Masque-Rouge [Nouvelle pour mes 39 ans]

Synopsis : Dans un futur dévasté, deux adolescents poursuivis tentent de fuir dans une ville en ruines…

***

Masque-Rouge

Nouvelle de Ninou Cyrico

***

Les hautes ruines de la Ville étaient silencieuses, grises sous le ciel blanc et si bas ce jour-là. Il neigeait sur l’antique cité, à moins que ce ne soit une pluie de cendres. Ces lieux avaient eu un nom, autrefois, mais les deux garçons qui fuyaient là l’ignoraient.

Il s’agissait d’adolescents, bien emmitouflés dans d’épais vêtements ternes et usés.

Le premier était brun, aux yeux sombres en amande, ses cheveux mi-longs ébouriffés. Il semblait un peu trapu et on devinait déjà l’homme assez costaud, mais pas immense, qu’il deviendrait… s’il survivait à ce jour.

L’autre était bien plus frêle, ses traits bien plus délicats, avec de magnifiques yeux bleu-vert fins et de longs cheveux argentés qui s’échappaient anarchiquement de sous son gros bonnet. Il était à bout de souffle et si les deux se tenaient la main, le brun le tirait désormais avec vigueur. Il y avait déjà un moment qu’ils ne couraient plus tous les deux. Le garçon aux yeux océan était à bout de force.

Ils s’arrêtèrent un instant contre un vieil immeuble grisâtre. Le garçon épuisé tomba à genoux alors que son ami regardait derrière eux. On percevait des aboiements au loin. Le garçon brun jura et regarda son ami :

« Del, ‘faut qu’on reparte, ils approchent…

— J’en peux plus, Kery… »

Ledit Kery lui jeta un regard sévère alors qu’il ajoutait en le regardant, essoufflé :

« Vas-y sans moi, ça sert à rien qu’ils nous chopent tous les deux…

— J’te laisserais pas, Del. »

Le brun attrapa la main de son ami :

« Je vais nulle part sans toi. »

Il le releva sans sommation :

« Nulle part, Delwin. 

— Kerian… 

— Allez, on y va, ils sont pas loin ! Si on arrive à traverser le fleuve, on pourra les semer.

— D’accord ! »

Delwin lui sourit.

Ils repartirent vers l’ouest, main dans la main à nouveau. Le fleuve était par-là, enfin, ce qu’ils appelaient ainsi, une petite rivière qu’on pouvait traverser à pied de longue date, mais qui se trouvait au milieu d’un lit incroyablement large, rendant crédibles les récits des anciens sur un cours d’eau de plus de cinquante mètres de large et d’une dizaine de profondeur.

Ils allaient aussi vite que possible, au milieu des ruines silencieuses, des bâtiments plus ou moins écroulés dont plus personne ne connaissait l’utilité. Il ne neigeait plus, leurs poursuivants risquaient de gagner du terrain.

Les bâtiments se firent plus hauts, une haute tour circulaire rougeâtre, enfin ce qu’il en restait, se dressa à leur droite. Kerian entraîna soudain son ami dans un escalier en fer dont il ne restait plus grand-chose, mais qui les supporta, car ils firent attention à ne pas monter trop rapidement.

L’esplanade où ils arrivèrent avait dû être une belle terrasse immense, il n’en restait pas grand-chose. Bien qu’inquiet, Delwin se laissait emmener. Kerian connaissait bien la Ville, il le savait. Son ami espérait sans doute pouvoir perdre leurs poursuivants dans une zone plus labyrinthique.

Kerian jura soudain en s’arrêtant.

Leur route était bouchée par un éboulement. Delwin en profita pour tenter de reprendre un peu son souffle alors que la main de Kerian tremblait contre la sienne.

Il ferma les yeux un instant, tentant de reprendre son calme pour trouver un autre itinéraire. Il rouvrit les yeux et leva la tête, regardant partout autour de lui. Comment faire…

Les aboiements se rapprochaient et même les cris des autres se faisaient entendre.

Se souvenant d’un passage vers l’intérieur du grand bâtiment en ruine, il resserra sa prise sur la main de Delwin, jura entre ses dents et ils repartirent. Il n’était pas chaud pour entrer, mais ils n’avaient plus le choix.

Les lieux s’étaient bien dégradés depuis ses derniers passages. Ils parvinrent à passer par-dessus quelques blocs de béton pour avancer, mais d’autres encore bloquaient la voie plus loin, sur une grande esplanade au sol de dalles à moitié défoncé. Kerian jura encore. Ça devenait compliqué.

« Merde… »

Delwin le regarda, plus triste qu’inquiet.

« Kery…

— Bordel, j’aurais jamais dû nous emmener ici… »

Il avait beau retourner tout dans sa tête, cette fois, ils étaient coincés. Et les autres étaient trop proches pour qu’ils puissent espérer pouvoir revenir sur leurs pas pour prendre un autre chemin.

Kerian dégagea en grognant une lourde barre de fer d’un tas de gravats voisin. Il ne serait pas dit qu’il se rendrait sans casser quelques crânes.

Delwin tremblait et balbutia :

« Fais pas ça, Kery… »

Il posa sa main fine sur le bras de son ami :

« … S’il te plaît… Laisse-les m’avoir, rends-toi… Je suis sûr que Yorrik te pardonnera si…

— Alors ça, plutôt crever ! » gronda sourdement Kerian.

Il posa sa main sur celle de son ami pour la prendre et l’écarter :

« Plutôt crever que d’obéir encore une seule fois à ce connard !… »

Et il ajouta en le regardant droit dans les yeux :

« Jamais je te laisse tomber. Pigé Del ? Jamais. Je me fous de cette bande de fumiers. Ils nous crèveront pas sans que je me batte. »

Delwin ne put répondre, leurs poursuivants étaient là. Sept d’hommes armés de bâtons, certains pointus, quatre chiens tenus en laisse, aboyant et écumant, menés par un homme aussi épais de corps que d’esprit, qui cria :

« Les voilà ! Rends-nous ce démon, Kerian, si tu tiens à ta peau !

— Va te faire foutre, Yorrik ! Viens le chercher si tu le veux ! »

Visiblement, Yorrik et ses sbires ne s’attendaient pas à un refus si catégorique, car un silence éloquent suivit, juste interrompu par les aboiements des chiens.

À bout, terrifié, Delwin tomba à genoux derrière Kerian. Il tremblait. Il ne voulait pas, il n’avait jamais voulu ça… Pourquoi ne pouvait-il pas vivre simplement parmi eux… ? Il n’avait jamais désiré autre chose…

« Il a tué mon fils ! cria encore Yorrik.

— Il s’est défendu et j’ai pas peur de toi ! Va te faire foutre ! répéta Kerian, furieux. Toi et vous tous ! Venez le chercher, mais j’vous jure qu’il faudra passer sur mon cadavre ! »

Une hésitation certaine plana dans le groupe. Ils avaient beau être en supériorité numérique indéniable, tous savaient que Kerian, malgré son âge, tapait très fort en général, mais surtout que quand il était en colère, ça craignait vraiment. Et là, il était clairement fou de rage. Et il y avait le jeune démon… Il leur avait toujours fait peur… Qui savait ce dont il était capable ? S’il avait bel et bien tué cette grande brute qu’était le fils de leur chef, lui, si frêle, était peut-être bien plus dangereux qu’il en avait l’air…

Yorrik grondait, mais lui non plus ne savait que faire. Persuadé qu’il était que Kerian allait ramper pour implorer son pardon à sa simple vue, cette résistance et cette colère le prenaient au dépourvu.

Un des chiens échappa à son maitre et courut vers le garçon, qui eut tout le temps de préparer son coup et l’envoya voler avec force et sans une once d’hésitation. L’animal chuta dans le vide, un peu plus loin.

Yorrik était une brute, mais il aimait avoir le dernier mot. Entendre un adversaire pleurer pour sa vie, supplier qu’on l’épargne, était un grand plaisir pour lui, l’assurant de sa toute-puissance. Kerian lui avait toujours échappé et il n’avait jamais pu le soumettre. Ces yeux bruns qui le toisaient comme s’il était transparent, il les haïssait pour ne pas admettre qu’il les craignait.

Tout comme il haïssait Delwin exactement pour la même raison, même si cette dernière était ce jour noyée sous la colère que ce dernier ait tué son fils aîné, bien que personne n’ait trop compris comment. C’était juste évident : le cadavre, comme foudroyé, et Delwin et Kerian qui s’enfuient dans la foulée, ça ne pouvait que les désigner, le désigner coupable.

« Jamais j’aurais dû accepter ce démon au village ! Comment tu peux le protéger, Kerian ! Tout est de sa faute ! »

— Tu te fous de moi, tout est de TA faute ! Tu l’as toujours rejeté, tu as rejeté mes parents avec quand ils l’ont recueilli, quand tu as laissé crever sa mère ! Tu as condamné mon père quand il a pas pu soigner la tienne, puis la mienne après, quand elle a pas pu sauver ta belle-fille ! C’est tout ce que tu sais faire, pauvre merde ! Détruire, haïr et tuer ! Alors, viens, détruis-nous aussi ! Comme ça, plus personne pour vous soigner et vous crèverez tous et vous méritez que ça ! »

Kerian raffermit sa prise sur sa barre de fer et serra les dents, prêt à en découdre.

Sur un geste de Yorrik, ses hommes lâchèrent les trois autres chiens. Kerian en frappa un, mais voyant le deuxième bondir, Delwin cria :

« NON ! »

Et, sans qu’il sache plus comment que quelques heures plus tôt, au village, il tendit ses mains dans un réflexe et un éclair blanc en jaillit pour frapper l’animal qui tomba raide au sol. Kerian, aux prises avec le troisième, ne vit ça que d’un œil. Les autres crièrent et certains reculèrent, apeurés.

Kerian parvint à repousser le chien, qui recula vers son maitre en grondant. Le jeune homme fit un pas en arrière vers Delwin qui tremblait en regardant ses mains, terrifié lui-même, à nouveau, de ce qui s’était passé.

« Del ! Ça va ?!

— … Je… Je sais pas… »

Ils se tournèrent tous les deux vers les autres qui criaient, partagés entre la fureur et la peur :

« Démon !

— C’est le diable !

— Tuons-le !

— À mort, le démon ! »

Kerian serra les dents et leva à nouveau sa barre, prêt à en découdre, mais il n’allait pas en avoir besoin.

Il sursauta et bondit pour prendre Delwin dans ses bras lorsqu’une grande masse noire jaillit des nuages, juste au-dessus d’eux. Ils sentirent un souffle chaud alors que la chose se posait à quelques mètres d’eux. Puis, il n’y eut que du silence.

Les autres s’étaient enfuis, terrifiés, persuadés que l’Enfer venait d’arriver, que ce monstre de fer allait tous les dévorer.

Kerian releva lentement la tête. Delwin était tout tremblant dans ses bras, blanc et les yeux écarquillés. Kerian, lui, fronça les sourcils. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’était ce gros truc ?…

Du métal… ? Une forme triangulaire, plus ou moins ? Plusieurs mètres de long… Il se releva lentement, soutenant un Delwin plus mort que vif, qui bredouilla :

« … Qu’est-ce que… C’est… Le diable qui vient nous chercher… ?…

— Dis pas de bêtises… »

Une espèce de trappe s’ouvrit dans la chose et une silhouette apparut. Une petite silhouette fine, féminine, toute en noir, qui tourna vers eux une tête entièrement noire aussi, avec deux yeux rouges brillant comme de la braise.

Ce fut trop pour Delwin qui s’évanouit. Kerian ne le lâcha pas, jurant dans ses dents, puis il regarda à nouveau l’être qui les avait vus et approchait. Il comprit alors : un casque, tout simplement. Un casque noir avec des lumières rouges à la place des yeux. Et la combinaison semblait solide, en partie en cuir noir, elle aussi.

Elle resta à quelques pas, les toisant sûrement, avant de lever les bras pour enlever le casque, révélant une tête tout à fait humaine, une femme aux cheveux bruns très courts, aux traits fins, aux yeux sombres, qui avait l’air fort dubitative.

« Bonjour. » dit-elle, ce qui était un bon début.

Kerian, un rien suspicieux, répondit prudemment :

« Bonjour… C’est quoi, ce truc ? »

Elle désigna la chose du pouce :

« Ça ? Ma navette… répondit-elle et la main bougea pour pointer Delwin. Euh, ton ami n’a pas l’air bien… ? »

Kerian soupira :

« Il est à bout, mais je ne sais pas où on peut se reposer… Les autres sont partis, mais on ne peut pas rentrer… »

Elle fit la moue :

« J’ai une capsule de soin, si tu veux… ?

— Une quoi de quoi ?

— Euh, un lit qui soigne… Si tu comprends mieux… » tenta-t-elle.

Il haussa un sourcil, intrigué. Il ne voyait pas trop comment ça pouvait marcher, mais après tout, de la part de quelqu’un qui sortait d’un truc en métal tombé du ciel…

« Qui es-tu ? » demanda-t-il.

Elle sourit :

« Je m’appelle Morgana. Je viens d’une ville au sud, Néo-Valacia… Tu es d’ici ?

— Le village n’est pas loin… »

Elle hocha la tête et lui fit signe de la suivre. Il souleva Delwin dans ses bras et obéit, sur ses gardes. Elle reprit, alors qu’ils entraient dans le vaisseau, dans un couloir un peu étroit avec quelques portes à droite et à gauche.

« On m’a envoyé chercher la bibliothèque de cette ville, enfin ce qu’il en reste… Il parait qu’il y avait beaucoup de livres, il y en a peut-être encore… »

Elle ouvrit la deuxième porte à gauche, découvrant une petite pièce avec au milieu un espèce de lit recouvert d’un petit dôme transparent, percé de trous. Elle appuya sur un petit bouton et ça s’ouvrit.

« Tu saurais où elle est ?

— La vieille maison des livres ? répondit-il. Si c’est ce que je crois, on est juste à côté… Ma grand-mère aimait bien y aller, elle m’a emmené plusieurs fois…

— Pose-le là… »

Il décida de lui faire confiance et obéit, déposant doucement Delwin sur le lit. Il était toujours inconscient. Alors qu’il lui retirait doucement son manteau, son écharpe et son bonnet, elle dit :

« Glad ?

– Oui, Capitaine? » répondit une étrange voix enraillée qui semblait sortir du mur.

Kerian avait sursauté, faisant tomber les vêtements.

« Tu peux t’occuper de ce garçon ?

– Bien sûr, Capitaine. Vous ressortez?

— Un peu, si ce jeune homme peut me conduire à la bibliothèque ? »

Kerian, qui ramassait l’écharpe, hocha la tête :

« Il faut que je nous trouve un abri, mais je peux te montrer où est le bâtiment, si tu veux…

— J’ai une meilleure idée, dit-elle. Je vous emmène à Néo-Valacia. Mais il faut vraiment que je repère les lieux avant.

— Tu veux nous emmener… ? »

Il était surpris.

« Je vais pas abandonner deux gamins dans ces ruines, c’est pas vraiment comme ça qu’on fonctionne. Surtout un enfant-lune, il doit avoir besoin de voir des médecins d’urgence.

— Un quoi ? »

Elle désigna Delwin :

« Un enfant comme lui, avec les cheveux argentés. J’en ai croisé plusieurs. Ce n’est pas grave, mais il faut surveiller… Il est sûrement carencé… »

Il fit la moue et posa les affaires sur la petite table posée contre le mur.

« Carencé, je connais. Ma mère disait qu’on l’était tous, ici, qu’il n’y avait pas assez à manger… Il y a, chez toi ?

— On se débrouille. »

Elle sourit à nouveau :

« Tu l’as dit, vous ne savez pas où aller. Alors tu me guides ici et je vous emmène.

