches fleuries tombaient devant ma porte et au-delà s’étendait notre petit domaine, le blanc du gravier, les autres plantes et arbustes, au pied du mur d’enceinte.

Comme chaque printemps, la douce odeur des plantes embaumait l’air et nos rires le remplissaient.

J’ai pris plaisir à redécouvrir tout cela lorsque j’ai été guérie. Même pour quelques jours, cela m’avait manqué.

Vendredi 29 juillet 2022 :

Je n’étais pas revenu depuis très longtemps.

J’avais fait ma vie ailleurs… Jusqu’à ce qu’une amie d’enfance ne m’invite à revenir pour un WE entre vieux potes. Je n’en mourrais pas d’envie. Il risquait d’y avoir dans le tas des gens que je n’avais pas très envie de revoir. Mais c’était sans compter sur ma moitié et surtout les deux bambins, tout curieux de voir ma ville natale et surtout d’entendre de vieux ragots sur ma jeunesse…

Comme quoi, on n’est jamais mieux trahi que par les siens.

Nous voilà donc partis vroum vroum…

Ma moitié conduit et se marre parce que je grommelle.

Au fur et à mesure qu’on approche, à l’arrière, les bambins posent de plus en plus de questions, et moi je m’enfonce de plus en plus dans mon fauteuil en grommelant.

« Allez, ça ne va pas te tuer…

– Kesstensais…

– Je te le souhaite, ça ferait vraiment une épitaphe de merde.

– Grml. »

Un virage et nous voilà sur la route que mon bus prenait tous les matins pour aller au lycée, une longue allée d’arbres qui forment une arche verte qui cache le ciel. Elle n’a pas changé… Je soupire en entendant les enfants s’émerveiller.

C’est vrai que c’est joli.

Ma moitié me jette un œil en ralentissant pour laisser passer un cycliste. Je reconnais la personne et gémis.

« Quoi encore ?

– C’est mon ancien prof de math…

– Je compatis à tes souffrances, mon amour.

– Ma vengeance sera terrible…

– C’est ça, on lui dira… »

Lundi 1er août 2022 :

« Bon, et sur celui-là, on plante quoi ?

– Des fleurs !

– Oui merci, est-ce que tu peux être encore moins précis, s’il te plaît ?

– Euh… Des plantes vasculaires du groupe des spermatophytes, type angiospermes ? »

Un rossignol chante.

« OK, là, j’admets, tu m’as eue.

– *Courbette* Merci. C’est toujours un plaisir.

– Cela dit, ces précisions botaniques, quoique tout à fait pertinentes, ne répondent pas vraiment à ma question.

– On a encore des rouges, des jaunes, des mauves, un fuchsia, des violettes, des vermillons, des oranges, quelques bleus et beaucoup de roses… Ah, et ça, presque noir.

– Et ça fait des Chocapic ?

– Presque.

– Dommage, j’ai faim…

– C’est normal, c’est presque l’heure de la pause.

– Tu as une idée ?

– Dominante mauve et jaune avec un peu de rouge, un poil d’orange et un peu de noir.

– Hm, hm ?

– Comme ça, on fait le dernier en dominantes rose-violet-bleu.

– Pas bête.

– Mais avant on va manger.

– Encore moins bête.

– Comme ça tout le monde y sera content. Sauf les allergiques aux pollens, mais qu’est-ce qu’ils viennent faire dans un jardin botanique, aussi, surtout en cette saison.

– C’est pas faux.

– C’est quoi que t’as pas compris ?

– Je comprends rien quand j’ai faim.

– Bon ben on va se dépêcher d’aller en pause avant que tu n’attaques les bulbes ou un passant.

– Ou toi ?

– Je ne suis pas comestible. On en a déjà parlé. »

Mardi 2 août 2022 :

Sur le chemin qui me menait chez toi, j’ai longé le lac, au nord de la ville.

C’est une immense étendue d’eau claire et calme. Ne serait-ce le vent, rien ne troublerait sa surface.

À part peut-être les oiseaux qui vivent là.

Par ces temps de chaleur, même eux se tenaient tranquilles. On peut vivre les pattes dans l’eau et savoir rester à l’ombre…

Il y avait un colvert qui barbotait là, un peu seul au milieu de l’eau. Il plongeait régulièrement, il devait chasser.

J’avoue l’avoir observé un moment.

J’ai souvent eu l’occasion de regarder ces canards, et les oies, et les cygnes, qui peuplent ce lac.

La question m’est venue à l’esprit, comme souvent, de si la réputation de fidélité absolue qu’on prête à ces oiseaux est réelle ou le fantasme d’humains calquant sur d’autres espèces leurs propres valeurs sociales.

En reprenant mon chemin, j’ai souri en pensant à ce mythe de la monogamie, bien hypocrite à mes yeux, tant il est évident pour moi, et de longue date, que les humains ne sont pas une espèce fidèle… On est, au mieux, amoureux et fidèle à une personne à la fois… Mais bien peu, surtout de nos jours et dans nos pays, peuvent se targuer de n’avoir eu qu’un unique amour dans leur vie. Et je plaindrais presque ces personnes-là…

Cette idée d’un amour unique, qu’avant ça ne comptait pas, est juste un joli mensonge.

« Ah, pouvoir encore et toujours, s’aimer et mentir d’amour… », chantait Barbara.

Moi, j’avais hâte de te revoir. Parce que je n’avais pas besoin de penser à toi comme au grand et unique amour de ma vie pour ça.

Parce que tu étais juste la personne que j’aimais. Et que ça dure ou pas, ça irait comme ça devrait. L’important était juste que nos sentiments l’un pour l’autre ne soient pas un mensonge.

Mercredi 3 août 2022 :

Règle N° 1 des courses de Noël : ne pas les faire avec des enfants.

Corollaire : surtout quand ils ont 30 ans et plus.

Je soupire pour la beaucoup-trop-de fois et me frotte le haut du nez (‘paraît que ça détend).

« Mamour.

– Oui ?

– Quelle est exactement la partie que tu n’as pas comprise dans “On est pressé.” ?

– Mais euh… »

Je croise les bras et soupire encore. Ma moitié est usante. Son côté enfantin me va la plupart du temps… Mais rarement à Noël.

« Éloigne-toi tout de suite de ce stand de bonbons.

– Méééééeuh… C’est pour les petits…

– Ben voyons.

– S’il te plaît ? »

Je fronce un sourcil. Ma moitié tente le regard de Bambi éploré :

« Mon amour à moi de ma vie ? 

– Ton super pouvoir kawaii ne marche pas sur moi, tu sais.

– Mééééééééééééééééeuh… »

Regard suppliant niveau 99 + couine-couine.

« Siteuplé juste les candy cane kisses ? J’en ai jamais trouvé en France et j’adore ça ? »

Argh, c’est fourbe.

Je lève les yeux au ciel.

« OK, juste un panier de ça et on récup’ la dinde que ta mère a commandée et on-se-casse.

– Merci mon amour à moi que j’aime !

– Magne-toi avant que je change d’avis.

– Voui ! »

Son sourire radieux m’en arrache un, sûrement moins radieux et plus moqueur, et je secoue la tête :

« Tu m’achètes pour pas cher, toi, hein. 

– Hi hi hi.

– Fous-toi de ma gueule en pl… »

Une main me fourre un bonbon dans la bouche :

« Chhht, on râle pas, c’est Noël. 

– Hmpf… ‘U pou’ais préve’ir… »

Une autre main prend la mienne et me tire vers la boucherie.

« Mouais, t’as raichon, ch’est bon.

– Tu vois ! Alors on arrête de râler !

– Mais euh. »

Jeudi 4 août 2022 :

Il fait gris et très froid. Quelques personnes bien emballées se promènent.

Les rues défilent derrière la vitre de la voiture. Je bâille. Je reconnais des maisons, des bâtiments, parfois un visage. C’est étrange.

On s’arrête à un feu rouge. Mon chauffeur me jette un œil et sourit.

« Content d’être là ?

– Ouais, ouais…

– T’as pas l’air convaincu.

– Ça me fait juste drôle, c’est tout. »

Un bâtiment de briques rouges, la boulangerie où j’accompagnais ma mère… La vieille patronne me filait toujours un petit bonbon en douce…

À côté, la pharmacie…

On redémarre.

« Ça fait combien de temps ? »

Je hausse les épaules.

« Je sais pas trop, je me suis engagé à 18 ans, je crois. Et là je vais sur mes 39, fais le calcul.

– Longtemps, quoi.

– Ouais…

– Et voilà la quille !

– Ouais.

– Et le retour au bercail…

– J’vous ai manqué ?

– On a survécu… Ta mère nous donnait des nouvelles, ta solde l’a bien aidée… Elle va être contente de te voir ! Elle m’a dit qu’elle avait nettoyé ta chambre à fond. »

Ça m’arrache un sourire. Ma chambre, waouh… Si elle l’a gardée telle quelle ? Il y a encore mes vieux posters d’ados aux murs ?

« Tu vas rester chez elle longtemps ?

– J’sais pas, le temps d’atterrir, au moins.

– Si ça te dit, on est quasi tous les soirs au pub, à partir de 18 h, avec Timmy, son mec et Joan.

– D’accord…

– T’as mon numéro si t’as un doute, hésites pas. »

Il s’arrête devant le petit portail vert pâle de la maison de ma mère.

« Voilà, commandant ! Bienvenue chez toi !

– Tu me diras combien je te dois pour le trajet…

– Une bière au pub. Allez, file embrasser ta mère, crétin. »

Je glousse, lui souris et hoche la tête :

« Merci.

– De rien.

– À très vite, alors ?

– Y a intérêt. »

Vendredi 5 aout 2022 :

Je m’étire avec lassitude et bâille un grand coup.

J’ai les yeux qui se ferment tous seuls… Normal après toutes ces heures à coder, j’imagine… Je regarde autour de moi. Les bureaux de mes collègues sont vides, leurs ordis éteints… Puis dehors, par la fenêtre. Il fait nuit noire, il neige tout doucement. Il n’y a presque pas de voitures sur le parking. La mienne et celles des gardiens de nuit et du personnel d’entretien, je suppose…

Je bâille encore et prends mon téléphone. 

Ah merde, 21 h 38, quand même…

Pas étonnant que j’ai faim…

Je vérifie pour la quatrième fois que tout est sauvegardé et je clique pour éteindre mon ordi. J’envoie un texto et récupère la clé USB.

Tout devrait être OK et de toute façon, je ferai comme si s’ils essayent de la ramener…

Mon téléphone vibre. Je souris et décroche :

« Ouais ?

– Je viens d’avoir ton message, ma chérie… Enfin fini ?

– Oui, à l’instant. J’éteins tout, j’arrive.

– T’as pas mangé, j’imagine ?

– Non, mais t’en fais pas, je peux me prendre un truc en route…

– Non, non, pas besoin, je vais te faire réchauffer le dîner, y en reste assez…

– Ah, merci…

– De rien. Fais gaffe sur la route.

– Promis. Bisou, je t’aime…

– Moi aussi, à tout de suite. »

Je sors sur la pointe des pieds, m’excusant auprès des femmes de ménage de resalir, mais ça les fait rire. Il faut dire qu’elles m’aiment bien, je suis une des rares personnes à ne pas les prendre de haut. J’ai fait leur boulot pendant mes études, ça aide…

Je n’ai pas tant de mal à déneiger la voiture et la neige n’est pas encore assez épaisse pour être vraiment dangereuse. Je rentre tranquillement.

Une douce odeur de tourte me saute sauvagement au nez quand je pousse la porte de la maison. Mais je n’ai pas le temps de m’y attarder qu’une petite bipède me saute dessus :

Je souris encore en la prenant dans mes bras :

« Bé t’es encore debout toi ?

– Elle voulait te faire un câlin avant dodo, me dit mon homme qui arrive aussi.

– Oh, c’est gentil, ma puce… »

Il vient m’embrasser :

« Va la coucher, je te mets la table.

– Merci.

– De rien, dépêche-toi. »

C’est bien d’avoir un homme cool à la maison quand on fait des heures supp’…

Lundi 8 août 2022 :

On avait loué une petite bicoque perdue pour quelques jours, histoire d’aller prendre l’air dans la forêt. Les enfants étaient tout excités.

On était arrivés tard dans la nuit et on s’était couchés sans autre forme de procès. Excités ou pas, les gamins en voiture, ça finit par dormir.

Au matin, on avait été réveillé un peu trop tôt à notre goût par des oiseaux un peu trop matinaux, nous nous sommes rendormis, pour être re-réveillés plus tard, mais encore trop tôt, par la voix de notre aînée :

« Réveillez-vous, réveillez-vous, il y a une biche dans le jardin ! »

Et elle repart aussi vite.

« Rappelle-moi pourquoi on les a eus ?

– Toujours pas pour les grasses mat’, apparemment.

– M’apprendra à pas lire les petites lignes…

– Bof, t’en fais pas, c’est comme les conditions d’utilisation des logiciels, personne les lit jamais.

– Bon, on va voir ?

– Ouais… »

On se lève donc laborieusement pour aller voir ça et effectivement, il y a une biche dans le jardin.

Pas farouche, la jolie bébête se laisse nourrir par notre petit dernier, qui rit aux éclats en ramassant des pommes au pied du pommier pour les lui donner. Notre grande surveille, mais ne s’approche pas plus.

C’est meugnon tout plein.

Alors que j’immortalise ça avec mon portable, ma moitié me dit :

« Bucolique à souhait.

– C’est un peu pour ça qu’on est venus.

– Un point pour toi.

– Bon… Café ?

– Pas de refus… »

La biche repart et notre petit bonhomme la regarde et agite son petit bras :

« Auvoir ! »

Puis il revient et sourit en nous voyant. Il court vers moi et je m’accroupis pour le récupérer.

« Bonjour, bonhomme.

– A vu ?

– Oui, il y avait une jolie biche.

– A manzé pom !

– Oui, et nous on va manger aussi. »

On installe nos petits bipèdes à la table de la cuisine et, en rejoignant ma moitié, je lui dis tout bas :

« Tu me feras penser à planquer le DVD de Bambi en rentrant.

– Ah. Oui. Bien vu. On va lui épargner ça encore un peu… Surtout maintenant qu’il en connaît une.

– T’as tout compris. »

Mardi 9 août 2022 :

Il avait installé ses plantes devant la fenêtre de la salle de bain, parce que c’était là qu’il y avait le plus de lumière.

Ça faisait toujours bizarre aux gens qui passaient sans le connaître que ce grand gaillard de près de deux mètres, tatoué de partout, ait de jolies plantes et un intérieur aussi soigné.

Les clichés ont la peau dure.

C’était donc un jour d’été comme ça, où il venait de nettoyer sa planche de snowboard qu’il sursauta en entendant un bruit dans le salon. Sûrement le pôti chat qu’il avait trouvé la veille qui avait renversé quelque chose, mais en se retournant, il heurta, avec la planche, un des pots posés sur le rebord de la fenêtre qui tomba donc dans le vide.

