Suite du Petit Papillon, commencé ici !
Pour ne pas continuer sur la même page déjà très lourde, je le scinde arbitrairement ! ^^”
Je recouperai sûrement ça plus proprement une fois le roman fini. Enjoy, en attendant ! 🙂
Chapitre 73 :
Ce soir-là, alors qu’il était en train de lire dans sa chambre, à la caserne, allongé mollement sur son petit lit dur, Adel grogna en entendant son portable vibrer sur la table de nuit. Il le prit avec un soupir avant de sourire et de décrocher.
« Salut, Steph.
– Salut, frérot. Alors comme ça, t’as voulu bouffer Flo ?
– Les nouvelles vont vite…
– Bôôôh, j’suis rentré cette aprèm parce qu’exceptionnellement pas cours demain, je pensais youpi dodo trois jours et ambiance conseil de guerre à la maison, pire que le week-end dernier… Et crois-moi, déjà le week-end dernier, ça avait été costaud… Flo avait été convoqué pour le café dimanche et il s’en est pris plein les dents de ne pas encore t’avoir ramené par la peau de cul.
– Sérieux… »
Adel se massa le front, aussi désolé pour son frère aîné que blasé de l’attitude de ses aïeux.
« Ouais ouais… Et là apparemment, il est repassé hier, après votre petite explication musclée… »
L’expression fit sourire Adel qui plia son bras libre sous sa tête, finalement curieux.
« … Et il aurait dit sans ambiguïté à Papa qu’il ne pouvait rien pour eux à cause du soutien dont tu bénéficiais de la part de vos supérieurs.
– Houlà.
– Je pense que ton colonel et votre général ont dû avoir les oreilles qui sifflent une bonne partie de la journée… En tout cas, ce soir au dîner, Papa ne décolérait pas contre, je cite, ce maudit youpin et ses sbires, et que ça n’allait pas se passer comme ça parce qu’ils ne nous connaissaient pas, et qu’on avait le bras long, et qu’il était hors de question que le nom des Larose-Croix soit souillé par un scandale pareil, et je t’en passe et des meilleures.
– Super.
– Je préférais te prévenir, Grand-Père a encore un bon réseau à l’État-major.
– Oui, enfin ou pas… Dans les faits, ce sont quasi tous des bureaucrates en fin de carrière et ni Heldish ni Aymard n’en ont grand-chose à carrer de leurs délires.
– Pas faux.
– Mais je serai vigilant, merci…
– Tu feras bien, mieux vaut prévenir que guérir… Dis voir, j’avais autre chose à te demander.
– Je t’en prie ?
– Un de nos profs nous a parlé de finir notre formation à l’étranger… Il y aurait moyen de faire mon internat de médecine militaire dans des hôpitaux avec lesquels nous avons des accords un peu partout dans le monde.
– Ben ça pourrait être très bien… Ça te dirait ?
– Alors oui, je n’y avais pas trop pensé, mais ça me permettrait d’avoir une très bonne raison de foutre le camp d’ici… Après, j’ai encore le temps d’y réfléchir, puisque j’en ai pour encore quasi deux ans d’externat, mais il y a déjà moyen de négocier des stages hors de France et je vais voir à m’y mettre vite… En fait, l’internat à l’étranger, c’est pas forcément plus long qu’ici, par contre, il faudrait que je lance les démarches un peu vite.
– J’imagine. Ben si ça te dit, fonce. Voyager, c’est quand même un des vrais trucs cools dans ce boulot…
– Ouais… Je voulais surtout savoir si je pouvais compter sur ton soutien ?
– Bien sûr, dis-moi ?
– Je pense que Papa et la smala ne vont pas être trop chaud si je leur explique que je veux partir en terre mécréante pour boucler mes études, et vu le niveau, j’ai un peu peur que mes dossiers se perdent bizarrement si jamais ils l’apprennent.
– On va pas se mentir, ça risque…
– D’autant que ça commence à me parler de copains qui pourraient me trouver un poste tranquille le cul bien au chaud en France et aussi et surtout que là, après le mariage de Lucie, ça me parle aussi de notre chèèèèèère cousine Béatrice qu’elle est trop une femme pour moi, parce que bon quand même, je commence à être un peu vieux pour être célibataire, quoi.
– C’est vrai, rigola Adel. T’as 22 ans, t’as pas honte ?
– Je sais, je sais, à mon âge Papa, Flo et toi, vous aviez déjà assuré le renouvellement des générations… répondit Stéphane avec le même amusement blasé.
– Papa et moi oui, Flo non, il en avait qu’un… Et dans mon cas, je plaide non coupable.
– Je t’absous. Bref, comme j’ai pas signé pour me la couler douce d’une part et que j’ai aucune envie de me marier, surtout pas avec cette caricature de pub sexiste des années 50, partir un peu très loin, si mon dossier pouvait ne pas se perdre, ça m’arrangerait.
– Rien que pour t’épargner Béatrice, je ferais le maximum, gloussa à nouveau Adel.
– Merci.
– De rien, continua-t-il plus sérieusement. Tiens-moi au courant quand tu feras tes démarches, je sais à qui il faudra remettre ton dossier pour être sûr qu’il passe.
– Super.
– Et pas un mot à personne en attendant.
– Aucun risque, de toute façon, tu sais bien que je n’ai plus de contact avec toi depuis ton départ.
– Ah oui, c’est vrai… »
Ils rirent encore tous deux. Adel demanda encore, en masquant sa tristesse comme il pouvait :
« Sabine et Bruno vont bien ?
– Bof… Ils ont développé des pouvoirs d’invisibilité assez fous, là… Comme Papa est une boule de colère qui pète au moindre truc, ‘faut dire que Grand-Père ne le lâche pas, c’est assez flippant, Caroline est insupportable aussi… Arnaud n’ose pas trop la ramener, mais c’est clair qu’il n’en pense pas moins. Bien sûr, aucune remise en question de leur part, hein. Maman n’est pas bien aussi, mais elle est surtout inquiète pour toi, en vrai… Tout ce petit monde t’imagine déjà rôtir en enfer, alors bon… Sabine avait très peur, du coup, j’ai profité d’un moment la semaine dernière où on était dans le jardin pour lui expliquer que tu ne risquais rien, parce que Dieu pardonnait tout et puis comme le Christ était mort pour tous nous sauver, il te sauverait toi aussi, ça l’a soulagée. Elle m’a dit qu’elle était pressée de te revoir… Bruno ne comprend pas tout, il se plaint beaucoup, forcément, t’es plus là et sa mère ne le dorlote pas comme il a l’habitude, alors bon.
– Je vois. Je compte sur toi pour garder un œil sur eux le temps que ça se règle avec les juges…
– Tu peux. Tu as du nouveau ?
– La procédure est lancée, mais comme Caroline va s’opposer, il va sûrement falloir attendre les deux ans de séparation pour que le divorce soit acté…
– C’est moche.
– Ouais. Obtenir un droit de garde partiel pendant mes perms’ devrait être gérable en attendant…
– ‘Pas de raison. Mais sinon, ça se passe toujours bien avec ton mec ? »
Adel sourit et déplia son bras pour se redresser et s’étirer.
« J’aurais jamais cru que ça soit si simple d’être heureux…
– À ce point ?
– Ouais… »
Adel s’assit au bord du lit.
« Juste vivre près lui, me réveiller à côté, savoir qu’il est là, qu’il m’attend, c’est dingue, ça me suffit… Tellement pas eu l’habitude de ça… Être aimé, être respecté… Être écouté, aussi… J’en avais vu d’autres hein, être amoureux et tout, mais le vivre, c’est juste fabuleux.
– T’es de garde, ce soir ?
– Ouais ! Et jusqu’ici, calme plat. Pourvu que ça dure… »
Adel n’eut pas plus de temps pour rien avant son départ en Syrie.
Sachant qu’il allait dans une zone dangereuse et comme c’était la première OPEX que Nathanael allait vivre comme son compagnon, il ne lui en dit pas trop, désireux de ne pas l’inquiéter.
Lorsque l’avion décolla, fin octobre, Adel eut pour la première fois un énorme pincement au cœur. Dix semaines à tenir. Pour la première fois, il pensa qu’il pouvait peut-être envisager de ne pas renouveler son engagement en 2018… Ça laissait le temps, mais il aurait 33 ans à ce moment-là, largement le temps de faire autre chose. Se reconvertir après une décennie sur le terrain n’aurait rien de déshonorant…
Après cette OPEX, il allait avoir une très longue permission, de six mois, pour souffler un bon coup. Gradaille et Heldish, plus que conscients que les troupes avaient été bien trop sollicitées depuis quelques années, avaient été intransigeants avec leur hiérarchie. Si Adel et ses collègues n’avaient pas su le détail des tractations, apprendre ce répit avait été un soulagement sans nom pour eux tous, surtout avec ce qui s’annonçait en Syrie… Ça ne serait vraiment pas volé après l’enchaînement bien trop rapide des dernières missions. Adel avait hâte, comme tous ses frères d’armes. Et ça lui laisserait le temps de réfléchir à tout ça.
L’OPEX avait été très dure pour tout le monde.
La zone était encore plus tendue que prévue, ils subissaient des attaques très régulièrement, les attentats étaient aussi de la partie et cerise sur le pompon, il fallait en plus gérer l’absurde guéguerre que se menaient les deux officiers en charge des troupes américaines et australiennes, qui ne pouvaient pas se piffer et se foutaient donc visiblement de soutenir efficacement leurs alliés quand il fallait.
Plusieurs missions conjointes se révélèrent ainsi bien plus périlleuses qu’elles n’auraient dû. Ceci jusqu’à un jour de décembre où, après que trois de ses hommes, accompagnants des Australiens, aient failli mourir dans un guet-apens, car les renforts américains n’avaient pas été envoyés à temps pour les aider, Gradaille n’aille personnellement expliquer à ces messieurs sa façon de voir les choses. Jouer au con, ça allait deux minutes, mais que six hommes sur quinze reviennent blessés, donc deux gravement, ça, non.
Le camp entier l’avait entendu démolir les bureaux des deux zouaves et son serment de les abattre de ses mains, même s’il devait y passer en représailles, au moindre nouveau manquement à leur devoir, ne tomba pas dans l’oreille de sourds. Si l’Américain se calma, un peu penaud, de fait, d’avoir failli causer de vrais morts, l’Australien fut très vite envoyé ailleurs par sa hiérarchie. La réputation du colonel français n’était plus à faire. Tous savaient qu’il ne se mettait jamais en colère pour des broutilles et que s’il avait fracassé deux tables, c’est que c’était très sérieux.
Pour Adel, si tout cela était, comme pour tous, pas des plus faciles à gérer, il avait au moins eu l’agréable confirmation que sur le terrain, Florent demeurait un indéfectible frère d’armes sur lequel il pouvait toujours compter les yeux fermés. Pas qu’il lui parle plus que le minimum pour être efficace, mais Adel s’en contentait. Plusieurs accrochages prouvèrent d’ailleurs que les deux Larose-Croix n’avaient, malgré tout ce qui les séparait désormais, rien perdu de leur sang froid et de leur capacité d’adaptation en cas d’attaque surprise. Adel et Florent n’avaient jamais eu besoin de se parler pour se coordonner, leurs ennemis en firent les frais.
C’est épuisée, physiquement et moralement, que la troupe rentra mi-janvier. Soulagée de n’avoir écopé que de blessures légères, mais exténuée.
Il faisait nuit noire lorsque l’avion atterrit, vers 23 h. Si le choc thermique ne fut pas au rendez-vous, les températures entre les deux pays n’étant pas si différentes, le trajet de retour avait consommé les dernières forces des militaires qui retrouvèrent leurs proches avec joie et soulagement.
Nathanael avait prévenu Adel qu’il viendrait le chercher, Clément étant disposé à faire le taxi. Alors que toutes les familles attendaient ensemble, Adel vit d’ailleurs Manon et François, le dessinateur et son ami musicien s’étaient mis un peu à part, soucieux de ne pas déranger ni probablement de se faire remarquer.
Adel sourit, immensément soulagé, et Nathanael se laissa sauter au cou avec bonheur aussi. Adel était tout tremblant, émotion et fatigue, et son compagnon répondit à son étreinte avec amour, et aucun des deux n’avait conscience des regards intrigués, choqués, noir pour Florent et attendri pour Gradaille, Mikkels et Rocal, qui passaient sur eux. Ils s’embrassèrent longuement.
Clément ramassa tranquillement le grand sac du soldat d’une main, Nathanael saisit la valise de celle qu’Adel avait laissé libre et après un regard rapide à son colonel qui lui fit signe qu’il pouvait, le lieutenant se fendit d’un rapide salut et ils partirent.
Adel les laissa charger ses affaires dans le coffre et monta à l’arrière, avant de pousser un gros soupir. Douche et dodo dans le même lit que son chéri… Joie-bonheur.
Clément prit le volant et Nathanael monta à côté de lui et se tourna pour lui sourire :
« T’endors pas là, on en a pas pour longtemps…
– Méeuh… réussit à dire Adel qui se redressa en retenant un bâillement.
– Crevé à ce point ? demanda Clément en sortant du parking.
– Ben on a quitté le camp ce matin, un peu avant l’aube, on a eu dans les sept heures de route jusqu’Alep, et pis là 3 h d’avion… Donc euh ouais, bien bien crevé là…
– Vous étiez où ?
– Oh, centre est, ça te dirait rien… Pas un coin que je te recommanderais pour tes prochaines vacances pour le moment. »
Adel s’étira et Nathanael se tourna encore pour lui dire tendrement :
« Tu vas pouvoir te reposer… Tu as mangé ?
– Pas assez…
– C’est bien ce que je craignais, je t’ai fait des lasagnes au saumon… »
Les yeux d’Adel brillèrent malgré la fatigue :
« Oh bon sang je t’aime… »
Clément les déposa, refusant leur invitation de rester boire un coup. Il ne voulait pas déranger et puis il avait du boulot tôt le lendemain.
Adel se traîna à la cuisine et s’assit en bâillant. Il se frotta le visage en grommelant. Nathanael, qui avait laissé les bagages au salon, le rejoignit :
« Tu veux te doucher pendant que je réchauffe ?
– Surtout pas ! Si je me douche là, je vais m’endormir sans manger… »
Nathanael gloussa et hocha la tête.
« D’accord ! »
Il enfourna le plat de lasagnes et revint vers Adel, caressa sa tête et se pencha pour l’embrasser. Adel se laissa faire en souriant et l’attrapa sans somation pour se serrer contre lui.
« Hmmmmmchéridemoi…
– Oui ?
– Tu m’as manquééééé… »
Nathanael rigola encore et passa ses bras autour de lui pour le serrer, caressant encore sa tête.
Le dessinateur était lui aussi soulagé de le revoir, et surtout de le revoir entier. Si Adel n’avait pas été très bavard sur le lieu exact où il était ni ce qui s’y passait, devoir de réserve et volonté de le préserver obligent, il n’était pas dupe. Il avait bien entendu la fatigue, le stress, la nervosité même de son soldat lors des coups de fil qu’ils avaient échangé, un peu quand ils pouvaient, surtout Adel, au fil des semaines. Il avait bien senti la fatigue s’accumuler et il avait été soulagé en recevant le message lui annonçant leur départ d’Alep.
« Toi aussi, tu m’as manqué. Je suis content que tu sois là.
– Hmmmm…
– Tu vas pouvoir te reposer, c’est cool que tu aies une si longue perm’… »
Adel le lâcha et leva le nez vers lui :
« Ça va pas être du luxe, c’est sûr… Bon sang, on a bien baroudé là depuis trois-quatre ans…
– C’est quand même dingue qu’ils n’aient pas d’obligation de vous laisser plus souffler.
– On signe pour ça, Nath, être dispo quand il faut. La guerre prévient pas.
– Ouais, ben elle pourrait, c’est quoi cette gestion des plannings toute pourrie ! C’est pas du boulot, ça ! »
Ils rirent et s’embrassèrent encore. Nath s’accroupit un peu pour le serrer contre lui.
« Bon retour, chéri de moi aussi.
– Merci. »
Adel mangea tout de même presque un tiers du plat. Nathanael l’accompagna, il avait, à la réflexion, dîné léger, et puis la bonne odeur lui avait rouvert l’appétit.
Puis, laissant Adel se doucher, il débarrassa et fit rapidement la vaisselle.
Il entendit Adel chantonner et un gros « pouf » qui le laissa penser à un écroulement en règle sur le lit.
Il s’essuya les mains et alla voir.
Adel était bien écroulé sur le lit.
« Je pense que tu serais mieux SOUS la couette, remarqua non sans amusement Nathanael en croisant les bras.
– Hmmm… entendit-il.
– Je te jure que si.
– Pfff… »
Nathanael éclata de rire et s’approcha pour l’attraper et le redresser :
« Allez un dernier petit effort et tu y seras, mon cœur… »
Adel se laissa border, luttant pour garder encore un peu les yeux ouverts, puis il tendit la main pour caresser la joue de Nathanael assis au bord du lit, et demanda d’une voix ensommeillée :
« Tu viens ? »
Nathanael prit sa main dans la sienne et l’embrassa :
« Je me brosse les dents et j’arrive. »
Nathanael se pencha pour l’embrasser encore avant de lui rendre sa main et de se lever. Il fit au plus vite, brossage de ratounes et pyjama, enfin les vieux survêt et T-shirt avec lesquels il dormait. Adel était en chien de fusil, tourné de son côté, les yeux fermés.
Nathanael se coucha tout doucement et éteignit tout de suite. Il s’allongea sur le dos, posa ses lunettes sur la table de nuit et sourit en sentant quelqu’un se blottir contre lui.
Il passa son bras autour de lui, posa son autre main sur la sienne, sur sa poitrine, et dit encore :
« Fais de beaux rêves, mon amour.
– ‘Ci… »
Et ce furent, sans surprise, les dernières paroles de cette soirée.
Chapitre 74 :
Adel dormait lorsque, deux jours après son retour, son avocate essaya de l’appeler.
C’était environ 15 h, mais le lieutenant, moins à cause du décalage horaire que de la pression retombée, était quasi en hibernation depuis son retour.
Son téléphone était donc dans le bureau, près de Nathanael qui travaillait tranquillement, au cas où un appel ou un message urgent arriverait. Le dessinateur se permit donc de décrocher. L’avocate ne put cependant rien lui dire à lui, comme il le pensait, mais il l’assura qu’Adel la rappellerait dès son réveil, puisqu’elle refusa qu’il aille le réveiller. Elle le remercia et il raccrocha en se disant qu’elle avait l’air un peu contrariée. Il espéra que rien de grave n’arrivait et se remit au boulot.
Adel émergea vers 16 h, un peu ensuqué. Il rejoignit le bureau en traînant les pieds et y entra en bâillant, ce qui fit rigoler son compagnon.
« Ben alors, on se relâche, Lieutenant ?
– Fatiguééééééé… répondit Adel en venant enlacer ses épaules, posant son front sur son épaule.
– C’est du propre !
– Mééééeuh. »
Nathanael caressa sa tête :
« Tu veux un thé ? J’allais m’en faire un.
– Mmmmmmmh ouais… »
Adel embrassa son cou, le faisant rire, avant de se redresser.
« Ça va toi ? Tu as pu avancer comme tu voulais ?
– Tranquille. »
Nathanael se leva, le faisant reculer.
« Ah, ton avocate a appelé. Elle voulait te parler.
– OK, je vais la rappeler tout de suite… »
Nathanael hocha la tête, lui fit un petit bisou et le laissa. Adel le regarda faire avec un sourire avant de prendre son téléphone. La secrétaire l’accueillit aimablement avant de lui passer sa patronne.
« Bonjour, Lieutenant. Merci de votre appel.
– De rien. Désolé pour tout à l’heure, je me reposais.
– Votre compagnon m’a dit, oui, il n’y a pas de mal. Votre mission a été si pénible que ça ?
– Euh, oui… Pénible et très fatigante. Mais bon, je ne veux pas vous prendre trop de temps ? Que pouvais-je pour vous ?
– Je voulais vous informer des avancées de votre dossier. Et j’ai malheureusement de mauvaises nouvelles… »
Adel fronça les sourcils et s’assit, avant de prendre une feuille de brouillon et un crayon sur le bureau de Nathanael. Prenant le téléphone de sa main droite, il écouta, grave, en notant ce qu’il devait.
« Que se passe-t-il ?
– Vous devez vous souvenir que j’avais déjà eu du mal à déposer la demande de divorce ?
– Oh que oui.
– Eh bien, ce n’était que le début des problèmes… Votre cas a été confié à un des pires juges possibles pour un cas comme le vôtre.
– À ce point ?
– Hélas oui… Il est connu pour être homophobe, mais même sans ça, c’est une personne qui ne tolère pas grand-chose et, pour être honnête, il a même bien du mal à accepter certains divorces tout court.
– Sûrement un coup de ma famille, ça, encore… soupira avec lassitude le militaire.
– C’est plus que probable, confirma-t-elle, compatissante. C’est très étrange que votre cas ait tant traîné avant de tomber pile sur son bureau. Malheureusement, ça sera très dur à prouver…
– Et qu’est-ce qu’il peut faire ?
– Il a rejeté votre demande de garde alternée, bloqué même votre droit de visite et va probablement tenter de fixer la pension alimentaire au maximum, expliqua-t-elle avec fatigue.
– Il a motivé ce rejet comment ? demanda gravement Adel, sourcils froncés.
– Le fait que vous n’ayez pas cherché à revoir vos enfants tout de suite et attendu pour faire votre demande, mais on ne va pas se mentir, c’est sans doute surtout votre adultère.
– L’adultère est encore interdit en France… ? s’étonna le soldat.
– Alors non, plus en tant que tel depuis 75, mais il reste une circonstance aggravante dans les séparations. Les époux sont censés respecter leurs devoirs conjugaux jusqu’à ce que le divorce soit légalement acté. Y compris le devoir de fidélité. »
Adel fit la moue, sceptique.
« Euh… Pas que je m’y connaisse beaucoup, mais… Il y a vraiment des gens qui font ça ?…
– Tout dépend des circonstances, répondit-elle, mais dans le cas des divorces conflictuels, comme le vôtre va plus que sûrement l’être, il est effectivement rare que les devoirs conjugaux soient respectés par des gens qui ne peuvent plus se supporter, voire qui ont effectivement refait leur vie dans l’intervalle. Mais légalement, tout ceci est laissé à l’appréciation du juge. Il est logique qu’une personne passant sa vie en dehors du lit conjugal ne soit pas traitée comme une n’ayant eu qu’un flirt d’un soir, par exemple…
– Ah oui, là oui, je comprends mieux.
– Dans votre cas, un juge conciliant et moderne reconnaîtrait sans doute que vu que vous avez été marié sous contrainte et que votre épouse et vous ne vous étiez pas touchés depuis des années, sans parler des pressions familiales, partir refaire votre vie avec quelqu’un d’autre dans une relation plus saine était sûrement la meilleure, et surtout la plus honnête, chose que vous pouviez faire.
– Mais pas un juge homophobe.
– Non. Bref, tout ça prouverait votre instabilité et vous rendrait possiblement dangereux pour vos enfants. Sans compter le fait que votre métier fait de vous une personne partiellement absente et donc pas forcément disponible en cas de souci… Et bien sûr, une méfiance certaine envers votre compagnon.
– Charmant, ironisa le lieutenant.
– Je suis vraiment désolée.
– Y a-t-il un recours ?
– Malheureusement, pas réellement… On peut faire appel de sa décision pour le droit de visite au moins, surtout parce qu’il a décidé ça sans même vous rencontrer, mais pour qu’il soit vraiment dessaisi du dossier, il faudrait l’attaquer, et sans plus d’élément factuel contre vous précisément, ça serait très compliqué… En fait, et j’en suis encore désolée, insista-t-elle, sincère, tant qu’il n’a pas rendu son jugement, toutes nos démarches sont de façon quasi certaine vouées à l’échec. Quand ça sera fait, nous pourrons envisager des poursuites… Mais tant que le jugement définitif n’est pas rendu, ça ne servirait à rien. Tant que vos enfants ne sont pas en réel danger auprès de votre ex et de vos parents, et vous savez comme moi que les mauvais traitements psychologiques sont quasi impossibles à prouver et faire condamner, ça ne serait que perte d’énergie et vous n’avez vraiment pas besoin de ça. Tant que le divorce n’est pas acté, nous sommes coincés… Et même après ça, faire appel d’une décision de justice est vraiment long et complexe. Ce sont des choses très longues et fastidieuses pour des résultats trop souvent décevants.
– …
– Je suis navrée, vraiment. »
Adel passa sa main sur son visage et ses yeux. Il reprit d’une voix blanche :
« Je fais quoi, alors ? Je me résigne à faire une croix sur mes enfants ?
– Non, surtout pas ! »
Il s’accouda mollement à ses genoux, infiniment triste.
« Non, vous restez de plein droit leur père.
– Mais si je ne peux plus les voir… ?
– Ça ne change rien. La déchéance du droit parental, c’est une autre paire de manches que simplement vous refuser le droit de visite et la garde alternée. Elle ne serait possible que si vous étiez condamné, ou si vous mettiez vraiment vos enfants en danger réel et concret, et il ne jouera pas à ça. Il sait très bien que quoi qu’il en pense, votre homosexualité seule ne sera pas un argument recevable et qu’il ne peut vous avoir sur rien d’autre. Vous devez faire le maximum pour prouver que vous voulez garder un lien avec eux.
– Ça ne répond jamais quand j’appelle… soupira Adel, se souvenant sans mal de toutes ses tentatives.
– Je m’en doute. Notez quand même vos essais. Et il y a d’autres moyens. Écrivez-leur, par exemple. Envoyez-leur des cartes, des lettres, des cadeaux, gardez-en trace. Je sais que c’est horrible pour vous et j’aimerais vraiment être dans un pays où tout ça se passe mieux ou au moins, plus vite, mais la seule chose que vous pouvez faire, pour le moment, c’est prendre votre mal en patience.
– Caroline ne veut pas divorcer… On en a pour plus d’un an et demi avant que la vraie procédure de divorce soit simplement lancée… gémit Adel en serrant son poing.
– Je sais. Mais nous sommes là et vos enfants seront vite assez grands pour pouvoir, eux aussi, donner leur avis.
– …
– Courage. On va se battre et on y arrivera. Vous êtes bien placé pour savoir qu’une longue bataille nécessite une longue préparation… Mais on va y arriver. L’important, là, c’est de garder votre but bien en vue. L’itinéraire, on fera au mieux en naviguant comme on pourra. »
Adel inspira un grand coup et répondit d’une voix un peu tremblante :
« D’accord… »
Il raccrocha peu après, profondément peiné.
Il n’avait pas souhaité demander immédiatement à revoir ses enfants. Il avait préféré prendre ses marques avec Nathanael, et après, il y avait eu l’OPEX. Pour lui, le droit de visite était un droit acquis… Avait-il eu tort d’attendre ?…
Il revit le visage suppliant de Sabine.
« Je veux pas rester ici sans toi… Je peux aller avec toi ? »
Est-ce qu’il avait eu tort, ce soir-là, de ne pas l’emmener, les emmener, avec lui… ?
« Adel ? »
Adel sursauta et se tourna vivement vers Nathanael qu’il n’avait pas entendu revenir. L’illustrateur avait deux mugs fumants en main. Il sourit :
« Eh zen, ce n’est que moi… »
Son regard était affectueux et il ajouta pareillement :
« Sales nouvelles ?
– Ouais.
– Viens m’expliquer ça. »
Adel se leva lentement, lourd de fatigue et d’abattement.
Ils s’installèrent sur le canapé et Adel prit sa tasse entre ses mains qui tremblaient un peu. Il expliqua rapidement à Nathanael ce que son avocate lui avait dit. Navré, le dessinateur passa son bras autour de ses épaules et lui dit :
« J’ai pas les mots, là, à part courage, je t’aime, et je suis là. »
Adel eut un sourire rapide et haussa les épaules. Il tourna la tête pour lui faire un bisou rapide.
« Merci, mon chéri. Y a rien à dire, hélas… Elle a raison, je pense. Il faut que je garde le lien, que j’envoie des lettres. Que je note les appels que j’essaye de passer, tout ça.
– Ça, on peut imprimer tes factures détaillées.
– Ah oui, ça sera plus simple.
– Et pour les lettres, les cartes, tout ça, il faudra tout envoyer en recommandé pour garder des preuves.
– Ah, oui, aussi… »
Adel sourit en se penchant pour s’appuyer contre lui :
« Tu penses à tout…
– Bof, c’est arrivé à un pote, j’avais noté ça dans un coin de ma tête…
– Un père parti de chez lui ?
– Ouais, plus ou moins viré par son ex, une femme qui a pété un plomb contre lui du jour au lendemain, enfin c’est ce qu’on a cru au début, jusqu’à ce qu’on apprenne qu’en fait, elle préparait son coup depuis des mois.
– Ils avaient des enfants ?
– Deux, plus petits que les tiens.
– Il a obtenu gain de cause, ton pote ?
– Oui. Ça a été long, ça a été dur, mais oui, il a obtenu gain de cause. »
Nathanael caressa la tête d’Adel et soupira, essayant d’être réconfortant :
« Je sais que l’idée de ne plus être là pour veiller sur eux te bouffe. Mais on n’y peut rien pour le moment. Ton avocate a raison, il faut qu’on vise le long terme. Une fois que ce juge-là aura rendu son jugement, on pourra agir et demander qu’un autre revoie le dossier. Avant ça, il faut mieux ne pas faire trop de vagues pour ne pas risquer de braquer tous les juges du coin. Si on attaque alors qu’il n’a rien fait de vraiment contestable contre toi personnellement, on va juste passer pour des chieurs et ça nous foutra mal de base avec ses collègues.
– Et si on tombe sur un autre homophobe à la con ?
– Là, on pourra gueuler, voire faire un peu de pub sur tout ça pour les calmer. Si le premier verdict est vraiment clairement parti pris et que le deuxième risque d’abonder dans le même sens sans plus de remise en cause, un bon coup de pression médiatique pourrait suffire à les calmer.
– Tu pourrais faire ça ?
– Autant que ma petite notoriété serve à quelque chose. La dernière fois que j’ai sonné le rappel de l’asso et de ma fanbase, ça avait bien bougé…
– C’était pour quoi ? » s’enquit Adel, curieux, en se redressant pour boire enfin un peu de thé.
Nathanael prit sa propre tasse, restée posée sur la table basse.
« Tentative de déshériter une copine lesbienne au moment du décès de son père. C’était son dernier parent et sa sœur et un de ses frères avaient essayé de l’exclure de la succession, avec la complicité d’un notaire un peu chelou. Il y avait pas mal de pognon à la clé.
– Et tu avais fait quoi ?
– Lettre ouverte au nom de l’asso à l’ordre des notaires et pétition en ligne. Ils avaient réagi au quart de tour. Ils aiment pas beaucoup de genre de pub. Bizarrement, le notaire était très vite redevenu très gentil et réglo.
– Sans déc’.
– Oui hein, on se demande… »
Nathanael caressa encore la tête d’Adel :
« Patience. Je te jure que tu les reverras. »
Adel sourit, le regarda et hocha la tête :
« Oui. »
Le soldat reprit :
« Je t’aime. Je ne regrette rien. Je suis heureux avec toi. »
Nathanael sourit aussi.