— Bon, marché conclu. »

Pas comme si rester ici, avec les autres si proches, était une meilleure option. Il lui tendit la main :

« Et je m’appelle Kerian. Et lui Delwin. »

Elle secoua la tête en la serrant :

« Enchantée. »

********* 

Delwin rentrouvrit les yeux et les referma avec un soupir. Il voulut se frotter le visage et sursauta violemment lorsque ses mains heurtèrent la paroi de verre du caisson. Mais il n’eut pas le temps de crier, ni même vraiment de paniquer, car le caisson s’ouvrit immédiatement, sans un bruit, et l’étrange voix très calme de Glad retentit dans la petite pièce aux murs clairs :

« Bonjour, Delwin. Merci de garder votre calme. Vous êtes en sécurité. »

Delwin se redressa, tout tremblant et le cœur battant la chamade, regardant autour de lui avec des yeux ronds :

« Où… on est… ? »

La voix sortant du haut-parleur répondit :

« Vous êtes dans la salle de soins du vaisseau. Vous avez dormi 37 minutes. Vos constantes sont stables. Veillez toutefois à ne pas faire d’effort pour le moment. Il convient de vous reposer en attendant de recevoir des soins plus poussés. »

Delwin repéra le haut-parleur et, bien que n’y comprenant pas grand-chose, demanda encore :

« Où est Kerian ?…

– Votre ami Kerian a accompagné le capitaine au-dehors pour une courte mission d’exploration. Selon leur estimation, ils devraient être rentrés dans moins de 53 minutes. Dans l’attente, je vous prie de rester calme et de vous ménager. Souhaitez-vous vous restaurer?

— Me quoi ?… »

Le garçon tremblait un peu moins, pas vraiment rassuré tout de même, et il s’assit au bord de sa couche. Il se frotta le visage, essayant de comprendre ce qui arrivait.

« Souhaitez-vous boire ou manger quelque chose? » reformula Glad.

Delwin inspira. Kerian ne l’aurait pas laissé là s’il y avait eu un danger. Ça, il pouvait en être certain. Quel que soit donc ce drôle d’endroit, il y était donc effectivement à l’abri. Il se gratta la tête :

« Je veux bien, oui… 

– La cuisine est un peu plus loin, je vais vous guider. »

La porte coulissante s’ouvrit toute seule, faisant encore sursauter Delwin qui se mit craintivement sur ses jambes et s’avança lentement.

Il pointa le nez dans l’étroit couloir avant de sortir prudemment. La porte se referma derrière lui, le faisant à nouveau sursauter. Une autre s’ouvrit un peu plus loin, en face, sur sa droite. Il y alla, intimidé, mais il semblait n’y avoir personne et, alors qu’il se demandait si la personne qui parlait serait là, la pièce était vide. La voix se fit cependant de nouveau entendre :

« Il y a du pain dans le placard à droite et du fromage dans le frigo. Il y a également du jus de fruits. Soyez cependant modéré, il pourrait être trop acide pour vous. Vous trouverez un couteau dans le tiroir du meuble à votre gauche. »

Delwin fit la moue.

La pièce était exiguë, avec une petite table. Les murs étaient clairs, couverts de placards. Il n’y avait pas d’ouverture vers l’extérieur. Il se gratta encore la tête et alla voir. Il trouva le couteau, le pain et comme il semblait se demander où trouver le fromage, la voix reprit :

« Le frigo est face à vous, la porte la plus haute. »

Delwin posa pain et couteau sur la table et alla voir. Il attrapa la poignée, sentit que ça ne venait pas, tira donc un bon coup et le souffle frais qu’il sentit le fit une nouvelle fois sursauter.

Il regarda l’intérieur de ce drôle de placard, surpris, et la voix le fit tressaillir :

« Merci de vous servir et de refermer le frigo. »

Le garçon saisit le fromage et referma. Dubitatif, il alla à la table, poser son butin, et il s’assit. Regardant il ne savait pas trop où, il demanda :

« Vous en voulez ?… »

La voix répondit de ce même ton calme :

« Non, merci. Je note que vous n’avez pas pris à boire. Il faut vous hydrater. Souhaitez-vous une boisson chaude? Je peux préparer un thé ou une infusion.

— Ah ? Je veux bien, merci. »

Delwin sursauta encore en entendant du bruit derrière lui. Un ronronnement fort. Il se tourna pour voir, apeuré.

« Ne craignez rien. C’est juste l’eau qui chauffe. »

Ahuri, Delwin vit un petit filet d’eau fumante couler dans une grande tasse.

« Vous trouverez divers sachets d’infusion dans le placard, au-dessus du tiroir des couteaux. Servez-vous à votre convenance. Souhaitez-vous du miel? Si oui, il est dans le même placard. »

Le silence était revenu et Delwin restait stupéfait, regardant la tasse avec des yeux ronds.

La voix de Glad le ramena au présent :

« Je vous informe que le capitaine et votre ami Kerian sont en train de revenir. Estimation du temps de trajet : 13 minutes. »

Delwin se releva pour aller prudemment chercher la tasse. Il la prit par l’anse et l’apporta sur la table. Puis, il alla voir le placard. Il trouva le miel et les sachets, tous étiquetés, mais il aurait été bien incapable de déchiffrer les inscriptions. Un peu sceptique, il prit une cuillère dans le tiroir, il les avait vues près des couteaux, et retourna s’asseoir à la table.

Il flaira avec soin plusieurs sachets avant de se décider et d’en plonger un dans l’eau chaude. Il batailla un peu pour rajouter le miel, ce dernier étant juste assez liquide pour ne pas tenir sur la cuillère. Mais, tournant cette dernière, il parvint à en faire tenir assez pour pouvoir se servir. Puis, il se coupa deux tranches de pain fines et un petit bout de fromage qu’il cala entre. Il mordit dedans avec bonheur. Même s’il avait peu d’appétit, habitué à se serrer la ceinture, ce petit casse-croute était une bénédiction pour lui. Le pain était frais et le fromage délicieux. Ce répit était plus que salvateur.

La voix ne disait plus rien et Delwin se mit à réfléchir, ses pensées le ramenant aux évènements de la journée.

Cette dernière avait commencé comme les autres. Un petit déjeuner frugal avec Kerian, dès l’aube, dans la cahute où ils vivaient tous deux, seuls, depuis la mort des parents de son ami. Puis, Kerian avait été aider à couper du bois et lui-même était resté à la cahute, laver un peu de linge et attendre. Il ne sortait pas, puisque personne ne l’aimait et qu’il ne voulait pas risquer de soucis pour rien.

Kerian était repassé vite fait lui dire qu’il fallait qu’il aille aider à ramasser du petit bois. Delwin s’était chaudement vêtu pour y aller à contrecœur. Sans trop savoir pourquoi, il avait un mauvais pressentiment. Mais il savait qu’il n’avait pas le choix.

Cependant, ça n’avait pas raté : le fils de Yorrik, qui le détestait et ne manquait jamais une occasion de le tourmenter, avait attendu qu’il soit isolé pour l’agresser. Delwin était habitué aux coups et les aurait encaissés sans se plaindre, mais lorsque cette grande brute avait commencé à vouloir arracher ses vêtements en crachant des obscénités, il avait compris et tenté de le repousser, mais il n’y parvenait pas. Il avait un souvenir vague, celui d’une panique, d’une peur incontrôlable, et il l’avait repoussé de toutes ses forces en sentant bien cette décharge d’énergie anormale sortir de ses mains. Il était resté tétanisé, fixant le cadavre, avant de partir en courant, affolé. Il avait rejoint Kerian qui avait très vite compris et l’avait serré dans ses bras en lui disant que ça allait bien se passer. Ils étaient retournés dans leur cahute pour prendre ce qu’ils pouvaient avant de s’enfuir. Mais il n’avait pas fallu longtemps pour que les autres trouvent le corps et se lancent à leur poursuite.

Il regarda ses mains. Il ne comprenait pas comment ces éclairs avaient pu en jaillir… Kerian lui avait toujours dit qu’il n’était pas un démon, qu’ils étaient idiots de le penser, mais un humain ne pouvait pas faire ça… ?

Il soupira en prenant la tasse chaude dans ses mains.

Puis, il regarda à nouveau autour de lui. C’était quand même un drôle d’endroit… Clair, lumineux, avec beaucoup de métal… Des lumières chaleureuses au plafond… Des placards qui faisaient du froid… D’ailleurs, il faisait chaud alors qu’il n’avait pas vu de feu ni de brasero…

Il finit son petit sandwich et but une grande gorgée d’infusion. Puis il soupira à nouveau, d’aise cette fois. C’était agréable d’être au calme, à l’abri, au chaud et d’avoir eu à manger.

Il sursauta lorsque la voix dit :

« Le capitaine et votre ami sont là. »

Delwin sourit et, entendant du bruit, qu’il identifia comme la porte d’entrée, il se leva pour retourner voir dans le couloir.

Kerian venait d’enlever son bonnet. La porte se refermait derrière eux. Morgana, elle, croisa les bras avec un haussement d’épaules :

« … Ouais, tu n’as pas tort, mais on peut revenir avec du monde et des camions plus grands pour les emmener.

— Ah ben dans ce cas, ça serait le mieux…

– Kery ! »

Kerian sourit et se tourna pour recevoir Delwin qui lui sauta au cou.

« Eh, salut Del ! Ça va mieux ? »

Morgana eut un sourire et ouvrit la porte qui faisait face à la cuisine, révélant la cabine de pilotage :

« Glad ? Tout va bien ?

– Rien à signaler, Capitaine.

— Parfait. Alors allume tes moteurs, on rentre.

– À vos ordres, Capitaine. »

Elle alla s’asseoir sur le siège du pilote et saisit le manche sans une hésitation. Kerian et Delwin la suivirent machinalement, intrigués.

« Accrochez-vous le temps qu’on décolle, les garçons. Après, ça ira. On en a pour une petite heure.

— Hein ? Où on va ? sursauta Delwin.

— On va chez elle, lui expliqua Kerian. C’est un très gros village au sud. »

Le vaisseau décolla et les garçons s’accrochèrent tous deux à ce qu’ils purent pour ne pas tomber. Ils regardèrent, Delwin impressionné et Kerian émerveillé, le sol et les ruines s’éloigner alors qu’ils prenaient de l’altitude, puis ils passèrent par-dessus les épais nuages et le soleil déjà bas les éblouit un instant avant que l’appareil ne prenne la direction du sud, plaçant l’astre hivernal à leur droite.

Le vaisseau se stabilisa et Kerian fut le premier à lâcher et vint derrière le siège :

« Wahou, je ne savais pas qu’on pouvait voler si haut…

— Il parait qu’avant le Cataclysme, il y a des gens qui ont été sur la lune… » dit Morgana avec un sourire en coin.

Delwin se demandait à nouveau s’il devait avoir peur ou pas, alors que Kerian souriait encore :

« Pour de vrai ? Ma grand-mère disait que quand elle était petite, on pouvait voyager partout…

— Ouais, mon père dit ça, aussi. »

Delwin lâcha enfin sa prise pour les rejoindre et regarda avec de grands yeux la mer de nuages qui s’étendait sous eux.

« C’est joli… »

Kerian hocha la tête et Morgana lui sourit :

« Oui hein ? Je ne m’en lasse pas. »

La voix de Glad se fit à nouveau entendre :

« Décollage parfait, Capitaine. RAS. Durée du vol estimé à 48 minutes. Le ciel devrait se dégager d’ici une trentaine de kilomètres. Dois-je envoyer un message à Néo-Valacia?

— Oui, dis-leur que j’arrive avec deux nouveaux citoyens.

 À vos ordres, Capitaine. »

Delwin remarqua :

« Un très gros village au sud ? On en a jamais entendu parler ?

— C’est vrai… Mais avec la manie de Yorrik de piller tout ce qui passait à portée, on avait assez peu de contacts avec d’autres villages… »

Morgana lui jeta un œil :

« Je ferai un rapport là-dessus. Il faudra voir quoi faire… On essaye toujours d’entrer en contact avec les groupes isolés.

— Ah ?

— Oui, on voit si on peut s’entraider…

— Lui verra plutôt ce qu’il peut vous prendre… Et il vous tuera si vous voulez pas lui laisser…

— On ira en force, dans ce cas. Ça suffit souvent à les calmer… »

Le voyage se déroula sans encombre. Kerian était en train de manger en compagnie de Delwin lorsque la voix de Glad se fit entendre dans la cuisine :

« Nous allons atterrir. Veillez à bien vous tenir. »

Ça secoua un peu, mais moins qu’ils ne l’avaient craint, et ils rejoignirent Morgana dans le couloir. Ils se rhabillèrent. La porte s’ouvrit et ils descendirent. Un grand soleil brillait ici.

Quelques personnes les attendaient. Une femme bien en chair avec des cheveux roux grisonnants bouclés, relevés en un chignon anarchique, à l’air doux, mais las, deux faux jumeaux blonds en bleu de travail, d’une trentaine d’années, plus souriants, et un grand homme brun, très fort, grave, en treillis.  

Delwin était un peu intimidé et le voyant, Kerian lui sourit et prit sa main. Morgana descendit au sol lestement et les salua d’un signe de main vif :

« Salut ! Eh ben ? Que voilà plein de monde ! Vous vous ennuyiez ?

— Ouais ! répondit le blond avec un grand sourire. Nous, on voulait être sûr que t’avais pas rayé la carrosserie !

— Ouais ! approuva vivement la blonde.

— Si c’est ça, vous allez être déçus, tout s’est bien passé, je suis même pas sûre d’avoir effleuré une feuille…

— Ah, mais non, mais c’est pas du boulot ça ! reprit la blonde avec amusement. On va faire quoi, nous, si t’abîmes même plus le matos ! »

Ils rirent alors que Kerian et Delwin descendaient à leur tour, regardant autour d’eux avec curiosité pour le premier et un peu d’appréhension pour le second.

L’appareil était posé sur un grand terrain vague. Il y avait de grands hangars un peu plus loin, et d’autres bâtiments plus loin encore. Le grand homme brun avait eu un sourire rapide. Il observait les deux jeunes gens avec sérieux. La femme avait souri aussi et s’approcha :

« Tu sais bien que je viens toujours accueillir les nouveaux arrivants…

— Tu ne serais pas notre cheffe sans ça, répondit Morgana. Les garçons, reprit-elle pour Kerian et Delwin, je vous présente Maelig, qui a la lourde tache de gérer un peu notre bazar, avec l’aide de Nolann, qui sourit de temps en temps, promis, et ces deux excités, ce sont Solen et son frère Malo, nos deux mécanos les plus doués. Les gens, je vous présente Kerian et Delwin, deux petits gars que j’ai trouvés près de la bibliothèque.

— Tu l’as trouvée ?

— Kerian m’a guidée. Il faudrait envoyer du monde, il reste pas mal de livres.

— Oh, magnifique ! »

Maelig s’approcha des garçons, tout sourire :

« Merci beaucoup de l’avoir aidée ! »

Le pouce de Kerian caressa la main de Delwin qui avait tremblé. Il répondit :

« Pas de problème, on était à côté. »

Elle hocha la tête et sursauta en avisant les cheveux argentés qui s’échappaient de sous le bonnet élimé de Delwin.

« Oh ! Un enfant-lune ?… »

Delwin se serait sûrement enfui pour se cacher si Kerian n’avait pas à nouveau serré sa main un peu plus fort pour le rassurer.

« Oh, pardon !… Il n’y a aucun souci. Vous êtes les bienvenus ici. Si vous voulez venir ? Je voulais nous conduire à notre médecin, il faut voir au plus vite si vous allez bien… Après, vous pourrez vous reposer.

— D’accord… »

Laissant les deux mécanos et Morgana, les deux garçons suivirent Maelig et Nolann leur emboita le pas.

Delwin lui jeta un œil un peu inquiet.

Ils longèrent les hangars, croisant plusieurs personnes de tous âges qui les saluèrent avec entrain, aimables ou curieux. Ils arrivèrent à un bâtiment blanc cassé, à un étage, et y entrèrent.

Une petite brunette toute ronde les accueillit dans le hall clair :

« Ah, vous voilà ! Juste à temps pour le goûter !! »

Une douce odeur de gâteaux flottait dans l’air et réveilla instantanément les estomacs des deux garçons. Nolann eut un sourire amusé, comme Maelig qui soupira avec douceur :

« Les garçons, je vous présente Armelle, notre doctoresse… »

Ils la suivirent dans une pièce voisine et apprirent qu’ils goûteraient après avoir été auscultés.

