Un été de fin du monde (en ligne COMPLET).

Ceci est un de mes autres vieux romans de jeunesse si je puis dire, datant de 1999.

Synopsis : Lyon, été 1999, un étrange vagabond rencontre une travesti, alors qu’une série de meurtres pédophiles frappe la ville… Derrière les apparences se trouvent peut-être aussi la clé d’une vieille histoire…

TW : Maltraitances et meurtres d’enfants. Les agressions en tant que telles ne sont pas décrites, mais sont sans ambiguité.

Note : Encore une histoire d’avant l’euro ^^ !

Note 2 : Pas de délire narratifs cette fois, j’espère que ça vous plaira quand même !

 

Un été de fin du monde

 

 

Chapitre 1 :

Il faisait une chaleur presque insupportable. C’était une nuit d’août, sur les quais déserts de Rhône, à Lyon. Les quais faiblement éclairés par les réverbères de la route qui dominaient l’eau. Soudain, une petite flamme perça la pénombre au bord du fleuve : une silhouette élancée s’allumait une cigarette. La flamme éclaira un instant un visage fin, entouré d’une très épaisse chevelure noire ondulée. Il était soigneusement maquillé, les grands yeux noirs avec de khôl, les lèvres d’un rouge sanglant, qui ressortait sur la pâleur de la peau. Les mains très longues, blanches, les ongles d’un rouge carmin. Le corps d’une taille fort honorable, mince, mais tout de même musclé, et couvert d’une longue robe noire, en velours, qui dénudait les bras ; une robe fendue sur le côté droit jusque la hanche, et qui laissait paraître une longue et belle jambe glabre et gainée dans un bas noir.

Toutefois, l’absence totale de poitrine indiquait que tout ceci n’appartenait pas à une femme.

Le travelo tira une longue bouffée et soupira, seul sur le quai.

Un pas se fit entendre. C’était le pas rapide de quelqu’un de très stressé. Un pas masculin. Le travelo tourna la tête, et regarda, impassible, le jeune homme qui descendait les marches qui liaient la route et les quais. Le jeune homme ne devait pas avoir 25 ans. Il était grand et fort. Il avait les yeux noisette et terrifiés, des cheveux bruns et une barbe de plusieurs jours. Il portait une veste marron, étonnant par cette chaleur ; on voyait, la veste étant ouverte, un T-shirt noir. Il portait un pantalon brun, plus clair que la veste, et de vieilles baskets. Il avait un gros sac.

Il fit quelques pas sur le quai, regarda de tous les côtés, et ses yeux effrayés s’arrêtèrent sur la silhouette. Le travelo écrasa son mégot avec une grâce involontaire et sortit de l’ombre. Le garçon recula d’un pas.

« Bonsoir. » dit le travelo.

Sa voix était très douce. Les yeux du garçon étaient un peu moins effrayés, mais il ne répondit pas. Le travelo s’approcha de lui. Le garçon eut un mouvement, mais ne bougea pas. Le travelo s’arrêta à deux mètres de lui. Il remarqua alors que le garçon n’était pas terrifié normalement. Il avait tout d’un petit garçon terrifié.

« Ça va ? » demanda le travelo.

Le garçon le regardait en silence.

« On dirait que tu as vu le diable.

-… Bonsoir… »

C’était bien une voix d’homme, pas une voix d’enfant. Le garçon contemplait le travelo et le trouvait très beau. Il se sentait confusément attiré. Mais en même temps, il avait peur. Il ne savait pas très bien quoi faire.

« Qu’est-ce que tu as ? reprit le travelo.

-… Rien…

-Tu es tout seul ? »

Le garçon détourna les yeux, gêné. Le travelo sourit.

« C’est ça, dit-il. Tu es tout seul. »

De nouveau, le garçon le regarda :

“… Qui tu es, toi ? demanda-t-il.

-Je m’appelle Lou, répondit le travelo.

-T’es une pute ?

-Peut être bien, fit le travelo en souriant à nouveau. Pourquoi, ça t’intéresse ? »

Le garçon le regardait attentivement. Il ne répondit pas.

« Toi, tu m’intéresses, reprit le travelo. Un mec beau comme toi, j’en croise pas tous les jours. »

Le garçon baissa les yeux. D’autres l’avaient trouvé beau, il y avait très longtemps. Puis il regarda à nouveau le travelo. Il ne savait pas quoi faire.

« J’ai pas un rond, mentit-il.

-Ce n’est pas un problème, répondit le travelo. Tu sais, on peut aussi faire ça pour le plaisir. Tu as envie ? »

Le garçon ne savait pas quoi répondre.

« Je peux te donner beaucoup de plaisir. » dit encore le travelo.

Il franchit, prenant son temps, les deux mètres, mais le garçon recula. Comme le travelo avançait encore, le garçon continua de reculer. Jusqu’à ce qu’il se trouve soudain dos à un mur. Le travelo alors vint très près de lui et avec ses longues mains blanches caressa son torse à travers le T-shirt noir. Le garçon gémit, ferma les yeux et appuya sa tête contre la pierre froide du mur. Le travelo, tout en continuant à caresser le torse d’une main, se mit à caresser l’entrejambe de l’autre, à travers le tissu du pantalon. Le garçon se mordit les lèvres.

« Tu en as envie, dit doucement le travelo. Tu en crèves d’envie. Qu’est-ce qui coince ? »

Le travelo cessa ses caresses et prit le bras du garçon.

« Allez viens. J’ai ma petite maison pas loin. Avec un grand lit. »

Vaincu, le garçon se laissa conduire. La maison était en effet très proche. Elle était au fond d’une grande cour. Le travelo emmena directement le garçon dans la chambre sans allumer les pièces qu’ils traversaient. Il alluma juste la petite lampe de chevet à côté du lit. Au fond, il y avait une grande armoire. À droite lorsqu’on entrait, une petite table et une chaise. Et au milieu, contre le mur de gauche, le grand lit.

Le travelo enleva avec douceur le sac et la veste du garçon. Puis il glissa ses mains sous le T-shirt noir et le caressa. Le garçon enleva son haut et prit maladroitement le travelo dans ses bras. Il lui enleva, encore maladroitement, sa robe. Le travelo embrassa le garçon qui lui rendit toujours maladroitement. Il s’avéra par la suite que le garçon était très passif : il laissait le travelo s’occuper de lui sans vraiment participer. Lorsqu’enfin, il se « réveilla », ce fut brutal et il se révéla très violent. Cela surprit un peu le travelo, mais ne l’empêcha pas de jouir. Il fallait plus que de la violence pour l’empêcher de jouir.

Ils firent l’amour très souvent cette nuit-là. Le garçon était décidément très maladroit et toujours violent. Il partit dans la matinée, après un dernier baiser.

« Reviens quand tu veux. » lui dit le travelo.

 

Chapitre 2 :

Madeleine dormait. Le soleil était levé depuis longtemps, mais Madeleine était en vacances. Et en vacances Madeleine était rarement levée avant midi. Et il n’était pas encore midi. Donc, Madeleine dormait.

Cependant, ce matin-là, un imprévu allait la tirer du lit.

Madeleine vivait dans un appartement à la Croix-Rousse, avec un jeune Polonais, Laszlo Sychla. Laszlo suivait des cours d’histoire antique à l’université Lyon 2. Il avait une particularité intéressante ; il comprenait très bien le français, mais le parlait très mal. Madeleine et lui étaient très amis, mais pas plus.

Ce matin-là, Laszlo entra dans la chambre de Madeleine, qui donc dormait, et vint la secouer doucement.

« Mad…

-Mmmmmmmmmh…

-Mad ! Téléphone… toi…

-Mmh… »

Madeleine entrouvrit ses grands yeux noirs.

“…Qui ?

-Pas connaitre…

-J’arrive. »

Laszlo sortit. Madeleine s’étira, bâilla, se leva, enfila son peignoir et sortit dans le couloir pour prendre le combiné.

« Allo ?

-Mademoiselle Russell ?

-Pas très bien réveillée, mais en personne…

-Oh, pardonnez-moi…

-Qui la demande ?

-Bastien Gionnadenre…

-Ah, c’est vous, professeur ! Vous n’êtes pas en train de bronzer ?

-Non, j’assure la garde pendant que les autres bronzent, justement. C’est à ce sujet que je vous appelle.

-Ah ?

-Oui,… J’ai une autopsie à faire et j’ai désespérément besoin de quelqu’un pour m’assister… Alors si vous n’avez rien de mieux à faire et que ça vous intéresse…

-Heu… Là maintenant ?

-À 14 heures…

-Oui, heu… Oui, d’accord. Quelle salle ?

-La 19.

-Bon, j’y serai. À tout à l’heure, professeur.

-Merci, vraiment, mademoiselle. Vous me sauvez la vie.

-De rien. »

Madeleine raccrocha et passa sa main dans son épaisse tignasse noire et ondulée. Laszlo la regardait, appuyé sur l’encadrement de la porte de la cuisine.

« Qui être ?

-Mon prof, Gio. Tu te souviens ?

-Oui… Quoi vouloir ?

-Il a besoin d’un coup de main pour une autopsie. Tout le monde est en vacances en ce moment.

-Tu venir ?… Thé…

-Oh, tu m’as fait du thé ?

-Oui…

-Merci. Tu es très gentil. »

Laszlo sourit. Madeleine alla à la cuisine. Laszlo était rentré et lui servait une grande tasse de thé. Madeleine mit du sucre et touilla.

« J’ai juste le temps de prendre une pitite douche et de casser une pitite croute, dit-elle. Il n’y a beaucoup de bus en août.

-Je… commissions… Tu vouloir… chose ?

-Il faut racheter des œufs.

-D’accord… Autre…?

-Je sais pas… Il faudrait que tu regardes…

-D’accord… »

Madeleine but son thé en aidant Laszlo à faire la liste de ses courses. Puis elle alla prendre une douche et après cela elle se fit une petite salade composée. Enfin, elle se tressa les cheveux, ce serait plus pratique. Et elle alla prendre sa sacoche dans sa chambre. Elle l’attacha à sa taille, vérifia qu’elle avait ses papiers, des tickets de bus, et elle partit.

Madeleine faisait des études de médecine légale et suivait avec assiduité les cours de son professeur, Bastien Gionnadenre, que tout le monde appelait Gio. C’était l’un des meilleurs médecins légistes de France et il était connu dans l’Europe entière. Il donnait souvent des conférences un peu partout. Il considérait Madeleine comme sa meilleure élève, et elle était très flattée qu’il ait fait appel à elle pour l’assister.

Elle arriva en avance et put se mettre en tenue de travail sereinement à 13 heures 55, elle alla frapper à la porte de la salle 19. La voix de son professeur la pria d’entrer. Elle obéit. Il la salua aimablement et vint à sa rencontre.

« Mademoiselle !… Comment allez-vous ? »

Il lui tendit la main droite, elle sourit et tendit sa main gauche, tournée de façon à ce qu’il puisse la serrer.

« Oh, dit-il. Toujours mal au poignet droit ?

-Eh oui.

-Vous devriez aller voir un médecin.

-J’en ai assez vu. Qu’est-ce que nous avons ?

-Un gamin… Une dizaine d’années… Trouvé cette nuit. Les parents doivent passer tout à l’heure pour l’identifier. On fera notre boulot dès qu’ils seront partis.

-D’accord… Mais ce n’est pas le premier, je me trompe ?

-Non. C’est le troisième depuis janvier. »

Gio était un petit quadragénaire qui surveillait sa ligne, car, comme tout homme de son âge, il commençait à avoir une capacité certaine à prendre de la brioche. Il était bien brun, sauf ses tempes qui commençaient à blanchir un peu. Il avait des yeux très noirs et, quand il faisait son petit sourire en coin, il avait un air d’en avoir deux. Mais il pouvait aussi prendre un air parfaitement innocent, ce qui ne trompait que ceux qui ne le connaissaient pas. Non pas que Gio fut un pervers manipulateur, mais il avait pour habitude de tester les gens. Et de bien les tester. Gio accordait rarement sa confiance et encore plus rarement son amitié. Madeleine était d’autant plus flattée qu’il ait fait appel à elle.

On frappa à la porte. La seule secrétaire qui n’était pas en vacances entra avec un couple d’une bonne trentaine d’années, accablé. Le professeur s’approcha d’eux.

« Monsieur et madame Jason ?

-Oui… répondit l’homme dans un murmure.

-Professeur Gionnadenre. C’est moi qui vais procéder à… aux examens d’usage… dès que vous aurez confirmé l’identité de la victime. Si vous voulez me suivre… Le corps est là. »

Madeleine s’était approchée de la table où se trouvait le cadavre, sous un drap blanc. Les parents, le secrétaire et Gio y vinrent à leur tour. Gio souleva le drap pour découvrir le petit buste. Le mari passa son bras autour des épaules de sa femme qui se mit à pleurer.

« C’est lui, murmura-t-il.

-Je vous remercie, dit Gio. Condoléances.

-Vous… Vous allez l’autopsier ? demanda la femme.

-C’est la loi, madame. »

Elle éclata en sanglots.

« Je ne veux pas !… Je ne veux pas ! »

Madeleine regardait l’enfant. Si l’on exceptait sa pâleur, et la trace très nette de strangulation au cou (corde d’un centimètre de diamètre environ), il avait juste l’air de dormir.

« C’est la loi, madame. » répêta Gio.

Le mari la serra contre lui.

« Il le faut, ma chérie… C’est comme ça qu’ils découvriront qui l’a… »

Il ne put finir sa phrase. Il respira profondément.

« Vous l’avez déjà examiné, professeur ?

-Très sommairement, monsieur.

-Vous pourriez nous dire… un peu ? »

Gio le regarda un moment en silence.

« A priori, il a été étranglé, finit-il par dire.

-Mais heu… Il a été battu, heu…?

-Aucune trace de violence… Si ce n’est…

Quoi ?! »

Gio soupira.

« Je suis navré de vous le dire ainsi. Il semble que votre fils ait été violé. »

La femme poussa un cri.

« Ça demande confirmation. » reprit Gio.

Les parents et la secrétaire partirent.

« Bon. Au boulot, dit Gio. Les feuilles sont là, mademoiselle. Vous notez ?

-D’accord. »

Madeleine prit le dossier et un stylo.

« Prête ?

-Quand vous voulez.

-Individu mâle. Dix ans. Un m’être trente-sept, trente-quatre kilos cinq cent.

-Mh, mh.

-Aucun hématome. Traces de liens aux poignets et aux chevilles.

-Mh, mh.

-Trace très nette au cou. Strangulation avec une corde d’un bon centimètre de diamètre, à priori. »

Bingo, se dit Madeleine. Gio tourna le corps sur le ventre.

« Oh oui y a des choses à prendre, là… » souffla-t-il.

Il prit une petite pince.

« Ouais, dit-il. Bon. Pas de doute. Il y a eu viol.

-Les deux autres aussi ?

-Oui.

-Même violeur ?

-Non. Deux spermes différents.

-Bizarre.

-Assez, oui. Sincèrement, je me demande toujours pourquoi ces mecs ne mettent pas de préservatifs. C’est tellement pratique pour ne pas laisser de traces…

-Ces types agissent sous des pulsions bestiales. Demandez à une bête de mettre un préservatif, à mon avis, ce sera sans résultat.

-Vous devez avoir raison. Bon, j’ai assez de sperme pour le labo… Aucun poil, par contre. C’est bizarre… »

Il remit le corps sur le dos.

« Bon. J’ouvre. »

Gio et Madeleine firent leur travail consciencieusement. Les premières conclusions furent confirmées : l’enfant avait été violé et étranglé. Gio enleva sa blouse et ses gants.

« Bon, dit-il. Ben voilà.

-“Ben voilà” ? »

Madeleine sourit.

« Le reste appartient aux pompes funèbres ?

-Eh oui… Aux pompes funèbres et aux vers.

-Mh. J’oubliais que vous étiez athée.

-Vous avez un moment, mademoiselle ?

-Bien sûr.

-Alors je vous offre un verre… Si vous voulez… »

Le sourire de Madeleine s’élargit.

« Je veux bien. »

Ils sortirent de la salle. La secrétaire vint vers eux, il y avait un coup de fil urgent pour Gio. Il dit à Madeleine qu’il revenait tout de suite et alla prendre.

Madeleine défit sa tresse et ébouriffa sa crinière noire. Elle alla raccrocher sa blouse et reprendre sa sacoche. Elle retrouva Gio dans le couloir d’entrée.

Ils allèrent dans un bar non loin de l’Institut Médico-Légal. Gio prit un café et Madeleine une bière bien fraiche. Le bistro était calme et le fond musical agréable.

« J’ai un autre service à vous demander, mademoiselle.

-Appelez-moi Madeleine.

-… Oui,… Voilà, je devais recevoir les résultats des analyses, demain, et il se trouve qu’un collègue vient de m’appeler, il y a une conférence à Lausanne demain et il faut absolument que j’y aille… La secrétaire n’est pas là,… Elle va à un enterrement… Alors, heu… Si vous pouviez être à l’Institut vers 14 heures pour prendre les résultats…. S’il y a quelque chose de particulier, vous pourriez prévenir la police plus vite, comme ça…. Enfin, heu, voilà… »

Madeleine sourit à nouveau.

« Ce sera avec plaisir.

-Merci beaucoup… Il vous faudrait les clés…

-Il y a un artisan qui fait des doubles en une minute à cinquante mètres, si vous voulez.

-Bonne idée. Je vais vous faire un double des miennes. »

Ainsi fut fait. Madeleine rentra chez elle, réellement très flattée de la confiance que lui témoignait son professeur. Laszlo n’était pas encore rentré. Madeleine posa sa sacoche. Elle se servit un grand verre de lait, s’ouvrit un paquet de biscuits apéritif et alla s’affaler très mollement devant la télé. Les programmes étaient d’une ineptie rare, cet après-midi-là. Elle décida de regarder une cassette. Elle avait enregistré beaucoup de choses ces derniers temps. Elle consultait le cahier où étaient notés les enregistrements lorsque le téléphone sonna. Elle décrocha sans lâcher le cahier.

« Allo ?

-Salut ma chérie, c’est moi.

-Salut, Lou… Ça va ?

-Ouais. Dis donc, où tétais ? Ça fait une heure que j’essaie d’appeler !

-Ah ah ! »

Madeleine lui raconta ce qui s’était passé. Lou l’écouta sans l’interrompre.

« Et ben !… Et il t’a offert à boire, en plus !

-C’était informel.

-J’espère bien. Il ne t’a pas demandé de sortir avec lui, au moins ?

-Non, non. Il est casé. Et toi, grand frère ? Quoi de neuf ?

-Rien… La routine… Le boulot est calme en ce moment. Par contre, il m’est arrivé une drôle d’histoire, l’autre nuit…

-Ah ouais ? Raconte…

-Ben voilà… Je tapinais sur les quais, comme d’hab’, et pis y avait personne, le désert. J’commençais à me dire que j’allais rentrer, et pis tout à coup y a un mec qu’arrive… Un beau mec. Vraiment, LE beau mec, tu vois ?

-J’imagine…

-Un type bizarre… Enfin… Je m’approche, j’lui tape la convers’, je le heu… convaincs de venir, on va chez moi, je m’occupe de lui… Enfin, j’te passe les détails…

-Tu fais bien.

-Pis il est reparti dans le matin, comme ça.

-Et pourquoi tu dis qu’il était bizarre ?

-Ben, il était assez terrifié quand je l’ai rencontré… Et puis, à mon avis, c’était un puceau, mais…

-Mais ? le relança Madeleine.

-… J’sais pas… Il était très violent…

-Il t’a fait mal ?

-Non… J’ai connu pire… »

Madeleine s’assit sur le canapé. Lorsque son frère l’appelait, ça pouvait durer très longtemps.

« Il m’a laissé une drôle d’impression, reprit Lou.

-Oui, c’est bizarre. »

Ils parlèrent pendant près d’une heure. Lou et Madeleine avaient toujours beaucoup de choses à se dire.

 

Chapitre 3 :

Madeleine était en train de lire les conclusions des analyses. Rien de particulier. Le sperme était inconnu. Un troisième meurtrier, apparemment. Madeleine tapota ses lèvres avec son index gauche (Madeleine était gauchère). Quelque chose ne collait pas. Ces trois gones avaient été tués dans des circonstances parfaitement identiques : dans les trois cas, ils avaient disparu un soir, et on les avait retrouvé nus, étranglés, avec les mêmes traces d’entraves aux poignets et aux chevilles, quelque temps plus tard, au plus long deux semaines, morts. Et il y avait trois spermes différents. C’était incompréhensible.

Madeleine décida d’aller porter les conclusions à la police. Ça leur ferait toujours gagner vingt-quatre heures. Elle sortit du bureau et prit la direction de la porte principale. Elle s’arrêta. Deux hommes venaient de franchir la porte. Le premier semblait avoir une trentaine d’années. Il était grand, mais pas très épais, avec des cheveux bruns ondulés, et de beaux yeux marron-vert. Il portait un T-shirt noir trop large, un jean de même couleur et de vieilles baskets usées.

Le second ne devait pas avoir 25 ans. Il était grand et fort. Il avait les yeux noisette et inquiets, les cheveux bruns et n’était pas très bien rasé. C’était un très beau gosse. Il portait des baskets encore plus vieilles que celles de celui qui l’accompagnait et un blue-jean tout aussi vieux. Il avait aussi un T-shirt anthracite. Le premier s’avança vers Madeleine, suivi par le second, qui la regardait avec une lueur de méfiance dans les yeux.

« Mademoiselle ?

-Messieurs ?

-On s’excuse de vous déranger, on voudrait voir le professeur heu… Gio quelque chose…

-Gionnadenre, dit le second.

-Il n’est pas là, répondit Madeleine. Il est à une conférence à Lausanne. »

Le second jura.

« Qu’est-ce que vous lui vouliez ? » demanda Madeleine.

Les deux hommes s’entreregardèrent. Le second fit un signe de tête au premier qui se retourna vers Madeleine :

« Vous pouvez peut-être nous aider… Nous voudrions des précisions sur l’autopsie d’hier… Les journaux parlaient de viol et d’étranglement ?

-C’est ça, répondit Madeleine. Il n’y a rien de plus.

-C’est lui. » cracha le second entre ses dents.

Le premier tapota son bras sans se retourner.

« Est-ce que c’est le même violeur que les deux autres, depuis janvier ?

-Il y a trois spermes différents.

-C’est lui c’est lui c’est lui… répétait le second en s’énervant tout seul.

-Vous êtes journalistes, messieurs ? demanda Madeleine.

-Oh, non ! s’exclama le premier. Excusez-moi, je m’appelle Pascal Mézières, et voici mon frère Nicolas… Mademoiselle ?

-Madeleine Russell.

-Vous êtes l’assistante du professeur…?»

Pascal ne répéta pas le nom, de peur de se tromper.

« Pas exactement. Je peux vous demander en quoi cette affaire vous intéresse ? »

Pascal hésita et jeta un oeil ennuyé à son frère.

« On a nos raisons, grommela ce dernier.

-Calme-toi, Nico, dit Pascal.

-Me calmer ! Cette enflure recommence tout et je dois me calmer !

-Rien ne prouve que c’est lui.

-Mais si, c’est lui ! Les viols, l’étranglement ! Ça ne peut être que lui !

-Tu as entendu la demoiselle ? Ce ne sont pas les mêmes spermes.

-Et alors ! Si ça tombe y met des capotes et y met d’autres spermes pour égarer les flics !

-Ah oui ? Et il les trouve où ?

-Je sais pas, moi ! Il est peut-être médecin ! Il a peut-être les moyens d’en avoir !

-Calme-toi, Nicolas. S’il te plait. »

Madeleine les écoutait sans rien dire. Nico la regarda, regarda son frère et partit.

« J’t’attends dans la voiture. » dit-il.

Pascal soupira.

« Excusez-le, mademoiselle. Il est sur les crocs depuis que ça a recommencé…

-Un de vos proches est mort de cette façon ? »

Pascal sourit tristement, mais ne répondit pas.

« Je vais vous laisser, mademoiselle. Merci pour vos renseignements.

-Je vous en prie. Au revoir.

-Au revoir. »

Pascal sortit. Sur le perron, il s’alluma une cigarette. Il descendit les quelques marches et regagna sa voiture. Nico l’attendait, triste, à la place du mort. Pascal monta à la place du conducteur. Il ouvrit sa vitre, tira une longue bouffée puis jeta sa cigarette sur le trottoir. Il regarda Nico qui n’avait pas bougé, les yeux dans le vague. Si triste.

Pascal caressa doucement la joue de son frère.

« Ça va, Nico ?

-Je suis sûr que c’est lui… Tu ne me crois pas ? »

Nico regarda son frère, suppliant.

« Tu ne me crois pas ?

-Tout colle. Sauf cette histoire de spermes.

-Je sais. Ça me chiffonne. »

Pascal démarra.

« On va voir les flics, tu crois ? demanda-t-il.

-Vas-y si tu veux. Moi j’remets pas les pieds là-bas.

-Comme tu veux. Je crois que je vais y aller. Ils nous écouteront peut-être, cette fois. »

Nico alluma la radio.

« Nouveaux heurts au Kosovo, plusieurs Serbes d’un petit village ont été tués hier… L’exode serbe vers la Yougoslavie se poursuit… L’OTAN a de plus découvert un nouveau charnier… Tout de suite un reportage de notre envoyé spécial… Le Ministère de la Santé réitère son message : le 11 aout, surtout ne regardez pas l’éclipse sans lunettes spéciales ! La brûlure de la rétine est indolore… La guerre se poursuit entre la BNP et la Socièté Générale… Un message enfin pour les habitants de la région lyonnaise : les autorités suisses ont aujourd’hui averti la France de l’évasion d’un aliéné… L’homme pourrait se trouver en France… Il n’est normalement pas dangereux, mais peut être violent s’il se sent agressé… »

Nico changea de station et mit une musique idiote. Pascal demanda :

« Je te ramène ou tu veux bien m’attendre dans la voiture ?

-J’veux bien t’attendre.

-D’accord. »

Le reste du trajet fut silencieux, à l’exception de la musique idiote. Pascal se gara devant le commissariat et descendit. Il laissa la clé sur le contact pour que Nico puisse continuer à écouter la musique. Nico ouvrit sa vitre, prit une cigarette dans le paquet que son frère avait laissé sur le tableau de bord et l’alluma. Nico fumait peu. Rarement. Nico se sentait mal. Vraiment très mal. Nico se sentait mal depuis 15 ans. Mais depuis que ça avait recommencé, il se sentait au bord du gouffre.

Pascal entra dans le commissariat. Il n’y avait pas grand monde. Il demanda à l’accueil où il pouvait trouver le commissaire. On lui répondit que le commissaire était en vacances. Pascal réfléchit une seconde et demanda s’il pouvait voir l’inspecteur qui s’occupait du meurtre d’enfant des jours précédents. On lui indiqua un bureau. Pascal s’y rendit sans se décourager. Il frappa. Une belle voix mâle le pria d’entrer. Il obéit. Une joyeuse pagaille régnait dans la pièce. Assis au bureau, un homme d’une trentaine d’années, un homme séduisant, avec des beaux grands yeux marron, et une courte, mais épaisse chevelure brune. Il portait un T-shirt vert turquoise. Faisant les cent pas dans la pièce, tout de noir vêtu, un autre jeune homme, d’origine maghrébine, semblait assez énervé. Il avait des yeux félins, noirs, et une longue chevelure frisée tout aussi noire. Ses traits étaient très fins. Il portait une barbiche.

« Monsieur ? » demanda l’homme au bureau.

Pascal le trouvait très attirant.

« Inspecteur Dumont ? demanda-t-il.

-C’est moi, répondit le beau policier. Vous désirez, monsieur…?

-Pascal Mézières. J’ai des informations à vous communiquer. Je pense que ça pourrait vous intéresser. »

Le Maghrébin dévisageait Pascal avec attention.

« Bon, ben allez-y, dit Dumont.

-Asseyez-vous. » dit le Maghrébin.

Pascal le regarda sans oser obéir.

« Docteur Djabel, se présenta le Maghrébin, qui avait très bien compris qu’il avait mis Pascal mal à l’aise. Je suis psychiatre. J’assiste l’inspecteur Dumont sur cette affaire.

-Ah, heu, enchanté… » bredouilla Pascal.

Il s’assit timidement.

« Vous disiez avoir des choses intéressantes ? demanda Dumont.

-Heu… Oui… Voilà, j’ai été mêlé à une affaire semblable il y a 15 ans. Les similitudes sont heu… Trop nombreuses, trop… Enfin c’est exactement pareil, des garçons du même âge, assassinés exactement dans les mêmes circonstances…

-Un de vos proches est mort ainsi, dit Djabel.

-Un de mes frères a disparu à cette époque. Vous devriez pouvoir retrouver les dossiers. Il y avait eu six petits morts à l’époque.

-Dont votre frère. »

Pascal resta silencieux.

« C’est ce qu’on a dit, mais je n’y crois pas, finit-il par dire.

-Expliquez-vous, intervint Dumont.

-Mon frère, Abel, a disparu un dimanche matin. C’était il y a 15 ans. C’était la sixième disparition. Il avait 9 ans. »

Pascal se tut à nouveau.

« Et ? le relança doucement Djabel.

-Deux semaines après, on a trouvé un petit cadavre brûlé, sans tête, avec un médaillon… Le médaillon d’Abel. Le corps n’était pas identifiable, mais ils ont décidé que c’était Abel.

-Vous n’y croyez pas.

-Non. Sur le coup, j’y ai cru. Mais Nico hurlait que ce n’était pas vrai…

-Excusez-moi de vous interrompre, dit Dumont. Qui est Nico ?

-Nicolas, c’est mon autre frère. Le jumeau d’Abel. Les liens qui les unissaient étaient… Comment dire, surnaturels… Un jour, Nico s’était foulé le poignet et Abel l’avait senti à 20 kilomètres… Nico disait que si Abel était mort, il l’aurait senti. Qu’Abel souffrait, mais qu’il n’était pas mort. Personne ne l’a cru. Personne.

-Sauf vous.

-Sauf moi. En y réfléchissant, c’était invraisemblable… Tous les autres avaient été retrouvés intacts, morts étranglés, violés, mais intacts. Et lui, décapité et brûlé ?… Ça n’avait aucun sens. Et puis, il était impossible à identifier, ce cadavre ! Ça pouvait être n’importe quel gamin de la taille d’Abel !… Ça n’avait aucun sens… Mais ils ne se sont pas fait chier. Ils ont dit que c’était un autre tueur. Et basta…! »

Il y eut un long silence. Djabel le rompit :

« L’autopsie n’a rien révélé ? »

Pascal eut un rire cynique.

« Il n’y a pas eu d’autopsie.

-Comment ?! Mais c’est obligatoire ! s’indigna Dumont.

-Le toubib a décrété que c’était un enfant mâle entre 8 et 10 ans et qu’il ne pouvait rien en tirer d’autre. Le cadavre a été enterré dans notre joli caveau familial. » cracha Pascal.

Il soupira.

« J’ai cru que Nico allait devenir fou. Et j’ai cru que j’allais devenir fou aussi. Mon père a interdit qu’on prononce le nom d’Abel. Pour lui tout était fini. Il fallait oublier. Tout le monde nous croit fous. »

On frappa à la porte. Madeleine entra.

« Inspecteur Dumont ? demanda-t-elle.

-C’est moi…

-Madeleine Russell. Je vous apporte les résultats des analyses… Rebonjour, monsieur Mézières. »

Pascal ne sut pas quoi répondre.

« Je m’excuse, reprit Madeleine, mais j’ai entendu la fin de votre conversation et j’ai peut-être la solution. »

Une lueur d’espoir brilla dans les yeux de Pascal.

« À quoi pensez-vous ? demanda Djabel.

-À faire une vraie autopsie de votre cadavre brûlé. Aujourd’hui, on a des moyens qu’on avait pas il y a 15 ans. On peut peut-être prouver que ce n’est pas votre frère.

-C’est vrai ? couina Pascal.

-Il faudra une autorisation du juge, dit Djabel. C’est une bonne idée, mademoiselle. Que disent les tests ?

-Un troisième sperme. Rien d’autre. »

Le psychiatre se mit à tripoter sa barbiche :

« C’est invraisemblable, dit-il. Parfaitement invraisemblable. Il ne peut pas y avoir trois tueurs au même profil dans cette ville !

-Vous oubliez les six d’il y a 15 ans, dit Pascal.

-Exact. J’oubliais les six d’il y a 15 ans. Vous pourriez retrouver les dossiers, Alban ?

-Oui, bien sûr. » répondit Dumont.

Le téléphone sonna. Dumont s’excusa et décrocha. C’était le juge d’instruction, De Lattès. Il parla un peu avec Dumont, puis celui-ci lui rapporta le témoignage de Pascal et l’idée de Madeleine. Dumont écouta un moment, griffonna quelque chose sur un bout de feuille, remercia le juge et raccrocha.

« J’ai une bonne nouvelle, monsieur Mézières… Votre cas intéresse beaucoup le juge. Il voudrait vous rencontrer, vous et votre frère Nicolas. Il est absent demain, mais désire que vous alliez le voir après-demain à 17 heures. »

Pascal resta bête, avant d’esquisser un petit sourire. Enfin, on le croyait !

Dumont lui tendit le papier sur lequel il avait écrit.

« Je vous ai noté l’adresse.

-Ah,heu… Merci…. Je peux partir ?

-Oui,… Par contre, si vous pouviez venir faire une déposition avec votre frère…

-Heu… Je vais lui en parler, mais je ne sais pas s’il va accepter. Il n’aime pas beaucoup la police depuis… »

Il ne finit pas sa phrase. Madeleine donna ses feuilles à Dumont.