« Merci de me le dire.
– Genre tu en doutais ?
– Non, mais merci quand même. »
Quelques semaines plus tard, pour l’anniversaire de son fils, Adel envoya donc un petit colis en recommandé avec une carte et un petit livre sur les dinosaures avec une petite maquette de stégosaure à monter.
Colis qui leur revint rapidement avec la mention « Refusé ».
Adel nota ça, dates et faits, et Nathanael prit un carton dans lequel il rangea l’objet avant de le mettre dans le garage. Le premier d’une très longue série, puisqu’il faudrait attendre les gourmettes, des années plus tard, pour qu’Adel n’ose demander à son frère de servir d’intermédiaire, via leur colonel.
Pour l’heure, deux cartons étaient appelés à se remplir dans le garage et Adel de se répéter qu’il leur donnerait tout ça un jour.
Il regardait souvent leurs photos et se demandait quand, espérant bientôt et que Caroline et ses parents ne leur aient pas complètement retourné le cerveau contre lui.
Bientôt.
Mais il aurait préféré que ça ne se passe pas à la Brigade des mineurs, suite à une tentative de plainte pour inceste.
Chapitre 75 :
C’était un mardi matin comme les autres, six semaines après le retour d’Adel. Il avait pu se reposer et profitait enfin de son congé en attendant la suite. Nathanael et lui faisaient tranquillement leur plein de courses de la semaine lorsque le lieutenant reçut un coup de fil : il était convoqué à la Brigade des mineurs de Lyon dans l’après-midi.
Sur le coup, Adel, qui attendait au caddie que Nathanael revienne de la poissonnerie (lui ne supportait pas l’odeur), dans le rayon désert des thés et boissons chaudes diverses, resta stupéfait.
« Euh, d’accord… finit-il par balbutier. Euh… Vous m’avez dit 14h30… ?
– Oui, lui répondit le policier sans émotion particulière.
– Puis-je euh, connaître la raison de la convocation ?
– Vous êtes convoqué en audition libre dans le cadre d’une enquête préliminaire suite à un dépôt de plainte de votre épouse concernant des faits d’agression sexuelle sur vos enfants. »
Nathanael revenait et regarda avec une curiosité vite teintée d’inquiétude son compagnon quand celui-ci grimaça sous le coup de poignard et leva un regard meurtri au ciel, enfin au plafond du magasin.
« Bien. Merci, je vais prévenir mon avocate, mais dans tous les cas, pas de souci, je serai là tout à l’heure.
– D’accord, c’est bien noté. »
Nathanael mit le poisson dans le sac isotherme alors qu’Adel raccrochait.
« Qu’est-ce qui se passe, mon cœur ? demanda gentiment le dessinateur, un peu craintif.
– Convocation à la Brigade des mineurs. »
Nathanael n’eut pas besoin qu’il en dise plus :
« Oh les connards… »
Il secoua la tête :
« C’est pas vrai, ils ont osé…
– On dirait bien.
– Bon, on a le temps de finir les courses… ?
– Oui, oui, c’est à 14h30…
– OK. »
Nathanael s’approcha pour caresser la joue d’Adel qui le laissa faire et ferma un instant les yeux quand il l’embrassa.
« Je suis désolé, mon amour.
– Tu n’y es pour rien.
– Appelle vite ton avocate. Va dans la voiture si tu veux, tu seras tranquille et il y a de quoi écrire dans la boite à gants. Je prends ce qui reste sur la liste et on se rentre vite.
– OK, répondit Adel en hochant la tête. J’y vais… »
Adel lui rendit son baiser :
« Merci, Nath.
– C’est normal, file. »
Adel hocha encore la tête et partit. Il chercha rapidement le numéro du cabinet et lança l’appel. Ça décrocha avant qu’il ne sorte du magasin et avertie de l’urgence, la secrétaire lui passa sans attendre l’avocate. Adel s’assit dans la voiture, à la place du conducteur, et lui expliqua tout. Elle soupira avec humeur :
« Bon sang, j’aurais tellement aimé me tromper…
– Oh, ça m’aurait étonné qu’ils ne tentent rien, répondit-il en prenant de quoi écrire au cas où.
– Ça, nous sommes d’accord, malheureusement. Bien, je vais vous poser une question, monsieur de Larose-Croix, et je ne vous la poserai qu’une fois. Avez-vous, oui ou non, agressé sexuellement vos enfants ? »
Adel eut un sourire.
« Non.
– C’était pour le principe.
– Je sais, il n’y a pas de souci.
– Parfait. Donc, déjà, avez-vous compris dans quel cadre vous étiez convoqué ?
– Pas vraiment.
– Bien, alors on va commencer par là. Vous avez parlé d’audition libre et d’enquête préliminaire, c’est ça ?
– Oui, c’est ce que le policier qui m’a appelé m’a dit.
– Alors, c’est peut-être bon signe. Une enquête préliminaire est faite en amont, avant la possible ouverture de l’instruction. Là, il faudrait voir si c’est à l’initiative des policiers ou du procureur, mais ça pourrait déjà vouloir dire qu’ils ont un doute et ne veulent pas lancer l’artillerie lourde sans un minimum de prudence.
– Je vois, d’accord… »
Adel nota la chose.
« Et l’audition libre ?
– C’est l’autre bon signe : vous êtes soupçonné de quelque chose, mais il n’est pas question de garde à vue, encore moins de mise en examen, mais simplement de vous interroger. C’est un cas où aucune contrainte ne doit être exercée, ni arrestation, ni rien, et vous pouvez effectivement être assisté de votre avocat.
– Vous seriez disponible ?
– Je vais m’arranger. Si jamais c’est impossible, je vous enverrai quelqu’un de toute façon, ne vous inquiétez pas.
– Merci.
– De rien. C’est mon travail. Donc, je vais quand même vous informer de vos droits dans ce cas. Avant l’audition, les enquêteurs doivent absolument vous donner les informations suivantes : …
– Euh, je vais noter, merci…
– … La nature, la date et le lieu de l’infraction pour laquelle vous avez été convoqué et aussi vos droits : vous avez, déjà, le droit de vous taire sur ce qu’on vous reproche et de ne pas répondre à certaines questions, vous pouvez aussi quitter les lieux quand vous le voudrez, puisque vous n’êtes pas en garde à vue.
– D’accord… dit Adel qui marquait tout ça avec soin.
– Votre droit de répondre, bien sûr, d’être assisté d’un avocat, énuméra l’avocate de mémoire, bon, l’interprète sera inutile dans votre cas…
– À part pour le jargon juridique… lâcha-t-il avec un sourire.
– Ah oui, peut-être, admit-elle avec amusement. Et enfin, votre droit à bénéficier de conseils juridiques dans une structure appropriée, mais ça devrait aller aussi. »
Adel hocha la tête :
« Oui, je pense aussi.
– Dans tous les cas, encore une fois, le fait que vous n’ayez pas été arrêté et placé en garde à vue peut nous laisser espérer que les enquêteurs ne sont pas dupes de la manipulation ou au moins qu’ils sont prudents.
– J’espère que c’est le cas.
– Nous verrons. Dans tous les cas, restez calme et factuel.
– Je vais essayer… Mais entre nous, ça m’étonnerait que des policiers ici aient des capacités de torture suffisante pour arriver à m’énerver ou me faire dire ce que je ne veux pas. »
Le lieutenant sursauta quand on frappa à sa vitre, puis sourit. C’était Nathanael qui arrivait avec le chariot. Le dessinateur chargea le coffre avant de venir s’asseoir à la place-passager alors qu’Adel raccrochait.
« Ça va ? lui demanda doucement son compagnon.
– Ça ira.
– On rentre vite manger et on se prépare ?
– Tu veux venir ?
– Oui. Hors de question de te laisser tout seul, là. ‘Faut pas déconner. »
Adel sourit, ému :
« Merci.
– De rien, c’est normal, mon cœur. »
Nathanael caressa sa main.
« On en a déjà parlé, ça se fait de se soutenir quand on est amoureux.
– Hm hm, ‘scuze, j’ai pas encore l’habitude.
– Ça va venir. »
À 14h15, les deux hommes se garaient sur le parking du principal commissariat de Lyon. Le bâtiment était très grand, en partie construit sur une ancienne forteresse, et regroupait de très nombreux services. La Brigade des mineurs était l’un d’eux. Ils le trouvèrent sans mal et y furent accueillis par un agent entre deux âges qui buvait un café, sans doute pour essayer de ne pas piquer du nez. Il avait l’air épuisé.
Adel se présenta, présenta Nathanael, ce qui fit froncer un sourcil à l’agent qui n’en dit cependant rien, nota tout ça et leur expliqua :
« Vous pouvez attendre là-bas, le commandant Crépin et le lieutenant Devi vont s’occuper de vous. »
Les deux hommes le remercièrent et rejoignirent l’endroit indiqué. En approchant, ils entendirent cependant homme déclarer avec fermeté, de l’autre côté de la cloison qu’ils longeaient :
« Vous n’avez pas à discuter la procédure. »
Et Adel blêmit et trembla en entendant la voix qui répondit avec humeur :
« Mais enfin, à quoi ça rime !… »
Son père… Il s’arrêta et retint Nathanael par le bras.
« Nous avons porté plainte à notre gendarmerie, comment se fait-il que nous ayons été convoqués ici ?
– Le procureur a décidé de nous transférer le dossier et nous a demandé de faire une enquête préliminaire. Je ne sais pas trop ce que vous faites là, puisque c’est votre belle-fille, d’après ce que j’ai compris, qui a déposé la plainte suite au témoignage de votre autre fils, mais vous n’êtes pas concerné, à ce que je sache ?
– Je m’inquiète pour mes petits-enfants ! » répondit avec colère Théodore de Larose-Croix.
Adel serra les poings et Nathanael grimaça. Une voix féminine froide les fit sursauter :
« Pardon, vous êtes ? »
Ils regardèrent la femme qui les avait interpellés et les toisait, bras croisés. Aussi haute que Nathanael, cheveux châtain sombre courts, elle les dévisageait avec sévérité.
« Euh, répondit Adel, mal à l’aise, je suis Adel de Larose-Croix, j’ai été convoqué euh…
– Ah, c’est vous, d’accord. Et vous ? demanda-t-elle à Nathanael.
– Nathanael Anthème. Je suis le compagnon d’Adel. J’ai préféré l’accompagner. »
Elle hocha la tête, un peu radoucie :
« D’accord. Vous êtes à l’heure, c’est bien. Vous ne deviez pas venir avec votre avocat ?
– Si, elle arrive. Et vous, vous êtes ?
– Commandant Crépin, c’est à moi qu’est revenue la direction de cette enquête.
– Ah, enchanté…
– Mouais, ça on verra si vous le maintenez encore dans quelques heures. »
Adel eut un sourire :
« Je pense que oui. »
Elle le toisa un instant et eut un sourire en coin rapide aussi.
« Bon, continua-t-elle en avançant et en leur faisant signe de la suivre. On va vous épargner d’attendre dans la même salle que votre famille, on a cru comprendre que c’était un peu tendu entre vous.
– Merci. » lui répondit Adel alors qu’ils lui emboîtaient le pas.
Elle les laissa dans une autre salle un peu plus loin en leur disant qu’elle allait revenir chercher Adel rapidement avant d’entrer dans un bureau voisin, où l’attendait le propriétaire de la voix masculine entendue plus tôt, un grand Indien plutôt costaud.
« Ah, vous voilà, Commandant, vous étiez où ?
– Je suis tombée sur notre suspect en revenant de ma pause clope, il attend à côté. Où on en est ?
– Mona va se charger d’interroger les gamins, avec Lucas. Avec leur mère d’abord, puis sans, et on filmera.
– Parfait.
– Comment vous l’avez trouvé, le suspect ?
– Grand gars baraqué, plutôt calme et serein. Il est venu avec son mec, par contre.
– Son mec ?
– Ouais.
– Voilà qui explique beaucoup de choses.
– C’est ce que je me suis dit. J’ai entendu que le grand-père râlait dans leur salle d’attente ?
– Oh, m’en parlez pas ! »
Il soupira :
« Très contrarié d’être ici, il ne comprend pas pourquoi on ne se contente pas de la simple parole de son fils et que l’autre n’est pas déjà arrêté.
– Et tu lui as dit quoi ?
– En gros, qu’il y avait une procédure à suivre et qu’on allait le faire, et que si ça ne lui plaisait pas, ça ferait pareil.
– Ouais, on va voir ce que nous dit notre suspect, mais j’avoue que j’y crois moyen.
– Moi aussi.
– Mona ne devrait pas avoir de mal avec les enfants, elle sait y faire et Lucas aussi. La déposition du frère est un peu trop précise et cohérente pour des faits remontant si loin, je trouve.
– Et leur réticence à tous à nous laisser interroger les enfants est un peu trop vigoureuse. »
Elle fit la moue et hocha la tête.
« Ce n’est pas la même chose d’être chez ses copains gendarmes chez soi et ici face à nous, conclut-il.
– Pas pour rien que le procureur nous a filé le bébé. Il n’est pas idiot et de toute façon, tout le monde sait qu’il déteste ce JAF… Il n’allait pas manquer une telle occasion de l’emmerder. »
Le lieutenant Devi hocha la tête. Il n’avait pas été surpris non plus et, en fait, personne ni dans la police ni dans la magistrature lyonnaise n’aurait vraiment pu l’être, tant il était de notoriété publique que le procureur Rosemond avait, non pas une dent, mais tout un râtelier, contre Gondéant, le juge des affaires familiales qui s’occupait du dossier Larose-Croix. Rosemond ne pouvait pas encadrer le vieux réac’ et si son nom avait l’outrecuidance d’apparaître dans un des dossiers qui atterrissaient entre ses mains, il y avait environ une chance sur une pour que le dossier en question soit passé trois fois au peigne fin et l’affaire traitée avec la plus grande attention.
Absolument rien d’étonnant donc à ce qu’une plainte pour agression sexuelle dans une famille de cathos réac’ vivant dans la même ville que le fameux juge des familles, avec une demande de divorce gelée par le même juge, lequel avait déjà bien chargé la mule contre le père et demandeur de la séparation, n’ait attiré plus que de coutume son attention… Et qu’il ait donc retiré illico presto l’affaire aux gendarmes de la même petite ville pour la confier à des policiers sans lien avec tout ça.
Policiers qui avaient eux aussi, au vu de la chose, pris tout ça avec circonspection et décidé donc de convoquer tout ce petit monde, le témoin des faits, la mère, les enfants et le père pour essayer de mettre tout à plat en appliquant très strictement les procédures prévues pour ce type de cas. Ils ne s’attendaient par contre pas à ce que le grand-père ne vienne d’un côté ni le compagnon du père de l’autre.
Ça commençait à faire pas mal de monde.
Mais il en fallait plus pour déstabiliser la commandante Crépin, qui, toute dans sa trentaine qu’elle soit, en avait vu d’autres, et Devi, plus près de la cinquantaine, n’était pas un débutant non plus à ce type de jeu.
Loin de se douter de tout ça, Adel et Nathanael attendaient sagement, là où on les avait laissés, assis l’un près de l’autre et main dans la main. Le militaire n’était pas spécialement stressé. Habitué à gérer des situations autrement plus dangereuses, il attendait de voir à quelle sauce on allait vouloir le manger. Nathanael était plus inquiet, même s’il essayait de ne rien en montrer. Il avait un peu trop souvent eu affaire à l’indifférence, pour ne pas dire pire, des policiers face aux violences auxquelles les membres de sa communauté étaient confrontés… Il espérait que ça allait bien se passer.
Adel sentait bien la nervosité de son homme et ne savait pas trop quoi faire. Lorsque ça arrivait à un de ses gars, il l’envoyait courir un peu ou faire des pompes pour le calmer, mais là, ça n’était ni la bonne personne ni la bonne méthode…
Il se demandait donc que faire lorsque l’arrivée de son avocate mit fin à ses tergiversations.
Quasi aussi haute que lui et pas vraiment moins large, vêtue d’un tailleur-jupe mauve très sombre, avec de longs cheveux noirs et bouclés, maquillée juste ce qu’il fallait, Maître Roshane était une femme imposante, dans absolument tous les sens du terme.
Adel se leva pour l’accueillir. Elle lui sourit aimablement, ainsi qu’à Nathanael quand Adel les présenta, avant de s’asseoir avec eux pour voir s’il y avait du nouveau en attendant qu’on vienne les chercher.
Adel ne put que lui dire que l’accusation venait d’un de ses frères, il pensait à Arnaud, et que son père était également là, mais que les policiers semblaient décidés à au moins faire un point propre.
« De ce que je sais du commandant Crépin, leur dit-elle, ce n’est pas le genre à se laisser berner et elle est très à cheval sur le respect des règles.
– Et le lieutenant euh, Devi, je crois ? demanda Nathanael.
– Alors, lui je sais que c’est un ancien du service, mais je n’en sais pas plus. »
La voix de l’Indien, amusée, les fit sursauter tous les trois :
« Effectivement, je travaille ici depuis 19 ans. »
Il gloussa devant leur air d’enfants pris en faute.
« Le commandant vous attend, monsieur de Larose-Croix. Vous êtes son avocate, j’imagine ? demanda-t-il poliment à Maître Roshane, qui s’était levée la première.
– Tout à fait, dit-elle.
– Bien, si vous voulez bien me suivre tous les deux ? »
Adel se leva et regarda Nathanael qui lui sourit :
« Je vais aller m’en griller une petite pendant que vous papotez sagement. Tu m’appelles si besoin ?
– Promis, mais à mon avis, t’as le temps. »
Ils lâchèrent leurs mains et Adel et l’avocate suivirent le policier dans le bureau voisin.
Nathanael les regarda disparaître et soupira.
Bon bon bon, ben on croise les doigts…
Il repartit de là où il était venu. Avec un peu de chance, quelqu’un lui indiquerait où fumer sans devoir se retaper tout le bâtiment pour retourner à l’entrée…
Repassant devant l’autre salle d’attente, il entendit la voix désormais identifiée de son beau-père et reconnut sans surprise celle d’un petit con qu’il avait croisé éméché dans un bar un peu moins d’un an plus tôt. C’était donc, sans grand scoop, bel et bien Arnaud qui avait témoigné contre Adel, permettant à Caroline de porter plainte.
Apparemment, ils étaient très très colère que les policiers aient tenu à interroger les deux enfants et surtout qu’ils osent remettre en doute le témoignage du jeune militaire.
Nathanael eut un sourire dédaigneux. Lui ne devait pas se montrer, en tout cas pas tout de suite, il continua donc son chemin et l’homme de l’accueil, un peu réveillé par son café, lui désigna sans souci où fumer, un peu plus loin.
Il se retrouva donc sur une terrasse avec de beaux bacs à fleurs, un peu plus loin, désert à l’exception d’un beau blond qui fumait sagement, accroupi contre le mur.
S’apercevant que son briquet ne marchait plus, Nathanael grogna et alla lui demander du feu.
Visiblement amusé, le blond hocha la tête et se releva avec un soupir pour sortir le sien de sa poche arrière. Le policier s’avéra très grand et Nathanael le remercia, un peu mal à l’aise.
« Z’êtes pas de la maison, vous, qu’est-ce que vous faites là ? lui demanda sans animosité aucune le blond.
– Désolé, c’est votre collègue de l’accueil qui m’a dit de venir ici, c’est réservé au personnel ?
– Non, non, pas vraiment, ‘vous en faites pas. »
Nathanael alluma sa cigarette.
« Mon compagnon a été convoqué pour un truc chelou, j’ai préféré l’accompagner. »
Il guetta la réaction, mais le blond sourit.
« C’est cool de votre part.
– Ben quand on aime… »
Le blond hocha la tête, concerné. Nathanael demanda :
« Vous êtes de la Brigade des mineurs aussi ?
– Non, de la Crim, mais on est à trois couloirs, on fume ici aussi, du coup. Il a été convoqué par qui, votre compagnon ?
– Euh, le commandant Crépin. »
Le blond fit la moue et hocha la tête.
« Bonne pioche.
– Vous la connaissez ?
– Ouais, une vieille amie de mon supérieur. Aussi psychorigides l’un que l’autre sur le respect des lois et des règles, bref, si votre mec n’a rien fait, il n’a rien à craindre. »
Une tête grisonnante apparut de l’intérieur :
« On te cherche, Erwan, notre prévenu est arrivé.
– OK, Anya, j’arrive. »
Le blond sourit encore à Nathanael :
« Vous en faites pas, ça va aller. »
Il fila rejoindre l’autre et ce n’est qu’à ce moment que Nathanael se rendit compte qu’il avait toujours le briquet en main.
« Oups… »
Chapitre 76 :
Nathanael souffla sa bouffée et se précipita à la porte, ne passant que la tête à l’intérieur pour ne rien enfumer, et il interpella le policier qui n’était pas encore loin :
« Excusez-moi ! »
Le grand blond et son collègue, un élégant homme grisonnant aux traits fins, se retournèrent.
« Votre briquet ?
– Ah merci ! Pardon ! »
Le blond fit demi-tour alors que l’autre soupira, amusé :
« Erwan, on a pas le temps, là !
– Déso Anya… J’en connais un qui va me bouffer, si je le perds, celui-là… »
Nathanael se dit que le second avait un bel accent slave et tendit le briquet :
« Merci à vous.
– Je vous en pr… commença le blond avant d’être interrompu sans avoir eu le temps de saisir l’objet.
– Qu’est-ce que tu fous là, sale tarlouze ! »
Nathanael, le blond et le Slave sursautèrent de concert, les deux premiers se tournant d’un bloc vers celui qui s’était écrié ça et le troisième, l’ayant vu arriver de plus loin, se contentant de plisser les yeux.
Les deux policiers entendirent un Nathanael blasé soupirer :
« Oh putain… »
Alors qu’un jeune homme haineux au crâne quasi rasé se précipitait vers lui :
« C’est toi, l’enculé qu’a retourné la tête à mon frère ?! »
Mais il ne put le rejoindre, car le grand blond s’interposa et demanda froidement :
« Y a un problème ? »
Le Slave leva les yeux au Ciel et s’approcha aussi en gémissant :
« Non, mais on a un interrogatoire, là… »
Nathanael soupira encore :
« Vous devriez tenir votre langue, Arnaud. »
Mais Arnaud était furieux, il cria en essayant de pousser le blond :
« Pousse-toi, toi, c’est pas après toi que j’en ai !
– Vous cherchez les emmerdes, vous. »
Non seulement le blond avait dit ça très sèchement, mais Arnaud ne parvenait pas à le pousser.
« J’ai dit dégage ! »
Le blond soupira, attrapa le garçon pour le plaquer très fermement face au mur :
« Eh. On se calme. »
Le Slave regarda Nathanael.
« C’est quoi, l’embrouille ? demanda-t-il.
– Euh, cet homme est le jeune frère de mon compagnon… répondit l’illustrateur en reculant un peu dehors, cherchant où éteindre la cigarette qui se consumait entre ses doigts. Et disons que c’est un peu compliqué…
– On va te crever, sale… commença Arnaud avant que le blond ne le coupe avec froideur :
– Eh oh. Arrêtez d’en rajouter, vous. »
Nathanael alla inspirer une dernière bouffée avant d’écraser la cigarette, en l’entendant continuer avec la même froideur :
« Vous venez de commettre deux délits sous le nez de deux officiers de police, donc un contre l’un d’eux, donc vous devriez vraiment vous calmer. »
Sans surprise et alors que Nathanael revenait, Arnaud protesta :
« Comment ça ! Ce sale pédé ose se pointer et c’est moi le problème ?! »
Le blond souffla un coup, énervé :
« Il n’y a aucune loi qui lui interdit d’être ici. Par contre, il y en a une qui vous interdit de l’insulter, de le menacer, et aussi une qui vous interdit de vous en prendre à un commandant de police. »
Il ajouta, sec :
« L’outrage à une personne dépositaire de l’autorité publique, c’est un an de prison et 15 000 € d’amende. Vous voulez qu’on en reparle dans mon bureau ? »
Le Slave grogna :
« Erwan…
– Je sais, je sais… »
Il regarda Nathanael :
« Désirez-vous porter plainte contre notre jeune ami ? »
Nathanael fit la moue :
« J’avoue, c’est une possibilité.
– QUOI ! s’écria Arnaud. Non mais ça va pas ! Qu’est-ce que j’ai fait !
– Injure homophobe devant deux flics, plus insulte contre un des flics, dit le Slave. Qu’est-ce que vous faites là, tous les deux ? »
Nathanael se massa les tempes.
« Euh, j’accompagne mon compagnon, dont ce garçon est donc le frère, qui est entendu en ce moment par vos collègues de la Brigade des mineurs, suite à une accusation d’inceste de sa future ex-femme.
– OK, opina le Slave. Et vous ? continua-t-il pour Arnaud.
– Vos collègues voulaient que je vienne leur redire ce que j’ai dit aux gendarmes… » expliqua de mauvaise grâce Arnaud qui n’ajouta pas ce qu’il pensait très fort, à savoir que qu’est-ce qu’ils l’emmerdaient au lieu de lire sa première déposition.
Le blond hocha la tête et le lâcha en disant :
« Bon, on vous ramène aux collègues, vite fait. »
Le Slave soupira encore, mais ne fit pas plus de commentaires, et ils repartirent tous quatre en direction des bureaux de la Brigade des mineurs. Arnaud n’osait plus la ramener, mais les regards meurtriers qu’il jetait à Nathanael étaient suffisamment éloquents.
Le planton de l’accueil les salua, visiblement un peu surpris, mais ne fit aucune remarque, et, comme dit, les deux officiers les ramenèrent à la salle d’attente où se trouvaient toujours Théodore de Larose-Croix et Caroline. Arnaud regarda son père d’un air ennuyé en les rejoignant. Nathanael ne fit pas attention au froncement de sourcils de Caroline et se contenta de dire au blond en lui tendant à nouveau le briquet :
« Merci, moi je vais attendre à côté…
– Ah, merci, je l’avais encore oublié. Bon, là ‘faut vraiment qu’on aille faire notre interrogatoire de notre côté, sinon je vais me faire bouffer…
– Hm, hm, approuva calmement le Slave avec un sourire en coin.
– … mais je reviens après et on verra votre plainte.
– D’accord, merci, on vous attendra si besoin. »
Le blond hocha la tête alors que dans la salle d’attente, Théodore regardait son benjamin avec sévérité :
« Qu’est-ce que tu as fabriqué, encore ?!
– Mais c’est cette euh, ce gars, là ! se défendit le jeune homme en jetant un regard sombre à Nathanael. C’est lui qu’Adel a rejoint !
– Ne recommencez pas, soupira le blond.
– Ouais, soupira aussi Nathanael. Y a déjà eu une main courante contre vous l’an dernier et là je crève d’envie d’en remettre une couche, alors sérieux, lâchez l’affaire… »
Il remercia une dernière fois les deux officiers qui repartirent et retourna dans la salle voisine pour attendre.
Pendant ce temps, dans le bureau de la commandante Crépin, Adel et son avocate avaient écouté les faits.
Caroline avait porté plainte, car Arnaud lui avait raconté avoir vu, quelques années plus tôt, Adel abuser de ses enfants. Le récit était précis : ça avait eu lieu dans la maison de leur cousine bretonne, lors d’un Noël. Adel était parti se coucher de bonne heure, emmenant ses enfants fatigués pour les coucher aussi, la veille du réveillon. En allant aux WC un peu plus tard, Arnaud les aurait donc vu tous trois dans le même lit et une position sans équivoque.
La description était d’une précision glaçante, mais le petit sourire en coin d’Adel, s’il n’avait pas interrompu la policière, ne lui avait pas échappé, pas plus qu’au lieutenant Devi.
« Qu’avez-vous à répondre à ça ?
– Je n’ai jamais agressé sexuellement aucun de mes enfants.
– Il va me falloir mieux que ça.
– Je sais. Mais j’ai déjà une chose très simple. Vous avez dit qu’il m’avait vu faire ça lors du Noël 2010 ?
– Oui.
– Alors j’ai un alibi.
– Ah ?
– Oui. J’étais en opération extérieure en Afrique avec mes troupes. Et je peux très facilement le prouver tout de suite, mais sinon il y a déjà à la louche 150 à 200 personnes qui peuvent en témoigner. Le seul Noël que j’ai passé avec eux chez notre cousine bretonne, c’était en 2008. Mais 2010, j’étais en Afrique. 2011 en Irak, 2012, on l’avait fait chez nous, et cette année, j’étais en Syrie. Et avant, 2009, on l’avait fait chez notre grand-oncle dans le sud, et 2007, chez nous aussi parce que notre père avait une jambe cassée.
– D’accord… On va reprendre tout ça et le noter. Vous pouvez nous le prouver comment ?
– Euh, le courrier de mobilisation, si ça vous va, il y a les dates dessus… Attendez, je les ai, archivés dans ma messagerie… »
Il prit son téléphone portable avec fatigue et commença à chercher. Son avocate le regardait, navrée.
« Pourquoi votre frère aurait menti, à votre avis ? demanda la commandante.
– Mon frère est homophobe. J’ai quitté le domicile conjugal pour aller vivre avec un homme. Je ne pense pas qu’il faille chercher beaucoup plus loin. Ma famille a essayé plusieurs fois de faire pression sur moi pour me faire rentrer depuis mon départ… Un divorce pour eux, c’est un scandale inimaginable. Ça ne m’étonne pas qu’il soit parti dans un délire de ce genre, je m’y attendais, mais mêler mes enfants à ça, par contre, ça me débecte…
– Vos enfants sont en train d’être interrogés par nos collègues. »
Adel grimaça.
« Vous filmez leurs interrogatoires ? demanda son avocate.
– Tout à fait. Vu les circonstances, nous préférons tout mettre en boite, leur témoignage en présence de leur mère et sans. On le fait le plus souvent, mais là, c’est un cas où ça nous a paru indispensable. »
Crépin hocha la tête :
« OK. On va tout reprendre depuis le début, alors, histoire que ça soit clair. »
Adel hocha la tête. Il échangea un regard avec son avocate et commença donc à tout expliquer aux deux policiers. Son milieu familial très traditionaliste, son mariage forcé, ses enfants, sa carrière. Il était sobre, mais précis, et désormais plus las que réellement triste ou en colère. Puis sa rencontre avec Nathanael, un hasard, suite à la demande de sa fille, leur deuxième rencontre au musée, la troisième dans ce bar où son frère, celui-là même qui l’accusait aujourd’hui, avait été faire une descente un soir pour aller « casser du pédé »…
« … Je sais qu’il n’y avait pas eu de plainte, ajouta-t-il, mais je crois que le patron du bar avait déposé une main courante.
– D’accord, on va voir, nota Crépin. Et ensuite ? »
Ensuite, une relation amicale, apaisante et, au fil des mois, des deux années qui avaient suivi, un amour naissant qui avait pris tout son temps. Adel reconnut sans aucune gêne avoir effectivement couché avec Nathanael en juillet, deux mois avant qu’il ne quitte son domicile conjugal. Et depuis, les tentatives pour le faire revenir, tous les appels téléphoniques et les messages, son frère aîné à la caserne, les tentatives de pression plus que probables de son grand-père auprès de l’État-major de Lyon, le refus du juge des affaires familiales de le recevoir pour le moment et les mesures qu’il avait pris contre lui, l’interdiction de voir ses enfants, jusqu’à cette plainte.