C’était peut-être un truc pour qu’ils se laissent faire, mais, si Delwin était toujours un peu inquiet, ce n’était pas le cas de Kerian qui demanda simplement :

« Vous croyez qu’on est malades ?

— Pas forcément, répondit-elle gentiment. Mais on fait toujours un petit point sur la santé des nouveaux arrivants, simple question de tranquillité.

— Je sais que certaines maladies se voient pas trop, mes parents le disaient souvent, mais je ne pense vraiment pas qu’on le soit… Mais bon, il faut mieux vérifier, c’est sûr… Ils le disaient aussi… »

En partie parce que ça ne le gênait pas et en partie pour rassurer Delwin, Kerian se déshabilla pour se laisser ausculter. Il avait besoin d’une bonne douche, mais à part ça, il n’était pas en si piteux état qu’ils l’avaient craint. Pas très épais, certes, avec quelques belles cicatrices, mais à part ça, ça allait. Il répondit aux questions sans faire d’histoire et accepta la prise de sang sans souci dès qu’on lui eut expliqué à quoi ça servait.

« Ah, tes parents étaient aussi médecins ?

— Comme ils pouvaient, ma grand-mère leur a appris… Elle l’était aussi, avant…

— Tu sais quel âge tu as ?

— 16 ans.

— Tu sais si tu as eu des maladies particulières ?

— Non, rien de spécial… Papa et Maman faisaient attention… »

Delwin était vraiment très frêle et toujours aussi nerveux. Kerian était resté à côté de lui et répondait une fois sur deux. Comme à la question :

« … Tu sais quel âge tu as ?

— 17 ans. » répondit donc Kerian.

Il se demanda pourquoi les trois adultes avaient sursauté et Delwin couina, craintif :

« Quoi… ?

— Vous êtes sûrs de ça ? demanda Nolann en croisant les bras, grave.

— Euh, oui… assura Kerian. Il a un an de plus que moi, Maman nous l’a assez dit, c’est la mère de Del qui l’a aidée à accoucher, pile le printemps suivant où elle l’avait aidée, elle, pour Del… »

Maelig et Nolann échangèrent un regard :

« Voilà qui remet la théorie de Brian et Diana en cause…

— Oui, il faudra sûrement faire un point… »

Nolann décroisa les bras :

« Si tu as 17 ans… Est-ce que tes pouvoirs se sont réveillés ? »

Le sursaut des garçons valait tous les « oui » du monde et Armelle leva des mains apaisantes :

« Il n’y a aucun souci. Tous les enfants-lunes ont des capacités particulières, c’est lié à leur mutation…

— Leur quoi ? balbutia craintivement Delwin.

— À ce qui fait d’eux des enfants-lunes, traduisit Maelig. C’est une chose tout à fait normale, ce n’est pas une maladie, ni rien, il ne faut pas t’inquiéter. C’est aussi normal que d’avoir les cheveux noirs, il n’y a aucun souci. »

Il y eut un silence, puis Delwin bredouilla :

« Je ne suis pas… Un démon… ?

— Del ! » *

Kerian lui donna un petit coup de coude :

« Arrête avec ça ! »

Armelle sourit :

« Bien sûr que non !… »

Il y eut un silence, puis Delwin reprit d’une voix peu sûre, sans oser les regarder :

« Il y a des éclairs qui sont sortis de mes mains… Mais je sais pas comment… Il m’a agressé… J’ai eu peur et c’est parti… Et le chien aussi… Quand il s’est jeté sur Kery, j’ai eu peur et pareil… Je sais pas… »

Il trembla :

« Je sais pas comment c’est arrivé… Je voulais pas les tuer… Je vous jure que je voulais pas… »

Kerian passa son bras autour de ses épaules :

« Del… »

Maelig fit la moue et Nolann hocha la tête :

« Je vois. Je te crois, n’aie pas peur. Il faudra voir ça, nous pouvons t’aider. »

— Tout à fait ! approuva Armelle. Mais on verra ça plus tard, c’est l’heure de goûter !! »

Ils se posèrent dans une espèce de petit salon voisin et la doctoresse apporta un gâteau tout chaud et du thé.

Ils mangeaient en parlant un peu de tout et rien, lorsque deux hommes arrivèrent un peu précipitamment :

« Colonel, on a un souci aux champs nord ! »

Nolann avait soupiré :

« J’arrive… »

Il avait fini sa tasse d’un trait et s’était levé avec sa part de gâteau à la main :

« Bon, ben désolé, le devoir…

— Bon courage, Nolann. Tu m’expliqueras, lui dit Maelig.

— Oui, cheffe ! »

Il partit rapidement avec les deux inconnus.

Kerian demanda, alors que Delwin mâchait son bout de gâteau avec bonheur, les yeux tout brillants :

« Ça veut dire quoi, ‘’colonel’’ ?

— C’est un grade, ça veut dire que c’est le chef de nos soldats, de tous les gens qui assurent nos défenses.

— Il y a besoin ?

— Ben, on est une grande communauté qui s’en sort bien, alors il y a d’autres groupes autour qui nous attaquent pour essayer de nous voler des choses… Surtout des provisions… Et en hiver, c’est pire… On organise des tournées pour essayer de voir qui on peut aider ou ce qu’on peut échanger, pourtant, mais ça ne marche pas toujours… »

Elle soupira. Kerian fit la moue :

« Morgana m’a dit ça, oui… C’est dommage que ça se passe pas bien… »

Il y eut un silence et il ajouta :

« Moi, ça m’énervait de voir comment Yorrik gérait les choses au village… Il criait, il tapait, il prenait les choses pour les donner à qui il voulait et ça allait très mal… Et quand d’autres essayaient d’organiser mieux, il cassait tout juste parce que ce n’était pas lui qui l’avait fait… À se demander comment ça se fait qu’on soit pas déjà tous morts, en vrai…

— On verra si on peut quelque chose pour eux, dit gentiment Maelig. Mais ne vous en faites pas. Vous êtes à l’abri, maintenant. Tout va bien aller pour vous. »

*********

Néo-Valacia dormait depuis longtemps quand Kerian rejoignit la chambre qu’on leur avait attribuée, à son ami et lui. Delwin était déjà couché, il ne dormait cependant pas lorsque Kerian arriva.

La pièce était petite et aurait pu, en d’autres temps, être qualifiée de spartiate : deux petits lits, une armoire, un bureau avec une chaise un peu branlante. Mais pour ces jeunes gens vivant dans une cahute plus que rudimentaire depuis toujours, c’était un luxe et un confort aussi inouï qu’inédit. Le simple fait que les bâtiments soient chauffés avait été incroyable pour eux et la curiosité de Kerian s’était révélée insatiable, à la grande surprise de leurs hôtes, mais pas de Delwin qui le connaissait et s’était contenté de le regarder avec amusement.

Et pour le plus grand bonheur du garçon, il était tombé, au grand réfectoire où Maelig les avait emmenés dîner, après leur avoir fait prendre une bonne douche, donné des habits propres et moins élimés, ainsi que fait faire un petit tour rapide des structures, sur un vieux monsieur très érudit et tout à fait enclin à partager ses connaissances. Il avait donc expliqué, lui aussi très amusé par Kerian, tout le système de tuyauterie, de chauffage, d’eau chaude, tout ce à quoi plus aucun Occidental moyen ne faisait attention avant la Catastrophe. Le vieil homme s’appelait Pierrik et était un ancien ingénieur. C’était aussi le grand-père des faux jumeaux qu’ils avaient rencontrés plut tôt, et qui, arrivant pour le repas, s’étaient volontiers mêlés à la conversation.

Très fatigué et rapidement largué, Delwin avait écouté poliment en mangeant bien plus que d’habitude, ce qui l’avait achevé, et il avait donc été se coucher sans attendre son ami, guidé par une jeune mère très sympathique qui avait une des chambres voisines. Et s’il s’était déshabillé et allongé sans attendre, il ne dormait donc pas lorsque Kerian l’avait rejoint, bien plus tard.

Delwin avait laissé la petite lampe de chevet allumée, il se tourna pour regarder son ami qui s’était assis sur l’autre lit et se déshabillait.

« Ça va, Kery ?

— Oui ! On a bu une bonne tisane, mais Pierrik était fatigué, on a dit qu’on continuerait demain… Il veut bien me montrer là où ils travaillent !

— Maelig nous a dit qu’on irait à l’école demain…

— Oui ! Le matin, c’est ça ?

— Oui, c’est ça. »

Maelig leur avait expliqué que tous les enfants, ou nouveaux arrivants sans instruction, allaient à l’école le matin, puis aidaient à droite à gauche à la vie commune l’après-midi.

« Dis Kery ?

— Ouais ? »

Kerian s’étira.

« Tu dors avec moi ? »

Kerian sourit :

« Tu as froid ?

— Non, mais ça me fait bizarre d’être couché tout seul… »

Delwin eut un petit sourire timide :

« J’ai du mal à réaliser tout ce qui se passe… »

Kerian sourit encore, éteignit la lampe et se glissa dans le petit lit de Delwin :

« Faut pas que tu aies peur, je suis sûr que ça va aller. »

Delwin se blottit contre lui :

« Ça fait tout drôle d’être dans un lit…

— Il est bien.

— Oui… Mais quand je pense que ce matin, on s’est réveillé dans la cahute toute mouillée et que ce soir, on dort dans un vrai lit au chaud après avoir volé dans une navette loin du village…

— Tu regrettes d’être parti ?… C’est vrai que j’ai décidé pour toi…

— Non, non ! Je regrette pas. Ça a l’air bien ici… Il fait chaud et on mange bien… Et puis ils sont gentils… Ils ne m’ont pas rejeté… Ils veulent même m’aider… »

Il se mit à trembler et Kerian le serra dans ses bras, doucement protecteur :

« Ça va aller…

— J’ai eu tellement peur… Quand c’est sorti de mes mains… Tu crois vraiment… C’est un pouvoir… ?

— C’est possible…

— Ça l’a tué d’un coup… Le chien aussi…

— C’est normal, t’as eu peur, t’as pas contrôlé… Je suis sûr que tu peux y arriver. C’est en toi, Del. Tu peux pas faire comme si c’était pas là. Mais tu peux gérer. »

Delwin couina d’une petite voix :

« Tu crois ?

— J’en suis sûr. »

Kerian sourit encore :

« T’es bien plus fort que tu le penses, Del. »

Delwin sourit :

« Merci, Kery.

— De rien. Dors, maintenant.

— Oui… Fais de beaux rêves, Kery.

— Toi aussi. »

*********

« Ce n’est pas possible ! Vraiment plus possible ! »

À la table ronde du conseil, l’après-midi suivant, Maelig et Nolann regardaient avec lassitude Renan, un quinquagénaire dégarni et énervé.

Morgana, elle, avait un petit sourire plus ironique. Armelle semblait navrée, coupant son gâteau du jour.

« Tu ne peux pas ramener tous les chiens perdus que tu trouves, Morgana…

— Renan ! »

Maelig avait froncé les sourcils et lui jeta, cinglante :

« C’est la dernière fois que je tolère un tel écart de langage. Ce sont deux garçons, deux êtres humains et nos lois nous interdisent d’abandonner nos semblables, sauf si eux-mêmes refusent d’être aidés. Il serait temps que ça rentre dans ton crâne !

— Il serait surtout temps qu’on y réfléchisse ! répliqua-t-il. Vous savez tous ici à quel point notre situation est précaire, on ne peut pas se permettre d’accueillir à bras ouverts tous les gosses perdus du monde ! Ce sont des bouches de plus à nourrir…

— Et deux cerveaux et quatre bras en plus pour nous aider, intervint cette fois Morgana.

— Mouais, passe pour les bras, grogna Renan, et encore, l’enfant-lune est bien maigrichon, mais tu ne vas pas me faire croire que deux sauvages vivant dans les ruines du nord sont assez intelligents pour que leurs cerveaux vaillent vraiment quelque chose…

— Oh, ça, je pense que si ! dit Armelle en disposant les parts de gâteau sur de petites assiettes. Kerian est très éveillé, ses remarques et ses questions étaient très pertinentes, hier.

— Il a collé Pierrik et les jumeaux toute la soirée, ajouta Morgana. Et Delwin… Il est pas très costaud, je te l’accorde, et assez timide, mais à mon avis, il est loin d’être idiot.

— Et s’il a vraiment le pouvoir qu’ils ont décrit, je le récupérerais bien dans mes troupes, quand il le contrôlera. » soupira Nolann.

Armelle se mit à distribuer les assiettes :

« Ce sont de braves petits. Il faut juste les dégrossir un peu… »

On toqua à la porte, coupant Renan qui allait se remettre à râler, et, quand Maelig l’y autorisa, Pierrik entra :

« Bonjour, tout le monde. Navré de nous interrompre, j’espère ne pas déranger ?

— Non, je t’en prie, lui répondit Maelig, souriante. Que pouvons-nous pour toi ?

— J’aurais voulu vous parler du petit Kerian.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il a fait ?! s’exclama Renan, suspicieux.

— Oh, rien de grave… Je voulais savoir si vous accepteriez, à titre exceptionnel, de me le confier ? Il vient de réparer l’horloge sans qu’on lui demande et j’ai vu avec les personnes de l’école… Ils m’ont raconté qu’il avait appris à lire et de bonnes bases du calcul ce matin et que pour eux, c’était typiquement le genre de personne bien trop intelligente, qui ne supporterait pas de rester assis toutes ses matinées à écouter… Bref, qu’il fallait mieux le laisser apprendre tout seul, maintenant qu’il pouvait lire… Je voulais juste lui faire visiter l’atelier, moi, comme je lui avais promis hier, et il a suffi que Malo et Solen m’appellent sur un moteur pour qu’il répare l’horloge, juste en regardant le plan, puisqu’il était posé à côté avec les outils, j’avais prévu de m’en occuper… Alors, j’aimerais bien le former un peu, mais je ne voudrais pas le faire sans votre accord. »

Un silence abasourdi suivit. Pierrik rigola :

« Ça m’a surpris aussi…

— Il a appris à lire ce matin, comme ça ?…

— Il avait quelques notions, mais sinon oui, apparemment… »

Armelle avait coupé une part du plus et l’apporta à Pierrik :

« Moi ça ne m’étonne pas. Et ça me paraitrait une très bonne idée. »

Morgana rit aussi :

« Je suis pour aussi ! »

Mais Renan ne l’entendait pas de cette oreille et exigea d’aller voir Kerian pour qu’il s’explique. Sur quoi, ce n’était pas clair, mais comme le gâteau était mangé et qu’une petite marche ne les dérangeait pas, les autres acceptèrent.

Ils trouvèrent Kerian dans l’atelier, en train de manger une pomme en regardant ce que fabriquaient Malo et Solen, occupés sur une espèce de grosse turbine. Solen était grimpée dessus et son frère regardait le plan :

« Putain, mais t’as raison, c’est ça… »

Il eut un petit rire :

« T’as l’œil, hein !

— Non, mais ça se voit, quoi… répondit Kerian avant de remordre dans sa pomme.

— J’te l’avais dit, tu m’écoutes jamais ! râla Solen, hilare en haut de sa turbine.

— Qu’est-ce qui se passe ? » demanda gentiment Pierrik en arrivant.

Son petit-fils sourit :

« Kerian a trouvé ce qui va pas, on a monté un rouage à l’envers… Enfin, inversé l’avant et l’arrière, quoi…

— Ah ?

— Oui, celui-là, regarde… »

Le jeune homme montra d’un doigt un détail du plan et de l’autre la turbine. Le vieil homme fronça un sourcil en regardant l’un, puis l’autre, puis leva les deux :

« Ah, mais oui !! »

Il eut un petit rire et regarda Kerian qui croquait encore sa pomme :

« Eh ben, t’en loupes pas une ! »

Le garçon haussa les épaules, avala et répondit :

« Chance du débutant. »

Il se demanda pourquoi tout le monde riait.