« J’y vais aussi, dit-elle. Le professeur sera à votre disposition demain.

-Je vous remercie.

-À votre service. »

Pascal et Madeleine sortirent. Il lui demanda s’il pouvait la raccompagner. Elle sourit et accepta. Ils sortirent du commissariat et marchèrent vers la voiture. Nicolas les regarda approcher avec un air un peu surpris. Madeleine monta à l’arrière. Pascal se réinstalla à sa place et démarra. Il demanda son adresse à Madeleine. Elle lui indiqua et il prit la direction qu’il fallait. Nicolas jetait des coups d’oeil gênés à Madeleine à travers le rétroviseur arrière.

« Mademoiselle… finit-il par murmurer.

-Oui ? répondit doucement Madeleine avec un sourire.

-Excusez-moi pour tout à l’heure… Cette histoire me rend très nerveux…

-C’est normal, Nico. Je ne vous en veux pas. Appelez-moi Madeleine.

-Merci…

-Ça s’est bien passé, Nico, tu sais, dit Pascal. Ils m’ont écouté et ils veulent bien rouvrir le dossier ;

-C’est vrai ?! »

Nico était tout tremblant. Il n’osait pas y croire. Madeleine sourit. Elle était contente qu’ils retrouvent espoir.

 

Chapitre 04 :

La gare était désaffectée depuis longtemps. Il avait nettoyé le hall pour y installer ses affaires. Le vieux matelas récupéré, ou plutôt piqué une nuit dans un camion de déménagement mal fermé. La couverture. Le petit réchaud à gaz. La casserole. Et puis les sacs plastiques contenant la nourriture qu’il avait achetée, surtout des conserves. Il faisait frais dans la gare désaffectée. Et si chaud dehors.

Il repensait souvent au travesti à qui il avait fait l’amour. Il avait bien envie de retourner le voir. Mais il ne fallait pas qu’il aille trop en ville. La police devait être au courant et le rechercher maintenant. Il avait beau s’être coupé les cheveux dans le train après s’être enfui de l’hôpital, et s’être laissé pousser la barbe, on pouvait quand même le reconnaitre. Il pensait souvent à l’hôpital. Le docteur avait dû être très triste quand il s’était enfui. Mais le docteur n’aurait pas compris. Il n’aurait pas pu comprendre.

Il se mit à feuilleter le journal qu’il avait acheté. C’était assez inepte, mais il était content de pouvoir lire le français sans problème. Il était simplement parfaitement bilingue.

Soudain, un encadré attira son regard. Une photo de petit garçon l’encadrait. Elle n’était pas très bonne, mais on distinguait une petite frimousse aux cheveux bien bruns et surtout d’immenses yeux noirs qui n’avaient rien d’enfantin. L’article disait ceci :

« On recherche le petit Ugo Vatodia, âgé de dix ans. Il a fugué il y a cinq jours de son foyer. Si vous le voyez, soyez prudent, il est capable d’une grande violence. Alertez la Ddass… »

Suivaient un numéro de téléphone et l’adresse d’un foyer.

Il resta songeur. « Il a fugué. » Il réfléchit un instant. Ce serait trop bête, ça pouvait aussi être ça. Il se leva. Il allait vérifier. Il ne pouvait pas risquer que cet enfant meure. Il regarda sa montre. Il avait le temps.

Il partit. La cabane devait être à quatre ou cinq kilomètres, dans les bois. Il marchait assez vite. Il sortit de la forêt qui entourait la vieille gare, sa cache. Il marcha longtemps à travers les champs d’arbres fruitiers, pêchers, pommiers, poiriers, abricotiers, cerisiers. Il arriva enfin dans ses maudits bois. Il se souvenait à peu près du chemin. Il faillit se perdre, mais arriva à la cabane. Il colla l’oreille à la porte. Aucun bruit. C’était signe que si l’enfant était là, il était seul. Il réussit à ouvrir les cadenas qui scellaient la porte avec son couteau suisse. Il sortit ensuite son couteau à cran de sa poche, en fit jaillir la lame et poussa la porte.

C’était toujours la même odeur. Sueurs et excréments. Une horreur. Luttant contre les souvenirs qui l’envahissaient, il fit du regard le tour de la pièce unique. Le petit Ugo était bien là, solidement ligoté sur le lit au fond, nu, le corps couvert d’hématomes. Le petit garçon ouvrit les yeux et la regarda, terrifié. L’homme se dit qu’il fallait faire vite. Il s’approcha du lit. Ugo gémissait à travers son bâillon. Il tirait sur ses liens. L’homme trancha les cordes qui entravaient les chevilles de l’enfant, qui replia aussitôt ses jambes. L’homme se mordit les lèvres.

« Je… Je te veux pas de mal… dit-il. Je vais te sortir de là… Et t’emmener ailleurs… en sécurité… Il faut que tu me fasses confiance… S’il te plait… Je ne vais pas te faire de mal… Je vais m’occuper de toi… Fais-moi confiance… »

L’homme finit de détacher l’enfant et lui enleva son bâillon. Replié en boule, le petit corps regardait cet inconnu en tremblant. L’homme se mit à fouiller la cabane. « Ils » avaient dû laisser les vêtements d’Ugo par là. Il finit par les retrouver, en tas dans un coin. Il les ramassa et retourna vers le lit. Ugo n’avait pas bougé. L’homme se mordit à nouveau les lèvres.

« Ugo ? » dit-il.

Les immenses yeux noirs et terrifiés le regardaient.

« Il faut que tu t’habilles… Je peux pas t’emmener si tu es comme ça… »

Ugo le regarda. Puis se dit que de toute façon, celui-là ne pouvait pas être pire qu’« eux ». Il redressa son petit corps meurtri et s’habilla lentement. Il avait mal de partout. Puis il voulut se mettre debout, et vacilla. L’homme le prit dans ses bras et le souleva doucement. Et sortit de la cabane. Et retraversa les bois, les champs d’arbres fruitiers, pour enfin arriver à la nuit tombante à la vieille gare.

Il installa Ugo sur le vieux matelas. Il lui dit de se reposer, qu’il était en sécurité, qu’il n’avait rien à craindre. Que, le plus tôt possible le lendemain matin, il irait acheter tout ce qu’il fallait pour le soigner. Que s’il avait faim ou soif ou n’importe quoi d’autre, il fallait le lui dire. Ugo murmura d’une voix presque inaudible qu’il avait très faim et très soif. L’homme le fit manger et boire, puis lui dit qu’il fallait dormir. Lui se coucha à même le sol, près du matelas, et, au bout d’un moment, s’endormit.

Ugo, au chaud sous la couverture, car il faisait presque froid dans la vieille gare à cette heure-là, regardait l’homme. Il avait l’air sincère. Mais Ugo ne connaissait pas la confiance. Il finit par s’endormir, avec une impression bizarre, qu’il ne connaissait plus guère, accroché au ventre. Il se sentait en sécurité.

Lorsqu’Ugo se réveilla, il était seul. L’homme n’était pas là. Ugo s’assit et regarda tout autour de lui. Il était dans un drôle d’endroit. Une espèce de hall désaffecté. Le petit garçon se rallongea. Il avait mal. Ils l’avaient bien cogné, ces deux connards. Ugo ferma les yeux. Ouais. Ils l’avaient bien niqué…

L’homme arriva, avec à la main un sac plastique arborant une croix verte. Ugo le regarda s’approcher sans rien dire. L’homme s’agenouilla près du matelas.

« Ich habe alles gezahlt… Heu, pardon… J’ai acheté ce qu’il te faut. »

Ugo le regardait, surpris. C’était un Boche ?

« Il y a de la pommade… Tu veux ?… C’est pour te soulager… Je te laisse te la mettre… »

Ugo était sceptique. Il n’avait pas d’accent allemand. Ugo le regardait et soupira. Il se sentait mal. Il était hors de question que cet homme le touche. Et l’homme le savait. Il se releva.

« Je vais faire à manger. » dit-il.

Il sortit son couteau suisse de sa poche, prit une boite de conserve, du cassoulet. Il l’ouvrit et versa le contenu dans la casserole; puis il alluma le réchaud et posa la casserole dessus. Ugo était en train de farfouiller dans le sac à pharmacie. L’homme lui apporta une bouteille d’eau pour l’aider à avaler les comprimés. Le garçon eut un violent mouvement de recul, qui lui fit d’ailleurs très mal. L’homme eut un regard désolé, mais ne dit rien et retourna à sa casserole. Le cassoulet chauffait sagement. L’homme alla prendre dans un autre sac une assiette en carton, deux fourchettes en plastique, et posa l’assiette et une fourchette à côté du lit. Ugo le surveillait très attentivement du coin de l’oeil. Un peu plus tard, le cassoulet fut prêt. L’homme servit Ugo, puis prit sa fourchette et se mit à manger dans la casserole.

Ugo mangea sa part avec avidité. Non pas qu’il soit avide. Seulement, la vieille du foyer avait une sale manie : elle enlevait les assiettes très vite même si elles n’étaient pas vides. Alors il fallait manger à toute vitesse. Ugo l’avait très vite compris. Et il n’arrivait plus à manger lentement. Pourtant, la belle brune, qui avait remplacé la vieille, leur laissait tout le temps. Ugo avait vu bien des têtes changer depuis qu’il était au foyer. Depuis six ans. Depuis que sa mère était morte. Ugo n’aimait pas parler de sa mère. Il n’en avait pas honte, mais savait comment les gens réagissaient. Non, Ugo n’avait jamais eu honte de sa mère. C’était peut-être une pute, une camée, mais jamais personne ne l’avait autant aimé. Ugo, d’ailleurs, s’était juré de casser la gueule de son dealer-maquereau dès qu’il serait assez grand.

Ugo n’aimait pas qu’on lui dise qu’il était un fugueur. Il suffisait qu’il parte une heure voir la tombe de sa mère pour que toutes les polices de Lyon soient lancées à ses trousses. C’était tout de même un monde !

Ugo pensa qu’on devait le rechercher. Ça ne le touchait pas plus que ça. Il regardait l’homme, qui lui mangeait toujours. Il ne mangeait pas très vite. Ugo se demandait bien qui était cet homme. Le petit garçon ne se sentait pas mal ici, avec cet inconnu, mais il s’en méfiait. Il aurait difficilement pu en être autrement après son séjour dans la cabane et tout ce qui s’y était passé.

Sentant qu’Ugo le regardait, l’homme se mit à le regarder lui aussi. Ugo était un très beau garçon, qui ferait sans doute un très bel homme dans quelques années. L’homme se dit que lui aussi devait être beau à dix ans. En tout cas, « eux » le trouvaient tout à fait à leur goût. Le travelo lui avait dit qu’il était beau. C’était peut-être vrai. Il se souvenait qu’à l’hôpital, une infirmière en stage l’avait dragué assez grossièrement. Elle lui avait dit qu’il était mignon et lui avait demandé comment il la trouvait. Elle était belle. C’était à l’époque où il commençait à parler allemand. Il n’oublierait jamais la joie du docteur lorsqu’un matin, il lui avait dit « Guten Tag. » Malgré tout, il se sentait bien à l’hôpital. Après toutes ces années, il s’y sentait chez lui. Il avait, à partir de ce « Guten Tag », commencé à parler allemand sans le moindre accent. Il regrettait presque ce qui s’était passé. Sans cela, il y serait encore, à l’hôpital. Et bien. Il soupira. Impossible de faire marche arrière. Il fallait finir. Il n’avait aucune idée de comment, mais il devait finir.

 

Chapitre 05 :

Alfred de Lattès avait 59 ans. C’était un petit bonhomme tout en rondeur, aux yeux très pâles et très doux, avec encore quelques cheveux très blancs. S’il n’était pas le plus vieux juge d’instruction de Lyon en activité, il était, et de loin, le plus respecté et le plus admiré. Et pour cause. C’était un homme auquel on ne pouvait rien reprocher. Même ses pires ennemis étaient obligés de le reconnaître : De Lattès était intègre du bout des pieds au bout de ses quelques cheveux. Il exerçait son métier avec autant d’amour qu’au premier jour, avec un souci d’être juste qui laissait pantois. Il voulait absolument comprendre le pourquoi du comment. Il écoutait autant les accusés que la police. D’ailleurs, il écoutait tout le monde, c’était naturel chez lui. Sa mère lui avait toujours dit :

« Alfred, si le Bon Dieu t’a donné deux oreilles et une seule bouche, c’est parce qu’il faut que tu écoutes deux fois plus que tu ne parles. »

De Lattès aimait beaucoup sa mère. Il ne manquait jamais une occasion d’aller la voir.

Alfred de Lattès travaillait sur cette affaire depuis janvier, avec le commissaire Mérigaud, le supérieur d’Alban Dumont. Le commissaire était parti pour ses congés annuels, sans penser que l’assassin, lui, ne partirait peut-être pas en vacances. Le résultat était que Dumont se retrouvait seul, et désespéré, avec ce dossier. Dumont était intelligent, mais jeune et, De Lattès l’avait compris, assez paniqué de se retrouver seul avec une affaire pareille sur les bras. C’était pour cela que le juge avait demandé à Djabel de seconder Dumont. Djabel, malgré son jeune âge, n’en était pas à son premier psychopathe. Il savait lire Freud dans le texte. D’ailleurs, Djabel était polyglotte : il parlait français, arabe, kabyle, anglais, allemand, et avait, disait-on, quelques notions de polonais, de russe et de japonais. Mais ce n’était que des bruits de couloirs. On parlait d’hébreu, aussi, mais rien n’était moins sûr.

Alfred de Lattès attendait la visite de Pascal et Nico Mézières. Il avait eu dans la matinée une longue discussion avec Dumont : ce dernier avait passé la journée de la veille à relire les dossiers des six meurtres commis 15 ans auparavant, avec Djabel. Il y avait en effet trop de similitudes pour que ce soit un hasard. Mais les différences de spermes restaient imconpréhensibles.

Pascal et Nico arrivèrent parfaitement à l’heure. La secrétaire les fit entrer. Nico était nerveux. Pascal un peu moins. Les deux frères s’assirent. Après les présentations d’usage, Pascal raconta au juge toute leur histoire. Nico regardait De Lattès sans rien dire. Après le récit de Pascal, le juge se tourna vers lui :

« Vous n’avez rien à ajouter ? »

Nico le regarda un moment.

« Rien, finit-il par dire.

-Vous ressentez toujours que votre frère est en vie ?

-J’ai senti qu’il souffrait pendant des années… Et puis c’est allé mieux… Mais… depuis quelques jours, ça recommence…

-Depuis combien de temps ?

-Je sais pas trop… Quand le gosse a disparu, je crois…

-Cest très étrange. » dit le juge.

Nico eut un vague sourire, ses yeux se perdirent dans le vague.

« J’ai senti qu’il souffrait… Et moi aussi j’ai souffert… Mais il n’est pas mort… Il n’est pas mort…

-Il n’y a qu’une façon d’en être certain. » déclara De Lattès.

Pascal et Nico le regardèrent.

« Je vais ordonner une autopsie du corps enterré dans votre caveau familial.

-Merci, monsieur le juge, dit Pascal.

-C’est bien normal. Il est impensable que ça n’ait pas été fait à l’époque. C’est parfaitement immoral ! »

Nico regardait le juge avec un sourire d’enfant surpris.

« Je vais régler ça tout de suite, et ça ne va pas trainer ! »

En effet, ça ne traina pas. Dans le quart d’heure, De Lattès avait joint toutes les personnes concernées. L’autopsie aurait lieu le surlendemain. Pascal et Nico étaient agréablement effarés. Cela dépassait largement toutes leurs espérances.

« Merci, vraiment. » balbutia Pascal.

Nico était trop ému pour parler.

« C’est à moi de vous remercier, dit De Lattès. Sans votre intervention, nous n’aurions probablement jamais fait le lien avec cette vieille histoire… Nous avons peut-être une chance de faire la lumière sur tous ces affreux crimes. »

Pascal et Nico quittèrent le juge et rentrèrent chez eux. Pascal et Nico habitaient une grande maison au fond d’un petit jardin. C’était dans cette maison qu’ils vivaient avant la disparition d’Abel. Après, leurs parents les avaient emmenés dans un petit village de l’Isère, ne supportant plus cette maison où tout leur rappelait leur fils disparu, et surtout en espérant que cela « guérirait » Pascal et Nico. Les deux garçons avaient réussi à convaincre leurs parents de ne pas vendre la maison de Lyon, où ils étaient retournés dès que Pascal avait été majeur : Nico avait des réactions très violentes contre ses parents et Pascal craignait que cela ne tourne en pulsions parricides. Les deux frères vivaient ensemble depuis ce jour, dans la maison pleine de fantômes. Pascal était enseignant. Il apprenait la philosophie à des terminaux qu’il arrivait à passionner parfois, dans un lycée public. Nico était encore étudiant. Il était en doctorat d’histoire à l’université Lyon 2. Il finirait probablement prof, lui aussi.

Cependant, les deux frères menaient des vies différentes. Différentes est un euphémisme, d’ailleurs. Ils menaient des vies radicalement opposées. Nico menait une vie de moine. Il étudiait comme un fou, s’interdisant tout plaisir et toute distraction. Il se sentait coupable de ne pas souffrir comme Abel. Il se sentait coupable du moindre bonheur, car il savait qu’Abel en était privé. La vie de Nico s’était arrêtée un certain dimanche de juillet, quinze ans auparavant, un dimanche où son autre lui-même était parti à une boulangerie et n’était jamais revenu.

Pascal, lui, ne menait pas du tout une vie de moine. Il menait ce qu’on appelle couramment une vie dissolue. Très dissolue. Une vie de patachon, quoi. Il passait ses nuits de bars en boites de nuit, et les finissait dans le lit de celui ou celle qui lui plaisait. Pascal buvait beaucoup, ces nuits-là. Souvent, il emmenait chez lui ce celui ou cette celle. Pascal tentait désespérément de vivre malgré tout. Il savait que Nico lui en voulait de se conduire ainsi. Par chance, Pascal se faisait un point d’honneur de ne pas se droguer. Nico l’aurait probablement haï s’il en était arrivé là.

Les deux frères n’en avaient jamais parlé. Ils s’aimaient passionnément, mais se parlaient peu. Nico préférait venir se blottir dans les bras de son grand frère. Pascal aimait Nico par-dessus tout, et n’avait de cesse de veiller sur lui, en toute discrétion. Il leur arrivait de pleurer, seuls, dans l’obscurité de leur chambre. Nico et Pascal ne savaient pas pleurer ensemble.

Ce soir-là, Nico s’attendait à ce que Pascal sorte, mais ce ne fut pas le cas. Pascal prépara un bon repas et ils mangèrent ensemble. Puis ils firent une très longue partie d’échecs. Nico l’emporta vers 23 heures. Au moment de se dire bonsoir, Pascal serra son petit frère dans ses bras et embrassa doucement son front. Nico embrassa sa joue. Ils restèrent un moment serrés l’un contre l’autre. Puis ils gagnèrent leur chambre respective et se couchèrent. Nico fit un cauchemar. Il rêva que c’était Abel, l’auteur des trois derniers meurtres et qu’il s’immolait par le feu juste au moment où lui Nico le retrouvait, sous ses yeux. Et Abel en flammes riait, riait…

Nico hurla. Cela réveilla Pascal qui accourut. Pascal prit son frère en larmes dans ses bras et le calma doucement. Puis Pascal décida de ne pas laisser Nico seul. Aussi l’emmena-t-il dans son grand lit, celui de Nico étant trop étroit. Et Nico finit la nuit blotti contre son grand frère.

 

Chapitre 06 :

Ugo se réveilla. Son protecteur anonyme n’était pas là. Ugo s’assit. Il était encore un peu vaseux. Il allait mieux depuis quelques jours. Ses hématomes lui faisaient moins mal. Ses côtes aussi. La pommade était efficace. Ugo se frotta les yeux. Les médicaments aussi étaient efficaces, mais ils l’assommaient un peu.

Ugo se demandait où filait son protecteur anonyme. Il arrivait qu’il soit absent toute la journée. Ugo avait fini par se prendre d’affection pour cet homme taciturne, protecteur si vigilant, qui parlait français sans accent allemand et allemand sans accent français. Ugo se sentait en sécurité. Il n’avait jamais senti ça depuis la mort de sa mère. Ugo acceptait que l’homme soit près de lui et même qu’il l’aide à se mettre de la pommade. Il lui faisait confiance. Il savait qu’il ne lui ferait pas de mal. En plus, depuis quelques jours, l’homme semblait avoir mal au dos et Ugo avait mauvaise conscience de l’obliger à dormir sur le sol. Il faisait réellement très frais, dans la vieille gare, la nuit encore plus que le jour. Ugo pensait que l’homme, sans couverture sur le sol froid, pouvait tomber malade. Ugo envisageait sérieusement de lui demander de dormir avec lui. Il avait vraiment la certitude que cet homme ne le violerait pas.

Ugo se leva et alla fouiller dans les sacs plastiques. Il avait très faim. Il prit un gros bout de pain dans lequel il enfonça un morceau de chocolat noir. Ugo aimait beaucoup le vrai chocolat noir. Et il n’en avait que très rarement au foyer.

Ugo était en train de manger lorsqu’il entendit un bruit. Il tendit l’oreille, inquiet, et s’apaisa en reconnaissant le pas de son ami le grand taciturne. L’homme entra sans rien dire, alla posa le sac qu’il avait près des autres et jeta un oeil à Ugo qui lui sourit et lui fit un petit signe de la main. L’homme eut un très vague sourire. Il s’approcha du petit garçon et s’accroupit près de lui.

« Bonjour, Ugo.

-Salut.

-Comment te sens-tu, ce matin ?

-Ça va. Et toi, ça va ?

-Ouais… »

L’homme ne parlait pas fort et avait une voix très calme. Il ne souriait pas, mais ses yeux exprimaient une tendresse réelle. Ugo et lui ne parlaient presque pas. Pour une raison simple : ni l’un ni l’autre n’était habitué à une vraie communication orale. Ugo avait coutume de foudroyer du regard les gens qui lui adressaient la parole et de leur envoyer un coup de pied dans le tibia s’ils insistaient. À part la belle brune, celle qui remplaçait la vieille. Elle savait prendre Ugo. Elle était la seule personne qu’il écoutait à peu près. Et la seule personne qu’il ne traitait pas de tous les noms. Car Ugo était très impoli. Tout le monde lui disait que c’était mal. Mais personne n’avait assez d’autorité sur lui pour le faire arrêter. Personne n’avait d’autorité sur Ugo. Il attendait désespérément quelqu’un qui lui permettrait de se construire. Quelqu’un pour remplacer sa mère.

L’homme, pour  sa part, avait été pendant très longtemps réduit au silence. Cela avait laissé des traces. C’était à cause de ça qu’il parlait si peu. À l’hôpital, il avait fallu trois ans pour qu’il se mette à parler. Le fait d’être en Suisse Allemande n’avait évidemment pas arrangé les choses.

L’homme alla prendre un journal dans le sac qu’il avait ramené. Il commença par le feuilleter rapidement puis se mit à le lire plus en détail. L’homme ramenait un journal régional tous les jours et le lisait avec soin. Pour s’occuper, Ugo lisait celui de la veille. L’homme semblait attendre quelque chose. Mais rien n’avait l’air de se passer.

Le reste de la journée passa ainsi, sans rien de vraiment notable. Ce soir-là, l’homme semblait triste. Depuis presque une semaine qu’ils cohabitaient, Ugo ne l’avait jamais vu ainsi. Le petit garçon se dit que cet homme qui le gardait ainsi lui devait bien, en fin de compte, des explications. Ugo était couché et regardait l’homme qui vaquait. L’homme, enfin, vint prendre sa place coutumière près du matelas. Il ferma les yeux :

« T’as pas froid ? lui dit Ugo.

-… Ça va…

-T’es sûr que ça irait pas mieux si tu venais avec moi ? »

L’homme rouvrit les yeux et le regarda.

« Qui t’es, au juste ? » reprit Ugo.

L’homme le regardait sans répondre.

« C’est parce que t’es bizarre… continua Ugo.

-… C’est que… Je ne sais pas trop qui je suis… dit l’homme.

-T’es fou ?

-C’est possible, oui…

-Mais t’es pas un fou méchant ?

-Non, je ne suis pas méchant.

-Tu veux me garder ici ?

-Le temps qu’il faudra…

-C’est-à-dire ?

-Je ne sais pas. Ça dépendra.

-Tu vas t’occuper de moi ? Tu ne vas pas me ramener au foyer ?

-Non… Enfin, pas avant que ce soit fini.

-Quoi ?

-Cette histoire… S’ils apprennent que tu es vivant, ils…

-Qui, “ils” ? l’interrompit Ugo. “Eux” ?

-Oui, “eux”. Ils vont te tuer s’ils apprennent où tu es. C’est pour ça qu’il faut que tu restes avec moi.

-Toi, tu ne vas pas me tuer.

-Non. Je ne veux pas qu’ils te retrouvent.

-Et après ? Tu vas me ramener au foyer ?

-Oui, je pense.

-Pourquoi ?! gémit Ugo. Tu ne vas pas me garder ? »

L’homme regarda l’enfant et toutes ses certitudes (car il en avait tout de même quelques-unes) s’écroulèrent. Ugo était en train de lui dire qu’il avait besoin de lui.

« Qu’est ce que tu veux dire…? balbutia-t-il.

-J’ai pas envie de retourner au foyer, dit Ugo. J’me sens bien avec toi…

-Mais… »

L’homme gémit comme un enfant, suppliant presque :

“… Je peux pas te garder… Je peux pas… Je saurais pas m’occuper de toi…. Je pourrais pas te…. Et puis les gens du foyer ne voudront pas…

-Ça les regarde pas.

-… Ugo, je peux pas être ton père…

-Pourquoi pas ?

-… Parce que…. J’peux pas assumer ça… C’est trop lourd… Je pourrais jamais te rendre heureux…

-Pourquoi ?! »

L’homme baissa les yeux.

« Je suis pas heureux. Et je peux pas le devenir. J’ai trop de choses à porter, c’est trop dur… C’est trop lourd, ça m’écoeure. J’ai une chose à faire, une seule. Après ce sera fini. Après je pourrais me reposer pour toujours… »

Ugo suffoqua. Il se dit que ce n’était pas vrai.

« Viens avec moi… S’il te plait… » gémit-il.

L’homme le regarda et obéit. Il se glissa près du petit garçon qui aussitôt se blottit contre lui. Surpris, l’homme le laissa faire.

« T’as pas envie de vivre… lui murmura Ugo.

-Plus du tout.

-Moi j’ai envie que tu vives…

-J’peux pas… J’peux plus.

-Tu m’aimes pas ?

-Si,…

-Alors quoi ?!

-C’est moi que je n’aime pas. Je me dégoûte. J’arrive pas à croire que je vis, que ma vie c’est ça. Trop de merde… J’en ai marre, Ugo. C’est la fin que je veux. N’être plus rien… Pour ne plus souffrir, enfin. Enfin…

-C’est pas juste…

-Quoi ?

-Que la personne que je veux, elle veuille pas de moi.

-Mais c’est pas toi que je veux pas…

-C’est pas juste, c’est pas juste ! »

L’homme passa son bras autour d’Ugo qu’il sentait au bord des larmes.

« T’as rien à regretter, Ugo. T’aurais pas été heureux avec moi. »

Chapitre 07 :

Gio avait encore une fois fait appel à Madeleine. Madeleine était ravie. C’était la première fois qu’elle autopsiait un heu… Enfin (elle avait eu un mal de chien à expliquer ça à Laszlo), des restes pour le moins quasi inexistants. Un petit squelette sans tête. Gio regardait ça avec perplexité.

« Y a rien à en tirer ! finit-il par s’écrier. Comment veulent-ils un résultat sûr avec ça !

-On peut peut-être trouver quelque chose… supposa Madeleine.

-Mouais, pas dit, grommela Gio. Si encore on avait les dents…

-S’ils avaient eu les dents il y a quinze ans, on ne serait pas là.

-Vous avez raison. Très bonne remarque.

-Le meurtrier le savait… Sans tête, un corps brûlé n’était pas identifiable à l’époque.

-Ce qui prouve que nous avons affaire à un homme réfléchi… Oui, il a tout calculé… Notez-le, Madeleine, on ne sait jamais. »

Gio se mit au travail.

« En tout cas, ce n’est pas un Allemand, dit-il au bout d’un moment.

-Qui ça ?

-Le meurtrier.

-Pourquoi ?

-Parce que les Allemands ont de bien meilleurs fours crématoires. »

Madeleine pouffa.

« C’est fin, ça, tiens ! dit-elle.

-Humour de médecin légiste, répondit Gio.

-D’accord. Mais ce n’est pas bien de faire l’amalgame antre Allemands et nazis.

-Desproges en avait de bonnes là-dessus…

-Himmler était capable d’une grande concentration ? »

Gio rigola :

« Vous connaissez ?

-Oui, j’aime beaucoup.

-Vous avez raison. »

Gio tourna autour des os pendant une demi-heure, puis dut renoncer. Pendant qu’il grommelait en les regardant d’un oeil très noir, Madeleine s’approcha et regarda.

« Professeur…

-Ui ? fit-il.

-Venez voir… La clavicule gauche…

-Oui ?… »

Gio vint près d’elle. Et vit ce qu’il fallait.

« Oh, oh… Félicitations, Madeleine.

-Pas la peine. Si Abel a eu ça, ça ne prouvera pas que c’est lui…

-Mais s’il ne l’a pas eu, ça prouvera que ce n’est pas lui. Et puis ce serait énorme qu’il n’y ait pas eu de radios, s’il a eu ça…

-Vous avez raison, ce serait énorme.

-Bon. Très bien… Tant que vous y êtes, vous ne voyez rien d’autre ?…

-Ça suffit, de toute façon. »

Elle fit un schéma.

« C’est vraiment con, dit-elle. S’ils avaient fait des radios, ils l’auraient trouvé…

-Comme quoi, ça ne tient souvent pas à grand-chose… Bien.

-On va dire ça aux flics ?

-“On va ” ?

-J’adorerais voir la tête de Dumont quand il va apprendre ça. »

Gio rigola.

« D’accord, dit-il. On y va. »

Ils allèrent remettre une tenue civile et se retrouvèrent dans le hall d’entrée. Ils sortirent et prirent la voiture de Gio. Il leur aurait été très dur de faire autrement vu que Madeleine était venue en bus. Madeleine n’avait pas de voiture. Madeleine ne savait pas conduire. Et s’en foutait d’ailleurs éperdument. Lyon était très bien équipée en bus, et le tramway était en bonne voie, et serait utilisable dans peu de temps.

Gio conduisit donc sereinement jusqu’au commissariat. Il y avait toujours aussi peu de monde. Dans le coin des cellules, une espèce d’enragé essayait d’ouvrir sa porte pour aller démolir l’agent qui l’avait enfermé. Gio et Madeleine allèrent frapper à la porte du bureau de Dumont.

« Entrez. » dit ce dernier.

Ils entrèrent. Madeleine fut agréablement surprise : les deux frères Mézières étaient là, en train de faire leur déposition. Djabel était là aussi, adossé à la fenêtre derrière Dumont qui tapait la déposition à son ordinateur.

« Bonjour, messieurs, dit Madeleine en leur souriant.

-Mademoiselle… répondit Nico, surpris.

-Mademoiselle, dit Djabel. Bonjour, Gio.

-Bonjour, Seif. » répondit Gio.

Bref, tout le monde salua tout le monde.

« Vous vouliez ? demanda Dumont.

-Nous venons d’examiner le heu, corps que vous nous aviez confié. » dit Gio.

Nico se mit à trembler.

« Vos conclusions ? demanda Seif Djabel.

-Rien de précis, mais on a trouvé quelque chose. » continua Gio.

Il regarda Madeleine qui sourit.

« Nous faisons appel à la mémoire des frères Mézières… dit-elle. Est-ce qu’Abel s’est un jour fracturé la clavicule gauche ? »

Pascal et Nico se regardèrent. Nico tremblait comme une feuille.

« Je… Je crois pas… » balbutia-t-il.

Il interrogeait Pascal du regard.

« Il ne me semble pas, non plus… dit Pascal. Il faudrait demander à nos parents… Pourquoi ?

-Madeleine… Mademoiselle Russell a trouvé les traces d’une fracture à la clavicule gauche du squelette…. expliqua Gio. Parfaitement ressoudée.

-Ce qui prouve qu’elle n’a pas été faite pendant sa séquestration puisqu’elle n’aurait duré que deux semaines. » continua Madeleine.

Pascal regarda Dumont.

« Vous permettez que j’appelle mes parents ?

-Bien sûr, allez-y. Il faut vérifier ça. »

Pascal prit le combiné et composa très rapidement un numéro. Il se mordillait un doigt.

« Allo, maman ?… Oui, c’est moi… Hein ?… Ça va, ça va… Voilà, oui, est-ce qu’Abel… Oh non maman, arrête !… Non, ce n’est pas fini ! »

Gio arracha le combiné des mains de Pascal.

« Bonjour, madame. Professeur Gionnadenre, de l’Institut Médico-Légal de Lyon, dit-il très fermement. Nous voudrions savoir si votre fils Abel a eu une fracture de la clavicule gauche avant sa disparition. »

Il y eut un silence.

« Bien. Je vous remercie. Au revoir. »

Gio sourit et retendit le combiné à Pascal, qui, sidéré, mit quelques secondes à le reprendre.