Ouuups…

Il posa immédiatement la planche et se pencha dehors, inquiet d’avoir entendu crier. Ça peut faire du dégât, un pot de fleurs, du 2e étage…

Dieu merci, personne de blessé, par contre, ce n’était pas passé loin d’un grand gars en costume trois-pièces noir, crane rasé et lunettes noires, qui pestait parce que son pantalon était sali.

« Ça va, vous n’avez rien ? s’enquit tout de même le responsable du délit.

– Non, ça va, mais je vais à un entretien important, là !

– Ah, désolé, euh… Vous avez cinq minutes ?

– Euh… Oui ? répondit avec suspicion le gars en noir.

– Ben montez, je vais vous le nettoyer.

– Ah euh, OK. »

Le grand tatoué referma la fenêtre et gagna le salon, où il attrapa le petit fautif par la peau de cou. Il y avait bien un verre renversé au sol, heureusement, pas brisé.

« Méchante peluche, tu vas finir par te faire mal ! »

Puis, il posa le petit fauve sur son épaule, alla à l’entrée et ouvrit la porte en espérant que le gars ne soit pas trop énervé.

« Ooooooh qu’il est mignoooooooon ! »

Ah non. Ça allait le faire en fait.

Mercredi 10 août :

Les fouilles avaient été très longues et avaient permis de mettre à jour de nombreux restes des XXe et XXIe siècles, dans cette région reculée au nord des pays civilisés.

Niveau habitations, peu de traces ou celles de bâtiments plus anciens. Les matériaux utilisés à cette période se conservaient mal. Niveau objets, pas mal de choses, qu’on peinait souvent à identifier.

Mais ce qui intriguait beaucoup les archéologues, c’était une statue en très mauvais état dont ils ne voyaient pas trop ni ce qu’elle était ni à quoi elle pouvait servir.

Un minutieux travail de reconstitution avait eu lieu, avec toutes les technologies les plus pointues, pour reconstituer la chose. Ainsi donc, les équipes techniques, toutes fières, avaient pu bientôt montrer aux chercheurs une reproduction de l’œuvre telle qu’elle devait être à l’origine. Ce qui ne les avait pas tant aidés.

Aucune trace ne mentionnait l’existence d’une race ressemblant à ça… Ça rappelait ce que les gens de l’époque appelaient des « ours blancs » ou « ours polaires », mais à part dans des textes qualifiés de pure fiction, il s’agissait de simples animaux. Aucune chance, donc, d’en voir un habillé, avec un casque et une pelle.

Les archéologues et les historiens en arrivèrent don à la conclusion que ça devait être une statue votive destinée à protéger les habitants de la région des attaques de ces bêtes, qui ne vivaient pas loin. Peut-être même la statue d’un dieu leur étant dédiée pour cela.

Ce qui restait de la statue originale fut bientôt exposée dans un musée avec sa reproduction.

Sans que personne ne se doute jamais d’à quel point cette interprétation aurait amusé les humains de l’époque concernée.

Jeudi 11 aout 2022 :

« C’est euh… Original ?…

– Tu restes poli, là, non ?

– Euh, ouais. C’est… Non, mais c’est dans le thème… Enfin j’veux dire c’est des trucs marins quoi… Donc pour décorer un parking d’aquarium, c’est bien…

– Mouais.

– T’as pas l’air convaincu.

– Je trouve surtout ça moche…

– Ouais, clair que c’est pas top.

– Et puis c’est quoi, sérieux ? Des dauphins et une orque qui jouent au volley avec des poissons plus petits ?

– Où ça, une orque ?

– Ben là à gauche ?

– Ah, ça ? … C’est pas un requin ?

– Ah, peut-être… Difficile à dire sans la queue… Ça a un peu la même silhouette.

– Mouais. ‘Fin bon, je préfère la fresque derrière, sur le mur…

– Oui, elle est plus jolie.

– Blub blub plein de poissons.

– Tu as envie d’aller le visiter ?

– Je peux emmener ma canne à pêche ?

– Je ne pense pas, pourquoi ?

– J’ai faim.

– Il y a un resto au dernier étage.

– Moyen d’y manger un steak de requin ?

– Euuuuh probablement pas.

– Je suis déception.

– Tu survivras.

– … Et sinon… Y a des sushis ?…

– … »

Vendredi 12 août 2022 :

« Blub blub blub blub.

– Euh, ça va…?

– Blub.

– On peut savoir à quoi tu joues ?

– J’essaye de rentrer en résonance cosmique avec les esprits des animaux marins peints sur la fresque !

– …

– A moi la sagesse millénaire des dauphins !

– Ça va pas mieux, toi.

– J’ai toujours faim.

– Je t’ai déjà dit que l’aquarium ne vendait pas ses poissons pour les manger.

– Sont pas commerçants.

– Non, c’est toi qui es pénible.

– Mais j’ai faiiiiiiiim.

– Tu es pénible.

– Grml.

– Et c’était quoi le but de ton entrée en résonance cosmique avec la sagesse millénaire des dauphins ?

– Apprendre à chasser les thons.

– …

– Ben quoi ?

– Bon, viens.

– On va où ?

– Je vais t’apprendre à chasser le thon au supermarché. Ça sera plus simple… »

Lundi 15 août 2022 :

La biche et le renard papotaient tranquillement dans la clairière lorsqu’ils virent un écureuil roux passer à toute vitesse.

Dubitatifs, ils le virent repasser à aussi vive allure.

« Eh ben, qu’est-ce qui lui prend ? demanda le renard.

– Aucune idée… répondit la biche alors que l’excité repassait sans ralentir.

– Il a encore été traîner vers la maison de l’humain… leur dit leur ami le rouge-gorge, depuis la branche où il était, leur faisant lever le museau à tous les deux.

– Ah ? le relancèrent-ils en chœur.

– Oui, il aurait vu un truc dans le grand-rectangle-qui-fait-beaucoup-de-bruit-et-de-lumière et depuis il se prend pour on n’a pas compris quoi, à part que ça va très vite. »

Sceptiques, les trois compères regardèrent d’un œil perplexe l’écureuil repasser en sautant partout en criant :

« Je suis Batmaaaaaaaan ! »

Ils soupirèrent dans un bel ensemble.

« Il devrait arrêter de traîner là-bas…

– Oui, ça le rend vraiment bizarre. »

[Petite pause dans les Courts]

Lundi 22 août 2022 :

« Popopom.

– Ça va mieux le ventre plein, on dirait ?

– Oué !

– Bon, et donc, on se le visite, cet aquarium ?

– OK.

– Tu vas enfin pouvoir en profiter sans les imaginer en croquettes de poisson et en sushis.

– C’est vrai, ça sera mieux. Ça m’aurait déconcentré. Mais blague à part, j’aime quand même bien les fresques sur les murs…

– Elles sont jolies, j’admets.

– Tiens, je n’avais pas vu la raie…

– Où ça ?

– Tout en haut. Elle a l’air de voler, du coup, c’est malin.

– Ah oui. Une raie sur le côté. Y a une logique.

– Ça existe les raies noire et blanche ?

– Aucune idée, je n’en ai jamais vu en tout cas.

– Tu crois qu’elle a une orque dans ses ancêtres ?

– Ou alors c’est une raie blanche qui a croisé une seiche et s’est fait encrer un coup.

– Pourquoi une seiche aurait encré une raie ?

– Va savoir, elle a peut-être insulté sa maman…

– Ça pourrait expliquer, en fait elle ne vole pas, elle s’enfuit…

– …

– …

– Bon. On y va ?

– Je crois qu’il faut mieux… »

Mardi 23 août 2022 :

La colonelle regarda la photo avec scepticisme.

« Elle est floue.

– Désolé, Cheffe, dit le premier homme, on venait de se faire repérer, on a juste eu le temps de prendre ça avant de filer.

– Mouais. Et vous prétendez donc que cette petite tour paumée serait l’entrée de leur repaire ?

– On a vu beaucoup trop de monde entrer là-dedans, étant donné la surface, si ce n’était qu’une petite tour, affirma le second.

– Ouais, on pense que ça doit descendre dans des galeries souterraines ou un truc du genre.

– Ça expliquerait qu’ils se volatilisent comme ça entre deux actions, reconnut la colonelle.

– Oui voilà c’est ce qu’on s’est dit.

– Ça se tient. On va voir à garder cette zone sous surveillance. Prudemment, si vous vous êtes fait repérer. Comment ça se fait, d’ailleurs ?

– Euuuuuh… bredouilla le second.

– C’est à cause des chèvres… avoua le premier.

– Pardon ?

– Enfin, du bouc en fait, se corrigea-t-il. Là, vous en voyez que deux, mais y a tout un troupeau autour et le bouc est plutôt très à cheval sur son territoire et pas hyper accueillant avec les gens qu’il connaît pas, enfin c’est ce qu’on a compris, parce qu’on était bien planqué tranquillou, mais quand il nous a vus, il a commencé à pester et à nous foncer dessus, alors du coup forcément, on a essayé de le faire fuir, parce qu’on voulait pas utiliser nos flingues, sauf que non, et pire, y en a deux-trois autres qui ont fini par s’approcher, que ça a attiré l’attention du berger qui doit servir de garde et pis voilà quoi.

– On a eu du bol, il a l’air de nous avoir pris pour des voleurs de bétail, cela dit, vu qu’on était avec des vêtements du cru, et il n’avait pas d’arme à feu, acheva le second.

– … Hm, hm.

– C’est vicieux, ces bêtes-là, insista-t-il.

– J’attends votre rapport avec impatience.

– C’est pas gentil de vous moquer, Cheffe… »

[Pas de Court le 24 aout car c’est l’anniversaire du site]

Jeudi 25 août 2022 :

Tout au bout du désert, à l’Est, les dunes tombaient dans la mer.

Lorsqu’on approchait, sous le soleil de plomb, on pouvait croire à un mirage. Mais non, c’était bien l’océan qui apparaissait derrière les collines de sable et s’étendait à perte de vue à travers l’air brumeux.

Et puis, il y avait un palmier, perdu tout seul au sommet de sa dune, comme une anomalie, une erreur, une invraisemblance posée là en mode « démerdez-vous avec. »

Les gens du coin se mirent à raconter des choses et très vite, la rumeur et le bouche-à-oreille firent leur œuvre. Ainsi, le petit palmier était là, car Dieu, ou un ange, avait laissé tomber une graine en passant par-là, et que cette graine, forcément bénie, avait poussée là pour indiquer aux voyageurs la proximité de la mer.

Peu de botanistes adhéraient à cette théorie. Certes, cette plante n’avait rien à faire là, mais il n’était pas si fou qu’elle ait pu pousser là. Mais les botanistes ont rarement le sens du merveilleux.

Mais ça n’avait pas tant d’importance et le palmier, lui, n’en avait rien à faire.

Il était content au sommet de sa dune, avec une aussi belle vue sur l’océan.

Vendredi 26 août 2022 :

La barque glissait sans un bruit sur l’eau calme du fleuve.

« On arrive. » dit la femme qui ramait à l’arrière.

Vêtue d’un chemisier gainé par un corset couleur prune, de braies et de hautes cuissardes, elle aurait paru bien étrange à la plupart de ses contemporains.

À l’avant, un homme à la peau sombre et aux fins yeux bruns, aux cheveux noirs ébouriffés, qui ramait également, regardait, face à eux, le grand château qui se trouvait là. Lui aussi surprenait souvent les gens de ce pays, si éloigné de sa terre natale.

Entre eux, une forme cachée sous d’épaisses couvertures chuchota :

« Ça ne sera pas un mal, je meurs de chaud.

– Tu vas bientôt pouvoir prendre un bon bain.

– Ça ne sera pas de refus.

– Pour moi non plus, soupira l’homme à l’avant. J’ai l’impression de puer comme un sooar

– Un quoi ?

– Hmmm… Ce qu’on a mangé hier à midi ?

– Ah, un sanglier, comprit la femme.

– Faut que tu travailles ton français, Devi, dit la voix sous la couverture.

– Il y a des gardes sur le pont, tais-toi, tu vas te faire repérer…

– On tente ou on attend la nuit ? demanda la femme.

– Tu as le laissez-passer ?

– Oui, bien sûr…

– Alors, allez à gauche, il doit y avoir un passage sous le bâtiment et on devrait entrer sans souci par là.

– J’ai vu, confirma Devi en s’y dirigeant.

– J’espère que la reine pourra nous recevoir sans attendre… souffla la femme.

– J’espère aussi, et aussi que l’autre traître ne sera pas là, grogna Devi. Avec le mal qu’on a eu à sauver Simon de ses hommes, il va faire une drôle de tête s’il nous voit ici.

– On va peut-être poser la question avant que tu sortes de sous la couverture…

– Je peux mourir de chaud quelques minutes de plus.

– Ça sera plus prudent.

– Chhht, on arrive. »

Lundi 29 août 2022 :

En remontant la rue de terre de ma colline, en rentrant du collège où j’enseigne, j’ai croisé la bande de gamins du voisinage qui sortait de mon jardin, les bras chargés des fruits de mon arbre à pain. Ils m’ont dit bonsoir, ils avaient l’air de très bonne humeur, et j’ai regardé cette petite bande multicolore filer avec un sourire. Ils allaient tous bien manger ce soir et leurs familles aussi, que demander de plus.

Notre arbre à pain est immense et à la pleine saison, comme en ce moment, il pourrait quasi nourrir le quartier entier, alors tout le monde vient se servir, pourquoi est-ce qu’on les en empêcherait ?

Quand on s’est installé ici, les locaux ont été surpris. C’est rare que des « gens de la Métropole » s’installent avec eux, ils restent plutôt « entre Blancs » dans les quartiers réservés. Mais on n’était pas venu pour ça et on s’est vite très bien intégré. Surtout quand on s’est mis à partager les fruits divers de notre grand jardin, parce que, bon, nous, on est trois et qu’on ne pourrait de toute façon jamais manger tout ça.

J’entre dans la petite maison et une odeur inhabituelle me saute au nez. Je vais saluer ma moitié qui cuisine sagement et qui me dit, après le bizou réglementaire :

« Langouste ce soir.

– En quel honneur ?

– Cadeau de Momo qui en a pêché 12 ce matin, pour les cours particuliers que tu as donnés à ses enfants cet été.

– Ah, ben tu le remercieras.

– Promis. Tu as croisé les petits ?

– Oui, ils se sont bien servis…

– Ouais, il en reste encore beaucoup trop pour notre bien… Tu pourrais en apporter vite fait au vieux Josef ? Un gamin m’a dit qu’il avait mal à la hanche, il pourra sûrement pas venir pendant quelques jours.

– OK.

– Je fais la mayo pendant ce temps, traîne pas !

– Promis, j’essaye d’échapper à son invitation de boire un coup… Si je ne suis pas là à la tombée de la nuit, envoie une expédition de secours.

– Pas de souci, je filerai un lasso à notre bébé… »

Une voix proteste de la pièce voisine :

« Je suis plus un bébé ! »

Ma moitié et moi rigolons et je réplique :

« Non, mais pour une langouste, je pense que tu sauras me ramener de force !

– Ah ben ça ouais, évidemment… »

Je fais un clin d’œil à ma moitié :

« Le sens des priorités.