Mis au courant de la proposition de Pierrik, il accepta avec enthousiasme, reconnaissant sans mal s’être un peu ennuyé à l’école le matin.

C’est sur ces entrefaites qu’ils furent rejoints par Delwin qui avait été autorisé à quitter la serre où il avait été apprendre à biner, parce que la nuit tombait et que par économie d’énergie, on ne travaillait pas la nuit, et qui cherchait son ami.

Un peu surpris de voir tout ce petit monde avec Kerian, il s’approcha de lui avec prudence :

« Ça va ? » lui demanda-t-il simplement.

Kerian lui sourit :

« Oui ! Coucou Del ! Et toi, ça va ? Tu as fait quoi, finalement ?

— J’ai essayé d’aider aux serres, mais je ne suis pas très doué… Et puis ils m’ont dit de me muscler un peu avant de revenir… »

Il haussa les épaules et soupira :

« Je crois que demain, j’essayerai les cuisines… »

Nolann rejoignit les deux garçons :

« Ah, Delwin, je voulais te parler… »

Le jeune homme se tendit nerveusement :

« Euuuuuuuh oui… ?

— Nous allons envoyer Morgana prévenir un couple de médecins qui étudient les enfants-lune depuis des années, on espère qu’ils pourront vite venir te voir, car ils pourront sûrement t’aider.

— Ah euh, d’accord… Merci…

— En attendant, j’aurais voulu savoir si tu serais intéressé pour apprendre à te battre… ? »

Kerian et Delwin sursautèrent dans un bel ensemble. Nolann leva les mains, apaisant :

« Ne t’en fais pas. En fait, il s’agit surtout, déjà de te muscler un peu, et surtout de t’apprendre à te maitriser, pour maitriser ton pouvoir.

— Ah… »

Delwin fit la moue :

« On peut, ça ?… »

Kerian semblait pareillement intrigué et Nolann sourit et expliqua :

« Il s’agit d’apprendre à se battre proprement, Delwin, de façon coordonnée et contrôlée. Pas juste de taper sans réfléchir comme une brute. 

— Ah, d’accord… Euh, je vais voir, alors… »

Delwin y réfléchit posément tout le reste de la journée, et le lendemain, après le déjeuner, il alla voir Nolann.

Le colonel était justement en train de s’entraîner avec ses troupes, une cinquantaine d’hommes et de femmes, entre 20 et 50 ans environ, de carrures diverses, mais bien motivés. Ils couraient, luttaient ou faisaient des exercices divers dans un grand terrain, au soleil. Il y avait une ambiance détendue et très conviviale.

Voyant le garçon, Nolann vint vers lui.

« Bonjour, Nolann… Je ne te dérange pas ?

— Du tout ! Comment vas-tu ?

— Ça va… Je voulais te parler un peu… J’ai pas mal cogité et j’ai bien envie d’accepter, mais j’ai peur de pas être à la hauteur…

— Il n’y a aucune raison à ça. De toute façon, on peut essayer… Si tu ne le sens pas, tu arrêteras et ce ne sera pas grave.

— Oui… »

Delwin fit la moue et donna un coup de pied dans un caillou :

« J’en ai marre… d’être faible… »

Nolann eut un petit sourire et le laissa continuer :

« … Kery m’a toujours protégé et j’aimerais bien pouvoir le protéger aussi… Ou au moins, pouvoir me protéger moi… Je ne veux plus qu’il se mette en danger pour moi… »

Nolann hocha la tête.

« On va voir ça. Si tu es prêt, on peut faire un essai tout de suite.

— D’accord… »

Nolann était un homme intelligent, il savait aussi gérer un débutant. Il prit donc Delwin à part pour l’échauffer doucement, puis lui apprendre quelques bases. Le garçon était doué, attentif et sérieux. Il manquait clairement de force et d’endurance, mais il avait vraiment du potentiel.

Ils s’arrêtèrent à la nuit tombée, la température baissant très vite. Ils allèrent tous se rincer un coup dans la même bonne ambiance et, vidé, Delwin rejoignit d’un pas lent l’atelier où Kerian se trouvait sûrement encore.

Kerian était effectivement là, lisant un livre sur les moteurs, assis dans un coin. Il sourit et se leva vivement, puis fronça les sourcils et se précipita en voyant Delwin bâiller profondément.

« Houla ! Ça ne va pas ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien, rien… »

Delwin lui raconta l’entraînement, alors qu’ils ramenaient le livre dans le coin bibliothèque de l’atelier et prenaient le chemin du réfectoire. Kerian était très heureux pour lui et l’encouragea :

« C’est super !

— Oui, j’ai jamais été aussi crevé, mais c’était bien… »

Le lendemain commença tranquillement. Ils se levèrent et se lavèrent, allèrent manger et Kerian rejoignit l’atelier alors que Delwin, lui, retournait à l’école pour continuer sagement d’apprendre à lire. Il était un peu courbaturé, mais de fort bonne humeur. Ils se retrouvèrent pour déjeuner et c’est juste après ça, alors qu’ils se proposaient d’aider à débarrasser avant de repartir pour leurs activités de l’après-midi, qu’Armelle arriva vers eux :

« Bonjour les garçons ! J’espère que vous allez bien. Je te cherchais, Delwin. Le couple de médecins dont nous t’avons parlé est là, ils voudraient te voir.

— Ah ? D’accord.

— Je peux venir ? demanda Kerian.

— Bien sûr. »

Les deux jeunes gens la suivirent jusqu’au grand bâtiment blanc où elle les avait auscultés, et où se trouvaient aussi le bureau de Maelig, celui de Nolann, de Renan, la salle de réunion et une bibliothèque.

En approchant de cette dernière, ils entendirent une voix d’homme qui disait :

« … Mais un enfant-lune de 17 ans ?… Ça remet toute la théorie de la bombe en cause…

— Eh bien, c’est bien comme ça que fonctionne la science, répondit la voix de Nolann. On pose une théorie, on la teste, on la valide et ça va ou on l’invalide et on en trouve une nouvelle… »

Armelle entra, précédant les garçons :

« L’âge de Delwin est sûr, Brian. J’ai bien regardé ses dents, il n’y a aucun doute. »

Delwin et Kerian découvrirent un petit monsieur un peu rond aux cheveux et à la barbe blanche et une femme pas bien plus grande, tout aussi blanche, qui dit :

« Nous allons voir ça. »

Delwin les regardait avec inquiétude. Kerian prit sa main et lui sourit, rassurant.

Brian et Diana n’étaient de fait pas méchants. Plutôt intrigués. Jusqu’ici, ils n’avaient jamais rencontré d’enfant-lune de plus de 12 ans et pensaient donc que leur mutation était due aux radiations d’une bombe sale utilisée par des fous, justement 13 ans plus tôt. Delwin, du haut de ses 17 ans, montrait à lui seul que la mutation devait avoir une autre cause… Ou d’autres causes, car comme le soupira Diana :

« C’est probablement multifactoriel… Il faudrait faire des tests ADN sur tous les enfants-lune, mais c’est impossible aujourd’hui…

— Ça, souffla son époux, si on avait encore le labo et Internet… »

Il n’y avait que deux autres enfants-lune à Néo-Valacia, un bébé de quelques mois et une fillette de 6 ans. Mais en voyageant un peu de ville en ville, le couple en avait croisé près d’une cinquantaine. Tous semblaient avoir une faculté particulière, rarement la même. Elle pouvait apparaître immédiatement ou plus tard, il n’y avait pas vraiment de règle. C’était, du coup, assez dur d’en parler. Celle de Delwin était inédite pour eux.

« Dans ton cas, avait expliqué Diana après qu’ils l’aient soigneusement ausculté et interrogé, vu que tu étais dans un contexte très dur, mal nourri et très carencé, c’est plutôt cohérent que ton pouvoir ne se soit pas manifesté plus tôt. Maintenant que tu es ici, que tu vas être mieux nourri, mieux vivre, il devrait pouvoir s’exprimer mieux, lui aussi. Tu vas avoir besoin de le dompter, mais ça ne devrait pas y avoir de problème. »

 Il n’y en eut en fait qu’un seul.

Toujours effrayé lui-même de ce qu’il pouvait faire, Delwin, même conscient de la nécessité de le contrôler, ne parvenait pas à reproduire ce qui s’était passé. Nolann ne remettait pas son histoire en cause, comprenant que c’était sous le coup de la peur que le garçon avait agi, par réflexe, et que ça ne devait pas être facile pour lui de le reproduire « à froid ». 

Mais il n’y avait pas que la peur qui pouvait réenclencher la chose et Delwin allait le prouver devant assez de témoins pour que plus personne ne remette jamais ses capacités en cause.

Le garçon s’entraînait tous les après-midis et il progressait rapidement. Mieux nourri, il se musclait à son rythme, s’était révélé très agile et rapide. Bref, une bonne recrue et Nolann attendait avec sagesse qu’il ait pris assez confiance en lui pour reparler de cette histoire d’éclairs sortant de ses mimines.

Trois de ses hommes n’allaient pas avoir cette sagesse.

Le printemps pointait ses rayons de soleil et ses petites fleurs multicolores lorsque, un après-midi, donc, où le garçon attendait en s’échauffant Morgana, redoutable prof de corps à corps, les trois lascars suscités, qui avaient bu ou aimaient juste vivre dangereusement, on ne sait pas, étaient venus lui chercher des noises.

L’intérêt que lui portait Nolann avait assez bêtement provoqué quelques jalousies et pas mal de rumeurs couraient dans la troupe sur le fait qu’il n’avait en fait aucun pouvoir et avait juste tout inventé pour s’attirer les bonnes grâces des chefs de Néo-Valacia. En effet, si l’arrivée de Kerian avait été très bien accueillie chez les ingénieurs, heureux de récupérer un petit génie si prometteur, le niveau intellectuel de certains soldats, un peu plus basique, voyait plus en Delwin un espèce de rival mal défini, bizarre, un garçon trop faible pour avoir sa place parmi eux.

Delwin ne voulait pas d’histoire et il avait donc tenté de s’éloigner pour éviter une dispute inutile. Mais les trois larrons l’avaient suivi sans cesser leurs questions passives-agressives sur ce soi-disant pouvoir, qui avaient vite tourné agressives tout court à coup de : « Montre, allez, de quoi t’as peur ?! » et autres « On sait que t’as rien dans le ventre, avoue-le ! », puis des injures, et Delwin marchait de plus en plus vite en serrant les poings et les dents de plus en plus fort.

Arrivé au milieu du champ d’entraînement, alors que les autres les regardaient avec stupeur pour la plupart, le meneur rattrapa Delwin et saisit violemment son bras pour le forcer à leur faire face, en gueulant :

« Arrête de te défiler, pisseux ! Tu te la pètes avec tes histoires de merde, mais on sait tous que c’est du vent !… »

Delwin se dégagea en tremblant :

« Arrête…

— … Toi, arrête, putain de sale petit mytho de merde !… Ou alors prouve tes salades comme un homme ! »

Il le poussa et Delwin tomba assis au sol, contenant de toutes ses forces ce qu’il sentait monter en lui alors même qu’il ressentait des fourmillements bien réels dans ses mains.

C’est là qu’un des deux autres dit exactement ce qu’il ne fallait pas, tapotant l’épaule du premier et sans doute convaincu d’avoir l’idée du siècle. Ce qui était peut-être le cas, mais ça n’en faisait pas pour autant une bonne idée :

« Eh, ‘parait que c’est pour sauver les miches de son pote qu’il a fait ça, on pourrait aller le chercher, ça le réveillerait p’t’être… »

Ils rigolèrent grassement et plusieurs autres, autour, désapprouvant déjà largement ce qui se passait, allaient plus que fermement leur expliquer que ça suffisait les conneries, que déjà, s’en prendre à Delwin, c’était naze, mais qu’impliquer un civil, là, hors de question, mais ils n’eurent pas le temps.

Le petit éclair qui passa dans les doigts du garçon fut bref et personne ne le vit. Tous l’entendirent par contre gronder d’une voix sourde en se relevant :

« Retire ça tout de suite. »

Morgana et Nolann, qui arrivaient d’un trop long briefing avec le conseil, échangèrent un regard plus qu’inquiet alors que le leader des trois idiots ricanait :

« Sinon quoi ? T’as pas envie qu’on touche à ton chéri ? Trop peur de plus avoir personne pour te sauter ?… »

Plusieurs personnes virent cette fois les étincelles dans les mains de Delwin et certaines reculèrent. Morgana et Nolann, eux, accélérèrent le pas. Ils n’avaient jamais réalisé à quel point ce terrain était grand…

« … J’suis sûr qu’avec un p’tit cul comme le tien…

– RAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !!! »

Tout Néo-Valacia dut entendre le hurlement plus bestial qu’humain et enfin, les crétins la fermèrent et reculèrent. Trop tard.

Delwin était fou de rage. Il eut, Dieu merci pour eux, le réflexe salutaire de lever les mains suffisamment haut pour que sa foudre passe par-dessus leurs têtes. Ils tombèrent tout de même au sol, terrifiés.

« PERSONNE FAIT RIEN À KERY !! TOUCHE À UN SEUL DE SES CHEVEUX ET JE TE CRÈVERAI CENT FOIS, CONNARD ! MILLE FOIS ! … »

Ils reculèrent encore alors que le garçon continuait, fou furieux :

« FOUTEZ LE CAMP D’ICI TOUT DE SUITE ! »

Ils obéirent en un demi-clin d’œil et un silence total suivit.

Delwin tomba à genoux, tentant de reprendre tant son souffle que son calme. Il prit son visage dans ses mains tremblantes et se mit à respirer aussi profondément qu’il le pouvait.

Nolann le rejoignit prudemment et s’accroupit près de lui :

« Tout va bien, Delwin. Prends ton temps. On va aller boire un petit thé, hein… »

Il attendit patiemment que Delwin se redresse et hoche la tête avant de l’aider à se relever lentement et de l’emmener en disant juste aux autres :

« Reprenez l’entraînement. On revient plus tard. »

Ils allèrent au réfectoire, vide à cette heure, où ils retrouvèrent Morgana et Kerian, qu’elle avait filé chercher. Ils s’assirent à une table et y restèrent tout le temps qu’il fallut pour que Delwin retrouve son calme. Morgana et Nolann constatèrent que, comme ils l’avaient pensé, Kerian savait très bien comment gérer son ami et ce dernier, de fait, se sentit assez vite mieux. Épuisé, par contre, ce qui n’était pas anormal. Kerian le raccompagna donc à leur chambre où il le coucha, le borda et attendit qu’il dorme pour partir.

Lorsqu’il revint de la chambre, il portait un plateau avec leur dîner, qu’il posa sur son lit à lui, qui ne servait toujours pas, et il alla s’asseoir au bord de l’autre pour doucement secouer Delwin qui grogna et s’enfonça sous la couverture. Kerian eut un petit rire :

« Il faut que tu manges un peu, Del.

— Hmmm…

— Allez, il y a de la bonne soupe aux légumes, comme tu aimes, et de la terrine de lapin avec du pain frais.

— Hm ! »

Delwin roula sur le dos et rouvrit des yeux vagues :

« J’ai dormi tant que ça…

— Oui, mais il fallait. Ce n’est pas grave. »

Delwin se redressa lentement :

« J’ai faim…

— Ben mange. »

Kerian alla reprendre le plateau pour le poser sur les cuisses de Delwin. Il y avait deux bols de soupe, une grande assiette avec la terrine, du pain et des couverts.

Delwin prit un bol et soupira :

« Il y a du nouveau ?

— Non, rien de spécial, tout va bien, lui répondit Kerian en prenant le sien. Armelle voulait te voir, mais comme tu dormais, on s’est dit que tu verrais demain, à part si tu veux ?

— Non, ça va… J’ai juste encore sommeil.

— Tu vas pouvoir te rendormir dès qu’on aura fini de manger. »

Delwin hocha la tête et commença à boire. Kerian but aussi, plus vite, et il coupait du pain quand Delwin reposa son propre bol.