« Merci, maman… Oui, je te rappelle ce soir, je t’expliquerai… Au revoir. »

Il raccrocha.

« C’est non, elle est formelle, dit Gio.

-Ce garçon n’était donc pas votre frère. » continua Madeleine.

Nico se prit la tête dans ses mains.

« Il y a donc une petite chance pour que votre frère soit en vie. » conclut Gio.

Nico se mit à pleurer.

« Il est vivant… dit-il. Il est vivant… »

Pascal prit son petit frère dans ses bras. Nico se blottit contre lui. Gio regarda Madeleine qui souriait. Djabel grattait sa barbiche. Dumont se leva et tendit la main à Gio.

« Merci, professeur. »

Gio sourit et la serra.

« Je n’y suis pour rien, inspecteur. C’est Madeleine… Mademoiselle Russell qu’il faut remercier. »

Dumont hocha la tête et tendit la main à Madeleine.

« Merci, mademoiselle Russell. »

Gio rigola. Djabel et Pascal sourirent. Madeleine serra avec sa main gauche.

« À votre service. »

Nico sortit des bras de son frère et essuya ses larmes avec son bras. Il renifla et sauta au cou de Madeleine.

« Merci ! Merci !

-Excusez-le, mademoiselle. C’est l’émotion. » dit Pascal.

Madeleine sourit et tapota gentiment le dos de ce grand garçon qui la dépassait d’une bonne tête.

« On est un grand émotif, hein ? » lui dit-elle doucement.

Elle sortit son mouchoir, repoussa le garçon et lui essuya les yeux avec une grande douceur.

« Excusez-moi… balbutia Nico.

-C’est normal, vous n’avez pas à vous excuser, répondit Madeleine. Après tout, vous attendiez ça depuis quinze ans… »

Elle lui sourit et embrassa doucement sa joue. Nico rougit et Pascal pouffa.

« Allez, Nico, fit-il, fais un petit sourire à la demoiselle. »

Nico sourit timidement.

« Vous êtes très beau quand vous souriez. » dit Madeleine.

Nico ne savait plus où se mettre. Djabel décida qu’il valait mieux changer de sujet.

« Vous devriez appeler le juge, Alban. » dit le jeune psychiatre.

Alban Dumont hocha la tête et prit son téléphone. Pascal se rassit.

« C’est Alban, votre prénom ? C’est joli, dit-il. Vous savez ce que ça veut dire ?

-Non… répondit distraitement l’inspecteur en tapotant le numéro.

-Ça veut dire le blanc. Du latin “albus”.

-Et bien, je me coucherai un peu moins bête ce soir. » sourit le jeune policier.

 

Chapitre 08 :

En rentrant du commissariat, Madeleine passa voir son frère. Lou était sur le pas de sa porte, en robe de chambre. Il regardait un bel homme d’âge bien mûr qui s’éloignait en essayant d’être invisible. Lou avait un sourire amusé sur les lèvres. Il fit la bise à sa petite soeur.

« Qui c’est ce vieux beau ? demanda-t-elle.

-Un monsieur très gentil. Et qui paye bien.

-On dirait qu’il a envie de se changer en souris et de disparaitre dans un trou…

-C’est fort possible. C’est un vieux célibataire qui vit avec sa vieille maman et elle ne serait sûrement pas contente d’apprendre qu’il vient me voir. Entre, Mad. Il fait plus frais à l’intérieur. »

Lorsqu’on entrait dans la petite maison de Lou, après avoir traversé la cour, on se retrouvait dans son grand salon. Les murs étaient couverts de livres ou de reproductions de tableau. En face de la porte d’entrée, il y avait la porte de la chambre. Elle était entrouverte, on voyait le grand lit défait. À droite de cette porte, en dessous de la reproduction d’un nu, se trouvait le grand canapé. Il était très confortable. Devant le canapé, il y avait une très grande télé. Lou aimait beaucoup se faire des séances de cinéma privées. Il y avait aussi, sur une étagère à droite, une chaine HIFI et un nombre impressionnant de CD. De la musique classique, pour la plupart, et des opéras. À gauche de la porte d’entrée, il y avait la cuisine, très bien équipée, et au fond de la cuisine, la salle de bain, elle aussi très agréable. Au fond du salon, tout à droite, une porte donnait sur une pièce inoccupée.

« Assis-toi, Mad. Tu veux boire quelque chose ?

-Qu’est-ce que tu as ?

-Du coca empoisonné…

-Génial. T’as pas une escalope de poulet à la dioxine, tant qu’on y est ? »

Lou rigola et alla dans sa cuisine.

« Tu préfères du thé glacé, ma chérie ?

-Évidemment. »

Sur la table du salon, qui se trouvait derrière la télé et pouvait accueillir beaucoup de convives, Madeleine vit le matériel à dessin de son frère et alla jeter un oeil. Lou revint avec un plateau garni d’une bouteille de thé glacé fait maison et de deux grands verres, qu’il posa sur la table.

« Qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t-il.

-Tu fais toujours les hommes trop fins… »

Elle regardait attentivement chaque dessin. Soudain, elle sursauta. Elle tenait un portrait très ressemblant.

« Qui c’est celui-là ? » demanda-t-elle vivement à Lou.

Lou, qui servait les verres, se retourna vers elle et regarda ce qu’elle tenait.

« Ah, lui ? C’est le type bizarre dont je me suis occupé l’autre nuit. Tu sais ? Je t’en avais parlé… Je l’ai fait de mémoire… Qu’est-ce que tu en penses ?

-J’en pense que tu as une très bonne mémoire, Lou… »

Le travesti regarda sa soeur sans comprendre.

« Ça alors… murmura-t-elle.

-Quoi, Mad ?… Tu le connais ?

-Pas directement…

-Explique-toi ! »

Madeleine posa le portrait, prit le verre que lui tendait son frère et alla s’assoir sur le canapé. Lou la rejoignit.

« Tu m’as dit qu’il avait l’air d’un gosse apeuré, qu’il t’avait pris violemment…

-Oui…

-Ça collerait…

-Explique-toi, enfin ! » rouspéta doucement Lou.

Madeleine but une gorgée de son thé et expliqua à son frère tout ce qu’elle savait de l’affaire Mézières. Lou l’écouta sans l’interrompre.

« Or, conclut Madeleine, ton mystérieux visiteur ressemble à s’y méprendre à Nico Mézières. »

Lou eut un petit sourire.

« Selon toi, dit-il, j’ai eu affaire à Abel.

-Vui, vui.

-Pourquoi pas à Nico ?

-Nico est encore puceau. Ça crève les yeux. Les hommes qui passent dans tes mains n’ont plus l’air de ne rien y connaitre, mon chéri. Et puis, vu la façon dont il me regardait, il aime les femmes, c’est évident.

-Bon, d’accord. J’ai eu affaire à Abel. Et après ?

-Après, c’est la preuve formelle qu’il est vivant.

-Ça, forcément. Tu ne comptes pas aller le dire aux flics, j’espère ?

-Mais non ! Enfin Lou ! soupira Madeleine. Je ne tiens pas à ce que les flics découvrent que tu as un train de vie un peu trop élevé pour une pute… À propos, ça marche, les affaires ?

-Non, pas trop. C’est calme… À part un dealer et un vieux sado, rien de très affriolant.

-C’est les vacances pour tout le monde. »

Un grand chat noir entra par la chatière de la porte d’entrée. Il s’étira, son regard fit le tour de la pièce, puis il trotta jusqu’au canapé. Il miaula et sauta entre Lou et Madeleine. Elle le caressa.

« Salut, Samael.

-Miaaa… »

Lou croisa ses longues jambes, réfléchissant. Cette position les découvrit et Madeleine vit que son frère portait des bas noirs et un porte-jarretelles.

« Bon.dit Lou. On ne peut rien faire pour le moment… Si jamais ce charmant garçon revient me voir, je te le ferai savoir.

-Tu feras bien. Si tu t’y prends bien, tu pourrais peut-être le faire parler, d’ailleurs ? Il connait peut-être le nom du coupable. »

Lou rigola.

« En chatouillant au bon endroit, ça devrait être faisable… »

Ils trinquèrent.

 

Chapitre 09 :

Ugo faisait des mots croisés. C’était la dernière chose qu’il avait trouvée pour passer le temps. Après tout, les journaux s’accumulaient, autant s’en servir. Près de lui, l’homme lisait le journal du jour, allongé sur le ventre, près du matelas.

« Eh ? fit Ugo.

-Hm ? répondit l’homme.

-“Aime ses semblables”, en neuf lettres.

-Homophile.

-Ah oui, ça colle… Merci.

-De rien. »

Ugo continua un moment en silence. Soudain, l’homme éclata en sanglots. Intrigué et très inquiet, Ugo s’approcha vite. Il jeta un oeil au journal. Sur la page que l’homme était en train de lire, on voyait la photo d’un enterrement et près d’elle le portrait d’un petit garçon, légendé : « Daniel Jason, la troisième victime. » Ugo survola l’article.

« Merde alors ! Il y en a eu trois avant moi ?! »

Agenouillé près de l’homme, il lui tapota l’épaule. L’homme se retourna sur le dos, en pleurs.

« J’ai pas pu le sauver… Il est mort… J’ai pas pu… C’était trop tard… J’ai pas su à temps… »

Ugo hocha la tête, et alla s’installer à califourchon sur les cuisses de son ami. Il attrapa ses bras et tira pour le redresser.

« Si tu savais pas, t’as rien à te reprocher. »

L’homme renifla. Il se redressa, hoquetant.

« Tu m’as sauvé moi, c’est déjà pas mal… » reprit Ugo.

L’homme s’assit en s’essuyant les yeux, en reniflant. Puis il se remit à sangloter. Ugo ne sut d’abord pas quoi faire. Puis il passa ses bras autour du cou de l’homme .

« Allez calme-toi, quoi… »

L’homme se blottit contre le petit garçon. Il pleura encore longtemps. Ugo ne se sentait pas réellement à sa place dans ce rôle de « consoleur » (habituellement, pensait-il, c’étaient les papas qui consolaient leurs fils), mais il se dit qu’après tout cela prouverait à l’homme qu’il était là et qu’il tenait à lui.

Bien plus tard, l’homme s’était calmé, mais il restait serré contre Ugo. Ugo tenait son grand ami sans rien dire. Alors l’homme se mit à parler. Calmement, malgré une émotion qu’il contenait comme il pouvait. Il parla longtemps. Il dit tout à Ugo. Tout. Puis il se tut. Il y eut un petit silence. Alors Ugo se mit à parler. Calmement, malgré une froideur et un cynisme bien étrange pour un enfant de dix ans. Et lui aussi dit tout. Ce qui lui fut facile, puisqu’Ugo ne savait pas mentir.

Puis ils se regardèrent et s’étreignirent. Cette fois, la mort seule pourrait les séparer. Ensuite, ils dinèrent, sans rien se dire, mais en échangeant souvent des sourires et des regards complices. Enfin, ils se couchèrent. Ugo se blottit contre l’homme, comme à son habitude. Et ils dormirent paisiblement.

Lorsqu’Ugo se réveilla, l’homme n’était pas là. Mais ça n’inquiétait plus le petit garçon. Il se leva, prit un bout de pain et du chocolat noir pour déjeuner. Il mangeait paisiblement lorsqu’il entendit du bruit. Il tendit l’oreille. Ce n’était pas le pas de l’homme. C’étaient deux pas et deux voix.

« Merde… » marmonna Ugo.

Il regarda tout autour de lui. Il fallait qu’il se cache. Mais où ? Les vieilles toilettes. Elles fermaient encore. Ugo s’y précipita en silence (il était pieds nus), ferma la porte sans bruit, et tira le verrou. Puis il plaça son oeil contre le trou de la serrure.

Les deux hommes arrivèrent. Deux vieux gendarmes bien ronds. Un petit et un grand.

« On dirait qu’il n’y a personne, fit le petit, très mollement.

-Ouais, marmonna le grand. Mais quelqu’un vit ici, c’est sûr… Regarde ça, un lit, des provisions… On a affaire à un squatter.

-Un seul, tu crois, Albert ?

-Ben oui, Jules. Y a qu’un lit.

-D’accord, dit Jules. Mais regarde-moi cette quantité de provisions.

-Tu dirais qu’il y en a deux ?

-Ben ouais, va savoir… »

Jules avait une petite voix suraiguë.

« C’est p’t’être un couple… » reprit-il.

Ugo respirait aussi doucement que possible, se tenant aussi immobile qu’une statue de marbre.

« Mais le père Antonin nous a dit qu’il voyait un homme tout seul ! dit Albert.

-La femme sort p’t’être pas, dit Jules.

-Alors elle est où ? » demanda Albert.

Ils regardèrent tout autour d’eux.

« Tu vois bien qu’il n’y a personne…

-Elle a pu aller voler des fruits…

-Qu’est-ce qu’on fait, en attendant, Jules ? Il va peut-être mettre des heures à revenir… »

Ils se regardèrent. Ugo pensa qu’ils avaient vraiment l’air de deux vieux cons.

« Il doit au moins revenir dormir ici.

-On n’a qu’à revenir ce soir, alors. On sera sûr de le trouver, pas vrai Jules ?

-Si, Albert ! Bien dit ! Allez viens. Je t’offre l’apéro… »

Ils partirent. Ugo se dit que c’étaient vraiment deux vieux cons. Il attendit un moment, puis sortit prudemment. Ils étaient grillés. Il fallait qu’ils se cassent, et vite. Avant que ces deux mariolles ne se repointent.

Ugo fit les cent pas dans la vieille gare jusqu’à ce que l’homme revienne. Dès qu’il entendit son pas, il se précipita vers lui. Surpris, l’homme eut un mouvement de recul, mais quand il vit l’air presque affolé du petit garçon, il s’inquiéta. Il le prit alors dans ses bras pour le calmer et quand ce fut fait, lui demanda de s’expliquer. Ugo lui raconta ce qui s’était passé. L’homme soupira.

« Scheisse !…

Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Ugo.

-On se casse avant qu’ils ne reviennent.

-Mais où tu veux qu’on aille ?

Absolut keine Idee… À moins qu’on ne retourne sur Lyon… Mais c’est dangereux pour toi comme pour moi. Sauf si on trouve très vite un endroit pour se planquer… »

Il y eut un silence. L’homme réfléchissait.

« Ce qu’on peut faire, dit-il au bout d’un moment, c’est aller à Lyon, se cacher sur les quais jusqu’à la nuit et là, chercher une planque…

-Risqué, commenta Ugo.

-Je suis d’accord, soupira l’homme. Mais on a pas vraiment le choix. Tu as une autre idée ? ajouta-t-il doucement.

-Aucune. »

L’homme soupira encore.

« Alors on y va. »

Ils entassèrent tout ce qu’ils purent dans le très grand sac de l’homme : le petit réchaud, les boites de conserve. Ils se dirent qu’ils n’auraient probablement pas besoin de la couverture et s’en dispensèrent ; quant au matelas, il était évidemment beaucoup trop encombrant.

Ils quittèrent la vieille gare qui avait vu naître leur étrange filiation et gagnèrent l’arrêt de bus le plus proche. L’homme, qui avait des tickets, en sortit deux, en donna un à Ugo. Le bus était un peu en retard, et le chauffeur, qui commençait à avoir l’habitude de cet homme taciturne, ne se posa pas de question. Il se dit que ce petit garçon devait être le petit frère de l’homme, et que sans doute ils allaient au cinéma sur Lyon. Ugo, au bout d’un moment, se serra contre l’homme qui passa son bras autour des petites épaules.

« J’ai peur, Abel…

-Je sais, Ugo. Moi aussi, j’ai peur. »

Arrivés à Perrache, ils prirent le métro jusque la station Hôtel de Ville-Louis Pradel, car ils risquaient moins de rencontrer de policiers dans le métro et c’était plus rapide. Ils se retrouvèrent sur la Place des Terreaux. De là, ils gagnèrent les quais, descendirent au bord de l’eau et, au calme et à l’ombre sous un pont, ils attendirent la nuit.

Et la nuit vint. Lourde. Une chaleur moite. Ugo s’était endormi, la tête sur les genoux d’Abel, qui n’osait pas le réveiller. Abel regardait la pleine lune au-dessus de Fouvière. On voyait quelques étoiles malgré la pollution, et malgré les lumières nocturnes de la ville. Abel plia sa veste et l’installa délicatement sous la tête d’Ugo, puis il se leva et fit quelques pas sur le quai.

Il fit un bond de surprise lorsqu’une voix très douce, qu’il reconnut aussitôt, lui murmura :

« Bonsoir, Abel. »

Abel regarda, affolé, dans son dos.

Un sourire immensément tendre flottait sur lèvres de Lou. Il était superbe. Il pencha un peu la tête. Il portait une robe rouge sombre, des chaussures à talon haut de même couleur. Il était très finement maquillé. Et ses longues et épaisses boucles noires tombaient en cascade sur ses épaules et dans son dos.

« Comment vas-tu ? » reprit Lou.

Abel se ressaisit.

« Comment…?! Comment sais-tu qui je suis ?!

-Comme ça… »

Lou s’alluma une cigarette.

« Disons que je l’ai appris par hasard… Par pur hasard… C’est à toi, le schtroumpf qui dort sous le pont ? »

Abel se retourna et regarda Ugo qui dormait toujours. Puis il regarda à nouveau Lou.

« Tu l’as tiré de ses griffes, pas vrai ? » continua Lou.

Abel jeta un oeil suspicieux au travesti.

« T’es flic ou t’es devin ? » fit-il.

Lou rigola.

« Ni l’un, ni l’autre… » répondit-il.

Il se rapprocha un peu d’Abel.

« Tu as l’air fatigué…

-Réponds-moi, répliqua sèchement Abel.

-Disons que je sais. Vous restez squatter là où vous venez chez moi ?

-Chez toi ?…

-Ben ouais. Excuse-moi, mais c’est bien le dernier endroit où les flics te chercheront…

-Pourquoi est-ce qu’on te ferait confiance ?

-De quoi tu as peur ? Que je vous balance aux flics ?

-Entre autres. »

Lou sourit et caressa doucement la joue barbue d’Abel.

« Si ça peut te rassurer, j’ai plein de raisons qui font que je ne tiens pas à ce que la police apprenne que j’existe.

-Qu’est-ce qui me prouve que tu me dis la vérité ?

-Et toi ? Qu’est-ce qui me prouve que ce n’est pas toi, l’assassin ? »

Ils se toisèrent un moment.

« La confiance, c’est réciproque, Abel. Qu’est-ce qui me prouve que je ne risque rien à vous cacher chez moi ?

-C’est pas moi qui ai tué ces gones. Ugo te le dira que je ne lui ai jamais fait de mal !

-Ne t’énerve pas. »

Sous le pont, Ugo se réveilla. Il se redressa, frotta ses yeux et regarda tout autour de lui. Son regard s’arrêta sur les deux silhouettes. Intrigué et inquiet, il se leva et s’approcha. Il resta un peu en retrait et scruta Lou un moment. Lou lui sourit.

« Bonsoir, ‘tit schtroumpf, dit-il.

-Chuis pas un schtroumpf, grogna Ugo. Qui c’est cette tapiole, Abel ?

-Sois poli, Ugo.

-Laisse, Abel, j’ai l’habitude, dit Lou. Je m’appelle Lou, reprit-il pour Ugo. Et toi ?

-M’appelle Ugo. C’est qui, Abel ?!

-Un ami. »

Lou sourit.

« Merci, dit-il.

-Il propose de nous cacher chez lui. » reprit Abel.

Ugo regarda Lou un moment.

« On peut lui faire confiance ? finit-il par demander.

-Je me le demande, répondit Abel.

-Décidez-vous, fit Lou. J’ai pas toute la nuit, moi. J’ai eu une journée crevante, j’aimerai bien aller dormir. M’enfin, ch’rai vous, je me suivrais… Avec toutes les descentes de flics qu’il y a dans les squats en ce moment, ça m’étonnerait beaucoup que vous en trouviez un sûr. »

Ugo et Abel se regardèrent.

« Allez, Abel… susurra langoureusement Lou. Après ce qu’on a fait l’autre nuit, tu devrais me faire confiance… »

Abel lui jeta un oeil puis regarda à nouveau Ugo.

« Tu veux qu’on tente le coup ?

-Si les flics risquent pas de venir chez lui, répondit Ugo, on peut. »

Le petit garçon jeta un oeil dédaigneux à Lou.

« Et puis, s’il veut les appeler, on pourra toujours le taper. »

Lou sourit, surpris.

« Charmant schtroumpf, dit-il.

-J’suis pas un schtroumpf ! »

Abel soupira.

« Jure-moi que tu ne nous trahiras pas. » dit-il à Lou.

Lou le regarda, encore surpris, avant d’esquisser un petit sourire malin.

« Tu as ma parole si j’ai les vôtres, répondit-il. Moi aussi, j’ai des secrets.

-Tu l’as. » dit Abel.

Ugo leva la main droite et cracha par terre, ce qui fit pouffer Lou.

« Juré craché si je mens j’vais en Enfer, dit le petit garçon.

-Ça va. »

Lou sourit cette fois très doucement.

« Vous avez ma parole et je n’en ai qu’une. Venez. Il est tard. »

 

Chapitre 10 :

Une douce odeur de café réveilla Abel. Il entrouvrit les yeux et se demanda où il était. Il se redressa sur ses coudes. Il se souvint alors des événements de la nuit. Lou les avait emmenés chez lui… Ils avaient déplacé la table du salon pour pouvoir reculer le meuble avec la télé, ce qui leur avait permis de déplier le canapé-lit. C’était là qu’Abel et Ugo avaient dormi. Il était très confortable. Abel se gratta la tête, se frotta les yeux, bâilla. Venant de la cuisine, il entendait les voix de Lou et d’Ugo.

Le jeune homme s’étira. Puis il se leva, ramassa son pantalon. Il avait dormi en slip. Il faisait très chaud chez Lou, même la fenêtre ouverte sur la cour. Abel enfila son pantalon et se rendit à la cuisine. Lou et Ugo avaient une discussion très vive.

« J’ai dit non, Ugo !

-Mais heu !

-Non c’est non ! »

Abel les regarda l’un après l’autre.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.

-Y veut pas me donner de café ! s’écria Ugo.

-Il est hors de question que je te donne du café, Ugo !

-Mais j’veux !

-J’ai dit NON ! Pas de café, tu as dix ans ! »

Ugo était assis à la table ronde de la cuisine. Lou était face à lui, debout, les mains appuyées sur le rebord de son évier.

« On ne boit pas de café quand on a dix ans !

-C’est pas juste !

-Lou…

-Oui, Abel ?

-Mets-lui du lait avec… Du café au lait, il peut en boire…

-Mouais, fit Lou. T’es d’accord, toi ? Décide-toi, c’est ça ou rien.

-Bon, d’accord… »

Lou sortit du lait de son frigo et servit Ugo. Puis, le travelo sortit des biscottes et un paquet de brioches de ses placards et les posa sur la table. Ugo se jeta sur les brioches. Abel s’assit près de lui. Lou lui donna un bol et lui demanda tout doucement s’il voulait du café. Abel opina en bâillant.

« T’as pas bien dormi ? lui demanda Lou.

-Si… J’ai du mal au démarrage, c’est tout… Il est quelle heure ?

-Dix heures un peu passées… Ugo !

-Quoi ?! s’écria le petit garçon, la bouche pleine de brioche.

-Prends le temps de mâcher bon sang ! Tu vas t’étouffer ! »

Ugo regarda Lou un moment puis obéit. Abel but son café avec un plaisir évident. Lou le vit.

« Il est bon mon café ? demanda-t-il tendrement à Abel.

-Délicieux. » répondit Abel.

Ils échangèrent un long regard complice. Ugo les regarda, se demandant bien ce qu’ils avaient à se faire des œillades pareilles. Il ne pouvait pas savoir, Ugo, tout l’amour qu’il y avait dans leurs yeux.

« Tu ne déjeunes pas ? » demanda Abel à Lou.

Le travelo rigola.

« C’est fait, mon tout beau. Je suis levé depuis sept heures, moi. Je ne vous ai pas attendus. »

Le téléphone sonna. Lou demanda à ses hôtes de ne faire aucun bruit et décrocha.

« Allo…? Oui… Bonjour, monsieur André. »

Lou se mit à parler avec une extrême douceur.

« Oui… Oh, vraiment ? Je vous manque à ce point ?… Oh ben oui ! J’vais pas vous laisser dans cet état… Cet après-midi ? Oui, pas de problème… Ah non… Pas chez moi… Non heu… Je suis en train de nettoyer à fond ma chambre, c’est le bordel… J’ai repeint l’armoire, en plus, ça empeste… Irrespirable. Ah, votre soeur est chez vous… Ce n’est pas grave, écoutez : j’ai un petit appart’ à la Croix Rousse pour ce genre de cas… Rue Magneval, au 19… Il y a un interphone, je vous attendrai. À quelle heure ?… Quinze heures. C’est noté. Rien de spécial ?… Si ?… Je vois. J’ai ce qu’il faut pour ça. D’accord. À tout à l’heure. »

Lou raccrocha. Abel mangeait sa brioche sans rien dire, les yeux perdus dans le vague. Ugo finit son café au lait et demanda :

« C’était qui ?

-Un monsieur que son slip démange salement.

-Ah ? Il faut qu’il le lave, alors. Moi, on m’a toujours dit que quand ça grattait, c’est que c’était sale. Pourquoi il veut te voir ?

-Pour que je l’aide à laver son slip, justement.

-Y peut pas le faire tout seul ?

-Ben non. »

Abel se leva et alla laver son bol dans le lavabo. Puis il s’étira. Lou le regardait avec envie.

« Ça tombe bien, dit-il. Je profiterai que je suis dehors pour faire quelques courses. Je n’ai pas de provisions pour trois.

-Mais on t’a amené plein de conserves ! s’écria Ugo.

-Oui, oui… Mais bon… La choucroute en cette saison, c’est pas trop mon truc.

-Tu pourras payer, Lou ? » demanda Abel.

Lou lui sourit tendrement.

« T’en fais pas pour ça, dit-il. De l’argent, j’en ai.

-J’en ai aussi, si tu as besoin…

-Je n’en ai pas besoin, mais c’est gentil de le proposer. »

Ugo alla poser son bol dans l’évier. Puis il sortit. Lou, alors, alla passer ses bras autour de la taille d’Abel et se serra doucement contre lui. Abel l’enlaça, malhabile.

« Comment te sens-tu ? lui demanda Lou.

-Inquiet… Tu pourras me ramener un journal ?

-Un journal ?… Si tu veux des nouvelles, t’as qu’à regarder ma télé… Elle marche très bien…

-J’peux avoir des nouvelles régionales à la télé ? »

Lou regarda Abel, ahuri qu’il pose une question pareille.

« Bien sûr… finit-il par répondre. Il y a la première partie du 19/20 sur la trois ou bien il y a des flashs toutes les heures sur TLM, c’est le canal 7 sur ma télé…

-D’accord… »

Lou embrassa doucement Abel, qui lui rendit comme il put, toujours aussi maladroit. Lou caressa la joue d’Abel et lui sourit.

« Je te plais ? demanda-t-il.

-Oui, beaucoup…

-Tu as envie de moi ?

-Pas maintenant…

-Je ne pensais pas à maintenant. Mais sinon ? Tu as envie qu’on refasse ce qu’on a fait l’autre nuit ?

-Oui, beaucoup…

-Ce soir ?

-Si tu veux…

-C’est si tu veux toi.

-Je te plais ?

-Bien sûr. Tu es très beau… Et avec un peu d’expérience, tu peux devenir un amant remarquable…

-Tu as envie de m’apprendre ?

-Oui. »

Lou embrassa à nouveau Abel et laissa son visage tout près du sien.

« J’ai envie de t’apprendre l’amour…

-Pas le plaisir ?

-Le plaisir, tu l’as appris l’autre nuit. Jouir, tu sais faire. C’est l’amour qu’il faut que tu apprennes. Mais je suis un très bon professeur en la matière, ne t’en fais pas. »

Lou et Abel s’étreignirent doucement. Puis, Abel sortit de la cuisine et ses yeux firent le tour du salon. Ugo farfouillait à genoux dans les cassettes vidéos. Abel alla s’assoir sur le canapé-lit et se gratta la tête. Lou revint et sursauta. Il rejoignit Ugo.

« Heu… Ugo ?

-Oui ?

-Les cassettes susceptibles de t’intéresser, c’est pas celles-là… C’est le placard d’à côté…

-Ah ?

-Oui… Celles-là, c’est interdit aux mineurs…

-Ah ?… C’est du cul ? »

Lou resta scié. Puis il se reprit et dit :

« Oui…

-T’aimes bien ça ?

-Pas spécialement. Mais j’ai des clients qui aiment.

-T’es une pute ? »

Lou fut à nouveau scié. Il eut un peu plus de mal à se reprendre que précédemment.

« Ugo, laisse Lou tranquille. » dit Abel.

Lou secoua la tête.

« Laisse, Abel… »

Il s’accroupit près d’Ugo. Le petit garçon le regardait.

« Ça te dérangerait ? lui demanda doucement Lou.

-Non… »

Le petit garçon hésita un instant puis ajouta :

« Ma maman, c’était une pute, aussi… »

Il reprit aussitôt, violent :

« Mais c’était pas une salope ! Elle faisait ça parce que l’autre, il la forçait ! Mais elle aimait pas ça !… C’était pas une garce !

-Je te crois, Ugo… Calme-toi… »

Lou vit qu’Ugo serrait les dents pour ne pas pleurer. Alors il le tira dans ses bras. Le petit garçon éclata en sanglots. Lou le berça doucement. Ugo se calma lentement.

« Elle m’aimait, tu sais… Elle me disait toujours que j’étais son petit soleil à elle et puis qu’on allait être heureux… »

Lou se releva avec Ugo dans les bras et alla le donner à Abel.

« Allez, occupe-toi de ton gone, toi… »

Abel serra Ugo contre lui. Lou les regarda, attendri. Son portable, qui était posé sur une étagère, sonna. À nouveau, Lou dit à ses hôtes d’être silencieux et alla prendre le petit téléphone. Son ton était dur et froid.

« Oui ?… Oui, c’est lui-même. Bonjour… Ça devrait être faisable. Expliquez-vous… Oui, je vois. Qu’est-ce qu’il vous a fait ?… Ah, si vous ne voulez pas me le dire, il ne faut pas que vous comptiez sur mes services. Pourquoi ? Parce qu’en cas de problèmes, il est hors de question que je tombe tout seul. Alors je veux aussi votre nom et si vous me mentez, vous risquez de ne pas le regretter très longtemps… Non, non, je n’ai jamais eu d’ennuis… Sinon, vous pensez bien que je ne serais pas là à vous vendre mes services. Alors, expliquez-vous. »

Lou resta un moment silencieux, prenant des notes, puis pouffa.

« D’accord, d’accord, dit-il. Je m’en occupe. Oui, c’est ça. En coupures usagées… Je vous préviens aussi que je recompte toujours. D’accord. Dès que je l’ai, je pars en chasse. Au revoir. »

Lou raccrocha et reposa le téléphone. Il regarda le petit papier où il avait pris ses notes et sourit, visiblement satisfait. Puis il alla vers une étagère, poussa quelques livres. Derrière était dissimilée une petite porte métallique, munie d’un digicode. Lou pianota, la porte s’ouvrit, il glissa le papier à l’intérieur, referma, et remit les livres en places. Puis il regarda ses deux invités qui avaient l’air très intrigués et leur sourit.

« Les affaires reprennent. » dit-il.

 

Chapitre 11 :

Alban Dumont enrageait. Il faisait les cent pas dans son bureau en grognant. Il était très énervé. Appuyé comme à son habitude sur le rebord de la fenêtre, Djabel le regardait, lui très calme.

« Alban, insultez le tueur ne réglera pas notre problème. Calmez-vous. »

Alban le regarda et soupira.

« Vous avez raison.

-Vous n’avez rien à vous reprocher. Nous ne pouvions pas mettre un flic derrière tous les garçons de dix ans de Lyon.

-Pauvre gosse…

-Tant que nous n’avons pas de cadavre, rien n’est perdu.

-On a fait des appels ?

-Tous les journaux du coin sont au courant, les télés régionales aussi et ça intéresse aussi les nationales, elles n’ont rien à raconter en ce moment. Le portrait sera partout dès ce soir.

-Pauvre gosse…

-Vous vous répétez, Alban.

-Ses parents doivent s’en vouloir à mort. »

Djabel opina. C’était lui qui avait eu les parents du petit disparu, Martial Ponsin, au téléphone la veille au soir. Le père de Martial l’avait envoyé poster une lettre urgente et, évidemment, le petit garçon n’était pas revenu. C’était la mère qui avait appelé vers 19 heures, complètement affolée. Djabel l’avait écoutée, et lui avait demandé de venir immédiatement avec une photo de son fils. Cette gourde était venue avec une photo de famille où l’on voyait vingt personnes. Alban avait poussé un très profond soupir, pendant que Djabel expliquait avec son calme habituel à la mère qu’il leur fallait une photo en gros plan de son fils avec la liste des vêtements qu’il portait.

Madame Ponsin se rappelait que Martial portait un jean, des baskets et un T-shirt blanc avec un dragon sur le devant. Elle ne pouvait pas dire avec précision l’heure de son départ. C’était 18 heures, 18 heures 30.

Dumont l’avait regardée et lui avait demandé ce qui lui avait pris de laisser son fils de neuf ans partir seul ce soir-là, alors qu’un petit garçon était mort ainsi deux semaines plus tôt, et deux autres avant lui depuis janvier. Djabel avait haussé les épaules.