– Que ne ferait-on pas pour une langouste… »

Mardi 30 août 2022 :

Il y a bien une chose agréable quand on en a un, c’est de se poser tranquille dans son jardin avec un bon bouquin et un Thermos de thé.

Au bout d’un moment cependant, du bruit attire mon attention et me ramène sur Terre. Ma minette a décidé de sortir ses petits pour leur faire un peu découvrir le vaste monde. Voilà qui promet du sport.

Typhaé (je donne des noms imbitables à mes chats si je veux) emmène donc un à un ses cinq chatons dehors et directement dans l’herbe en plus, la petite sadique. Pour ses bébés qui ne connaissent que le parquet et le carrelage de la maison, c’est un choc et le concert de miaulements plaintifs ne tarde pas.

Jusqu’à ce que les deux rayés, que je soupçonne d’être des jumeaux, ne comprennent que l’herbe ne mord pas et, un peu rassurés, ne se mettent à explorer les herbes aussi hautes qu’eux. Je souris en les voyant avancer là, encore un poil craintifs, mais surtout très curieux, sursautant quand le vent fait bouger une fleur ou se tapissant pour guetter une mouche voletant par là.

En voilà un qui escalade la souche morte et s’y assoit fièrement, alors que son frère essaye plus laborieusement de suivre.

Je me demande ce qui leur passe par la tête, s’ils se prennent pour de grands fauves dans la brousse ou la jungle, chassant courageusement pour survivre ou se défendre de terribles ennemis.

« Les chats ne s’encombrent pas avec la réalité. », disait Maliki.

Je souris alors que les deux petites boules de poils repartent à l’aventure. Tout un jardin à explorer, ça en fait, de l’espace, quand on mesure 25 centimètres queue comprise.

Mercredi 31 août 2022 :

Les deux cavaliers cachés sous de longues capes s’arrêtèrent au bord du sentier, à flanc de colline, un instant subjugués par la beauté du paysage qui s’étendait autour d’eux, ces vallées et ses monts couverts de forêts à perte de vue, à la lueur flamboyante du crépuscule.

Face à eux, en contrebas, un curieux village bâti à flanc de falaise, à l’allure curieusement surnaturelle dans ces lumières orange et rouge.

« C’est ici ?

– Oui, mon seigneur. D’après nos espions, elle se trouverait dans le monastère qui est au sommet.

– Bien. Tu sais à qui appartient la grande bâtisse, en dessous ?

– Oui. Et c’est amusant : elle est à notre ami le duc. »

Le premier homme eut un sourire narquois.

« Tu veux dire qu’elle est allée se cacher sous son nez, à quelques dizaines de mètres au-dessus de lui ?

– Exactement. »

L’homme eut un petit rire :

« Voilà qui est bien digne d’elle !

– C’est ce que nous nous sommes dit, nous aussi. »

Le seigneur soupira et fit repartir son cheval :

« Mère sera très amusée de l’apprendre également.

– Je n’en doute pas. Mais restons prudents, notre cher duc serait trop heureux de se débarrasser d’elle, voire de vous, et ces forêts sont très vastes et propices à y faire disparaître bien des choses.

– Allons, tu sais déjà par où nous faire passer pour atteindre ce monastère sans que personne ne croise notre route, s’amusa le seigneur en jetant un œil à son compagnon.

– Je ne vais pas le nier, admit ce dernier avec un sourire en le suivant. Votre confiance m’honore.

– Tu l’as plus que méritée. Et puis, entre nous soit dit, aussi puissants que nous prétendons l’être, nous ne serions rien sans nos “ ombres ”.

– Les ombres n’existent pas sans lumière, mon seigneur.

– Ni la lumière sans ombre. »

Il se tourna à nouveau, souriant :

« Ainsi, nous sommes quittes, en quelque sorte. »

Jeudi 1er septembre 2022 :

À marée basse, l’océan dévoile de nombreuses épaves de bateaux au nord de l’île. Certaines sont assez récentes, à peine un demi-siècle, et les légendes locales racontent que jusqu’aux années 60, ou 70, même, la population de ce bout de terre oublié, très pauvre, jouait parfois aux naufrageurs quand la faim et la misère étaient trop fortes.

Restes de cette triste époque, les bateaux pourrissent lentement.

Le tourisme a depuis permis à cette terre de renaître, la « légende des naufrageurs » est toujours racontée, mais c’est devenu une histoire très largement fantasmée. Les anciens qui pourraient l’avoir vécu se taisent, les autres extrapolent. Ça plaît aux touristes et ils vont se balader pour prendre des photos des épaves, jolies à la lueur du soleil.

D’un autre côté, qui d’autre qu’un fou irait se promener dans ces épaves à la nuit tombée ?

Qui d’autre qu’un fou… Ou qu’une enchanteresse passant par-là ?

Ainsi, la rumeur raconte que le capitaine du dernier bateau échoué, complice du naufrage, car son patron voulait toucher la prime d’assurance, a été tué et que depuis, son fantôme erre dans les épaves, dont il est prisonnier. Rien d’officiel…

Mais comment aurais-je pu ne pas aller vérifier ça ?

Une lampe accrochée à une carlingue et dès que les nuages ont caché la lune, ça n’a pas loupé. Une barque s’est approchée, transportant notre revenant.

« Eh ben t’as pas l’air frais…

– Qui es-tu et qu’est-ce que tu veux ?…

– Je passais et j’ai entendu parler de toi. Qu’est-ce que tu fous encore là ?

– Mon second m’a maudit quand il a compris… J’étais censé m’enfuir, mais il m’a tiré dessus…

– C’est ballot.

– … Depuis j’erre dans ces décombres…

– Errons errons petit patapon… Bon, ben ton errance s’arrête là, si tu permets ? Il est sympa ton second, mais les morts n’ont rien à faire ici, alors tu vas décarrer dans l’Au-Delà vite fait, ça sera mieux pour tout le monde.

– Ah euh… Merci…

– De rien. Un dernier truc à dire ?

– Il y a une lettre dans le coffre du bateau où j’avoue tout… C’était au cas où l’armateur me trahirait… Si ça peut aider les proches de mon pauvre équipage à trouver la paix…

– OK, je m’en charge. Allez, va naviguer dans le ciel, Capitaine. Et bon vent. »

Vendredi 2 septembre 2022 :

Peu de monde se mettait au travers du chemin du roi en général, surtout quand il marchait si vite, avec un air si grave, dans les couloirs du palais. À 51 ans, et malgré les rides et les cheveux blancs qui marquaient désormais ses traits, Markus restait une force de la nature imposante et les trois gardes qui l’escortaient peinaient à le suivre.

Il traversa la cour jusqu’au pied de la tour, monta l’escalier sans faire attention aux pauvres gardes qui durent s’arrêter, à bout de souffle, et poussa violemment la porte.

La petite femme en braies qui était assise sur le rebord de la fenêtre ouverte à l’autre bout de la pièce, au-dessus d’une grande table de bois couverte d’un indescriptible bordel, gloussa :

« Eh ! Tu pourrais frapper, ton altesse.

– Vous l’avez vraiment vu ? »

Il avança alors qu’elle souriait, puis elle sauta au sol :

« Bien sûr. Tu crois que je te mentirais sur une chose pareille ?

– Où est-il ? »

Elle alla prendre, sur la table, une grande sphère de verre et la tint à deux mains pour la lui présenter :

« Regarde. »

Il fronça les sourcils et obéit.

Alors qu’un des gardes arrivait enfin et restait à la porte, une image apparut dans la boule : on y devinait une silhouette sur un pont ancien. Devant elle, une forêt, au-delà des chutes d’eau, des montagnes, et au-dessus, de grands dragons noirs volaient.

Le roi soupira, soulagé :

« Il les a trouvées…

– Oui, il a rejoint la Frontière et trouvé les Cinq Sœurs, confirma la petite femme. Il n’est pas au bout de ses peines, mais le plus dur est fait.

– Les Dieux soient loués… »

Elle sourit à nouveau :

« Rassuré, Markus ? »

Le roi hocha la tête :

« Je n’y croyais plus… Ça fait combien de temps qu’il est parti ?

– Presque sept semaines. Ce n’est pas tant, vu la distance. »

Il fit la moue, puis reprit :

« Je vais envoyer une petite troupe pour l’attendre à Breztal, l’hiver approche, je préfère qu’il ne rentre pas seul. »

Elle opina du chef à son tour.

Il repartit et elle le regarda faire avec un nouveau sourire.

Malgré le temps passé, c’était toujours aussi émouvant de voir un père s’inquiéter pour son fils.

Lundi 5 septembre :

Je songe à aller me re-re-re-re-re-faire du café, épuisé. J’aime bien travailler le soir, au calme, mais pas traîner jusqu’à point d’heure devant l’écran… C’est bien parce que c’est pour un salon de copains et que je suis invité d’honneur… Du coup me voilà à bosser une affiche avec pour thème « dernière gare avant le ciel ». J’ai bidouillé une bâtisse biscornue, une voie de chemin de fer et je fais la moue quand une petite voix me fait sursauter :

« Papaaaaa ?… »

Je me tourne et regarde la petite demoiselle haute comme trois pommes qui approche de moi en se frottant les yeux.

« Ben kess tu fais là toi ?

– Zé fait un cauchemar…

– Ooooh ?

– Ze veux un câlin…

– D’accord. »

Je prends la petite demoiselle sur mes genoux.

« Tu fais quoi ? Tu fais un dessin ?

– Oui.

– C’est quoi ?

– Hmmmm… C’est une gare.

– C’est pour aller où ?

– Il paraît que c’est pour aller dans le ciel.

– C’est vrai ?!

– Hm hm. »

Je me remets au travail tranquillement.

« Regarde, on va mettre un joli ciel étoilé derrière…

– Mais comment on entre ?

– Et bien on va faire un petit chemin en bois pour y accéder… Comme ça, un petit pont…

– Mais c’est tout noir si c’est la nuit ?

– Tu as raison, alors je vais mettre une petite lampe au début du chemin et une lanterne plus loin pour que les gens voient bien le train.

– Il y a des gens dans la maison ?

– Oui, il y a le gardien et la gardienne et leurs enfants.

– Ils ont froid ?

– Non, regarde, il y a du chauffage, ça fume par les cheminées…

– Ils ont bien chaud alors ?

– Oui, promis. »

La petite demoiselle se rendort dans mes bras. Je la berce doucement et un peu après, je me lève en la portant dans mes bras pour aller la recoucher. Puis je retourne à mon bureau et m’étire. Je souris. Allez, on peaufine un peu tout ça et ça ira…

Mardi 6 septembre 2022 :

Il y a des gens qui ne savent pas quoi faire de leur argent, mais Dieu merci, certains trouvent des façons intéressantes de le dépenser.

Ainsi, un mécène qui s’ennuyait offrit un jour à la ville de financer un projet culturel avec les pensionnaires de centre de rééducation local.

Ça grommela un peu au conseil municipal. Certaines personnes auraient préféré employer cet argent pour mettre en avant des aspects qu’ils jugeaient plus reluisants de leur cité… Mais c’était une condition sine qua non alors, ils durent bien s’y plier.

Les jeunes gens et filles du centre accueillirent la nouvelle avec scepticisme. Ils n’aimaient pas forcément, eux non plus, être mis en lumière. Mais comme on ne leur laissa pas plus le choix, ils durent aussi s’y plier.

L’exercice était le suivant : on leur fournissait des statues d’ours blanches et ils avaient quartier libre pour les décorer comme ils voulaient.

On se retrouva donc avec des ours verts à pois roses, des ours à paillettes, des ours arc-en-ciel, un ours avec des drapeaux, un ours biker tatoué, une ourse soigneusement maquillée et j’en passe.

Il y en avait un qui sortait un peu du lot et qu’on appela vite « l’ours-oiseau ». Une paire de faux jumeaux connue pour être taciturne avait en effet peint une tête d’oiseau sur celle de l’ours, des plumes sur ses bras… Le résultat était intrigant et sortait du lot. Les adultes et les autres enfants se perdirent longtemps en tergiversations sur le pourquoi du comment de la chose. Les jumeaux n’en dirent rien. Ils n’en savaient pas vraiment plus eux-mêmes.

Ils aimaient bien regarder les oiseaux voler, tout simplement.

Sans doute un thérapeute y aurait-il vu leur propre désir de s’en aller très loin, très haut.

Mais on n’a pas forcément à tout expliquer quand on a 15 ans.

Mercredi 7 septembre 2022 :

Je regarde la chose, puis mon compagnon :

« Si tu te mets à chanter ‘’Le petit pont de bois ”, je te noie dans le lac.

– Serais-je si prévisible ?

– Un peu.

– Bon, je t’épargnerai donc mes vocalises, sinon, on y va ?

– Tout doucement alors, il est bien abîmé…

– Après toi, tu es plus légère. »

Je hoche la tête et m’avance donc prudemment :

« Ça va, c’est plus costaud que ça a l’air, tu peux venir.

– Cool. »

Il me suit à distance raisonnable et remarque :

« C’est très joli, ici.

– Ouais.

– Tu penses qu’il y a quelqu’un ?

– On va voir, vu d’ici y a pas de lumière et j’entends rien… En tout cas, c’est bien l’endroit que les villageois nous ont décrit…

– Ah ben ça, une cahute paumée sur ce lac, on peut difficilement en trouver d’autres… Quelle idée de s’installer là, sérieux…

– Au moins elle a la paix…

– Ça, c’est sûr. »

La cahute est en bon état, mais elle est déserte. Et vu la couche de poussière, ça fait un petit moment.

« Et merde… soupire mon ami alors que je croise les bras, dubitative.

– Pas de traces de violence ni de corps, donc, on va devoir chercher ailleurs.

– Ouais. Mais je serai assez pour qu’on dorme ici, vu l’heure.

– Oui… On aurait tort de se priver d’un abri aussi bien équipé…

– Regarde si tu peux faire du feu, je vais aller voir si je peux pêcher quelque chose.

– D’accord. »

Il prend ce qu’il faut dans nos sacs et sort. Je souris et m’étire. Bon, on verra demain si on trouve une autre piste. Pour le moment, autant profiter du répit qui nous est accordé.

Jeudi 8 septembre 2022 :

Adel étendait en chantonnant le linge dans le jardin lorsque Nathanael le rejoignit. Le grand soldat regarda son petit binoclard avec un sourire.

« Te revoilà ? Ça a été au marché ?

– Oui, répondit Nathanael en venant lui faire un petit bisou. J’ai trouvé des petits fromages de chèvre frais.

– Ah, super. Le facteur avait un colis pour toi. Je l’ai posé au salon.

– Merci. »

Nathanael rentra donc voir ça. Il dut négocier avec un chat qui s’était installé sur le paquet, puis avec le paquet lui-même, pas décidé à se laisser ouvrir. Mais il obtint gain de cause et dépliait avec un grand sourire l’objet du délit quand Adel revint avec le panier de linge vide sous le bras.

« Tiens ? Encore un drapeau arc-en-ciel ? T’en avais pas déjà un ?

– On dit ‘’pride flag’’, mon chéri, et non, je n’avais pas celui-là. Et j’y tenais, je vais le mettre en déco à l’asso. »

Adel s’approcha et observa mieux la chose :

« Ah oui, il y a des couleurs en plus…

– Quel sens de l’observation, Lieutenant !