« Il parait que c’est quand ils ont menacé de s’en prendre à moi que tu t’es foutu en rogne… »

Delwin détourna les yeux, gêné, mais Kerian lui sourit doucement :

« Tu vois, Del, c’est pour ça qu’il faut que tu y arrives.

— Hein ? À quoi ? demanda Delwin en le regardant, intrigué.

— À contrôler ce pouvoir. Parce qu’avec lui, tu peux vraiment protéger plein de gens. Et c’est bien, ce qu’on fait ici. On essaye de reconstruire ce monde… En mieux, parce que quand tu entends Pierrik et les autres vieux, tu te dis qu’ils ont quand même sacrément fait n’imp’ avant la Catastrophe… Mais ce qu’on fait ici… On a besoin de gens pour le protéger. »

Delwin resta coi un instant, cligna des yeux, puis sourit :

« Ouais… C’est vrai…

— Alors, tu vas y arriver, d’accord ?

— Ouais, d’accord. »

*********

« Glad, tu peux me dire si ça t’ira comme ça ? »

Kerian, vautré sur le siège du pilotage de la navette, son ordi portable sur ses cuisses, jambes tendues, pieds appuyés sur le rebord du tableau de bord devant lui, croisa ses bras derrière sa tête en mâchonnant son bâton de réglisse. L’ordinateur était relié par des câbles à ce même tableau de bord.

Désormais âgé de 18 ans, le garçon s’était confirmé comme un touche-à-tout génial aussi enthousiasmé par l’idée de retaper un moteur de jeep rouillé que de reprogrammer la gestion du train d’atterrissage de la navette, comme ce jour-là.

« Modifications enregistrées, répondit la voix artificielle. Les nouveaux paramètres conviennent et devraient régler le déséquilibre constaté lors des derniers vols.

— Super. Tu veux quand même faire un vol test ?

– Il serait effectivement préférable de valider les nouveaux paramètres par un vol réel. »

Kerian se redressa en hochant la tête :

« OK. Allume tes moteurs et passe-moi le poste de contrôle.

– À vos ordres. »

Il posa l’ordi au sol près de lui et s’étira. Une voix aimable sortit des enceintes :

« Oui ?

— Salut, c’est Kerian. Je viens de reconfigurer Glad, elle dit que ça va, mais on préfèrerait fait un essai. On peut décoller ?

— Pas de souci, la voie est libre.

— Merci ! »

Le garçon coupa la comm’ :

« En piste, Glad !

– Moteurs prêts. Nous pouvons y aller. »

Alors que la navette se mettait en marche, Kerian se demanda s’il y avait moyen de programmer Glad pour qu’elle parle de façon un peu moins stricte…

Il y réfléchissait encore à moitié lorsqu’elle atterrit proprement, 20 minutes plus tard. Morgana, Nolann et Delwin l’attendaient.

La première n’avait pas changé, le second avait pris quelques cheveux blancs et le troisième pas mal de centimètres et un peu de muscles. Pas tant que ça : il ne pouvait vraisemblablement pas grandir et prendre beaucoup de muscles en même temps.

Kerian rangea la navette, salua Glad et descendit les rejoindre avec son ordi sous le bras.

« Tout va bien, Kerian ? demanda Morgana. Tu m’as réparé Glad ?

— Ben t’as vu, comme une fleur. Juste deux bricoles à reparamétrer. »

Ils prirent tous les quatre le chemin du réfectoire, c’était l’heure du déjeuner. Nolann demanda :

« Tu as vu les camions, il parait ?

— On a checké ça hier oui, Solen t’a pas dit ?

— Elle m’a dit de voir avec toi quand ils seraient prêts, elle gère la réparation des tracteurs… »

C’était le printemps et il fallait remettre en route les machines qui avaient passé l’hiver dans les hangars.

« Ah oui, c’est vrai, on a ça aussi… »

Kerian soupira et se gratta la tête de sa main libre.

« A priori, ça allait pas mal, les camions… Bon, cinq sûr, trois à vérifier et un qui était vraiment en rade… On a pas encore eu le temps de voir s’il est réparable ou pas… Il vous les faudrait pour quand ? »

Nolann haussa les épaules :

« Le plus vite possible, mais bon, comme vous pouvez.

— Il y a des soucis à l’est, intervint Delwin. Un village allié a été attaqué, il faut qu’on puisse aller voir rapidement.

— OK, je regarde cet aprèm et je vous donne un délai ce soir… »

Kerian était donc couché sous un camion quand Delwin passa le voir, à l’heure de la pause. Il sourit, car son ami chantait joyeusement.

« Kery ? appela-t-il en s’accroupissant près du véhicule.

— Oué ?

— Ça va ? Tu avances ?

— Oué oué. Ça roule… Ou en tout cas, ça roulera bientôt ! »

Il sortit de sous le véhicule :

« Tu sais ce qui serait super, Del ? Que tu me recharges la batterie. Tu me ferais gagner un temps monstre.

— Si tu veux, montre-moi ? »

Ils se relevèrent tous deux et Kerian alla ouvrir le capot pour lui montrer la pièce :

« Là !

— D’accord. »

 Delwin posa ses mains sur la batterie et sa foudre la rechargea en un battement de cils.

« Pas un mot à Solen et Malo ! » gloussa-t-il avec un clin d’œil à Kerian qui sourit et prit un air des plus innocents.

Ce n’était pas très bon pour les batteries d’être rechargées ainsi.

« Il ne s’est rien passé, je nierai tout ! » dit-il.

Il lui fit un clin d’œil aussi et reprit, tout sourire :

« On vérifie qu’il roule ?

— D’accord. »

Le camion roulait parfaitement et au dîner, Kerian put annoncer à Nolann que huit camions étaient bons et qu’il faudrait un petit moment pour réparer le neuvième, car la pièce cassée devait être reforgée. Rien de grave, mais ça ne se ferait pas si vite qu’espéré.

Le colonel le remercia et le lendemain, il validait la mission avec le conseil. L’après-midi même, cinq camions emmenaient une vingtaine de membres de la troupe, avec un peu de vivres et de matériel médical, voir ce qui s’était passé à l’est. Delwin en était et avant de le laisser filer, Kerian l’avait étreint et lui avait murmuré :

« Reviens vite.

— Promis, Kery. » avait répondu Delwin en répondant à l’étreinte avec force.

Les conducteurs se relayèrent et ils arrivèrent un peu avant minuit. Delwin, qui dormait à côté de Nolann qui conduisait, se vit réveiller par un petit coup de coude. Le garçon sursauta et le regarda, hagard :

« Quoi… ?

— On y est… »

Nolann était grave et pour cause : devant eux s’étendait un champ de ruines. La pleine lune éclairait ce qui restait des cahutes, les rescapés étaient réunis autour d’un grand feu, veillant, armés et sur le qui-vive. Plusieurs torches bougèrent et vinrent à leur rencontre.

« Quel carnage… murmura Nolann.

— Qu’est-ce qui s’est passé… ?

— On va voir… »

Ce n’était pas la première fois que Delwin était exposé à ça, mais il n’en était pas moins sincèrement navré.

Nolann arrêta le camion aussi près qu’il put, roulant lentement pour ne pas heurter les personnes qui s’étaient approchées. Ils étaient menés par un grand roux barbu, quasi aussi large que haut, à l’air peu aimable. Mais Nolann descendit lestement pour aller à sa rencontre. Delwin suivit, s’étira et le rejoignit alors que les autres arrivaient à leur tour.

« Salut, Nolann. » salua le grand roux.

Le colonel soupira en lui tendant la main :

« Salut, Tanguy. On a fait aussi vite qu’on a pu…

— Je sais, répondit l’autre en la serrant avec force. Merci d’être là. Venez, on pense pas qu’ils reviendront cette nuit, vous devriez pouvoir vous reposer un peu… »

Les nouveaux venus se mêlèrent aux locaux et ils joignirent leurs forces pour monter la garde à tour de rôle tout le reste de la nuit. Delwin en était lorsque le jour pointa. Il avait fait un tour avec quelques autres et désormais, ils étaient assis près du grand feu. Malgré la fraîcheur de la nuit, ils avaient plutôt très chaud.

Quelques personnes faisaient chauffer de l’eau et cuire des galettes sur des braises prises dans le feu. D’autres arrivèrent avec des œufs et des vieilles poêles. Un peu plus tard, une bonne odeur d’œufs brouillés se répandait dans l’air.

Delwin remercia la personne qui lui apporta une gamelle fumante et se mit à manger en se demandant ce qu’ils allaient faire. Le lieu lui semblait trop dévasté pour être reconstruit, surtout au risque d’être ravagé de nouveau. Nolann devait être en négociation avec les survivants…

Il pensait ça lorsqu’il avisa un petit bonhomme haut comme trois pommes à genoux, pas encore très stable sur ses petites jambes, qui trottait par là. Il sourit en reconnaissant les cheveux argentés caractéristiques des enfants-lune et, le voyant, l’enfant se figea, puis le pointa du doigt :

« S’veux ! »

Avant de trotter vers lui en répétant :

« S’veux s’veux ! »

Il fut attrapé en cours de route par une femme qui le souleva en disant doucement :

« Du calme, Erwen, il ne faut pas embêter nos amis.

— S’veux !

— Oui, oui, il a les mêmes cheveux que toi. »

Elle sourit à Delwin, très douce :

« Excuse-le, c’est la première fois qu’il rencontre un autre enfant-lune.

— Ce n’est pas grave. Il a quel âge ?

— Quinze mois… »

Une autre femme, plus âgée, vint dire à la jeune maman qu’elle pouvait faire une petite pause. Elle était en effet de celles qui avaient préparé les galettes et les œufs. Elle remercia et vint donc s’asseoir près de Delwin, installant son bébé sur ses genoux :

« Tu es sage, Erwen…

— Oui ! »

Erwen se blottit contre sa mère, tout câlin et sourire. Elle se mit à le bercer tendrement, souriante elle aussi.

« Je peux te demander ton âge ? reprit-elle. Je pensais que les enfants-lune étaient plus jeunes ?

— Il parait que je suis le plus âgé qu’on connait. J’ai 19 ans. Je m’appelle Delwin.

— Enchantée ! Moi, c’est Ryannon. »

D’autres arrivaient au fur et à mesure que le jour se levait.

Tout le monde, ou peu s’en fallait, devait être là lorsque Nolann arriva avec Tanguy et une petite femme un peu ronde aux longs cheveux gris. Ce fut elle qui prit la parole, d’une voix forte :

« Écoutez tous ! Nous avons longuement parlé avec Nolann et nous devons prendre une décision aujourd’hui pour notre survie à nous tous. Personne ne sera forcé à rien, mais il faut être réaliste. Notre village n’est plus. Tout ce que nous avions construit ici a été réduit à néant. Nous ne sommes plus assez nombreux, nous n’avons pas les ressources nécessaires pour tout recommencer. L’attaque nous a coûté trop cher, en vies bien sûr, mais aussi en provisions et en matériel. Nolann nous offre de nous emmener à Néo-Valacia… »

Logique, songea Delwin.

« … Il ne s’agit pas forcément d’y rester, mais il y a des zones habitables aux alentours, ce qui nous permettrait de construire un nouveau village avec leur aide et leur protection. C’est une chance pour nous… Mais je sais bien ce que partir signifie pour nous tous. Nous sommes pour beaucoup nés ici, nous avons construit jour après jour ce village pour y vivre bien et en paix, et cette attaque a tout réduit à néant. Mais nous sommes en vie. Nous ne devons pas baisser les bras. Nous ne pouvons pas rester. Nous sommes à la merci de nouvelles attaques… Les clans des collines reviendront dès qu’ils auront à nouveau faim… Ou juste… Envie de détruire… Même en faisant le maximum, nous ne pourrons pas nous nourrir avant des mois et nous ne passerons pas un hiver dans ces conditions ici… »

Les débats furent brefs. Personne n’était dupe. Les clans des collines ne comptaient pas tant de membres, mais, vivant de rapines et de chasses, ils étaient très violents et, même s’ils se battaient souvent entre eux, ils savaient s’unir pour attaquer un village plus important lorsqu’ils n’avaient plus rien à manger. Comme ça avait sans doute été le cas lors de cette attaque. Un pillage en règle, sans pitié, ni même assez d’intelligence pour penser que détruire ce village ne pourrait que les priver de ses ressources et de l’aide possible de ses habitants, d’une entraide qui aurait été bien plus fructueuse pour tous…

Il fut donc décidé d’emporter le plus de choses possible et de partir au plus vite. C’était sans doute dans cette optique que Nolann avait pris tant de camions pour si peu de soldats. Ils chargèrent les véhicules autant qu’ils purent, mais il allait falloir revenir avec d’autres au plus vite, car ils ne pouvaient pas tout prendre. Et ils n’étaient pas en droit de rien abandonner. Dans ce monde, aucune ressource ne pouvait être gaspillée.

Ils partirent en fin d’après-midi. Un orage d’une rare violence leur coupa la route à la nuit tombée, les forçant à s’arrêter. Décision fut prise d’attendre le jour pour repartir. La boue rendait la route bien trop dangereuse dans le noir. À nouveau, des tours de garde s’organisèrent.

Delwin veillait avec d’autres lorsque la lune réapparut. Les nuages se dispersaient et le bel astre argenté, presque plein, illumina le paysage, la route chaotique entourée de hautes collines boisées. On entendait parfois quelques chants d’oiseaux nocturnes, mais tout était calme.

Et pourtant, Delwin ne se sentait pas tranquille.

Il aurait été incapable de l’expliquer, mais il sentait qu’il y avait quelque chose, quelqu’un ?, qui était là et les observait. Et il n’aimait pas ça…

Le cri de Ryannon les fit tous sursauter :

« Non ! Erwen !!… »

Delwin jura dans ses dents, ses mains scintillant sans qu’il se retienne.

Il arriva le premier, mais les autres suivaient et des visages ensommeillés pointaient hors des camionnettes.

Ryannon était au sol et face à elle, trois petites silhouettes s’enfuyaient et on entendait les cris d’Erwen qui appelait désespérément sa mère.

« ERWEN !! » hurla cette dernière.

Un des gardes alla la relever :

« Ryannon ? Tu n’es pas blessée ? Qui c’était, tu as vu ?… »

Elle pleurait, tendant un bras faible et vain dans la direction où avait disparu son enfant, et bredouilla :

« Des enfants… Des enfants-lune… Ils… Ils ont enlevé Erwen… »

Delwin regarda les traces dans la boue :

« Ils ne sont pas loin… Prévenez Nolann, j’y vais !

— Quoi ? Seul ?

— On ne connait pas leurs pouvoirs, mais je gère le mien, je vais essayer de les arrêter, au moins les ralentir… Suivez dès que vous pourrez ! »

Il partit sans attendre de réponse et sans remords d’avoir menti. Des enfants-lune qui en enlevaient un autre… ? Rien de dire qu’il se sentait surtout personnellement concerné.

Et il n’aimait pas ça. Pas du tout.

Bien entraîné et de longue date, Delwin courait vite et sans bruit. Suivant les traces, il s’enfonça dans les bois, se guidant tout aussi rapidement à l’oreille, car Erwen pleurait toujours.

Entendant ses pleurs plus près, il se rapprocha moins vite et plus discrètement.

Dans une clairière, trois enfants-lunes entouraient Erwen en larmes. Delwin s’accroupit derrière un arbre. Deux garçons et une fille, eux devaient avoir 8 ou 9 ans et elle, plutôt 12 ou 13. Elle essayait de calmer Erwen, sans grand résultat. Le bébé appelait toujours sa mère, en criant et pleurant.

Delwin fronça les sourcils. Les trois kidnappeurs semblaient plus ennuyés que méchants, ne sachant tout simplement pas du tout quoi faire.

La fille tentait de lui parler, mais ne réussissait qu’à le faire pleurer plus fort.