« Ne vous faites pas d’illusion, Alban, avait-il dit. Si ça n’avait pas été Martial, ça aurait été un autre et nous aurions une autre mère accablée en face de nous. »

Djabel pensait en effet que les victimes n’étaient pas choisies d’avance. Pour lui, le tueur se promenait dans les rues en voiture, et s’il croisait un petit garçon seul, qui lui plaisait, dans une rue peu fréquentée, il l’enlevait vite et disparaissait avec lui. Aucun lien entre les victimes, c’était prouvé. Et si le tueur les choisissait au hasard, aucun lien entre elles et lui et aucune piste possible.

Djabel et Dumont avaient transmis la photo partout. Rien d’autre à faire qu’attendre des témoignages potentiels… Les deux hommes décidèrent d’aller boire un café. Ils l’attendaient, devant le distributeur, lorsqu’un collègue s’approcha d’eux.

« Alors, quoi de neuf ? leur demanda-t-il.

-Un nouveau disparu… Vivement que le commissaire revienne ! soupira Dumont. Pourquoi a-t-il fallu qu’il prenne un mois de vacances !

-Pour aller dans les Andes, dit Djabel, il faut partir longtemps pour que ça vaille le coup.

-Et toi, quoi de neuf ? demanda Dumont à son collègue. Toujours sur la piste du Scorpion ?

-Ouais, soupira le collègue. C’est du délire ! Jamais une empreinte, jamais un cheveu, RIEN ! Ce type est un fantôme ! Il vient, il tue, il part. Jamais la moindre trace.

-Diabolique, dit Djabel. Cet individu doit se tenir au courant des progrès de la police scientifique. On dit que c’est le meilleur tueur de France… Ça fait longtemps qu’il est à Lyon ?

-Une dizaine d’années… Mais il n’a jamais travaillé ailleurs. Sa marque est trop particulière, on le saurait.

-C’est quoi, sa marque ? s’enquit Dumont.

-Une balle dans le coeur et deux balles dans la tête. C’est du perfectionnisme. Si on vise mal, une personne touchée vers le coeur peut survivre. La tête, pareil. Avec un peu de malchance, les deux peuvent se combiner. Mais sa méthode est infaillible… Une de ses trois balles tue forcément.

-Pourquoi pas seulement deux balles dans la tête ? » demanda Dumont.

Le collègue rigola et glissa une pièce dans le distributeur pour prendre un café.

« Un autre tueur avait cette marque-là lorsque le Scorpion est entré dans le métier. On l’appelait Tom. Il était au service d’un gang… Le Scorpion montait vite. Ça a déplu à Tom. Un débutant le doublait. Il avait de moins en moins de contrats… Un jour, il a fait savoir que le Scorpion était un nul, s’il avait besoin de trois balles pour tuer là où deux suffisaient.

-Et ? le relança Djabel, curieux.

-Ben, à peu près trois heures après, on a retrouvé le cadavre de Tom. Deux balles dans la tête et une dans le coeur. Bizarrement, rigola-t-il, depuis le Scorpion n’a plus eu de problème… Enfin, presque. La mafia voulait l’engager et lui ne voulait pas. Alors ils ont décidé de le buter. Ils croyaient savoir qui c’était, en fait la personne en question n’était que l’indic, l’intermédiaire du Scorpion. Toujours est-il qu’ils l’ont descendu. En une semaine, ça a été un massacre. Ceux qui l’avaient tué et absolument tous ceux qui savaient de près ou de loin se sont fait descendre.

-Deux balles dans la tête et une dans le coeur, supputa Djabel.

-Ouais. Au moins trente personnes. Depuis, plus personne ne le cherche.

-Personne ne le connait ? demanda Dumont.

-Non, jamais directement. Et pourtant j’en ai interrogé, du monde ! Y en a qui disent que c’est un fantôme… D’autres que c’est une bande… Ses tarifs pourraient entretenir une très grande famille… C’est toujours le même flingue depuis le début.

-Il est toujours indépendant ?

-Tout à fait. Ses contrats le prouvent, ils sont très divers. N’importe qui qui a les moyens peut louer ses services. Récemment, il a tué un petit dealer et un vieux pervers, un type qui embauchait des jeunes putes pour les tabasser… Il n’a jamais tué de mineurs, par contre.

-C’est donc qu’il a une certaine moralité. » dit Djabel.

Il aperçut Pascal Mézières à l’entrée du commissariat. Le jeune prof les vit et vint vers eux. Il serra la main à Dumont et Djabel.

« Monsieur Mézières, dit Dumont. Vous désiriez ?

-J’ai vu aux infos qu’un autre gone avait disparu… C’est notre homme ?

-Ça en a tout l’air, répondit Dumont.

-Merde ! »

Pascal soupira.

« Je vous ai amené une photo de Nico… Si vous voulez…

-Pourquoi faire ? demanda Dumont.

-Ben, pour faire passer, si vous voulez faire rechercher Abel… On n’a pas de photo de lui, mais comme c’est le jumeau de Nico… Si on met une photo de Nico…

-Je comprends, dit Dumont. Venez avec moi. »

Pascal suivit Alban Dumont jusqu’à son bureau. L’inspecteur scanna la photo et put ainsi la transmettre un peu partout. Pascal le regardait avec amusement.

« Moi qui croyais que des équipements pareils, c’était pour les flics bien propres de TF1…

-On a fait un sitting devant la préfecture jusqu’à ce qu’ils débloquent des fonds.

-C’est vrai ?

-Oui. Pendant trois semaines. Le préfet avait interdit à la presse d’en parler. On a juste eu deux minutes à la fin, dans un M6-Lyon, je crois. »

Il y eut un silence. Pascal reprit, l’air de rien :

« Vous êtes célibataire, inspecteur ?

-Oui… Le mariage pour moi, c’est pas encore voté. »

Pascal sourit :

« Vous en êtes ? »

Dumont sourit, mais ne répondit pas. Pascal passa à l’offensive. Il contourna le bureau pour rejoindre l’inspecteur et s’assiste sur ses feuilles. Dumont le regardait, les yeux à peine ouverts, un sourire coquin sur les lèvres, affalé sur son siège, les doigts croisés sur le ventre.

« Il y a quelqu’un dans votre vie, Alban ?

-Non…

-Dans la mienne, il y en a trop. J’en aimerais bien un seul. »

Alban rouvrit complètement les yeux.

« Où voulez-vous en venir ?

-Vous voulez vraiment que je vous le dise ?

-C’est dans cette optique que je vous le demande.

-Je crève d’envie de vous. »

Le sourire d’Alban s’élargit.

« Vraiment ?

-Je n’ai que ça dans la tête depuis que je vous ai vu. »

Alben se leva et passa ses bras autour de la taille de Pascal. Ils s’embrassèrent goulûment.

« Bien, reprit Alban. Question parfaitement classique : vous êtes libre ce soir ?

-Après un baiser pareil, je suis libre quand vous voulez.

-Ce soir aussi, donc ?

-Voui.

-Je connais un bon petit restaurant… Un vrai bouchon lyonnais… Ça vous dit ?

-Pas de problèmes. Ça me changera de mes lieux de perdition habituels…

La Mère Jeanne, rue des Marronniers, 20 heures. D’accord ?

-D’accord, j’y serais. Mais je vous préviens, je bois beaucoup.

-Je vous surveillerai. »

Ils s’embrassèrent encore.

« Vous ne serrez jamais vos amis dans vos bras ? demanda Alban, qui avait remarqué que les mains de Pascal n’avaient pas bougé du bureau où elles étaient appuyées.

-Si je pose mes mains sur vous, elles risquent d’aller se perdre dans des endroits indécents.

-Il vaut mieux attendre ce soir, alors.

-Exactement. »

Pascal rentra chez lui tout content. Nico regardait une cassette, un documentaire expliquant le rôle de l’Église dans le développement de l’art en Europe occidentale au Moyen-Age. Pascal alla doucement embrasser la joue de son frère et s’assit près de lui. Nico arrêta la cassette.

« Comment va mon petit historien ?

-Il va bien… Autant qu’il peut…

-C’est vrai, tu as meilleure mine.

-C’est parce qu’Abel va mieux, tu sais. Il souffre moins… Par moment, j’ai presque l’impression qu’il est heureux…

-C’est vrai ?

-Oui…

-Mais c’est super !

-Ben oui… »

Pascal ébouriffa tendrement les cheveux de son frère.

« Je sors, ce soir, poussin. Ça ne te dérange pas ? » demanda-t-il doucement.

Nico grogna.

« Tu vas où ?

-Restaurant. »

Nico sursauta, surpris.

« Tu as un vrai rendez-vous ?

-Ben oui.

-Tu vas pas te saouler dans un pub ?

-Ben non.

-C’est vrai ? couina Nico.

-Bien sûr que c’est vrai.

-C’est qui ? Je connais ?

-Oui, devine ?

-Heu…

-Quelqu’un qu’on connait depuis pas longtemps…

-Madeleine ?

-Non ! dénia vivement Pascal, avant d’ajouter, coquin : Je te la laisse…

-Heu, chais pas… Le psy ?

-Presque.

-L’inspecteur ?

-Gagné. »

Nico n’en revenait pas.

« Je lui ai fait une scène un peu lourde, mais il a marché.

-Je me disais bien qu’il te plaisait… Et que c’était bizarre que tu veuilles absolument lui porter ma photo.

-Tu l’aimes bien ?

-Oui…

-Il te plairait, comme beau frère ?

-Oh, à priori oui… Il a l’air sympa… Tu veux l’épouser ?

-Pourquoi pas… Il est temps que j’essaye de me caser, un peu…

-J’suis content pour toi. »

Pascal tendit ses bras à son frère qui vint s’y blottir. Le prof décida qu’il lui dirait plus tard qu’un autre enfant avait disparu. Plus tard… Ce serait bien.

 

Chapitre 12 :

Madeleine regardait un documentaire sur les progrès de la balistique lorsque son téléphone sonna. Elle baissa le son de la télé et décrocha : Laszlo était parti trainer au Musée Saint Pierre.

« Allo ?

-Mad ? C’est moi.

-Salut, Lou… Bouge pas, je te prends tout de suite. »

Elle posa le combiné, mit une cassette libre dans le magnéto et déclencha l’enregistrement. Puis elle reprit le téléphone.

« C’est bon, dit-elle. Tu as du nouveau ?

-J’ai retrouvé Abel.

-Bien. Très bien…

-Il était pas tout seul.

-Explique-toi.

-Il a tiré un schtroumpf des pattes des tueurs. Un petit Ugo Vatodia.

-Je note… J’essayerai de creuser. … Vatodia Ugo… Tu dis “les” tueurs ?

-Ils en parlent toujours au pluriel.

-Très bon à savoir, ça. Tu sais qu’un autre gone a disparu ?

-Non…

-Martial Ponsin, neuf ans. Abel sait peut-être où il est… Il faut que tu t’en charges. L’autre, là, Ugo… Son nom ne me dit rien, les flics n’ont pas l’air de le connaitre, c’est bizarre… Je vais fouiner. Vous le ramenez aux flics ?

-Non. Abel refuse. Il dit qu’il est plus en sécurité avec nous, que les flics peuvent lâcher l’info aux journalistes et les tueurs péter un câble… Et puis je tiens à pas ce que les flics apprennent que j’existe pour le moment.

-D’accord… On verra plus tard. Essayez de retrouver Martial, ça urge.

-Essaye de creuser de ton côté.

-Je vais faire ce que je peux. Les flics sont débordés, ils voudront peut-être bien de mon assistance bénévole… Je vais aller les voir en leur disant que j’ai eu une idée : plusieurs tueurs…

-Deux, à priori.

-OK. À propos, tu appelles d’où ?

-De mon appart, à la Croix Rousse. C’est là que je bosse depuis hier. Je fais trois courses et je rentre.

-Ils sont chez toi ?

-Oui, oui.

-Bon. J’y vais tout de suite, Lou. Appelle-moi dès que tu as du nouveau.

-Toi aussi. À bientôt, ma chérie. Je t’embrasse.

-Bisou, à bientôt. »

Madeleine raccrocha pensivement. Elle se leva et alla prendre sa sacoche. Elle laissa un mot pour Laszlo, lui disant qu’elle ne savait pas quand elle rentrerait, et sortit. Elle prit le bus jusqu’au commissariat. Ce dernier était un petit peu moins vide. Certains policiers étaient revenus de vacances, mais d’autres y étaient partis.

Madeleine gagna le bureau d’Alban Dumont et frappa. Comme ça ne répondait pas, elle se mit à regarder les avis affichés sur un grand panneau en face du bureau. La veille, suite à la visite de Pascal, Dumont y avait accroché la photo de Nico. Les nouvelles affiches recouvraient les vieilles. Madeleine les soulevait donc pour voir les anciennes. Deux l’intéressèrent : elle en trouva une qui concernait le petit Ugo Vatodia. L’autre la surprit beaucoup : elle parlait d’un fou échappé d’un hôpital en Suisse Allemande. Fou qui ressemblait beaucoup, si on lui coupait les cheveux et qu’on lui mettait une barbe, à Abel, tel que Lou l’avait dessiné.

Madeleine était contente de ses trouvailles. Elle avait maintenant de vraies bonnes raisons crédibles de voir les policiers. Elle alla à nouveau frapper à la porte et essaya d’entrer. C’était fermé. Elle regagna l’accueil où on lui dit que Dumont et Djabel étaient partis voir le juge, mais qu’ils ne tarderaient pas à revenir. Madeleine retourna attendre devant le bureau. En effet, les deux hommes ne tardèrent pas.

« Mademoiselle Russell ? s’exclama Dumont.

-Bonjour, messieurs.

-Mademoiselle, dit Djabel. Vous désirez ?

-J’ai réfléchi et j’ai pensé à quelque chose, je voulais vous en parler.

-Et bien, entrez. » dit Dumont en ouvrant la porte.

Il s’installa à son bureau, Madeleine prit place en face de lui et Djabel s’assit comme à son habitude sur le rebord de la fenêtre.

« Vous avez du nouveau ? demanda Madeleine.

-Une autre disparition, soupira Dumont. Sinon, c’est le brouillard… Que vouliez-vous nous dire ?

-Je voulais savoir si vous aviez envisagé la possibilité que nous ayons affaire à plusieurs pédophiles faisant leurs coups ensemble ? »

Les deux hommes se regardèrent.

« Pourquoi y pensez-vous ? demanda Djabel.

-Comme ça… Si l’on admet que ce sont des gens qui ont une vie normale, peut-être une vie de famille, ce serait plus simple s’ils étaient au moins deux. Les enfants n’ont pas eu de problème de nutrition, ça veut dire qu’ils étaient bien nourris et régulièrement, au moins une fois par jour. Si plusieurs personnes se relaient pour les nourrir, ça peut passer inaperçu pour l’entourage des tueurs. Alors que si une seule personne doit aller faire ça tous les jours, tout seul, son entourage peut se poser des questions, c’est imprudent.

-Mademoiselle, vous devriez entrer dans la police, dit Dumont.

-Ça pourrait expliquer les différences de spermes, dit Djabel. Les autres mettent un préservatif… pour nous égarer…

-Oui, oui… murmura Dumont. Ce n’est pas bête…

-À propos, inspecteur…

-Oui, mademoiselle ?

-J’ai trouvé deux choses intéressantes sur le tableau, devant votre porte, en vous attendant…

-Ah ?

-Regardez… »

Elle lui tendit l’affiche d’Ugo. Il la regarda un moment, puis la tendit à Djabel. Ce dernier l’examina à son tour.

« Alban, dit-il. Vous pensez comme moi ?

-Oui. Rendez-moi la feuille, je les appelle et je les engueule. »

Djabel rigola et rendit le papier à Alban, en lui disant d’y aller mollo quand même.

Alban composa le numéro du foyer.

« Allo… Inspecteur Dumont, police criminelle. Je vous appelle à propos du petit Ugo Vatodia. Non, nous ne l’avons pas retrouvé, et si nous le retrouvons un jour, ce ne sera pas grâce à vous. Ce que je veux dire ?… C’est qu’un tueur pédophile a déjà tué trois petits garçons de dix ans depuis janvier. Et Ugo a disparu depuis presque trois semaines maintenant et vous n’avez rien fait d’autre en trois semaines qu’une affiche pour dire qu’il avait fugué ? Comment ça il avait déjà fugué ?! Ce gosse a disparu depuis trois semaines, il est peut-être mort violé et vous ne bougez pas plus que ça ? Non, mais vous êtes payé à quoi, à la Ddass ? À dormir ?! Bien sûr que je lance des recherches ! Immédiatement, oui. C’est ça. On vous préviendra de la date de l’enterrement. Au revoir. »

Il raccrocha. Djabel et Madeleine rigolaient.

« On va faire passer sa photo avec celle de Martial, dit Alban. Après tout, puisqu’on a pas de cadavre, on peut espérer.

-Ouais… soupira Djabel. Vous disiez avoir deux choses, mademoiselle ?

-Oui… »

Elle leur tendit l’autre affiche.

« Oh merde ! » s’exclama Alban.

Il tendit la feuille à Djabel qui la regarda, surpris.

« Abel Mézières, échappé d’un asile en Suisse Allemande ? »

Il pouffa.

« Il faudra qu’il nous l’explique, celle-là… rigola-t-il.

-Bon, heu… réfléchissait Alban. Vous parlez allemand, je crois, Seif ?

-Couramment, répondit Djabel. Laissez-moi deviner… Vous allez me demander d’appeler cet hôpital pour me renseigner, c’est ça ?

-Oui.

-Je vais voir ce que je peux faire… Je vais appeler le Consulat Suisse pour avoir ses coordonnées… Donnez-moi cette affiche, et votre téléphone…

-Heu… Vous ne voulez pas dire que vous connaissez le numéro du consulat par cœur, j’espère ?… »

Djabel sourit.

« Non, Alban. Je commence par les renseignements.

-Ah !… Vous m’avez fait peur… »

Djabel appela donc les renseignements puis le Consulat Suisse de Lyon.

Madeleine réfléchissait. Lou lui avait parlé de deux tueurs. Et il y avait trois spermes. Quelque chose clochait. Elle repensa à ce qu’avait dit Nico, la première fois qu’elle l’avait vu : la possibilité que le tueur ait accès à des réserves de spermes et s’en serve pour égarer les enquêteurs… A priori, c’était absurde. Mais trois spermes pour deux tueurs, c’était absurde aussi.

Djabel avait l’air de batailler sec avec son interlocuteur. Alban, lui rêvassait. Il pensait à la nuit précédente, qu’il avait passée en compagnie de Pascal Mézières. Il se disait qu’il était sûrement tombé amoureux. Ça ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Il se sentait bien.

Djabel raccrocha et soupira.

« J’ai les coordonnées de l’hôpital, dit-il. Je les appelle tout de suite. »

Il tapota un numéro et se mit cette fois à parler en allemand. Il discuta longuement puis raccrocha.

« Bien. Ils veulent bien nous envoyer son dossier médical… Uniquement parce que je suis psychiatre, et après mon serment solennel que nous les préviendrons dès que nous aurons retrouvé Abel.

-En espérant que ça nous aide… soupira Alban. Merci, en tout cas, mademoiselle. Ça nous apprendra à regarder les affiches qu’on a sous le nez.

-Je vous en prie, répondit Madeleine. Bon… reprit-elle en se levant. Je vous laisse. J’ai à faire… Si vous avez besoin, n’hésitez pas à m’appeler. Au revoir et bonne continuation. »

Ils la saluèrent aimablement et elle partit. Elle avait soudain très envie de revoir Nico. Elle se dit que ce n’était pas très normal. Mais ce grand gamin lui plaisait beaucoup. Madeleine avait un faible pour les naïfs : ils la faisaient fondre. Elle s’arrêta dans un café pour consulter un annuaire, nota soigneusement l’adresse puis réfléchit à l’itinéraire. Il lui suffisait de prendre le métro puis de faire deux cents mètres à pied. C’est ce qu’elle fit et c’est ainsi qu’elle se retrouva, cet après-midi-là, à sonner à la porte des frères Mézières.

Pascal était absent. Ce fut donc Nico qui ouvrit et quand il vit qui c’était, il fut très gêné. Il balbutia comme il put un vague bonjour. Plus décidée, Madeleine lui fit la bise. Il rougit.

« Comment allez-vous, Nico ?

-Et ben heu ça va heu oui ça va… Heu et… Et vous ?

-Ça va, je vous remercie. Dites-moi, vous êtes occupé, là maintenant ?

-Ah heu maintenant ben je lisais sinon non rien de spécial c’est les vacances…

-C’est que… J’ai envie d’aller au cinéma, mais je n’ai personne pour venir avec moi. Ça vous intéresse ? »

Nico resta bête.

« Je voulais aller voir La MomieTélérama disait que c’était rigolo… Ça vous changerait un peu les idées, non ? Il passe encore aux 8 Nefs… »

Nico lui jeta un œil gêné.

« Heu je sais pas…

-Alors dites oui.

-Pascal va s’inquiéter…

-Laissez-lui un mot.

-J’ai plus de tickets de bus…

-J’en ai pour deux.

-J’ai pas d’argent…

-Je vous invite.

-Vous voulez vraiment ? couina-t-il.

-Oui. » répondit-elle fermement.

Il lui jeta un œil timide et vaincu.

« Bon ben entrez… Je vais chercher mes papiers… »

Madeleine entra. Elle était dans le hall et se dit que c’était très bien tenu pour des célibataires. Nico laissa un mot sur la table du salon. Il était très nerveux. Madeleine était conquise et se jura que ce beau puceau ne le resterait plus longtemps.

 

Chapitre 13 :

Ugo regardait Abel faire les cent pas en marmonnant en allemand. Au flash de 16h30 sur TLM, ils avaient appris la disparition du petit Martial. Depuis, Abel marchait de long en large, très inquiet.

Lou revint, les bras chargés de sacs. Il comprit rapidement ce qui se passait, eut un petit sourire et alla poser ses commissions à la cuisine. Puis il revint au salon.

« Un autre a été enlevé… dit Ugo.

-Je sais, répondit Lou. Martial Ponsin, neuf ans. Il a disparu avant-hier au soir. Abel ? »

L’interpellé répondit par un grognement sourd.

« Abel, calme-toi.

-J’peux pas… J’peux pas !!! »

Abel se prit la tête dans les mains.

« ‘Peux pas… » gémit-il.

Lou s’approcha de lui, mais Abel fit un bond lorsqu’il lui posa la main sur l’épaule. Abel recula, fixant sur Lou ses yeux affolés. Lou hocha la tête.

« Abel… dit-il calmement.

-…

-Tu es en état de choc… Il faudrait que tu te calmes et que tu réfléchisses calmement. »

Abel se mit à trembler comme une feuille. Lou le regarda un moment.

« Abel, calme-toi. »

Abel lui jeta un regard désemparé. Lou décida de prendre le taureau par les cornes. Il attrapa Abel et le tira jusque la porte d’entrée, qu’il ouvrit. Il poussa Abel dehors.

« Va faire un tour, d’accord ? Cours un peu si tu veux… Reviens quand tu seras calmé. »

Abel opina et partit. Lou referma la porte. Ugo lui jeta un regard inquiet. Lou se tourna vers le petit garçon et lui sourit.

« T’en fais pas, Ugo. Il va vite revenir. Il a besoin d’être seul.

-Mais s’y tombe sur un poulet ?

-Il ne risque rien. Les flics ne le reconnaitront pas. Il fallait qu’il se calme, pour pouvoir réfléchir calmement.

-À quoi tu veux qu’y réfléchisse ?

-Je pense qu’il sait où est Martial. Abel est resté très longtemps prisonnier de ces hommes, à mon avis. Il savait où tu étais. Avec un peu de chance, il saura où est Martial.

-Et après on ira le chercher ?

-Ouais. Faut le tirer de là… Allez, viens m’aider. On va ranger les courses. »

Ugo suivit Lou à la cuisine et ils se mirent à vider les sacs sur la table. Lou rangea ce qu’il fallait dans les placards du haut, Ugo dans les placards du bas et le frigo. Lou sortit une cassette vidéo d’un des sacs et la tendit à Ugo.

« Tiens, c’est pour toi. »

Ugo le regarda, effaré.

« Ben prends-la… »

Ugo la prit d’une main hésitante et la regarda. C’était La Porte des étoiles.

« C’est pour moi ? couina-t-il d’une voix minuscule.

-Ben oui… Ça te fait pas plaisir ?

-Si, si ! » s’exclama le petit garçon.

Et il regarda à nouveau Lou. Le travelo lui sourit.

« Merci… » balbutia Ugo.

Il posa la cassette sur la table et s’approcha de Lou. Le travesti comprit très bien ce que voulait le petit garçon. Il laissa là ses commissions, prit Ugo dans ses bras et le serra tout doucement. Ugo se pelotonna contre lui. Ils restèrent un moment ainsi. Puis Lou prit la main d’Ugo et le ramena au salon. Il l’installa sur le canapé-lit et lui mit sa cassette. Puis il repartit vers la cuisine.

« Tu restes pas ? » l’implora Ugo.

Lou revint vers lui et embrassa sa joue.

« Je l’ai déjà vu. Je finis de ranger et j’arrive. »

En effet, Lou vint bientôt s’assoir près d’Ugo qui aussitôt se blottit contre lui. Ils regardèrent tranquillement le film. Ugo se sentait bien et Lou aussi. Après, ils restèrent un moment sans bouger. Puis Ugo prit la parole :

« Dis, Lou…

-Oui, schtroumpf ?

-J’suis pas un schtroumpf. Tu l’aimes, Abel ?

-Oui, bien sûr.

-Vraiment ?

-Vraiment. Ça faisait longtemps que j’étais pas tombé amoureux comme ça.

-Il faut que tu m’aides, alors.

-À quoi faire ?

-Ben, pour Abel… C’est qu’il m’a dit qu’il voulait en finir… Et faut pas.

-Sans blague ?! Il t’a dit ça ?

-Oui.

-Oh merde ! »

Ugo donna un petit coup de coude à Lou.

« C’est pas bien de pas être poli ! »

Lou rigola. Il l’avait déjà beaucoup répété à Ugo, ça. Il l’ébouriffa.

« Bon, dit-il. T’as raison, Ugo. ‘Faut pas qu’on laisse Abel en finir. Je pensais pas qu’il en était là…

-Comment on peut faire ?

-Il faut qu’on le rende un peu heureux pour lui donner envie de l’être encore plus. Alors, il va falloir qu’on soit aux petits soins pour lui.

-D’accord.

-Alors toi, tu lui montres comme tu tiens à ce qu’il soit ton papa… et pour le reste, j’ai ma petite idée.

-Tu vas lui faire des gros câlins ?

-Oui… Ça et de bons petits plats… De toute façon, les hommes, quand on les prend par la… Hm ! L’estomac, ça marche… Je lui plais… Il faut qu’il m’aime. C’est comme ça qu’il guérira, Ugo… Il faut qu’on l’aime très fort et qu’il comprenne qu’on a besoin de lui.

-D’accord. »

La soirée passa sans qu’Abel ne rentre. Ugo était très inquiète. Lou aussi, mais il le cachait. En effet, il pensait qu’Ugo serait d’autant plus alarmé, s’il le voyait lui inquiet. Lou coucha Ugo vers 22 heures et se coucha peu après. Le petit garçon vint rapidement près de lui dans la chambre, dans le grand lit. Ni l’un ni l’autre ne dormait lorsqu’ils entendirent la porte d’entrée, trois heures plus tard.

Lou se leva, aussitôt suivi par Ugo. Le petit garçon ne put retenir un cri lorsqu’il vit Abel : le jeune homme était littéralement couvert de sang. Abel, d’ailleurs, ne les voyait pas, il semblait atterrir de Mars.

Lou s’approcha en respirant profondément pour ne pas paniquer.

« Abel…?»

Abel lui jeta un œil hagard. Lou se mit à le secouer.

« Abel !!! »

Abel cligna des yeux, comme s’il se réveillait.

“… Lou…?»

« Lou se mordit les lèvres.

« Abel, tu m’entends ? Tu es blessé ?

-… Non… Je… »

Il réalisa soudain qu’il était couvert de sang.

« Lou, qu’est-ce que j’ai fait ? »

Il vit qu’il serrait son couteau ensanglanté dans sa main et le lâcha brusquement.

« Qu’est-ce que j’ai fait ?! »

Lou réfléchissait à toute vitesse. Il attrapa Abel et le tira jusqu’à la salle de bain. Là, il le déshabilla d’autorité et le mit sous la douche. Ugo arriva, tout blanc. Lou se dit qu’aux grands maux, les grands remèdes. Il ouvrit son armoire à pharmacie, prit un somnifère léger, remplit un verre d’eau. Il fit avaler le tout à Ugo puis alla le coucher doucement sur le canapé-lit. Le petit garçon s’endormit presque immédiatement.

Lou retourna à la salle de bain, et alla voir Abel. À part une grosse éraflure au bras gauche, ce dernier n’avait rien. Soulagé, Lou regarda le tas de vêtements rougis. Il les fourra dans la baignoire et les rinça longuement à l’eau chaude. Pas sèches, les taches de sang diminuèrent presque totalement. Puis, il essora le linge, vida un flacon de détachant dessus et les fourra dans la machiner à laver. Il finissait la programmation lorsqu’Abel sortit de sous la douche. Lou l’assit sur un tabouret et alla chercher de quoi soigner sa plaie.

« Lou, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Abel d’une voix sourde.

-Je ne sais pas, Abel. » répondit Lou.

Il mit du désinfectant sur un coton et tamponna la blessure. Abel grogna.

« Je ne me souviens pas… reprit-il. Je me promenais… Et je me retrouve là, devant toi qui me secoues… Couvert de sang… J’ai tué quelqu’un ?

-Je ne sais pas. C’est possible. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas la peine de gamberger maintenant. Repose-toi. On verra le reste demain… Ça te reviendra peut-être cette nuit.

-Je vais pas réussir à me reposer après ça… Je vais pas arrêter d’y penser…

-Si ce n’est que ça… »

Lou s’assit à califourchon sur les cuisses nues d’Abel.

« Je vais t’aider à penser à autre chose. »

Abel regarda Lou et sourit. Il posa ses mains sur ses hanches. Lou enleva sa chemise de nuit en soie noire. Ils s’embrassèrent goulûment.

 

Chapitre 14 :

Madeleine était très contente de sa nuit. Pour un débutant, Nico ne se débrouillait pas mal du tout. Bon, il avait un peu paniqué au début, mais Madeleine l’avait bien détendu et la suite avait été très bien.

Madeleine avait trainé le garçon au cinéma sans trop de problèmes. Le film leur avait bien plu : historiquement très discutable, mais assez amusant. En sortant de la salle, Madeleine avait déclaré qu’elle mourrait de faim. Nico l’avait regardée sans savoir quoi répondre.

« Je vous ai invité au cinéma, vous m’invitez à diner ?

-J’ai pas d’argent… avait-il répondu.

-Je pensais : chez vous. »

Il fallait bien reconnaitre qu’il avait un peu renâclé. Mais il avait fini par accepter, en la prévenant toutefois qu’il n’y avait pas grand-chose dans le frigo. Nico cuisinait très bien, mais était un peu énervé de s’être mis dans cette situation ; d’autant plus qu’en rentrant, ils avaient trouvé un mot de Pascal expliquant qu’il sortait « avec son ami » et qu’il « leur » souhaitait une très bonne soirée.

Pendant le repas, Madeleine avait veillé à faire un peu boire Nico, ce qui l’avait un peu détendu. Nico n’ayant jamais bu une goutte d’alcool, à l’exception d’une coupe de champagne au mariage d’une cousine, un verre de blanc avait suffi à le détendre. Alors, il avait un peu parlé. De ses parents, très durement : il ne leur pardonnerait jamais d’avoir enterré Abel si vite. De Pascal, avec tendresse. De ses deux petites sœurs, deux petites filles trop gâtées. Il les aimait bien, mais elles l’énervaient un peu. Elles étaient nées après la disparition d’Abel et ignoraient même qui il était. Elles savaient que Nico et Pascal étaient en froid avec leurs parents à cause d’un Abel, mais rien de plus. Nico avait eu un rire cynique.

« Mes parents ne connaissent pas d’Abel… Vous vous rendez compte, Madeleine ? Ils vont en cachette fleurir la tombe le jour de notre anniversaire… En cachette ! Ils ont honte.

-Lorsqu’ils le verront, ils seront bien obligés de reconnaitre leur erreur. »

Nico avait souri.

« Vous croyez qu’il va revenir ?

-Bien sûr. À mon avis, cette histoire va le faire sortir de son trou. Vous le reverrez bientôt. Très bientôt.

-Je me demande pourquoi il n’est pas revenu plus tôt…

-Il ne pouvait peut-être pas. »

Quant à ce qui devait clore la soirée, Nico était d’accord sur le principe, le vin aidant, mais son lit était trop petit. Ils avaient donc dû aller squatter celui de Pascal. Et tout s’était très bien passé.

Au matin, Madeleine contemplait Nico qui dormait avec un sourire heureux sur les lèvres. Puis, au bout d’un moment, elle se leva. Elle avait les crocs. Elle se rhabilla et sortit de la chambre sur la pointe des pieds. Elle redescendit au rez-de-chaussée et là, à sa grande surprise, elle découvrit Pascal et Alban qui se câlinaient tendrement sur le canapé-clip-clap installé en lit. Elle les salua. Ils sursautèrent.

« Mademoiselle ?! s’exclama Alban.