– Arrête de te moquer, tu sais bien que je débute ! protesta Adel.

– C’est vrai, reconnut Nathanael et il lui sourit : Alors, on va voir si tu as suivi. Quelle pourrait être le sens de ces nouvelles couleurs ?

– Hmmmm… »

Adel fit la moue :

« Y a du trans, déjà, non ?

– Bien vu.

– Et j’ai vu passer le jaune avec le cercle violet l’autre jour, mais je ne l’ai plus…

– Intersexes.

– Ah oui, c’est ça. Mais le marron et le noir, c’est quoi ?

– Le marron, c’est pour les personnes racisées, et le noir, c’est pour nos morts.

– Ah… Sida ?

– Entre autres. »

Adel hocha la tête.

« Un drapeau tout-en-un, donc ?

– Pas totalement, mais bon, aussi inclusif que faire se peut jusqu’au prochain. »

Nathanael regarda encore le drapeau et se leva :

« Quand j’étais jeune, on disait que le rainbow flag représentait toute la communauté, parce que l’arc-en-ciel représentait toutes les couleurs de l’amour…

– C’est vrai qu’on a vu que lui pendant longtemps.

– Oui, mais il a fini par être assimilé aux gays cis seuls, alors c’est bien que les plus petites minorités aient les leurs aussi pour se représenter. C’est important d’être représenté. »

Adel hocha encore la tête et lui sourit :

« Merci, prof !

– De rien, petit padawan. »

Vendredi 9 septembre 2022 :

Chez la fleuriste, il y a des fleurs (jusque-là, tout va bien), mais il y a aussi beaucoup d’autres choses : des petits objets de déco, bougeoirs, vases, bibelots, et des cartes de vœux.

Ces cartes sont aussi nombreuses que variées et collent à peu près toutes les situations d’usage, naissance, baptême, vœux de bonne santé, de réussite, mariage, fêtes diverses ou funérailles.

Certaines sont pré-écrites et d’autres non.

Certaines ont des dessins très évocateurs et d’autres non plus.

Ainsi, celle-ci : un petit papillon bleuté volant au-dessus d’un bouquet, dans des tons pastel assez neutre.

Le papillon est un animal chargé de symboles.

Il vole et butine à son aise, ce qui en fait une figure de liberté, voire de frivolité.

Il naît chenille et devient papillon, ce qui en fait une figure de transformation et au-delà, d’accomplissement de soi.

Mais il vit très peu de temps, ce qui en fait aussi une figure de l’éphémère et de la fragilité de l’existence.

Il a souvent été associé aux défunts, il serait une émanation de leurs âmes.

On pourrait disserter longtemps sur tout ce que ce petit insecte coloré a inspiré aux humains au fil des âges…

Ou se contenter de sourire comme l’enfant qu’on est toujours un peu lorsqu’on en croise un, que ça soit au détour d’un sentier forestier ou entre deux immeubles gris.

Lundi 12 septembre 2022 :

J’ai grandi à la campagne, dans un gros village, une petite ville, selon les points de vue et, surtout, la date exacte où on se place.

Les chants des oiseaux ont donc très naturellement accompagné mon enfance, en toutes saisons, mais principalement, bien sûr, au printemps et pendant l’été, quand toute la troupe piale à tout va pour se draguer et convoler (verbe qui colle d’ailleurs incroyablement bien à des volatiles).

Piou piou cui cui tchip tchip tchip…

Il y a désormais bien longtemps que j’habite en ville, mais les arbres ne sont pas loin de mes fenêtres et nos amis à plumes ne sont pas beaucoup plus discrets que dans le centre de village où je vivais. Je ne sais pas s’ils sont moins nombreux là-bas, il y a bien longtemps que je n’y suis pas restée assez longtemps pour le savoir. Peut-être la politique anti-pesticide de Lyon leur a-t-elle été salutaire en ville, leur offrant un peu paradoxalement une vie plus saine que dans un village agricole pas vraiment, ou très récemment, réputé pour ses cultures bios.

Dans tous les cas, entendre ces chants à l’aube est toujours agréable, ici ou à la campagne, quand j’ai l’occasion d’aller y passer quelques jours. Et voir un petit oiseau, tache de couleur dans la verdure, m’arrache toujours un sourire.

Mardi 13 septembre 2022 :

Le petit temple était tranquille, un peu isolé de la ville, en bas des pentes d’une des collines qui l’encerclaient.

Il était le plus souvent fermé, n’ouvrant que les jours de fête, mais on pouvait tout de même venir s’y recueillir toute l’année.

On y accédait par un petit pont enjambant la rivière, puis par un vieil escalier en pierre qui trahissait l’âge réel du sanctuaire, plusieurs fois reconstruit à neuf, dont la dernière assez récemment.

Plus personne ne vivait sur place depuis longtemps, mais une famille, vivant non loin de là, avait encore la charge de garder et entretenir le lieu. Cette tâche héréditaire avait survécu aux années et aux aléas de l’histoire familiale. Il y avait toujours eu quelqu’un pour reprendre le flambeau. Ainsi, c’était la petite-fille du prêtre actuel qui désirait lui succéder, pour le plus grand soulagement des enfants du brave homme vieillissant, trop occupés et surtout, peu intéressés pour ce faire.

Encore adolescente, la demoiselle accompagnait donc son aïeul pour l’aider dans ses tâches, l’entretien du lieu, le ménage, et les prières.

Leur devoir accompli, ils aimaient boire un thé, paisibles, devant le sanctuaire, profitant de la belle vue qu’ils avaient sur la ville, surtout en automne, quand les arbres alentour rougissaient, comme s’ils voulaient prendre la couleur du bâtiment qu’ils côtoyaient.

Mercredi 14 septembre 2022 :

Le chasseur était content de sa matinée. Suffisamment de proies pour pouvoir rentrer tranquille au village, vendre la viande ou les peaux à qui voudrait, et finir la journée au chaud chez lui, avec un thé, devant la cheminée.

Il neigeait légèrement et il décida de faire un petit feu pour pouvoir s’occuper de mettre tout ça dans sa chariotte sans trop se geler, lui. À défaut d’autre chose, la neige, bien tassée, aiderait à conserver la viande le temps qu’il la fasse cuite ou la vende. Il la chargeait donc, de bonne humeur, quand un bruissement familier attira son attention. Partie se dégourdir les ailes un peu plus tôt, sa grande chouette blanche était de retour avec une grande plume grise dans le bec.

Il haussa un sourcil interloqué et s’approcha du tronc où le volatile était perché :

« Eh ben, où t’as trouvé ça ? »

La chouette leva les yeux sur lui, mais sans lui répondre, sans grande surprise cela dit.

Il sourit, caressa la petite tête blanche et tendit la main :

« Tu me montres ? »

Le regard doré se fit suspicieux. Il sourit :

« Promis, je te la rends après. »

Le regard restait suspicieux, mais l’animal obtempéra et le laissa examiner la chose.

Il fit la moue :

« On dirait une plume de hibou… Tu as croisé un hibou ?

– Hou-hou. »

La chouette s’envola pour venir se poser sur son épaule.

« Hou-hou !

– Oui, oui, je te la rends. »

Il lui rendit la plume et la caressa encore.

« Tant que tu ne t’es pas blessée, ça me va.

– Hou-hou.

– Si tu le dis. Allez, viens voir, j’ai un joli lapin pour toi.

– Hoouuu ! ♥

– De rien, moi aussi je t’aime. »

Jeudi 15 septembre 2022 :

Ce qu’il y a de bien quand on débarque dans un endroit inconnu, c’est qu’on se retrouve comme un enfant à tout découvrir avec un regard tout neuf.

Et les curiosités de l’endroit ne sont donc pas sans nous interpeller.

Ainsi donc, en nous baladant au bord du fleuve local, avons-nous vu une structure qui nous a euuuh… Disons, donc, interpeller.

Sur le coup, nous n’avons pas trop compris quoi qu’était-ce, mais après non plus.

Une espèce de petit ponton bétonné au milieu de l’eau, avec un portail, mais juste d’un côté, et à l’autre bout, un micro-phare, éteint à cette heure de la journée.

Une barque abandonnée sur le ponton…

Sauf que nous nous sommes ensuite rendu compte que le ponton et le phare ne se touchaient pas, le premier ne pouvant dès lors pas être un accès pour le second, son entretien ou autre.

Au bord de l’eau, là où nous étions, occupés à nous demander ce qui nous voyions, des oies et des canards trottaient et faisaient leur vie, tranquilles. Un grand arbre penchait un peu comme s’il s’apprêtait à plonger dans l’eau.

Le soir commençait à tomber et nous n’avions pas que ça à faire, alors nous sommes repartis.

Tu m’as dit :

« Je me demande ce que c’est que ce truc.

– Un petit ponton privé ? Si ça se trouve en été, les proprios viennent poser leurs transats pour bronzer peinards loin de la populace.

– Et comment la barque a atterri là ? Il n’y avait personne…

– Tu crois qu’ils en ont une pour venir et une pour partir et qu’ils alternent ?

– …

– Ça expliquerait qu’ils en laissent une sur place.

– On serait plus à ça près… »

Encore un mystère que la science n’avait pas encore résolu.

Vendredi 16 septembre 2022 :

Il est toujours intéressant de noter que certains visages incarnent dans l’imaginaire collectif des personnages, fictifs ou pas. Un peu comme le nom de Dracula va faire jaillir dans nos esprits l’image de Christopher Lee ou, pour les plus vieux, celle de Bela Lugosi, ou celui de Sissi celle de Romy Schneider, en lieu et place de la véritable Élisabeth d’Autriche, d’ailleurs, le nom de Sherlock Holmes évoquera, lui, pour beaucoup, le visage de Jeremy Brett, même si l’incroyable détective de Conan Doyle était en 2012 le personnage de littérature le plus représenté au cinéma et à la télévision avec pas moins de 254 apparitions à l’écran. Près de 50 acteurs l’ont incarné rien qu’en séries TV, sans même parler des séries radiophoniques de nos grands-parents, bien avant ça, des films et des pièces de théâtre.

Le personnage est très connu, libre de droits depuis très longtemps et les polars ont la côte depuis leur invention… Par un Français, Émile Gaboriau, à la fin du XIXe siècle, certes influencé par un certain Edgar Allan Poe, et bien oublié, car éclipsé par beaucoup de ceux qu’il a inspirés, dont un Écossais du nom de Conan Doyle.

On en revient à une de mes grandes marottes : la culture voyage, se transmet, se transforme.

Une culture fermée est une culture morte.

L’imaginaire n’a pas de frontières, lui…

Élémentaire, n’est-ce pas ?

Lundi 19 septembre 2022 :

 
La photo était sûrement vieille, car elle était un peu floue.
C’était un bord de mer du Sud de la France, un jour d’été, ou de printemps au moins. La mer était plus bleue encore que le ciel, on devinait un jour radieux.
Il n’y avait personne, et l’absence d’ombre empêchait de deviner à quelle heure le cliché avait été pris.
A gauche, des collines vertes s’avançaient dans l’eau. On en devinait d’autres plus loin. A droite, quelques palmiers.
Au loin, quelques petits nuages blancs.
Si on exceptait le banc et plus loin, la petite maison en partie cachée, deux perdues dans les arbres, peu de trace d’humains ici. A part la photo elle-même, bien sûr.
C’était un joli paysage, calme et reposant.
Le souvenir d’un jour de soleil.
 
Mardi 20 septembre 2022 :

« On arrive, Cheffe.

– Et ben c’est pas dommage… Non, mais sérieux qu’est-ce qu’ils ont été se perdre ici…

– Ben ils voulaient être au calme.

– Ah ben pour être au calme !… En pleine forêt à 18 bornes du bled le plus proche, ‘clair que t’es pas gêné pas les voisins !

– Voilà, c’est là, regardez, on les voit à droite.

– Hm hm ?

– On dirait vraiment une petite ferme, vous ne trouvez pas ?

– Ouais. Et donc la base est en dessous ?

– C’est ça.

– Et qu’en pensent les vaches ?

– La dernière fois, elles ont répondu ‘’meuh’’.

– Tant mieux… Ça serait gênant si elles râlaient et qu’elles menaçaient de tout révéler au monde…

– Vu le caractère du responsable des lieux, ça ferait sûrement juste une grosse soirée côte de bœuf à volonté.

– Pas faux… Comment il va, ce brave Mark ?

– Si on en croit son taux de grognements moyen, plutôt pas mal.

– Il s’entend toujours bien avec nos invités ?

– Très bien. Il a vachement moins de mal avec eux qu’avec les costards-cravates qui passent de temps en temps !

– Et eux ?

– Pareil… ‘Faut dire qu’ils sont télépathes, alors les couleuvres de ces mecs n’ont aucune chance de passer, c’est toujours très drôle.

– Je serais curieuse de voir ça…

– Vous y aurez peut-être droit pendant votre séjour, ils passent souvent.

– On verra bien. En attendant, j’ai faim…

– On va y être pile pour le déjeuner !

– Ça sera pas dommage non plus. »

Mercredi 21 septembre 2022 :

Une blague récurrente poursuivait Jo depuis sa plus tendre enfance : celle qui voulait qu’étant très myope, elle préfère les choses plus grosses, car elle les voyait mieux.

Du coup, il y avait une certaine logique au fait qu’elle ait adopté un lynx : ce n’était jamais qu’un gros chat.

Un très gros chat.

Certes, ça avait un peu surpris les voisins… Enfin, si on pouvait appeler ainsi les humains vivant le plus près de sa maison perdue à flanc de montagne dans les bois.

Pupuce (c’était le nom qu’elle avait donné à l’animal) tenait effectivement plus du chat domestique que du farouche fauve sauvage. Bien nourri et cajolé, Pupuce passait plus de temps à dormir au coin du feu en ronronnant qu’à aller taquiner les lapins locaux. Lesquels ne s’en plaignaient d’ailleurs pas.

Prévenues par on ne savait quel triste sire, les autorités avaient tenté d’intervenir. Mais, pour une raison mystérieuse, à part si le simple fait pour une voiture bien trop propre et hésitante sur ces petites routes était suffisant pour alerter tous les habitants de la montagne, dont le vieux Jules tout en bas, qui aimait beaucoup Jo et Pupuce, elles n’avaient jamais pu ne serait-ce que prouver que la dame possédait bien illégalement un animal sauvage.

Pupuce devait l’avoir compris, il filait toujours dans les bois dès qu’un véhicule inconnu pointait le bout de son pneu.

Pour revenir ronronner tranquillement sur le canapé, au coin du feu, près de sa maman dès que ledit véhicule était reparti.

Après tout, qui ça gênait…

Jeudi 22 septembre 2022 :

Me voilà ici… Encore…

Perdu dans ce désert de glace… Encore.

Il y avait longtemps que je n’avais pas fait ce rêve.

Je regarde autour de moi et soupire.

Me revoilà donc perdu dans ce désert de neige nocturne. Une lune gigantesque se lève à l’horizon, dans un ciel étoilé aussi beau qu’il est glacial.

Trois pics se dressent.