Il redonna les dates de Noël et put envoyer directement à la commandante, par mail, le courrier lui annonçant la mission en Afrique, de novembre 2010 à février 2011.
Crépin réfléchit un instant et hocha la tête.
« D’accord, Lieutenant. On va voir tout ça, recouper avec le reste, et on va voir ce que ça donne. Je vous laisse retourner attendre, s’il vous plaît, on va faire au plus vite.
– D’accord… Merci. »
Nathanael se leva en les voyant revenir. Adel lui sourit, rassurant. Ils se rassirent tous trois et l’avocate déclara :
« Bon. Je pense que ça va aller… Tout dépendra de si vos enfants maintiennent la version de votre frère ou pas.
– J’espère que non… soupira Adel alors que Nathanael reprenait sa main.
– C’est quand même dégueulasse de manipuler des gosses comme ça… soupira à son tour Nathanael.
– Oui, et tout ce que ça fait, c’est décrédibiliser les vraies victimes quand elles viennent voir la police… ajouta l’avocate.
– Ça a été, ta pause clope ?
– Oh, charmant, j’ai croisé ton frère et je vais peut-être le poursuivre pour insulte homophobe et menace…
– Pardon ?! » sursautèrent ensemble Adel et son avocate.
Nathanael haussa les épaules et leur raconta ce qui s’était passé.
« C’est pas vrai… Mais il cherche du pétrole ce petit con… gémit Adel en levant les yeux aux ciel.
– C’est très bien que ces officiers soient intervenus et veuillent bien témoigner, dit l’avocate.
– Oui, ils ont été très réactifs et très fermes, ça m’a presque surpris, mais tant mieux.
– Des gens de la Criminelle, donc ?
– Oui, d’après ce que j’ai compris…
– S’ils dépendent du commissaire de cet étage, ça ne m’étonne pas… Il a la réputation d’être le policier le plus droit de Lyon. »
Une petite heure passa avant que la commandante ne réunisse l’ensemble des Larose-Croix and Co dans une plus grande salle pour faire le point.
Chapitre 77 :
Si les tensions étaient toujours palpables, surtout du côté d’Arnaud dont les regards meurtriers à Nathanael étaient plus qu’éloquents, la présence des policiers, au nombre de cinq, dont un grand roux barbu à peu près aussi large que haut, allait calmer les potentielles velléités.
Enfin presque.
Théodore, qui avait identifié la source du problème, ou du moins la personne qu’il jugeait l’être, interpella très sèchement Nathanael lorsque ce dernier arriva, accompagnant innocemment Adel et Maître Roshane en se demandant s’il allait pouvoir assister à la mise en point.
« Puis-je savoir qui vous a permis de dépraver mon fils ?! »
S’il s’attendait probablement à ce que son ton ou sa carrure ne fassent trembler d’effroi celui qu’il considérait désormais comme un pitoyable pervers, sa déclaration n’eut pas l’effet escompté. Si Adel avait jeté un regard sombre à son père, Nathanael, lui, le contempla avec un petit air dubitatif avant de répondre en désignant son amant du pouce :
« Bah, lui ? »
Et d’ajouter tout aussi posément, même si avec un petit sourire et en posant ses poings sur ses hanches :
« Je sais pas, j’avais besoin de l’autorisation de quelqu’un d’autre ? »
Le silence qui suivit fut interrompu par les gloussements plus au moins discrets d’Adel, de son avocate, et de plusieurs policiers. Crépin, d’abord agacée par la remarque du capitaine, avait souri en entendant les réponses de Nathanael.
« Installez-vous, dit-elle, on va pas y passer le réveillon.
– Où sont les enfants ? demanda Adel à la policière.
– En train de boire un chocolat avec nos collègues, on va leur épargner cette petite réunion.
– Ils vont bien ? s’enquit encore le lieutenant, inquiet.
– On va en parler. » répondit la commandante avec un coup d’oeil rapide à Caroline et Théodore.
Adel grimaça. Le voyant, Nathanael prit sa main. Adel le regarda et suivit un échange silencieux qui disait : « Ça va aller ? » et un hochement de tête qui répondit : « Oui. ».
Ils s’assirent sur les chaises posées là, Adel entre Nathanael et son avocate à gauche de la policière et le reste ensemble à sa droite.
Debout contre un bureau, bras croisés, la commandante Crépin n’avait donc rien perdu de tout ça. Devi, près d’elle du côté des Larose-Croix, non plus. Le grand roux surveillait surtout Arnaud et les deux autres policiers étaient une petite femme épuisée avec un chignon ébouriffé et un grand maigre avec une queue de cheval brune, qui, lui, regardait surtout Caroline et non sans une certaine irritation.
« Bien, commença la commandante avec autorité. Avant toute chose, maintenez-vous tous vos déclarations ? »
Un silence suivit, que Caroline fit l’erreur d’interrompre :
« Tout à fait. Cela dit, je tenais à dire à Adel que nous pourrions oublier tout ça s’il arrête ses enfantillages et rentre à la maison. »
Le policier à la queue de cheval leva les yeux au ciel, comme Adel, en secouant la tête, alors que Devi et Nathanael soupiraient et que Crépin, elle, regardait la future ex-femme d’Adel avec un bref sourire en coin. Maître Roshane, l’avocate d’Adel, avait jeté un œil à Caroline, notant très soigneusement ce qui venait de se dire.
« C’est pas la logique qui vous étouffe, vous, hein, dit la commandante.
– Pardon ?! sursauta Caroline, agacée.
– Venez-vous, devant nous tous, de proposer à votre mari de ne pas le poursuivre pour les faits dont vous l’accusez s’il rentre au domicile conjugal ? »
Il y eut un autre silence avant que Théodore de Larose-Croix ne réplique :
« Vous nous reprocheriez d’essayer de régler ça à l’amiable ?
– Alors, non. Je pourrais par contre éventuellement trouver étrange que vous souhaitiez le retour chez vous d’un prédateur sexuel dont vous prétendez qu’il a violé ces enfants. Merci pour eux et leur sécurité. »
Un troisième silence suivit pendant lequel Théodore et sa belle-fille réalisaient ce qui venait de se passer. Mais Crépin ne leur laissa pas le temps de se rattraper :
« Bon, puisque vous maintenez vos déclarations, nous allons tout reprendre depuis le début. On verra avec nos collègues de la Criminelle tout à l’heure, concernant l’interaction entre Nathanael Anthème et Arnaud de Larose-Croix, mais nous, nous allons nous concentrer sur votre plainte, madame. Donc, vous souhaitez poursuivre votre mari pour viol sur vos deux enfants, dont il aurait, selon le témoignage de son frère, abusé au moins une fois lors d’un séjour chez votre cousine en Bretagne à Noël 2010. C’est bien ça ?
– Tout à fait, confirma Caroline.
– Bien. Alors nous avons quelques soucis avec ça.
– Comment ça ! s’exclama Arnaud.
– Je vais laisser mon collègue vous expliquer. »
L’homme à la queue de cheval s’avança :
« Nous avons repris les faits avec les enfants, chacun à leur tour, comme vous le savez, avec vous, puis sans vous, madame, ce malgré vos protestations, d’ailleurs. Et vous avons rencontré plusieurs problèmes.
– Lesquels ? grogna Théodore.
– Alors, comment vous dire, commença le policier en se contenant autant qu’il le pouvait, entre la demoiselle qui a explosé en larmes parce qu’elle savait qu’elle ne disait pas la vérité, mais que c’est ce qu’on lui avait dit de dire parce que ça allait faire rentrer son papa à la maison, mais qu’elle ne voulait pas mentir, parce que Dieu ne veut pas qu’on mente, qu’on lui a toujours dit que c’était un pêché très grave, qu’elle avait peur de l’avoir fâché et qu’on a mis à la louche vingt minutes à calmer… »
Le regard qu’Adel, qui tremblait de colère, jeta à Caroline, en disait très long sur ses envies de meurtre à cet instant.
« … Et le petit qui a répondu à plusieurs questions : ‘’Ça je sais pas, Papy et Maman ne m’ont pas dit.’’, on a un petit peu de mal à considérer leurs déclarations comme crédibles. »
Théodore s’écria violemment :
« Mais c’est normal que ces pauvres enfants soient confus…
– Au point d’avoir besoin que vous leur expliquiez ce qui leur est arrivé et comment ils devaient nous le dire ? » le coupa froidement Crépin.
Elle ajouta sur le même ton sans appel :
« Ces ‘’pauvres enfants’’ que vous vouliez donc remettre en présence de leur soi-disant agresseur il y a pas cinq minutes. Mais bon, de toute façon, ce n’est pas le seul problème que nous avons avec vos déclarations. Et nous en revenons au témoignage de notre ami Arnaud.
– Quoi ! » cria encore ce dernier, très énervé.
Il bouillonnait de plus en plus. Nathanael se demanda s’il n’allait pas se mettre à fumer.
Ce qui ne semblait impressionner aucun des policiers présents.
« Alors, vous vous êtes rendu coupable tout à l’heure, devant deux commandants de police criminelle, d’injures homophobes et de menaces envers le compagnon de votre frère. Mon collègue va revenir, mais il m’a précisé quelques détails de ce qui s’est passé, et on ne va pas dire que ça joue pour vous. Un homme a bien déposé une main courante contre vous et trois de vos amis, l’an dernier, parce que vous aviez fait une descente dans son bar, connu pour être un lieu LGBT, dans le but tout à fait avoué d’y agresser les personnes qui s’y trouvaient. Votre opinion sur ces choses n’est par conséquent pas vraiment à prouver. C’est déjà plus que parlant, mais ce n’est pas ça qui nous intéresse ici. Ce qui nous intéresse, c’est que vous ayez été très insistant sur les circonstances de l’agression dont vous auriez été témoin, à avoir une chambre précise de la maison de votre cousine, la veille du réveillon de Noël 2010.
– Et c’est quoi le problème avec ça ?! » s’écria encore Arnaud, qui se rapprochait de l’explosion.
Elle répondit :
« Le fait que votre frère n’était pas avec vous lors de ce Noël, pour commencer. »
Seul le regard sombre de l’ours roux, qui s’était un peu approché de lui, empêcha Arnaud de bondir.
« Quoi, d’où il était pas là ! Je l’ai vu ! »
Crépin n’avait pas frémi :
« Votre frère était en Afrique, en mission avec ses troupes. Il nous a fourni le document de mobilisation qui prouve sans équivoque qu’il n’était pas sur le territoire français entre novembre 2010 et février 2011. »
Nathanael serrait toujours la main d’Adel dont la colère était retombée, laissant la place à un épuisement visible.
Crépin ne lâchait pas Arnaud du regard :
« Vous savez ce que ça coûte, un faux témoignage dans une affaire criminelle ? »
Le regard froid se posa sur Caroline et Théodore qui ne savaient plus quoi dire :
« Et l’incitation à en faire, a fortiori sur des enfants ? »
Si les trois Larose-Croix étaient furieux, ils eurent la sagesse de ne pas répliquer.
Crépin décroisa enfin les bras et reprit :
« Le Procureur verra ce qu’il fait de votre plainte. Comme c’est sur sa demande que cette enquête préliminaire nous a été confiée, c’est à lui de décider de la suite qu’il donnera à tout ça. »
Adel passa sa main dans ses cheveux en inspirant un grand coup, à la fois soulagé et accablé.
Nathanael passa son bras autour de lui, désolé, et son avocate n’avait pas l’air moins navrée.
Adel se redressa et demanda :
« Est-ce que je pourrais faire un point avec mon avocate quelque part, s’il vous plaît ? »
Crépin hocha la tête :
« On va vous laisser un bureau. »
Nathanael les regarda partir avec inquiétude.
Adel se retrouva avec maître Roshane dans une petite pièce vide, à part une table et trois chaises. Ils s’assirent et il demanda :
« Qu’est-ce que je peux faire contre ça ?
– Vous pouvez les poursuivre pour dénonciation calomnieuse. Mais dans tous les cas, il faut mieux attendre la décision du procureur, même si, vu tout ça et le fait qu’il déteste le juge des familles qui gère votre dossier, je n’ai pas trop de doute sur sa réponse.
– Et le juge des familles ?
– Rien de plus qu’avant, à part qu’il ne pourra pas s’appuyer sur cette plainte de votre épouse pour en rajouter contre vous.
– Une plainte contre mon ex-femme, mon père et mon frère, ça n’ajouterait pas d’eau à son moulin ?
– Ça n’aidera pas à accélérer les choses, c’est sûr. Ça risque même de sérieusement les ralentir, car ça implique tout de même une enquête sur leur tentative de plainte à eux.
– Une enquête sur leur plainte, ça implique aussi que son motif va être réétudié ?
– Oui.
– Et donc que mes enfants vont à nouveau être appelés à témoigner ?
– C’est plus que probable.
– Avec le risque que ça recommence encore s’il y a appel, cassation, et j’en passe…
– Vous pensez que votre famille irait jusque-là ?
– Je pense qu’ils ne lâcheront rien… »
Adel plia ses bras sur la table pour poser un instant sa tête dessus, abattu.
Lorsqu’il se redressa, il demanda d’une voix froide :
« Combien de temps ça prendrait, tout ce bazar ?
– Des années.
– Mes enfants seront majeurs avant qu’on en sorte, c’est ça ?
– Malheureusement, vu la lenteur des procédures, surtout s’il y a appel ou plus… Oui, ils seront majeurs avant que nous en sortions. Et vous avez raison de vous inquiéter pour eux s’il y a une enquête plus approfondie… Car oui, ça implique qu’ils soient interrogés, réinterrogés et croyez-moi, entre les policiers, les psys, les services sociaux et j’en passe, ça serait extrêmement lourd pour eux, sans parler de nouvelles manipulations de vos proches. Ça ne doit pas forcément vous retenir, mais c’est une réalité.
– Combien de temps j’ai pour poursuivre ces trois cons ?
– Pour dénonciation calomnieuse ? Vous avez six ans.
– … »
Adel croisa les bras, pensif.
La décision qui s’imposait à lui lui brisait le cœur.
Mais il aimait trop ses enfants pour leur infliger ça.
Pendant ce temps et alors que les autres Larose-Croix attendaient en grognant et sûrement en appelant leur propre avocat, qu’ils devaient amèrement regretter de ne pas avoir invité plus tôt, Nathanael se renseignait, à la machine à café, sur ce que lui pouvait faire de son côté.
Le grand roux, désireux lui aussi de faire le plein de caféine, et informé de la situation, lui dit qu’il y avait plusieurs choses possibles : plainte pour injure ou pour violence homophobe, selon comment les faits seraient définis.
C’est à ce moment que les deux policiers de la Criminelle revinrent. Ils n’étaient cependant pas seuls et la présence de l’homme qui les accompagnait allait suffire à anéantir définitivement, ce jour-là au moins, toute velléité d’agressivité de la part de tout le monde.
Même Nathanael, qui avait l’habitude qu’on le regarde de haut, s’était rarement senti aussi minuscule. Et pour cause. L’inconnu devait faire largement plus de deux mètres.
Crépin sourit et rejoignit les trois hommes pour l’interpeller, amusée :
« Qu’est-ce que tu fais là, Théo ?
– Ben c’est toi ! Qu’est-ce que tu me kidnappes deux de mes gars sans sommation ? » répondit l’homme, tout aussi amusé, comme les deux autres.
Voyant la mine impressionnée de Nathanael, Devi le rassura :
« Ne vous en faites pas, il ne mord pas.
– Qui est-ce ?
– Le commissaire Coreyban, leur supérieur. »
Nathanael hocha la tête et sourit en écoutant l’échange qui suivit. La commandante avait l’air de s’entendre très bien avec le géant. Il se souvint que le blond, qui rigolait doucement avec le Slave, lui avait dit qu’ils étaient de vieux amis. Ça se voyait.
« En fait, expliquait Coreyban, on est surtout venu voir si on pouvait récupérer le bébé ? On va pas se mentir, les agressions homophobes, c’est quand même plutôt notre domaine que le vôtre.
– Ouais, ben on va pas se priver de vous lâcher du boulot, ça, ‘faut pas déconner… »
Ils rirent doucement.
« Bon, reprit plus sérieusement le commissaire, ils sont où, le petit gars et sa victime ?
– La victime est là, lui dit le blond en désignant Nathanael qui s’approcha tranquillement.
– Et l’autre ?
– Il attendait à côté… répondit Crépin.
– Je vais vous le chercher. » dit Devi en se redressant du mur où il était appuyé.
Coreyban le remercia d’un hochement de tête et regarda Nathanael :
« Monsieur… ?
– Nathanael Anthème. Mes respects, Commissaire.
– On va prendre votre déposition et celle de votre agresseur… Souhaitez-vous porter plainte ? »
Nathanael allait répondre quand un éclat de voix d’Arnaud se fit entendre de tous :
« Non mais sérieux, il va me lâcher l’autre pédé ! »
Le rappel à l’ordre de son père suivit, mais trop tard :
« Arnaud ! »
Nathanael soupira et répondit enfin avec un haussement d’épaules au commissaire :
« Il fait pas grand-chose pour m’en dissuader.
– Je vois ça… »
Devi revint avec Arnaud et son père. Ce dernier était très énervé, mais la carrure imposante du commissaire le retint d’être trop vindicatif quand il demanda ce que c’était que cette mascarade.
Le blond et le Slave échangèrent un regard amusé alors que leur supérieur expliquait calmement :
« Votre fils s’est rendu coupable d’insultes, de menaces et de tentatives de coup et blessures sur la personne de monsieur… Anthème, c’est ça ?… »
Nathanael hocha la tête.
« … Ainsi que contre le commandant Perdreau, lorsque ce dernier s’est interposé en lui demandant de se calmer. »
Le blond hocha la tête à son tour sans perdre son petit sourire goguenard.
« Nous allons donc prendre leurs dépositions à tous les deux et voir quelle suite est possible à ça.
– Mon fils s’est mis en colère parce que…
– Votre fils est assez grand pour s’expliquer tout seul, monsieur. »
Le ton du commissaire avait beau être parfaitement posé, il n’en était pas moins sans appel.
« Il est libre de ne pas le faire, mais ça sera son problème, dans nos bureaux. Après, libre à vous de nous envoyer un avocat si vous en avez un sous le coude, en attendant, merci de nous laisser faire notre boulot. »
Nathanael se dit qu’il l’aimait bien, ce commissaire.
Il regarda Crépin :
« Vous pourrez prévenir Adel que je suis chez vos collègues ?
– Pas de souci, allez-y tranquille. »
Chapitre 78 :
Les bureaux de la Criminelle étaient bien à trois couloirs de la Brigade des mineurs.
Théodore Coreyban et ses deux subordonnés avaient donc emmené Nathanael et Arnaud et eux seuls, le commissaire ne laissant le choix à personne et surtout pas à l’autre Théodore, le père du suspect.
L’immense policier s’ennuyait-il cet après-midi-là ? Toujours est-il qu’il semblait décidé à s’occuper personnellement de ce cas.
Laissant d’autres prendre la déposition desdits subordonnés, lui s’occupa de celles de Nathanael et Arnaud, en commençant par le premier, assisté d’une toute jeune recrue qui tapait tout sur l’ordinateur sans intervenir.
Nathanael était calme, conscient d’avoir été pris en main par une personne compétente et disposée à faire son travail, sans que son orientation sexuelle ne lui pose souci.
Et de fait, Coreyban était posé, factuel, surtout désireux de comprendre le pourquoi du comment. Ils revinrent donc sur les antécédents de l’affaire avant de reparler de l’altercation du jour.
Nathanael resta factuel, lui aussi. Il n’avait pas envie d’en rajouter, déjà parce qu’il savait ne pas en avoir besoin et ensuite parce que la journée était assez pénible comme ça.
Il raconta donc sa première rencontre avec Arnaud, la fameuse altercation dans le bar d’Enzo. Bar, qu’à sa grande surprise, le commissaire semblait connaître, s’il en croyait le sourire qu’il avait eu à l’évocation de son nom. Il put même leur retrouver la date exacte, puisque c’était celle du jour où il avait enregistré le numéro d’Adel sur son téléphone et que ce dernier l’avait donc gardée en mémoire. Coreyban nota lui aussi l’existence de la main courante.
Puis, il enchaîna rapidement sur son histoire avec Adel, ce que lui savait des pressions familiales que ce dernier avait subies depuis son départ, car il soupçonnait son compagnon de ne pas forcément tout lui avoir dit, l’imbroglio avec le juge des affaires familiales, jusqu’à la tentative de plainte de Caroline, qui les avait donc amenés ici et la rencontre involontaire avec son jeune beau-frère alors qu’il était sorti fumer.
Il ne se souvenait pas exactement de mots d’Arnaud, ou plutôt pas de l’ordre dans lequel il les avait prononcés. Tristement trop habitué à ces insultes, Nathanael les entendait avec plus de fatigue que d’attention. Mais des termes homophobes avaient bel et bien été prononcés et les menaces, comme la volonté manifeste de le frapper, étaient tout aussi indéniables.
Quant à la question de savoir s’il voulait ou non porter vraiment plainte, Nathanael était plus partagé. Pas que l’idée de renvoyer Arnaud devant un juge le gène, au contraire, mais garder ça en joker pour s’assurer que sa belle-famille les lâche n’était pas une option à négliger… Et comme il se sentait en confiance, il posa franchement la question au commissaire.
Ce dernier fit la moue, s’avachit un instant dans son siège, réfléchissant. Il lui confirma qu’il avait bien six ans pour porter plainte, même si, de fait, le plus tôt serait le mieux.
« Mais bon, ajouta le policier en se redressant, comme dans ce cas précis, nous allons avoir les éléments et pas besoin de mener une enquête a posteriori, c’est vrai aussi que ça sera moins compliqué de relancer la machine plus tard. Pas comme quand quelqu’un se ramène après des années sans rien d’autre que ses souvenirs et sa bonne foi…
– Et donc ?
– Donc, c’est un peu à vous de voir. Je comprendrais tout à fait que vous ne vouliez pas en rajouter d’une part et, comme vous le dites, garder un moyen de pression sur eux pour qu’ils vous laissent tranquilles n’est pas forcément idiot. Dans tous les cas, il n’y a pas de souci, le signalement ne vous empêchera pas de porter plainte plus tard, quand vous le voudrez, dans la limite des six ans de prescription. »
Nathanael hocha la tête, passa machinalement sa main sur ses lèvres avant de dire :
« Je pense que je vais voir avec mon compagnon, si vous permettez ?
– Pas de souci, vous connaissez l’adresse et je pense que le temps qu’on en finisse avec notre jeune ami, vous avec un peu de temps. »
Nathanael les remercia et repartit donc. En s’éloignant, il eut en sourire en entendant Arnaud protester faiblement quand le commissaire vint le chercher à son tour. Sans avocat ni son père et face à un tel colosse, le jeune homme la ramenait nettement moins virulemment.
Le laissant se dépêtrer, le dessinateur retourna à la Brigade des mineurs, espérant que ça allait.
Pendant ce temps, Adel avait fini de discuter avec son avocate, qui, bien que sincèrement désolée pour lui, avait reconnu que sa décision était tristement la meilleure s’il voulait épargner ses enfants au maximum, dans ce contexte.
Il avait ensuite demandé à voir la commandante et le lieutenant pour les en informer.
Ceux-ci n’avaient pu que lui confirmer les choses et Crépin avait déclaré :
« Il n’y a aucun souci de notre côté. Nous allons garder le dossier et tous les éléments. Tout sera là quand il faudra, si la situation change, vous n’avez pas à vous en faire.
– Merci. »
Il y avait eu un silence avant qu’elle n’ajoute :
« De notre côté, par contre, la suite n’est pas de notre ressort, mais de celui du procureur. Et étant donné les éléments, il est en droit de lancer la procédure seul, même si vous ne le souhaitez pas.
– Je peux faire quelque chose pour lui expliquer pourquoi je fais ça ?
– Tout à fait, vous pouvez lui envoyer un courrier, il en prendra compte dans sa décision. »
Adel avait hoché la tête et soufflé un coup, vidé.
« Merci beaucoup, Commandant… Et vous aussi, Lieutenant.
– De rien.
– C’est notre boulot. »
Adel les regarda avec un petit sourire :
« Merci quand même… Bon, si tout est bon de votre côté, je vous propose qu’on aille voir ce qu’eux en pensent…
– Tout à fait. »
Ils étaient donc tous les quatre retournés dans la salle où attendaient Caroline et Théodore. Sabine et Bruno y étaient, cette fois, les policiers les avaient ramenés. Le grand roux gardait tout ce petit monde à l’œil.
Si Bruno, surtout fatigué, s’ennuyait ferme et avait surtout envie de rentrer, Sabine avait encore les yeux un peu rouges et sa réaction quand elle avait vu son père avait été sans équivoque : elle avait couru vers lui sans que personne n’ait le temps de la retenir.
Adel avait souri tristement en s’accroupissant pour l’accueillir à bras ouverts.
Crépin et Devi avaient échangé un regard et un hochement de tête de connivence en entendant l’échange qui avait suivi, dit trop bas, cependant, pour être vraiment audible des autres.
« Papaaa…
– Chhht… Ça va aller, ma puce…
– Je voulais pas dire des mensonges… Je veux pas que tu me détestes et… et… et je veux pas que Dieu me déteste non plus… »
La fillette avait à nouveau fondu en larmes.
Adel la serrait fort et le regard noir qu’il jeta à Caroline et son père était sans équivoque. Crépin pensa que ces deux-là avaient sans doute de la chance qu’on se soit plus à l’époque des duels judiciaires, car Adel se serait sans doute fait un devoir, dans ce cas, de régler ça à l’épée, et elle leur aurait donné peu de chance de survie.
Il inspira un grand coup et frotta doucement le dos de sa fille pour lui en lui disant :
« Je ne te déteste pas, Sabine. Je ne te détesterai jamais. Je sais que ce n’est pas ta faute. Et Dieu le sait aussi. »
Il se releva en la gardant dans ses bras :
« Ton papa t’aime, ma puce.
– Je veux rester avec toi…
– Je sais.
– Pourquoi ils veulent pas…
– Parce qu’être adulte ne veut pas dire être intelligent et faire les choses comme il faudrait. »
Il regarda à nouveau Caroline et son père :
« Et c’est peu de le dire… »
Il y eut un silence. No Théodore ni Caroline n’osaient rien dire, même s’il était évident qu’ils n’en pensaient pas moins. Car, s’ils avaient effectivement réussi à joindre leur avocat dans l’intervalle, ce dernier n’avait pu que déplorer leur démarche, et encore, il était parvenu à rester calme et poli avec eux, et leur conseiller plus que fermement de ne surtout pas en rajouter d’aucune façon que ce soit.
Adel reprit donc avec autant de calme que de fermeté :
« Bon. Alors, réjouissez-vous, j’ai décidé de ne pas vous poursuivre pour dénonciation calomnieuse. En tout cas, pas tout de suite. Parce que, que les choses soient claires entre nous : je fais ça uniquement pour épargner à mes enfants des années de procédures et de procès. Puisque je tiens à leur bien-être, moi. »
Si Théodore avait serré le poing et tremblé, il eut la sagesse de ne rien répliquer.
Adel continua :
« Alors on va continuer dans la clarté. J’ai six ans pour vous poursuivre. Si, dans cet intervalle, vous et votre copain le juge des familles tentez encore quoi que ce soit contre moi, la moindre accusation, la moindre pression, la moindre atteinte à mes droits et surtout mes droits parentaux, si j’apprends que vous avez fait le moindre mal à mes enfants, que vous avez manqué même à vos devoirs les plus minimes envers eux, je vous collerai le procès de siècle au cul à tous et je vous poursuivrai jusqu’à la Cour européenne s’il le faut jusqu’à ce que justice me soit rendue, est-ce que je suis clair ? »
Une mouche passa.
« Je vous ai posé une question. » dit encore Adel, glacial, sans les lâcher des yeux.
Théodore serrait toujours les poings quand il répondit en grinçant des dents :
« Limpide. »
Les yeux bleu-vert d’Adel se posèrent alors sur Caroline qui céda avec humeur :
« Très clair. »
Bruno regardait tour à tour les trois adultes sans comprendre grand-chose à ce qui était en train de se jouer.
C’est à ce moment que Nathanael revint. Il regarda prudemment tout le monde avant de rejoindre Adel en disant dans une tentative un peu dérisoire de détendre l’atmosphère :
« Tout le monde est en vie ici, c’est un bon début…
– Ça a été ? lui demanda Adel.
– Oui, oui. Bonjour, Sabine. »
La fillette le regardait, un peu surprise et incertaine, mais n’osa pas lui demander ce qu’il faisait là. Théodore le toisait avec colère et Caroline dégoût. Du banc où il était assis, Bruno bâilla et remua ses jambes, pressé que tout ce bazar s’arrête.
« Votre autre fils est en train de faire sa déposition, leur dit Nathanael. On en est où ici ?
– Pour te la faire vite, lui répondit Adel, j’ai décidé de ne pas les poursuivre pour l’instant, s’ils nous oublient et qu’ils ne font pas de mal à mes enfants. »
Nathanael retint de justesse son : « Tu veux dire pas plus qu’ils ne leur en font déjà ? », conscient, lui aussi, de la nécessite de ne pas remettre d’huile sur le feu. Il hocha la tête et lui sourit avec une affection voilée de tristesse :
« Je vois. Dans ce cas, je vais m’aligner. »
Il se tourna et regarda Théodore et Caroline, tout aussi calme que son compagnon :
« Bon. Je me demandais si je portais plainte contre Arnaud, la réponse va donc être non, en tout cas provisoirement. J’ai six ans pour le faire et si jamais vous nous faites le moindre souci dans l’intervalle, à moi, à Adel ou à Sabine et Bruno, votre fils aura à répondre de ses actes et de ses paroles devant un juge et comme il y a deux officiers de police assermentés qui ont été témoins des faits, je n’ai aucun doute sur la conclusion du procès. J’ajouterai que je m’arrangerai aussi pour faire le plus possible de pub à cette histoire… »
Théodore cracha avec mépris :
« Pff ! Si vous croyez que votre lobby me fait peur !
– Vous devriez, lui répondit sans se démonter, mais avec un sourire, Nathanael, les reptiliens de la planète Zurglob sont un peu chatouilleux en ce moment. »
Il soutint sans mal le regard noir de son beau-père et reprit :
« Bref, je vous conseille effectivement de nous oublier et de calmer votre petit dernier. Tout court pour lui, hein. Son prochain dérapage pourrait lui couper gros, que ce soit contre moi ou un autre. »
Il y eut un dernier silence avant qu’Adel ne dise encore :
« Et maintenant, vous sortez tous les deux, parce que je veux dire au revoir à mes enfants sans vous avoir dans les pattes, merci. »
Sur un signe de tête de Crépin, le grand roux évacua poliment Caroline et Théodore. Adel se réaccroupit pour reposer Sabine par terre. Si Bruno descendit au sol quand il l’appela, la méfiance du petit garçon n’échappa à aucun des adultes présents. Il s’arrêta d’ailleurs en chemin, hésitant, avant de finalement le rejoindre.
Adel ne fit pas de commentaire et n’insista pas face au sursaut de recul de son fils quand il tendit la main pour caresser sa tête.