-Bonjour… Je crois que vu les circonstances, vous pouvez m’appeler Madeleine. »

Pascal rigolait.

« Tu me dois 50 balles, Alban, dit-il.

-Ah oui c’est vrai… » soupira le jeune inspecteur.

Il s’étira.

« C’est quoi cette histoire de 50 balles ? demanda Madeleine.

-Il ne voulait pas croire que c’était vous, avec Nico. On a entendu des drôles de bruits dans ma chambre en rentrant… Alors on est venu là… Merci pour tout, Madeleine ! Ça faisait un moment que j’attendais ça !

-Tout le plaisir a été pour moi. Sincèrement. Bon, moi je vais manger… »

Elle gagna la cuisine, se fit un thé et du café pour les autres. Alban et Pascal arrivèrent vite, attirés par l’odeur, et Nico ne tarda pas non plus. Ils déjeunèrent joyeusement, Nico se faisant doucement charrier par Pascal. En fouillant une de ses poches, Alban s’aperçut qu’il avait oublié de rebrancher son portable.

« C’est gênant, dit-il. On est samedi et je suis de garde… »

Il le rebrancha et aussitôt, l’appareil sonna. Il prit la communication.

« Allo ?… Bonjour, Seif… Oui, j’avais oublié de le rebrancher… Désolé… Pardon ? Quoa ?!… Oh merde !… Oui, j’arrive… Le temps de venir… Pardon?!… Oh non, mais c’est un cauchemar !… À moins que… »

Il regarda Madeleine.

« J’ai l’apprentie sous la main… Oui, voilà… Je lui demande. »

Nico, Pascal et Madeleine se demandaient bien ce qui se passait.

« Madeleine ? reprit Alban. Vous voulez bien venir ? On a un cadavre et une pénurie totale de médecins légistes… »

Les yeux de Madeleine brillèrent, puis elle fronça les sourcils.

« Gio ne peut pas venir ? demanda-t-elle.

-Il est à l’hosto…

-Gio ?! s’écria-t-elle. Pourquoi ?!

-Djabel ne m’en a pas dit plus… On a appelé Saint-Étienne, mais leur légiste ne sera pas là avant deux heures…

-Je peux venir, oui… Je ne sais pas si je pourrais beaucoup vous avancer, mais je peux venir…

-D’accord, merci. »

Il reprit son téléphone.

« On arrive. À tout de suite. »

Ils finirent leurs bols d’une traite, puis ils embrassèrent leurs amants respectifs et partirent. Ce n’était pas très loin. Alban se gara là où il put et ils allèrent sur les lieux. Seif Djabel les attendait, toujours tout de noir vêtu.

« Venez, leur dit-il. Je vous préviens, c’est du hachis. »

Le cadavre était dans une ruelle sombre. Un homme d’une soixantaine d’années. Du hachis, en effet. La tête et les membres étaient intacts. Le tronc était une bouillie rouge. Madeleine s’attacha les cheveux, mit les gants que lui tendait Djabel et s’accroupit.

« Je dirais… Vers minuit… Au moins cinquante…

-Cinquante quoi ? demanda Alban.

-Coups de couteau, répondit Madeleine. Ah ? »

Elle se redressa, tenant un petit cheveu.

« Trop long et trop noir pour être à lui… dit-elle. Il doit être au meurtrier. »

Djabel, qui avait des gants aussi, mit le cheveu dans un petit sac plastique.

« Vous êtes sure que c’est un couteau ? demanda-t-il.

-Oui, docteur, je pense. On verra… On sait qui c’est ?

-Et bien, on a trouvé son portefeuille, répondit Djabel. Un certain Michel Lombard, 57 ans. Si on en croit les photos, marié et père de trois enfants.

-On a prévenu sa femme ? demanda Alban.

-Non… Je voulais y aller avec vous.

-C’est une bonne idée.

-Ce qui est plus intéressant, c’est qu’on a trouvé une arme dans sa poche… continua Djabel. Une arme dont le calibre correspondrait à celui avec lequel on a tiré sur Gio hier soir…

-On lui a tiré dessus ?! s’écria Madeleine.

-Ah oui, c’est vrai… soupira Djabel. Vous n’êtes pas au courant… Vers 21 heures, hier soir, Gio s’est fait agresser… Il a pris trois balles, bras, épaule et une entre les côtes… Rien de mortel. Seulement,… Il venait de déclarer aux journalistes que l’affaire qui nous occupe, celle des petits disparus, avait un lien direct avec l’affaire Mézières d’il y a 15 ans. En d’autres termes, mon cher Alban, si l’arme est bien la même, ce cadavre a sans aucun doute un lien avec notre affaire. »

Madeleine et Alban échangèrent un regard.

« Mais pourquoi descendre Gio ? demanda Madeleine. Ça n’a aucun sens…

-Si… murmura Alban. La panique ? »

Djabel hocha la tête avec un petit sourire.

« C’est ce que je pensais, dit-il. Admettons que cet homme soit l’agresseur… Sauf si Gio lui avait fait du mal personnellement, ce qui me surprendrait, il a pété un plomb et descendu Gio, pourquoi ? Parce qu’il avait fait le lien entre les deux affaires…

-Ce hachis est peut-être un de nos tueurs, alors… » dit Madeleine.

Alban et Djabel sursautèrent, choqués. Madeleine regarda le cadavre que les policiers emmenaient.

« Dommage, reprit-elle, y dira plus rien le hachis. »

Elle vit que les deux enquêteurs étaient outrés. Elle eut un petit sourire.

« Ben quoi ? Vous avez jamais vu un légiste faire de l’humour ?

-C’est pas drôle… fit Alban, mal à l’aise.

-Humour de légiste… soupira Djabel. Bien… Pouvons-nous vous confier la garde du cadavre jusqu’à l’arrivée du médecin de Saint-Étienne, mademoiselle ?

-Bien sûr… J’vais garder la viande au frais. »

Cette réplique acheva Alban. Madeleine sourit. Djabel eut un vague sourire.

« Dur, de couper des gens en bouts pour savoir comment ils sont morts, pas vrai ? demanda-il.

-Très, avoua Madeleine. Alors on rigole comme on peut. Ah, une dernière chose : c’est vous le psy, mais à mon avis, le type qui a fait ça a complètement perdu la tête. Absence totale de sang-froid. Et pour perdre la raison à ce point, il en faut une bonne, de raison.

-Je crois que vous avez raison.

-Bon. J’accompagne le hachis… À plus tard. »

Madeleine monta dans l’ambulance, qui partit vite. Alban secoua la tête.

« Plutôt macabre, comme humour… dit-il.

-Elle est parfaite dans son rôle.

-Que voulez-vous dire ?

-Vous avez vu ? Pas le moindre frémissement en voyant le corps. Elle a agi sans la moindre émotion.

-C’est horrible.

-Non, c’est parfait. Elle fera un parfait médecin légiste. Aucune émotion. C’est ce qu’il faut. Sinon ils ne survivent pas. Gio a raison d’être fier d’elle. Elle est digne de lui. Venez, il faut qu’on aille voir la famille. »

Alban et Djabel retournèrent à la voiture d’Alban et prirent la direction de la maison de Michel Lombard. C’était une jolie petite maison. Ils se garèrent devant et allèrent sonner. Une petite femme ronde de la tête aux pieds vint leur ouvrir. Ils lui montrèrent leurs cartes.

« Oh ! Vous désirez ?

-Heu… Hm ! Nous avons une triste nouvelle à vous annoncer,… commença Alban.

-Nous venons de retrouver le cadavre de votre mari, madame. Il a été tué cette nuit, vers minuit. Toutes mes condoléances. »

La petite femme accusa le coup, mais tint bon. Elle les fit entrer et les conduisit au salon. Elle s’assit sur un fauteuil et les pria de se mettre sur le canapé. Ils obéirent.

« Mon Michel… Comment est-ce arrivé ?

-Nous avons peu d’éléments, répondit Alban. A priori, il a rencontré quelqu’un qui lui en voulait assez pour le poignarder une cinquantaine de fois.

-Quelqu’un qui lui en voulait ?! Mais c’est impossible, inspecteur ! Mon mari n’avait que des amis !

-Depuis combien de temps étiez-vous marié ?

-Presque 34 ans.

-Jamais de problèmes ?

-Non !

-Vous ne vous êtes pas inquiétés de ne pas le voir ce matin ?

-Non. Il découchait souvent, ces temps-ci.

-Vraiment ? intervint Djabel.

-Oui, il sortait… Hier soir, il s’est brutalement souvenu qu’il devait absolument rendre un livre à quelqu’un, pendant qu’on regardait les informations… Il est parti en nous disant de ne pas l’attendre… et puis voilà.

-Il a précisé de quel “quelqu’un” il s’agissait ? demanda Djabel.

-Non…

-Vous vous souvenez de quelle nouvelle la télé parlait à ce moment-là ? continua le psychiatre.

-Oh, non… Quelle drôle de question ! Pourquoi demandez-vous ça ?

-Comme ça. Votre mari était-il un peu… affolé, quand il est parti ?

-Oh,… Il avait vraiment l’air très ennuyé. »

Un jeune homme d’une vingtaine d’années arriva.

« Qu’est-ce qui se passe, ‘man ? » fit-il.

Madame Lombard se mit à pleurer. Alban et Djabel se présentèrent, le jeune homme aussi : c’était Franck, le benjamin de la famille. Il avait 23 ans. Alban exposa pudiquement l’objet de leur visite. Scié, le jeune homme tomba assis sur un autre fauteuil. Djabel tendit poliment un mouchoir en papier à madame Lombard qui se moucha bruyamment.

« Vous vous souvenez quelle information passait lorsque votre père s’est rappelé de cette histoire de livre ? demanda Alban à Franck Lombard.

-Ben heu… Ouais, j’crois… Ils parlaient des disparitions de gosses, là… Y avait un toubib qui disait que ça avait un lien avec une vieille histoire… »

Alban et Djabel échangèrent un regard.

« Ça se corse, dit Djabel avec un sourire.

-Ouais, ça devient compliqué, approuva Alban. Votre mari était en vacances, madame ?

-Non… Non, il travaillait. »

Elle se remit à pleurer.

« Où travaillait-il ? demanda Djabel.

-Dans une banque de sperme… répondit le garçon.

-Il nous faudrait l’adresse…?

-Ah ouais, heu… C’est Rue d’la Ré… Au 58, au fond d’une cour…

-58, Rue de la République… »

Djabel nota soigneusement. Il faudrait qu’ils aillent voir. Voilà une affaire qui commençait par une petite botte de foin et continuait dans une grange…

 

Chapitre 15 :

Lou massait soigneusement le dos d’Abel. Ce dernier était torse nu, allongé à plat ventre sur le canapé toujours lit, et Lou, installé à califourchon sur ses cuisses, lui détendait savamment le dos. À genoux près d’eux, Ugo les regardait faire.

« Dis, Lou…

-Oui, schtroumpf ?

-J’suis pas un schtroumpf. J’peux regarder la télé ?

-Oui, si tu veux… »

Ugo alluma le poste et zappa un peu avant de s’arrêter sur TLM. C’était le magazine des sorties de films sur Lyon. Après, il y avait un petit flash. Lou demanda à Ugo de le laisser. En entendant le nom de Michel Lombard, Abel sursauta, et se tourna si violemment pour voir le poste qu’il fit tomber Lou à côté de lui sur le lit. Lorsqu’Ugo vit le portrait du mort, il s’écria :

« C’est lui ! C’est lui ! Oh putain ! Bien fait bien fait bien fait ! »

Abel s’écroula sur le lit. Lou se redressa mollement.

« Est-ce que l’un de vous deux pourrait avoir la gentillesse de m’expliquer ce qui se passe ?

-C’est lui… murmura Abel. Je me souviens un peu… Je l’ai rencontré hier soir… Par hasard et… Bon sang !… J’ai dû le massacrer…

-Tu n’en es pas certain ?

-Non. Le trou noir. Je l’ai rencontré, c’est sûr… Mais c’est tout ce dont je suis sûr.

-C’est l’un d’eux ?

-Ouais ! fit Ugo.

-Aïe… Abel !

-Hmmmmmm ? »

Lou le secoua.

« Remue-toi les neurones ! Il faut qu’on aille chercher Martial ! Si l’autre panique, il va le tuer ! »

Abel se redressa brusquement.

« Putain t’as raison !…

-Garde ton sang froid, mon amour… Respire… Où est Martial ? »

Abel s’assit au bord du lit et prit sa tête dans ses mains. Il ferma les yeux. Il eut très vite très mal au crâne. Lou passa tendrement ses bras autour de ses épaules. Au bout d’un long, très long moment, Abel murmura :

« Lucenay…

-Lucenay ? répéta doucement Lou à son oreille.

-Oui…. C’est la maison, elle est juste à côté du panneau… Je le voyais à travers les volets, de la fenêtre… Ils étaient toujours fermés, mais il y avait une fente… Lucenay…

-Un petit village dans le Beaujolais ?

-Oui…

-D’accord, on y va.

-Et moi ? » couina Ugo.

Abel et Lou se regardèrent.

« Il est peut-être là-bas… dit Abel. S’il a appris que l’autre est mort…

-C’est trop dangereux, alors. Il faut mieux laisser Ugo ici. » conclut Lou.

Il se leva.

« Je me change. J’arrive. » dit-il.

Il disparut dans sa chambre. Abel posa timidement sa main sur l’épaule d’Ugo qui le regardait avec ses immenses yeux noirs.

« Il faut que tu nous attendes, Ugo. On va faire vite… Reste là, n’ouvre à personne, ne fais pas trop de bruit… Et ne t’inquiète pas. D’accord ?

-Et heu… Si vous revenez pas ? »

Lou revint. Il avait un jean, un T-shirt blanc et tenait un petit élastique entre ses lèvres. Il était en train de se tresser les cheveux. Il faisait ça avec une facilité déconcertante.

« Si on revient pas ? dit-il. Je vais te laisser un numéro… »

Lou griffonna un numéro de téléphone sur un papier.

« Tu appelles là et tu demandes Madeleine.

-C’est qui ? »

Ugo jeta un drôle d’œil à Lou.

« On peut lui faire confiance ? continua le petit garçon.

-Oui. C’est ma petite sœur. Elle saura quoi faire. Si on n’est pas rentré demain matin, appelle-la. Mais on sera rentré, t’en fais pas. »

Lou caressa les cheveux d’Ugo et embrassa doucement sa joue.

« On devrait en avoir pour deux petites heures… D’accord ?

-D’accord… »

Lou embrassa encore Ugo.

« Sois sage… »

Ugo trottina tristement vers Abel. Ce dernier le serra doucement dans ses bras. Puis les deux hommes partirent. Ils prirent la voiture de Lou, qui les attendait tranquillement tout près. Lou prit le volant et Abel s’installa à la place du mort. Ils bouclèrent leurs ceintures. Puis Lou démarra et veilla à respecter scrupuleusement le Code de la route. Ils ne pouvaient pas courir le risque de se faire arrêter par des policiers.

Quand ils furent sortis de Lyon, Lou demanda à Abel d’ouvrir la boite à gants. Abel obtempéra.

« Tu vois la petite mallette beige ?

-Oui…

-Prends-la et ouvre-la. »

Abel obéit et sursauta.

« Fais pas cette tête, j’ai un port d’arme. Visse le silencieux.

-Heu…

-Ne crains rien, le cran de sécurité est mis. »

Abel obéit comme il put. Lou le surveillait d’un œil.

« Très bien, mon chéri.

-Tu heu… Tu crois qu’on va avoir besoin de ça ?

-C’est fort possible. Ne serait-ce que pour ouvrir la porte… »

Ils arrivèrent bientôt. Abel reconnut la maison avec un frisson. Lou se gara juste devant. Puis il passa ses bras autour de cou d’Abel et l’embrassa.

« Juste au cas où… Je m’en voudrais de mourir sans un baiser d’adieu.

-Tu as raison. » approuva Abel.

Et il lui rendit son baiser. Puis ils sortirent de la voiture. Ils scrutèrent un moment la rue, elle était déserte. Abel s’approcha de la porte pendant que Lou, qui tenait son arme cachée dans son dos, continuait de faire le guet.

« Lou, c’est fermé… »

Lou s’approcha, toujours sur le qui-vive, et tira soigneusement dans la serrure. La porte s’ouvrit en grinçant abominablement. Ils entrèrent sans bruit, repoussèrent la porte et tendirent l’oreille. Il n’y avait aucun bruit dans la maison.

« Je passe devant, murmura Lou. Suis-moi. »

Lou progressait lentement, comme un félin en chasse. Il ne faisait aucun bruit, tenant son arme fermement, comme un expert, la braquant devant lui dès qu’il poussait la porte d’une pièce. Abel le suivait, impressionné. Ils firent ainsi tout le rez-de-chaussée. Il n’y avait personne et tout était silencieux.

« Il n’est pas là… dit tout bas Abel.

-On dirait bien, répondit Lou sur le même ton. L’escalier est là. On monte. »

Les deux hommes montèrent à l’étage. Abel était très nerveux. Lou le surveillait du coin de l’oeil. Ils progressèrent au premier étage avec les mêmes précautions, mais il n’y avait toujours personne. Restaient les combles. Dans le couloir de l’étage, on voyait nettement une trappe au plafond. Dans un placard, ils trouvèrent un escabeau. Abel le tint pendant que Lou montait. Lou tâta la trappe. Puis il poussa un coup fort et sec, elle s’ouvrit. Il monta, observa un moment. Il était accroupi, sur ses gardes, dans un vaste grenier. Les fenêtres du toit étaient bien barricadées, le sol propre. Au fond, il y avait un grand lit. Et sur ce lit, le petit corps nu, ligoté et bâillonné de Martial Ponsin. Mais personne d’autre. Lou se leva.

« Tu peux venir, Abel. » dit-il tout haut.

Martial l’avait vu et tremblait comme une feuille. Il tirait sur les cordes qui tenaient ses bras et ses jambes, mais en vain. Il gémissait. Abel monta lentement l’escabeau. Arrivé dans le grenier, il regarda lentement tout autour de lui. Il était au bord des larmes.

« Sept ans…. » murmura-t-il.

Lou posa doucement sa main sur son épaule.

« C’est fini, Abel… Viens, il faut qu’on s’occupe de lui… Il a besoin de nous… Et il faut qu’on fasse vite. Je n’aimerais pas être là lorsque l’autre va rappliquer. »

Abel hocha la tête. Il sortit son couteau suisse de sa poche et déplia la grande lame. Pendant ce temps, Lou retrouva les vêtements de Martial dans un coin. Abel détacha le petit garçon et lui enleva son bâillon. Martial n’avait pas été battu comme Ugo. Mais il était tout de même terrifié et se demandait bien qui étaient ces deux hommes et ce qu’ils allaient lui faire. Il s’était replié en boule. Lou lui apporta ses vêtements et s’accroupit près de lui. Il se mit à lui parler le plus doucement possible.

« Martial ?… N’aie pas peur, nous sommes des amis. Nous allons t’emmener en sécurité, d’accord ? À l’abri des deux hommes qui t’ont fait du mal. Il faut que tu t’habilles. Et il faut que tu nous fasses confiance. On ne va pas te faire de mal… Habille-toi vite. Il faut qu’on parte avant qu’ils ne reviennent. »

Martial le regarda un moment puis se redressa. Il était tout engourdi. Il s’habilla et voulut se lever, mais, comme Ugo, ses jambes refusèrent de le porter. Abel le prit dans ses bras, Lou passa devant pour les couvrir s’il le fallait. Il ne le fallut pas. Ils remontèrent dans la voiture et décampèrent. Martial avait visiblement très peur. Il était tétanisé sur le siège arrière et c’était à peine s’il osait respirer. Le trajet fut silencieux. Abel ressassait de vieux souvenirs. Parfois une larme roulait sur sa joue. Lou conduisait prudemment. Au bout d’un moment, il demanda à Abel de ranger le revolver. Abel obéit en silence.

Enfin, ils arrivèrent. Par chance, la rue de Lou était déserte. Il reprit sa petite mallette. Abel fit descendre Martial qui lui jeta un œil craintif. Lou s’approcha du petit garçon et le prit doucement par la main. Ils rentrèrent et Ugo leur sauta dessus. Sa présence sembla rassurer un peu Martial.

« Ça va ? Ça va ? demanda Ugo.

-Très bien, répondit Lou en défaisant sa tresse. Il n’y avait personne. »

Lou ébouriffa sa crinière noire.

« Ça va, Martial ? » demanda-t-il gentiment.

Martial le regarda sans oser répondre.

« Si tu veux quelque chose, il faut le demander. J’peux pas lire dans ta tête… D’accord ?… Tu as faim ? »

Le garçonnet opina timidement.

« Moi aussi, j’ai faim ! » s’écria Ugo.

Lou regarda l’heure. Déjà 19h30 ! Pas étonnant qu’il fasse faim. Lou hocha la tête, déclara qu’il se changeait et qu’il préparait le diner aussitôt. Il disparut dans sa chambre. Ugo s’approcha d’Abel qui restait bizarrement silencieux.

« Abel… »

Abel le regarda.

« Ça va pas ? » continua Ugo.

Abel haussa les épaules. Il prit une chaise et se posa dessus. Il semblait très las. Ugo le regarda un moment, puis passa ses bras autour de lui et s’y blottit. Abel eut un vague sourire et serra le petit schtroumpf dans ses bras. Martial restait là sans savoir quoi faire. Il sursauta en voyant arriver une jolie femme, à la place du monsieur qu’il avait vu partir. Lou portait un body manches 3/4 noir et une longue jupe de même couleur. Il avait attaché ses cheveux en chignon avec une grosse barrette. Martial n’en revenait pas. Ses parents ne lui avaient jamais parlé de travestis. Ils avaient une tendance certaine à la surprotection. Lou sourit au petit garçon.

« Et ben ? Fais pas cette tête… J’vais pas te manger. Viens, la cuisine est là… »

Lou prit Martial par la main et ils allèrent à la cuisine. Lou se mit à préparer un bon repas. Cela détendrait sûrement son nouvel hôte.

 

Chapitre 16 :

Madeleine n’aimait pas beaucoup les hôpitaux. Paradoxal, pour un médecin légiste. Certes. Mais Madeleine avait vu mourir ses parents dans la chambre blanche d’un hôpital immense et depuis elle n’aimait pas les hôpitaux. Elle se souvenait très bien. Elle avait 14 ans, Lou 18. La chambre était petite. Lou la tenait dans ses bras. Leurs parents étaient dans le coma depuis trois semaines, suite à un accident de voiture. Les médecins venaient de leur dire qu’ils étaient cliniquement morts. Il n’y avait plus rien à faire. Ils attendaient l’autorisation de Lou, qui était le seul majeur de la famille (famille qui ne comptait plus que lui et Madeleine), pour débrancher les corps. Lou avait longtemps hésité. Il espérait sans y croire à un miracle. Madeleine, elle, ne croyait plus en rien, sauf en ce grand frère déjà si peu homme, déjà si haineux de ce monde qui les avait abandonnés.

Lou avait fini par accepter. Un jeune homme avait besoin du cœur de leur mère. Avec la bénédiction de Madeleine, il avait fait incinérer les corps. Ils avaient mélangé les cendres et les avaient dispersées aux quatre vents. Après, on avait voulu placer Madeleine dans un foyer, Lou n’étant pas capable de bien veiller sur elle, selon la Ddass. Madeleine savait ce que son frère avait fait pour la garder près de lui. Il avait couché avec quatre fonctionnaires, dont le juge pour enfants et, comme après, ce dernier y mettait encore une certaine mauvaise volonté, Lou lui avait très aimablement signalé qu’il avait « oublié » de débrancher son caméscope et qu’il voulait lui donner un exemplaire de la vidéo de leurs ébats, mais que si sa femme tombait dessus… Après ça, le juge n’avait plus vu aucun inconvénient à ce que Madeleine vive avec Lou.

Ils avaient acheté une petite maison, celle où Lou vivait encore. Madeleine n’avait vécu que quelques années avec son frère. Dès qu’elle avait été majeure, Lou lui avait pris un appartement. Il savait que son métier lui faisait mener une vie très dangereuse et il ne voulait pas que Madeleine y soit mêlée. Ils étaient extrêmement proches. Et toujours là l’un pour l’autre.

Madeleine n’aimait pas les hôpitaux. Mais elle voulait avoir des nouvelles de Gio. À l’accueil, on lui avait très aimablement indiqué la chambre. Elle marchait dans les couloirs, perdue dans ses souvenirs. Il faudrait qu’elle rappelle Lou. Ils avaient peut-être pu faire quelque chose pour le petit Martial. Elle arriva à la chambre. Elle entra. Gio était couché là, sous perfusion. Il semblait endormi. Madeleine soupira. Elle s’assit au bord du lit puisqu’il n’y avait pas de chaise. Elle prit la main de Gio dans les siennes.

« Professeur, c’est Madeleine… »

Le blessé entrouvrit les yeux.

« Comment vous sentez-vous ?

-Mal. » dit Gio.

Sa voix était à peine un souffle.

« Et vous ? reprit-il dans un murmure.

-Ça me rend triste de vous voir ainsi…

-Vous avez tort. Moi, ça me rend triste de vous rendre triste. On a du nouveau sur notre affaire? »

Madeleine lui raconta la découverte du cadavre de Lombard et la possibilité que ce dernier soit son agresseur.

« Vous l’avez vu ? demanda-t-elle.

-Je pense que je pourrais le reconnaitre…

-Je vous avais bien dit qu’il ne fallait pas parler aux journalistes…

-J’aurais bien dû vous écouter… Mais c’est bête… Maintenant, je vais avoir la pétoche chaque fois que je descendrais mes poubelles. Il faudra que Djabel me psychanalyse…

-Il est psychanalyste ? Je croyais qu’il était psychiatre…

-Il est les deux…

-Ah, d’accord. »

À ce moment, Djabel entra avec un médecin.

« Mademoiselle Russell ! s’exclama Djabel. Quelle bonne surprise !

-‘Jour, docteur… Je venais prendre des nouvelles de Gio… heu, du professeur.

-Vous êtes ? demanda le médecin.

-Une élève, répondit Madeleine.

-Une amie, corrigea Gio dans un souffle.

-Il va bien, pour quelqu’un qui s’est pris trois balles avant-hier soir, dit le médecin. Il a eu de la chance. Si la balle avait perforé son poumon, ç’aurait été beaucoup plus grave.

-J’ai des petites côtes très serrées, murmura Gio.

-Vous pouvez les remercier, dit le médecin.

-J’ai quelque chose à vous montrer. » dit Djabel à Gio.

Il sortit un papier de sa poche, le déplia et le montra à Gio.

« C’est lui. Souffle ce dernier.

-C’est votre agresseur ?

-Oui, c’est lui. »

Madeleine jeta un œil sur la feuille. C’était le portrait de Michel Lombard.

« Vous avez le rapport balistique ? demanda-t-elle.

-On l’aura demain, répondit Djabel. À propos, Mademoiselle,… Je tenais à vous féliciter.

-Ah ? Pourquoi ?

-Et bien… Nous avons reçu les résultats de l’autopsie. Cinquante-deux coups de couteau à minuit dix.

-C’est vrai ? » s’exclama Madeleine.

Elle était fière et ravie.

« Pourquoi vous la félicitez ? demanda Gio.

-Elle avait dit au moins cinquante vers minuit. »

Gio sourit.

« Madeleine… dit-il.

-Oui ?

-Vous m’en voudriez si je vous pistonnais pour que vous deveniez mon assistante ?

-Non, mais attendez que j’ai mon diplôme.

-D’accord. »

Le médecin pria Djabel et Madeleine de laisser le blessé se reposer. Gio protesta : il se sentait très bien. Mais le médecin ne voulut rien savoir. Madeleine, Djabel et lui sortirent et marchèrent un peu dans le couloir. Madeleine demanda au médecin pour combien de temps Gio en avait.

« Pas longtemps, répondit-il.

-C’est si superficiel que ça ? intervint Djabel.

-Non. Mais il voulait partir ce matin. Dès qu’il s’est réveillé, il a demandé qu’on lui rende ses vêtements. À mon avis, il sortira de gré ou de force dès qu’il tiendra sur ses jambes. »

Djabel et Madeleine le remercièrent et partirent. Ils se dirigèrent vers un ascenseur et y montèrent pour gagner le rez-de-chaussée et la sortie.

« Mademoiselle, j’ai une requête tout à fait officieuse…

-Ah ? Décidément, on me sollicite beaucoup officieusement, en ce moment.

-Oui… Je dois me rendre à l’endroit où le mort travaillait, demain… Voudriez-vous m’accompagner ?

-Oh oui, avec plaisir… Pourquoi ?… Dumont ne peut pas ?

-Il va à l’enterrement…

-Ils l’enterrent déjà ?

-Oui. L’autopsie a eu lieu hier après-midi. La famille ne veut pas traîner.

-Bendidon en effet… C’est du service rapide. Pourquoi voulez-vous que je vous accompagne ?

-Ma foi,… Je préfèrerai ne pas y aller seul. Je pensais que ça pourrait vous intéresser… Vous avez déjà vu une banque de sperme ? »

Madeleine sursauta. L’ascenseur s’arrêta, ses portes s’ouvrirent, ils sortirent.

« Lombard travaillait dans une banque de sperme ?!

-C’est ce que nous a dit son fils… »

Djabel était intrigué.

« Ça vous étonne à ce point ?

-On verra… Quand voulez-vous y aller ?

-Demain, vers 15 heures. C’est 58, rue de la République… Dans une cour…

-J’y serais. À demain, docteur.

-Au revoir, mademoiselle. »

Madeleine rentra pensive chez elle. Elle alla dans sa cuisine, se fit un Monaco avec un panaché et de la grenadine et alla s’affaler très très mollement sur son canapé. Laszlo se préparait pour sortir. Il vint la voir.

« Aller bien, Mad ?

-Ouais,…

-Air fatigué…

-Je le suis.

-Lou… Téléphoner…

-Ah?… Quand ?…

-Pas longtemps… Urgent…

-Je vais le rappeler… Et toi, ça va ?

-Oui… Mère appelée… Bonnes nouvelles… Petit frère… Diplôme… Content.

-Ton frère a eu son diplôme ? C’est génial !

-Content… Je… partir… Voir amie…. Rentrer tard…

-D’accord. Bonne soirée.

-… Pareil. »

Il partit. Madeleine prit le téléphone et composa le numéro de son frère.

« Allo ?

-Lou ? C’est moi.

-Ah!… Ça va ?

-Oui… Tu as du nouveau ?

-Oui. On a récupéré Martial.

-Il va bien ?

-Légèrement traumatisé, on va dire…

-On s’en douterait.

-Et toi, tu as du neuf ?

-Oui, si on veut, répondit Madeleine.

-Explique-toi.

-Tu as entendu parler du meurtre d’un certain Lombard ?

-Un de nos deux tueurs.

-Tu confirmes ?

-Oui. J’ai mieux : à priori, c’est Abel qui l’a tué.

-Ah ?

-Oui… Disons qu’il est rentré un peu rouge de sang le même soir et qu’il se souvient l’avoir croisé, alors…

-Oui, je vois.

-Sinon, rien d’autre ?

-Je t’avais parlé des différences de spermes ?

-Oui…

-Et bien, figure-toi que Lombard travaillait dans une banque de sperme.

-C’est bien, on progresse. Bon… Je te laisse, ma chérie. On s’appelle demain ?

-OK. Bisous, Lou.

-Salut. »

Lou raccrocha. Abel venait d’entrer dans la cuisine. Son amant lui sourit et s’approcha de lui. Abel avait l’air exténué. Lou pencha la tête sur le côté.

« Ça va pas ?

-Chuis crevé… J’ai mal dormi, j’ai fait des cauchemars… »

Abel soupira, s’assit mollement sur une chaise.

« J’suis fatigué, Lou… J’ai hâte que tout ça soit fini… »

Lou plongea à pieds joints dans la brèche :

« Pour te tirer une balle ? » fit-il.

Abel sursauta, se releva et regarda Lou.

« T’as parlé avec Ugo, toi… murmura-t-il.

-Oui, et il est plus bavard que toi. Je savais que tu déprimais sévère, mais je ne pensais pas que tu en étais au suicide. Qu’est-ce qui se passe dans ta petite tête, Abel ? »

Abel ne répondit pas, car Ugo arriva, tenant Martial, toujours pas très rassuré, par la main.

« Lou, Lou ! criait Ugo.

-Qu’est-ce qu’il y a, schtroumpf ?

-J’suis pas un schtroumpf. T’aurais un jeu de cartes?

-J’ai plein de jeux de cartes… 32, 54, poker, rami, balthazar, tarot, et j’en passe…

-J’voulais apprendre à Martial à jouer au poker…

-Tu sais jouer au poker à ton âge, Ugo ?

-Ouais ! Même qu’au foyer, j’gagnais toujours !

-C’est du propre… Enfin, c’est une bonne idée. On va faire un poker à quatre, c’est très marrant… Je dois avoir un pot de pièces de centimes quelques part, pour miser… Venez. »

Ugo soupira.

« Quoi ? lui demanda Lou.

-Tu veux pas qu’on joue pour des sous ?

-Non.

-Pourquoi ?

-Parce que. Déjà, Abel et moi sommes les seuls à en avoir. Sinon, c’est que tu nous en as piqués et si c’est le cas, je te conseille de vite les remettre en place avant que je m’en aperçoive. Et puis, moi je joue pour jouer. Allez, venez. »

Abel ne savait pas jouer non plus. Alors, Martial et lui regardèrent Ugo se battre pendant un moment. Ugo était effectivement très fort pour ses dix ans. Mais Lou avait l’expérience de l’âge et un gros avantage sur son adversaire : il bluffait à la perfection. Ils jouaient depuis un moment lorsqu’un grand chat noir entra. Lou le vit et rigola.