Leurs flancs de glace brillent à la lueur de la lune.

Il y avait longtemps que je n’avais pas fait ce rêve…

Un désert de glace dans lequel je n’ai pas froid.

Vide de vie, à perte de vue.

Et cette question : où aller ?

Ce paysage est aussi magnifique que dans mes souvenirs.

De vieux rêves…

Je me mets à marcher.

Quand ai-je fait ce rêve pour la dernière fois ?

Je ne sais plus trop.

Qu’est-ce que je cherche ?

Aucune idée.

Cet endroit est très étrangement apaisant.

Peut-être est-ce que j’y viens quand il le faut, quand j’en ai besoin, me perdre là quelques heures pour me reposer.

Seul dans un désert de glace irréel…

Vendredi 23 septembre 2022 :

« Très belle toile, Maître…

– Merci.

– C’est un vrai lieu ?

– Un monastère, oui, j’y allais beaucoup quand j’étais plus jeune… C’est un des premiers endroits où j’ai peint. »

Le vernissage se passa bien, plusieurs œuvres furent vendues dans une très bonne ambiance.

Le héros du jour, paisible quinquagénaire, était content, comme toujours, de voir que son travail plaisait.

Il s’était mis un peu à part et regardait les personnes présentes, souriant.

Son épouse, à peine plus âgée que lui, le rejoignit :

« La dame à qui tu parlais a acheté ton aquarelle.

– Ah ? Tant mieux, elle avait l’air de beaucoup lui plaire.

– Oui, elle disait que c’était le ciel étoilé qui avait achevé de la conquérir.

– Il n’est pas à la hauteur du vrai…

– Je te crois, mais c’est vrai que tu l’avais bien réussi. »

Il sourit et la prit dans ses bras. Elle sourit aussi :

« Un jour, tu vas te perdre dans les étoiles pour de vrai.

– Ça pourrait me plaire. Tu m’accompagneras ?

– Si je n’arrive pas à te retenir… Volontiers. »

Leurs sourires s’élargirent.

Il avait toujours aimé contempler les étoiles. C’était d’ailleurs un spectacle qu’il ne manquait jamais. Lorsqu’elle l’avait rencontré, alors jeune homme de 23 ans, lors d’un voyage d’études commun, elle avait été intriguée. Un beau garçon peu bavard, même si expressif et facilement souriant, souvent le nez dans ses carnets à dessin. Jusqu’à le croiser, une nuit, dans le parc du vieux château où ils étaient logés, couché dans l’herbe, les yeux aussi brillants et pleins d’étoiles que le magnifique ciel qui les surplombait.

Les années ne l’avaient pas changé, là-dessus. Il n’aimait pas les ciels urbains, trop noirs. Il pouvait passer des heures le nez en l’air à regarder les étoiles scintiller dans des ciels moins pollués.

Un regard qu’elle avait appris à aimer, d’autant plus lorsqu’il avait commencé à briller pour elle.

Lundi 26 septembre 2022 :

Bob entra en sifflotant dans le grand enclos des panthères des neiges, sa grande pelle sur l’épaule. Il avait neigé dans la nuit et lui-même s’enfonçait jusqu’aux genoux. Et Bob n’était pas petit.

Il regarda tout autour de lui. L’espace était grand et bien aménagé, plein de troncs d’arbres au sol, entre les arbres encore debout et la fausse grotte dans laquelle les habitants de l’endroit pouvaient se mettre au calme, à l’abri des regards des visiteurs ou de la pluie.

Bob venait justement déneiger un peu. Les gros chats devaient se tenir au chaud, libres à eux.

Bob se mit à l’œuvre en chantonnant. Il dégagea un premier tronc et eut un sourire en coin en voyant une petite tête poilue sortir de la grotte.

La jeune benjamine de l’enclos, âgée de 10 mois, regardait avec surprise et un peu de peur cette étrange chose blanche qui recouvrait tout son territoire.

Sa mère vint voir, bâilla et retourna au chaud.

La petite flaira, posa une patte, la retira, flaira encore, miaula, avant de reposer prudemment sa patte.

Se rendant compte que c’était froid, mais rien de plus, elle sortit.

Et sous le regard amusé de Bob, elle se mit à explorer cet enclos qu’elle ne reconnaissait plus.

Bob continua à déneiger un peu ce qu’il pouvait et rigola lorsque, un peu plus tard, la grosse peluche, se croyant sans doute invisible dans la neige, se tapit pour s’approcher de lui furtivement. Enfin, en tout cas, elle semblait en être persuadée.

Bob chargea un tout petit de neige dans sa pelle et la jeta sur la petite panthère.

Cette dernière se prit le tout sur le museau et secoua la tête, avant de lui jeter un regard courroucé et de se lécher la patte pour se redonner une contenance. Il ne s’était rien passé, tout allait bien.

Gros ou pas, les chats sont bien tous les mêmes.

Mardi 27 septembre 2022 :

Le verger est encore récent. Les arbres sont jeunes, petits, frêles encore dans la brume matinale. Il faudra encore quelques années pour qu’ils donnent des fruits.

Lorsqu’on bosse là-dedans, on se lève souvent avec le soleil ou bien avant, pour travailler un moment. Aller voir les champs, aller sortir les bêtes ou juste vérifier que tout va bien… C’est le quotidien pour nous. Avant de retourner dormir quelques heures, quand on peut, plus tard dans la matinée.

Moi, j’aime bien ces quelques heures, surtout en été. Se lever à la fraîche, dans une maison silencieuse, sortir et voir le soleil pointer dans la brume de l’aube, se boire un petit café, avant de sortir travailler.

C’est dur. C’est compliqué. C’est vrai qu’on galère. C’est vrai qu’on a parfois envie de tout laisser tomber… Ou pire, par certains.

Et puis, il y a ces petits arbres qui poussent à la pâle lueur d’un soleil.

C’est peut-être pour ces choses-là qu’on tient bon.

Mercredi 28 septembre 2022 :

On disait que son antre se trouvait au cœur de la forêt.

Au milieu des hauts arbres, dans la brume, il y aurait eu cet espace étrange, végétal et construit, comme une ruelle de vitrines à gauche, un mur de bibliothèques à droite, ouverte sur le ciel… Au fond se trouverait son bureau.

Il fallait y aller.

Il fallait rejoindre la forêt.

Il fallait s’y promener et se laisser guider par ses sens.

Oublier la réalité, se perdre dans la brume.

Et on pourrait la trouver.

On se retrouverait dans cette drôle de ruelle, entre ces vitrines de livres et plantes, sous ce ciel gris.

On s’avancerait au milieu des fougères, jusqu’au bureau.

On s’assoirait pour attendre.

Et peut-être, on s’assoupirait un moment.

On disait qu’alors, on serait réveillé par une odeur de thé et qu’elle serait là.

Prête à écouter, et à aider si elle nous en jugeait dignes.

Une fois le pacte passé, on repartirait et on oublierait le chemin, et son visage.

Resterait le souvenir confus d’une étrange ruelle de livres et de plantes, l’odeur des fougères et du thé, comme un rêve étrange au milieu des bois. Et un sentiment de paix et de confiance en l’avenir.

Jeudi 29 septembre 2022 :

Je n’ai jamais été douée en sport, ni très intéressée par le fait de transpirer sans but réel et en obéissant à des règles souvent débiles, d’ailleurs. Un ami travaillant dans la petite enfance qu’il ne comprenait pas cette manie par exemple de ne donner qu’un seul ballon à des footballeurs, alors qu’il savait d’expérience que pour avoir la paix, il fallait que chacun ait le sien. Ça marchait en tout cas bien mieux comme ça à sa crèche.

Je n’ai compris que très tard l’intérêt que ça pouvait avoir pour la santé et mon dos aurait sûrement aimé que je m’en rende compte plus tôt.

Autre débat.

Ceci étant, je n’en ai pas moins de plaisir à regarder les autres transpirer de temps en temps. Pas tous, cela dit. Non, vraiment, regarder des gens courir après des ballons, j’ai du mal… Et ce quelle que soit la forme du ballon.

Sans grande surprise, ce sont les sports plus artistiques qui me parlent le plus.

Oui, ben je n’ai jamais dit que j’étais originale, hein.

J’aime bien la danse, par exemple. À regarder, hein, pas à pratiquer.

Ma mère a essayé de m’y mettre fut un temps, maiiiiiis non.

Ma mère a essayé de me mettre à tout ce qu’elle a pu, mais en vain.

Ma sœur danse, par contre. Et elle danse bien.

C’est peut-être aussi pour ça que j’aime bien la danse, même si je regrette de ne pas en connaître suffisamment les codes et de ne pas pouvoir donc en apprécier toutes les subtilités.

Car, comme tout sport, tout art, tout medium, a son langage et tout langage s’apprend.

Du coup, parfois, on se sent un peu exclu.

Repensez-y la prochaine fois que vous en regarderez…

Lundi 3 octobre 2022 :

Ce rêve me poursuivait depuis toujours, sans que je sache pourquoi.

Je me souviens qu’enfant, ma mère, inquiète, avait été consulter le vieux sage pour savoir pourquoi je voyais sans cesse, nuit après nuit, un corbeau me guider dans une immense plaine enneigée.

Il n’avait pas trop su répondre. Il avait dit que les Dieux devaient m’inspirer il ignorait quoi…

Plus tard, un peu avant mes 11 ans, nous avons dû fuir nos terres pour échapper à l’avancer des barbares qui les ravageaient.

Sur la route qui menait au nord, mon rêve ne me quittait pas.

Nos vertes plaines ont fait place à des territoires bien plus froids.

Les corbeaux, plus rares au sud, se firent habituels. Certains, même, nous suivaient de près, ayant visiblement compris que nous pouvions être une source non négligeable de nourriture avec les déchets que nous laissions.

Personne ne s’étonna lorsque l’un d’eux s’attacha plus spécifiquement à moi.

Et lorsque ce même corbeau nous sauva à tous la vie en nous permettant de trouver une grotte cachée par de la végétation pour échapper aux barbares, beaucoup y virent le signe que mes rêves étaient bien des prémonitions, moi en tête.

J’ai donc décidé de le suivre, m’en remettant aux Dieux.

J’ai quitté mon clan pour partir plus au nord encore.

J’ai marché, j’ignore combien de temps, jusqu’à découvrir, au sommet d’une colline, le paysage qui me hantait, d’aussi loin que ma mémoire remonte : cette terre blanche, vallonnée, ce ciel gris que le soleil peinait à percer, et surtout, face à moi, ces statues immenses dont je connaissais le nom sans savoir pourquoi. Les trois mères : Maryam, Isis, Gaia.

J’ai souri et regardé mon oiseau. Je l’ai caressé et j’ai fait demi-tour. Je devais aller chercher mon clan. Notre nouvelle terre était là.

Mardi 4 octobre 2022 :

Il y a des animaux sauvages terriblement farouches. Ceux qui ne se laissent pas approcher, qui vous toisent avec méfiance et qui déguerpissent à toute allure quand vous faites un pas de trop vers eux.

Et puis il y a Tikétak.

Outre son nom, donné par ma cousine, cet écureuil a la particularité de vivre dans le jardin de sa mère, ma tante, donc. Plus précisément, dans un trou, dans l’écorce de son vieux chêne.

Apparemment, il est venu se nicher là en douce un automne et elles l’ont vu sortir au printemps.

Il a dû les trouver sympas, parce qu’il est resté.

Elles ont dû le trouver sympa aussi, car elles l’ont laissé rester.

Moi, la première fois que je l’ai vu, c’était à un barbecue chez elle, en juillet.

Pas timide pour deux sous, la petite boule de poils était carrément venue grimper sur la table voir ce qu’il y avait à manger, me faisant sursauter, jusqu’à ce que ma cousine ne me donne un coup de coude en râlant que j’allais lui faire peur.

Je lui avais jeté un œil en coin, sceptique.

Incrédulité qui avait augmenté d’un cran lorsque la bestiole avait trotté jusqu’à elle pour attraper le morceau de pain qu’elle lui tendait et le prendre dans ses petites papattes, avant de se mettre à manger sans plus de politesse.

Vraiment pas farouche.

Depuis, Tikétak leur a fait une autre surprise : débarquer avec trois petits. Il paraît que ma cousine les gave de noisettes.

Va falloir surveiller ses bouts de pain au prochain barbec’.

Mercredi 5 octobre 2022 :

Internet est un monde bizarre.

On y croise des gens qui ont des avis sur tout et surtout ce qu’ils ne connaissent pas, des fans de tout et parfois d’œuvres qu’ils connaissent très mal, des frustrés qui viennent juste se vider les nerfs ou, en tout cas, qui en donnent furieusement l’impression, des personnes qui racontent leur vie ou l’inventent, des vidéos plus ou moins surréalistes ou des images aussi variées que divertissantes.

Parmi elles, beaucoup illustrent des phrases rarement sourcées, parfois de vraies citations, parfois des aphorismes, parfois des plaisanteries.

Piochant allègrement, et sans gêne, dans le reste du monde, on y croise des figures historiques, légendaires, cinématographiques, parfois citées, plus souvent détournées.

C’est toute une culture qui se dessine, avec ses figures, ses références, son humour.

Ses histoires, ses mythes et ses légendes, aussi.

Devenant donc une culture propre véhiculant ses propres codes.

Laissant de côté ceux qui ne la connaissent pas.

Les laissant prester contre ce qu’ils ne comprennent pas, comme leurs aïeuls pestaient, plus tôt, contre d’autres choses qu’ils ne connaissaient pas.

Toute nouveauté est, a toujours, été vue avec méfiance. Rejetée, incomprise, avant de, parfois, parvenir à devenir une nouvelle norme. Qui croirait aujourd’hui que ce qu’on entend sur Internet et les nouvelles technologies reprend mot pour mot ce qui s’est dit sur les BD, la TV, le rock, le cinéma, le jazz… Tout ce qui n’était que débilité ou mode et qui n’allait certainement pas durer.

La culture s’en moque, elle, elle avance.

Et tous ceux-là mourront bien avant elle.

Jeudi 7 octobre 2022 :

L’hiver était particulièrement long et la meute errait dans la neige, à la recherche d’une proie. Dans la forêt de sapins, sous les flocons, cinq loups marchaient, attentifs, sur leurs gardes. La faim les tiraillait.

Ils se figèrent soudain en entendant un hurlement au loin.

Un autre loup ?

La meute reprit son chemin et effectivement, un grand loup blanc, un peu plus loin, guettait, depuis un terre-plein, une harde de cerfs en contrebas.

Ses yeux dorés se posèrent sur ses congénères. Ceux-ci s’étaient à nouveau arrêtés, le regardant, regardant les cerfs, dubitatifs. La femelle dominante s’avança enfin, prudente, pour aller voir cet inconnu.

Ce dernier la laissa faire et ils se flairèrent poliment, lui montrant clairement sa possible soumission à son autorité, sans doute parce qu’il n’avait pas envie de risquer sa colère et celle de ses compagnons.

Un peu plus tard, adopté, le nouveau venu se joignait aux autres pour la chasse. Ils parvinrent à abattre un vieux mâle boiteux et se le partagèrent.