Il inspira un coup, regarda Sabine qui pleurait à nouveau, se tenant blottie contre lui, lui sourit et dit :
« On va devoir se dire au revoir pour aujourd’hui, mes bébés. J’espère qu’on se reverra très vite, mais je ne sais pas quand. »
Sabine sanglota :
« Je veux pas… Je veux rester avec toi…
– Pourquoi tu veux pas rentrer ? demanda Bruno, bougon.
– Parce que je ne veux plus mentir. Parce que j’ai le droit d’être ce que je veux vraiment, mais que votre maman et Papy ne veulent pas, eux. Moi, je voulais avoir le droit de vous garder avec moi, même de temps en temps, de vous voir et de veiller sur vous. Mais ça, c’est à un juge de décider et lui, il ne veut pas non plus.
– C’est pas parce qu’un méchant monsieur t’a rendu fou et qu’à cause de lui, tu ne nous aimes plus ? » demanda encore le garçonnet en fronçant les sourcils.
Nathanael leva les yeux au ciel en secouant la tête en entendant ça et Crépin et Devi échangèrent un regard atterré.
Adel regardait son fils avec surprise et eut un peu de mal à trouver ses mots pour lui répondre :
« Alors euh, non… Euh… »
Il se reprit :
« Je ne vais pas vous mentir : je suis bien parti pour aller vivre avec un monsieur. Mais ce n’est pas parce que je suis fou, ou qu’il m’a rendu fou, et ça n’a rien à voir avec l’amour que je vous porte… »
Il sourit en retenant ses larmes :
« Parce que vous êtes le seul bonheur que j’ai connu dans toutes ses horreurs et que si on me demandait de tout recommencer, de vivre cet enfer encore une fois sans rien changer, je signerais juste pour vous… »
Il inspira encore :
« Je suis là, je serai toujours là, quoi qu’ils vous disent. Aujourd’hui, on doit se dire au revoir, parce qu’on a pas le choix. Mais je serai toujours là, dans 5 ans, 10 ou 30, vous pourrez toujours compter sur moi. Parce que je suis votre père, parce que je vous aime de tout mon cœur et que rien ne peut et ne pourra jamais changer ça. »
Il embrassa Sabine en la serrant fort, une dernière fois, et regarda Bruno, le cœur serré de ne pas pouvoir faire la même chose. Mais il savait pertinemment que forcer un contact physique avec lui était, à cet instant, la dernière chose à faire…
« Prenez soin de vous, tous les deux. On se reverra, c’est promis. »
Adel laissa les policiers emmener ses enfants. Sabine pleurait encore, mais ne résista pas. Seul avec Nathanael et son avocate, le grand soldat laissa son amant le prendre dans ses bras et répondit avec force à son étreinte, même s’il tremblait.
« Dis-moi que j’ai fait ce qu’il fallait…
– Non, Adel, tu as fait ce que tu pouvais. Tout ce que tu pouvais. Et c’est la seule chose qui compte. »
Nathanael prit son visage entre ses mains :
« On sait tous que tu ne pouvais rien faire d’autre, ou plutôt, les conséquences qu’aurait eu l’autre solution. Tu as choisi d’épargner une sacrée merde à tes enfants. C’est la meilleure décision qu’un père peut prendre. »
Il essuya ses larmes avec ses pouces et dit encore :
« Tu les reverras. On fera tout pour que tu les revoies. Je te le promets. »
Adel hocha la tête. Ils s’embrassèrent et s’étreignirent encore, puis Adel essuya ses yeux et regarda son avocate :
« On peut s’occuper de ce courrier au procureur tout de suite, s’il vous plaît ? J’aimerais bien que tout ça soit régler avant de partir d’ici…
– Bien sûr, on va voir ça. On devrait pouvoir retourner dans la salle où on était tout à l’heure… »
Ils en prirent la direction et Nathanael attrapa la main d’Adel et dit :
« N’empêche, je suis déçu que mon plan machiavélique pour te rendre fou ait été si facilement percé à jour… »
Adel et son avocate gloussèrent et le soldat pencha la tête vers son compagnon avec un sourire en coin :
« Fou d’amour, c’est sûr… Et ça doit un peu trop se voir. À croire que tu manques encore d’expérience en grand méchant.
– Ouais, il va falloir que je rebosse mes cours, c’est pas comme ça que je vais devenir maître du monde… »
Dans le couloir, Bruno demanda s’il pouvait aller faire pipi et Devi l’y accompagna. Restée donc seule avec Sabine, Crépin s’accroupit et regarda la fillette, qui reniflait encore, avec gentillesse :
« Ça va aller ?
– C’est pas juste…
– Oui, c’est pas juste.
– On m’a dit que les policiers et les juges ils étaient là pour nous aider quand ça n’allait pas… Pourquoi le juge il fait ça ?… Et pourquoi vous, vous ne voulez pas que je reste avec Papa ? »
Crépin sourit, émue par cette candeur.
« On est là pour aider les gens, c’est vrai, et nous, d’ailleurs, pour aider les enfants. Mais ça, c’est l’idéal. Parce qu’en vrai, c’est beaucoup plus compliqué. Nus, on ne peut rien faire si les juges ne sont pas d’accord, et les juges, ben, des fois, ils ne font pas bien leur travail. Parce que ce sont des humains et qu’ils ont aussi leurs défauts. Aujourd’hui, ton papa a décidé de lâcher l’affaire, pour le moment, parce qu’il sait que s’il avait décidé de se battre, les premiers blessés, ça aurait été vous. »
Crépin caressa la tête de Sabine et fouilla dans sa poche pour en tirer une carte de visite qu’elle lui tendit :
« Garde ça.
– C’est quoi ?
– C’est ma carte, avec mon nom et mon téléphone. Si tu as besoin, un jour, quand tu voudras, si quelqu’un te fait mal ou veut te faire du mal, qui que ce soit, appelle-moi. Je serai là, c’est promis. »
Sabine essuya ses yeux et renifla encore, avant de lui tendre son petit doigt :
« Promis ? »
En lectrice assidue de mangas, Crépin connaissait ce geste et noua donc sans hésiter son propre petit doigt à celui de la fillette :
« Promis. »
Chapitre 79 :
Une fois tout réglé, avoir rédigé le courrier pour le procureur, Adel remercia la commandante Crépin et le lieutenant Devi, ainsi que, bien sûr, son avocate qui ne put rester plus longtemps, mais lui assura tout son soutient et qu’elle le tiendrait au courant des suites, ainsi que du fait que lui-même pouvait la joindre quand il le voulait.
Les deux hommes durent ensuite repasser dans les bureaux de la Criminelle expliquer au commissaire et ses commandants que Nathanael ne souhaitait pas porter plainte, dans l’immédiat en tout cas, ce que les trois policiers comprirent très bien.
« Nous avons pris la déposition de votre agresseur, leur expliqua posément Coreyban, et puisque vous vous en tenez là, nous allons le relâcher. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, nous avons assez d’éléments, donc vous connaissez l’adresse si vous changez d’avis. N’hésitez pas.
– D’accord, c’est bien noté. Merci beaucoup, en tout cas. »
Le dessinateur et son militaire se proposèrent enfin de quitter les lieux, mais, devant la petite mine d’un Adel malgré tout bien secoué par tout ça, Nathanael eut une idée. Alors qu’ils traversaient le parking, il demanda :
« Dis, mon cœur, ça te dirait d’aller nous poser un peu au bar d’Enzo ? »
Adel lui jeta un œil, dubitatif, mais Nathanael insista gentiment en prenant sa main :
« Ça te dit d’aller boire un coup avec des copains sympas plutôt que de rentrer chougner ?
– T’avais pas du boulot ?
– Ça peut attendre un peu… »
Adel fit la moue et finit par hocher la tête :
« D’accord… T’as pas tort, ça fait un moment qu’on ne les a pas vus… »
Le bar n’était pas loin, mais, en fin d’après-midi de semaine, ils eurent un peu de mal à se garer. Adel était donc, en plus du reste, un peu énervé lorsqu’ils arrivèrent à l’Arc en Ciel. Le bar était animé sans être plein et il semblait y régler une bonne ambiance.
Enzo était au comptoir et sourit en les voyant. Il leur fit signe avant de froncer un sourcil devant la petite mine d’Adel. Nathanael grimpa sur un des sièges avant de lui tendre la main pour le saluer, pendant qu’Adel enlevait sa veste avec un soupir.
« Salut, vieux !
– Salut vous deux, bienvenue ! »
Enzo serra avec plaisir la main tendue, avant de tendre la sienne vers Adel qui se pencha un peu pour la serrer.
« Cool de vous voir, qu’est-ce que qui vous ferait plaisir ?
– T’as toujours ton ambrée à la pression ? demanda Adel.
– Ouais !
– Alors tu m’en mets un demi, ‘faut que je t’emprunte tes toilettes.
– Remets-les bien en place après et OK, je te prépare ça. »
Devant le regard sceptique du maître des lieux, Adel donna les clés de la voiture à Nathanael qui les accepta avec un hochement de tête, avant de partir vers les w.c..
Nathanael le regarda faire avec un voile de tristesse dans le regard qui n’échappa pas non plus à son vieil ami :
« Qu’est-ce qui se passe ?
– On arrive du commissariat… Pour te la faire courte, sa famille a essayé de porter plainte contre lui sur un truc bien dégueu en espérant que ça lui fasse assez peur pour qu’il me lâche et rentre chez eux la queue entre les pattes…
– Oh merde… Ça a été ?
– Ouais, on a eu du bol de tomber sur des flics réglos qui ont très vite pigé le truc et Dieu merci, ont réglé ça vite et bien dans le bon sens… La bonne nouvelle, c’est que, vu que maintenant, c’est nous qui pouvons leur coller un procès au cul, ils vont peut-être enfin se tenir tranquilles… La mauvaise, c’est qu’Adel ne va sûrement pas voir ses gosses avant un bon moment.
– Oh merde… répéta Enzo, sincèrement navré.
– T’aurais de la place sur ton canap’ cette nuit ?… J’ai l’impression que s’il m’a filé les clés de la voiture, c’est qu’il a peur de ne pas être en état de rentrer…
– Ouais, ouais, t’en fais pas. Vous pouvez dormir là si besoin, le rassura très sérieusement le grand barman en prenant un verre à bière propre et en allant le remplir à la tireuse toute proche. Je te sers quoi, à toi ?
– Une petite blonde légère, je vais essayer de rester à peu près clair… »
Enzo hocha la tête, vint poser le verre plein près de Nathanael, face au siège où Adel avait laissé sa veste, avant de prendre un second verre pour le remplir à un autre robinet.
« Bon, ben on va voir ça… Normalement, il a pas l’alcool mauvais, ton homme.
– Non, heureusement. À ce niveau, ça devrait aller… »
Enzo posa le verre de blonde devant Nathanael qui s’accouda mollement au comptoir.
« Ça ira ? s’enquit Enzo.
– Ouais, ouais… »
Nathanael soupira.
« On a eu du bol de tomber sur des flics aussi clean…
– Ils sont pas tous à jeter…
– Non, mais c’est pas à toi que je vais apprendre qu’il y a des sacrés cons dans le tas, surtout envers nous…
– Ah ça, c’est sûr… J’ai eu assez de contrôles injustifiés ici pour le savoir… »
Le bar, ouvertement LGBTQIA+ friendly, avait été, de fait, un peu trop souvent « contrôlé » par les patrouilles locales. Plusieurs policiers du quartier l’avaient dans le collimateur et par pure homophobie, car Enzo était un patron particulièrement réglo, aussi bien avec son personnel que ses clients. Mais ces courageux défenseurs de la loi, ou du moins de leur version de la loi, semblaient être persuadés qu’il s’y passait des trucs louches. Quoi, exactement, impossible de le savoir et ils ne le savaient probablement pas eux-mêmes. Mais un lieu où se ressemblaient des gens aux mœurs supposément dissolues ne pouvait pas ne pas être suspect.
Bizarrement, ces mêmes patrouilles étaient beaucoup moins réactives quand c’était Enzo qui appelait pour des tags injurieux sur sa vitrine ou des insultes.
Le barman avait cependant désormais une paix relative après plusieurs signalements à l’Inspection générale de la Police nationale. Restés dans un premier temps lettre morte, ces derniers avaient, sans grande surprise, étaient très rapidement traités lorsque, fatigué lui aussi de tout ça, le compagnon d’Enzo s’en était mêlé. Car, médecin légiste très apprécié de la police et de la justice lyonnaises, Alexander Aslanov n’avait eu qu’un coup de fil à passer pour que ces signalements enterrés sous la pile ne remontent comme par magie, abracadabra, à son sommet. Si les contrôles n’avaient pas entièrement disparu, quelques irréductibles continuant à venir parfois, toujours persuadés d’on ne savait toujours pas quoi, c’était désormais plus l’exception que la règle.
Adel revint sur ces entrefaites, toujours morose. Il remercia Enzo de l’avoir servi en s’installant et retint un bâillement en prenant son verre.
« Comment ça va ici ? demanda ensuite le soldat en trinquant avec Nathanael.
– Ben écoute, on fait aller… répondit Enzo en se mettant à faire un peu de vaisselle à côté. On sert des bières et des burgers, la routine quoi.
– Ton homme va bien ? demanda à son tour Nathanael.
– Ouais ouais, ben pas mal d’heures supp’, là, mais normalement il est en congé jeudi pour quinze jours !
– Ah cool !
– Ouais. Alors mes prévisions sont qu’il va dormir jusque samedi ou dimanche, mais après, on va peut-être partir un peu.
– Tu peux laisser le bar comme ça ? s’étonna Adel.
– Oh oui, ça va, c’est tranquille en cette saison, l’équipe peut gérer sans moi. Les serveurs feront des jours complets et pas des demi-journées, ça leur fera quelques sous en plus et tout le monde sera content.
– Vous voudriez aller où ? continua le soldat en s’accoudant à son tour.
– Ben toujours pas en Russie, sourit le barman, tristement amusé. Il adorerait me faire visiter Saint-Pétersbourg et j’avoue, j’aimerais bien aussi, ça a l’air chouette, mais ils ne veulent toujours pas le revoir et on n’a toujours pas non plus envie de finir en tôle, alors à défaut d’aller voir sa famille, on va plus sûrement aller voir la mienne.
– T’es d’où, toi, déjà ?
– Rochefort, au sud de La Rochelle.
– Oh, joli coin, par-là, sourit Adel.
– Tu connais ?
– J’ai fait un stage dans la marine, à La Rochelle… »
Les trois hommes continuèrent à papoter tranquillement, Enzo allant et venant entre eux et son service, et l’après-midi s’acheva sereinement. Vigilants tous deux, Nathanael et le barman tenaient Adel à l’œil, mais ce dernier buvait jusque-là plutôt lentement.
Enzo leur servit innocemment de quoi grignoter, chips, olives et autres, pour éponger un peu et leur proposa de dîner dès que l’heure lui parut raisonnable, un peu après 19 h. Pas vraiment affamé, Adel se laissa convaincre par le fameux burger moutarde au miel du lieu et Nathanael, pour sa part, ne se fit guère plus prier.
Après le rush de fin d’après-midi, le bar s’était fait plus tranquille. Un paisible mardi soir où quelques personnes étaient sorties manger en ville, mais sans la cohue des fins de semaine.
Nathanael et Adel attendaient leurs burgers quand ils virent entrer une petite famille, qui, d’après les paroles de la fillette tout excitée, sortait du cinéma. Sans doute y avaient-ils foncé dès la sortie de l’école, toujours est-il qu’ils semblaient désireux de manger avant de rentrer.
La serveuse avait succédé à son collègue pour la soirée, elle les installa et prit leur commande, amusée par cette enfant si joyeuse que ses parents peinaient à calmer.
La tristesse d’Adel n’échappa pas à Nathanael qui lui sourit et prit sa main.
« Ça va aller, Adel ?
– Ouais… J’aurais juste tellement voulu que ça se passe juste bien… »
Nathanael retint sa grimace et serra sa main.
« Moi aussi.
– Mais j’ai fait ce que je pouvais, hein…
– Oui.
– Il n’y a rien à regretter.
– Non. Tu as choisi de les préserver. C’est le mieux que tu pouvais faire pour eux. Et tu ne les as pas abandonnés. C’est ta famille et le juge qui ont décidé d’essayer de te virer de l’équation. Tu n’y es pour rien. Ça ne sert à rien de regretter des choses sur lesquelles on n’a pas prise, donc, il n’y a rien à regretter. »
Nathanael caressa sa joue de son autre main.
« OK ?
– Oui… »
Adel posa sa main sur la sienne et se pencha pour lui faire un petit bisou :
« OK. »
Entendant Enzo saluer joyeusement son chéri, ils se tournèrent et sourirent tous les deux en voyant le grand et fin Russe blond comme les blés enlacer l’encore plus grand et très brun Français qui ne put faire de même que d’un bras, car il portait un plateau avec le second. Ils s’embrassèrent avec tendresse :
« Ça va bien, mon chéri ? T’as l’air lessivé.
– Da, da… Encore une grosse journée, vivement demain soir ! »
Enzo hocha la tête et embrassa encore sa joue :
« Nathy et Adel sont là, va t’installer avec eux, si tu veux ?
– Euuuh, volontiers, mais douche d’abord ! »
Ils rirent et Alexander lâcha son compagnon et le laissa se remettre à bosser. Il rejoignit le comptoir et ne prit que le temps de saluer leurs amis, s’excusant de ne pas rester auprès d’eux tout de suite :
« Si je ne me rince pas maintenant, j’y arriverai pas !
– Pas de souci, Sascha !
– Prends ton temps, on est encore là un moment. »
Adel attaquait son burger et sa quatrième bière lorsqu’Alexander redescendit pour venir s’asseoir près d’eux. Le soldat commençait à être un peu guilleret. Alexander n’eut pas besoin qu’on lui explique pour voir qu’il y avait un souci, mais il ne fit mine de rien et attendit sagement qu’on lui explique, ce que Nathanael fit rapidement, comme il l’avait fait pour Enzo, profitant qu’Adel repassait aux toilettes évacuer ses premiers demis.
« Je comprends mieux… soupira Alexander.
– De quoi ?
– J’ai une collègue qui attendait, cet après-midi, des bilans d’interrogatoires pour savoir si oui ou non, elle devait faire des tests à deux jeunes enfants potentiellement victimes d’inceste. Elle a finalement su que non, que les éléments n’allaient pas dans le sens de l’accusation, pour te la faire simple. Après, tout dépendra de la décision du procureur, il peut tout de même lancer la procédure, d’après elle.
– Oui, l’avocate d’Adel et les policiers nous ont dit ça aussi…
– C’est Gondéant, le JAF qui gère votre dossier, c’est ça ?
– Tu le connais ? s’étonna Nathanael.
– On le connaît tous… C’est un vieux con qui est après les policiers et nous dès que nos rapports ne vont pas dans son sens… On prie tous pour qu’il ne fasse pas de rab’ et parte à la retraite vite, voire en préretraite si possible… Et pour tout te dire, le procureur sur lequel cette histoire d’inceste est tombée ne peut pas l’encadrer non plus…
– Ça explique l’enquête préliminaire et la suspicion des policiers…
– Oui, Gondéant est un peu trop connu pour faire du mauvais zèle… Il a le bras long, mais un bras qui fatigue… Ses conneries ont failli faire sauter un procureur l’an dernier, ça a calmé beaucoup de ses soutiens… »
Adel revint et enlaça Nathanael par derrière pour demander :
« De qui vous parlez ?
– De notre cher ami le juge des familles… lui répondit Nathanael en posant ses mains sur ses bras qui entouraient son ventre.
– Tu le connais ? demanda à son tour Adel à Alexander qui opina du chef :
– Da. Comme j’expliquai à ton homme, on le connaît trop bien et il commence à user pas mal de monde. »
Adel fit un bisou à Nathanael avant de se rasseoir pour se remettre à manger, alors que le légiste continuait :
« L’affaire est un peu compliquée, et je n’ai pas vu le dossier, mais de ce que j’ai compris, Gondéant a pris le parti du mari dans un cas de divorce, malgré que son épouse l’accusait de violence. Le procureur a laissé faire, aucune enquête ni rien malgré les plaintes et les signalements, genre c’était une mytho, sauf que non. Je ne sais pas comment tout ça s’est retrouvé sur le bureau du procureur général, mais a priori, il n’a pas aimé. C’est resté bien confidentiel, mais le mari a été arrêté en quelques jours et apparemment, le procureur a vraiment eu chaud… Alors, Gondéant a encore des soutiens, c’est sûr, mais le Parquet n’aime pas les scandales. »
Alexander mangea avec eux. Adel continuait à boire et Nathanael le tenait à l’œil, parlant de tout et rien avec eux pour lui changer les idées.
Ils avaient fini de manger depuis un moment lorsque le « Ding ! » de la porte attira leur attention, enfin surtout celle de Nathanael qui sursauta. Car il connaissait les trois hommes qui venaient d’entrer et pour cause, il les avait rencontrés quelques heures plus tôt.
Il se demanda ce que le commissaire Coreyban faisait là avec ses deux commandants ? Avant de rester bête quand Alexander, qui avait souri, se leva malgré sa fatigue pour aller embrasser l’autre Slave, ce qui ne manqua pas de faire rire les deux autres policiers.
Adel constata malgré ses vapeurs éthyliques :
« Enzo, c’est normal que ton mec en embrasse un autre que toi ? »
Le grand barman, qui était près d’eux, lui répondit avec un sourire, amusé aussi :
« T’as jamais vu deux Russes se dire bonjour ?
– Je croyais que c’était une légende urbaine, pensa tout haut Nathanael.
– Non, non. En tout cas, pas pour eux. Ce sont de vieux amis, lui expliqua Enzo.
– Attends, tilta soudain Nathanael. C’est ce mec-là, le vieux pote policier dont nous parle Sascha ?!
– Tout à fait. Pourquoi, tu le connais ?
– Ben on s’est croisé cet aprèm…
– Ah. »
Enzo hocha la tête.
« Le monde est petit. »
Chapitre 80 :
Nathanael eut un sourire qui s’élargit lorsque le commissaire, s’approchant, le vit et haussa les sourcils, surpris à son tour :
« Ben ? Qu’est-ce que vous faites là, vous ?
– Bonsoir, Commissaire. Il se trouve que je suis un vieil ami de Sacha… Le docteur Aslanov.
– Oh, le monde est petit…
– C’est ce que je viens de dire, remarqua avec amusement Enzo en s’essuyant les mains. Bonsoir, bienvenue, vous allez bien ? continua-t-il en en tendant une que le commissaire serra amicalement :
– Ça va, à part qu’on crève de faim. La journée a été beaucoup trop longue… Dites-nous que vous avez encore des burgers ! »
Enzo gloussa avec un sourire en coin :
« Je vais essayer de négocier ça avec le cuistot, ça devrait le faire. Allez vous asseoir, vous voulez boire un coup en attendant ?
– Mettez deux bières à mes gars, moi je reste au diabolo, je suis d’astreinte.
– OK, je vous apporte ça tout de suite. »
Coreyban hocha la tête et se retourna vers les deux Russes et le blond :
« Allez, Anya, Erwan, à table !
– Oui Chef ! »
Les trois policiers s’installèrent donc à une table, aussi fatigués que de bonne humeur. Enzo alla toquer à la porte de la cuisine, derrière, entrouvrit et passa la tête. Ils entendirent le cuisinier rire et Enzo revint.
Adel, avachi sur le comptoir, regardait les policiers avec un petit sourire et dit :
« ‘Sont sympas. »
Enzo, qui servait les bières, opina du chef :
« Ouais, on les aime bien… »
Il prit un autre verre et versa du sirop de grenadine :
« Anya les a ramenés assez vite, c’est limite la cantine de la section de Coreyban, ici. On les aime bien.
– Tu l’as déjà dit… »
Nathanael se retourna et sourit en regardant Adel qui faisait tourner sa bière sans son verre.
« Ça fait longtemps qu’ils se connaissent du coup, Sacha et le commandant ? demanda le dessinateur.
– Ils se sont connus ados à Saint-Pétersbourg. Anya faisait ses études en France, il avait déjà plus ou moins l’intention d’y rester. Duand Sacha s’est fait outer, du coup, il l’a rejoint pour finir ses études de médecine ici et ils ont fini par rester tous les deux.
– C’est sympa, dit Adel.
– Mais il ne faut pas être français pour être policier ? pensa tout haut Nathanael.
– Si, si. Anya s’est fait naturaliser dès qu’il l’a su, pendant sa licence, je crois.
– Il n’a pas eu trop de mal ? »
Enzo versa la limonade :
« Non, je crois pas… »
Il posa les trois verres sur un plateau et alla servir les trois hommes. Alexander, qui était resté près d’eux, revint au comptoir, se rasseoir près de Nathanael et Adel.
Ils se remirent à papoter tranquillement, Adel continuant sagement à picoler. Mais il n’avait pas l’alcool mauvais, comme prévu. Le militaire se transformait plutôt en grand nounours quand il avait bu. Nathanael s’attendait donc à le voir se transformer en gluon sous peu…
Le bar s’était un peu vidé, Alexander avait été se coucher, Adel dormait à moitié sur le comptoir et les policiers mangeaient enfin lorsque la porte s’ouvrit violemment et Enzo poussa un soupir à décoiffer douze chauves quand une voix masculine cria, sans que ça couvre vraiment des ricanements gras de ceux qui l’accompagnaient :
« Salut, les tarlouzes ! Allez, sortez vos papiers, les filles, contrôle d’identité ! »
Enzo n’était pas le seul à avoir soupiré.
Coreyban et ses deux subordonnés aussi.
Si les quelques personnes restantes s’étaient tendues, Nathanael eut un sourire en coin en voyant le grand commissaire se lever calmement, mais sans hésiter, pour aller vers les quatre agents qui venaient de rentrer en roulant des mécaniques.
Voyant les deux commandants suivre sans un mot, Nathanael se pencha pour murmurer à Enzo :
« Je crois qu’ils n’ont pas choisi le bon soir pour venir.
– Y a des chances, ouais… »
Les patrouilleurs ne savaient pas à qui ils avaient à faire, visiblement, puisque celui qui les menait et qui avait si aimablement salué l’assistance leur cria :
« Oh, vous voulez quoi, vous trois ! Vous cherchez les emmerdes ?! Vos papiers, on a dit !
– On a mieux que ça. » leur répondit Coreyban avec son flegme habituel en sortant sa carte de police alors que les deux autres croisaient les bras avec leurs plus beaux regards des mauvais jours, pas vraiment contents qu’on les ait interrompus dans un dîner bien mérité et surtout trop tardif à leur goût.
Nathanael et Enzo rigolaient doucement. Bizarrement, les quatre lascars ne disaient plus rien. Ils entendirent Coreyban déclarer encore, avec le même calme :
« Vos noms, vos matricules et vous dégagez avant que mon burger ne refroidisse, merci. »
Ce qui fut, sans surprise, fait immédiatement.
Les trois policiers retournèrent manger et la bonne ambiance revint sans traîner dans le bar.
Adel approcha son tabouret de celui de Nathanael pour pouvoir se blottir dans son dos.
« ‘Va bientôt falloir aller te coucher, toi…
– Moui. »
Adel enfouit sa tête dans son cou :
« Mais câlin là. »
Nathanael sourit :
« Ça ira ?
– Nan. Chuis triste…
– Je suis désolé, Adel. »
Nathanael posa ses mains sur celles de son compagnon qui répondit :
« Pas ta faute… »
Adel lui fit un petit bisou dans le cou :
« Je t’aime. »
Nathanael sourit.
« Je regrette rien, Nath. Je t’aime. »
Les bras tremblèrent :
« J’aurais fini par crever si j’t’avais pas connu… »
Nathanael retint son soupir, mais pas sa grimace. Il tourna la tête :
« Adel…
– Si, c’est vrai… J’suis sûr que j’aurais fini par m’laisser crever au front… J’en pouvais plus… »
Nathanael se dégagea doucement pour se retourner. Adel le regardait avec un petit sourire, un peu vague, intrigué, et le reprit dans ses bras sans attendre. Nathanael passa les siens autour de ses épaules :
« Ben alors Lieutenant ?…
– In vino veritas…
– In bierum plutôt.
– Tu chipotes, beau brun… » souffla Adel en se penchant.
Ils s’embrassèrent.
« Je t’aime, Nath.
– Oui, Adel. Moi aussi je t’aime, lui répondit doucement Nathanael en caressant son visage.
– Hmmmm… »
Adel enfouit à nouveau sa tête dans son cou et Nathanael entendit sa voix étouffée :
« C’pas grave… Je savais que ça se passerait comme ça… J’ai juste été con d’espérer que ça aille… J’le sais pourtant, toujours prévoir le pire, bordel… Y a que comme ça qu’on est sûr de pouvoir encaisser…
– Adel… grimaça encore Nathanael en resserrant ses bras autour de lui.
– Je savais ce qui m’attendait quand je me suis engagé… Je savais aussi pour quoi je signais le soir où je t’ai rejoint… »
Adel sanglota.
« … Les choses se passent jamais ‘’bien’’ sur un champ de bataille… »
Nathanael soupira en caressant ses cheveux.
Il aurait voulu dire : « La vie ne devrait pas être un champ de bataille. », mais ce n’était pas le moment.
Il resta donc à tenir Adel contre lui, caressant doucement sa tête, sous le regard navré d’Enzo, auquel se joignit celui de Coreyban et de ses commandants quand ceux-ci s’approchèrent pour payer.
Enzo, qui nettoyait avec soin son comptoir, leur sourit :
« C’est pour moi, ce soir, gardez vos sous. »
Les trois hommes le contemplèrent, pareillement dubitatifs, et ce fut le Russe qui demanda :
« En quel honneur ? »
Enzo haussa les épaules :
« Un recadrage en règle de gars qui m’auraient gâché ma soirée avec leur contrôle abusif à la noix. »
Coreyban rigola en posant un billet sur le comptoir :
« Merci de l’intention, mais je ne veux pas être accusé de corruption passive, même pour vos burgers. »
Enzo fit la moue et soupira, rendant les armes :
« Dommage, ça m’aurait pas coûté cher… Bon, passe pour cette fois, mais je vous offre les boissons et on discute pas.
– Ça, si vous voulez. »
Le son de leurs voix avait alerté Adel qui releva la tête en reniflant.
Le blond tendit un billet à son tour, goguenard :
« Non, mais je vous comprends, Enzo… Déjà l’autre jour, mon homme qui vous laisse un pourboire à trois chiffres, ce soir ça, ça va finir par être louche… »
Adel, qui essuyait ses yeux, et Nathanael avaient sursauté de concert.
Le Russe, visiblement au courant, rit à son tour en hochant la tête alors que le commissaire regardait l’autre, stupéfait :
« C’est quoi, cette histoire ?
– On a emmené son mec ici, y a quoi, deux-trois semaines ? commença le Russe et il continua après que le blond ait opiné en reprenant sa monnaie : Il a adoré et du coup, il a laissé un très gros pourboire…
– Genre à arrondir à la centaine supérieure, confirma Enzo.
– C’est pas le plus élevé que je l’ai vu faire, se marra le blond. Il est redoutable quand il s’y met…
– C’est quoi, le pire ? s’enquit le commissaire.