Delwin se releva et décida de s’approcher. Il sortit lentement de l’ombre, gardant ses mains bien en vue. Il savait désormais faire jaillir sa foudre en un éclair, ce qui était le cas de le dire, mais, ignorant tout des pouvoirs et de la puissance de ces enfants, il valait mieux être prudent.

« … Pleure pas, petit frère, tu seras bien avec nous… » entendit-il avant que les enfants ne sursautent et ne se tournent vers lui.

Un des garçons lança une petite boule de feu dans sa surprise, mais Delwin la para sans mal avec sa foudre.

Ils restèrent à se regarder, lui grave et eux très surpris, et Erwen, le reconnaissant, courut vers lui, en larmes.

Delwin s’accroupit pour le prendre dans ses bras :

« Erwen ! »

Il le serra fort en se relevant :

« Ça va aller, chhht, ça va aller, je suis là… »

Berçant comme il pouvait l’enfant toujours en pleurs, il regarda à nouveau les trois autres qui s’étaient approchés et le regardaient avec curiosité :

« C’est un grand frère…

— Oui…

— Un grand frère plus grand que Gwendal et Gaëlle…

— Oui… C’est bizarre… Tual ne nous l’a pas dit… »

Un des garçons regarda Delwin avec de grands yeux intrigués :

« Pourquoi tu vis avec les humains, grand frère ?

— Pourquoi je… Quoi… ? »

Delwin fronça les sourcils :

« D’où venez-vous, tous les trois ? Pourquoi vous avez enlevé Erwen ?

— C’est un petit frère, il doit venir avec nous, répondit un garçon.

— Oui.

— Oui, on ne doit pas laisser les petits chez les humains, il faut qu’ils viennent avec nous, expliqua la fille.

— D’ailleurs, toi aussi, il faut que tu viennes avec nous.

— Oui !

— C’est où, chez vous ?…

— Dans le temple… Il faut que tu viennes, les humains vont te pervertir si tu restes avec eux, et après tu ne pourras plus accomplir la mission… expliqua-t-elle encore, très sérieuse.

— Quelle mission ?

— Celle pour laquelle Dieu nous a créés… »

Delwin caressa le dos d’Erwen, un peu calmé, mais tout tremblant dans ses bras.

« Qui est-ce qui dit ça ? »

Les trois enfants répondirent cette fois en chœur :

« Tual.

— Dieu l’a choisi pour nous guider, dit un garçon.

— Oui, il nous dit ce que Dieu veut grâce à son livre… »

Delwin hocha la tête, tiraillé entre l’envie de ramener au plus vite Erwen à sa mère et celle de suivre ces étranges enfants, car ce qu’il comprenait de leurs paroles lui faisait froid dans le dos et il doutait pouvoir prendre le risque de perdre du temps à aller chercher des renforts.

Renforts qui viendraient de toute façon rapidement…

Il hocha la tête à nouveau et resserra sa prise sur Erwen :

« D’accord. On vient avec vous. »

Et il pensa : fais vite, Kery.

*********

Delwin fut réveillé en sursaut par les pleurs d’Erwen. Il se redressa brusquement pour regarder le bébé, couché à ses côtés, et le prendre immédiatement dans ses bras :

« Erwen…

– Mamaaaaaan… »

Navré, Delwin le serra dans ses bras en lui parlant doucement :

« On rentre bientôt, Erwen, c’est promis.

— Veux maman !!

— Bientôt, bientôt ! Tout va bien, Erwen. Tout va bien, c’est promis. On va rentrer très très vite. Tout va bien. »

Ils étaient arrivés dans ce grand bâtiment à moitié en ruines après avoir marché un moment. Une autre fille (10, 11 ans ?) les avait accueillis. Un peu surprise et suspicieuse, elle avait dit qu’il ne fallait pas faire de bruit parce que Tual dormait et les autres aussi. Delwin les avait laissés l’emmener dans un coin, il avait par contre refusé qu’ils lui prennent Erwen. Ils avaient dormi sur une paillasse rêche, à même le sol. Delwin avait emballé Erwen dans sa veste.

Le jeune homme vit que le jour était levé et il entendit des voix. Erwen se calma un peu, restant craintivement blotti contre lui.

« Tu as faim, Erwen ?

— Hm…

— Viens, on va aller voir si on trouve quelque chose à manger… »

Il se leva, gardant le petit bonhomme emballé dans sa veste dans ses bras, et regarda autour de lui.

Pour ce qu’il pouvait en deviner, il était dans les ruines d’une église… Elles-mêmes entourées d’autres ruines. Un ancien village abandonné, sans doute.

Il suivit les voix pour découvrir un petit feu et autour de lui, six enfants-lune, les quatre de la nuit et deux autres, dont un adolescent fin qui le regarda approcher avec un regard à la fois las et très doux et un sourire bienveillant. Tous s’étaient tu et les autres étaient inquiets ou curieux.

L’adolescent, qui était assis et secouait les flammes avec un bâton, se leva et sourit plus franchement :

« Vous voilà. Soyez les bienvenus.

— Bonjour… » répondit Delwin avec un sourire poli.

Il caressa le dos d’Erwen qui s’était resserré contre lui.

« Venez vous asseoir, vous devez avoir faim. » dit encore l’adolescent.

Delwin hocha la tête en approchant :

« À qui ai-je l’honneur ?

— Je m’appelle Gwendal. Et cette nuit, vous avez été ramenés par Ryan, Mael et Enora, continua le garçon en se rasseyant et en se penchant pour prendre deux petits pains bien grillés dans un panier à ses pieds, et accueillis par Malvina… Et je vous présente aussi Kenan, ajouta-t-il en désignant un petit garçon qui les regardait avec de grands yeux en suçotant son pouce, le plus petit d’entre nous avant votre venue… »

Delwin hocha la tête, ses yeux calmes faisant le tour de tout ce petit monde.

« Je m’appelle Delwin et ce petit bout de chou, c’est Erwen. » dit-il en prenant les pains.

Il en donna un à Erwen et respira l’odeur de l’autre.

Gwendal se pencha encore pour poser une vieille bouilloire sur le feu. Malvina, la demoiselle qui les avait donc accueillis dans la nuit, se tenait très droite, grave, comme Enora. Ryan était plus timide et Mael, qui, semblait-il, était celui qui avait lancé la petite boule de feu, semblait plutôt suspicieux.

« Il n’y a que vous ici ? » demanda Delwin avant de mordre dans son pain.

C’était moins mauvais et cramé qu’il ne l’avait craint.

« Il y a aussi Gaëlle, mais elle dort encore, et Tual, notre guide. »

Delwin déglutit et reprit sans avoir l’air d’y toucher :

« Ils m’ont dit vite fait, oui… Un ‘’guide’’, hein… Vous n’avez pas de parents ? »

Il ne releva pas les regards méfiants et remordit dans le petit pain. Sur ses genoux, Erwen tenait le sien à deux mains et regardait les autres avec inquiétude.

« Tu parles des humains qui nous ont fait naître ? demanda Enora avec un certain dédain.

— Euh, je suppose qu’on peut aussi les appeler comme ça… » reconnut Delwin avec un sourire en coin, se demandant s’il devait rire.

Gwendal leur servit un gobelet de ce qui devait être une vague infusion indéterminée.

« Ces personnes n’existent plus pour nous depuis un moment déjà… Tu as encore les tiens ? demanda-t-il avec douceur.

— Non, non plus, ça fait longtemps, répondit Delwin en prenant le gobelet de fer brûlant et cabossé. Et ce… Tual, c’est ça ?, il vous a recueillis ?

— Il nous a sauvés des humains, lui répondit Enora, avec ce même dédain.

— ‘’Sauvés’’ ? »

Delwin eut un nouveau sourire :

« Sauvés pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils vous ont fait, les ‘’humains’’ ? »

Il souffla un peu sur la boisson fumante, indifférent aux regards sombres ou suspicieux des enfants, avant d’y tremper ses lèvres.

Ah. Tilleul et verveine.

Seul Gwendal continuait à le regarder avec la même douceur. Mais ce fut le petit Mael qui répondit, énervé :

« Les humains sont des faibles corrompus !

— Ah ?

— Et nous on a été élus pour les diriger !

— Hm hm… »

L’enfant se leva en criant :

« Et si toi tu veux pas, c’est juste que tu es corrompu comme eux ! »

Le sourire de Delwin s’était fait franchement goguenard alors qu’il prenait le pain dans sa bouche et il n’eut qu’à lever la main pour lancer un petit éclair qui para la boule de feu du garçon et envoya aussi ce dernier au sol.

Les enfants sursautèrent violemment et Malvina poussa même un petit cri en se levant d’un bond.

Delwin reprit son pain sans sourciller, toujours très calme.

Alors que le petit bonhomme se relevait maladroitement, il lui jeta sans un sourire cette fois :

« Il te manque quelques années d’entraînement pour me chercher, gamin. »

Gwendal le regardait avec surprise et finit par sourire à nouveau :

« Calme-toi, Mael. Ça ne se fait pas d’attaquer un de nos frères comme ça. »

Un peu calmé, Mael se rassit, bougon. Il tremblait un peu. Malvina vint s’asseoir près de lui pour passer un bras autour de lui et le regard noir qu’elle lança à Delwin ne fit qu’arracher un nouveau sourire à ce dernier :

« Pas encore très au point, votre truc. Je ne sais pas quand vous voulez diriger le monde, mais il faudrait encore vous échauffer un peu.

— On a pas besoin ! répliqua Enora. Les armées de Dieu viendront nous aider !

— Rien que ça ?

— Oui ! Comme elles sont venues pour aider Tual quand les humains ont voulu le tuer ! »

Delwin fit la moue et hocha gravement la tête. Il sentait qu’il allait être intéressant à rencontrer, ce Tual.

Enora continuait en agitant les bras, les yeux brillants :

« Les humains le poursuivaient pour le sacrifier au Diable et il a prié et Dieu a envoyé ses anges ! Et ils ont tué les humains !

— Hm hm… »

Delwin but une gorgée de la boisson, enfin assez refroidie pour, avant de la donner à Erwen qui lui laissa son pain à moitié mangé pour prendre le verre dans ses petites mains et boire un peu.

« C’est une belle histoire, dit Delwin en veillant à ce que le bébé ne renverse rien.

— Tu n’y crois pas, nota Gwendal et un regard de lui suffit à empêcher Enora de répliquer encore.

— Vous y étiez ? lui demanda Delwin en reprenant le gobelet et en tendant son pain à Erwen qui tendit ses petites mains pour le reprendre.

— Non, reconnut Gwendal. C’était avant qu’il ne s’installe ici, trouve le Livre et nous recueille.

— Hm hm, donc effectivement, je vais avoir du mal à y croire.

— Tu as trop vécu avec les humains, dit Malvina avec mépris. Tu es corrompu !

— J’ai toujours vécu avec les humains, la corrigea Delwin. Et jusqu’à preuve du contraire, j’en suis un, d’ailleurs, comme vous. Un humain un peu différent des autres, je vais pas dire le contraire, mais un humain quand même… On a grandi dans un petit village de brutes qui m’ont fait beaucoup de mal, mais maintenant, on est dans un plus gros village avec beaucoup de gens sympas et on y est bien aussi.

— Pourquoi tu dis ‘’on’’ ? » demanda le petit Kenan.

Le benjamin de ses hôtes, lui, semblait plus intrigué qu’autre chose.

« Moi et Kerian.

— Qui c’est, Kerian ?

— Hmmm… Mon ami, le fils des gens qui nous ont recueillis, ma mère et moi… Kerian, c’est quelqu’un qui compte beaucoup pour moi. Et il y a beaucoup d’autres gens qui comptent aussi pour moi. »

Il se tut en voyant arriver un grand homme maigre et chauve, vêtu d’un pagne plus gris que blanc et s’appuyant sur un long bâton. Delwin haussa un sourcil dubitatif. Pas besoin de demander de qui il s’agissait.

Tual avait au moins la dégaine de l’emploi.

Alors qu’Enora et Ryan allaient vers lui, Gwendal sourit et remit sa tisane à chauffer. Inquiet, Erwen se resserra contre Delwin qui caressa sa tête, réconfortant.

Tual arriva avec les deux enfants et les autres entendirent Ryan, qui le tenait par la main, lui expliquer que Delwin était bizarre et qu’il ne savait pas quoi en penser.

« Tu n’as pas à t’en faire, lui répondit Tual avec calme et même une gentillesse qui ne paraissait pas feinte. Dieu est avec nous, Il a sûrement guidé ces enfants vers nous pour une bonne raison… »

Delwin fit la moue et se leva poliment lorsque l’homme fut près d’eux :

« Le fameux Tual, j’imagine ? dit-il en frottant le dos d’Erwen, toujours inquiet dans ses bras, et qui regardait l’inconnu avec de grands yeux.

— Soyez les bienvenus, lui répondit l’homme, souriant, en les regardant tous deux. Pardonnez-moi de ne pas vous avoir accueillis moi-même, j’ai médité une bonne partie de la nuit…

— Il n’y a pas de souci, répondit Delwin. À vrai dire, les enfants m’ont un peu expliqué, mais j’étais curieux de parler avec toi… »

Tual hocha la tête et s’assit près de Gwendal qui lui servit un gobelet d’infusion. Tual le remercia alors que Delwin se rasseyait sans lâcher Erwen qu’il réinstalla sur ses genoux.

La discussion qui suivit fut calme et posée. Delwin laissa Tual lui expliquer avec emphase, et un sacré talent oratoire, il devait bien l’admettre, comment, lorsqu’il était un tout jeune garçon errant, perdu, Dieu lui avait parlé et l’avait guidé vers le Saint Livre, comment il avait tenté en vain de convertir les siens, comment ceux-ci, corrompus par le Démon, avaient voulu le tuer, les anges qui l’avaient sauvé, la longue errance qui l’avait mené ici où à nouveau, Dieu lui avait parlé, lui expliquant sa mission : sauver les enfants élus et les guider pour sauver ce monde perdu de l’Apocalypse.

Delwin posait des questions auxquelles le prophète répondait sans mal et les autres enfants le regardaient avec de grands yeux pétillants, sauf Kenan, le plus petit, qui avait l’air de s’ennuyer un peu, et Gwendal, qui, lui, observait Delwin avec une grande attention.

Erwen chougna un peu avant de s’endormir.

Delwin ne parvint pas à prendre Tual à défaut, mais il ne le cherchait pas particulièrement non plus. Il tentait plutôt de le cerner, de comprendre à qui il avait affaire. S’il ne se savait pas aussi doué que Kerian pour ça, il avait de bonnes bases.

Sa conclusion temporaire était que Tual était un illuminé et que ses projets étaient dangereux (surtout pour la sécurité des enfants qu’il avait « recueillis » et la sienne, d’ailleurs), mais que l’homme en lui-même ne l’était pas vraiment. Il était dans son délire, mais pas particulièrement agressif.

S’il rêvait de l’armée d’enfants élus que Dieu allait lui permettre de monter pour rétablir Sa loi, cette armée était pour le moment constituée de sept enfants visiblement bien endoctrinés, mais tout aussi visiblement pas très bien nourris et pas en excellente santé.

Pas de quoi faire trembler grand monde, donc, mais plutôt le risque de les voir massacrés par les premiers connards venus. Car Delwin ne croyait pas qu’un ange viendrait les sauver en cas d’attaque… Et ils n’étaient pas si loin des fameux groupes des collines qui avaient attaqué le village d’Erwen…

Delwin était donc très partagé… De son point de vue, il fallait d’urgence mettre tout ce petit monde à l’abri et Néo-Valacia restait bien évidemment le plus sûr à ses yeux. Mais comment convaincre cet illuminé et surtout ses ouailles ? Tous persuadés que Dieu les protégeait et surtout que les humains étaient juste bons à être asservis pour les ramener dans le droit chemin…

Filer avec Erwen pour retourner à Néo-Valacia était faisable, mais risqué. Seul, il n’aurait pas hésité, mais avec un bébé, c’était bien plus dur. Et abandonner tout ce petit monde là ? Il avait un peu peur de ne jamais remettre la main dessus, même s’il revenait avec des renforts… Facile pour cette petite bande de partir se cacher ailleurs…

Restait donc à espérer que les renforts arriveraient vite.