Un estomac plein et un nouveau compagnon, plutôt une bonne journée pour la meute.

Vendredi 7 octobre 2022 :

« On se pèle dans ta forêt, ma chérie !

– C’est ça, allez bouge, ça te réchauffera.

– Ouais ouais…

– On arrive au spot auquel je pensais.

– Pfff…

– Eh oh, c’est toi qui cherchais une forêt pour ton film, monsieur le réal’ !

– Ouais mais là, 8 h, en plein brouillard et en plein mois de novembre…

– T’es chiant.

– Je sais.

– Voilà, on y est… »

L’homme souffla et regarda, autour de lui, le décor qui les entourait. Une forêt ancienne, des arbres hauts, une brume orangée, lumineuse, dans la brume automnale. Un sentier

« Waouh…

– Alors ? »

Il fit la moue et hocha la tête :

« J’avoue. Y a une ambiance très intéressante et une très belle lumière…

– Je savais que ça te plairait. Ça t’inspire ?

– Ben ouais, ça pourrait le faire… »

Il forma un rectangle avec ses doigts et regarda encore tout autour de lui.

« Merci !

– Je t’en prie. Fais quelques photos et on rentre se faire un chocolat chaud !

– Ah, toi tu sais comment me parler…

– Au bout de 25 ans à te supporter, c’est heureux… »

Lundi 10 octobre 2022 :

« Non mais sérieux ça va pas le faire…

– Ben quoi ?

– Je sais qu’on est en pénurie, que recycler c’est bien et que l’électricité coûte cher…

– Ben oui justement.

– Oui justement, mais comment je suis censé percer un mur avec ça moi ?!

– Euuuh, avec de la bonne volonté ?

– …

– Beaucoup de bonne volonté ?

– …

– Non mais si tu fais pas d’effort non plus.

– Alors soit t’es très con, soit c’est le bizutage le plus débile auquel j’ai eu affaire…

– C’est pas incompatible.

– …

– Eh eh.

– Tu mériterais que je te fasse un 2e trou de balle avec ça.

– De rien ! Allez, bienvenue parmi nous !

– Hm hm. Et ?

– Le vraie perceuse est dans le coffre.

– Merci. »

Mardi 11 octobre 2022 :

J’ai trouvé ça en rangeant le grenier.

Nous avions aménagé depuis quelques mois, mais nous n’avions pas eu le temps de monter voir ce qu’il y avait là-haut. Nous savions que la maison avait été vidée un peu vite, un peu dans l’urgence, et que quoi qu’on nous ait dit, il devait rester des choses.

En jetant un œil rapide avec une lampe-torche par la trappe, nous avions vu, dans ce fameux grenier, pas mal de bazar indéterminé.

Mais nous étions arrivés en plein hiver, nous avions eu fort à faire pour réussir à nous installer décemment, alors grimper là-haut n’était pas une priorité.

C’était aux beaux jours, un dimanche ensoleillé, que j’avais enfin pris mon courage à deux mains pour aller voir ça.

Il y avait pas mal de choses. Quelques vieux meubles, deux coffres à jouets, des livres, de vieilles BD, et puis cette toile.

Une peinture sans encadrement, un étrange paysage d’automne, au ciel gris, avec des arbres orangés, mais qui semblaient plus duveteux qu’autre chose, à part un petit en premier plan, et deux branches dépassaient dans le cadre, dont les feuilles plus lumineuses ressortaient.

Un petit chemin de forêt…

C’était joli et bien dans les couleurs du salon.

En bas, au salon où justement, ma moitié et notre aînée se battaient farouchement sur la console, sous le regard de notre dernier qui suçait son pouce, je leur ai montré ça sans relever les piques sur mon état quelque peu poussiéreux.

Un vote plus tard, la toile était adoptée.

J’ai été la nettoyer avec soin et depuis, elle est posée sur la cheminée.

Quelqu’un l’avait oubliée là, mais c’est tant mieux pour nous.

Jeudi 13 octobre 2022 :

Quand je ne sais pas quoi faire à manger, et que c’est la bonne saison, je vais faire un tour dans mon potager pour voir s’il a quelque chose pour moi.

Et ce matin-là, mon potager fut généreux, ce qui était fort gentil, même si je me permettrais d’exprimer un doute quant au fait que c’était volontaire.

J’ai donc trouvé des tomates, une aubergine, des courgettes et quelques poivrons, tout ce qu’il fallait pour une raclette, donc.

Oui bon ça vaaaaaaa je rigoooole…

Tout ce qu’il fallait pour une ratatouille.

Je suis donc rentrée en chantonnant dans la cuisine pour réquisitionner le reste de la famille pour m’aider à couper tout ça en petits bouts.

Notre ado grognait, notre petit nous imitait plus qu’autre chose et ma moitié charriait la grande.

Il faut dire que la mauvaise volonté qu’elle mettait était digne de ses 14 ans. Quels parents monstrueux nous étions de la tirer de ses si importantes activités pour lui demander un peu d’aide. Honte à nous.

Mais ils parvinrent à vaincre ces maudits légumes que je balançais donc dans ma marmite sans autre forme de procès.

Mouahahahah cuisez, sales légumes !

J’étais pas crevée moi, à part ça.

Ma moitié est fourbement venue m’enlacer par-derrière et me faire un petit bisou sans le cou.

« Merci de ta peine, mon amour.

– Attends d’avoir goûté pour dire ça.

– Oh, tu ne cuisines pas si mal que ça…

– Comparé à toi, c’est pas difficile.

– Va te faire voir.

– Moi aussi, je t’aime. »

Vendredi 14 octobre 2022 :

Nous nous promenions au parc, près de notre école, et je t’ai dit qu’il serait une des rares choses que j’allais regretter. Ça t’a fait sourire. Tu m’as dit de ne pas m’en faire, que là-bas aussi, il y aurait de beaux parcs. Nous étions deux jeunes gens de noble naissance, élèves émérites d’une des écoles les plus huppées de Londres. Nous aimions notre pays, notre ville, nos familles. Mais plus que tout ça, nous nous aimions, nous deux.

Nous savions ce que nous risquions, dans ce pays qui, lui, ne nous aimait pas. Le bagne, le déshonneur… Alors nous nous cachions et nous aimions dans la peur.

Jusqu’au jour où, dans une conversation anodine, un repas de famille interminable, mon grand-oncle ne parte sur ses habituels délires francophobes, fustigeant le laxisme de ce pays d’invertis. Je devais apprendre à cette occasion qu’en France, une relation en deux hommes n’était pas condamnée par la loi.

Lors de notre balade suivante, de ces rares moments où nous étions en paix, je t’en avais parlé et nous avions rêvé d’y partir, mais sans plus. Jusqu’à ce que les pressions de ma famille pour me trouver une fiancée digne de moi ne se fassent trop lourdes.

Toi, ta mère, veuve, n’était pas pressée de te voir convoler. Mais moi, aucun jour ne passait désormais sans qu’on me rappelle qu’il fallait que je songe à me marier.

Alors, nous avons décidé de partir. Quitte à tout perdre, autant le faire ensemble et sauver notre amour.

Tout était prêt, nous savions quel train prendre, pour rejoindre quel bateau qui nous emmènerait en lieu sûr. Un ancien camarade, qui avait déjà fait le voyage, pour des raisons similaires aux nôtres, nous attendait.

Nous marchions dans le parc, c’était la dernière fois. Le lendemain, nous voguerions vers le sud.

Tu t’es figé soudain en apercevant, sur un banc, la silhouette sombre de ta mère. Elle semblait nous attendre et, comme de toute façon, elle nous avait vus, nous l’avons rejoint.

Nous étions affreusement gênés, mais elle nous a souri. Elle avait trouvé tes billets. Elle nous a souhaité bon voyage et que nous trouvions là-bas ce qu’on ne pourrait jamais trouver ici, car elle ne voulait que ton bonheur.

Alors, nous lui avons juste dit « À bientôt. », car s’il nous serait impossible de revenir, elle n’aurait pas de difficulté à faire le voyage.

C’est soulagé de ce poids, le seul que tu avais, que tu es monté dans le train le jour suivant.

Nous nous sommes souri.

Notre vie commençait.

Lundi 17 octobre 2022 :

« Pom pom pom… »

Je sors non sans fierté ma tarte toute chaude du four.

On va se régaler.

L’odeur attire comme des mouches le reste de la famille à la cuisine et je dois lever le plat bien haut pour éviter que de petites mains ne l’attrapent.

« Hep hep hep. On se lave les mains, on s’assoit, on est sage et on dit merci ! »

Ça obéit en un battement de ciel et je pose le plat sur la table :

« Et pas touche, vous allez vous brûler.

– Ouiiiiii !

– Qui veut de la glace et de la chantilly ? »

Un unanime : « MOIIIIII !! » me répond.

Je souris en allant au frigo :

« C’que vous êtes prévisibles… »

J’en sors la chantilly et je m’accroupis pour sortir la glace du congélo.

« Et on en laisse pour ce soir et pour Titi, hein !

– Promis ! »

Je leur jette un œil sans perdre mon sourire :

« Y a intérêt ! »

Je pose tout ça sur la table et sers tout ce petit monde.

Je fais ma grosse voix, mais en vrai, ça me fait toujours autant plaisir de les voir se régaler…

Mardi 18 octobre 2022 :

« Kesssskécé encore que ce truc ?… … Adeeeeeeeeeeeeeeeel !

– Oui, mon chéri ?

– Tu connais ça ?

– Euh, montre ?… Houlà ben ça s’arrange pas sur les réseaux… C’est Twitter ?

– Aucune idée, c’est un gars qui l’a partagé sur le salon ‘’Nawak’’ de mon discord.

– Hm hm.

– Tu connais ?

– TM57, c’est écrit dessus. Mine antichar de l’URSS, des années 50, je crois.

– …

– Ben quoi ?

– Je sais que tu as eu une solide formation militaire, mamour, mais de là à connaître une mine antichar russe des années 50…

– Aucun mérite, ils en ont oublié pas mal en Afghanistan, on en a croisé.

– Ceci explique cela. Ah la la ces Russes, c’est comme les Américains, leur manie de laisser leurs merdes partout, c’est dingue…

– Que veux-tu, c’est le souci de ce type de jouets. Ils en produisent trop et ils ne savent plus où les mettre, alors ils en distribuent.

– Ils ont qu’à en faire des aspirateurs… …Ça explose vraiment sur 100m² ?

– Je sais pas, par contre aucun risque d’activer ça avec le pied.

– Ah ?

– Ben je t’ai dit, c’est une mine antichar, ‘faut minimum deux ou trois cents kilos pour que ça bouge… En véhicule ça craint, à pied non…

– Ou une vache ?

– Euh, si elle tombe dessus oui… Mais il resterait pas grand-chose à manger… »

Mercredi 19 octobre 2022 :

Ma minette me boude.

Ça devrait lui durer jusqu’à ce qu’elle ait faim… Ce qui ne saurait tarder vu la diète à laquelle elle a eu droit avant d’aller chez le véto.

Top chrono lancé.

Ma minette me regarde avec de grands yeux, vautrée au sol avec ses traces de tonsure sur le thorax. Un regard qui pourrait se traduire par « Méeuh pourquoi tu m’as fait ça… »

Il en est des animaux comme des très petits enfants : il est impossible de leur expliquer qu’on ne les envoie pas se soigner pour le fun, que les piqûres et tout le reste, c’est pour leur bien.

Bref, ma minette est courroucée.

Dès qu’on est rentrée, elle a filé chaotiquement se planquer sous le canapé… Je dis chaotiquement, car à cause de l’anesthésie, elle ne tenait pas encore trop bien sur ses pattes.

J’ai fait mine de rien, comme à chaque fois. Ça lui passera avant que ça ne me reprenne.

Je suis allée m’installer au bureau pour bosser un peu et comme prévu, mademoiselle n’a pas tardé à miauler. Pour bien sûr m’esquiver et filer à nouveau quand je suis venue voir.

Je suis retournée bosser en ne faisant plus attention à elle jusqu’à la trouver, donc, vautrée sur le parquet en rebougeant pour aller manger un bout.

Je me suis accroupie à côté et elle s’est mise à se lécher la patte en mode « Non mais je boude là. ».

Je n’ai pas insisté.

La bouderie a, comme prévu, duré jusqu’à ce qu’elle m’entende brasser dans la cuisine. Il n’a pas fallu une minute pour qu’elle ne vienne se frotter à mes jambes en mode chaton famélique et affamée.

Je lui ai jeté un œil :

« T’es pas crédible, tu sais… »

Les chats sont fiers. Jusqu’à l’heure des croquettes au moins…

Jeudi 20 octobre 2022 :

« Kécécé ?

– Je croyais que tu savais lire ?

– Mais c’est qu’il se fout de moi, le coquinou… Voyons… … ‘’blender à smoothie’’… ‘’préparation directement dans le gobelet de service’’… Hm hm. On en avait pas déjà un, de blender ?

– Tu parles du vieux truc qui n’arrive même plus à mixer une banane ?

– Rôh, t’exagères…

– Non, non, j’ai été plus vite à la fourchette, la dernière fois.

– Mouais.

– Mon amour, je sais que tu es écolo, que tu ne veux pas acheter du neuf tant que le vieux marche, que tu uses tout jusqu’à la corde… Tu as assez reprisé mes chaussettes… Mais bon, des fois remplacer un truc qui marche plus bien par un neuf, ça se fait, tu sais.

– Mouais.

– Et on apporte l’ancien à une ressourcerie qui peut réparer pour le filer à des gens dans le besoin ou le recycler proprement.

– Mouais.

– Et comme ça, on va pouvoir se faire de bons smoothies sans avoir mauvaise conscience.

– Mouais.

– Si si. Et d’ailleurs, je vais t’en faire un tout de suite pour fêter ça !

– …

– ♥♥♥ Avec plein de fraises pour toi… ♥♥♥

– Et des framboises.

– D’accord. ^^

– Et de l’amour.

– Ça va déborder, alors ♥… »

Vendredi 21 octobre 2022 :

J’aime bien mon bar.

Quand je repense au vieux bistro miteux que j’ai récupéré, je suis heureuse de ce que j’en ai fait. J’aime mes clients fidèles qui viennent boire leur petit verre ou leur petit café chaque jour. Et j’aime aussi ces têtes inconnues qui entrent parfois, s’installent, boivent un coup et repartent et que je ne reverrai jamais.

J’en ai encore eu une belle aujourd’hui.

Une jeune femme qui est entrée timidement. Elle s’est assise face à la vitrine, à une table. Elle était belle, mais curieusement très nerveuse. Elle n’avait pas enlevé sa veste. Elle tortillait une de ses mèches blondes, décolorées, autour d’un de ses doigts impeccablement manucurés.

Je me suis approchée et elle m’a demandé un café trop vite, un peu en panique.

Je suis retournée au comptoir lui préparer ça. Le vieux Jojo, déjà à moitié rond, grommelait comme d’habitude sur trop de choses et sans plus de cohérence qu’hier ou demain.

J’ai apporté son café à l’inconnue. Elle m’a payée. Elle tremblait toujours. Elle a fouillé un peu fébrilement dans son porte-monnaie.