« Samael ! Vieux trainard ! Plus d’une semaine qu’on t’a pas vu ! »

Le chat miaula.

« C’est pas une excuse ! Regarde-toi, tu as l’air un squelette ! T’es encore allé draguer, avoues ! »

Le grand chat sauta lestement sur la table, trotta jusqu’à Lou qui le caressa. L’animal se mit à ronronner. Puis il se coucha sur la table, près de Lou, et regarda les trois autres humains présents. On aperçut alors un petit sourire sur les lèvres de Martial.

 

Chapitre 17 :

Madeleine était à l’heure. Djabel aussi. Ils entrèrent dans la cour. Elle était propre, de faux style Renaissance. Ils allèrent frapper à la porte. Le concierge leur ouvrit. Djabel lui montra sa carte. Ils entrèrent. L’entreprise était en vacances. Il restait juste le concierge et trois employés qui faisaient les trois-huit pour surveiller, trois employés dont le mort faisait partie. Ils allèrent trouver la personne qui était là. C’était un homme d’une quarantaine d’années. Un bel homme, qui commençait à blanchir. Il avait des yeux turquoise absolument superbes. Djabel lui posa les questions d’usage : nom, âge, depuis quand il travaillait ici, s’il connaissait la victime.

L’homme répondit à tout très poliment. Il dit qu’il connaissait le mort de loin et surtout de réputation. Sa disparition les embêtait beaucoup, car la direction les avait priés, lui et son collègue, de faire les « deux douze » en attendant qu’ils trouvent un intérimaire compétent. Ils étaient rémunérés en conséquence, mais c’était tout de même embêtant.

« Que pouvez-vous nous dire de Michel Lombard ? poursuivit Djabel.

-Que tout le monde l’aimait bien, il était sympa. Mais la direction voulait le virer.

-Pourquoi ?

-Ben, des fois, y avait des spermes qui disparaissaient… Tout le monde pensait que c’était lui, mais on avait aucune preuve… »

Madeleine tiqua.

« Vous pensiez qu’il volait du sperme ? dit-elle. Vous étiez sûrs que c’était lui ?

-Ben, on avait fait notre petite enquête interne… Il était le seul qui était là à tous les vols. Mais y z’ont dit que c’était pas une preuve… Alors hein… »

Madeleine se dit que son Nico était un génie.

« Vous pourriez nous donner les dates des vols ?

-Oui… On les avait notées…

-Et le nom des personnes dont le sperme a été volé ?

-Oui… J’vais vous chercher ça… »

Il partit. Djabel regarda Madeleine sans comprendre. Quand ils furent seuls, il lui demanda :

« En quoi cela peut-il concerner notre enquête, mademoiselle ?

-Vous avez déjà oublié les différences de spermes ? »

Djabel sursauta puis réfléchit longuement.

« Bon sang… finit-il par murmurer. Mais ce serait diaboliquement génial…

-Exactement. »

L’employé revint. Djabel nota les renseignements, puis réfléchit à nouveau.

« Auriez-vous encore du sperme de ses personnes ? demanda-t-il.

-Sûrement, répondit l’homme.

-Vous pourriez nous en donner un peu ? Nous allons en avoir besoin, ce sera plus rapide que de retrouver les personnes en question.

-Je vais voir, attendez. »

L’homme revint un peu plus tard. Il leur avait mis les trois spermes dans un petit sac isotherme. Djabel et Madeleine le remercièrent chaleureusement. Il leur dit que c’était bien naturel, ils partirent. Ils allèrent au commissariat. Djabel fit envoyer en express les spermes au labo avec un mot explicatif. Une très grosse enveloppe venant de Suisse Allemande attendait le psychiatre. Il la prit et emmena Madeleine dans le bureau de Dumont. Ce dernier n’était pas rentré. Djabel ouvrit l’enveloppe, c’était le dossier médical du fou disparu, en d’autres termes d’Abel Mézières.

« J’ai une tache ingrate à vous confier, mademoiselle…

-Ah ?

-Oui… »

Il sortit un dossier papier d’une étagère.

« Voilà le dossier de l’affaire qui nous intéresse. Je voudrais que vous regardiez si les dates des meurtres correspondent à peu près aux dates des vols de spermes… Si c’est ce que nous pensons, elles devraient correspondre à quelques jours. Voir moins. Moi, j’ai ce dossier médical à lire…

-Je vois. Je m’y mets. »

Madeleine n’eut pas à chercher longtemps. Il y avait eu trois vols de sperme les trois veilles des trois meurtres. Elle était en train de le dire à Djabel lorsqu’Alban rentra. Il avait l’air très mort.

« Ciel ! Ma belle-sœur ! s’écria-t-il.

-Salut. lui dit Madeleine.

-Qu’est-ce que vous faites là ?

-Du bénévolat. On a trouvé quelque chose d’intéressant. »

Elle le lui expliqua, car Djabel était replongé dans son dossier médical. Il prenait des notes tout en lisant. Alban s’assit à son bureau.

« Bon, dit-il. J’appelle le juge. Il faut lui dire tout ça…

-Eh oui. »

Alban s’exécuta. Il parla longuement avec le juge. Madeleine se dit qu’elle allait aller voir Nico pour le féliciter. Et puis pour le reste aussi. Elle l’avait appelé la veille au soir, après son coup de fil à Lou et ils avaient parlé très très longtemps. Nico l’aimait comme le grand gosse qu’il était et Madeleine l’aimait précisément parce qu’il était un grand gosse. Nico devait la rappeler dans la soirée. Mais elle avait très envie d’anticiper.

Alban raccrocha et aussitôt son téléphone sonna. Il décrocha stoïquement.

« Allo, oui ?… C’est lui-même… Ah ! Bonjour, madame Ponsin… Je vous écoute… Quoi ?… Non ?… Alors ça !… Oui, dites-moi ce qu’il vous a dit, précisément… »

Alban se mit à noter des choses.

« Alors ça c’est incroyable… dit-il au bout d’un moment. Oui, sincèrement, je n’en reviens pas… D’accord. Oui, oui, on va voir ce qu’on peut faire avec France Télécom… Je vous tiens au courant. Au revoir. »

Il raccrocha, visiblement estomaqué.

« Alban, ça va ? s’enquit Madeleine, plus intriguée qu’inquiète.

-… Je suis scié… réussit-il à dire.

-Expliquez-vous… »

Il resta un instant bête puis secoua la tête.

« Madame Ponsin, la mère du petit Martial… Elle vient de recevoir un coup de fil de lui !

Quoi ?! »

Djabel releva la tête.

« Répétez-moi ça ? » demanda-t-il.

Alban répéta.

« Tiens, tiens… Et qu’est-ce qu’il a dit ?

-Qu’il allait bien… »

Alban reprit ses notes.

« Alors… reprit-il. Voilà : qu’il allait bien, donc, qu’il était en sécurité, avec Ugo, chez un monsieur qui était une dame, avec un autre monsieur bizarre, qui l’avaient repris aux deux messieurs méchants… Qu’il ne pouvait pas rentrer à la maison parce que sinon les méchants allaient le tuer, mais que ça allait bientôt finir… Et qu’après tout irait bien… Et que le monsieur-dame était très gentil…. C’est tout. Après il a dit à bientôt et ça a raccroché.

-C’est un peu confus. » s’enquit Djabel.

Madeleine rigolait.

« C’est pas vrai… murmura-t-elle.

-Mademoiselle ? s’enquit Djabel.

-Quelle histoire de fous !

-Enfin… soupira Alban. Si les deux gones sont en sécurité, c’est toujours ça de pris. Vous avez quelque chose dans votre dossier, Seif ?

-Oui… » répondit ce dernier en opinant.

Il expliqua à Alban et Madeleine qu’Abel Mézières avait été retrouvé, sept ans plus tôt, laissé pour mort sur une petite route très peu fréquentée de Suisse allemande, dans un état tel que sa survie était une véritable résurrection. Trouvé par un automobiliste perdu, et transporté d’urgence dans un hôpital, il était resté un mois dans le coma. Réveillé, il était resté dans un état de légume, et devant l’échec des campagnes pour retrouver son identité et sa famille, on avait fini par le placer dans le fameux hôpital psychiatrique.

Il y était resté pratiquement amorphe pendant plus d’un an. Puis, petit à petit, il s’était mis à s’intéresser à ce qui l’entourait, et, au bout de presque deux ans encore, il s’était mis à parler. En allemand. Et sans le moindre accent français. Il allait bien, mais restait totalement amnésique. Rien de plus pour le côté médical. Le médecin-psychiatre de l’hôpital avait ajouté une lettre pour Djabel. Il lui racontait le dernier épisode : le malade avait disparu une nuit (le lendemain de la disparition de la troisième victime), en emportant un peu d’argent, sans aucune raison apparente.

Alban, Madeleine et Djabel réfléchirent un moment.

« Et si… commença Madeleine.

-Oui ? la relança Alban.

-Il a eu un choc suffisant pour lui faire retrouver sa mémoire ou une partie… S’il a appris la disparition du petit Jason… Alors il est revenu pour régler la question… Et si Lombard est un de nos hommes, c’est fort possible que ce soit lui qui l’ait tué.

-Ça se tient, dit Djabel. Votre avis, Alban ?

-C’est vous le psy, Seif. Si vous dites que ça se tient, je vous crois. Cela dit, on devrait pouvoir le vérifier. On a trouvé un cheveu sur le cadavre, ‘faut faire une analyse génétique.

-Sans coupable…

-Laissez-moi finir, Seif. Nous n’avons pas besoin de coupable, car si c’est bien Abel Mézières, nous avons sa copie conforme.

-Nicolas, dit Madeleine.

-Exactement. Nicolas a le même patrimoine que son frère. Et comme il a un alibi, lui, si l’analyse correspond, nous saurons que c’est bien Abel, et donc qu’il est bien vivant et sur Lyon. »

Seif Djabel hocha la tête.

« Très bonne idée, Alban. »

La porte du bureau s’ouvrit si brutalement que nos trois compères manquèrent de faire trois belles crises cardiaques. L’arrivant était à bout de souffle, hagard, il avait l’air d’un schizophrène en pleine crise.

C’était Pascal.

Alban se leva d’un bond, et s’approcha. Pascal lui sauta au cou et éclata en sanglots.

Madeleine et Djabel se levèrent à leur tour et échangèrent, un regard inquiet. Alban serrait Pascal dans ses bras en lui parlant tout doucement pour le calmer. Enfin, Pascal fut en état de parler. Il tremblait comme une feuille.

« Calme-toi, Pascal…. lui susurra Alban. Là… Du calme, mon cœur… Dis-nous, qu’est-ce qu’il y a ?

-Nico…

-Quoi, Nico ?

-… Il a disparu… »

Un ange stupéfié passa.

« Tu es sûr ? »

Pascal renifla. Alban le fit s’assoir et s’accroupit devant lui, tenant ses mains dans les siennes.

« Explique-toi, mon ange… lui dit-il avec une grande douceur.

-… Il était parti… acheter un livre… La librairie est à 500 mètres et… ça faisait une heure…. Je suis allé voir…. Le vendeur m’a dit qu’il ne l’avait pas vu… Je suis rentré…. Il n’y avait personne, et rien… Pas un mot, pas de message sur le répondeur… Et ça fait trois heures maintenant… »

Il se remit à pleurer. Alban le releva pour le serrer dans ses bras.

Madeleine se dit qu’il n’y avait qu’une solution. Elle se retint d’exploser d’inquiétude, salua les trois hommes et partit. Elle courut jusqu’à la première cabine téléphonique. Il fallait agir. Et très, très vite.

 

Chapitre 18 :

Lou s’était amoureusement occupé d’Abel pendant un bon moment. Maintenant, Abel dormait comme un bienheureux. Lou se rhabilla et sortit de la chambre. Il sentit tout de suite qu’un malaise certain planait dans l’air. Assis à la table du salon, Ugo faisait une patiente, mais sa tête indiquait qu’il boudait.

« Où est Martial, Ugo ? »

Ugo désigna la cuisine du pouce.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Vous vous êtes disputés ?

-C’est un couillon.

-Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Lou.

-Il a regardé dans le trou de la serrure passe y se demandait ce que vous faisiez…

-Ah.

-Alors il a dit qu’Abel y te faisait du mal alors j’ai jeté un œil et je lui ai dit que vous faisiez un câlin et il a pas voulu me croire et il voulait partir… Alors je lui ai dit que s’il partait, il se ferait tuer par l’autre… Alors, il est parti à la cuisine. »

Lou soupira. Il embrassa Ugo et se rendit à la cuisine. D’abord, il ne vit personne.

« Martial ? Tu es là ? »

Martial s’était fait tout petit entre la cuisinière et le frigo. Lou le vit et s’accroupit devant lui.

« Ça va pas, Martial ? » lui demanda-t-il avec sa plus grande douceur.

Le petit garçon lui jeta un regard craintif. Lou lui tendit la main et lui sourit.

« Viens voir, y faut qu’on cause. »

Martial hésita un peu puis prit la main de Lou. Lou l’assit sur une chaise, et s’accroupit devant lui, gardant ses mains dans les siennes.

« Qu’est-ce qu’il y a, Martial ?

-…

-Ugo m’a dit que tu avais regardé par le trou de la serrure… C’est vrai ? »

Martial opina timidement.

« Tu as vu ce qu’on faisait et tu as cru qu’Abel me violait, c’est ça ? »

Martial opina encore plus timidement.

« Bon. Alors il faut que tu m’écoutes et que tu me croies… Tu ne peux pas comprendre alors il faut que tu me croies. Abel ne m’a pas violé.

-… Mais j’ai vu…

-Je sais ce que tu as vu, Martial. Mais je te jure qu’Abel ne m’a pas violé. C’est vrai qu’il m’a fait ce que ces hommes t’ont fait, mais pour moi… Merde !… Comment t’expliquer ça… Bon, heu… On va faire dans la métaphore…. Est-ce tu aimes les épinards ?

-… Non…

-Bon, alors voilà : imagine que quelqu’un qui adore les épinards te force à en manger plein… Tu serais malheureux… Tu comprends ?

-Oui…?

-Bien. Maintenant, imagine que moi, j’aime beaucoup les épinards… Si on voulait m’en faire manger beaucoup, y aurait pas besoin de me forcer, tu suis ? Je les mangerais et je serais content…

-Oui ?

-Eh ben, disons que dans une tout autre mesure, c’est la même chose. »

Martial, visiblement, ne comprenait pas. Lou reprit :

« Ces hommes, ils t’ont forcé à faire ça alors que tu ne voulais pas et que tu n’aimais pas ça, alors tu es malheureux. Moi, Abel, il m’a fait ça parce que je le voulais. J’en avais très envie. J’aime beaucoup ça. Alors, je suis content. Je sais ce que tu vas me dire, que c’est pas possible que j’aime ça… Eh ben si. J’y peux rien, j’adore ça. Mais seulement parce que c’est Abel qui le fait. Si c’était un autre qui m’attachait sur un lit pour me le faire sans que je veuille, je serais triste comme tu l’es. »

Martial le regardait avec de grands yeux. Lou sourit, et caressa les cheveux du petit garçon.

« Je sais que tu ne comprends pas. C’est normal. Tu ne peux pas. Tu comprendras… dans quelques années… Quand tu verras de jolies filles…. Pour le moment, il faut que tu me croies. Et il ne faut pas que tu aies peur d’Abel. Il aime faire ça, mais juste avec moi. Il… C’est vrai ce que tu as dit à ta mère, tout à l’heure, il est un peu bizarre. Mais il ne te fera jamais de mal. Et même s’il devient fou et qu’il veut, je ne le laisserais pas faire. Tu as faim ?

-Oui… »

Lou sortit un paquet de brioches d’un de ses placards. Le téléphone sonna. Lou posa le paquet près de Martial et alla décrocher.

« Allo ?

-Lou, c’est moi. »

Lou sentit immédiatement, au ton de sa sœur, qu’il y avait un gros, très gros problème.

« Qu’est-ce qu’il y a, ma chérie ?

-Nico a disparu…!

-Oh merde ! soupira Lou. Attends… »

Il s’assit sur une des chaises de la cuisine.

« Voilà. Quand est-ce que c’est arrivé ?

-Il y a environ trois heures. Lou, il faut qu’on fasse quelque chose !

-Oui, oui. Commence par te calmer. Respire. »

Abel arriva. Il était torse nu et encore un peu endormi.

« Attends une seconde, Mad… »

Lou fit signe à Abel qui s’approche.

« On a un autre disparu, mon cœur…

-Quoi ? Un autre gosse ?

-Non, pas un gosse. Mais c’est notre homme. Tu as une idée d’où il a pu l’emmener ? »

Abel s’assit et réfléchit. Encore une fois, il eut très vite mal au crâne.

« Pas dans la cabane… Pas à Lucenay… Reste… Reste… l’autre maison… C’est heu… Je sais plus, vers Grenoble… Je crois que je pourrais retrouver la route…

-On va regarder sur la carte. »

Lou reprit le combiné.

« Mad ? Ça devrait pouvoir s’arranger. Je vois ça et je te rappelle.

-Je serais chez Pascal. Je pense que le flic, Alban, va rester avec lui. Il vaut mieux qu’on les ait sous la main… Il est tant que ça s’arrête, tu ne crois pas ?

-T’as pas tort… Hé hé… Je crois que j’ai une idée… Écoute, je réfléchis et je te rappelle. À tout à l’heure. Gros bisous.

-Fais vite. Bisous. »

Lou raccrocha.

« Qui c’était ? demanda Abel, inquiet.

-Ma ‘tite sœur… Bon. Vers Grenoble, tu as dit ?… J’ai une carte du coin, là-bas. »

Lou se leva et sortit de la cuisine. Martial mâchait sa brioche. Il avait l’air très intrigué. Ugo arriva et prit une brioche. Il s’assit près d’Abel et se mit à manger. Lou revint avec une grande carte routière. Il la tendit à Abel qui la prit.

« Ne la déplie pas, lui dit Lou. Regarde là : il y a la liste des patelins qui sont dessus. Essaye de voir si tu retrouves le nom. »

Abel opina en silence et obéit. Lou vit qu’Ugo et Martial les regardaient avec de grands yeux.

« Qu’eche qui che pache ? demanda Ugo, la bouche pleine.

-Vide ta bouche avant de parler, Ugo.

-Mh !…

-Quelqu’un d’autre a disparu.

-Oh ?!

-Oui.

-Et c’est notre homme ?

-Ça en a tout l’air. »

Abel releva la tête.

« Comment tu en es sûr, au fait ? demanda-t-il. Si ce n’est pas un enfant…

-Non, ce n’est pas un enfant. Mais c’est quelqu’un par lequel le tueur veut t’avoir toi, mon amour.

-Sois plus clair, Lou…

-C’est ton petit frère qui a disparu, Abel. »

Abel devint en un quart de seconde d’une pâleur mortelle. Il manqua de s’évanouir, prit sa tête entre ses mains et respira profondément plusieurs fois.

Son petit frère… Abel avait de nouveau très mal à la tête. C’était vrai, il s’en souvenait maintenant… Il avait deux frères… Un grand,… Pascal… Et…

“…Nico… murmura-t-il.

-Eh oui, Nico, confirma Lou. Nico que notre homme a enlevé, car il sait que ça va te faire accourir… Car il pense qu’il sait où tu es et où sont les schtroumpfs. Il n’a plus rien à perdre. Il sait que s’il vous tue tous les quatre, il n’y aura plus aucun témoin.

-Mon dieu… Nico… Il va vouloir le faire parler… Il va lui faire du mal…

-Raison de plus pour le retrouver vite. Réfléchis, Abel. Où est ton petit frère ? »

Abel déplia la grande carte sur la table. Il se mordit les lèvres.

« Attends… Voilà… On est parti de là… »

Il avait le doigt sur Lucenay.

« Après, on a fait ça… On a contourné Lyon… On a rejoint l’autoroute de Grenoble… On a roulé longtemps… On est sorti là, juste avant Grenoble… Et on s’est retrouvé là…

-Voreppe, lut Lou. Parfait… Bien. Je propose qu’on mette un point final à cette histoire. Qu’en dites-vous ? Ugo ?

-Pour.

-Martial ?

-Oui, d’accord…

-Abel ? »

Abel était replongé dans ses souvenirs.

« Abel ! »

Il sursauta.

« Hein ? Quoi ? »

Lou répéta sa proposition. Abel hocha la tête.

« Je n’ai rien contre… Mais comment tu comptes t’y prendre ?

-Eh ben, on y va, on met l’autre hors d’état de nuire, on le tue ou on le blesse, on verra… On récupère ton frangin, on rentre, on va voir les poulets, on rend Martial à ses parents, on se démerde pour garder Ugo avec nous et on rentre dormir.

-Et nous, on fait quoi pendant que vous y allez ? demanda Ugo.

-Eh ben, vous nous attendez ici.

-Pourquoi ?

-Parce que c’est encore plus dangereux que l’autre jour. Cette fois, notre homme n’a absolument plus rien à perdre. Si on vous emmène et que ça foire, il va vous tuer. On fait comme la dernière fois : on vous laisse, et si on est pas rentré demain matin, vous appelez les flics.

-Tu veux faire ça ce soir ? sursauta Abel.

-Plus vite on le fera et plus vite l’autre enflure arrêtera de torturer Nico, mon chéri. »

Abel hocha la tête.

« Tu as raison.

-J’ai toujours raison, mon chéri.

-Tu disais que tu voulais garder Ugo ? Tu veux l’adopter ?

-Non, mon chéri. C’est toi qui vas l’adopter. »

Abel sursauta. Lou eut un sourire presque cynique.

« Laissez-nous, les enfants. Il faut qu’on parle entre grandes personnes. »

Ugo se leva, prit la main de Martial, et ils sortirent. Lou ferma la porte et se tourna vers Abel. Ce dernier s’écria :

« M’enfin, Lou ! C’est quoi ce délire ?!

-Calme, répondit doucement Lou.

-C’est pas vrai, merde !… Je suis incapable de m’occuper de ce gosse !… Et puis j’ai pas envie!…. C’est la paix que je veux ! Tu entends ? LA PAIX !

-Ah, jeta Lou, glacial. Parce qu’en plus tu vas avoir le culot de me sortir en face que tu ne vas pas beaucoup mieux depuis que tu nous as, Ugo et moi ? »

Abel ne sut pas quoi répondre.

« Si tu nous laisses tomber maintenant, Abel, c’est que tu es la plus belle ordure que la terre ait portée. Pire même que les hommes que tu combats.

Quoi ?!

-Oui, pire ! Parce qu’au moins, avec eux, Ugo savait à quoi s’en tenir ! Ils lui faisaient mal, point ! Alors que toi ! Tu aurais le… l’audace de lui donner l’illusion d’un bonheur qu’il attend depuis six ans et de tout briser, et ça uniquement parce que tu refuses d’admettre que tu peux être heureux malgré tout ?

-J’ai passé sept ans à me faire violer, Lou, merde !

-Et alors ?! Ça fait douze ans que je me prostitue, tu crois que c’est mieux ?! »

Il y eut un silence. Les deux hommes se toisaient.

« Tu sauras très bien t’occuper d’Ugo sans moi, reprit Abel.

-C’est pas vrai et tu le sais très bien. C’est toi qu’Ugo a choisi. C’est toi qui l’as sauvé. C’est toi qu’il veut pour père. Moi il me veut bien comme ton compagnon. Arrête de te mentir, Abel. Vois la vérité en face. Tu vas mieux et tu peux aller encore mieux. Tu peux en sortir. Ce sera pas facile, mais tu peux. Et si tu le veux, Ugo et moi on sera toujours là pour te soutenir. Et Nico et Pascal aussi… Nico et Pascal qui n’ont jamais cessé de penser à toi… Qui n’ont pas douté une seconde que tu étais vivant… Ils ont besoin de toi, maintenant… Et… »

La voix de Lou trembla.

“… Moi aussi, j’ai besoin de toi… »

Abel regarda Lou qui reprit, chevrotant :

« J’aurais jamais pensé que je puisse aimer encore autant, Abel… Surtout… Surtout après la mort de Franck… Je pensais que j’allais très bien tout seul… Que je n’avais besoin de personne… Que je pouvais tout faire et… »

Il inspira profondément.

« C’est vrai, dit-il, plus calme. Je peux beaucoup de choses. J’ai appris à respirer, à cuisiner… À apprécier le beau… Je sais reconnaitre le chaud du froid… Je peux me battre… Je peux faire abstraction de mon corps au point de ne rien sentir des hommes qui m’achètent… Je peux rire… Je peux pleurer… Je peux même tuer un homme de sang-froid… Et je l’ai fait bien plus souvent que tu ne peux le concevoir… Mais vivre sans toi, Abel, je peux pas. Je peux plus ! J’ai besoin de toi et j’m’en branle, du reste ! T’as eu une vie de merde ? Moi aussi ! Mais on peut en sortir, Abel… Je te jure qu’on peut ! J’ai besoin de toi… J’ai besoin de… de tes bras pour me serrer, de tes lèvres pour m’embrasser, pour me sourire… De tes yeux, parce que quand ils me voient, je sens que j’existe un peu… Que je suis pas qu’un cul à prendre ou une main à tenir un flingue… Je peux plus imaginer ma vie sans toi…. S’il te plait… Essaye !… Au pire, il sera pas trop tard pour te flinguer !… Essaye de vivre un peu… Et si tu le fais pas pour toi, fais-le pour moi… Fais-le pour Ugo… »

Lou pleurait doucement. Abel s’approcha et caressa sa joue. Puis il le prit dans ses bras et le serra doucement. Lou se blottit au chaud contre lui, et se calma. Ils s’embrassèrent. La vie avait soudain l’air d’avoir un vague sens.

 

Chapitre 19 :

Madeleine fumait. Elle était assise sur un fauteuil du salon des frères Mézières. Elle attendait que Lou appelle. Alban et Pascal étaient assis sur le canapé, Pascal mort d’inquiétude blotti dans les bras de son amant. Madeleine aussi était très inquiète. Elle avait compris, comme Lou, à quel jeu jouait le tueur. Il était logique. En effet, il paraissait évident qu’Abel, de retour, se soit réfugié chez ses frères. Il était tout aussi évident que c’était Abel qui avait récupéré Ugo et Martial, et qu’il les avait gardés puisqu’aucun journal n’avait dit qu’on les avait retrouvés. Donc, Nico devait très logiquement savoir où était tout ce petit monde. Le tueur ne pouvait pas savoir qu’Abel, partiellement amnésique, ne se souvenait pas qu’il avait deux frères.

À la fin de l’après-midi, Alban avait eu de nouvelles informations. La femme de Lombard était venue faire sa déposition. Elle leur avait parlé du meilleur ami de son mari, un vieux célibataire, Arthur Labruyère. Ils faisaient très souvent des parties d’échecs le soir, et c’était pour cela que Lombard découchait souvent. Lorsqu’ils finissaient trop tard, Lombard dormait chez Labruyère pour ne pas déranger sa famille. Alban avait un très sérieux doute. Il avait essayé de joindre ce Labruyère… Mais sa bonne lui avait dit que son patron était parti vers 14 heures 30 (soit une demi-heure avant la disparition de Nico), et n’était toujours pas rentré.

Pascal sortit des bras d’Alban et alla en reniflant dans sa cuisine. Il revint au bout d’un moment avec un grand saladier plein de chips, des biscuits apéritifs, une bouteille de rosée et trois verres. Il posa tout ça sur la table du salon.

« Allez ‘faut pas se laisser abattre… » dit-il de sa petite voix triste.

Madeleine se dit qu’il n’avait pas tort. Elle se mit à grignoter. Elle avait faim. Putain, mais il faisait quoi, Lou ? Du tricot ? Il lisait une histoire aux deux schtroumpfs pour les endormir avant de partir ou quoi ?

Enfin, le téléphone sonna. Pascal sursauta puis alla décrocher.

« Allo ? Oui… Ah !… Je vous la passe… »

Pascal porta le téléphone sans fil à Madeleine.

« Allo ? Oui… Non, je ne suis pas énervée. Je suis juste morte d’inquiétude. Oui, je te rappelle que mon mec est entre les pattes d’un tueur particulièrement pervers. Alors ? Oui… Oui… oui… Attends, il faut que je note… »

Pascal lui apporta un bloc-notes et un stylo.

« Alors ?… Autoroute Grenoble… Sortie Voreppe… Traverser village tout droit…. Portail un kilomètre après sortie village… Ui, ui… Quoi ? D’accord. »

Elle tendit l’appareil à Pascal qui hésita puis le prit.

« Allo ?… Que… Quoa ?… Oui… Mais… Non, mais… Ca va ?… Oui… D’accord. D’accord… Oui… Oui, Abel… À tout à l’heure… Faites très attention… »

Pascal retendit le combiné à Madeleine.

« Mad ?

-Oui ?

-On y va. On fait comme on a dit. Partez dans dix minutes. OK ?

-OK. À tout à l’heure. Bonne chance.

-Je t’embrasse, Madeleine. Salut. »

Lou raccrocha et regarda Abel.

« On y va ?

-On y va. »

Lou sourit. Il avait mis un jean et un débardeur particulièrement moulants. Il avait attaché ses cheveux en arrière avec une barrette, mais ne s’était pas démaquillé. Ugo et Martial les regardaient avec inquiétude. Lou alla chercher la petite mallette beige qui contenait son arme. Il l’avait rangée tout en haut de l’armoire de sa chambre, hors de portée des enfants. Puis il prit ses papiers, vérifia qu’il avait son port d’arme, et revint dans le salon.

Ugo était dans les bras d’Abel. Lou sourit et s’approcha de Martial.

« Ça ira, poussin ?

-Heu… Chais pas…

-Y a à manger dans les placards et dans le frigo. Et vous avez des cassettes là. Et ne vous inquiétez pas. Ça va bien se passer. »

Lou s’accroupit et tendit ses bras à Martial qui vint s’y blottir.

« Allez, poussin… Courage. Tu vas bientôt retrouver tes parents… »

Ugo sortit des bras d’Abel.

« Abel…

-Oui ?

-Tu fais attention, hein ? J’ai pas envie d’avoir un papa abimé, moi…

-Oui, ben pareil, dit Lou. Moi, j’ai pas envie d’avoir un mari abimé.

-On verra ce qu’on peut faire… »

Lou embrassa Martial puis Ugo. Puis il alla donner un petit coup de coude à Abel.

« Ben allez, fais la bise à ton gone, toi. »

Abel hésita un peu, puis alla embrasser Ugo. Lou se dit que ça ne faisait pas un bisou très naturel, mais c’était un bon début.

« Soyez sages, les schtroumpfs. » dit-il.

Et Ugo et Martial répondirent dans un ensemble parfait :

« On est pas des schtroumpfs ! »

Lou et Abel rigolèrent et partirent. Ils fermèrent la porte à clé et rejoignirent la petite voiture de Lou, qui les attendait, sagement garée un peu plus loin. Ils montèrent et Lou démarra.

« Alea jacta est… murmura-t-il.

-Ouais. » soupira Abel.

Ils gagnèrent l’autoroute de Grenoble. Il y avait peu de circulation. Le début du trajet fut silencieux. Puis Abel se racla la gorge.

« Lou ?

-Oui, mon cœur ?

-Qui c’était… Franck ? »

Lou eut un sourire triste.

« Franck…? C’était une belle histoire… Mais elle a mal fini. C’était mon amoureux. Il était à mes pieds… Et moi aux siens. On s’aimait comme des gosses. On était heureux. Mais des types voulaient ma peau… Et ils nous ont confondus. Ils ont descendu Franck. »

Abel sursauta.

« À ce moment, j’ai pété un câble. J’ai fait un carton.

-T’es pas clair…

-Je sais. »

Lou soupira avec un vague petit sourire. Il regarda Abel un instant.

« Je te raconterai un jour, peut-être… C’est une longue histoire… Et elle n’est pas belle à entendre. »

Il lui sourit.

« Tu m’aimes, Abel ?

-Dans la mesure où je peux, oui, je crois que je t’aime.

-C’est bien.

-Et toi ?

-Moi ? Je t’aime… Je t’aime comme je pensais que j’aimerais plus jamais après la mort de Franck… J’ai envie d’être heureux avec toi… Et avec Ugo. »

Abel eut un vague sourire.

« La Ddass voudra jamais qu’on le garde… »

Lou jeta à Abel un œil profondément amusé.

« Vraiment ? dit-il.

-Un travelo qui se vend et un aliéné… »

Lou eut un rire mauvais.

« On verra ça plus tard. » dit-il.

Il se lécha les lèvres.

« On approche. Surveille les panneaux. »

Ils quittèrent l’autoroute deux kilomètres plus loin. Lou conduisit calmement jusque Voreppe. Il traversa le village. La nuit était tombée. Les rues étaient presque désertes. Ils en sortirent. Abel avait une très bonne mémoire. Le portail était à exactement un kilomètre de Voreppe sur la droite de la route. De chaque côté s’élevait un haut mur. Ça avait l’air d’une propriété assez grande. Lou se gara. Abel alla ouvrir le portail, Lou entra sa voiture dans la cour.

« Laisse le portail ouvert. » dit-il en sortant de la voiture.

La maison était à cinquante mètres, derrière des arbres.

« Tu crois qu’il nous a entendus ? demanda Lou en sortant son arme.