– Arrondir au millier supérieur pour un plombier venu en cata pour une fuite d’eau dans sa maison du 6e au milieu de la nuit. »
Il y eut un blanc avant que Coreyban ne soupire :
« Ça m’étonne tellement pas de lui… »
Enzo finit de les encaisser et ils partirent après les salutations d’usage et un « Bon courage, n’hésitez pas. » du blond à l’attention d’Adel et Nathanael qui le remercia d’un signe de tête.
Le bar était presque vide, le cuistot sortit, ayant fini de ranger la cuisine, comme Nathanael demandait :
« Il est gay aussi, le blond, alors ?
– Erwan ? Oui, lui confirma Enzo en se remettant à astiquer le bois verni. Et fiancé avec un Américain pété de thunes, mais très sympa et donc, très généreux…
– Voilà qui explique des choses… »
Adel se blottit à nouveau dans les bras de son illustrateur avec un gros soupir.
« Oh, toi dodo, hein ?
– Moui… »
Enzo venait de saluer son cuistot qui partit, il les regarda :
« Je vais t’aider à le monter là-haut, je reviendrai fermer après.
– Merci. »
Il n’y avait qu’un étage entre le bar et l’appartement. Ils eurent l’agréable surprise de découvrir que Sacha avait déplié le canapé et posé des draps propres et couvertures dessus. Même si c’était sûrement en partie pour ne pas être trop dérangé, vu qu’il dormait déjà depuis un moment, ils apprécièrent le geste. Enzo, qui avait soutenu Adel dans l’escalier, le posa sur un fauteuil et redescendit. Nathanael se hâta de préparer leur couche et de les y installer.
Adel se blottit contre lui et s’endormit rapidement. Nathanael eut un peu plus de mal. Il repensa à cette drôle de journée et espéra de tout son cœur que sa belle-famille allait enfin les laisser en paix.
Ce qui fut le cas, et même le juge redevint assez curieusement raisonnable. S’il refusait toujours le moindre droit de visite à Adel, la pension alimentaire exigée se fit bien moindre et tout à fait acceptable.
Le lieutenant eut rapidement une explication tout à fait rationnelle à tout ça : l’affaire était arrivée, suite à une « maladresse » de son frère Stéphane, aux oreilles de l’autre Adel de Larose-Croix, le général à la retraite qui n’avait pas, mais alors pas du tout, supporté d’apprendre que leur nom avait failli être mêlé à une sordide affaire de mœurs, surtout montée de toutes pièces pour mettre la pression sur le lieutenant.
Stéphane raconta tout ça à son frère, quelques jours plus tard, au téléphone :
« … J’étais là quand Papa a reçu son coup de fil, je te jure que je l’entendais crier dans le combiné à l’autre bout de la pièce… Il était fou de rage… »
Adel de Larose-Croix senior n’avait, certes, pas beaucoup plus apprécié que les autres que son jeune homonyme ne quitte son domicile conjugal, surtout pour aller convoler avec un homme et, certes bis, l’idée d’un divorce non plus était loin de l’avoir enchanté. Mais, conscient, lui, même si ça le désolait, que ce genre de choses était désormais banal dans les mœurs, il avait pris le parti de laisser faire pour éviter un plus grand scandale.
Que Théodore et Caroline aient manqué à ce point de bon sens, sans parler des répercussions que ça aurait pu avoir sur la carrière future d’Arnaud, était inacceptable pour le doyen de la famille et il ne s’était pas privé pour leur dire et leur ordonner plus que clairement d’arrêter immédiatement ces manœuvres déshonorantes.
Le général avait peut-être, lui aussi, peur du fameux « lobby LGBT ». Plus jamais le nom de leur famille ne devrait risquer de provoquer le moindre scandale.
« Bref, vous devriez avoir la paix, au moins à court-moyen terme, avait conclu le jeune étudiant en médecine. Arnaud est furax, mais ça m’étonnerait qu’il prenne le risque de lui désobéir, surtout maintenant qu’il leur a dit ça.
– OK, merci des infos, frérot. »
Adel était assis sur le canapé du salon. Il regardait une série pendant que Nathanael travaillait.
« De rien. »
Il y eut un silence.
« Ça ira, Adel ?
– On va faire pour… Tant que vous gardez un œil sur mes petits bouts ?
– Ben autant qu’on peut…
– Tu sais ce que Flo disait de tout ça ?
– Il avait l’air de l’avoir mauvaise, mais plus pour tes gosses que pour toi.
– Je vois… Bon, déjà ça, on va dire.
– Ouais…
– Ils me manquent… »
Stéphane soupira, navré :
« Tu les reverras.
– J’espère…
– Y a pas de ‘’j’espère’’, tu les reverras. Ils vont vite grandir et vu l’âge du juge, il passera vite la main. Lâche pas, Adel. Ça ira plus vite que tu le penses. »
Les semaines et les mois se remirent à passer.
Adel allait reprendre son travail à la caserne en juillet, après quelques mois d’une lune de miel un peu étrange. Il accompagna Nathanael à deux ou trois salons, dont un geek où il devait passer un week-end, très dépaysant pour lui, au milieu de gens curieusement habillés, voire costumés, manipulant des références souvent très obscures, mais qu’on lui expliquait le plus souvent avec bienveillance. Il se dirait que c’était sympa, que c’étaient des choses qu’il allait découvrir avec plaisir.
Une nouvelle facette de sa nouvelle vie.
Chapitre 81 :
Adel n’avait aucun mal à admettre qu’il n’était pas un homme très cultivé, surtout sur tout ce qu’on appelle communément la « pop culture ».
Son milieu familial étant très sclérosé sur ces questions, les écoles qu’il avait fréquentées se contentant du minimum, dès et surtout quand cela sortait de leurs propres normes pas toujours très ouvertes, et, même adulte, le fait que son travail l’occupait beaucoup, tout ceci avait fait qu’il n’avait jamais eu ou pris le temps de se poser un peu pour s’intéresser à tout ça.
Côtoyer Nathanael avait changé la donne, le dessinateur étant, lui, gros consommateur du même tout ça. Films, séries, live ou d’animation, BD, mangas, jeux vidéo, même s’il était plus sélectif, faute de temps, sur ces derniers, Nathanael regardait, lisait et surtout s’informait sur énormément de choses.
Adel s’y était mis avec autant de curiosité que d’intérêt et avait accepté avec plaisir et tout autant de curiosité de l’accompagner au fameux salon geek sans plus savoir à quoi s’attendre, un week-end de juin, quelques semaines avant sa reprise.
Adel savait ce qu’était un salon littéraire et n’avait donc pas été particulièrement dépaysé en y allant avec son amant, surtout que le salon en question était tout proche et n’avait donc pas non plus impliqué de partir sur quatre jours. Là, il s’agissait de bouger dès le vendredi matin pour y être pour l’installation du stand l’après-midi, de passer les deux jours sur place en dormant à l’hôtel et de rentrer tranquillement le lundi matin.
Adel était un homme organisé, ce planning lui paraissait tout à fait cohérent.
Ils remplirent le grand coffre de sa voiture de leurs valises et des cartons de matériel et de livres de Nathanael et il conduisit tranquillement quelques heures, avec une petite pause-repas sur une aire d’autoroute, jusqu’à la grande salle d’exposition où se déroulait le salon en question.
Il était 14 h environ et les premiers arrivants commençaient à s’installer. Eux furent accueillis par deux membres du staff, une grande demoiselle aux cheveux courts et bleu violet et un moins grand, mais plus rond, jeune homme barbu aux cheveux bruns très longs, identifiables à leurs T-shirts noirs portant le logo de l’évènement. Adel laissa paisiblement Nathanael les présenter et, pendant que le jeune homme cherchait, dans ses feuilles, le plan pour leur montrer où se trouvait leur stand, elle leur sourit :
« Alors on a pas fini d’apporter les tables à tous les emplacements, on fait au plus vite.
– Pas de souci ! lui répondit Nathanael. De toute façon, il faut déjà qu’on décharge la voiture… Vous auriez un chariot à nous prêter, d’ailleurs ? Ça nous aiderait.
– Euh, je vais voir, on en a pas beaucoup… »
Adel regardait autour d’eux avec un petit sourire. Ça s’agitait beaucoup, un peu dans tous les sens. Il se dit que tout ceci manquait d’organisation, mais il n’était pas à la caserne et tous ces gens, bien que motivés et passionnés, n’en demeuraient pas moins principalement des amateurs.
Le barbu finit par trouver ce qu’il cherchait et leur montra :
« Voilà, le stand de la librairie est là, donc vous prenez par-là, expliqua-t-il en tendant le bras dans la direction, à gauche à l’intersection, vous êtes le grand stand, deuxième à votre droite.
– Hm hm, fit Nathanael alors qu’Adel hochait la tête. Vous savez si les autres sont déjà là ?
– Ah ça non, je saurais pas vous dire.
– Bon ben on va aller voir… dit Adel. Vous nous dites quand vous saurez pour le chariot ?
– D’accord ! »
Nathanael et Adel repartirent donc dans la grande allée centrale, encore très calme à l’exception d’un stand rectangulaire imposant à droite, si on en croyait sa surface et la haute pile de cartons posée au milieu.
« Qu’est-ce qu’ils vendent, eux, à ton avis ? demanda Adel sans qu’ils s’arrêtent.
– Oh, ce genre de truc, c’est souvent des goodies…
– Goodies ? répéta Adel en tournant à gauche à l’intersection indiquée.
– Produits dérivés. Les peluches et les figurines, ça prend de la place. Après, on verra si c’est de l’officiel ou des contrefaçons…
– Il y a beaucoup de contrefaçons ?
– Beaucoup trop, c’est la plaie sur ces salons… »
Adel s’arrêta devant un stand encore vide, à l’exception de deux bénévoles avec un gros chariot de tables pliées, qui discutaient avec une jolie rousse et, derrière eux, un quadragénaire ni très grand ni très costaud et un plus jeune homme un peu plus fort, qui se débattaient avec un diable chargé de bien trop de cartons. Nathanael ne fit qu’un signe de main à la rouquine qui lui répondit de même, ne voulant pas l’interrompre, avant de rejoindre les deux hommes. Adel fit la même chose et prit d’autorité le carton, au sommet du diable, pour alléger un peu ce dernier.
« Salut, Jean-Marc, ça va ?
– Oui, oui, salut, Nathy, et euh, merci, ajouta le quadra pour Adel qui venait de s’accroupir pour poser sa charge et répondit :
– De rien.
– Ton fameux +1 ? demanda le plus jeune en serrant la main de Nathanael.
– Tout à fait. Je vous présente Adel, et Adel, je te présente Jean-Marc, le libraire qui nous accueille, et ses deux employés, Aurélien et Floriane.
– Enchanté !
– De même ! »
La jolie rousse les rejoignit pendant que les membres du staff déchargeaient cinq tables et les déposaient contre la paroi qui délimitait le stand. Elle fit d’autorité la bise à Nathanael, toute contente de le voir et à Adel qui, bien qu’un peu surpris, ne la repoussa pas.
« Vous êtes les premiers ! dit-elle. Gilles arrive vers 17 h 30 à la gare, Minano vers 19 h et Manu sera là que demain matin. On a pas de nouvelles de David et Beth, mais ils ne devraient pas tarder.
– D’accord, super ! »
La petite bande se mit à l’œuvre pour commencer à installer tout. Cinq tables, dix chaises, les piles de BD de divers formats, réparties par auteurs à leur place, la caisse à un bout. Adel ne se fit pas prier pour aider à trimbaler les cartons, principalement avec le diable de la librairie, car le grand chariot du staff se faisait attendre et n’arriva que tard.
Le dénommé David et sa compagne, Beth, furent en retard. Leur GPS les avait perdus un moment alors qu’ils avaient quitté l’autoroute à la recherche une station-service.
Adel se rendit vite compte que sa présence intriguait beaucoup les autres personnes du stand. Il ne les connaissait que de nom, même si Nathanael lui avait rapidement expliqué que c’étaient de plus ou moins vieux amis et collègues, pour ce qui était des autres artistes, et pour l’équipe de la librairie, un trio aimable et compétent qu’il prenait plaisir à retrouver à ce salon depuis plusieurs années, depuis qu’ils l’y invitaient après qu’ils aient sympathisé lors d’une tournée de dédicaces qui était passée par leur librairie.
Tout était près un peu avant 19 h et, comme tout le monde était dans le même hôtel, sauf les libraires bien sûr, la bande d’auteurs et ses deux pièces rapportées se proposèrent d’y aller souffler un coup et de se retrouver pour aller dîner ensemble un peu plus tard.
Adel et Nathanael acceptèrent de se charger de récupérer Minano à la gare avant d’aller se poser.
La gare était bien pleine, rien d’anormal un vendredi un début de soirée. Ils n’eurent cependant pas tant de mal à se trouver, en s’attendant à un endroit stratégique : à côté du relais-Fnac.
Adel savait que Minano était la dessinatrice qu’il avait vue au Musée des Beaux-Arts de Lyon, lors de la sortie scolaire où il avait revu Nathanael, bien des années plus tôt. Il se demandait si elle allait le reconnaître et ce fut le cas. Et apparemment, Nathanael ne l’avait pas prévenue. Ils se saluèrent, elle sourit cependant sans faire de remarque et Adel prit d’autorité sa grosse valise pour les précéder à la voiture. Le laissant volontairement prendre un peu d’avance, Nathanael sourit quand son amie remarqua :
« T’aurais pu me dire que c’était lui !
– Désolé, j’avais zappé.
– C’est lui, alors, ton mec ?
– Oui, oui… Longue histoire, je te raconterai à l’occase. Par contre, s’il te plaît, pas un mot sur sa fille… Sa famille l’a complètement rejeté et il n’a plus le droit de la voir, ni elle ni son fils, et il ne le vit pas très bien…
– Ah mince… OK, noté ! Compte sur moi ! »
Adel chargeait le volumineux bagage dans le coffre quand ils le rejoignirent. Elle grimpa à l’arrière, eux à l’avant et ils repartirent. Elle s’étira :
« Je sais pas vous, mais moi j’ai une dalle…
– Pareil, lui dit Adel. Je vais juste me rincer un coup avant, si on a le temps, parce qu’on a bien sué, là.
– Surtout toi, sourit Nathanael en le regardant, amusé, et il se tourna vers Minano : Jean-Marc et Aurélien étaient sur le cul, il a trimbalé la moitié des cartons à lui tout seul. »
Adel soupira et leva les yeux au ciel :
« Rôh ça va, c’était un peu lourd, mais ‘faut pas déconner… On voit bien que vous avez jamais fait dix bornes dans un désert avec un sac de 60 kilos… »
Il y eut un petit blanc dans la voiture.
« Mais vous le faites pour de vrai ? s’écria Minano. J’étais persuadée que c’était une légende !
– Ah non, gloussa Adel. Crois-moi, pas du tout.
– Et qu’est-ce qu’il y avait dans vos sacs ?… demanda prudemment Nathanael.
– Des pierres, répondit Adel en s’arrêtant à un feu rouge. C’était en stage commando. Le but est juste de s’entraîner à porter des charges lourdes longtemps.
– Ça sert vraiment ? demanda la jeune femme, vraiment intriguée.
– Euh oui, quand tu dois fuir en urgence, voir avec un blessé, t’es content d’avoir été formé à aller vite avec des charges lourdes…
– Vu comme ça… »
Ils arrivèrent à l’hôtel, un établissement de moyenne-haute gamme assez récent. Nathanael prit sa valise et son sac, Adel la sienne et celle de Minano dont les protestations restèrent sans effet. Ils rentrèrent dans le hall où l’hôtesse les salua aimablement. Apparemment, elle connaissait les deux auteurs et ne fit, elle non plus, aucun commentaire lorsqu’elle donna la clé de leur chambre à Nathanael et Adel, qui se sentit tout de même un peu gêné, et une autre à Minano.
« Vos amis sont là, dit-elle après. Ils ont demandé si vous pouviez manger ici ce soir, alors votre table est réservée pour 20 h, pour que vous soyez tranquilles.
– D’accord, merci ! »
Les trois lascars se dirigèrent vers l’ascenseur le plus proche.
L’attendant, Nathanael donna un petit coup de coude à Minano :
« Tu vas pas te sentir trop seule dans ta chambre ?
– Tu déconnes ? Une chambre à moi toute seule, sans vos ronflements et tout, c’est le bonheur ! » répliqua-t-elle.
Sa chambre était à deux numéros de la leur, ils se laissèrent dans le couloir.
Nathanael précéda Adel à l’intérieur. Petite, fonctionnelle, une petite table, une chaise, un grand lit double, une petite salle de bain avec des toilettes. Nathanael s’avança pour le contourner alors qu’Adel le contemplait et se grattait la nuque, un peu mal à l’aise. Le voyant, Nathanael lui sourit gentiment :
« Ça va, mon cœur ? »
Adel sursauta, posa sa valise sur le lit en répondant :
« Oui, oui, C’est juste que euh… C’est la première fois qu’on voyage comme ça tous les deux et ça me fait un peu bizarre de penser que… Ben que du coup, tout le monde va comprendre qu’on est ensemble, quoi… expliqua-t-il en l’ouvrant.
– Oh. »
Nathanael eut une moue triste et pencha un peu la tête :
« Je suis désolé, Je ne pensais pas que ça te gênerait… »
Adel releva la tête et cligna des yeux un instant :
« Hein ?… Non, non, c’est pas vraiment que ça me gêne… Au contraire… Surtout que personne n’a l’air de mal le prendre… C’est juste que… »
Il chercha ses mots un instant :
« … Ben ‘faut que je m’y fasse, c’est tout… C’est normal, je pense… Non ? »
Nathanael sourit et le rejoignit :
« Oui, c’est sûrement normal… »
Ils s’enlacèrent et Adel se laissa embrasser. Puis il caressa la joue de Nathanael et haussa les épaules.
« Ça n’empêche que si tu veux être plus discret à l’avenir, ce n’est pas un souci, lui dit Nathanael. Je ne veux pas te mettre mal à l’aise. »
Adel lui sourit et hocha la tête :
« En vérité, je n’ai pas envie de me cacher… Mais c’est noté. »
Le soldat se doucha rapidement et ils descendirent. Les autres étaient déjà là, leur ayant laissé deux places l’une près de l’autre. Adel se retrouva donc à côté de Beth et Nathanael près de Gilles.
La soirée devait être sympathique La nourriture était bonne, le personnel sympa et tout le monde, même si fatigué par ses trajets, les chauffeurs plus que les autres, de très bonne humeur.
Comme des mois plus tôt, dans le bar d’Enzo, Adel resta tout d’abord à observer, silencieux, son amant et ses amis se donner des nouvelles et parler de tout et rien, leurs vies comme leurs projets. Beth, apparemment nouvelle dans la bande elle aussi (Adel apprendrait plus tard dans le week-end qu’elle n’était avec David que depuis l’été précédent), écoutait, elle aussi, plus qu’elle ne participait.
Seule fumeuse du groupe avec Nathanael, elle partit donc faire une petite pause-clope avant les desserts. Resté donc seul avec Gilles, David et Minano, Adel sourit quand le premier dit au deuxième :
« Tu l’as vraiment rencontrée en te prenant la tête avec elle pour un vieux jeu sur une brocante ?
– Euh… Oui oui… »
David avait rosi et Gilles et Minano rirent.
« Y a qu’à toi que ça arrive, des trucs pareils !
– Mais grave !… Au moins, t’as pas bougé en Bretagne pour rien ! »
Adel souriait, paisible. Le calme revenu, il demanda :
« Tu es d’où, en Bretagne ?
– Un bled paumé dans le Morbihan, entre Rennes et Vannes, pour te situer, mais plus près de Vannes.
– Je vois, oui, pas loin de Brocéliande, donc ? C’est joli, par là.
– Tu connais ?
– Un été avec les scouts, quand j’étais ado. On avait pas mal crapahuté, mais c’était cool. Tu es de là-bas ?
– Du tout, je suis né dans l’Oise… Après j’ai bougé à Paris, puis dans le Nord, avant la Bretagne. Tu es de Lyon, toi ?
– Presque, St-Cyr-au-Mont-d’Or, au nord-ouest.
– C’est joli, les Monts d’Or… sourit Minano.
– Et tu fais quoi ?
– Militaire. Je suis lieutenant dans l’Armée de Terre. »
Il y eut un petit silence que Giles interrompit, amusé :
« Ah ben ça explique le sens de l’organisation et les muscles…
– Si terrible que ça ? demanda David à Gilles qui hocha la tête avant de répondre avec un faux ton de conspirateur :
– Je pense que Jean-Marc va essayer de le débaucher, il n’en revenait pas de la facilité avec laquelle il portait les cartons…
– Tout à fait, et si vous m’embêtez trop, je vous enverrais faire des pompes, leur répliqua Adel.
– Même pas peur ! »
Les deux fumeurs revinrent à ce moment, les trouvant hilares. Nathanael effleura juste l’épaule d’Adel avant de se rasseoir, alors que Beth allait faire un bisou à David qui protesta pour le principe :
« Arrrgh tu pues la clope… ! »
Ce qui les fit encore rire.
Les desserts furent servis et ils les mangèrent dans une ambiance joyeuse, puis allèrent se poser dans la chambre de Gilles, qui y était encore seul (il la partagerait avec le dernier à arriver, Manu, le lendemain).
Ils ne tardèrent pas trop, désireux de garder des forces pour le salon qui les attendait.
Nathanael se doucha à son tour pendant qu’Adel, ses dents lavées et sa tenue de dodo enfilée, vieux survêt et T-shirt, s’installait dans le lit pour lire un peu en l’attendant.
Nathanael le rejoignit rapidement et se coucha en bâillant.
Adel lui jeta un œil :
« Tu veux éteindre ?
– Oh, je peux dormir avec la lumière si tu veux continuer à lire un peu…
– Non, non, je t’attendais juste. J’ai sommeil aussi. »
Le soldat ponctua sa phrase d’un bâillement et Nathanael rigola :
« Ouais, tu fais le super soldat mais bon, trois heures et demi de route et 20 cartons, ça t’a bien crevé quand même !
– Bof, ça ira… »
Adel posa son livre et s’allongea :
« J’ai fait pire.
– Genre une rando dans le désert avec 60 kilos sur le dos ?
– Genre un week-end dans une fosse en plein air dans eau ni nourriture. »
Nathanael sursauta :
« T’es sérieux ?!
– Ouais, ouais.
– Vous êtes des cinglés…
– Ouais ! »
Chapitre 82 :
Adel avait beau être habitué à la diversité du monde et de ses mœurs, il avait tout de même l’impression d’être tombé dans un étrange monde parallèle.
La fine équipe était arrivée sur le stand vers 8 h 30. Si le salon ouvrait à 10 h, il était accessible dès 9 h pour les personnes qui avaient acheté un Pass VIP, il fallait donc que tout soit prêt à cette heure-là.
Mais l’atmosphère restait sereine. Même s’ils avaient bénéficié d’un copieux petit déjeuner à l’hôtel, le staff offrait une viennoiserie et un café ou thé aux exposants et ils en profitèrent dans une bonne ambiance en attendant les premiers visiteurs.
Manu arriva juste à temps pour se joindre à eux.
« Je vous avais bien dit que sortir les pains au chocolat, ça allait le faire venir ! » déclara Gilles, les faisant tous rire, quand le petit homme à casquette apparut.
Ce dernier répliqua :
« Rien à voir, j’ai suivi l’odeur du café ! »
L’hilarité générale se calmait à peine lorsqu’une timide jeune femme s’approcha timidement pour demander si David était là et si elle pouvait avoir une dédicace ou si elle devait revenir plus tard.
David finit son café d’un trait et rejoignit sa place en s’étirant :
« Allez, on s’y met ! »
Un peu plus tard, tout le monde était à son poste.
Le public arriva et les auteurs, l’autrice et les libraires se mirent au boulot dans la bonne humeur. Adel et Beth aidaient un peu, ne sachant trop que faire, car les libraires étaient un peu trop occupés pour pouvoir bien les briefer.
Adel aida à ranger les cartons sous les tables ou au fond du stand, puis alla voir ce que faisait Nathanael.
Ce dernier parlait avec un jeune couple costumé, apparemment très amusé. Adel n’identifia pas les costumes, qu’il trouva cela dit jolis et très colorés, mais sourit, contaminé par la joie ambiante. Ayant deviné quelqu’un dans son dos, Nathanael se tourna et leva le nez vers lui :
« Ça va, toi ?
– Oui, oui…
– Tu t’ennuies pas trop ?
– Non, non, ça va… »
Nathanael hocha la tête et se remit au boulot, dédicacer un tome de ses Notes au petit couple, et ce n’est que quand il releva la tête qu’il remarqua les regards intrigués, voir un peu inquiets, des personnes qui attendaient, dans sa file ou les voisines.
Intrigué aussi, du coup, il se retourna et gloussa : Adel était resté derrière lui et regardait à droite à gauche, silencieux et sérieux, mais il avait, sans doute machinalement, pris une position martiale. Droit, bien campé sur ses jambes et les bras repliés dans son dos, il avait tout du militaire ou du garde du corps aux aguets. Et vu sa carrure, rien d’étonnant que ça interpelle ou inquiète des gens qui ne le connaissaient pas…
Nathanael apprécia la vue, mais lui dit doucement :
« Adel ?
– Hm ?
– Tu pourrais te détendre un peu, mon chéri ? Tu fais un peu peur aux gens, là… »
Adel le regarda sans comprendre alors que ça rigolait doucement autour d’eux.
David, qui était à la gauche de Nathanael, avait lui aussi repéré la chose et déclara pour les visiteurs qui attendaient :
« Promis, il ne mord pas, on l’a bien nourri ce matin ! »
Ce qui fit rire un peu plus fort pas mal de monde alors qu’Adel se grattait la tête, un peu gêné :
« Euh, désolé…
– C’est pas grave, mon chéri… »
Floriane et Jean-Marc avaient suivi ça de loin, amusés aussi, et la jolie rousse s’approcha :
« Si le lieutenant s’ennuie, il peut aller au ravitaillement pour nous ? C’est presque midi, il risque déjà d’y avoir la queue aux stands…
– Oui, bien sûr ! répondit Adel, content d’avoir une échappatoire, tant il n’aimait pas être au centre de l’attention. Il y a quoi et où ?
– On pensait prendre des ramens au stand Hanabi, ils sont vers l’entrée… C’est un super resto du centre-ville, on était content quand on a vu qu’ils étaient là ! Est-ce que ça va à tout le monde ? »
Personne ne protesta. Adel fut donc mandaté et Beth l’accompagna, craignant qu’il ne manque de mains pour rapporter les dix ramens.
Les deux compères partirent donc à travers la foule.
Ils parvinrent, malgré les free hugs, les lolitas plus ou moins barbues et même deux dinosaures gonflables, jusqu’au stand indiqué.
Passant par la file réservée aux exposants, ils commandèrent, Adel régla avec l’argent que lui avait laissé Jean-Marc et ils attendirent sagement que le personnel, déjà bien occupé, leur prépare tout ça.
Voyant un grand orc verdâtre avec une imposante masse sur l’épaule passer, accompagné d’un barbare vêtu à peu près uniquement d’un slip en fourrure fort seyant et de bottes, avec une large épée, et d’une belle elfette archère aux longs cheveux bleutés très joliment tressés, Adel resta dubitatif alors que Beth, elle très impressionnée, interpellait le trio pour leur demander si elle pouvait les photographier. Ils acceptèrent très aimablement, enfin, surtout l’elfette, car l’orc, bien dans son rôle, se contenta d’un « Grunf. » poli et le barbare ne fut guère plus loquace.
Les trois compagnons prirent une pose de circonstance, l’orc tenait sa masse à deux mains, comme le barbare son épée, et l’elfette son arc, comme s’ils s’apprêtaient au combat face à un quelconque ennemi.
Beth et d’autres les photographièrent, les remercièrent, et le trio repartit tranquillement. Beth rejoignit Adel qui restait dubitatif, toute contente.
« T’as vu ça ? Le boulot de maquillage sur le grand est ouf ! »
Adel hocha la tête :
« Oui, c’est vrai que ça a dû leur prendre un moment… J’aimerais pas le croiser le soir au fond des bois, comme disait ma grand-mère… »
Le cuisinier les appela sur ces faits. Ils prirent les deux grands sacs de ramens, le remercièrent et repartirent vers le stand.
Ils croisèrent une petite escouade de paramilitaires, qui attirèrent l’attention d’Adel, réellement surpris à l’idée de croiser des collègues ici. Mais il comprit vite qu’il s’agissait aussi de jeunes gens déguisés : leur maintien corporel, comme leur façon de tenir leurs armes, qu’il identifia en un clin d’œil comme factices, n’avaient rien de ceux de vrais soldats. Ils étaient d’ailleurs bien trop jeunes pour les tenues et les galons qu’ils arboraient.
Adel se contenta donc de les regarder passer avec un petit sourire amusé.
Ils arrivèrent au stand où ils furent accueillis avec enthousiasme par les autres, car il commençait à faire très faim.
Les auteurs et l’autrice achevèrent les dédicaces qu’ils faisaient, pendant que Jean-Marc et Aurélien distribuaient des numéros aux personnes qui attendaient encore derrière, pour qu’elles passent rapidement à la reprise sans attendre trop. Si quelques-unes râlèrent, la plupart ne firent pas de souci, les remercièrent même et ils purent s’installer pour manger.
Nathanael se leva et s’étira.
« Ok les gens, je vais pisser et m’en griller une là, j’en peux plus !
– Je te suis pour le premier ! lui dit Manu.
– Et moi pour la clope ! ajouta Beth.
– Pipi aussi, soupira Minano en s’étirant à son tour. Ouh la vache, il était temps que je fasse une pause… »
Adel, qui posait les boîtes en carton qui contenaient les ramens sur un bout de table, sourit :
« C’est bien chaud, mais ne traînez pas trop ! »
La faim aidant, ils firent au plus vite et, si les libraires se relayèrent pour pouvoir continuer à servir les clients qui passaient et les renseigner, le reste de la bande se posa comme elle put un peu plus au fond du stand pour manger tranquillement.
L’ambiance était toujours au beau fixe. Adel n’avait pas tout suivi, mais apparemment, Minano et Gilles avaient déjà eu chacun leur enquiquineur, elle en la personne de la mère traînée là par son fils et visiblement navrée que ce dernier soit aussi passionné par sa série de fantasy au lieu de lire « de vrais livres ».
« Heureusement que le gamin s’en foutait… acheva-t-elle avec un soupir blasé.
– Moi, j’ai eu le vieux connaisseur qui m’a expliqué pendant un quart d’heure à quel point c’était mieux avant, raconta Gilles. Qu’à l’époque je ne sais plus quel éditeur avait organisé un match de foot entre auteurs et que qu’est-ce que c’était bien…
– Oh la vache, un match de foot, quelle horreur… gloussa David.
– T’aurais dû lui raconter que Goscinny était mort pendant un test d’effort… fit Nathanael au rouquin en lui donnant un petit coup de coude.
– Ah, pas bête ! admit Gilles.
– On ne parle jamais assez des dangers du sport. » ajouta Manu avec un faux sérieux.
Les ramens avalés, la petite bande se permit encore un petit tour dans le salon avant de reprendre.