Je suis retournée encaisser et continuer à bosser. Je lui jetai un œil régulièrement, elle regardait dehors, pianotant sur la table, sans toucher au café.

Il y a peut-être une demi-heure qui est passée avant qu’elle ne sursaute, qu’un sourire magnifique n’éclaire son visage et qu’elle ne se lève précipitamment pour sortir.

J’ai eu le temps d’apercevoir une haute silhouette avant qu’ils ne s’évaporent.

Le café était intact sur la table.

J’ai souri.

Qui était-elle ? Qui était cette personne qu’elle attendait ?

C’est pour ces bouts d’histoires-là aussi que j’aime bien mon bar.

Lundi 24 octobre 2022 :

Je m’étonne toujours des similarités entre les milieux…

Lorsque je plonge, je nage dans des forêts. La surface est un ciel mouvant, les courants font onduler les algues et des bancs de poissons traversent ce ciel…

Bancs de poissons qui bougent en masse comme des nuées d’oiseaux dans les airs.

Esquivant un requin comme des moineaux un aigle.

Les rayons du soleil percent la surface comme ils perceraient des nuages.

C’est un joli spectacle.

La seule vraie différence, c’est le bruit…

J’aime le chant du vent dans les arbres, les chants d’oiseaux.

Dans l’eau, on n’entend pas grand-chose.

Mais on y croise des nuées d’oiseaux nageant dans un ciel mouvant, entre deux rayons de soleil.

Mardi 25 octobre 2022 :

« This is Hallowwen, this is Halloween

Pumpkin scream in the dead of night… »

Regard dubitatif de ma droite.

« Qu’est-ce qui te prend à chanter ça d’un coup ?

– Je trouvais que le décor s’y prêtait.

– Ah. Oui, certes.

– Tu préférerais ‘’Les sanglots longs des violons de l’automne/blessent mon cœur d’une langueur monotone./Tout suffocant et blême, quand sonne l’heure/je me souviens des jours anciens et je pleure.’’ ?

– Tu connais tes classiques.

– J’étais bon en récitation.

– Mais laisse tomber Verlaine, c’est trop déprimant.

– Ah ! Tu vois. Tu préfères les citrouilles !

– C’est le seul choix que j’ai ?…

– À part si tu connais beaucoup d’autres trucs joyeux sur cette saison.

– Un point pour toi.

– Cette forêt est très jolie… Bon, ça manque de brume et de lutins, mais c’est très joli.

– C’est pas l’heure…

– Y a une heure pour les lutins ?

– Les lutins je sais pas, mais la brume, c’est le matin, par ici.

– D’accord, mais ça excuse pas le manque de lutins.

– …

– Quoi ?

– Rien.

– C’est important les lutins. Je trouve qu’on parle pas assez des lutins !

– Remets-toi à chanter, finalement, tu diras moins de bêtises… »

Mercredi 26 octobre 2022 :

Jouer à cache-cache dans la neige, c’est facile quand on est blanc. On ferme les yeux, on planque sa truffe dans la neige et hop.

Qui distinguerait, alors, un petit tas de poils blancs du petit tas de flocons blancs d’à-côté ?

C’est pas du jeu.

Comment ça, les renards polaires ne jouent pas à cache-cache ?

Demandez aux lapins, tiens.

Eux vous expliqueront mieux que moi que c’est pas du jeu.

Se camoufler OK, mais s’effacer à ce point, là non, moi je dis, c’est cheaté.

Comment ça, les lapins, ça ne parle pas ?

Ah non mais si vous cherchez la petite bête aussi…

Ben allez la chercher dans la neige, là. Ça vous occupera.

Jeudi 27 octobre 2022 :

L’eau chaude coule lentement dans la tasse blanche, puis elle relève la théière transparente et quelques gouttes tombent encore.

Plic ploc plic ploc.

Ce bruit me sort étrangement de ma torpeur.

Je regarde autour de moi, cette pièce bizarre, avec ses meubles anciens. La table en bois, couverte de pots, de tasses, vides ou pleines, et cette femme aux cheveux argentés, au visage doux, dans ce pull bien trop grand pour elle, qui me sourit.

Elle me tend cette tasse fumante, pleine d’un liquide doré, sur la petite soucoupe.

Je tends les mains pour la prendre. Elles tremblent un peu, j’ai un arrêt pour les regarder, avant de prendre enfin ce qu’elle me tend, un peu précipitamment. Mais elle ne semble pas s’en être formalisée.

J’ai l’impression de sortir d’un rêve étrange, mais tout ce qui m’entoure me paraît bien irréel…

Comment est-ce que je suis arrivé là… ?

Je la regarde encore. Elle me sourit avec douceur. Il fait chaud, la tasse sent bon.

Je sais que tout va bien. Je sais que je suis à l’abri.

Mais où suis-je…

Et plus important, d’ailleurs… Qui suis-je ?

Vendredi 28 octobre 2022 :

Il y avait treize pierres. Treize galets, peints, posés sur une assiette ancienne.

L’assiette était vieille. Abîmée, usée et les pierres, propres et joliment décorées, joliment disposées, paraissaient curieusement « neuves » sur elle.

Les peintures évoquaient des paysages désertiques, des dunes, des collines, ou une branche maigrement feuillue. Des lunes, ou des soleils, peut-être.

Le vieux avait posé ça devant moi sans un mot, sur la table.

J’ai fait la moue et ai fini par prendre un des galets, pour le regarder de plus près, un petit, avec une branche et deux petites, peintes en noir sur un ovale moitié blanc, moitié marron, et un petit cercle rouge.

Le vieux a souri. Je lui ai jeté un œil, me demandant ce que c’était que ça.

Il a tendu la main et j’y ai posé la petite pierre.

« La Lune de Sang, la branche-mère et ses deux filles… » me dit-il.

Il me sourit, bienveillant.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? » le demandé-je.

Il me rend la pierre et referme ma main sur elle, avec les siennes, ridées et calleuses.

« Tes deux branchettes t’attendent. Tu les retrouveras sous une lune rouge.

– Une lune rouge ?… »

Il me sourit encore et tapote ma main.

« Ne t’en fais pas. La lune est une force positive. Sa présence n’est jamais mauvaise. Tu retrouveras ce qui a été perdu. Il ne faut pas t’en faire. Attends juste la bonne nuit. »

Je le regarde, regarde la pierre et hoche la tête.

« D’accord… »

Mercredi 2 novembre 2022 :

Bon, et bien voilà de bonnes heures bien dépensées.

C’est du moins ce que je me dis en regardant le résultat.

J’espère que ça satisfera ma cliente, sinon je me le garderai…

Elle avait un schéma précis et les huit pierres. Elle voulait un arbre de vie dans un cercle, les pierres alignées sur son tronc.

J’y ai passé un moment, le temps de trouver une pièce de bois qui allait, de reporter le dessin, de tailler tout ça, le polir, peindre… Toujours la partie qui me plaît le moins, ça pue et porter un masque, je n’aime pas des masses. Puis peaufiner et incruster ces pierres.

Moi, j’aime bien.

« L’arbre-monde »…

La symbolique est ancienne et basique, mais parlante et belle. Un arbre touche le ciel et la terre et est, de fait, un pont entre les deux. Donc, par analogie, il est le lien entre les trois mondes : plongeant ses racines dans la terre, le monde des morts, vivant à la surface, le monde des vivants, montant jusqu’au ciel, le monde des dieux.

Le tout dans un cercle, à l’image du notre planète…

Ça devrait lui plaire.

Et ça me plaît aussi, je m’en referai sûrement un pour moi.

Jeudi 3 novembre 2022 :

La forêt domaniale était un havre de paix, même en automne, car c’était une zone protégée, et bien protégée.

Les habitants des trois hameaux qui l’entouraient y tenaient, à leur forêt et sa tranquillité.

La chasse y avait été interdite par des élections locales, ou plutôt, toutes les tentatives de l’autoriser avaient échoué.

Un groupe de bénévoles gardes-chasses avait été créé et soigneusement formé pour gérer les possibles soucis avec les animaux. Il s’agissait de gérer les populations, de les réguler, en les déplaçant autant que possible quand c’était nécessaire. Et aussi de choper les possibles chasseurs qui tentaient leur chance, pauvres gens toujours « perdus » et/ou pas au courant des interdits locaux.

Mais tout cela en valait la peine, car cela permettait à qui voulait d’aller se promener en toute sécurité dans les bois pour profiter de la faune et de la flore locale. Les animaux y étaient tranquilles et certains même incroyablement peu farouches. Il n’était pas rare de voir le doyen des cervidés locaux, par exemple, baptisé Bambi par les bipèdes, se balader tranquillement sur les sentiers et y brouter. Il paraissait même que contre quelques pommes, le grand animal se laissait caresser.

Ce Bambi-là n’avait jamais été traumatisé par aucun chasseur… Contrairement aux générations d’enfants qui l’avaient été par le film éponyme.

La réalité dépasse parfois la fiction pour du mieux.

Vendredi 4 novembre 2022 :

« Cosmographie », l’« écriture de l’univers ».

Il est fascinant de constater que depuis qu’on en a trace, et très probablement bien avant, nos ancêtres ont tenté de comprendre ce qui les entourait. Dès que cela leur a été possible, ils, elles, l’ont dessiné, gravé, écrit…

Avec le temps, leur monde s’est agrandi, comme il s’est complexifié.

Les mythes et légendes, ce qui avait expliqué ce monde et l’avait tenu cohérent, reculèrent au fur et à mesure que les connaissances avançaient.

Des personnes plus curieuses ou ambitieuses repoussaient les limites…

Dessinant, gravant, écrivant sans cesse.

Les mythes et légendes avaient la peau dure. Plus simples, plus rassurants… Ils ne pouvaient pas résister face à la vérité, mais pourtant, ils n’étaient jamais loin… Prêts à resurgir au moindre doute, à la moindre peur.

Pendant des siècles, nous avons étudié, cartographié, répertorié, et le monde s’est lentement fait moins effrayant, moins mystérieux.

« De l’arc à la bombe atomique, ce n’est pas l’humain qui a changé, c’est la technologie. », disait Quino.

Et de fait, y a-t-il une si grande différence entre un navigateur curieux du XVIe siècle et un spationaute du XXIe ? Les frontières se sont juste élargies. La mer n’est plus faite d’eau, mais d’étoiles.

Ce qui n’a aucune importance, tant qu’on la regarde avec le même émerveillement.

Lundi 7 novembre 2022 :

J’en ai croisé des choses en une décennie de salons.

Des soubrettes, des demoiselles, ou des jeunes gens d’ailleurs, en robe à froufrous, des guerriers de plein d’époques et de mondes, des assassins divers, même des dinosaures… Si, promis.

D’ailleurs, pour moi, un salon sans T-rex ni farandole, ben il manque quelque chose…

Et puis des fois, lors de rencontres aux thématiques plus « sérieuses », on fait des rencontres plus originales.

Ainsi une petite escouade de chevaliers teutoniques à un WE médiéval.

Bon, un peu les Teutons du pauvre, vu qu’il n’y en avait pas deux habillés pareil… Ça ne doit plus autant payer qu’au temps des croisades, d’être chevalier-moine.

Ou alors leur commandant avait tout gardé pour aller vider la taverne, vu son gabarit.

Manque de bol pour eux, pas trop de Sarrasins ni de gens à escorter dans le coin… Ça n’allait pas les aider à renflouer leur caisse.

Ça eut payé, mais ça paye plus.

Je me demande quand même ce qu’en diraient de vrais chevaliers de l’Ordre Teutonique… Puisque oui, il existe encore.

Il ne fait plus trop non plus dans le Sarrasin ou l’escorte de croisés, cela dit.

Les temps changent.

Mardi 8 novembre 2022 :

La belle voiture s’était arrêtée devant le grand portail rouillé, depuis longtemps ouvert aux quatre vents.

En sortit un homme d’une cinquantaine d’années, au visage anguleux et sur le qui-vive. Il regarda tout autour, suspicieux, grimaça en voyant les curieux et aussi les journalistes qui attendaient là, maintenus à une distance respectable par les policiers.

L’homme ouvrit la portière et s’inclina devant les deux personnes qui descendirent, une femme mince, très droite, qui devait approcher la quarantaine et un homme plus jeune, plus grand, qui semblait aussi plus ému.

Ils se tournèrent vers la foule dont les cris de liesse soudains les avaient surpris.

Si l’homme leur fit signe avec un sourire, elle se contenta d’un hochement de tête avant de se tourner vers l’autre :

« Allons-y. »

Le quinquagénaire hocha la tête et les précéda dans le jardin à l’abandon d’un palais en ruines.

Alors qu’elle le contemplait en silence, triste, le plus jeune la rejoignit et lui dit :

« Tu ne devrais pas être si froide… Ils sont contents qu’on soit revenus, tu sais…

– Oui oui, soupira-t-elle, contents comme le jour où le colonel a fait pendre nos parents, tu te souviens ? Tu te souviens, la foule en liesse autour du gibet ? Si nous n’avions pas été envoyés étudier à l’étranger, ni toi ni moi n’y aurions échappé. »

Il grimaça et l’autre homme dit, navré :

« Ils étaient victimes de la propagande, Madame… Ils n’ont pas su voir la vérité derrière leurs mensonges. »

Elle commença à monter l’escalier couvert de feuilles mortes et de mousse :

« C’est exactement ce que je leur reproche. Avaler tout ce qu’on leur raconte… Aussi idiots de nous avoir pris pour les tyrans en herbe que de nous voir maintenant comme de miraculeux sauveurs. On l’a assez dit, qu’on ne rentrait pas reprendre le trône.

– Ça fait bizarre de revenir ici… reprit le plus jeune en la suivant, tant pour changer de sujet que parce qu’il le pensait réellement.

– 17 ans et voilà le palais de notre enfance en ruines.

– Aucun entretien, c’est logique, dit l’homme en les suivant, toujours vigilant. Vous voulez toujours en faire un musée ?

– Oui. À défaut de régner, on va au moins les éduquer un peu… »

Mercredi 9 novembre 2022 :

Aaaah Noël…

Ce moment de magie, de bonheur et de partage familial qui est la plus sûre façon de se rappeler pourquoi on n’a aucune envie de voir ces gens le reste de l’année.

L’année dernière, on a joué à « Cas contact » pour sécher, mais bon, on ne peut pas le faire tous les ans.

Nous voilà donc à attendre que ça passe sagement. La dinde de Tata vaut le coup qu’on supporte son vieux con de mari qui n’aime rien ni personne et ne fait plus aucun effort pour s’en cacher (si tant est qu’il en ait fait un jour).

Voilà donc cette caricature de vieux râleur parti après le fait qu’on ait, en guise de sapin, un joli petit collage de glands décodé de petits nœuds de cordes et de boules dorées, posé sur la table.

On le regarde donc vomir son habituel discours réac ’ sur ce scandale, cet assassinat de ce symbole chrétien, sûrement un coup de wokes (ah il a un nouveau mot, c’est assez rare pour être noté) et il n’en a visiblement rien à faire ni des considérations écologistes liées à cette soi-disant « tradition » (très récente sous sa forme actuelle, même si le sapin en tant que tel est un symbole très ancien), ni, ce qui est un peu plus gênant là maintenant pour nous, de la peine qu’il fait à la petite fille qui était toute fière du beau sapin en glands qu’elle avait fait à l’école.