-Pas dit… Il était un peu sourd… »

Lou et Abel s’embrassèrent doucement. Puis, en silence, ils gagnèrent la maison. Une lumière s’alluma à l’étage. Lou et Abel se collèrent à la façade. Une fenêtre s’ouvrit puis, au bout d’un moment, se referma. Lou s’approcha de la porte et essaya de l’ouvrir. Elle était fermée à clé. Il jura. Il avait laissé son silencieux dans la voiture. Retourner le chercher était beaucoup trop dangereux.

« Abel ! » murmura-t-il.

Abel vint près de lui.

« Est-ce que tu sais précisément où peut être Nico ? »

Abel opina.

« Bon, alors on y court. J’ai pas mon silencieux, il va nous entendre… Prêt ? »

Abel opina encore. Lou inspira, tira dans la serrure, poussa la porte d’un fort coup de pied et entra, braquant son arme devant lui.

« Ça va, viens. »

Abel entra à son tour.

« Vas-y, je te suis et je te couvre. »

Abel partit rapidement. Lou le suivait, prêt à faire feu. Ils sortirent du hall par une porte qui donnait sur un couloir. Abel s’arrêta une seconde puis repartit. Il ouvrit la porte et grimpa l’escalier qui se trouvait derrière. Lou le suivait, toujours sur ses gardes. À l’étage, quelqu’un bougeait. L’escalier, à un moment, tournait. Il montait encore, il conduisait au grenier. Ce dernier était encombré de cartons, de poussière, de vieux meubles. Abel le traversa. Au fond, il y avait une porte. Abel essaya de l’ouvrir, mais elle était aussi fermée à clé.  Lou s’approcha. Il tira et la porte s’ouvrit dans un long grincement.

Abel entra. La pièce était toute petite, et toute noire. Il y avait juste un lit, contre le mur de gauche, quand on entrait. Et sur ce lit, il y avait Nico. Il était sur le dos, torse et pieds nus, les mains liées à la barre de fer de la tête du lit. Ses chevilles, elles aussi, étaient attachées, mais pas ensemble comme les poignets, il avait les jambes écartées. Ses yeux étaient bandés. Il gémit. Visiblement, on l’avait roué de coups. Abel restait désœuvré.

« Laissez-moi… Je sais rien… couina Nico. Je sais rien… »

Lou s’écria :

« Bouge-toi, merde ! »

Nico cessa de trembler. Abel sortit son couteau, déplia la lame et se mit à couper les cordes. Elles étaient plus épaisses que celles d’Ugo et de Martial. Abel avait du mal. Lou surveillait l’entrée du grenier. Il respirait profondément. Le calme était le maître mot dans ce genre de situation. Enfin, Abel vint à bout des cordes. Il s’assit sur le bord du lit. Nico se redressa péniblement et enleva le bandeau qui couvrait ses yeux. Et resta aussi bête qu’Abel l’était. Ils se regardèrent. Nico se mordit les lèvres, au bord des larmes. Abel gratta sa joue barbue.

« Heu… Bonsoir…

-Abel… »

Nico se jeta au cou de son frère. Ils s’étreignirent. Lou jeta un œil dans la pièce.

« Voui… » fit-il.

Il se remit à surveiller le grenier.

« Dites, les jumeaux… On bouge ou on attend que l’autre rapplique avec un fusil à pompe ? »

Nico et Abel se levèrent.

« Il doit nous attendre en bas… C’est le seul chemin pour quitter le grenier?

-Oui…

-Alors à Dieu va… »

Lou fit signe aux deux frères puis commença à avancer. Ils le suivirent prudemment, en se tenant par la main. Lou arriva vers l’escalier et s’arrêta. Il attrapa un vieux drap qui trainait là et l’agita devant lui. En quelques secondes, il fut troué de plusieurs balles. Lou le jeta. Puis il inspira profondément et s’avança dans l’escalier en faisant feu devant lui, tirant sans s’arrêter. Il se retrouva à l’endroit où l’escalier tournait. Il entendit que son ennemi descendait en courant.

« Venez, les garçons. »

Abel et Nico le rejoignirent.

« Il te reste beaucoup de balles ? demanda le premier.

-J’ai les poches pleines de chargeurs, mon amour. »

Lou inspira et recommença son manège. Il arriva ainsi au rez-de-chaussée. Nico et Abel descendirent à leur tour, toujours main dans la main. Lou jeta un oeil dans le couloir. Il était apparemment désert.

« Bon. » murmura Lou.

Il regarda les jumeaux.

« Écoutez : il peut être n’importe où là, où nous attendre dans le hall. Alors voilà ce qu’on fait : vous sortez et vous courrez jusque la porte, au bout du couloir. Je vous couvre. S’il n’y a rien, je vous rejoins, on ouvre la porte et on remet ça. Vous courez jusqu’à la voiture. Compris ? »

Ils opinèrent.

« Allez-y. »

Abel et Nico sortirent dans le couloir et coururent jusqu’à la porte du hall. Lou soupira. Rien ne s’était passé. Il les rejoignit, souffla.

« Il doit nous attendre là… dit-il. Bon. J’ouvre la porte… Courez sans vous arrêter jusqu’à la voiture… »

Ils se regardèrent.

« Allez-y, je vous couvre. »

Lou ouvrit la porte. Abel serra la main de Nico et ils partirent. Ils traversèrent le hall sans problème. En passant la porte d’entrée toujours ouverte, Abel se dit que quelque chose clochait. Il comprit lorsque les premières balles sifflèrent à ses oreilles.

Il les attendait dehors !

Nico trébucha et s’effondra, à bout de souffle. Abel s’arrêta, et se pencha pour relever son petit frère. Mais il s’écroula à son tour, touché dans le dos.

Pendant ce temps, Lou avait accouru, et il se mit à échanger des balles avec le tueur. Abel parvint péniblement à s’allonger sur Nico pour le protéger. Lou se tenait derrière la porte. Il éjecta son chargeur vide et en mit un autre. Le tueur était derrière un arbre.

Une voiture et une ambulance passèrent le portail.

« Putain, c’est pas trop tôt ! » murmura Lou.

 

Chapitre 20 :

Voyant qu’il était coincé s’il allait vers le portail, le tueur partit pour contourner la maison, tirant vaguement vers Lou en espérant que ça l’empêcherait de le suivre. Lou dut encore changer de chargeur et se lança à sa poursuite.

Pendant ce temps, Alban, Pascal et Madeleine avaient accouru, Alban arme de service au poing. L’ambulance se gara devant la maison. Nico sortit de sous Abel qui avait perdu connaissance. Il le prit dans ses bras et tapota ses joues.

« Abel…!»

Alban se lança sur les traces de Lou et du tueur. Madeleine et Pascal se précipitèrent vers Nico et Abel au moment où ce dernier rouvrait des yeux vagues. Les ambulanciers arrivèrent.

Madeleine regarda la blessure d’Abel.

« Mmmh… Bon… Pas mortel, mais sérieux… Le rein n’est pas loin, là…

-Vous êtes médecin ? » demanda un ambulancier.

Elle opina.

« Je croyais que vous étiez étudiante ? s’étonna Pascal.

-Pour devenir médecin légiste, il faut d’abord être médecin, Pascal… »

Les ambulanciers couchèrent Abel sur une civière.

« Lou ?… Où est Lou ? » gémit-il.

Madeleine aida Nico à se lever. On entendit un échange de coups de feu derrière la maison. Puis un silence. Puis un autre échange. Madeleine auscultait stoïquement Nico.

« Qui c’est, ce Lou ? demanda-t-il.

-C’est mon grand frère. Comment te sens-tu ?… Il t’a bien amoché…

-Il voulait me faire dire où était Abel…

-Rien de cassé ? »

Elle lui tâta les côtes. Puis elle examina ses mains.

« Ça va ? Elles bougent ?

-Un peu engourdies mais c’est tout.

-Il t’a frappé à la tête ?

-Non… Une ou deux gifles, c’est tout.

-Bon. Ça va. Une bonne couche de pommade et ce sera bon.

-Si c’est toi qui me la mets, c’est sans problème. »

Pascal s’était approché d’Abel et avait pris sa main.

« Tu vas t’en tirer, c’est pas grave.

-Il y a…

-Oui ?

-Dans le salon… Un placard derrière… Les livres… C’est là… Ils cachaient tout… Des preuves de tout… S’il ne les a pas détruites… Il faut que vous les preniez…

-D’accord, on va y aller. Ne t’en fais pas. »

Pascal caressa les cheveux de son frère.

« Tout va bien se passer… On va s’occuper de tout, ne crains rien… Ne t’inquiète pas. »

Un des ambulanciers s’approcha de Madeleine.

« Docteur ?

-Oui ?

-On va l’emmener à Grenoble, aux urgences. Ils l’opèreront vite. Il sera sur Lyon demain, ils le ramèneront dans la journée.

-D’accord. »

Lou et Alban revinrent. Lou était exaspéré.

« Mais puisque je vous dis que je ne l’ai pas fait exprès ! lui disait Alban.

-Allez vous faire mettre ! » répondit violemment Lou.

Madeleine rigola.

« J’ai l’impression que ton mec a fait une bourde, Pascal…

-On dirait. »

Lou se calma un peu à la vue de Madeleine. Un peu.

« Où est Abel ?

-Dans l’ambulance. Ils l’emmènent à Grenoble. »

Lou alla voir. Lorsqu’il l’aperçut, Abel sourit.

« Où t’étais ? J’étais inquiet…

-Je poursuivais l’autre…

-Ah. Et ?

-Il est mort.

-C’est bien… »

L’un des ambulanciers vint prier Lou de descendre, ils devaient y aller. Lou embrassa doucement Abel et descendit. L’ambulance partit. Madeleine s’approcha de son frère.

« Ça va ? Tu n’es pas blessé ?

-Non, mais c’est pas grâce à ton poulet.

-Mais bon sang ! s’écria Alban. Ça fait quinze fois que je m’excuse !… Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?…

-Plus rien. Pitié, Mad ! La prochaine fois, prends un flic qui a un cerveau ! »

Madeleine pouffa.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle.

-Je poursuivais l’autre et j’ai réussi à le toucher à la jambe… Il est tombé, mais il n’avait pas lâché son flingue… Comme il était un peu sonné, je m’approche en le tenant en joue et voilà que ce crétin arrive et me crie : ” Police, rendez-vous !”, et me tire dessus, en plus ! Alors non seulement je manque de faire un arrêt cardiaque de surprise, mais en plus j’ai juste le temps de sauter derrière un buisson pour pas me faire descendre ! Non, mais comme si j’avais une tête de tueur pédophile ! Et en prime, il va aider l’autre à se relever !… »

Alban se frotta le menton.

« Il avait une sacrée droite… dit-il.

-Il l’a mis KO d’un coup. Et puis il a essayé de partir… Là, je l’ai eu… Après un échange… Il a failli m’avoir… J’en ai entendu une qu’est pas passé loin de ma tête… N’empêche ! Si vous êtes allergique aux travelos à ce point, ‘faut vous faire soigner !

-J’suis vraiment désolé… Cela dit, ça n’avait rien à voir avec votre rouge à lèvres, je ne l’avais pas vu… »

Pascal s’approcha d’Alban et caressa son menton.

« T’as un beau bleu… »

Alban serra Pascal dans ses bras. Puis il sortit son portable. Il appela le commissariat central de Grenoble.

Nico regardait Lou avec une curiosité amicale.

« Ça faisait longtemps qu’Abel était avec vous ?

-Tutoie-moi, Nico… Ça fait presque une semaine.

-C’est vous, le monsieur-dame dont parlait Martial ? demanda Alban.

-Et oui…

-Et vous, reprit l’inspecteur pour Madeleine, vous avez toujours été au courant de tout ?

-Bien sûr, répondit-elle. Lou n’a aucun secret pour moi.

-Vous savez que je pourrais vous coffrer, tous les deux ?

-Vous auriez tort,… fit Lou avec amusement. Un de mes clients est juge et…

-“Client” ?

-Vui.

-Vous êtes commercial ?

-Si on veut. Péripatéticien.

-Ah. Déclaré ?

-Bien sûr. Je paye mes impôts comme tout le monde. Mais mon percepteur, c’est un client aussi, alors y m’embête pas. Cela dit, je voudrais savoir si je peux rentrer?… Les deux schtroumpfs ne doivent pas être très rassurés…

-Heu… Il est… La vache ! Presque 10 heures !… Oui, bon. Je risque d’en avoir pour un moment à m’expliquer avec Grenoble. Allez-y si vous voulez. Je les attends. Mais soyez dans mon bureau à 8 heures demain, et vous, avec les deux gones et votre port d’armes.

-Il est dans ma voiture. Je peux aller le chercher, si vous voulez.

-Laissez tomber. On verra ça demain. »

Pascal, pour sa part, décida de rester avec Alban, comme « témoin oculaire ». Lou raccompagna Madeleine et Nico chez ce dernier. Durant le trajet, ils parlèrent d’Abel. Nico jubilait.

« Demain, première heure, j’appelle mes parents et je les engueule… Je sens que ça va me faire un bien fou… »

Lou laissa les tourtereaux et rentra chez lui. Il se gara, sortit de sa voiture, soupira. Il avait failli se trahir… L’habitude. Lorsqu’il avait tiré sur le tueur, il lui avait logé une balle dans le cœur. Et manqué de lui en coller deux dans la tête. Il s’était repris à la dernière seconde.

Lou entra chez lui. Il était presque minuit. Samael vint se frotter à ses jambes, il le prit dans ses bras. Puis il vit que Martial dormait dans les bras d’Ugo qui, lui, ne dormait pas. Lou reposa le grand chat au sol. En voyant Lou seul, Ugo avait pâli. Lou s’approcha de lui et lui chuchota qu’Abel avait été blessé, mais que ce n’était pas grave du tout. Que tout était fini, et que tout irait bien. Ugo eut un petit sourire.

« Allez dors. Il faut qu’on se lève tôt demain. »

Lou embrassa Ugo et alla dans sa chambre. Il se déshabilla et se coucha. Samael vint se coucher près de lui. Ca fit bizarre à Lou, personne près de lui dans son grand lit. Mais ça ne durerait pas.

 

Chapitre 21 :

Lou arriva au commissariat à huit heures moins cinq, avec un schtroumpf au bout de chaque bras. Il s’était fait le plus féminin qu’il pouvait, sans tomber dans la caricature ni dans la vulgarité. C’est-à-dire qu’il portait une robe bordeaux qui moulait ses formes, des chaussures noires à talons hauts, qu’il était très bien maquillé, mais pas trop, et qu’il avait lâché ses cheveux. Il gagna le bureau d’Alban et frappa. Puis il entra, surpris de ne pas avoir reconnu la voix du jeune inspecteur. Et pour cause : c’était Djabel qui l’avait prié d’entrer. Alban somnolait.

« Lou Russell ? demanda Djabel.

-En personne.

-Votre soeur vous ressemble beaucoup… Docteur Djabel. Il faudra que vous fassiez votre déposition… Ugo Vatodia et Martial Ponsin ?

-En personne… dit Ugo.

-Où elle est maman ? demanda Martial.

-Elle arrive. » lui répondit Djabel.

Alban bâilla et s’étira.

« La nuit a été dure ? lui demanda Lou avec un sourire.

-Pfff… C’est le commissaire de Grenoble… Il nous a pas laissé partir avant deux heures… Il a fallu qu’on lui explique tout cinq fois… Et il posait toujours les mêmes questions… Pourquoi on les avait pas alertés en venant… Pourquoi je vous avais laissés repartir… Et bla, et bla, et bla…. Pffou… Alors, il a appelé De Lattès, le juge d’instruction… À une heure et demie du matin ! De Lattès lui a passé un de ces savons… Ah, j’étais béat… Alors, ça l’a calmé… Et il nous a laissés partir. Le corps de Labruyère a été ramené vers trois heures. On a rappelé le médecin de Saint-Étienne… Nous, on est repassé chercher les affaires dont Abel avait parlé à Pascal et on est rentré…

-De quelles affaires vous parlez ?

-Plein de saloperies… Cassettes et albums-photos avec nos deux affreux et pleins de gosses… A priori, ils en ont tué beaucoup plus que six il y a quinze ans et trois cette année… Ils tenaient un journal avec tout… On l’a feuilleté, c’est atroce… Abel pourra sans doute nous en dire plus… »

Lou assit Ugo et Martial sur les deux chaises libres. Djabel s’approcha d’eux. Il leur fit une rapide petite séance de psychanalyse, pour juger de leur état. Pendant ce temps, Lou montrait son port d’arme à Alban.

« Ça va, c’est en règle, dit ce dernier en regardant le papier. Vous tirez très bien, dis donc, continua-t-il en le lui rendant.

-J’ai pris des cours, répondit Lou en rangeant le document.

-Vraiment ?

-Oui… Quand on fait mon métier, il faut pouvoir se défendre… Madeleine a vécu avec moi un moment, c’est là que je me suis armé… Je ne voulais pas qu’il lui arrive quelque chose.

-Évidemment. »

Alban bâilla.

« Trop petit, ce bureau… » soupira-t-il.

Pascal arriva, fatigué, mais bien réveillé, avec Nico et Madeleine.

« Ben, Abel, tu t’es rasé ? demanda Martial à Nico qui sourit.

-Ce n’est pas Abel, Martial, lui dit doucement Lou. C’est son frère, c’est Nico. Et la demoiselle, c’est ma pitite soeur, Madeleine. Et l’autre, c’est… Pascal, c’est ça ? »

Pascal opina.

« C’est le grand frère d’Abel et Nico.

-Ah d’accord… Où elle est maman ?

-On t’a dit qu’elle arrivait, Martial, grogna Ugo.

-T’es fâché, Ugo ?

-Non… »

Ugo soupira tristement.

« J’aimerais bien avoir ma maman pour venir me chercher, c’est tout… »

Lou alla prendre le petit garçon dans ses bras.

« On a appelé le foyer, dit Alban.

-‘Veux pas y aller, cracha Ugo.

-Chuuuuuut… Du calme, ‘tit schtroumpf….

-J’le connais, le juge!… Y va jamais vouloir que tu me gardes !… Y va dire que c’est ma faute si j’ai été enlevé que j’avais qu’à pas quitter le foyer… C’était l’anniversaire de maman… Moi j’voulais juste aller voir maman… J’serais rentré, après… Y veulent jamais que j’aille voir maman… J’veux pas rentrer au foyer… Y me laisseront plus jamais sortir… »

Lou serra Ugo plus fort dans ses bras.

« On trouvera une solution, t’en fais pas… On trouvera quelque chose… »

Enfin, les parents de Martial arrivèrent. Martial se précipita dans les bras de sa mère. Tous nos héros s’entre-regardèrent, émus. Pour faire celui qui restait de glace, Alban fit semblant de vérifier quelque chose sur son arme puis la posa sur son bureau.

« On a une bonne nouvelle, dit Pascal. Ils ont pu opérer Abel tout de suite, à Grenoble. Ils l’ont ramené dans la foulée, il était à Édouard-Herriot à sept heures.

-La deuxième bonne nouvelle ! » cria une voix du couloir.

Madeleine, Alban et Djabel restèrent sciés. Gio entra dans le bureau. Si l’on exceptait son bras en écharpe, il avait l’air en pleine forme. Devant les têtes des trois cités plus haut, il demanda avec son petit ton tout gentil :

« Ben quoi ?

-Vous êtes pas à l’hosto, vous ? réussit à dire Alban.

-Ben non… Chuis sorti hier soir…

-Et ça va ? demanda Madeleine.

-Très bien… Enfin, ça fait un peu mal, mais c’est normal…

-Vous êtes complètement cinglé ! s’écria Djabel.

-Quoi ? Ils n’allaient pas me garder trois mois pour une petite balle coincée entre deux côtes !

-Et une dans l’épaule et une dans le bras, ajouta Djabel.

-Des égratignures… Je vous apportais les résultats de l’autopsie de votre Labruyère, là…

-Elle est déjà faite ?!

-Oh, vous savez, ça m’a pris des heures… Forcément, j’avais qu’une main… C’est pour ça, il y a un peu de sang sur la feuille… »

Madeleine éclata de rire.

« Mais… balbutia Alban. Le corps est arrivé à trois heures…

-Mais c’est qu’il me croit, en plus… fit Gio avec son sourire de sale gosse. C’est les résultats des analyses de spermes que je vous amène. Pour l’autopsie, je venais chercher Madeleine… Son colocataire a réussi à me faire comprendre qu’elle était ici.

-Ah ! s’exclama Lou. C’est vous, le fameux Gio ?

-Lui-même, répondit Gio en lui faisant une petite courbette. Et vous, vous devez être le frère de Madeleine, Lou ?

-Je suis enchanté. Madeleine me parle beaucoup de vous.

-Je pourrais vous dire la même chose. »

Ils se serrèrent la main. Puis Djabel prit les feuilles que lui tendait Gio.

« Ça dit quoi, les analyses ? demanda Alban.

-Ça correspond, répondit Djabel avec un sourire.

-N’empêche, soupira Gio, le labo et moi vous présentons nos plus plates excuses.

-Pourquoi donc ? demanda Djabel en relevant la tête.

-Du sperme et pas un poil pubien. On aurait dû comprendre qu’il y avait un coup fourré. Ça peut arriver une fois, mais pas trois de suite. Et puis le labo aurait pu déceler qu’il s’agissait de sperme décongelé.

-Vous n’avez rien à vous reprocher, professeur, dit Madeleine.

-Madeleine…

-Oui ?

-Vous voudriez me faire plaisir ?

-Heu… Oui ?

-Appelez-moi Bastien. Et venez. Notre cadavre nous attend.

-Un médecin de Saint-Étienne devait venir, dit Alban.

-Je l’ai viré, répondit Gio. Je le connais, c’est un con. Il confond le foie et la rate. C’est pas sérieux, à 54 ans… Il est myope comme une taupe. Toute la profession prie pour qu’il soit mis en retraite anticipée. »

Gio prit fort galamment la main de Madeleine et ils partirent. Le père de Martial entra dans le bureau et vint vers Lou.

« Heu…?

-Monsieur Ponsin ?

-Je heu… voulais vous remercier… pour tout…

-Je vous en prie. D’ailleurs, c’est plutôt Abel qu’il faut remercier. Il faudra que vous alliez le voir à l’hôpital avec Martial, ça lui fera plaisir.

-Sincèrement, j’aimais pas les heu… gens comme vous, mais ça m’a fait changer d’avis.

-C’est gentil. »

Monsieur Ponsin tendit timidement sa main à Lou qui la serra avec un sourire. Puis le père de Martial se tourna vers Alban.

« Nous pouvons y aller, inspecteur ?

-Si vous voulez… Il faudra que Martial vienne faire sa déposition… Le plus tôt sera le mieux. Le juge demandera probablement à le voir… On vous tiendra au courant. Votre avis, Seif ?

-Oh, oui, il peut partir. A priori, il n’a pas trop souffert… Bien assez, mais pas trop. Il lui faudra une bonne psychanalyse, ou une psychothérapie, on verra. Il faudra que je le revoie avec un collègue…

-Il y en aurait pour longtemps ?

-Oui et non. Aujourd’hui, peut-être pas, mais ça peut ressortir à la puberté. C’est fréquent. Mais il s’en sortira.

-Merci, docteur.

-Je vous en prie, c’est mon métier. »

Les Ponsin partirent, après que Martial ait dit au revoir à Lou et Ugo. Puis Ugo demanda à Djabel :

« Et moi ? J’vais m’en sortir ?

-Ça risque d’être plus long, mais oui, tu t’en sortiras.

-Pourquoi “plus long” ?

-Disons que j’ai jeté un œil à ton dossier et qu’à mon humble avis tu as beaucoup plus que cette histoire à évacuer. Cela dit, tu avais raison, tout à l’heure. Ça a l’air d’être un drôle de type, ton juge.

-C’est un con. »

Lou bondit :

« Ugo !

-Non, mais c’est vrai, Lou… Une fois y m’a mis chez des gens qui me tapaient tout le temps… Et il y croyait pas ! Quand je lui montrais mes bleus, y disait que je me les faisais tout seul !… Il a mis six mois à m’enlever de chez eux !… Et encore ! Parce que c’était eux qui voulaient plus de moi !

-Quoi, c’est vrai ? s’écria Pascal.

-Tout à fait, confirma Djabel.

-Et il y a aucun recours ? demanda Nico.

-En France, le juge pour enfants a tout pouvoir, répondit Djabel. Il faudrait l’attaquer en justice, mais c’est long, ça coûte cher et ça n’aboutit à rien. Quand le juge est quelqu’un de bien, ça va. Parfois, il faut pouvoir retirer un enfant à la garde de ses parents dans la journée et dans ce cas, il faut qu’une seule personne décide. Sinon, c’est le bordel, on ne finit pas de discuter et pendant ce temps, le gosse a encore cent fois le temps d’être maltraité. Mais quand c’est un juge avec des préjugés moraux et sociaux énormes et qu’au nom de la Morale avec un grand M il croit tout savoir et devoir faire le bien des enfants à sa sauce, c’est une horreur.

-Et c’est le cas du juge d’Ugo ? demanda Pascal.

-Il semblerait. Sinon, il n’aurait probablement pas confié Ugo à un couple d’intégristes catholiques qui élevaient leurs neuf enfants à coups de bâtons… »

Djabel eut un sourire mauvais.

« Je me suis renseigné, par curiosité… Depuis, le père est en prison, la mère aussi… Et les enfants sont dans un village pour fratrie orpheline… Un jour, leur petit dernier s’est retrouvé avec un traumatisme crânien et le père a dit qu’il ne s’était pas bien lavé les mains… »

Ugo eut presque un sourire.

« Bien fait. » dit-il.

Il y eut un silence. Alban demanda à Nico et Pascal s’ils avaient pu joindre leurs parents. Ugo fit s’assoir Lou et s’assit sur ses genoux. Lou sourit et le serra doucement contre lui. Nico expliqua qu’il les avait appelés vers sept heures et demie et que ça s’était très mal passé. Mais, au bout de vingt minutes, il avait réussi à les convaincre de venir vérifier par eux-mêmes.

« Ils viendront dans l’après-midi.

-Je ne suis pas sûr que les médecins les laisseront le voir, dit Djabel. À travers la vitre, peut-être.

-Pourquoi ? demanda Nico.

-Dans l’état physique et moral où doit être Abel, un choc émotionnel ne serait pas le bienvenu. Je comptais aller le voir avant midi. J’ai prévenu le médecin qui s’occupait de lui en Suisse Allemande… Il prenait le premier train pour Lyon. Il sera là vers onze heures. Je passe le prendre à la gare et on y va. Vous, par contre, vous pourrez aller le voir. Pour vous, le choc est passé. Il va avoir besoin que vous l’entouriez. »

Ugo regarda Djabel.

« Et moi ? Je pourrais aller le voir ?

-Toi, oui. Il faudra. Enfin,… Si le juge est d’accord…

-Y sera pas, dit Ugo. Y va me dire de rentrer au foyer et d’oublier Abel… Et Lou aussi… Y va me dire que c’est pas des gens biens… ‘Toute façon, y m’aime pas… Y dit que j’suis qu’un fils de pute et que j’devrais pas exister…

-On trouvera quelque chose, Ugo… lui murmura Lou.

-Si j’peux pas rester avec toi, j’aime mieux crever tout de suite… soupira tristement Ugo.

-Dis pas de bêtises… »

Djabel pensa, mais sans le dire qu’Ugo était parfaitement capable de ce genre de “bêtises”. Précisément,… Le juge arriva. C’était un homme trapu, grisonnant, sec, la cinquantaine antipathique. Ugo, en le voyant, se blottit contre Lou. Ce dernier jeta un œil au juge. Puis, visiblement sceptique, il le regarda plus longuement, et eut un petit sourire mauvais.

« Je suis le juge Corlet, dit-il avec une voix qui charriait des glaçons.

-Inspecteur Dumont, se présenta Alban. Docteur Djabel, messieurs Pascal et Nicolas Mézières, et heu… Lou Russell. »

Corlet jeta un œil au combien méprisant à ce dernier.

« Je vois, fit-il. Je suis venu vous dire que je souhaitais qu’Ugo regagne son foyer au plus vite.

-J’en étais sûr ! gémit Ugo.

-Parce que vous ne voulez pas, évidemment, lui cracha Corlet.

-Non. J’me suis trouvé un papa…

Ça ?! »

Corlet eut tort de ne pas remarquer le petit sourire en coin de Lou. C’est vrai qu’il était presque indiscernable. Lou pensa que ce fumier ne perdait rien pour attendre.

« Non ! répondit Ugo. Abel…

-Ah!… s’écria Corlet. Un dépravé malade mental ! Félicitations, Ugo ! Notez que ça ne me change guère de vos divagations habituelles ! »

Lou sentait Ugo sur le point d’éclater en sanglots.

« Inspecteur, reprit Corlet, je compte sur vous pour qu’Ugo soit à son foyer avant midi.

-On va voir ce qu’on peut faire… répondit mollement Alban. Mais avant midi, ça ne me semble pas possible.

-Et pourquoi, je vous prie !

-Parce qu’il va sûrement mettre plus de trois heures à nous faire sa déposition.

-Et sur quoi voulez-vous le faire témoigner ?

-Au cas où vous l’ignoreriez, Ugo a été enlevé et sérieusement maltraité par deux tueurs pédophiles. Ils sont morts, mais le dossier n’est pas clos pour autant.

-Ugo raconte volontiers qu’il est maltraité quand ça l’arrange. »

Cette réflexion cloua l’assemblée, sauf Ugo qui se mordit les lèvres pour ne pas éclater en sanglots et Djabel qui déclara avec un petit sourire :

« Navré de vous contredire, mais nous avons des preuves.

-Vraiment ? fit dédaigneusement le juge.

-Oui. Entre autres des photos prises par les tortionnaires. Elles ne laissent aucun doute sur les sévices qu’ils lui ont infligés.

-Mouais. Pourriez-vous me laisser un instant seul avec Ugo ? »

Après une vague hésitation, Alban, Nico, Pascal, Djabel et Lou sortirent. Ils étaient inquiets.

« C’est incroyable de démolir un gosse avec autant de mépris, dit Nico.

-Depuis combien de temps Ugo était-il chez vous,… Lou ? demanda Djabel.

-Environ une semaine. C’est vrai qu’il n’est pas très bien élevé, mais c’est juste d’amour qu’il a besoin… Moi j’ai pas besoin de le taper pour que ça aille… »

Il y eut un silence. Lou était très inquiet. Il se mordillait un ongle. Au bout d’un moment, Corlet ressortit. Il était exaspéré.

« Ah, si j’étais son père, je le materais, ça ne trainerait pas ! s’écria-t-il.

-Dieu merci, dit Pascal, vous ne l’êtes pas. »

Le juge lui jeta un regard méprisant puis se tourna vers Lou.

« Quant à vous, je vous prie d’oublier cet enfant, et de dire à votre fou de faire pareil. Il est hors de question que je confie Ugo à deux pervers de votre genre !

-Jouissif d’avoir tout pouvoir sur la vie d’un gosse, hein ? lui sussura Lou.

-Quoi qu’il en soit, je vous interdis de revoir Ugo et… »

Il ne put finir sa phrase. Un coup de feu retentit dans le bureau. Lou perdit brutalement ses couleurs. Il se précipita dans la pièce, suivi par Djabel, et ne put retenir un cri.

Ugo gisait sur le sol. Il tenait encore dans sa petite main l’arme d’Alban avec laquelle il s’était tiré une balle dans la tête.  Ses yeux étaient entrouverts, ses joues trempées. Djabel s’agenouilla près du petit corps. Il prit son pouls. Le cœur battait, un peu vite, mais régulièrement. Alban était entré.

« Appelez une ambulance, Alban, lui dit Djabel.

-Il n’est pas…?

-Non, faites vite. »

Alban sauta sur son téléphone. Pendant qu’il attendait que ça réponde, il vit un mot sur sa table. Il le tendit à Lou qui s’était effondré sur une chaise. Lou lut le papier. Pascal, Nico et Corlet regardaient la scène sans rien dire.

« Sans Abel sans Lou je veux pas. S’il vous plait, enterrez-moi avec ma maman. Ugo. »

Lou tendit la feuille au hasard. Ce fut Nico qui la prit. Pascal lut par-dessus son épaule et dit :

« Vous êtes content de vous, monsieur le juge ? Acculer un gosse de dix ans au suicide, ‘faut quand même le faire. »

Corlet ne répondit pas.

« S’il meurt, vous le regretterez, reprit Pascal.

-Ce ne sera pas une grosse perte, fit Corlet.

-Qu’est-ce qui ne sera pas une grosse perte ? »

Ils se retournèrent. Alfred de Lattès les regardait, intrigué. Lou eut un rire cynique.

« N’importe quelle vie qui cesse est une perte irréparable pour l’humanité entière… dit-il. Même celle d’un petit fils de pute… »

Alban raccrocha.

« Ils arrivent. Ils ont dit de ne pas le bouger. »

Djabel opina et se releva. De Lattès entra dans le bureau.

« Mon dieu !… Mais c’est le petit Ugo Vatodia…? Qu’est-ce qui s’est passé ?

-Oh… On va vous expliquer. » dit Pascal.

 

Chapitre 22 :

Lou fumait nerveusement. Il avait accompagné Ugo à l’hôpital, malgré les protestations de Corlet. Ugo était sur la table d’opération. Lou attendait. Il était mort d’inquiétude. Ça durait depuis deux heures. Corlet allait regretter ça. Lou allait attendre un peu… Une infirmière s’approcha de lui.

« Heu…

-Appelez-moi Lou.

-Le chirurgien m’envoie vous dire que le petit garçon est hors de danger. »

Lou poussa un énorme soupir de soulagement.