Adel et Nathanael ne furent pas très longs, il y avait beaucoup de monde, rendant la balade un peu pénible. Ils n’étaient pas plus mal au calme, derrière le stand.
Ils burent encore un petit café en papotant avec Jean-Marc qui mangeait enfin, puis Nathanael s’étira à nouveau :
« Allez, on y retourne…
– Pas trop mal au dos ? s’enquit Adel.
– Je survivrai, t’en seras quitte pour me masser ce soir…
– Ouin si tu veux ? Tu veux tout de suite aussi ?
– Ah oui, je veux bien… »
Nathanael s’assit à califourchon sur sa chaise et Adel commença à masser ses épaules et sa nuque.
« Eh ben, t’es déjà bien tendu, beau brun…
– Hmmm…
– Tu tiendras jusque ce soir ?
– Ouais, ouais, j’ai l’habitude… »
Adel soupira :
« Le sport, c’est dangereux, mais en faire un peu pour avoir moins mal au dos, ça pourrait être bien, tu sais.
– J’admets, ça serait à méditer…
– Tu sais, juste des flexions ou des étirements pour muscler et détendre les muscles…
– Hm, hm… »
Adel sourit, se pencha et lui fit un petit bisou sur la joue.
« On fera ça ensemble si tu veux…
– Euh non, très peu pour moi les 150 pompes dans le jardin… »
Comme Adel ne s’était pas redressé, Nathanael tourna la tête pour l’embrasser rapidement. Adel sourit :
« Rôh, t’es pas joueur.
– Je tiens à ma vie. »
Adel rit et se redressa :
« T’en fais pas, je connais aussi des exercices tout doux pour juste s’entretenir sans devenir un commando non plus.
– Mouais, on verra, alors… »
Les courageux artistes se remirent au boulot dans la joie et la bonne humeur.
Au bout d’un petit moment, Adel se sentant à ton tour pris d’un besoin naturel quitta le stand pour partir à la recherche des toilettes. Il tourna au mauvais croisement, cela dit, et, en cherchant, il aperçut un espace fermé, d’où il lui sembla entendre comme des espèces de coups de feu un peu assourdis. Il nota ça et repartit, trouva enfin l’objet de sa quête où il fut impressionné par la file d’attente, surtout côté féminin, et, après avoir soulagé sa vessie, il décida d’aller voir un peu ce qui se passait par là, intrigué.
Après tout, on lui avait dit qu’il pouvait en profiter pour se balader un peu, il n’était pas pressé.
L’endroit était au fond du hall, cerclé de hautes parois. L’entrée était gardée par deux personnes en tenues d’assaut noires, casquées et avec ce qui ressemblait, de loin, à un fusil d’assaut pour la femme, à gauche, et un fusil mitrailleur pour l’homme, à gauche. S’approchant, de plus en plus curieux, Adel eut un sourire en voyant, parmi les personnes qui faisaient la queue, la bande de jeunes gens déguisés en militaires qu’il avait vue plus tôt. Apparemment bien excité, un des garçons essayait visiblement de négocier quelque chose avec le grand gaillard qui ne semblait pas l’entendre de cette oreille :
« Non, mais ce n’est pas négociable. Si vous voulez faire un essai, c’est avec nos tenues et notre matos, point barre. »
Indifférent à ça, Adel identifia enfin le bruit :
« Aaaah, pensa-t-il tout haut. Des armes à air comprimé… »
La femme, qui surveillait ce qui se passait avec son collègue, lui sourit :
« Ah, connaisseur ?
– Oui et non… Moi je tire à balle réelle. Vous faites quoi, ici ?
– On est une association de paintball.
– Ah, arrêtez-moi si je me trompe, c’est les gens qui se tirent dessus avec des billes de peinture ?
– C’est ça ! » lui répondit-elle, amusée.
Il hocha la tête :
« Vos répliques sont sympas… Je peux voir ?
– Bien sûr ! »
Elle lui tendit le pseudofusil d’assaut qu’il saisit d’une main sûre.
L’autre gardien leur jeta un œil et eut un sourire un coin.
Adel manipula l’arme factice avec dextérité, sans toucher la gâchette, en bon pro.
« C’est pas mal, on l’a bien en main… »
Ce qui fit rire la petite bande de déguisés :
« L’autre qui fait genre y s’y connaît ! »
Adel leur jeta un œil avec un sourire en coin.
« Sûrement plus que des gosses même pas fichus d’avoir des uniformes cohérents…
– Hein ?! s’exclama celui qui semblait être le plus vindicatif des cinq.
– Grosses godasses civiles avec un vieux treillis français et en haut, à vue d’œil pâle copie d’uniforme d’officier américain ? »
Adel les regardait, goguenard, ayant machinalement posé le fusil d’assaut sur son épaule :
« Et on va même pas parler de votre façon de tenir vos fusils en plastoc… »
Si les deux gardiens rigolaient doucement, comme d’autres personnes plus loin dans la file, ce n’était sans surprise pas le cas des jeunes gens, surtout du plus excité qui répliqua :
« Non, mais tu te prends pour qui, toi ! J’suis au classement national de Call Of moi ! »
Adel fronça un sourcil. Il avait déjà entendu ça quelque part, sans trop savoir plus ce que c’était, mais n’ayant pas vu ça, ni dans sa formation ni depuis, il en concluait raisonnablement que ça ne devait pas être un truc officiel du ministère de la Défense…
Et c’est là que le même garçon dit la phrase de trop :
« On te prend quand tu veux et tu vas voir ! »
La petite bande le regardait avec moquerie. Le sourire d’Adel s’élargit :
« OK. »
Les gardiens échangèrent cette fois un regard un peu inquiet et elle interpella Adel :
« Euh, vous êtes sûr ? Un contre cinq ?
– Moi contre ça, sans souci. »
L’homme eut un sourire et dit encore, regardant les jeunes gens bien trop nerveux avec fermeté :
« Par contre, les règles restent les mêmes : le test dure dix minutes max et vous utilisez nos armes et notre équipement. »
Adel pensa qu’il lui faudrait moins longtemps que ça, mais il n’en rajouta pas.
Dès que les personnes précédentes furent sorties, il entra donc dans la zone fermée et laissa les personnes qui étaient là les équiper de leurs tenues de protection et leur expliquer rapidement de fonctionnement des répliques d’armes, qu’eux appelaient « lanceurs de paintball ».
Adel en prit plusieurs, vraiment curieux de ces armes qui n’en étaient pas vraiment, avant de se décider pour un lanceur qui imitait donc un fusil d’assaut, amusé.
Après quoi, une femme leur montra le terrain, assez grand et couvert de décors en carton-pâte imitant des ruines ou de la végétation, de quoi bien s’amuser.
Elle s’assura encore une fois qu’Adel était sûr de vouloir affronter seul les cinq jeunes gens et il confirma.
Il se plaça donc dans un coin, les laissa faire de leur côté, et la femme donna le top départ.
Si le petit groupe n’avait pas de si mauvais réflexes de coordination, l’imprécision de leurs tirs et leur manque patent de sang froid étaient des défauts rédhibitoires face à un militaire de terrain déjà bien expérimenté.
Adel les avait virtuellement tous abattus en moins de quatre minutes et seul l’un d’eux était parvenu à l’effleurer à la jambe.
Lorsqu’il revint pour rendre le matériel sous les applaudissements amusés de l’équipe, la responsable lui dit :
« Vous seriez pas un vrai soldat, vous ?
– Si, si… Je suis officier dans l’armée de terre… »
Les jeunes gens, qui revenaient aussi, entendirent ça avec stupeur et l’un dit :
« Eh mais c’est pas du jeu ! Vous auriez pu prévenir !
– Z’aviez qu’à demander avant de vous foutre de moi et de me lancer un défi pareil.
– Belle démonstration, en tout cas ! dit-elle encore, et elle ajouta pour les jeunes : Ça, c’est toute la différence entre vos jeux et le terrain, les enfants !
– Mais y a du potentiel, dit encore Adel en enlevant le casque et la cuirasse. Vous arrivez très bien à vous coordonner… Y a du boulot, mais y a de bonnes bases. »
S’ils restaient chafouins, les jeunes gens ne dirent plus rien. Quand Adel eut fini de tout retirer, il remercia l’équipe et la responsable lui donna une petite peluche jaune et un flyer :
« Merci à vous et voilà votre lot !
– Ah ? Merci. »
Il les salua et retourna à son stand, plutôt content de ce petit entraînement imprévu. C’était toujours bon de vérifier que même sans échauffement et sur un terrain inconnu, il pouvait gérer. Même si là, le niveau des ennemis était clairement en sa faveur…
La bande de dessineux était toujours au boulot, même si la fatigue se faisait sentir. Nathanael s’étirait ainsi en bâillant profondément lorsqu’Adel revint. Le grand soldat vint lui faire un petit bisou avant de lui donner la peluche :
« Tiens, cadeau. »
Nathanael lui sourit :
« T’en as mis, du temps, on commençait à se demander si t’étais pas tombé dans le trou.
– Non, non, je me suis juste baladé un peu…
– Et où as-tu trouvé ce petit Pikachu ?
– Ça s’appelle comme ça ?
– Hm, hm… T’as de sacrées lacunes, toi.
– Je l’ai gagné sur le stand de paintball qui est au bout du hall.
– Ah, tu as été suer un peu là-bas ?
– Je n’en avais pas l’intention, expliqua Adel en prenant une chaise pour s’asseoir à califourchon entre lui et David, comme Beth s’était assise à la gauche de ce dernier. Mais je suis tombé sur une bande de gamins qui se sont foutus de moi et m’ont défié, alors bon…
– Ils ont tenu combien de temps ?
– La dame m’a dit, 4 minutes 53…
– À combien ?
– Cinq. C’était rigolo. »
Nathanael rigola et salua la jeune femme qui venait de le rejoindre pour se faire dédicacer son dernier tome de SF et les regardait, amusée de l’échange.
« Dis, Nath…
– Oui, mon cœur ?
– C’est quoi, “ Call of ” ? »
Nathanael gloussa :
« Ouais… T’as vraiment de sacrées lacunes… »
Chapitre 83 :
En juillet 2014, Adel retourna à la caserne. Les vacances étaient finies, mais aucune OPEX n’était prévue avant 2015, ce qui, sans surprise, ne dérangeait pas grand monde.
Si le lieutenant appréhendait un peu de revoir son frère, ce dernier était moins nerveux. S’il ne le côtoyait toujours pas plus que nécessaire, il n’en demeurait pas moins un collègue fiable, et Adel devait apprendre à s’en contenter pour longtemps.
Ses autres collègues, tout comme ses hommes en général, étaient reposés et plus ou moins contents de le revoir et de se revoir.
Son quotidien se retrouvait donc partagé entre son travail et sa petite vie tranquille avec Nathanael.
Le rythme de vie de ce dernier, un peu aléatoire en fonction de ses travaux, ceux au long cours et les plus ponctuels, était assez irrégulier, d’autant que la créativité n’était pas toujours très régulière et parfois même sacrément joueuse.
Ainsi, un vendredi soir d’août, alors qu’il rentrait, un peu fatigué, mais de très bonne humeur, de 72 h de garde à la caserne, il découvrit son amant massacrant sans pitié des humanoïdes verdâtres peu avenants au salon, sur il ne savait quelle console.
Il avait encore du mal à les identifier.
Il s’approcha prudemment : quand Nathanael martyrisait les boutons de la manette aussi férocement avec un air si sombre, c’est qu’il était de mauvais poil.
« Bonjour, mon chéri ! tenta le militaire en venant s’accouder derrière lui, sur le canapé.
– Salut…
– Ça va pas ? »
Nathanael soupira et mit le jeu en pause. Il s’adossa et tourna la tête :
« Bof… J’arrive pas à avancer sur Lueurs d’Arkom… J’ai eu un coup de fil de l’autre con, là, le nouveau responsable de ma maison d’édition, qui m’a fait chier parce qu’il voulait avancer le prochain tome de Poussière d’Étoile… Il m’a foutu en rogne, pas moyen de me remettre à bosser après… »
Adel fit la moue et se pencha pour lui faire un petit bisou sur la joue :
« Oh mince… »
Il contourna le canapé pour venir s’asseoir à côté du joueur, passer son bras autour de ses épaules et demander sur un petit ton gentil :
« Ça ira ?
– ‘Me font chier.
– Oooooh… »
Adel fit la moue et se blottit contre lui en lui faisant de grands yeux papillonnants. Nathanael gloussa et pencha la tête :
« Désolé de t’accueillir comme ça après trois jours sans se voir…
– J’veux un bisou. » répondit Adel sur le petit ton enfantin.
Nathanael rigola plus fort et l’embrassa :
« Bon retour à la maison, mon amour.
– Merci !
– Ça a été, à la caserne ?
– Oui, oui, on est en plein inventaire, fastidieux, mais plutôt tranquille.
– C’est bien. Je préfère ça à de la rando en pleine canicule…
– Bon, y a fallu faire un peu de discipline la nuit dernière dans les dortoirs, les gamins avaient un peu trop fêté un anniv’, ça allait partir en sucette… Mais une ou deux claques et quelques douches froides et ça a été.
– Je vois…
– Y en avait qui n’étaient pas frais ce matin pour l’appel… Et ils devaient remettre ça ce soir, un autre anniversaire, soi-disant… Pas mécontent de laisser ça aux autres !
– J’imagine ça sans mal… T’as ton week-end, du coup ?
– Ouais ! Repos jusque mardi !
– C’est cool ! On va être tranquille, j’ai fait les courses… J’ai racheté des glaces… Ça te dit, un pique-nique, demain ?…
– Volontiers, tu voudrais faire ça où ?
– Oh, dans le parc, vers l’église, il y a des tables et des arbres, et la mare, c’est sympa…
– Bonne idée. J’en suis. »
Adel sourit et se blottit plus fort contre lui, tendre. Nathanael l’enlaça :
« Je finis mon combat, je sauvegarde et on voit ce qu’on dîne, si tu veux ?
– Câlin d’abord…
– Oooooooooooooh… »
Nathanael gloussa une nouvelle fois et le serra plus fort :
« … Il est en manque d’affection mon chéri de moi que j’aime ?
– Moui.
– Je t’ai manqué à ce point ?
– T’as pas idée.
– Pôv’ petit lieutenant perdu…
– Et moi, je t’ai manqué ?
– Beaucoup… Regarde, j’en étais réduit à aller buter ces trucs pour m’occuper… »
Adel pouffa à son tour.
« Ils ont une sale gueule, tu as ma bénédiction.
– Merci. »
Adel se redressa :
« Tu joues à quoi ?
– Bloodborne. C’est violent, mais ça me défoule…
– Ça a l’air sombre, par contre ?
– L’univers est très sombre, oui, ils se sont inspirés de Lovecraft, ce genre de trucs, du gothique bien glauque et bien violent, après l’esthétique est très travaillée… Attends, je vais te montrer… »
Nathanael reprit son combat, élimina les derniers monstres et fit courir son personnage un peu plus loin que la zone du combat. Adel découvrit alors une espèce d’immense cathédrale gothique noire, magnifique, même si cet environnement pseudovictorien suintant la crasse et la pourriture était plutôt lugubre.
« Ça a de la gueule, hein ?
– J’aimerais pas y passer mes vacances, mais j’admets, y a du boulot.
– Oui, les graphistes ont bien bossé ! »
La soirée passa sereinement. Ils dînèrent d’une bonne salade à la feta, les températures incitant à manger léger, regardèrent un film et allèrent se coucher. Là, Adel rappela sans trop d’ambiguïté à Nathanael à quel point il lui avait manqué et l’illustrateur ne se fit pas beaucoup prier pour combler ce terrible manque avec autant de tendresse que d’énergie.
N’ayant pas jugé nécessaire de mettre un réveil, ils traînèrent un peu au lit avant de se lever.
Il faisait déjà très beau et très chaud et l’idée du pique-nique demeurait bien attrayante.
Ils préparèrent donc leurs petits casse-croûte, sandwichs, chips, fruits et thé glacé, matériel à dessin pour Nathanael et livre pour Adel et partirent un peu après midi.
Le parc qui jouxtait l’église n’était pas loin et s’il y avait un peu de monde, ils trouvèrent une place au bord de la grande mare, à l’ombre de quelques arbres. Pas de table libre, mais manger au sol ne les gênait pas.
L’endroit était calme. Il n’y avait pas tant de gens et tous respectaient l’endroit. La baignade y était interdite et les parents attentifs à ce que leurs enfants, surtout les plus jeunes, ne dérangent personne. C’était encore les quelques canards qui vivaient là qui étaient le plus bruyants.
Leur repas avalé, les deux amoureux s’installèrent, l’un pour faire un peu d’aquarelle, l’autre pour lire. Si Nathanael espérait toujours réussir à remettre son amant au dessin, il y allait par étape, bien conscient que forcer la chose était la pire idée qui soit.
Ainsi donc, il en était à éveiller l’intérêt d’Adel à tout ça, à coup de remarques sur la direction artistique de certaines œuvres, comme les films ou les séries, surtout d’animation, ou les jeux vidéo, à lui demander son avis, voire des conseils, sur son propre travail, et ça marchait. Adel se montrait curieux et ouvert là-dessus, un peu plus hésitant quand il s’agissait d’apporter de l’aide, mais Nathanael ne perdait pas espoir de parvenir à ses fins.
Ce jour-là, cependant, c’était détente et donc, il n’était pas spécialement question de mêler son compagnon à ses aquarelles. Peindre cette mare était agréable. Le lieu était beau, calme, la lumière et les couleurs très belles en cette saison.
Allongé dans l’herbe près de lui, Adel lut un peu avant de piquer une petite sieste.
Nathanael sourit et posa ses pinceaux un instant pour prendre une nouvelle feuille et un fusain. Il s’assit de façon à avoir un meilleur angle pour commencer à dessiner avec soin son amant endormi.
Adel était sur le dos, il avait replié son bras gauche sous sa tête et sa main droite était posée sur le livre, resté ouvert sur son ventre. Il avait l’air détendu, paisible. Nathanael esquissa son visage avec un petit sourire tendre. Lorsqu’il le voyait ainsi, en comparaison avec l’homme fatigué et nerveux qu’il avait rencontré des années plus tôt, il était heureux de se dire que le soldat avait, malgré tout, bien gagné au change… Pour lui comme pour eux deux, et même si tout n’était pas encore gagné, la vie avait pris un tournant prometteur.
Ce furent les cloches qui réveillèrent Adel, un peu moins d’une heure plus tard, en se mettant soudain à sonner à la volée. Le soldat sursauta et se redressa sur ses coudes en regardant tout autour du lui, prêt à bondir, ce qui amusa Nathanael. Le dessinateur s’était remis à ses pinceaux et lui dit :
« Repos, Lieutenant ! Aucune attaque, c’est juste un mariage ! »
Adel le regarda, un peu mal réveillé, puis bâilla et se rallongea pour s’étirer. Un instant passa avant qu’il se redresse à nouveau, soupire et se rapproche de Nathanael pour regarder ce qu’il faisait.
« Oh, c’est joli…
– Merci.
– C’est chouette, comme tu as rendu les reflets sur l’eau… Ça rend bien le côté lumineux… »
Nathanael lui sourit :
« Merci ! »
Ça portait ses fruits, Adel commençait à avoir l’œil affûté.
Nathanael finit sa peinture et quand cette dernière fut sèche, rapidement, vu la chaleur ambiante, les deux hommes se proposèrent de rentrer.
Ils remballèrent proprement leur petit bazar et passèrent devant l’église juste au moment où les mariés sortaient, sous une pluie de confettis multicolores.
« J’espère que c’est du papier recyclé… chuchota Nathanael à Adel qui rit aussi discrètement que possible :
– Chhht, laisse-les un peu profiter ! »
De fait, le jeune coule était radieux et l’ambiance très joyeuse.
Le prêtre de la paroisse, un paisible quinquagénaire à peine dégarni, et tout content, les vit et, reconnaissant Nathanael, se permit de les rejoindre :
« Tiens, mon mécréant préféré ! Comment allez-vous ? »
Nathanael le salua d’un signe de tête :
« Bonjour, Père André. Ça va, on a été se poser un peu près de la mare… Et vous, ça bosse dur, on dirait ?
– Ah, toujours, en été. Ça se marie, ça baptise, ça n’arrête pas !… »
Adel les regardait l’un l’autre, un peu surpris que Nathanael connaisse le curé du lieu et encore plus qu’ils semblent en bons termes.
« Vos grands-parents vont bien ?
– De moins en moins vite, mais bien, oui, ça va… »
Avisant le regard intrigué d’Adel, Nathanael reprit :
« Oh, pardon !… Je te présente notre curé, le père André… Père André, mon compagnon, Adel.
– Enchanté, répondit prudemment le soldat alors que le prêtre lui tendait la main, souriant :
– De même ! »
Adel la serra et eut un petit sourire quand Nathanael ajouta avec un sourire en coin :
« Le père André est un grand fan de mon boulot et m’a supplié de leur faire une affiche pour une de leurs bonnes œuvres il y a quelques années. »
Le prêtre hocha la tête :
« Encore merci !
– De rien, je ne suis pas si obtus, surtout quand il s’agit de lever des fonds pour un village africain victime de sécheresse… Et puis, vous m’aviez juré que ça compterait le jour du Jugement Dernier, ça ne se refuse pas. »
Les trois hommes rirent ensemble et le prêtre reprit :
« Je ne suis pas inquiet pour votre salut ! »
Adel soupira :
« Votre église est très jolie… Vous avez beaucoup de fidèles, ici ?
– Non, pas tant, mais c’est une petite communauté très active et soudée, répondit aimablement le prêtre avant d’ajouter plus bas, sur le ton de la confidence : Bon, on a notre lot de grenouilles de bénitier, mais on arrive à les tenir !
– Tant mieux…
– Notre porte est ouverte, si un jour ça vous dit, n’hésitez pas !
– Même à des gens comme nous ? »
Adel était un peu mal à l’aise d’avoir demandé ça, mais la perspective de retrouver une église n’était pas sans l’intéresser. Depuis qu’il était parti de chez ses parents, l’arrêt brutal de sa pratique religieuse lui pesait. Malgré tout le mal que lui avaient fait sa famille et son ancien prêtre, il n’en demeurait pas moins sincèrement croyant.
« Ben oui, lui répondit le prêtre, toujours aussi aimable. Porte ouverte, accueil, tolérance, amour inconditionnel de son prochain, tout ça.
– Excusez-le, il a été élevé dans les Monts d’Or… » expliqua Nathanael, goguenard.
Le père André regarda Adel, qui lui, regardait ailleurs, mal à l’aise. Le religieux hocha la tête, compatissant :
« Je comprends mieux… Mais pas de ça chez moi. Vous êtes vraiment le bienvenu si vous le souhaitez. Et si un de mes paroissiens vous embête, venez me le dire, je me ferai une joie de lui rappeler ses devoirs de chrétien. »
Ils durent en rester là, la mariée voulant absolument que le prêtre soit sur la photo de groupe qu’on allait prendre devant l’église. Le brave homme les salua donc et ils repartirent. Adel était pensif et Nathanael, plutôt content de cette rencontre fortuite, prit sa main libre dans la sienne. Ils portaient chacun, Adel le sac isotherme et Nathanael le reste. Adel lui jeta un œil.
« Je crois que la messe est à 9 ou 10 h le dimanche.
– Ça ne te gênerait pas ?
– Que tu y ailles ? Pas du tout. À une condition.
– Laquelle ?
– Tu me ramènes des croissants en rentrant. »
Adel rit et le regarda :
« Ça me paraît raisonnable… »
Désireux de battre le fer tant qu’il était chaud, Adel prit son courage à deux mains le lendemain matin. Il avait vérifié entre temps, l’office était à 10 h. Nathanael le laissa partir sans faire d’histoire, plutôt content, en fait, à l’idée que son compagnon puisse, d’une part trouver un lieu où pouvoir pratiquer sa foi en paix et d’autre part, s’y faire possiblement des amis pour développer sa vie sociale locale. Il avait tout à fait confiance dans le père André et ses fidèles pour ça. La façon dont lui-même avait été accueilli et traité lors du fameux évènement caritatif ne lui laissait aucun doute.
Le militaire resta tout de même au fond de l’église ce jour-là, ne s’avançant que pour communier. Il désirait rester discret. Malheureusement, ou pas, le petit nombre de fidèles, qui se connaissaient bien, le fit immédiatement repérer.
Lorsque la messe fut achevée, il se retrouva donc alpagué par une jeune femme au ventre bien trop rond qui lui souhaita aimablement la bienvenue. Elle était de ceux qui avaient animé la messe avec le prêtre. Il la remercia, un peu gêné, soupira en voyant sa vieille voisine qui le regardait d’un œil mauvais, mais la vieille peau ne put rien dire, puisque le prêtre lui-même vint l’accueillir très aimablement.
Il rentra content et il n’oublia pas les croissants. Nathanael fut donc content aussi.
Chapitre 84 :
Adel avait désormais sa carte à l’association de défense des droits LGBTQIAZ+ de Nathanael et s’était très bien intégré à son groupe d’amis. Il s’entendait particulièrement bien avec Lou et leurs activités de globe-trotters professionnels n’y étaient pas pour rien. Elle dans l’humanitaire, lui dans l’armée, avaient assez vu de pays pour se comprendre sur pas mal de points. C’était d’ailleurs suite à un éclat de rire parfaitement synchro qu’ils avaient eu tous les deux devant une énormité tout à fait raciste sorti par un autre membre de l’asso à propos d’un pays africain qu’ils avaient réellement commencé à sympathiser.
De même, il aimait beaucoup Sacha et Enzo, le légiste doux et bienveillant et son armoire à glace flegmatique de barman.
Les mois étaient cependant passés sans qu’il n’ait l’occasion de rencontrer sa belle-famille, enfin, les membres que Nathanael fréquentait encore. Nathanael les voyait peu lui-même. Il y avait bien eu un barbecue à la fin de l’été, mais c’était tombé lors d’une des gardes du militaire.
Ce n’est qu’en novembre qu’il fit la connaissance de sa belle-sœur, Lilou. Cette dernière passa les saluer un après-midi de semaine, avec sa petite Emeline, alors âgée de quatre ans. Visite surprise, elle avait appelé son frère deux heures avant pour savoir s’il y avait quelqu’un, et comme ils étaient là, Nathanael l’avait invitée à boire un thé.
Visiblement pas plus traumatisé que ça par cette façon de faire, qui avait par contre laissé Adel, qui était de repos ce jour-là, quelque peu perplexe, le dessinateur avait donc abandonné sa tablette graphique pour aller vite fait faire des muffins à la cuisine. Le soldat, qui repassait du linge devant la télé, l’avait regardé traverserle salon avant de poser son fer pour le rejoindre.
« J’ai bien entendu, ta sœur va venir ?
– Oui, elle est dans le coin avec sa puce… commença Nathanael, qui fouillait dans ses placards, avant de sursauter et de se tourner vivement, son paquet de farine à la main : Oh pardon, je ne t’ai pas demandé… Ça te dérange ?
– Non, non, s’empressa de le rassurer Adel, pas du tout ! Ça me surprend juste qu’elle n’ait pas prévenu plus tôt ?
– Ah, ça, c’est habituel, tu le sauras… lui répondit le dessinateur, amusé. Ma sœur n’est pas vraiment un modèle d’organisation et de prévision… Les choses ont tendance à poper dans son esprit un peu à l’arrach’ et elle ne les réorganise pas forcément au mieux après… Elle passe par ici, elle le savait sûrement depuis quelques jours au moins, mais faire le lien avec passer nous saluer avant il y a cinq minutes, ‘faut pas trop en demander. Le risque qu’elle ne le réalise qu’une fois rentrée chez elle n’était pas nul !
– Intéressant.
– Pas méchante, hein, juste perpétuellement débordée !… Et j’aime autant te dire que ça ne s’est pas arrangé avec la naissance de sa fille !
– Bon, je vais me dépêcher de finir le repassage et nettoyer un petit coup dans le salon alors…
– Merci, t’es un amour.
– De rien, ça fera trois muffins.
– Vendu ! »
Ils s’étaient donc attelés à leurs tâches respectives avec soin et tout était presque prêt lorsque leurs invitées arrivèrent.
Adel était en train de ranger le linge dans l’armoire de leur chambre lorsqu’on frappa à la porte. Il jeta un œil vers le couloir et vit Nathanael passer. Il sourit en entendant Nathanael saluer chaleureusement sa sœur, puis la fillette :
« Coucou, Emy ! Comment elle va ma nièce préférée ? »
Adel manqua de lâcher la pile de T-shirts en entendant la réponse :
« C’est vrai que tu as un amoureux ? »
Adel resserra sa prise sur les vêtements et jeta un œil incrédule en direction de l’entrée.
« Oui, il est dans la chambre.
– Il est gentil ?
– Très. »
Adel se redressa, ferma la porte de l’armoire et sortit prudemment.
« Euh, bonjour… »
Il sourit en voyant, dans les bras de son compagnon, une petite demoiselle blonde, aux cheveux longs, qui se tapit timidement en le voyant, ce qui fit glousser Nathanael et Lilou, qui enlevait son manteau. Il savait que cette dernière avait son âge. Elle avait l’air très fatiguée, ce jour-là.
Nathanael les présenta et, si Lilou lui fit la bise, très contente de le rencontrer, Emy, elle, enfouit son visage dans le cou de son oncle, décidément intimidée. Ils n’insistèrent pas et allèrent s’installer au salon. Nathanael posa la petite fille au sol pour aller mettre l’eau à chauffer et récupérer les muffins au passage.
Lilou s’assit sur le canapé et Emy, qui regardait toujours Adel avec de grands yeux, se rapprocha sans grande surprise de sa mère. Adel ne s’en formalisa pas. Il alla préparer le thé pendant que Nathanael posait le saladier de muffins sur la table basse du salon :
« Alors, quoi de neuf ?
– On passait par-là, on est allées récupérer des vêtements qu’une collègue voulait nous donner… Alors on s’est dit qu’on allait venir vous faire un petit coucou !
– C’est gentil. JP va bien ?
– Débordé, tu le connais… »
Adel revint avec la théière et les tasses. Il s’assit sur un fauteuil et la conversation continua assez naturellement. Lilou était aimable, toute contente de le rencontrer et la petite Emy se détendit rapidement, surtout avec l’aide des muffins de son oncle.
« Ah, sinon, puisque je te tiens… se souvint soudain Lilou. Je sais que c’est un peu tôt, mais on fait quoi pour Noël ?
– Ah, je sais pas, comme d’hab’ ? répondit Nathanael avant de comprendre et de jeter un œil à Adel. Ah oui, c’est vrai, l’an dernier, tu étais en mission… On a l’habitude de faire le réveillon ici avec la famille de Lilou et mes grands-parents, comme ça eux vont le 25 voir le reste de la famille…
– Ça me va, répondit gentiment Adel. Ne vous dérangez pas pour moi.
– Tu seras là, cette année ? s’enquit sa belle-sœur.
– Oui, pas d’OPEX avant au moins mars ou avril.
– OPEX ?
– Opération Extérieure. Les missions qu’on effectue à l’étranger.
– Ah oui, pardon… C’est super si tu es là, Papy et Mamie seront contents de te rencontrer ! Ils étaient très déçus que tu ne puisses pas être là au barbecue !