Ma moitié se fait donc un devoir d’accueillir sans discussion la fillette sur le canapé et de lui tendre du jus de fruits et des chips :

« Il est très joli, ton petit sapin.

– Grand Tonton l’aime pas…

– Grand Tonton n’aime rien, t’en fais pas. Il est très joli et c’est très bien.

– Pourquoi il dit des choses méchantes Grand Tonton ? »

Ma moitié fait la moue et je réponds :

« Il est juste tellement malheureux qu’il veut que tout le monde le soit. RAS. Y en plein des comme ça. Vis ta vie et essaye de ne pas devenir pareil, c’est tout ce qui compte. »

Un bon conseil à une petite fille, c’est un beau cadeau de Noël, je trouve…

Jeudi 10 octobre 2022 :

Jingle bells jingle bells…

Cette année, pour décorer le sapin, j’ai fait mumuse avec de vieilles planches…

Je les ai taillées en petits cercles avec les divers prénoms des membres de la famille…

Ça fera joli sur le sapin et ça changera un peu des vieilles boules et les guirlandes.

Je regarde la chose, posée sur la table, et je me demande si je laisse comme ça ou si je peins quelques couleurs… ?

Et puis je me dis que non. C’est bien comme ça…

Je vais me faire un chocolat chaud pour fêter ça.

C’est de saison…

Vivement le sapin, que j’accroche ça. Ça va faire quelques heureux.

Lundi 14 novembre 2022 :

« ♪♫♪…

– Qu’est-ce que tu fabriques ?

– (Sursaut) Euuuuh rien rien !

– Tu serais plus crédible si tu ne t’étais pas vautré sur la table pour cacher quelque chose, tu sais.

– Non mais oui mais non mais c’est rien d’intéressant…

– Tu devrais te redresser, tu vas encore te faire mal au dos.

– …

– Tu as le droit de dessiner, mon amour, ce n’est pas grave.

– Quoi !… Mais pas du tout qu’est-ce que…

– Je sais pas, le paquet de feutres ouvert à côté et les taches sur tes doigts ?

– (Tout rouge) …

– Non mais c’est pas grave, tu as le droit. Respire.

– Méeuh…

– Allez, fais pas ta tête de nœud, montre…

– Mais c’est mocheuh…

– Je suis sûr que non.

– …

– Ne me force pas à utiliser des méthodes coercitives, chéri.

– Eh ! Non pas les chatouilles ! C’est pas loyal !

– Hm, hm.

– … Bon, OK, regarde… Mais sérieux c’est moche…

– Ooooooh… C’est trop mignon…

– Je savais que t’allais te foutre de moi…

– Mais non, je suis sincère, il est trop choupi ton petit parterre de fleurs…

– Grml.

– Mais si, je te jure que si ! »

*Bizou*

« Eh !

– (Câlin) Mon chéri à moi qui dessine des zolies fleurs…

– Tu le trouves joli pour de vrai ?…

– Ben oui.

– Tu dis pas ça pour me faire plaisir ?

– Ben non.

– Merci…

– Ben de rien. Si tu as fini, range et va te laver les pains… Ça peut être un peu dur à faire partir.

– Ah oups… »

Mardi 15 nobembre 2022 :

« Reviens ici et rends-moi cette clé USB !

– Viens la chercher ! »

Dans la coursive du grand vaisseau spatial en semi-pesanteur, la main du jeune Japonais se referma de peu sur du vide quand il voulut saisir le bras de son camarade américain.

« Tu m’attraperas paaaaaaaas ! »

Il aurait pu l’avoir par la natte, mais n’était pas assez méchant pour ça. Il grommela et se lança donc à la poursuite de l’agile garçon :

« On a pas le temps, bon sang !

– On parie ? »

La course ne fut pas longue. Sans doute que, malgré sa volonté de taquiner son ami, l’Américain n’était pas si inconscient de leur situation. Il se laissa finalement attraper une main, devant une baie derrière laquelle la Terre tournait sagement. Le jeune homme à la tresse se retourna alors pour saisir l’autre main de son camarade dans la sienne et l’entraîner dans une drôle de danse, les faisant voler à moitié.

« T’es pénible, tu sais…

– Je sais, oui, des années de boulot. … Allez, lâche, un peu… On aura le temps de pleurer plus tard. »

Le Japonais soupira et finit par lui sourire :

« Allez, rends-moi cette clé…

– Bisou d’abord.

– T’es insupportable… »

Mercredi 16 novembre 2022 :

La nature a toujours été une source infinie d’émerveillement pour qui sait s’arrêter un instant pour la contempler.

Ses formes, ses couleurs, ses odeurs, la sensation du vent ou la douceur d’une fourrure sur notre peau sont sans cesse des bonheurs aussi infimes qu’indispensables à notre épanouissement.

Et au-delà de ça, la majesté des décors, la magnificence d’une montagne, en plus de nous ramener à notre place par sa taille, nous ramène aussi à notre place par son âge.

D’aussi loin qu’on en ait trace, les montagnes, les lieux élevés, surtout ceux qui sont isolés, ont toujours été intimement liés au divin et à l’élévation spirituelle en général.

Les humains ont parfois tenté de dresser leurs propres montagnes. Bien peu ont passé l’épreuve du temps.

Alors que les vraies, elles, nous contemplent toujours depuis des millénaires.

Partout dans le monde, à toutes les époques, à l’aube, alors que la brume est là, des yeux ont regardé la lumière du soleil apparaître et éclairer lentement ces montagnes. Avec, partout, toujours, le même bonheur, parce que, divine ou pas, la nature est tout simplement une source infinie d’émerveillement.

Jeudi 17 novembre 2022 :

Salut.

Ça doit te faire un peut bizarre de recevoir une lettre de moi.

Surtout après tout ce qui s’est passé…

Mon long silence n’est pas vraiment ni pardonnable ni explicable, à part par ma lâcheté, peut-être.

L’autre jour, c’était ton anniversaire et je n’ai pas osé t’appeler, ni rien, et j’ai pensé que c’était la première fois, en 23 ans, que je ne te le souhaitais pas. Ça m’a fait un petit pincement au cœur. Et puis la vie a continué. Et voilà qu’hier, je me suis fait un film au ciné et qu’il m’a fait penser à toi, parce qu’il citait une vieille série que je n’ai jamais vue, mais que je connaissais un peu parce que toi, tu l’adorais.

Pardon.

Je me sens débile de ne rien avoir vu venir. Il n’y avait que ta sœur qui avait tout compris, qui m’avait dit, il y a longtemps, que tu n’allais pas bien. Mais aucun de nous n’y croyait… Tu avais tout pour toi, beauté, argent, un boulot génial, une famille de rêve… Alors, quand tu as craqué, j’ai préféré la fuite et ça me rend malade, tout ce que j’ai pu penser, dire, entendre, sans comprendre… Que tu te plaignais pour rien, qu’être malheureux quand on avait ta vie, c’était vraiment juste faire chier, et je t’en passe… Tu connais ça mieux que moi.

J’ai compris trop tard, des mois après, quand j’en ai parlé à ma mère qui me demandait de tes nouvelles. Enfin, ce n’est pas elle, en fait, qui m’a ouvert les yeux, c’est ma tante qui était là aussi. Une vieille infirmière à la retraite, 17 ans au compteur en psychiatrie. C’est un amour, cette femme. La bienveillance incarnée, elle te plairait. Mais la bienveillance ferme, aussi… Sévère, quand elle m’a expliqué tout ça. La dépression, les vieilles fissures qui deviennent des crevasses, les personnes chez qui « tout va bien » jusqu’à ce que ça explose et qu’elles s’effondrent d’un coup.

Je me suis senti bête et surtout, j’ai eu honte.

Alors, voilà, pas grand-chose de plus à te dire, à part encore pardon, vraiment, et si tu te sens à me répondre, ben tu sais où me trouver. Je te paierai un verre ou deux, je te dois bien ça.

Allez, je te laisse.

Je te souhaite de réussir à t’en sortir et si tu veux, cette fois, je serai là.

Prends bien soin de toi.

Vendredi 18 novembre 2022 :

En rentrant du boulot, en ce bel après-midi estival, j’ai commencé par faire un bizou à ma moitié, parce que c’est important, avant d’aller dans notre chambre pour prendre de quoi m’habiller cool après ma douche.

Or, là, une surprise de taille m’attendait sous la forme d’une grosse boule de poils rousse qui dormait, étendue de tout son long sur notre lit.

Pas stressée, la bestiole était à moitié sur le dos et a à peine ouvert un œil à mon arrivée.

Quelque peu sceptique, j’ai appelé ma moitié :

« Euh, mon amour ?

– Oui ?… Tu ne sais plus où sont tes shorts ?

– Si si, ne t’en fais pas, je me demandais juste pourquoi il y avait un gros chat roux sur notre lit. »

Intriguée, ma moitié vient voir :

« Ah, effectivement.

– As-tu une explication rationnelle à ce phénomène velu ?

– Il est peu probable que ça soit sorti de notre dessus de lit.

– Certes. »

Le phénomène velu ouvre un œil, bâille, s’étire et se rendort, nous faisant bâiller de facto.

Ma moitié croise les bras, réfléchissant.

« Ah, je sais… J’ai laissé ouverte la porte-fenêtre du salon un moment tout à l’heure pendant que je faisais le ménage… Il a dû se faufiler là le filou.

– Un filou qui se faufile ? Ça fait un faufilou ?

– …

– Je crois que je vais m’auto-exclure pour celle-là.

– Ne va pas jusque-là. Par contre, tu as gagné quelques mois de purgatoire pour blague de merde, je pense.

– Ça ira, j’y serai sûrement en bonne compagnie… »

Lundi 21 novembre 2022 :

À marée haute, le rez-de-chaussée du palais est à fleur d’eau.

Lors des plus grandes, c’est le bâtiment entier qui est encerclé. Parfois, on est un peu inondé…

On est alors coupé de la ville et du reste du monde.

L’enfant que j’étais, qui n’avait guère de liberté et ne sortait jamais, aimait se faufiler dans les couloirs du personnel jusqu’à la porte des cuisines, cet endroit où les bateaux venaient nous apporter toutes les denrées, et d’où on voyait la ville, au loin.

Petit être trop choyé, trop protégé, on me retrouvait toujours rapidement, et selon qui me retrouvait, on me laissait regarder un peu ou on me ramenait d’autorité à mes parents.

Eux le prenaient rarement mal, ils se contentaient de me demander si tout allait bien et me promettaient que oui, oui, un jour, moi aussi je prendrais la barque princière pour traverser l’eau et voir la ville, ses habitants, ce « peuple » dont on me parlait depuis toujours et que je me devrais de gouverner et de protéger plus tard.

Le temps a passé.

La mer recouvre toujours la baie, chaque jour, et c’est moi, désormais, qui vais courir après mes enfants lorsqu’ils se faufilent dans les couloirs jusqu’à cette même porte.

J’aime toujours autant cette vue, surtout au crépuscule.

Père, Père, quand est-ce que je pourrais aller de l’autre côté ?

Bientôt, mon enfant, tu verras notre ville, son peuple, ses chants et ses fêtes, et tu sauras la chance que nous avons d’y régner.

Mardi 22 novembre 2022 :

La ressourcerie était un invraisemblable fourre-tout de beaucoup trop de choses, et en vérité, il n’y avait qu’une salle qui était parfaitement rangée : le coin livres.

Il fallait dire que cette section était tenue par une ancienne libraire très très trèèèèèèèès à cheval sur l’ordre, la discipline et sur sa mission « sacrée » d’éduquer la vile populace si prompte à se vautrer sur son canap’ devant ce média fourbe et avilissant qu’était la télévision.

Et il ne fallait pas lui parler d’internet et du reste, hein.

L’endroit était donc un mélange d’étagères disparates, métalliques, en bois, récentes ou anciennes, mais les livres étaient impeccablement triés, rangés, les prix tous marqués très proprement au crayon de papier à l’intérieur, et la gardienne des lieux toisait sombrement, de derrière ses lunettes, tout humanoïde qui avait l’outrecuidance de pénétrer sur son territoire.

Ceux qui le savaient entraient sur la pointe des pieds, les autres devenaient silencieux en moins de 15 secondes. Les parents la craignaient, les ados l’esquivaient, il n’y avait en fait que trois types de personnes qui trouvaient grâce à ses yeux : les lecteurs habitués, bien sûr, les étudiants, car ça « c’était des jeunes bien qui travaillaient à leur avenir et ça faisait plaisir », et les enfants, à la condition qu’ils ne crient pas, car « à cet âge-là, ils étaient encore récupérables ».

Cette femme aurait sûrement pu passer à la télévision, si un reporter avait eu envie de risquer sa vie à tenter de l’interviewer…

En attendant qu’un ait le courage, elle gardait sa salle avec rigueur et sévérité, et esquissait parfois un sourire quand une fillette venait timidement lui demander si elle connaissait de jolis livres.

Mercredi 23 novembre 2022 :

La rivière n’était pas très large, mais elle était profonde et ses courants violents.

Les ponts étaient loin et plus ou moins bien entretenus, aussi un homme avait-il décidé de devenir passeur et de faire traverser les voyageurs contre une petite pièce.

Il avait sa petite cahute d’un côté et avait laissé une cloche assez bruyante pour l’alerter de l’autre, car il ne passait pas sa vie à attendre.

Il attendait certains jours, à certaines heures, quand il savait que quelqu’un allait venir.

Par exemple, il nous attendait, ma mère et nous, le jeudi, quand nous allions au marché, et le dimanche quand nous allions à la messe. Il ne nous faisait jamais payer aussi cher qu’il aurait dû.

Quel que soit le temps ou la saison, il était là, imperturbable.

Il avait toujours un bon mot ou une petite blague pour le court trajet. Ou un petit conseil, parfois, quand il voyait que ça n’allait pas.

Il était toujours au courant de tout, aussi.

C’était un homme un peu bizarre, mais on l’aimait bien.

Vendredi 26 novembre :

Alors.

Comment s’occuper un après-midi pluvieux, quand internet est en panne et l’électricité de toute façon capricieuse… ?

Snoopy aurait dit : « jouer au billard en écoutant du jazz », mais quand on n’a pas de billard sous la main et qu’on n’est pas particulièrement fan de jazz, le problème reste entier.

Et puis on grommelle, on attrape une feuille, on griffonne, et puis on se demande si on arriverait encore à refaire un bateau en papier, un avion, et on se retrouve un peu plus tard à ressortir un vieux livret d’origami pour plier des feuilles dans tous les sens pour tuer le temps en attendant que ça passe…

Et on s’y met avec soin, mais non sans râler et pester quand ça se révèle plus dur que prévu.

La pluie se calme, l’électricité se stabilise, et on se retrouve à regarder son bureau couvert de tas de trucs et de bestioles en papier plié, et on se dit qu’on n’a aucune idée de ce qu’on va en faire, mais que ce n’est pas grave parce qu’on a passé un bon moment.

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