Tout le monde aidait à préparer le repas de midi, qui s’annonçait frugal, un espèce de ragout de patates à l’eau avec quelques oignons, lorsque la dernière membre arriva enfin. Visiblement très fatiguée malgré l’heure tardive, bâillant et les yeux cernés, la demoiselle était l’aînée de la bande, du haut de ses 16 ans. Elle s’assit près d’eux et soupira. Tual la salua avec énergie :

« Gaëlle ! Eh bien, en voilà une heure pour se réveiller !

— Désolée… J’ai euh… J’ai médité très tard… »

Gwendal la regardait avec gravité et, la voyant grelotter, sans doute de fatigue, il se leva et alla lui chercher une vieille couverture trouée qu’il vint placer sur ses épaules avec douceur. Elle ne dit rien, mais sourit lorsqu’elle porta sa main sur la sienne, et il sourit aussi.

Un peu plus tard, Tual partit avec Ryan, Mael, Enora et Malvina, cueillir quelques fruits dans la forêt, et ce ne fut qu’à ce moment que Gwendal demanda doucement à son amie :

« Ça va ? »

Elle dénia du chef avec un soupir :

« Non… J’ai cherché des heures, plus de la moitié de la nuit, et je n’ai rien trouvé, ni personne… Ils ont bougé, leur camp n’est plus là…

— Oh non… » soupira-t-il.

Kenan les regardait avec de grands yeux et Delwin, Erwen toujours endormi dans les bras, fronça les sourcils :

« Qu’est-ce qui se passe ?

— Je suppose qu’à toi on peut le dire… dit le garçon, triste. Gaëlle et moi étions en contact avec un groupe qui campait dans la vallée… On leur échangeait des médicaments et un peu à manger contre des fruits de la forêt ou du matériel qu’on trouvait dans les ruines du village… »

Gaëlle bâilla encore et ajouta avec lassitude :

« Tual n’en sait rien et les autres non plus… Ils disent toujours que Dieu nous aidera… Mais on manque de tout, ici… »

Kenan demanda :

« On va faire comment, alors ?

— Je sais pas… lui répondit tristement Gaëlle.

— Vous n’auriez pas de problème si vous veniez chez moi… tenta Delwin.

— Chez les humains ? » demanda Kenan.

Gaëlle et Gwendal échangèrent un regard.

« D’où tu viens, au juste ? » demanda Gaëlle.

Delwin leur expliqua rapidement, la petite ville à l’ouest, ses champs, ses élevages, la troupe dont il faisait partie pour assurer la sécurité de tous, les écoles et tout ce qu’il put avant que les autres ne reviennent.

Erwen se réveilla alors, grognon et affamé. Il refusa obstinément de quitter les bras de Delwin, réclamant sa maman et seul un bol fumant de purée parvint à le calmer.

Ni Gwendal, ni Gaëlle, ni Kenan n’évoquèrent leur conversation.

Le repas se passa tranquillement. L’espèce de purée était nourrissante et pas si mauvaise. Manque de sel… Rien de grave.

*********

« COMMENT ÇA VOUS AVEZ ABANDONNÉ DELWIN ??? »

Morgana se dit que Nolann avait beaucoup de chances que Kerian ne tire pas d’éclairs, lui. Ceux de ses yeux étaient assez explicites.

Maelig et Renan, elle grave et lui grognon, regardaient tour à tour le garçon et le colonel.

« Kerian, s’il te plaît… » tenta Nolann en levant ses mains et en essayant de ne pas reculer face au garçon qui serrait les poings, furieux.

Après des heures passées à tenter de retourner Delwin et ceux qu’il avait suivis, décision avait dû être prise, à l’aube, de repartir. La mort dans l’âme, Nolann avait choisi de ne pas mettre le reste de sa troupe et les réfugiés qu’ils ramenaient plus en danger, se jurant cependant de renvoyer des soldats au plus vite.

C’était le début d’après-midi et ils venaient d’arriver à Néo-Valacia. Les réfugiés et les soldats descendaient, épuisés. Ryannon était toujours en larmes, soutenue par la vieille dame toute ronde qui tentait de la réconforter.

Armelle et ses aides étaient là, bien décidés à prendre soin de tous ceux qui en avaient besoin.

« C’était loin d’ici ? » demanda Morgana pour essayer d’empêcher la probable implosion de Kerian.

Nolann secoua la tête, sincèrement navré :

« À quatre ou cinq heures, à l’est… Je suis désolé, Kerian… Je pouvais pas mettre tout le monde en danger juste pour Delwin et ce gamin… On les a cherchés toute la nuit… On risquait d’être attaqués par les clans des collines… On pouvait pas perdre plus de temps…

— Tu as fait ce qu’il fallait, Nolann, il n’y a pas de souci, le rassura Maelig.

— Je te jure que je vais retourner le chercher…

— Commence par dormir, lui ordonna Maelig. Nous verrons après ce que nous pouvons faire… »

Kerian gronda :

« OK, c’est bon, j’ai compris. »

Il partit d’un pas rageux sans rien ajouter.

Morgana sourit encore alors que Nolann regardait le garçon filer avec inquiétude :

« Kerian…

— Laisse-le, fit Renan. Il est temps qu’il comprenne que le monde ne tourne pas autour de lui et Delwin… Tu nous l’as dit, il y est allé de son plein gré. Nous ne lui devons rien.

— Il ne s’agit pas de ça, dit Maelig. Tu viens de ramener beaucoup de monde, il faut nous organiser comme il faut avant de voir combien de personnes nous pouvons envoyer à sa rescousse. »

Nolann soupira, à bout, les poings serrés :

« Je vous préviens, même si je dois y aller seul, il est hors de question d’abandonner Delwin. Quoi que tu ne penses, Renan, jamais, jamais je n’abandonnerai un de mes hommes et ce gamin non plus ! »

Maelig soupira à son tour :

« Nolann, tu es à bout de force… »

Renan regarda Morgana, soudain suspicieux :

« Tu ne nous proposes pas de prendre Glad pour aller le chercher ?… »

Morgana sourit :

« Pas la peine. »

Et elle n’eut pas le temps d’en dire plus, la navette se fit entendre et ils ne purent rien faire, elle fila vers l’est.

« Voilà, rigola Morgana. Bon, donc, on disait, ces réfugiés ? On les met dans le grand hangar en attendant de voir ? »

Nolann et Maelig étaient stupéfaits et Renan s’écria :

« QUOI ! Mais il a osé… ! Il n’a pas le droit…

— On parle de Kerian, Renan… se moqua encore Morgana. On le sait quand même, depuis le temps, que quand il a pas le droit, il prend le gauche et qu’il s’en fout… »

Elle sourit :

« Moi, je dis qu’ils seront rentrés avant demain. On parie ? »

*********

Erwen se rendormit sitôt le repas fini et Delwin le coucha près du feu, confortablement emballé dans sa veste. Il avait été question d’« entraînement » pendant qu’ils mangeaient. Delwin était curieux de voir ça…

Les enfants ne manquaient pas de bonne volonté ni d’énergie… Mais clairement de technique et de rigueur. Tual avait de bonnes bases et sa philosophie était plutôt cohérente : apprendre à se battre pour se maitriser et pouvoir vaincre les ennemis de Dieu. Delwin se surprit à penser qu’il pourrait bien s’entendre avec Nolann.

Tual surveillait Mael de près et lui prodiguait de nombreux conseils pour le canaliser. Ce garçon était décidément très nerveux et colérique.

Delwin se prit au jeu et mit la main à la patte. Il y alla tranquille. De ce qu’il avait pu en juger, il avait un niveau bien supérieur aux leurs.

Mis à part Mael et ses boules de feu, il n’avait pas vu d’autres facultés particulières. Il pensait donc que celles des autres enfants ne s’étaient pas encore réveillées.

Ils n’étaient pas loin du feu et Erwen, lorsqu’il se réveilla, se leva maladroitement, tout ensuqué, et vint vers eux.

Delwin, qui montrait une prise à Mael, c’est-à-dire l’avait bloqué au sol en l’y maintenant fermement, le lâcha quand il vit le petit bout approcher. Il se releva pour venir le prendre dans ses bras :

« Coucou Erwen. Tu as bien dormi ?

— Hm… Maman…

— Bientôt, bientôt, promis… »

Le bébé se remit à pleurer et Delwin mit un moment à le calmer.

Pendant ce temps, Tual avait mis fin à l’entraînement. C’était apparemment l’heure de la messe. C’est en tout cas ce que comprit Delwin qui accepta sans rechigner de les suivre dans les ruines voisines pour assister au culte.

Ce dernier serait apparu comme un mélange étrange de traditions religieuses diverses à un humain d’avant la Catastrophe. Delwin resta au fond, sagement, sans intervenir. Les enfants écoutaient, les plus jeunes avec de grands yeux brillants, Gwendal était moins extatique et Gaëlle surtout fatiguée.

L’adolescente ne protesta pourtant pas lorsque Tual leur proposa une expédition dans les bois. Ils avaient repéré des pommiers lorsqu’ils y avaient été au matin et il voulait qu’ils aillent au plus vite chercher des fruits.

Delwin resta donc seul avec Erwen, toujours collé à lui et grognon, Kenan et Mael. Alors qu’il secouait le feu avec un bâton, ce dernier demanda :

« Dis, Delwin… Comment tu fais pour contrôler ta foudre comme ça ?

— Des années d’entraînement, répondit Delwin avec un soupir.

— Pour de vrai ?

— Ouais…

— C’est long…

— Ouais. Mais il faut. Tu sais, c’est très puissant, ces pouvoirs. C’est très important de prendre le temps pour pouvoir s’en servir comme il faut.

— Qui c’est qui t’a appris ?

— Ben, en vrai, pour ma foudre, j’ai appris tout seul… Mais il y a d’autres gens qui m’ont appris d’autres choses, à me battre, à me contrôler, à contrôler mes émotions, et tout ça, ça m’a beaucoup aidé. »

 Le garçon se révélait curieux et ils restèrent à parler, plutôt tranquillement, jusqu’à ce qu’un cri ne les fasse violemment sursauter.

Ryan et Malvina arrivaient en courant. C’était elle qui avait crié, mais tous deux semblaient bouleversés.

Très inquiets, Delwin et Mael échangèrent un regard et le premier se leva pour les rejoindre, rapidement suivi de Mael et Kenan.

Ryan pleurait à moitié et Malvina n’était pas vraiment plus calme.

De leurs propos décousus et entrecoupés de sanglots, ils comprirent que la petite bande avait été attaquée par des hommes armés dans la forêt, qu’ils voulaient Gaëlle, Enora et Malvina, que Gwendal avait réussi à les protéger pour qu’ils puissent s’enfuir et qu’ils avaient entendu des cris et des coups de feu…

« … Mais on a couru… On avait trop peur… » bredouilla Ryan et Delwin grimaça, lâcha Erwen pour le confier à Mael malgré ses cris, pour prendre Malvina et Ryan dans ses bras :

« Vous avez bien fait. Il ne fallait pas y retourner, c’était trop dangereux pour vous. Pourquoi ces hommes voulaient les filles, ils ont dit ?

— Ils ont dit qu’il fallait des femmes en plus pour eux… »

Delwin grimaça, le visage fermé.

« Je vois…

— Mais qu’est-ce qu’il faut faire ?…

— Vous, vous allez rester ici et attendre. »

Il les lâcha et inspira un coup :

« Mael, enfermez-vous dans les ruines et attendez. Moi, je vais y aller. Surtout, vous n’essayez pas de nous rejoindre. On va vite revenir, il ne faut pas que vous vous mettiez en danger. D’accord ? Mael… »

Delwin posa sa main sur l’épaule du garçon :

« Tes flammes peuvent tous vous protéger. Pigé ? Reste calme et tu pourras le faire. »

Le garçon trembla, puis hocha fermement la tête :

« D’accord.

— Il y a sûrement des humains qui me recherchent. S’ils viennent, eux, vous pouvez leur faire confiance. »

Delwin les laissa leur indiquer où aller et fila.

Il allait vite et en silence. Il n’aimait pas du tout la tournure qu’avaient prise les évènements.

L’endroit n’était pas si éloigné. C’était un vieux champ de pommiers abandonné de longue date. Il grimaça en voyant le cadavre de Tual.

Comme prévu, aucun ange ne l’avait sauvé…

Il y avait des traces de pas dans le sol boueux, de lutte… Il ramassa une grosse branche, un peu énervé de ne pas avoir plus d’équipements, surtout plus d’armes, et suivit les traces. Ils n’avaient pas pu aller bien loin…

Il ne tarda pas à voir Gwendal, qui suivait la même piste lentement, visiblement blessé. Il tenait son bras replié sur sa poitrine et semblait respirer avec peine.

L’adolescent était discret, se cachant derrière les arbres, accroupi. Il se tourna pour faire signe à Delwin de le rejoindre. Un peu surpris d’avoir été repéré, ce dernier le rejoignit sans attendre. Il s’accroupit aussi et regarda.

Ils étaient sur un terre-plein, au-dessus d’une plaine. Sur la route qui traversait cette dernière, ils pouvaient voir sans mal un groupe de cinq ou six hommes qui emmenaient sans beaucoup de délicatesse Gaëlle et Enora, attachées et portées comme des sacs par deux grands gars.

« Tu sais qui c’est ? » demanda Delwin.

Gwendal dénia du chef :

« Aucune idée. Ils nous sont tombés dessus pendant qu’on cueillait les pommes… Sans doute une bande du coin, ou un groupe itinérant qui passait là… En manque de femmes, en tout cas… Ryan et Malvina ont pu rentrer ?

— Oui, je leur ai dit à tous de nous attendre… Tu as une idée de quoi faire ?

— Il faut les stopper avant qu’ils ne rejoignent le reste de leur groupe…

— À nous deux contre eux, ça va être dur… Ils ont l’air bien armés…

— Oui, leur chef a une arme à feu et… Il sait s’en servir… »

Gwendal soupira en se relevant lentement :

« Tual en a fait les frais.

— J’ai vu ça… Ça ira ? demanda Delwin en l’imitant.

— Oui. Il n’a pas eu le temps de se rendre compte de rien… C’est mieux pour lui… Il était sincère, tu sais. Il y croyait.

— Mais toi, non.

— Moi, je sais lire dans les cœurs… Je savais qu’il se mentait. Mais il fallait bien faire avec… »

Ils décidèrent de suivre les agresseurs malgré tout. S’ils parvenaient à les approcher, Delwin espérait désarmer l’homme avec sa foudre et peut-être cela leur ferait-il assez peur pour qu’ils abandonnent leurs prisonnières…

Ils se retrouvèrent cependant rapidement à découvert et Gwendal n’allait pas très vite. Delwin n’osait pas lui dire de rentrer et de le laisser agir seul…  Il était persuadé que tout était perdu, ils étaient désormais bien trop loin, lorsqu’un bruit familier lui fit lever la tête alors même que son jeune ami sursautait, apeuré :

« Qu’est-ce… !

— Tout va bien ! »

  Delwin n’avait jamais été aussi soulagé de voir la navette de Néo-Valacia.

Cette dernière s’apprêtait visiblement à atterrir près d’eux, mais Delwin eut une idée et lui fit signe que non. Le véhicule resta stationnaire quelques mètres au-dessus d’eux, et sous le regard effaré de Gwendal, une lumière rouge clignota trois fois.

Delwin fit une série de signes rapides et clairs avec ses bras et ses mains avant de désigner la direction des fuyards. Cette fois, ce fut une lumière verte qui clignota deux fois et la navette reprit de l’altitude pour filer droit vers ces derniers.

« Qu’est-ce que c’est que ce truc… ? balbutia Gwendal, blafard.

— Pour faire simple, une grosse machine qui vole. Elle vient de chez moi. Je crois savoir qui est dedans, il va nous aider…

— Une machine… ?

— Viens, il faut se dépêcher ! »

Gwendal se reprit et ils repartirent aussi vite que possible.