– J’aurais préféré, sourit Adel. On a eu une panne de clim’… »
Lilou ne traîna pas, voulant rentrer avant la nuit. Au moment de partir, Emy demanda timidement à Adel si elle pouvait l’appeler tonton aussi et lui faire un bisou.
Adel sentit son cœur fondre.
« Bien sûr, ma puce… » fut tout ce qu’il parvint à répondre et le sourire qui éclaira la petite frimousse acheva son cœur.
Ils les regardèrent partir et Nathanael regarda son amant avec amusement :
« Méfie-toi, elle sait déjà mener son monde à la baguette.
– Elle est adorable… Et ta sœur est très sympa. »
Ils allèrent ranger la vaisselle. Adel demanda :
« Les grands-parents dont elle parlait, ce sont ceux qui t’ont recueilli, c’est ça ?
– Oui, oui, ceux qui vivaient ici.
– Ce sont tes grands-parents de quel côté ?
– Paternels. Je n’ai plus que ma grand-mère, de l’autre côté, mais elle ne veut plus me voir et elle ne me manque pas. »
Adel fit la moue devant l’air un peu sombre de son binoclard préféré. Alors que Nathanael rinçait rapidement les tasses dans l’évier, il se glissa dans son dos et l’enlaça.
« Qu’est-ce qu’il y a ? sourit Nathanael.
– Tu ne m’as jamais raconté tout ça…
– Oh… »
Nathanael fit la moue :
« … C’est ma foi vrai…
– Alors j’ai lu Le Petit Papillon, mais c’est peut-être un peu résumé et édulcoré, non ?
– Il est possible que j’aie un petit peu modifié les faits.
– Je m’en doutais… »
Adel lui fit un petit bisou dans le cou :
« Tu ne ressembles pas vraiment à un papillon.
– Je suis découvert ! »
Les tasses rincées et posées pour sécher, Nathanael se retourna et passa ses bras autour de son cou. Ils s’embrassèrent avec tendresse.
« Tu n’as pas envie d’en parler ? demanda doucement Adel.
– Si, si, enfin, ce n’était pas le but ultime de ma journée, mais ça ne me gêne pas… »
Nathanael eut un sourire un peu triste et haussa les épaules :
« Tu as raison, je te dois bien ça… »
Adel hocha la tête. Ils retournèrent au salon, le soldat s’assit sur le canapé et à sa grande surprise, Nathanael se coucha, posant sa tête sur un coussin, sur l’accoudoir du canapé, et ses jambes sur les cuisses d’Adel.
« Tu es sûr que ça va aller ? s’enquit ce dernier.
– Oué oué… »
Nathanael replia son bras pour glisser sa main sous sa nuque.
« … Par où commencer… » pensa-t-il tout haut.
Il soupira.
« Je te l’avais dit, ça a toujours été compliqué avec mes parents…
– Hm, hm.
– Mon père et mon frère sont deux connards sexistes, aussi cons que violents… Niveau bière-foot et mauvaise bière, en plus… Ma mère et ma sœur aînée, parfaites petites bobonnes soumises… Super sexistes aussi… Bref, ça n’a jamais été la joie pour moi… Tu penses bien qu’un garçon qui préférait dessiner et lire à regarder le foot ou y jouer, ça ne pouvait pas aller… Tu dois voir ce que je veux dire…
– Oh que oui !
– Et ça ne s’arrangeait pas avec le temps, hein… Ils ne savaient pas quoi faire de moi, avec moi… J’ai su très tôt que je voulais dessiner… J’ai su très tôt que j’étais gay aussi… Et ça, je savais très bien que le jour où ils l’apprendraient, j’allais passer un très sale moment… »
Il soupira encore.
« Ça a pas loupé. Un des rares copains à qui je m’étais confié a lâché l’info à chais pas qui, c’est très vite arrivé aux oreilles de mon père qui a pété un câble… J’étais en train de bouquiner dans ma chambre, un livre de philo chiant pour le bac, il a défoncé la porte en hurlant, j’ai pas compris grand-chose… Il m’a traîné, vraiment traîné, par la jambe, et jeté dehors sur le trottoir… Il hurlait que s’il me revoyait, il me tuerait et que je devais déjà être heureux qu’il le fasse pas tout de suite… Je me suis pris quelques bons coups de pied avant qu’il rentre en me laissant là… Je l’ai encore entendu gueuler, sûrement contre mes sœurs qui devaient se demander ce qui se passait… Je me suis planqué un peu plus loin en espérant qu’il allait se calmer ou que quand ma mère rentrerait, elle réussirait à arranger les choses…
« Sauf que non… Je l’ai vue revenir, rentrer, mais rien. Lilou m’avait vu, c’est elle et Helena, mon autre sœur, qui ont réussi à m’apporter trois bricoles… Mes papiers, un peu d’argent, mon bloc de dessin et mes crayons, quelques fringues… Et un paquet de bonbons… Helena était super nerveuse et clairement, elle me regardait de travers… Lilou, elle avait super peur aussi, mais elle, elle pleurait… Elles m’ont dit de partir… Que Papa et Seb allaient vraiment me tuer s’ils me revoyaient, qu’ils avaient démoli ma chambre en cherchant elles savaient pas trop quoi, qu’ils étaient fous et que Maman aussi… était d’accord avec eux… Elle leur avait juste dit de rien dire pour pas qu’ils aient de problèmes… »
Il y eut un silence.
Adel regardait l’homme de sa vie, infiniment triste. Il tendit le bras pour prendre la seconde main de Nathanael, posée sur son ventre, dans la sienne. Nathanael regardait le plafond. Il continua, plus las que vraiment triste :
« Du coup, j’avais pas trop le choix, je suis parti. J’ai pris un bus jusqu’au centre-ville de Lyon, je savais pas où aller, je voulais juste mettre le plus de distance possible entre ces cinglés et moi… J’avais pas de portable, à l’époque, tu t’en doutes… Ça commençait à peine et ça coûtait beaucoup trop cher… Très peu d’argent, aucun ami, personne vers qui me tourner… On était en octobre… Je me suis mis à faire la manche dans le Vieux Lyon, à dessiner des portraits de touristes pour les vendre… Sauf que niveau touristes, l’automne, c’est pas top… Mais ça me suffisait pour manger à peu près… On était deux-trois, on se démerdait, on réussissait toujours à trouver un coin au minimum abrité pour dormir… L’hiver est arrivé, on tenait bon… Y a eu une descente de flics qui a embarqué plusieurs de mes potes, ils étaient en situation irrégulière, je sais pas ce qu’ils sont devenus… J’ai fini à nouveau tout seul…
« Et puis j’ai rencontré Clem, un peu après Noël… Il jouait de la guitare dans la rue pour arrondir ses fins de mois… Il avait un appart minuscule, il me laissait y dormir quand il faisait trop froid… Et puis j’y ai squatté tout court. On a commencé à bien aller dans le bar d’Enzo, aussi, enfin, c’était encore son oncle qui le tenait à l’époque. C’est là qu’on a rencontré Lou, elle venait s’y poser pour bosser ses cours et elle a flashé sur mes dessins… L’hiver traînait, ça a été une année bien pourrie niveau météo… Clem a dû quitter Lyon quelques semaines et malheureusement, comme son proprio était un sale con, il a pas pu me laisser les clés. Je me suis retrouvé dehors à nouveau, et une nuit j’ai pris la pluie, une sale nuit bien froide… Je suis tombé malade, j’ai traîné ça quelques jours, ça allait de moins en moins, j’avoue que je me souviens pas trop du détail… J’ai été récupéré par le Samu Social une nuit, ils me connaissaient, et hospitalisé d’urgence… Je me suis vraiment réveillé dans la chambre deux-trois jours après, j’étais vidé…
« Et comme le Destin ne s’était pas assez foutu de moi… Il a fallu que ça soit l’hosto où ma tante travaillait… La petite sœur de mon père… Du coup, t’imagines bien qu’elle m’avait reconnu… Elle faisait super gaffe à moi et ses collègues aussi, du coup… Mais elle était gênée et j’ai pas tardé à savoir pourquoi…
« Un midi, elle est venue manger avec moi pendant sa pause et elle m’a demandé pourquoi j’avais fugué. »
Adel sursauta :
« Hein ?! »
Le soldat sentit son gentil binoclard se mettre à trembler, comme si toute la colère qu’il avait ressentie à ce moment remontait.
« Cette bande de… Putain j’ai même pas de mots… Avait été raconter à tout le monde que j’avais fugué pour ne surtout pas devoir expliquer la vérité à personne. Ça m’a foutu une colère, j’en ai refait une poussée de fièvre…
« Sur le coup, j’ai rien réussi à lui dire, mais ça a dû lui mettre la puce à l’oreille… Alors, elle a appelé ses parents, mes grands-parents, qui ont donc débarqué avec elle le lendemain pour savoir ce qui se passait… »
Nathanael secoua la tête, calmé :
« Mes grands-parents… Mon grand-père, surtout, ça restait un vieux gars pas très finaud, pas très éduqué, ni informé, avec pas mal d’idées reçues et d’a priori… Pas méchant, juste bien borné… Du coup, ça faisait des années que dès que le sujet revenait dans les repas de famille, et j’aime autant te dire qu’avec le PACS, on en avait eu notre dose, on l’entendait grommeler que ouais bon quand même les pédés, ils faisaient chier… Il voulait pas forcément tous les buter comme mon père et mon frère, mais il les laissait dire et bon, leur casser quelques os, boooh c’était pas bien grave…
« Alors, maintenant, imagine, moi, à 19 ans, clodo depuis six mois parce que j’avais été jeté à la rue sans même la moindre tentative de discussion par mon père, la façon dont je les ai accueillis quand ils sont venus me voir… Ah j’ai beau savoir avec le recul qu’ils n’y étaient pour rien, ils ont pris pour tout le monde… J’étais, mais, fou de rage… Je leur ai tout sorti, mais tout… Que j’étais pédé, que Papa m’avait jeté dehors comme un chien et à coups de pied à cause de ça, que c’était même pas la peine de me parler si ça leur posait problème, parce que vu que ça faisait des années que je les entendais souhaiter ma mort à tous les repas de famille, et vu comme en plus personne n’avait cherché à me retrouver, à m’aider pendant tout ce temps, j’attendais plus rien d’eux et qu’ils pouvaient tous crever, je m’en battais les couilles ! »
Adel ne put retenir un sourire en imaginant la scène. Nathanael lui-même avait un petit sourire en coin :
« Ça a jeté un froid.
– Je peux comprendre ça.
– Je crois que tout l’étage m’avait entendu… Y a deux ou trois collègues de ma tante qui se sont pointés voir si ça allait… Ils se sentaient un peu cons, en fait, les trois, là… Mon grand-père m’en aurait sûrement foutu une si ma grand-mère n’avait pas coupé court en l’envoyant dehors… Elle a foutu tout le monde dehors, d’ailleurs, même ma tante… Et elle m’a dit : ‘’Allons, du calme, tu es encore faible…’’…
« J’étais très grognon, mais elle, elle savait me prendre… Elle sait toujours, d’ailleurs… Alors elle s’est assise à côté de moi, elle m’a pris dans ses bras en me disant que j’étais son petit-fils et que ça allait bien se passer, parce qu’elle n’allait pas me laisser retourner à la rue… Je suis resté un peu con, j’ai failli fondre en larmes en bredouillant :’’Et Papy ?’’… ‘’Oh, lui, il a pas intérêt à la ramener ! Et ton père non plus ! ’’… Et elle a ajouté, et là j’ai vraiment fondu en larmes, ‘’Dieu sait qu’il m’en a fait, cet idiot, mais jamais, JAMAIS je ne l’ai laissé tomber et c’est comme ça qu’il traite son fils ! Il va m’entendre !’’… »
Adel sourit :
« Et ben…
– Du coup, ils m’ont récupéré, le temps que je me retape… Tu t’en doutes, j’avais beaucoup maigri… J’ai passé mon bac en candidat libre et je suis parti en coloc avec Clem et Lou pour essayer de faire quelques études… Les Beaux-Arts ont pas voulu de moi, j’avais pas une thune pour les écoles privées de dessin… Mes grands-parents me payaient déjà le loyer, j’allais pas demander plus… Du coup j’ai été en Histoire de l’Art… Et j’ai acheté plein de bouquins et j’en ai lu dix fois plus… J’ai commencé à dessiner sérieusement, j’ai fini par percer… Et puis voilà.
– T’as jamais revu tes parents ?
– Si… Mes grands-parents ont tenté de nous rabibocher, ils les ont invités un peu après ma sortie de l’hosto pour qu’on s’explique… Ça a été, comment dire… Bref. Mon père n’avait pas osé leur dire non au tel, mais dès qu’il m’a revu, il est reparti en live et ma mère, pas mieux… En gros, soit je me faisais soigner, soit je les oubliais… Donc booooooon, ça a pas été trop dur de choisir… Mamie les a mis dehors à une vitesse, leurs cafés étaient encore chauds. Après, je les ai recroisés à l’enterrement de mon autre grand-père, vite fait, j’étais resté discret… Et au mariage de Lilou… Où mon frère a voulu me frapper dès qu’il a eu bu deux verres, un grand moment… Heureusement que JP l’a calmé direct… Ils me manquent pas.
– Ton autre sœur non plus ?
– Helena ? Non, elle ne m’a pas adressé la parole ces jours-là… Je sais pas si elle a honte ou si elle veut pas me voir et en fait, je m’en fous un peu… »
Il haussa les épaules :
« J’ai plus envie de perdre de temps avec ces gens.
– Je te comprends… Les miens ne me manquent pas tant que ça… Mes enfants, si, beaucoup, bien sûr… Flo, un peu… Ma mère aussi… Ça m’arrive de penser ‘’Tiens, ça lui plairait…’’ en voyant un truc, mais sinon… Non. »
Adel haussa les épaules à son tour :
« On fait la paire sur ce coup-là…
– Ouais. Mais on est bien, tous les deux, non ?
– Ouais… »
Adel sourit :
« On est bien. »
Chapitre 85 :
Si, cette année-là, Noël tombait un mercredi. Lilou avait posé des congés, qui lui permirent de venir dans l’après-midi du 24 avec ses grands-parents et sa fille, profiter un peu de son grand frère et de son nouveau beau-frère. JP, son mari, les rejoindrait lui après son travail, en fin d’après-midi. Il était censé être libéré pour 16h, mais vu sa boite, rien n’était moins sûr.
Adel avait pu obtenir sa journée du 24, mais il était par contre de garde le 25. Ce qui ne dérangeait pas Nathanael, habitué à être tout seul de longue date le jour de Noël, qu’il passait donc en compagnie de sa console ou de quelques films en finissant les restes divers du réveillon.
Ainsi donc, le militaire prit tout de même soin de s’habiller comme il fallait pour la soirée. S’il ne sortit pas l’uniforme, même si certains de ses coreligionnaires le lui avaient demandé pour la messe de Noël, il avait un pantalon anthracite bien taillé et une chemise sous un joli pull bleu-gris. Il faisait frais, mais pas si froid. La journée était plutôt ensoleillée, d’ailleurs. Nathanael avait un beau jean noir et un pull noir aussi, mais ce dernier était en partie tricoté avec un fin argenté, lui donnant un côté moins sombre.
Leurs invités arrivèrent un peu après 14h. Nathanael était en train de travailler. Lorsque ça sonna, Adel, qui était en train de sortir des tasses, l’entendit jurer, gloussa et lui dit :
« Finis ta case, je vais ouvrir.
– Ça ira ?
– Après les batailles que j’ai connues, je devrais résister à ma belle-famille.
– Merci ! »
Adel alla donc à la porte et inspira quand même un grand coup avant d’ouvrir. On peut être un soldat aguerri et tout de même appréhender un peu de rencontrer ses beaux grands-parents… Surtout quand on connaissait les aïeux de sa propre famille.
Il ouvrit enfin et sourit :
« Bonjour, bienvenue ! »
Lilou lui sourit, et, dans ses bras, la petite Emy sourit et se cacha, timide. Derrière elles, une vieille dame toute ronde et un vieux monsieur plus chétif, avec un vieux béret, appuyé sur une canne, le regardaient avec curiosité pour elle et sérieux pour lui. Lilou les présenta poliment :
« Bonjour, Adel. Je te présente nos grands-parents.
– Bonjour, enchanté !
– Bonjour ! Ravie de vous rencontrer ! le salua gentiment la mamie alors que son mari hochait la tête.
– Tu vas bien ? lui demanda ensuite Lilou.
– Ça va, merci. Entrez vite, Nathanael finit sa case, il va nous rejoindre. »
Lilou hocha la tête :
« Il y a les sacs à aller chercher dans la voiture…
– Pas de problème, je vais t’aider. »
Adel se poussa pour les laisser passer, les aida à se débarrasser de leurs vestes, n’insista pas pour faire la bise à la fillette, les accompagna au salon et alla voir où en était son homme :
« Ça va, Nath ? Tu as fini ?
– Ouais, ouais… soupira le dessinateur qui était en train de sauvegarder son travail. J’arrive…
– Zen, zen, on est pas aux pièces. »
Nathanael soupira, s’étira et grommela :
« La prochaine fois qu’ils me font un coup comme ça, je prends un train pour leur en foutre une…
– Chhhht, du calme…
– Grml. »
Nathanael éteignit le PC et se leva, chafouin. Adel sourit, attendri, et lui tendit les bras, avec une petite moue et de grands yeux. Nathanael rigola et s’y blottit un instant.
« Merci, mon cœur.
– De rien, Nath. Allez viens, ne fais pas attendre ta petite famille.
– Moui. »
Ils revinrent au salon. Adel rejoignit Lilou pour l’aider à décharger la voiture et Emy attendit que le grand soldat se soit suffisamment éloigné de son oncle pour courir vers ce dernier :
« Tontoooon !
– Coucou, ma puce ! »
Nathanael s’accroupit pour la prendre dans ses bras et lui faire un bisou, avant de saluer ses grands-parents, c’est-à-dire faire la bise à sa grand-mère et serrer la main de son grand-père.
« Asseyez-vous, vous allez bien ?
– Très bien, et toi ? lui demanda sa grand-mère. Pourquoi tu travailles encore à cette heure-ci ?
– Parce que l’autre marketeux de ma maison d’édition m’avait fait un cake cet été pour avancer la sortie de Poussière d’Étoiles, je lui avais dit non, mais le responsable est venu chougner, du coup j’ai accepté à la condition qu’on repousse Lueur d’Arkom, parce que je ne pouvais pas boucler les deux en même temps, ‘faut pas déconner. Mais bien sûr, si ça m’a juré que oui oui, promis, prends ton temps, maintenant ça pleure que quand même, si on pouvait le sortir un peu moins tard qu’on avait dit, donc je leur ai expliqué que non, mais ils lâchaient pas… »
Adel, qui enfilait ses chaussures dans l’entrée, intervint :
« Il a fini par leur dire que si ça n’allait pas, ils n’avaient qu’à sortir sa BD sans lui. »
Nathanael rigola à nouveau en se souvenant de ça, alors que ces vis-à-vis le regardaient avec surprise :
« Ça les a calmés. Alors je leur ai envoyé Poussière d’Étoiles à temps, mais bien sûr il y avait quelques cases qui leur allaient pas, ils m’ont prévenus y a 15 jours et ils voulaient ça pour hier… Donc je leur ai dit ‘’Non, après les Fêtes.’’, ‘’Maieuh…’’, ‘’Allez Joyeux Noël.’’, j’ai raccroché et là ils ont dû comprendre qu’il fallait mieux pas me rappeler. »
Le grand-père s’assit sur le canapé avec un soupir :
« C’qu’y sont pénibles, ces gens. »
Nathanael reposa sa nièce :
« Ouais, j’ai des collègues qui me font de l’œil pour que je me lance en indépendant…
– Oh, c’est possible ?
– Oui et non… Oui, on peut se faire imprimer tout seul et se débrouiller pour se vendre, surtout quand on est bien connu, après c’est toute la gestion de la distribution à gérer, c’est du boulot… Mais bon, ça se pose pas pour le moment, je suis encore en contrat avec eux, si je brise, ça va me retomber dessus. Allez, parlons d’autre chose ! On se fait un petit café, ou un petit thé ?… J’ai fait des cookies. »
Les yeux de la petite Emy se mirent à briller à ces mots et elle se fit un devoir de l’accompagner à la cuisine pour l’aider à apporter tout ça.
Elle posait le grand plateau de cookies sur la table basse lorsque sa mère et Adel revinrent avec deux grands sacs de courses pour lui et un pour elle. Il rigolait doucement alors qu’elle était visiblement impressionnée. Il emmena tout ça à la cuisine sans sourciller alors qu’elle le suivait plus laborieusement. Nathanael, qui servait le café dans les tasses, vit arriver son compagnon et lui jeta un œil amusé en le voyant poser sans effort ses grands sacs sur la table. Emy l’avait regardé avec de grands yeux.
« Tout ça ? demanda l’illustrateur.
– Me demande pas. Moi j’ai les boissons, il paraît.
– On a soif à ce point ?
– Je sais pas, demande à ta sœur ! »
Cette dernière arrivait :
« Il est dopé aux amphét’, ton homme ?
– Non, non, c’est juste qu’à l’armée, ils s’amusent à courir dans le désert avec 60 kilos sur le dos, alors bon, tes sacs de courses… »
Adel rigola en commençant à sortir des briques de jus de fruits et des bouteilles du premier sac.
« Ah, vous faites ça ?
– Oui, ça occupe nos aprèms quand on s’ennuie… »
La fillette pointa le bout de son nez à la cuisine pour regarder tout ça, restant tout de même prudemment à moitié caché derrière la cloison. Nathanael sourit à sa sœur :
« On va ranger, va te poser.
– D’accord.
– Et on mange pas tous les cookies sans nous !
– Ça, on garantie rien ! » répliqua en chantonnant sa sœur en filant.
Nathanael fit semblant de gronder :
« Attation, je vais garder le foie gras en otage !
– Ah non, c’est pas du jeu ! »
Nathanael posa les tasses sur un plateau et les apporta :
« Et je dirais à Papa Noël que tu as pas été sage !
– Bon, bon, d’accord, je te laisse des cookies… » céda Lilou en s’asseyant.
Emy les regardait l’un l’autre et rejoignit sa mère pour s’asseoir à côté d’elle :
« Il vient cette nuit Papa Noël ?
– Oui, ma chérie.
– On aura des cadeaux demain ?
– Oui, plein de cadeaux sous le sapin ! »
Les adultes sourirent alors que la fillette tapotait des mains, toute excitée. Adel vint demander :
« Les deux mugs, c’est pour des thés ?
– Oui, mon cœur, pour nous, à part si tu veux un café ?
– Non, non, un thé, ça me va… »
Le grand soldat lui sourit :
« Thé de Noël, alors ?
– Ça s’impose.
– Installe-toi, je vais les préparer.
– Merci ! »
Nathanael posa les tasses de café devant ses grands-parents et sa sœur et tourna la tête vers la cuisine :
« Adel ? J’ai oublié le verre d’Emy, tu peux lui apporter à boire ?
– Bien sûr. Qu’est-ce qu’elle veut, la demoiselle ? »
Emy regardait vers le cuisine avec de grands yeux et répondit à sa maman qui lui avait redemandé qu’elle voulait bien du jus de fruits. Adel lui apporta donc un grand verre de multifruits et elle se blottit contre sa mère qui gloussa :
« Emy ! Tu arrêtes de faire ta timide, oui ? Tu le connais, ton nouveau tonton ! »
Adel posa le verre sans se formaliser :
« Ne lui en veux pas, on ne s’est vus qu’une fois et ça fait un petit moment… »
Il repartit et revint avec les deux mugs de thé. Nathanael lui fit un petit bisou sur la joue pour le remercier quand il s’assit près de lui sur une chaise, ce qui fit rire les trois autres adultes.
La grand-mère prit sa tasse de café et déclara :
« En tout cas, j’suis très heureuse d’vous rencontrer enfin, Adel.
– Merci, de même… Et désolé pour cet été…
– Oui, oui, Nathy nous avait dit… Vous étiez d’garde, c’est ça ?
– Oui, oui. De garde en plein mois d’août et avec une panne de clim’… On était censé ne plus laver les véhicules ni rien à cause de la sécheresse… Sauf que c’est parti en bataille d’eau dans la cours avec le jet du gars qui arrosait les plantes… On a mis plus d’une heure à réussir à les calmer et ils ont eu beaucoup de chance que le colonel ne soit pas là et qu’on ne lui dise rien…
– Y les aurait sacqués ? demanda le grand-père.
– Euuuh… Ouais, répondit Adel en hochant la tête. Il est plutôt tolérant, mais gaspiller de l’eau comme ça, il n’aurait pas aimé. »
Le vieux monsieur hocha la tête :
« J’ai pas fini mon service, moi. Pas qu’je voulais pas, mais j’m’étais cassé la jambe un an avant au boulot, et comme le sergent me prenait pour un fainéant, y m’poussait tout l’temps, alors ma cheville a fini par pas aimer… Et l’docteur, y m’a dit ”Ça ira, rentrez chez vous.”. »
Adel hocha encore la tête :
« Je compatis, des os cassés, j’en ai eus deux-trois et j’en ai vus pas mal…
– Mais vous êtes officier, vous, alors ?
– Oui, je suis lieutenant.
– Vous avez pas mal de gars à gérer, alors ?
– Ouais, pas mal… Mais ça va, jusqu’ici, j’ai à peu près réussi à les ramener presque tous entiers… »
Nathanael sourit et fit tourner le plateau de cookies.
La conversation continua tranquillement, dans une bonne ambiance, et Adel se détendit assez vite. Ses beaux-grands-parents le tutoyèrent rapidement et son beau-grand-père l’appela rapidement « mon gars », preuve, devait lui souffler Lilou un peu plus tard dans la cuisine, qu’il était adopté.
Cela fit plaisir au militaire. Il trouvait ce vieux monsieur bien sympathique.
« Il est un peu bourru, mais il est très gentil, lui dit encore la jeune femme, qui l’aidait à tartiner des toasts pour le soir.
– Il a l’air, dit Adel. Il a quel âge ?
– Il a eu 85 ans là, cet automne.
– Il a l’air plutôt en forme !
– Oui, il a réussi à obtenir un petit bout du parc pour faire un potager, dans sa résidence. Ils étaient un peu réticents, mais finalement, plein d’autres personnes ont été motivées, du coup, ils ont un joli espace et les cuisiniers leur cuisinent leurs légumes, ils ont même quelques poules et une ruche.
– Ah, c’est bien ! »
Les deux compères cuisinaient tranquillement pendant qu’au salon, le reste de la bande jouait sagement au tarot, à part Emy qui faisait la sieste, emballée dans un plaid, câlinant son doudou et suçant son pouce sur le canapé, à côté de sa grand-mère.
Cette dernière était toujours de très bonne humeur, toute heureuse de constater de visu qu’Adel était quelqu’un de bien et surtout que Nathanael et lui étaient aussi amoureux.
« … Ça m’fait vraiment plaisir, je commençais à m’demander si t’allais trouver quelqu’un…
– Mamie… soupira le dessinateur en posant une carte sur la table basse. J’ai 32 ans… Ça laissait quand même encore un peu de marge… Et me réponds pas qu’à cet âge, tu avais déjà tes trois enfants, je suis au courant.
– Ah, ça, sûr qu’on prenait moins not’e temps que vous…
– Ah ben ça, c’est sûr… renchérit son vieux mari. Rien qu’le boulot, on attendait pas 25 ans, nous !
– 25 ans, t’es gentil… Y en a pas mal qui finissent leurs études encore plus tard que ça… sourit Nathanael.
– Ouais. Mais ta grand-mère a raison, ça a l’air d’un grave gars, ton soldat. Ça m’fait plaisir aussi. »
La journée devait se poursuivre très tranquillement.
La messe de Noël était à 18h. Adel y alla avec sa belle-grand-mère, toute contente à l’idée de revoir son ancien curé et ses anciens coreligionnaires. Ce qui lui fut bien rendu, à part par sa vieille voisine qui resta dans son coin à bougonner. Le prêtre, comme ses autres ouailles, furent effectivement très heureux de la revoir et les accueillirent très chaleureusement.
L’office se passa bien, dans une ambiance sereine.
Ils papotèrent encore un peu avec tout le monde, puis, le froid, la faim et les obligations familiales aidant, ils se saluèrent, se souhaitèrent un bon réveillon et rentrèrent. Ils étaient à pied, elle accrochée à son bras pour profiter de son soutien, la mamie désireuse de marcher un peu dans son ancien quartier.
« Ah là là… soupira-t-elle. Presque dix ans qu’on est partis, déjà… Ça a bien changé…
– Oui, Nathanael m’a raconté qu’il y avait beaucoup de déménagements, par ici.
– Ah, ben ça, c’est qu’y avait pas beaucoup de jeunesse, par ici, alors forcément, le temps fait son travail… J’étais un peu inquiète, j’avais peur que Nathy s’sente seul… Et puis aussi qu’ça soit un peu dur pour lui d’entretenir la maison et l’jardin tout seul… Mais bon, finalement, ça a été, il s’débrouille bien, ses amis sont jamais loin… Et puis t’es là, maintenant…
– Votre maison est très jolie.
– Ah, on y était bien !
– On y est bien aussi. On était pas si mal là-haut, mais la Normandie, ça faisait loin avec tous les enfants par ici… Du coup, on a bougé dès qu’on a été à la r’traite… On a vendu la ferme et hop, on est venus ici !
– Vous n’avez pas regretté votre vie là-bas ?
– Oh que non ! Au contraire ! Si on avait pu, on en serait partis bien plus tôt ! »
Elle gloussa et se pencha pour lui chuchoter, comme en secret :
« On était t’nus par la ferme, on pouvait pas vraiment partir ni rien, mais c’fichu village de commères, ouh là là, non, il nous a pas manqué ! »
Adel sourit, amusé. Il y eut un silence avant qu’elle ne reprenne :
« Et v’tre famille à vous, alors ?… Nathy nous a dit que c’était compliqué ?
– Oui, opina-t-il. Ma famille est très conservatrice et j’ai dû faire une croix sur elle en rejoignant Nath. A part un de mes frères… Pas qu’ils me manquent, au contraire… A part mes enfants, bien sûr… J’espère qu’ils vont bien et que je les reverrai… »
La vieille dame hocha la tête, compatissante, et tapota sa main.
« Ah ça, les enfants, c’est pour la vie ! Et pourtant, ils nous en font voir !
– Oh que oui. »
Il y eut un nouveau silence pendant lequel ils sourirent tous deux, perdus dans quelques souvenirs parentaux, de petites bouilles souriantes ou de petits corps hésitant à avancer sur leurs jambes…
« Vous n’en avez pas voulu à votre fils d’avoir jeté Nath à la rue ?
– Oh, si ! Il m’a entendu, cet idiot, et son imbécile d’aîné aussi, d’ailleurs !… C’est qu’il m’en avait fait, et des belles, mais jamais je l’ai laissé tomber ! Et que lui ose faire ça à son fils, en nous mentant, en plus !… Sûr qu’il a entendu parler du pays ! Et il a osé se plaindre au moment de la donation, encore ! Comme quoi on le volait ! Ah ben il m’a entendu aussi !