« D’ici une petite heure, ça devrait être fini.

-Merci, mademoiselle.

-Madame, corrigea-t-elle avec un sourire. Il a eu de la chance… À son âge, on ne sait pas bien se servir d’une arme… Il a été maladroit juste ce qu’il fallait.

-Vous le mettez en service pédiatrique ?

-Non, on le garde en neurologique…

-Il aura des séquelles ?

-On ne sait pas encore. Ils lui passeront un scanner après l’opération.

-D’accord. Bon… S’il y a encore une heure, je vais aller voir un ami… Il est arrivé ce matin…

-Une balle dans le dos ?

-Oui…

-Chambre 324. C’est au troisième.

-Merci.

-Je vous en prie. »

Lou se leva, passa sa main dans ses cheveux. Il se sentait très vieux, tout à coup. Il fallait qu’il appelle sa banque. Il avait peut-être assez d’économies pour prendre un peu de vacances. Il alla au troisième étage et chercha la chambre 324. Il croisa un médecin. Il lui demanda où était la chambre. Le médecin y allait, il l’accompagna.

La chambre était petite et blanche. Abel était sous perfusion. Il avait l’air de dormir. Il entrouvrit des yeux vagues en entendant la porte. Lou alla s’assoir près de lui et prit sa main.

« Salut, mon cœur… »

Abel sourit. Lou caressa son visage. Le médecin s’approcha.

« Comment va-t-il ? demanda Lou.

-Bien, répondit le médecin. Aucun organe n’a été touché. Il faut qu’il se repose… S’il bouge trop, la plaie risque de se rouvrir.

-Il en a pour longtemps ?

-Deux semaines… Après, il faudra qu’il reste alité un moment encore, mais le plus gros sera passé. Il habite où ?

-Chez moi.

-Alors, il faudra que vous le surveilliez.

-Comptez sur moi… »

Lou se pencha vers Abel.

“… Je serai intraitable. »

Abel tendit ses lèvres à Lou qui sourit et l’embrassa. Le médecin regarda vers la fenêtre en sifflotant. On frappa et Djabel entra avec une armoire à glace aux cheveux blancs. Lou se redressa. Le médecin regarda les nouveaux arrivants, curieux.

« Messieurs ?

-Docteur Simonet ? Je suis le docteur Djabel, c’est moi qui vous ai appelé tout à l’heure…

-Ah oui !… Enchanté. Et votre, heu ?

-Un collègue. Le docteur Schüler. Il ne parle pas français, mais allemand et anglais, si vous pouvez.

-Houlà !… Très peu… Mais je n’ai pas grand-chose à dire. Au niveau physique, il lui faut du repos. Le reste, c’est à vous de voir. Je vais vous envoyer notre psychiatre. »

Schüler s’approcha d’Abel.

« Hallo, junge Herr. Wie geht’s dir?

                -Totmüde, répondit Abel. Aber gut. »

Lou se pencha et embrassa doucement Abel.

« Je vous laisse… Je repasserai tout à l’heure.

-D’accord. »

Lou se leva et vint vers Djabel.

« Pas un mot sur Ugo, hein ? lui murmura-t-il.

-Pas de problème. Comment va-t-il ?

-Hors de danger, mais ils ne savaient pas encore s’il aurait des séquelles.

-Je vois…

-Je vais voir où ils en sont.

-OK. À plus tard.

-À plus tard. »

Lou sortit et regagna la salle d’attente du bloc opératoire. Il attendit encore un petit moment puis le chirurgien sortit. Il était visiblement fatigué. Il dit à Lou qu’Ugo était sauvé, mais qu’il resterait probablement un moment dans le coma. Un jour ou un mois, ça, il ne pouvait pas le dire. Lou opina. Le chirurgien lui expliqua ensuite qu’ils allaient immédiatement lui faire un scanner pour déceler d’éventuelles lésions. Dans l’urgence, ils lui avaient juste fait une radio pour voir où était la balle.

Lou opina encore.

« Je vais attendre les résultats du scanner.

-Bien. Vous pouvez venir dans la salle d’attente qui est à côté… Nous n’avons pas le droit de vous accepter dans la salle d’observation.

-Secret médical oblige.

-Eh oui. »

Le chirurgien accompagna Lou jusqu’à la salle d’attente en question. Lou s’assit et prit un magazine inepte. Puis, quand il eut appris que le mari de Céline Dion était malade, que Lara Fabian vivait le parfait amour avait Patrick Fiory et que la princesse Stéphanie avait éclipsé sa soeur Caroline, il posa le magazine et chercha dans le tas s’il n’y avait rien de plus intéressant. Il brassa pendant cinq minutes avant de trouver un magazine consacré à l’éclipse du 11 août. Il y jeta un œil. On expliquait qu’une éclipse de Lune, c’était la Lune qui passait devant le soleil et le cachait. Lou poussa un soupir désespéré. Il en venait à se demander si le journaliste savait que les lecteurs avaient un cerveau. Lou soupira encore et jeta le magazine sur la table basse.

Il s’alluma une cigarette. Il écrasait le mégot lorsque le chirurgien revint. Il pria Lou de venir. Lou le suivit. Le chirurgien lui montra les clichés et lui expliqua qu’à priori, Ugo s’en tirerait sans dommage, sauf, peut-être, de violentes migraines occasionnelles. Mais ça se soignait très bien. Lou hocha la tête.

« Vous le gardez en neuro, alors ?

-Oui, on le garde en observation en neuro jusqu’à ce qu’il soit réveillé. On verra après.

-Vous pourrez le mettre avec Abel Mézières ?

-Qui ?

-Un blessé par balle au troisième. Ils s’aiment beaucoup.

-Ah !… Non, désolé, il faudra qu’on le mette seul. Il va avoir besoin de beaucoup de calme.

-Je comprends. Bon… Je vais y aller. Merci pour tout, docteur.

-De rien, c’est mon boulot. Au fait… Vous êtes de la famille ? »

Lou rigola.

« C’est maintenant que j’ai rempli tous les papiers que vous le demandez ? Non, je ne fais pas partie de la famille. Ugo n’a pas de famille.

-Vous êtes qui, alors ?

-Personne… Son tuteur… Enfin, je postule pour. Au revoir, docteur.

-Au revoir. »

Lou partit. Il rentra chez lui. Il avait très faim. Il se sentit très triste, seul dans sa maison vide, et se demanda comment il avait pu vivre sept ans comme ça, depuis la mort de Franck. Lou se fit une énorme omelette. Il mit son répondeur en marche pour écouter ses messages. Il y en avait plusieurs de ces clients qui avaient très envie de le voir. Et puis, il y avait un message d’Alfred de Lattès qui le priait de passer le voir vers 18 heures. Lou mangea pensivement. S’il continuait à travailler, il ne pourrait pas bien s’occuper d’Abel et d’Ugo (si Corlet acceptait de lui laisser Ugo). Lou fit sa petite vaisselle puis appela sa banque. Son banquier était un homophobe absolu, mais comme Lou était un très bon client, il était obligé d’être très déférent à son égard. Ça amusait beaucoup Lou. La seule chose que son banquier pouvait faire, et qu’il faisait, c’était l’appeler continuellement « monsieur Louis ». Lou lui demanda donc très poliment le solde de son compte. Le banquier chercha un moment sur son ordinateur puis lui annonça fièrement : quatre-vingt-onze millions six cent vingt et un mille quatre cent trente-deux francs et vingt-cinq centimes. Lou en resta bête. Mais en y réfléchissant, c’était vrai que depuis cinq ans, il vivait de son corps en mettant soigneusement de côté ce qu’il gagnait avec son flingue. Et en cinq ans… Il avait beaucoup travaillé avec son flingue. Et au prix où il le sortait, son flingue… Son portable sonna. Lou raccrocha après avoir poliment remercié son banquier, et alla prendre son portable.

« Allo ?… Ah, c’est vous. Oui, oui, j’ai tout reçu. J’ai fait mes repérages. Mais il est parti en vacances. Je me suis renseigné, il rentre dans deux semaines. Je m’occupe de son cas dès qu’il est revenu sur Lyon. Hein ?… Oui… Oui, oui. Payez-moi quand ce sera fait. Pas de problème. Mais j’ai monté un joli dossier sur vous, alors payez bien. Oui, bien sûr que c’est cher. Mais il y a des tueurs moins chers dans la région, si vous aviez voulu… Oui. En liquide. C’est ça. Au revoir. »

Il raccrocha et posa le portable. Il se demanda si ça n’allait pas être son dernier contrat. Après tout, il lui suffisait de balancer ce portable et de faire courir le bruit qu’il avait pris sa retraite aux Caraïbes. Par contre, s’il arrêtait de se vendre au même moment, ça pouvait peut-être attirer l’attention. Il allait falloir y réfléchir. S’il arrêtait de se vendre maintenant, en disant qu’il espérait que cela ferait changer Corlet d’avis par exemple, et qu’il faisait encore quelques contrats, disons deux ou trois mois, ce serait plus discret. Lou désirait reprendre ses études depuis un moment déjà. Il bâilla. Il avait bien envie d’aller faire une petite sieste. C’était une bonne idée. S’il mettait son réveil à 16 heures, il aurait le temps de passer voir Abel avant d’aller voir le juge. Lou alla se coucher. Il s’endormit très vite. Comme il avait mis des boules quies, il n’entendit pas le téléphone. Ainsi, c’est le répondeur que Corlet dut sommer de cesser tout rapport avec Ugo.

Samael réveilla Lou vers quatre heures moins dix. Ce qui évita à Lou d’être réveillé par son réveil. Ce qui tombait bien, car Lou détestait être réveillé par un réveil. Lou éteignit donc l’appareil, bâilla, s’étira, caressa son grand chat et se leva. Il alla donner à manger à Samael, puis, voyant qu’il avait un message, il l’écouta. Et rit tout seul.

« Toi, mon salaud, dit-il à la voix vociférante de Corlet, tu vas regretter de m’avoir cherché. »

Lou prit sa petite voiture et alla à l’hôpital. Dans le couloir, le docteur Simonet parlait avec un couple d’une soixantaine d’années. Lorsque Lou les vit, il n’eut aucun doute : il s’agissait des parents d’Abel.

« Non, disait Simonet, croyez bien que je suis désolé… Mais les psychiatres ont beaucoup insisté… Un choc émotionnel lui serait très dommageable dans l’état où il est… »

Lou s’approcha. Il demanda au docteur comment allait Abel.

« Il a bien mangé, il dort. »

Monsieur et madame Mézières regardèrent Lou.

« Vous êtes ? » demanda madame Mézières.

Elle avait les mêmes yeux noisette que Nico et Abel.

« Lou, répondit Lou.

-Ah, c’est vous… Nico nous a parlé de vous…

-Vous avez le droit de voir Abel, vous ?

-Oui, mais s’il dort, je ne vais pas le déranger. Il faut que j’aille chez le juge, il veut me voir. Je vous raccompagne ? Si vous êtes chez vos fils, c’est sur mon chemin…

-Non, merci. C’est gentil, mais on a notre voiture. »

Lou sourit, les salua et repartit. Après avoir fait quelques mètres, il revint.

« Docteur, vous pourrez lui dire que je suis passé et que je l’embrasse ?

-Pas de problème. »

 

Chapitre 23 :

Madeleine trouvait décidément que le torse de Nico faisait un oreiller très acceptable. Pas un poil qui chatouillait, c’était parfait. Ce matin-là, Madeleine se disait que, quand même ! la vie avait du bon.

Une semaine avait passé. Ugo était toujours dans le coma et Abel à l’hôpital. Il recommençait à marcher. Schüler avait trouvé qu’il allait beaucoup mieux. Le docteur était retourné en Suisse Allemande, mais il prenait très régulièrement des nouvelles. Alban attendait le témoignage d’Ugo et le dossier serait bouclé. Abel serait jugé pour avoir tué Lombard, mais tous s’accordaient à dire qu’il serait acquitté, car jugé irresponsable. Ses troubles de mémoire et son passé ne pourraient que jouer pour lui. Lou serait jugé pour avoir tué Labruyère. En état de légitime défense, il ne risquait pas plus qu’Abel.

Madeleine se redressa. Elle regarda Nico qui dormait avec un air particulièrement béat. Madeleine se leva et s’habilla. Ça creusait, le Kâma-Sûtra. Nico s’était beaucoup amélioré. Elle sortit de la chambre sans faire de bruit et descendit. À la cuisine, Pascal faisait du café.

« Salut, Pascal…

-‘Jour, Mad. Ça va ?

-J’ai la dalle…

-J’ai des croissants et des pains au chocolat.

-Bon alors je vais pas avoir la dalle longtemps. »

Elle s’assit et attrapa un croissant. Pascal lui sourit.

« Quand est-ce que vos parents reviennent ?

-Dès qu’ils pourront voir Abel. C’est bien. Ils ont le temps de s’y faire, comme ça. Et moi j’ai le temps de réfléchir… Je sais pas trop comment leur présenter Alban…

-Tu leur amènes en le tenant par la main et dès qu’il te dit quelque chose de gentil, tu lui roules une pelle.

-Je pense pas que le cœur de ma mère survivrait à ça.

-Tiens, au fait… Tu as su qui c’était, le petit corps brûlé ?

-Oui. Abel a réussi à donner assez d’infos pour qu’on puisse l’identifier… C’était un gosse qu’ils avaient enlevé à Nantes… Pour pas trop se faire repérer, ils en enlevaient un peu partout… La police a rendu le corps à sa famille. Ils avaient retrouvé la tête enterrée dans le jardin de Voreppe… Avec beaucoup trop d’autres corps. Alban m’a montré un des albums-photos… C’est pas beau à voir…

-Abel, Ugo et Martial ont eu beaucoup de chances, dit Madeleine.

-Ouais… soupira Pascal.

-Et pour Abel, alors ?

-Ben… Il a été enlevé et gardé une semaine dans la cabane… Et puis ils l’ont emmené à Lucenay, où ils gardaient, justement, le gosse de Nantes. Ils l’ont tué, ont brûlé et décapité le corps, et l’ont abandonné dans une rue avec le médaillon d’Abel… Ils ont gardé Abel sept ans à Lucenay… Il a l’impression qu’ils s’étaient attachés à lui… Et puis un jour, ils l’ont emmené à Voreppe, ils l’ont battu à mort, il pense vraiment qu’ils le croyaient mort… Sinon ils l’auraient achevé. Ils ont abandonné ce qu’ils pensaient être son cadavre sur une petite route de Suisse Allemande… Si l’autre automobiliste ne s’était pas perdu, Abel y serait mort. Il n’y avait aucune chance pour que les Suisses fassent le lien avec ici et notre histoire. La suite, tu la connais : l’hosto… Et puis, il apprend la disparition du petit Daniel, et les deux morts d’avant lui. Tout son calvaire lui revient dans la gueule, il s’enfuit, il revient, et voilà.

-Tout son calvaire lui revient, mais pas le reste.

-En effet… Il ne se souvient pas du tout de nous. Par contre, il se souvient parfaitement de tous les lieux de son calvaire. Et des routes qui y conduisent.

-Oui… Il parait que ça arrive, dans des situations où le cerveau est poussé à bout… On se souvient de choses infimes… Les mystères de la mémoire.

-Oui. C’est bizarre.

-Ouais… Bon. Allez… J’va aller voir mon grand frère.

-Il va bien ?

-Il est désespéré… Corlet ne veut même plus lui adresser la parole.

-C’est dégueulasse.

-Bah… Ça va peut-être s’arranger…

-J’espère. »

Madeleine fit la bise à Pascal, lui dit d’embrasser Nico pour elle. Pascal lui dit que si elle voulait, elle pouvait venir déjeuner avec Lou. Madeleine sourit. Elle hocha la tête. Elle allait lui en parler et elle le rappellerait. Elle partit. Elle prit le bus et alla frapper à la porte de son grand frère. Lou était en plein repassage. Il embrassa doucement sa soeur et la fit entrer. Elle se posa sur une chaise près de lui.

« Comment vas-tu ? demanda-t-elle.

-Bien. Aujourd’hui, je baise Corlet. J’ai attendu une semaine à faire croire que je désespérais, c’est bien assez. »

Madeleine rigola.

« On est invité à déjeuner chez Pascal et Nico.

-C’est gentil. ‘Faudra que je les invite… Tu sais qu’Abel sort vendredi ?

-C’est vrai ?

-Oui. Mais repos absolu.

-Tu vas pouvoir le couver.

-Vui… J’attends ça avec impatience. À quelle heure il faut qu’on y soit ?

-J’attendais ton consentement. Je vais le rappeler. »

Madeleine prit le téléphone. Pascal était ravi. Il les attendait à midi. Madeleine raccrocha. Lou débrancha son fer et prit son portable. Il composa en prenant un air parfaitement gentil le numéro du juge Corlet.

« Alloooo… Oui, bonjour, mademoiselle. »

Il avait pris sa voix la plus cynique et la moins féminine.

« Je voudrais parler au juge Corlet. C’est urgent et privé. Merci… Allo ? Monsieur le juge ? Vous me reconnaissez ? Non ?… Je vous donne un indice : j’ai un dard et il est mortel. Eh oui ! C’est moi. Comment allez-vous ?… Ce que je vous veux ?… Oh, c’est très simple. J’ai une relation depuis quatre ans avec un charmant prostitué… Vous le connaissez, je crois. Il s’appelle Louis Russell. On l’appelle Lou… Pourquoi je vous appelle pour vous parler de ce pervers ? Et bien voilà. Nous sommes très amis, et récemment, il m’a dit qu’il voulait arrêter de me voir. Notez, il a été très correct : il m’a donné l’adresse d’un collègue très gentil… Mais bon. Donc, je lui ai demandé si je l’avais blessé, ou quelque chose… Et il m’a dit que non, qu’il arrêtait de travailler, simplement. Et comme nous sommes très amis, il m’a expliqué pourquoi. Il m’a expliqué que vous lui refusiez la garde d’un enfant qui désirait vivre avec lui et son ami… Un certain Adel, je crois… Ah, Abel, oui, c’est ça… J’aime beaucoup Lou, vous savez. Alors je pensais lui faire un petit cadeau d’adieu. Et quel plus beau cadeau pour lui que ce petit orphelin, n’est-ce pas ?… Ce qui me fait croire que vous allez m’obéir ?… Et bien, c’est à vous de voir si vous tenez à ce que la police apprenne qu’un certain petit dealer, tué récemment par mes soins, était l’amant et le fournisseur de votre femme, et que l’overdose de cette dernière n’était pas accidentelle, mais bien provoquée par ce jeune homme et sur votre ordre… Oh, si, j’ai des preuves ! J’ai un dossier en béton contre vous. Quatre millions d’héritage, et un remariage très rapide avec une petite jeunette que vous sautiez depuis cinq ans, soit son seizième anniversaire… C’est du propre !… Si votre confesseur l’apprenait… Quoi ? Mais non, je ne veux pas d’argent ! Je vous l’ai dit, ce que je voulais. Quoi ? Ah ça démerdez-vous ! C’est votre boulot ! Hein ? Oui, oui. Bien. Vous devenez raisonnable. Quoi ?… Mais évidemment que je n’ai aucune moralité ! Je suis un tueur ! Hein ? Oui, confiez-le à Lou et son Adel. Bon. Écoutez : je dois revoir Lou encore une fois. Si j’apprends qu’il n’est pas le tuteur officiel de ce gone, vous aurez 20 ans à Saint Paul pour le regretter. Au revoir. »

Lou raccrocha.

« Et voilà. » dit-il avec sa voix normale, très douce.

Madeleine se marrait.

« Bien. Si on passait à l’hôpital avant d’aller déjeuner, ma chérie ?

-Avec plaisir. »

Lou alla embrasser la joue de sa soeur qui lui sauta au cou. Lou la serra dans ses bras.

« Je suis désespéré jusqu’à ce que ce soit officiel, OK ?

-OK. »

Ils sortirent et prirent la voiture de Lou qui n’avait pas grandi et qui était donc toujours petite et ils allèrent à l’hôpital. Abel faisait sa petite promenade dans le couloir. Il avait une béquille à un bras et tenait sa perfusion dans son autre main. Lou lui sauta au cou et l’embrassa doucement.

« Salut, Lou.

-Bonjour mon amour. »

Le couloir était évidemment désert.

« Ça va, Abel ?

-Oui, et toi ? Tu as des nouvelles du juge d’Ugo ? »

Lou soupira tristement.

« Non… Je lui laisse des messages… Mais à mon avis, c’est foutu. Il faudrait que De Lattès fasse ce qu’il a dit, qu’il essaye de le faire mettre à la retraite… Mais il voulait d’abord le témoignage d’Ugo.

-Il est sympa, De Lattès, dit Abel. Il a été très gentil avec moi. Il a dit que je ne risquais rien.

-Ça, c’est évident, intervint Madeleine. Si tu es condamné pour avoir tué sur un coup de tête un homme qui t’a violé pendant sept ans, c’est vraiment qu’il faut qu’on fasse la révolution, qu’on rase les palais de justice, et qu’on plante la tête des juges sur des piques. »

Abel sourit. Ils allèrent dans sa chambre, il se recoucha. Simonet arriva, il avait l’air particulièrement excité. Il vérifia qu’Abel avait bien pris ses cachets, puis il dit à Lou qu’il allait devoir être très vigilant, parce que parfois Abel oubliait de prendre ses comprimés ou faisait comme si.

« C’est passe y sont pas bons… Y m’donnent envie de vomir et je dois les prendre juste avant manger, dit Abel. Vous auriez pas les mêmes sans goût ? »

Simonet soupira. Lou et Madeleine rigolèrent. Lou s’assit au bord du lit et passa ses bras autour d’Abel.

« Y faut que tu sois sage, mon cœur. Sinon, je vais te priver de dessert.

-M’en fous. »

 

Chapitre 24 :

Ugo reprit conscience trois semaines plus tard. Comme il donnait déjà quelques signes d’éveil, Lou restait près de lui. Ce jour-là, Lou relisait paisiblement Les Fleurs du Mal, assis sur une chaise près du lit, lorsqu’Ugo gémit et entrouvrit les yeux. Alerté, Lou posa son livre et regarda. Voyant qu’Ugo jetait un œil vague autour de lui, il lui sourit, sonna les infirmières et prit sa main dans les siennes.

« Bonjour, ‘tit schtroumpf… »

Ugo grogna.

« Oui, je sais. T’es pas un schtroumpf. Alors, je t’explique : tu es à l’hôpital Édouard Herriot, tu viens de faire un mois de coma. Tu vas t’en tirer sans problème, il faut juste que tu te reposes. Et quand tu seras guéri, tu rentreras à la maison. Abel et moi, on t’a fait une jolie chambre. »

Ugo jeta un œil sceptique à Lou.

« Oui, oui, reprit ce dernier. Le juge a changé d’avis. Je suis ton tuteur, et Abel t’adoptera dès qu’il sera assez stable pour que la Ddass accepte. On t’a pris un paysage de savane, comme papier peint, pour ta chambre. Ça te va ? »

Ugo gémit encore et se mit à pleurer. Lou s’assit au bord du lit et le prit dans ses bras. Il le berça tout doucement. Ugo renifla, Lou l’embrassa tendrement.

« Tu m’as fait la peur de ma vie, sale gosse… »

Le docteur arriva avec une infirmière. Il se mit à examiner soigneusement le petit garçon. Ugo entrouvrit la bouche, mais le son mit un moment à sortir :

« Lou…

-Oui, poussin ?

-Je rêve pas ?

-Je te jure que non. »

Le médecin déclara qu’Ugo allait bien et qu’ils pouvaient le transférer en pédiatrie. Comme ils l’installaient sur un chariot, Ugo demanda :

« Lou ! Qu’esse il lui a pris, à Corlet ? »

Lou haussa les épaules et sourit :

« Il a p’t’être été touché par la grâce… »

Ugo rigola. Lou l’accompagna jusqu’à sa chambre, puis l’embrassa, lui promit de revenir avec Abel et partit.

Ugo sortit de l’hôpital deux semaines plus tard. Lorsqu’il vit la chambre que Lou et Abel lui avaient installée, dans la pièce inoccupée (en fait l’ancienne chambre de Madeleine), il éclata en sanglots.

Lou était allé chercher ses affaires au foyer et les avait installées avec goût. Il avait mis la photo d’Ugo et de sa mère dans un joli cadre et l’avait posé sur la table de nuit. Le lit était fait et les quelques peluches d’Ugo sagement posées dessus. Il y avait un joli bureau, une grande étagère où Lou avait posé les livres, Ugo en avait une vingtaine. Une belle armoire dans un coin. Et une fenêtre donnait sur la grande cour. Il y avait des lions et des tigres sur les rideaux.

Abel prit Ugo en larmes dans ses bras. Lou vint passer ses bras autour d’eux.

« Bon, dit-il. Maintenant, vous avez intérêt à être très heureux, tous les deux, d’accord ? »

Ugo retourna à l’école un mois plus tard. Et, contre toute attente, l’avis de l’assistante sociale et surtout ses notes antérieures, il eut très vite d’excellents résultats. C’est à ce moment-là que les psychiatres jugèrent qu’Abel était apte à revoir ses parents. Lou décida donc d’inviter tout le monde chez lui, à faire une bonne bouffe. Rien de tel pour créer des liens amicaux. Il fixa la date, invitant Pascal, Alban, Nico, Madeleine, Djabel et son épouse, Alfred de Lattès, Gio, les parents et les petites sœurs.

Madeleine vint dans l’après-midi pour l’aider à préparer. Alors qu’elle coupait des tomates avec soin, pendant qu’Abel faisait la sieste, elle lui demanda :

« Alors, ça y est ? T’as remballé ton dard ?

-Ouais, ça y est. Je me suis inscrit à la fac…

-En quoi ?

-Histoire de l’Art… Le Scorpion est aux Antilles, la pute a pris sa retraite… Reste Lou, et il a deux hommes à gérer. T’aurais dû voir la tête de la secrétaire quand je suis allé me renseigner pour l’inscription…

-J’imagine. Et qu’est-ce que tu as fait du flingue et de la voiture du Scorpion ?

-J’ai revendu la voiture à un type tellement malhonnête qu’il ne risque pas de faire de vagues…

-Et le flingue ?

-Je l’ai mis dans un joli colis que j’ai envoyé au flic qui me cherche depuis dix ans. Avec une lettre lui expliquant que je partais aux Antilles…

-Non?!

-Si.

-Tu manques pas d’air.

-Je sais. J’ai fait bien gaffe à pas laisser une empreinte ou un cheveu…

-Et le portable ?

-Disons qu’Ugo voulait absolument savoir comment il marchait, et tu sais comment sont les gosses, ils savent démonter, mais pas remonter, alors…

-Et qu’est-ce que tu as fait de tous les dossiers que tu as montés sur tous tes clients ?

-Ça, je les garde. Ça peut servir. Ils sont enfermés dans un coffre-fort dans une banque très sérieuse. J’en ai une copie chez un notaire, si je devais mourir bizarrement, il a ordre de tous les donner à la police.

-Vraiment ?

-Oui. C’est pour décourager mes clients d’une vengeance potentielle.

-Ah oui, pas bête. »

Le soir venu, c’était le fameux diner. Nico arriva le premier, suivi par Pascal qui était un petit peu mort (de fatigue, ses élèves avaient été particulièrement infernaux). Arrivèrent ensuite Alban, et Djabel et son épouse dont le ventre était bien rond… Puis les parents des trois Mézières avec leurs deux dernières filles. Abel et eux furent extrêmement émus. Madame Mézières serra Abel à l’étouffer et le supplia de les pardonner. Son mari ne savait pas quoi dire. Abel eut un vague sourire et balbutia que c’était déjà pardonné.

Cependant, l’émotion fut une peu cassée, car Gio arriva et, voyant ce qui se passait, déclara avec son petit ton tout gentil :

« Moi les morts qui ressuscitent ça me change de mon boulot habituel… »

Madeleine et Lou éclatèrent de rire. Les autres jetèrent un regard suspicieux à Gio. Sauf Ugo qui sourit. Il s’approcha du nouvel arrivant :

« Hé, Gio…

-Oui ?

-T’as pas coupé de méchants en tranches aujourd’hui ?

-Pas aujourd’hui… Aujourd’hui j’ai appris à des bleus les balbutiements de notre beau métier…

-Combien de malaises ? demanda Madeleine.

-Trois évanouissements et cinq heu… brutales indigestions. De moins en moins solides ces élèves. Ils ne sont pas tous de votre trempe, Madeleine. »

À table, la conversation roula sur plusieurs sujets. Citons en vrac : l’école, l’Europe, l’éclipse du 11 août, le Kosovo, la peinture, le cinéma, le Timor Oriental, les enfants, le tremblement de terre en Grèce, les études, le vin, la cuisine, et le prix des yaourts.

Au moment du fromage justement, et alors qu’Ugo lançait des petites boules de papiers sur tout le monde, avec une grande habileté due à son expérience en la matière, Alban décida de se rendre intéressant.

« Dites donc, Gio… commença-t-il.

-Oui ?

-Vous savez pas ce qui nous est arrivé, au poste, hier ?

-Non, et vous ?

-Ben oui, moi j’le sais.

-Alors dites-le.

-C’est un collègue qui a reçu un colis.

-Ah ?

-Arrêtez de vous foutre de moi et écoutez la suite. Dans le colis, il y avait le flingue du Scorpion et une lettre de lui. »

Gio sursauta.

« Non ?

-Si.

-Et qu’esse y disait ?

-Qu’il prenait sa retraite aux Antilles.

-Le Scorpion prend sa retraite ? Ah ben, ça va nous faire du boulot en moins, à nous autres…

-C’est qui, le Scorpion ? demanda Pascal.

-Le tueur professionnel le plus doué que j’ai jamais vu, répondit Gio. Un génie. Il travaille… travaillait depuis douze ans sur Lyon. Je suis sûr qu’il a fait plus de deux cents victimes. Au début, il avait toute la police de Lyon sur le dos. Et puis, il s’est avéré qu’il était impossible de le coincer. Il n’a jamais laissé la moindre trace. Aucune empreinte sur le colis, je parie ?

-Gagné. répondit Alban.

-À la fin, on faisait les autopsies les yeux fermés… À croire que c’était un flingue qui se baladait tout seul… Mais un flingue n’aurait pas demandé un demi-million par tête. »

Lou sourit doucement.

« C’était peut-être le Diable, allez savoir… » dit-il avec sa voix la plus suave.

 

Jugés un an plus tard pour les meurtres de Lombard et Labruyère, Abel et Lou furent acquittés. Abel, car irresponsable, tous les spécialistes étaient d’accord sur le fait qu’il avait perdu la raison en revoyant son ancien tortionnaire, et Lou pour légitime défense. Abel put à ce moment adopter Ugo. Et rien ne devait plus s’opposer à leur bonne fortune.

Encore plus tard, Nico épousa Madeleine. Ils eurent trois enfants, qu’ils appelèrent Valentine, Daniel et Martial.

C’était en l’an 2007, quelque part en France, huit ans après la fin du monde annoncée, un jour de soleil. Un jour de bonheur.

 

 

 Fini d’écrire le 26/08/99, à 01h22, à Chalais.

 

 

 

 

 

(24 commentaires)

  1. J’adore Lou ^^ Mais les légistes ont vraiment un humour de merde XD

    Bref, encore une bonne histoire même si quelques soucis par-ci par là, pas trop gênant pour la compréhension globale ou le plaisir de la lecture donc on passe au-dessus ^^

    Allez, vais en lire une autre !

    Continue d’écrire surtout !

    1. @Armelle : Nan nan nan là tu vas dormir !!

      Merci, c’est un vieux truc, mais je l’aime bien 🙂 !!

      Et oui oui, je continue, y a pas souci.

  2. C’est une jolie déclaration… C’est mon côté fleur bleue qui le dit ! ^^

    Moi, je suis toujours preneuse de tes autres histoires alors vas-y, fais péter comme disent les jeunes Xd

    1. @Skyland : Ouah zyva comme tu causes… Euh pardon. Merci, oui c’est un peu guimauve mais j’aimais bien… Et OK, je vais voir ce que je vous mets après ^^ !

  3. ça y est, j’ai fini les 12 chapitres ! J’ai tout de suite aimé l’histoire, très intéressant. J’ai hâte de lire la suite.

    1. @Skyland : Ooooooh un comm’ !!! Je commençais à désespérer toute seule dans cet été où même sur le Net y a personne… ^^’ Merci Skyland, contente que ça te plaise ! 🙂

  4. 10/15°C ?? en effet, pas très chaud pourtant mon Nord Pas de Calais ne fait pas partie des régions les plus torrides de France… C’est bien si tu t’en remets. Oui moi aussi je l’aime bien cette histoire. Ce que j’aime bien avec toi, c’est que tu as la capacité de changer les univers de tes différentes nouvelles et c’est très agréable car on refait connaissance à chaque fois. Allez bonne semaine. biz

  5. Très triste cette histoire mais super intéressante. Bien contente que tu ai apprécié ton séjour en Normandie, mais ça paraissait évident de prévoir un k-way. Soinges-toi bien et pas trop de bisous à Nini et aux autres sinon tu vas avoir beaucoup de patients à soigner.

    1. @Amakay : Non mais la pluie j’avais prévu, mais pas les 10/15 degrés… Bref, ça commence à aller mieux, je touche du boa ! Bref, contente que ça te plaise. oui, celle-là est moins marrante que l’autre mais bon, je l’aime bien quand même et puis attends l’arrivée du petit Ugo, il est plutôt marrant quand il s’y met…

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