« Tu lui as parlé, non ?… demanda péniblement Gwendal. Avec tes mains ?… Tu as dit quoi ?

— Un groupe avec deux prisonniers à libérer, attention, armes à feu, et la direction. On a un code pour tout ça. En mission, on est souvent obligé d’agir en silence… »

La navette n’eut aucun mal à rattraper le groupe et se fit un plaisir d’effectuer un premier passage en rase-motte, espérant faire suffisamment paniquer ces hommes pour qu’ils fuient en abandonnant leurs prisonnières… Ce qui ne marcha qu’à moitié.

Apeurés, ils se mirent effectivement à courir dans tous les sens, mais seule Gaëlle, la plus lourde, fut abandonnée. Terrorisée, elle resta en boule au sol, toute tremblante.

La navette reprit un peu d’altitude pour voir. Les hommes se regroupèrent et celui qui était armé leva son révolver contre la navette. Qui refonça sur lui sans sommation, mais en ajoutant un certain nombre de flashs lumineux de diverses couleurs à la charge.

Cette fois-ci, ça marcha. Les hommes s’enfuirent en abandonnant aussi Enora.

La navette se fit un devoir de les poursuivre pour les éloigner, le temps que Delwin et Gwendal n’arrivent.

Le premier courait et soupira, soulagé, en voyant Gaëlle. La laissant aux bons soins de Gwendal, il rejoignit Enora qui était aussi en boule au sol, toute tremblante, récitant des prières.

« Tout va bien, Enora, tout va bien…

— Le… Le monstre… Dans le ciel…

— Tout va bien, ce n’est pas un monstre, c’est juste une grosse machine, et elle a fait fuir les hommes qui t’avaient emmenée… Ne t’en fais pas, tout va bien, on va rentrer… »

Il l’aida à se relever, puis, comme elle ne tenait pas sur ses jambes, il la souleva dans ses bras, pour rejoindre Gaëlle et Gwendal.

Ils n’eurent que le temps de se confirmer que ça allait que la navette revenait.

Enora était terrifiée, mais trop faible pour fuir. Delwin la laissa à ses amis, Gwendal encore surpris et Gaëlle stupéfaite, pour rejoindre le véhicule qui atterrissait.

Comme il l’avait pensé, ce fut Kerian qui en descendit.

Ils s’étreignirent avec force, longtemps.

« Jamais tu me refais une peur pareille, crétin.

— Moi aussi je t’aime…

— On peut savoir ce qui t’a pris ?

— L’envie de te voir voler à mon secours, ça tient, comme argument ?

— Va te faire foutre… »

Delwin lui sourit :

« Ça me fait plaisir de te voir.

— Moi aussi, mais c’est quoi ce bordel ?

— Je vais t’expliquer… »

Il prit sa main pour l’emmener vers le trio. Enora semblait un peu moins affolée, Gwendal et Gaëlle plutôt intrigués.

Ils n’eurent pas tant de mal à les convaincre de monter avec eux dans la navette pour retourner au camp, arguant qu’ils rentreraient plus vite et qu’il ne fallait pas laisser les petits seuls plus longtemps, sans compter que Gwendal était à bout.

Le retour fut de fait très rapide, à leur grande surprise. Kerian trouva sans trop de mal un terrain assez grand, juste à côté des ruines, pour atterrir.

Les enfants se précipitèrent, soulagés de les voir revenir, mais l’annonce de la mort de Tual fut un choc très violent, ou plutôt, l’aurait été plus encore si Gwendal n’avait pas trouvé comment leur dire :

« Tual nous a guidés avec sagesse et je pense qu’il savait ce qui allait arriver. Il l’a dit ce matin, que Dieu nous avait envoyé Delwin et Erwen pour une bonne raison. Je pense qu’il savait qu’il allait mourir et qu’il savait aussi que Delwin et son ami seraient là pour nous sauver, pour nous emmener à l’abri, là où on pourrait prendre soin de nous. Nous devons aider les humains, les aider à faire que ce monde aille mieux, et pour ça, il faut que nous vivions avec eux pour leur apporter toute notre aide, pour faire le bien et lutter contre ceux qui font le mal. Tual voulait sûrement ça. Il ne nous a rien dit pour ne pas nous faire de peine, mais il faut que nous continuions à agir dans la voie de Dieu, à faire le bien, comme il le voulait. »

Les enfants acceptèrent et Kerian, Delwin et Gwendal allèrent chercher le corps pour l’enterrer proprement. Décision fut prise de l’enterrer avec son fameux livre. Aucun des enfants ne savait lire. Ils trouvèrent le saint ouvrage dans la chambre du prophète, un vieux livre ancien à la couverture de cuir. Lorsqu’ils le virent, ni Delwin ni Kerian ne firent aucun commentaire.

Les enfants n’avaient pas besoin de savoir qu’il s’agissait d’un livre de cuisine. Kerian le connaissait, ils en avaient un exemplaire à la bibliothèque de Néo-Valacia. De très vieilles et bonnes recettes… Mais aucune pour sauver le monde des démons.

Gaëlle et Gwendal menèrent comme ils purent la cérémonie. Les enfants pleurèrent beaucoup. La nuit tombait lorsqu’ils finirent.

Gwendal proposa de partir sans attendre. Kerian était d’accord. En se serrant un peu, tout le monde entrait dans la navette. Ils emmenèrent ce qu’ils purent. Un peu apeurés tout d’abord, les enfants furent vite plutôt émerveillés de voler dans le ciel nocturne.

Lorsqu’ils furent assez près, Kerian demanda à Glad d’envoyer un message à la ville :

« On ramène du monde et on a faim. »

Le comité d’accueil, composé d’une Morgana amusée, d’une Maelig et d’un Nolann plus soulagés que fâchés et d’une Armelle inquiète, resta un peu surpris de voir tout ce petit monde et Delwin leur promit de leur expliquer dès qu’il aurait rendu Erwen à sa mère, ce qu’il fit sans plus attendre.

Ryannon, qui était avec les autres, installés dans le grand hangar, se précipita en entendant son fils l’appeler. Delwin le posa au sol pour le laisser courir vers elle tant il se débattait, menaçant de tomber de ses bras. Il les regarda s’étreindre, elle en larmes, en les rejoignant, et dit juste à la jeune mère :

« Il va bien, ne t’en fais pas. Désolé, on a fait aussi vite qu’on a pu… »

Elle renifla et bredouilla :

« Merci…

— De rien, prends soin de lui. Il t’a assez réclamée… »

Erwen avait le plus large sourire du monde.

Delwin repartit au réfectoire où, comme prévu, toute la petite bande se trouvait pour se restaurer.

Intimidés, les enfants n’en étaient pas moins réellement affamés. Armelle était avec eux, essayant de voir si l’un d’eux avant besoin de soins d’urgence, alors que Kerian était resté avec Nolann et Maelig, l’attendant.

Delwin leur expliqua rapidement ce qui s’était passé. Ceci fait, ils rejoignirent la tablée. Armelle avait vu que Gwendal était blessé et l’auscultait. Il avait visiblement eu une côte fêlée dans la bagarre.

Les enfants allèrent vite se coucher. Gwendal et Gaëlle restèrent un peu plus, faire un point avec Maelig, Nolann, Delwin et Kerian.

« Delwin nous a dit ce que vous faites, ici. Et il nous semble que ça vaut vraiment la peine d’être protégé. »

Kerian eut un sourire et, alors qu’il accompagnait Gwendal aux douches, un peu plus tard, après qu’Armelle l’ait soigné, il lui dit :

« C’était joli, ton petit discours sur votre guide… Mais tu n’en croyais pas un mot, pas vrai ? »

Gwendal sourit :

« Ça ne m’étonne pas que tu l’aies deviné… Tual n’était pas mauvais et les autres croyaient en lui… Ils comprendront plus tard. Pour le moment, il fallait mieux présenter les choses comme ça…

— Ouais, ils ont le temps, maintenant, de se forger leur propre vie. »

*********

Kerian dormait à poings fermés lorsqu’un petit guili dans son cou lui arracha un grognement. Un petit rire finit de le réveiller et il se tourna sur le dos avec un soupir en entrouvrant des yeux vagues. Il sourit légèrement en reconnaissant Delwin qui était assis au bord du lit, près de lui.

Lorsqu’on voyait le grand soldat magnifiquement fait qu’il était désormais, on avait peine à croire qu’il ait pu être si chétif. Il avait coupé ses cheveux quelques années plus tôt, et seule une mèche un peu longue tombait sur son front désormais. Il souriait doucement et se pencha :

« Alors, jamais tu te réveilles, monsieur l’ingé en chef ? Jusqu’à quelle heure t’as bossé, encore ?

— Euuuh… Chais pas… Je crois que le jour se levait un peu quand je me suis couché… »

Delwin rit et le secoua :

« Bouh t’as pas honte !! Quel exemple tu donnes !! Après Solen va encore gueuler qu’elle arrive pas à coucher les gamins !

— Maiiiiiiieuh… » rit aussi Kerian.

Delwin le secoua plus fort et ils riaient tous deux lorsqu’on frappa à la porte de leur chambre. C’était Enora, désormais une très belle jeune femme et soldate prometteuse, qui pointa son nez quand ils lui dirent d’entrer :

« Delwin, le chef te demande d’urgence !

— OK, j’arrive ! »

Delwin se leva en pointant Kerian du doigt :

« Et toi, interdit de te rendormir ! »

Kerian lui tira la langue et ils rirent encore tous trois.

Delwin et Enora repartirent :

« Tu sais ce qui se passe ? demanda le grand soldat, plus sérieux.

— Pas exactement, mais il a sonné le rappel. À mon avis, on est bon pour une opé dès qu’on sera prêt… »

Delwin hocha la tête et rejoignit sans attendre Nolann, qui était comme de coutume dans la salle du Conseil avec Maelig, Pierrik et Morgana.

« Ah, te voilà… » le salua Nolann.

S’il avait bien blanchi, le soldat restait une force de la nature inébranlable.

« Bonjour tout le monde ! Qu’est-ce qui se passe ?

— La bande du nord a refait une razzia sur les champs de blé.

— Ah.

— Deux blessés et deux filles enlevées. Tu as carte blanche. Mais on les avait prévenus, alors ne prends pas de gants.

— OK ! On s’en charge ! 

— Je viens avec Glad en support. » lui dit Morgana.

Delwin sourit et hocha la tête :

« Alors on est partis ! »

Ils filèrent tous deux rejoindre le reste de la troupe, en train de se préparer.

Ils firent un point, préparèrent les chevaux et les jeeps, puis ils s’équipèrent eux-mêmes. Combinaisons renforcées, gants, armes, et surtout, leurs masques noirs aux yeux rouges, devenus quasi légendaires. Ceux-là mêmes qui leur valaient depuis longtemps déjà le surnom de « Masque-Rouge », troupe aussi aimée de ses alliées que crainte de ses ennemis.

Kerian vint pour les saluer avant leur départ, avec Gwendal, croisé en chemin. Ils arrivèrent alors que Delwin et Mael peinaient à convaincre Kenan qu’il était encore trop jeune pour les accompagner.

« Mais quand est-ce que je vais pouvoir ! J’ai presque 17 ans !

— Bientôt, promis !

— Ça fait trois ans que tu me dis ça ! »

Kerian et Gwendal échangèrent un regard et le second dit avec bonté :

« Kenan, ne sois pas si impatient. Ce n’est pas un jeu.

— Je sais… grommela le garçon, boudeur.

— Si tu venais plutôt m’aider, on a besoin d’un coup de main pour entraîner les petits ? »

Kenan lui jeta un œil suspicieux.

Gwendal avait confirmé son don d’empathie, qui lui interdisait de devenir soldat. Il avait choisi de veiller à l’éducation des enfants. Il arrivait aussi qu’il aide aux interrogatoires. En poussant son don, il pouvait lire dans l’esprit des personnes et tout le monde préférait ça à une séance de torture.

Kenan rendit les armes et suivit en rouspétant son aîné. Kerian, Delwin et Mael les regardèrent s’éloigner et le benjamin remarqua :

« Marrant comme Gwen arrive toujours à amadouer Keny…

— J’avoue, il me surprend à chaque fois, opina Delwin.

— Tant mieux. » conclut Kerian.

Il leur sourit. Gaëlle et Gwendal avaient toujours gardé un ascendant certain sur leurs petits frères et sœurs, et, si ça avait grandement aidé à leur intégration à l’époque, ça n’en restait pas moins utile malgré les années.

Les enfants-lune restaient un peu à part, un peu entre eux, partageant un indéfinissable quelque chose que les autres devinaient parfois sans pouvoir le comprendre mieux.

Kerian prit la main de Delwin et lui dit :

« Soyez prudent et rentrez vite.

— Oui, promis. »

Un peu plus tard, Delwin enfourchait son cheval, mettait son casque et les yeux rouges s’activèrent immédiatement.

Il leva le bras et fit signe à sa troupe qui s’ébranla et un instant plus tard, les civils virent avec calme, admiration pour certains, les « masques-rouges » s’élancer, la navette volant au-dessus d’eux.

Kerian les regarda filer et retourna tranquillement au réfectoire manger un bout, puisqu’il avait loupé le déjeuner.

Il bricolait un vieux générateur hydraulique, en extérieur, lorsqu’il vit la navette revenir. Il sourit. La troupe allait suivre rapidement.

Ça ne manqua pas. Delwin le rejoignit une heure plus tard. Il était fatigué, mais souriant. Il s’assit sur un tonneau, pas loin.

« Tout va bien ? » lui demanda Kerian.

Le grand soldat hocha la tête :

« Oui, oui. Tout a été plié vite et bien. Les filles étaient indemnes et ce coup-ci, je pense qu’ils ont vraiment compris qu’il fallait pas nous faire chier.

— Parfait. »

Kerian posa sa clé à molette et le rejoignit :

« Tu as l’air crevé. »

Delwin sourit un peu plus et répondit :

« Ouais. Ce coup-ci, c’est moi qui vais avoir du mal à me lever demain.

— Ben c’est moi qui viendrai te chatouiller, alors.

— OK. »

Ils rirent tous deux.

« J’allais faire une pause. On va manger un bout ?

— Je veux bien, oui… »

Ils partirent tranquillement, bras dessus, bras dessous.

Pourquoi se seraient-ils pressés ?

La vie était paisible chez eux.

FIN

(8 commentaires)

  1. J’ai lu cette histoire déjà deux ou trois fois mais je m’en lasse pas ! J’aime toujours autant ! Par contre… A chaque fois que tu me donnes juste le titre, j’arrive jamais à faire le lien parce que tu parles si peu des masques dans le récit que j’assimile pas les deux… Le choix du titre a-t-il été si judicieux ?

    Et dernière chose, pour celle-là il faut vraiment une suite parce que t’as laissé des questions sans réponse, dont une essentielle : d’où vient la mutation qui donne des pouvoirs ?

    Sinon très bon (forcément j’aurai aimé des bisous entre les deux héros mais bon…) et continue comme ça !

    1. @Armelle : J’admets, le titre sonne bien, mais n’est pas très représentatif de l’histoire… C’est aussi en lien avec l’image qui m’avait inspirée…

      Suite pas prévue… Et vu le marasme de ce monde, je vois mal comment ils pourraient apprendre exactement d’où vient la mutation, plus trop les moyens de recherches pour ça…

      Et le côté pas “vraie” romance est tout à fait voulu et assumé. ^^

  2. salut a toi !

    joyeux anniversaire. bravo et merci pour cette nouvelle fort sympathique, ma foi. j’aime bien ce genre d’histoire et celle ci est trop mignone.
    j’espere que tu ne te sens pas trop seule et que tu ne deprime pas trop.

    bisous et bon courage

    Haelya

    1. @Haelya : Merci beaucoup !! 🙂 Contente que ça t’ait plu !
      Sinon ben écoute, on fait aller… Ca va ça vient, mais ça va plutôt, on tient bon !!
      J’espère que tut le monde va bien chez toi !! Bizoux !! A bientôt !!

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