– Je n’ai pas encore eu l’honneur de les rencontrer. »
Il avait dit ça avec un sourire et elle eut un petit rire :
« Oh oh oh ! A mon avis, vu ta carrure, ils vont pas trop la ramener !… Ils sont fort pour rouler des mécaniques, mais face à un grand gars baraqué comme toi, on les entend toujours moins ! »
Chapitre 86 :
À nouveau, les mois filèrent tranquillement. Nathanael et Adel vivaient paisiblement, brodant leur histoire d’amour avec tout le calme et la tendresse nécessaires. Les salons et les BD de l’un, les gardes et les missions de l’autre, les occupaient sans plus de prises de tête.
Une nouvelle OPEX se dessina au printemps. Adel et ses troupes quittèrent la France début juillet 2015 pour un petit séjour en Afghanistan. Nathanael passa l’été à suer, à cultiver ses tomates et à ranger son site internet, qui, vu son grand âge, en avait bien besoin. Beaucoup de tri et de mises à jour, mais tout alla bien. Il n’eut pas le moindre plantage, miracle s’il l’en était.
Une bonne surprise attendait Adel à son retour, en septembre, sous la forme d’un courrier officiel. Ce qui avait valu à Nathanael d’appeler son avocate, d’ailleurs, pour lui expliquer qu’Adel était absent, quand il l’avait reçu. Elle l’avait remercié, rassuré et l’avait prié de lui dire de la joindre dès qu’il aurait pris connaissance de la missive.
Adel ouvrit ça le lendemain de son retour, un mercredi. Il s’était levé, tout ensommeillé, car il était encore rentré au milieu de la nuit (en taxi, cette fois), avait été faire un petit câlin à Nathanael qui faisait la vaisselle, puis s’était assis comme ce dernier le lui proposait à la table de la cuisine. Nathanael lui apporta son courrier avant de lui préparer son café.
« Houlà, tu me mets direct au boulot ? sourit le militaire, amusé, avant de bâiller.
– Il y avait deux-trois choses urgentes, je crois.
– ‘K… »
Il se frotta les yeux.
« T’es rentré à quelle heure ? Je t’ai entendu, mais je n’ai pas regardé.
– Euh… Vers 3 h, 3 h et demi, il me semble… Truc comme ça… Désolé de t’avoir réveillé.
– Non, non, t’en fais pas. »
Nathanael se pencha pour lui faire un petit bisou en lui apportant son mug de café fumant.
« Je suis content que tu sois rentré.
– Moi aussi… répondit Adel en caressant sa joue avant de l’embrasser également. Tu m’as manqué.
– Ça s’est bien passé ?
– Bien, je ne sais pas, pas trop mal, en tout cas… »
Nathanael hocha la tête, n’insistant pas. Il alla se remettre à sa vaisselle alors qu’Adel commençait à ouvrir son courrier.
Une carte de Stéphane… Son petit frère avait pu partir boucler son internat en Inde sans souci, en gardant sa démarche secrète jusqu’au dernier moment. Ses parents et grands-parents ne l’avaient, évidemment, pas bien pris, mais ils n’avaient rien pu y faire. Leur fils avait rejoint un hôpital à Bombay, où il se plaisait beaucoup. Le seul bémol à tout ça, pour Adel, était qu’il avait moins de nouvelles de ses enfants, mais jamais il n’aurait sacrifié son frère pour ça.
Rien de particulier dans les autres missives, jusqu’à celle de son avocate.
Cette dernière l’informait que la procédure de divorce était lancée. Il resta surpris. Il finit son café, désireux de reconnecter ses neurones avant de l’appeler. Ce qu’il fit sans attendre dès que le mug fut vide.
Maître Roshane fut contente de l’avoir. Elle prit le temps de lui demander comment il allait avant de lui expliquer en direct ce qu’elle n’avait pas pu écrire dans sa lettre. Suite à son soutien un peu trop appuyé aux De Larose-Croix et à d’autres personnes guère plus recommandables, le vieux juge Gondéant était cette fois vraiment dans le collimateur du procureur général. Conséquence : il avait dû montrer patte blanche en lâchant du lest sur certains dossiers. Comme il était évident qu’Adel n’abandonnerait pas, et que la possibilité qu’il finisse par le poursuivre n’était, en plus, pas nulle, Gondéant avait fait la part du feu et accepté, donc, de lancer la procédure.
Il fallut tout de même compter sur la mauvaise volonté de Caroline, qui refusait obstinément d’envisager que cette séparation « impie » soit officialisée. Mais même elle n’y put rien, et malgré tout ses efforts, le divorce fut acté sept mois plus tard, fin mars 2016.
Adel était à la caserne, en train de se faire un petit footing avec ses hommes, lorsqu’il reçut l’appel de son avocate pour l’en informer. Décrocher sans ralentir ne lui posa pas de souci, par contre, ça amusa beaucoup Roshane qui lui dit :
« Je vais être brève, le courrier part tout à l’heure, mais je tenais à vous le dire de vive voix : vous êtes officiellement redevenu célibataire. »
Il sourit et répondit sans ralentir, sans se rendre compte des regards intrigués, ou impressionnés de ses subordonnés :
« Meilleure nouvelle de la journée ! »
Comme il n’était pas de garde ce soir-là, il rentra, tout content, et Nathanael, qui préparait le dîner en sifflotant, sortit de la cuisine en l’entendant chatonner dans l’entrée.
« Coucou, mon amour ! le salua tendrement Adel, qui finissait de se déchausser.
– Bonsoir, beau brun. Et ben ? T’es rudement de bonne humeur, qu’est-ce qui t’arrive ? »
Adel se redressa, tout sourire, et sortit de son sac une bouteille de champagne qu’il lui tendit. Nathanael la prit, de plus en plus intrigué, et le regarda. Adel vint le serrer dans ses bras.
« Je t’aime.
– Oui, moi aussi Lieutenant, mais là tu m’inquiètes presque…
– Il ne faut pas, j’ai juste eu une très bonne nouvelle : le divorce est acté ! »
Nathanael sourit, tout content à son tour :
« Ça y est ?
– Oui !
– Ah ben ouais, c’est super ! »
Ils s’embrassèrent longuement.
« Ça valait bien du champagne, tu ne trouves pas ?
– Si, si, je valide et je vais tout de suite le mettre au frigo. »
La soirée qui suivit fut placée sous le signe de l’amour et la nuit fut courte. Très courte. Adel n’était pas très frais pour l’appel, le lendemain, et si Nathanael se recoucha après le départ de son homme, ce jour ne fut pas le plus productif de sa carrière.
Adel était soulagé d’un immense poids, mais une question le taraudait toujours : comment pouvait-il protéger ce qu’il avait construit ? Le soldat aguerri ne pouvait pas ne pas envisager le pire et essayer de trouver comment l’éviter. Le fait qu’il vive chez Nathanael mettait ses biens matériels à l’abri, mais comment protéger le reste ? Comment protéger Nathanael ?
Adel n’avait pas très envie de mourir, mais si jamais ça arrivait, et vu son métier, ce n’était pas forcément si hypothétique, ses héritiers de plein droit restaient ses enfants, c’est-à-dire, à moyen terme, que tout serait confié à leur mère et via elle, à ses propres ascendants. Sans parler du fait que Nathanael n’aurait rien à dire en cas de décision médicale le concernant, sans même parler d’éventuelles funérailles. Car eux n’auraient aucun scrupule à l’évincer purement et simplement et à effacer absolument tout ce qui touchait à leur histoire.
Ce qui était inacceptable pour Adel.
Il rédigea un brouillon de testament, et aussi, écrivit un document formel où il nommait Nathanael, et lui uniquement, comme personne de confiance en cas de décision médicale à prendre pour son intérêt, si lui en était incapable, loin de s’imaginer à quel point cela serait utile quelques années plus tard. Mais pour le reste, n’y connaissant pas grand-chose en droit et désireux de faire tout bien comme il fallait, il prit rendez-vous avec un notaire que lui avait recommandé son avocate pour relire sa prose et s’assurer qu’elle était inattaquable.
Il n’en avait pas plus parlé que ça à Nathanael, sauf pour le côté médical. Nathanael avait, de longue date, désigné sa sœur et Lou comme personnes de confiance pour lui-même. Il demanda à Adel s’il voulait le devenir pour lui. Adel dénia : à part si ces dames désiraient laisser leur place, savoir qu’en cas de besoin, le sort de son compagnon était entre des mains sûres lui suffisait.
« J’ai toute confiance en elles. Et puis, je suis trop absent… Bon, Lou voyage beaucoup aussi, mais elle est quand même plus joignable que moi en OPEX… On verra ça quand j’aurai décroché. »
Un frais après-midi d’avril, Adel se retrouva donc dans un cabinet notarial abrité dans des locaux tout neufs. On sentait presque encore la peinture fraîche. Il rencontra un vieil homme dégarni, mais à l’œil vif et malin, dans un joli bureau clair et confortable, qui prit le temps d’écouter son histoire et de lire ce qu’il avait écrit avec soin avant de le regarder et de lui sourire :
« C’est très bien écrit, et il n’y a pas la moindre faute, je vous félicite. Malheureusement, vos souhaits ne sont pas légaux tels quels. »
Adel soupira tristement et croisa les bras :
« C’est bien ce que je craignais.
– Il y a des solutions pour protéger votre couple, mais pas juste demander qu’une personne qui n’est légalement rien pour vous passe avant vos héritiers légitimes.
– Bien, alors qu’est-ce que je peux faire ?
– Oh, c’est très simple. Il faut que cette personne devienne légalement prioritaire. »
Adel ne parla pas si longtemps avec le notaire, car il n’y avait, de fait, pas 36 solutions. Il rentra chez lui, pensif, pour trouver son compagnon en train de travailler sagement en écoutant une playlist variée, qui passait allégrement d’un opening de manga en japonais à un tube de pop-rock des années 80, à de la variété française ou un morceau de bande originale de film ou de jeu vidéo.
Adel toqua poliment à la porte du bureau en arrivant. Nathanael se tourna et lui sourit :
« Coucou toi ! Tu tombes bien, je cherchais un prétexte pour faire une pause.
– Je n’y colle volontiers. Je boirais bien un petit thé.
– Vendu ! »
Le dessinateur se leva et s’étira :
« Ça va ? T’as l’air crevé. Le notaire a été si méchant que ça ?
– Non, non, ça va. Il faut qu’on parle d’un truc… C’est important.
– D’accord. »
Un peu plus tard, les deux hommes étaient assis sur leur canapé, devant deux grandes tasses fumantes et des cookies. Adel regardait Nathanael en souriant, content d’être près de lui, et caressa sa tête.
« Alors, qu’est-ce qui se passe ? demanda doucement Nathanael en se tournant vers lui.
– Je ne vais pas te refaire toute l’explication légale, parce que c’est compliqué et qu’en plus, je n’en ai pas retenu la moitié, mais en gros, juste demander que tu deviennes mon légataire n’est pas recevable. Même si je n’avais pas d’enfant, léguer quoi que ce soit à quelqu’un qui n’est pas un héritier direct ou au moins familial, ça coûte tellement en frais de succession que ce n’est pas la peine. Mes enfants restent prioritaires et je ne peux pas les déshériter pour toi, sans compter que même si je le faisais en ne leur laissant que le minimum légal, tu penses bien que ma famille s’empresserait de contester tout, donc, ce n’est pas la non plus. »
Le soldat sourit tristement et caressa encore sa tête :
« S’il m’arrive quoi que ce soit, je veux partir en paix, en sachant que tout se passera au mieux pour toi.
– C’est gentil…
– C’est normal. D’ailleurs, il m’a dit que ton idée de me vendre la moitié de la maison pour une somme symbolique n’était pas tenable non plus. Tu n’as pas le droit de me la filer pour rien, déjà, il y a des seuils financiers pour les biens immobiliers, et ça serait pire s’il m’arrive un truc : mes héritiers, ou leurs tuteurs, pourraient exiger leur part et te pousser à vendre, puisque tu ne pourras pas leur racheter comme ça. Et pareil de mon côté : tes héritiers, pour le moment, ça reste tes parents et tes frère et sœurs. Même si Lilou et, peut-être, ton autre sœur ne faisaient pas trop suer, ça m’étonnerait beaucoup que les autres me laissent ici tranquille sans faire chier. »
Nathanael hocha la tête en prenant sa tasse et un cookie.
« Je vois… Et donc, il a une idée ? »
Adel prit sa propre tasse :
« Oui, il a une idée. La seule chose qui pourrait nous protéger l’un l’autre et rendre toutes les attaques de nos familles vaines : un mariage avec legs au dernier vivant. »
Il y eut en silence. Nathanael s’était arrêté de mâcher son cookie, interloqué. Adel grimaça et caressa encore sa joue, tremblant un peu, appréhendant beaucoup la réaction de son compagnon.
Ce n’était pas un secret pour lui que Nathanael n’était pas promariage… Il considérait ça comme une tradition surannée et, s’il avait milité avec énergie pour le Mariage pour Tous, c’était bien plus pour un principe d’égalité de droit que par amour pour cette vieille institution patriarcale et encore moins par envie d’y passer un jour lui-même.
Restait que dans l’état actuel du monde, c’était leur seule solution pour être sûrs d’être tranquilles.
Leurs familles pouvaient tout prendre, jeter tout à fait légalement un compagnon avec lequel leur fils ou frère n’avait aucun lien. Pas un époux. Encore moins si un contrat de mariage formel en rajoutait une couche en termes de protection, en les imposant par exemple comme héritier l’un de l’autre.
« Nath ?… »
Nathanael se remit à mâcher, avala et posa sa main sur celle qui caressait sa joue.
« Je vois. »
Il sourit en haussant les épaules :
« J’imagine que ça serait effectivement le plus sûr.
– Ben, on a cherché un peu, hein, mais ouais, c’est le plus sûr… Le plus simple, aussi. »
Adel grimaça et détourna les yeux, mal à l’aise.
« … Je ne vais pas te mentir, Nath. Bien sûr que j’y avais déjà pensé… Je m’étais dit que, peut-être, plus tard, quand on serait posé un peu plus tranquille, un peu plus vieux, après la quille, peut-être, on pourrait parler de ça… Que devenir ton mari, un vrai mariage, cette fois, sincère, sans contrainte, juste crier au monde qu’on s’aime, ça serait bien… »
Il regarda à nouveau Nathanael, mais ce dernier lui souriait, avec ces yeux doux et bienveillants qu’il affectionnait tant.
« Mais là… Penser que s’il m’arrive quoi que ce soit, ils feront tout pour tout te prendre, pour t’effacer, pour effacer notre histoire, tout ce que nous sommes, tout ce que je suis vraiment… Ça me rend malade. Je ne veux pas, jamais, pour rien, que notre histoire puisse être gommée d’un revers de main par personne.
– Honnêtement, ça me ferait un peu chier aussi. »
Adel sourit. Nathanael se pencha pour l’embrasser et lui dit :
« Ça serait dommage. »
Adel hocha la tête et prit ses mains dans les siennes qui tremblaient toujours légèrement :
« Bon alors… Monsieur Anthème, voulez-vous m’épouser ? »
Le sourire de Nathanael s’élargit.
« Ben c’était pas sur mon planning, mais je vais faire un effort. »
Ils s’embrassèrent encore, longtemps, en s’étreignant très fort.
« C’est quand, ta prochaine OPEX ?
– Euh, on n’a rien en vue, pour le moment, mais d’ici cet automne, ça serait étonnant qu’on n’ait rien. »
Nathanael hocha la tête :
« Le plus tôt sera le mieux, alors.
– Oui, ça ne sert à rien de traîner…
– D’un autre côté, pensa tout haut le dessinateur en reprenant un cookie, on n’a pas tant besoin d’attendre… On a quoi, 10-20 potes à prévenir ?… Personne chez toi, vu que ton frangin ne pourra pas rentrer d’Inde pour ça, et que les autres euh, on va s’en passer… »
Adel soupira en se servant à son tour.
« … Et chez moi, grands-parents et frangine, vite plié aussi.
– Certes certes… Tu as une idée, pour tes témoins ? »
Nathanael fit la moue :
« Ah, j’allais dire Clem et Lou, mais si Lilou l’est pas, elle va me faire un cake…
– Dans ce cas, je peux t’emprunter Lou ?… Ça me ferait plaisir qu’elle soit mon témoin.
– Ah ben oui, impec’. »
Adel mangea son cookie et Nathanael finit son thé avant de lui demander :
« Et en deuxième ? »
Adel but une gorgée avant de dire :
« Je pensais à un collègue… Mais je me vois mal demander à un de mes gars… Et les autres, on n’est pas vraiment assez proches pour que je leur demande ça.
– Et ton colonel ? »
Adel resta coi, puis fit la moue à son tour :
« … Tu crois que… ?
– Ben, il me semble que c’est un brave homme qui t’a soutenu et a été plutôt bienveillant envers nous, donc pourquoi pas ? »
Adel opina :
« Il va falloir que je me prépare psychologiquement pour avoir le courage de lui demander, mais oui, pourquoi pas… »
Désireux de ne pas perdre de temps, les deux hommes déposèrent rapidement les bans à la mairie, sans que ça pose le moindre problème. C’est en effet une coreligionnaire d’Adel, secrétaire là-bas, qui les reçut et elle fit tout vite et bien pour les arranger. La date fut donc choisie, le 20 mai, et, le dimanche suivant, ce furent tous les paroissiens qui félicitèrent chaleureusement Adel de cette bonne nouvelle.
Le prêtre ne lui proposa pas de cérémonie, pas même une simple bénédiction, comme il le faisait parfois pour les secondes noces de personnes divorcées, mais il le congratula également. Il se permit aussi de lui dire plus discrètement que s’il voulait faire une demande d’annulation pour son premier mariage, il pouvait l’y aider. Adel ne répondit pas immédiatement, mais l’idée devait s’ancrer en lui pour germer plus tard.
Tout ceci posé, le lieutenant prit son courage à deux mains pour aller voir son colonel. Ce dernier faisait tranquillement de la paperasse dans son bureau.
Adel s’assit, comme il l’y invitait, très mal à l’aise, craignant vraiment de dépasser les bornes, mais il parvint à formuler sa demande et Gradaille sursauta :
« Pardon ?
– Non mais si vous ne voulez pas euh… s’empressa Adel.
– Non, non, ce n’est pas que je ne veux pas… lui répondit aimablement son vis-à-vis. Au contraire, vous me flattez, mais… Pourquoi moi ?…
– Ben c’est juste que… Je n’ai pas grand monde… J’aurais voulu que ça soit… mon frère, mais…
– Il ne va pas être d’accord.
– … »
Adel grimaça, tordant ses mains l’une dans l’autre. Il aurait vraiment aimé que Florent soit à ses côtés ce jour-là, oui. Mais ce n’était même pas la peine d’y rêver.
Gradaille lui sourit et accepta sans hésiter. Il nota la date, un peu surpris que ça soit si rapide, mais comprit très bien lorsqu’Adel lui expliqua pourquoi, justement, ils faisaient ça si vite.
« Troisième week-end de mai, c’est noté… »
– Merci, mon colonel, lui dit Adel, immensément soulagé.
– Je vous en prie, ça me fait plaisir. »
Chapitre 87 :
Un peu occupé à la caserne, Adel n’en était pas moins impliqué dans la préparation de ses secondes noces. Mais comme il était question, cette fois, de quelque chose de simple en comité réduit, l’organisation ne fut pas compliquée.
Il envoya un message à son frère, Stéphane, pour l’avertir à défaut de l’inviter. Assis sur le canapé, un matin qu’il était de repos, il tourna un bon moment son téléphone dans ses mains, ne sachant comment annoncer la chose et craignant sa réaction malgré tout.
« Namaste frérot.
J’espère que tu vas bien.
Petit texto pour te dire que je vais me remarier, là bientôt, avec mon amoureux.
Désolé de faire ça si vite, j’aurais aimé que tu sois là…
Prends soin de toi, à bientôt. »
La réponse ne tarda pas tant, alors qu’il aidait Nathanael à plier du linge, un peu plus tard, assis sur leur lit.
Il s’excusa, ce qui fit sourire son binoclard, prit son téléphone et gloussa en voyant la réponse : une farandole de petits smileys festifs.
Il montra ça à Nathanael qui sourit aussi :
« Tu vois que ce n’était pas la peine de t’en faire…
– Oui, il a l’air de bien le prendre. » reconnut Adel, soulagé.
Suivit un message plus lisible :
« On peut s’appeler ? Je suis en pause ? »
Le sourire d’Adel s’élargit. Il regarda son fiancé et lui demanda :
« Puis-je t’abandonner ? Steph veut m’appeler.
– Que ne ferais-tu pas pour ne pas plier les chaussettes… gloussa le dessinateur.
– Tout à fait, tout était calculé.
– File et salue-le de ma part. »
Adel hocha la tête, lui fit un petit bisou avant de se lever et de s’éloigner un peu dans le salon pour rappeler son frère.
« Allo ?
– Salut frérot !
– Namaste Adel ! Alors, ça va ? »
Stéphane avait vraiment l’air très heureux.
« Oui, oui, ça va… Quelques bricoles à préparer, mais ça va… Nath te salue.
– Tu lui rendras. C’est une super nouvelle ! Vous avez déjà la date ?
– Le 20 mai.
– … Ah ouais !… Quand tu dis “ bientôt ”, tu déconnes pas, toi ! »
Adel rigola en s’appuyant dans l’angle de la porte-fenêtre pour regarder le jardin.
« Ben, pour tout te dire, on fait plus ça pour avoir une protection juridique qu’autre chose, en fait… Alors du coup, le plus tôt, c’est mieux.
– Vu comme ça, je comprends.
– Ben, j’ai fait un point avec le notaire, et voilà, c’était un peu la seule solution…
– Oui, ben j’imagine, du coup…
– Après euh, on n’y va pas enchaînés non plus, hein, on a pris le temps d’en parler et tout, mais voilà… On ne veut pas traîner.
– Vous faites bien… Ça vous protégera, ça sera bien.
– Ouais…
– Et puis, celui-là, c’est toi qui l’as choisi…
– Oui… Et vu ce qu’il pense du mariage, on peut être sûr qu’il n’a pas accepté par amour des conventions sociales et obsession de rentrer dans le rang, lui, en plus…
– À ce point ? s’enquit Stéphane, amusé.
– Ah non, pas le genre. En théorie, il est même sacrément contre… Et bien blasé qu’en 2016, on en soit encore réduit à ça pour qu’une relation soit reconnue et protégée… Alors, après, il n’est pas idiot, il est même plutôt très pragmatique… Alors en pratique, il sait bien qu’il faut en passer par là pour être tranquilles. Et ça, il y tient autant que moi, parce qu’il sait d’où je sors, que notre famille ne lui fera aucun cadeau s’il m’arrive quoi que ce soit, et la sienne, ça ne serait pas mieux avec moi, en fait… Mais c’est le genre d’obligation administrative dont il aimerait bien qu’on puisse se passer.
– Sûr que pouvoir vivre sans plus se prendre la tête à être obligé de tout baliser sans arrêt pour couvrir ses arrières, on aimerait tous.
– Ouais. Et encore, là, je te la fais courte, parce que, quand il part là-dessus, il y a aussi tout ce qu’il pense du patriarcat et du sexisme que ça implique… Et c’est très intéressant, mais ‘faut s’accrocher.
– Je serai ravi d’en discuter de visu avec lui quand on se verra enfin.
– Tu sais quand tu repasses ?
– Pas tout de suite, malheureusement… Enfin, malheureusement ou pas, en fait. Papa et Grand-Père sont toujours remontés comme des coucous suisses contre moi, à me demander encore un peu trop souvent quand est-ce que je vais arrêter de faire mon intéressant et rentrer, alors, comme je voudrais pas risquer de pas pouvoir repartir à cause d’un passeport disparu ou que sais-je, je vais sûrement attendre un moment.
– Deux désertions à l’ordre familial, dis donc, c’est sûr que ça doit chauffer.
– Ah, c’est plus ce que c’était les Larose-Croix, tout se perd… Et encore, tu ne sais sûrement pas la meilleure… Apparemment, Grand-Père et ses copains sont devenus tellement imbuvables que Flo a séché, la dernière fois. »
Adel sursauta :
« Sérieux ?!
– Ouais. On a échangé trois nouvelles l’autre jour, je l’ai appelé pour son anniv, vite fait, et il m’a dit ça quand je lui ai demandé comment allaient Papa et Maman… Que Maman, ça allait, mais que Papa lui faisait la tête parce qu’il s’était fait porter pâle au dernier dîner de Grand-Père. Il avait eu une semaine pourrie, il n’avait pas eu envie d’aller les supporter en plus… »
Adel sourit, amusé et content que son aîné ait réussi ça.
« Pourvu que ça dure… dit-il.
– Je lui souhaite… Il avait pas l’air de le vivre si mal…
– Il a dû se rendre compte que la Terre ne s’était pas arrêtée.
– Vous vous parlez toujours pas ?
– Non, pas plus que le minimum au taf… Et là, avec l’annonce du mariage, il faisait à nouveau un peu la gueule, en plus.
– T’as mis tout le monde au courant ?
– Euh… J’ai demandé à mon colonel d’être mon témoin, alors euh… Ça s’est su, oui… »
Stéphane éclata de rire :
« T’es sérieux ? T’as demandé à ton colonel d’être témoin de ton mariage avec ton mec ?
– Oui… Mais il l’a bien pris, tu sais, il a accepté tout de suite…
– Ah non, mais ça, je m’en doute, mais ça a dû défriser quelques moumoutes à l’État-Major !
– Ah ça, je pense, oui…
– Bon ! gloussa encore Stéphane qui peinait à se reprendre. ‘Va falloir que je te laisse, ‘faut que j’y retourne.
– Pas de souci, ça se passe toujours bien ?
– Ah, c’est génial !… Je te raconterais plus en détail, mais je me suis fait pourrir avant-hier par une interne locale, ça a été un grand moment !
– Rien de grave ?
– Non, un souci de date néfaste pour une opération, bref, de la méconnaissance culturelle, c’est la plaie, quand on débarque à l’étranger ! Je file, je vais me faire engueuler ! Bon courage pour tout préparer, à très vite et toutes mes félicitations à vous deux !
– Merci, prends soin de toi. »
Le plus dur, en fait, fut de trouver un lieu où faire le vin d’honneur et le repas. La salle des fêtes du village était prise ce jour-là et ils ne voulaient pas s’éloigner. Heureusement, un des restaurateurs du coin, qui tenait « L’Auberge de la Côte », sympathique lieu meublé à l’ancienne à la cuisine non moins appréciable, ne fit aucun problème à accepter de leur privatiser l’endroit pour l’après-midi et la soirée. Le menu était appétissant et le prix tout à fait correct. Adel et Nathanael ne cherchèrent donc pas plus loin.
Si la nouvelle des noces s’était répandue très vite dans le village, elle n’avait, de fait, pas mis plus de temps à se répandre dans la caserne. La surprise dominait et l’annonce que leur colonel avait accepté d’être témoin du lieutenant en avait rajouté une bonne couche, tout en calmant les esprits, surtout ceux que ça aurait pu échauffer.
Florent rongeait son frein, même s’il n’en pensait certainement pas moins, et les pauvres tentatives de certains réacs au sein de l’État-Major, probablement aussi défrisés que le pensait Stéphane, tournèrent court pour deux raisons : déjà parce que personne ne pouvait intervenir sur la vie privée du lieutenant tant que celle-ci n’interférait pas sur son travail, et c’était le cas, et ensuite parce que, contrairement à ce que prétendirent certains, ce mariage n’était pas une atteinte à l’image et l’honneur de l’armée.
En tout cas, pas pour le général Heldish qui envoya « par erreur », en copie, le bref mail de félicitations qu’il adressa à Adel à tout ce petit monde… Suivi d’un tout aussi bref mail d’excuses, « il nettoyait sa souris et le coup était parti tout seul ».
Adel ne sut pas vraiment tout ça dans le détail et son principal souci fut les reproches goguenards de Rocal, de garde le jour choisi, et de Benmani, qui avait déjà planifié des congés chez un oncle en Suisse à la même période.
« Vous avez intérêt à faire des films et des photos et à tout nous montrer !
– Promis ! »
Le reste de ses troupes ne se permit pas de remarques.
Le samedi 20 mai 2016 allait être une très belle journée.
Ils avaient pris soin de ne pas se coucher trop tard et n’avaient plutôt pas si mal dormi, vu ce qui les attendait.
Adel se réveilla en premier, très tôt, et plia ses bras sous sa tête avec un soupir. Il jeta un œil à Nathanael qui dormait encore profondément, en chien de fusil, tourné vers lui, à ses côtés. Il sourit.
Il allait l’épouser… Ça lui paraissait irréel…
Presque une décennie plus tôt, il avait dû se marier, sans avoir le choix, avec une femme qu’il avait vue deux ou trois fois… Ce jour restait tout aussi irréel pour lui, mais pas dans le même sens. Là, il s’agissait plutôt d’un cauchemar, de souvenirs qui le faisaient encore frémir… Il en gardait une impression de noirceur, comme un temps lugubre, pluvieux… Sa mémoire lui jouait-elle des tours ou s’était-il réellement demandé si le Ciel n’exprimait pas ainsi sa colère de le voir mentir devant l’autel… ?
Il soupira encore et chassa ça de son esprit.
C’était fini, du passé, ce qui allait se passer aujourd’hui n’allait rien avoir à voir avec ça.
Par la fenêtre, le jour se levait. La luminosité lui indiquait qu’il allait faire beau. C’était bien… Se marier au soleil… Ça allait être bien…
Il sourit en entendant Nathanael grommeler et se tourna vers lui. Voyant qu’il était presque l’heure de leur réveil, Adel décida de profiter qu’il émergeait et caressa avec tendresse la joue de son homme :
« Nath ?
– Hmm…
– Coucou, mon cœur…
– Hmmmmm…
– On se réveille, c’est l’heure dans deux minutes… »
Nathanael bâilla et remua pour se rapprocher de lui. Adel sourit et le prit dans ses bras pour le serrer contre lui avec un grand sourire :
« Bonjour, mon amour.
– Hm.
– Comment ça va, ce matin ?
– Le matin, c’est trop tôt… »
Adel rigola.
« Je suis sûr que tu survivras à cette terrible épreuve.
– Hmmmm… »
Nathanael se blottit contre lui, câlin.
« C’est quelle heure… ?
– Ben, presque 8 h et ½…
– Les gens arrivent quand ?
– Vers 10/11 h, je crois…
– J’ai envie d’un câlin ♥…
– Oh. Ça explique ce que tes mains font là…
– Ça pourrait. »
Adel rigola et caressa son dos, coquin, et lui murmura en le sentant frémir :
« On va voir ça… »
Nathanael s’était mis à embrasser son cou et roula pour emmener Adel sur lui.
Ils s’embrassèrent en se serrant avec force.
« La nuit de noces avant le mariage, est-ce bien raisonnable ?…
– La seule façon de savoir, c’est d’essayer… »
Ils se hâtèrent donc de faire l’expérience qui se révéla fructueuse : ça acheva de les mettre de très bonne humeur.
Ils se levèrent, déjeunèrent rapidement et commencèrent à un peu préparer ce qui devait l’être. Ni l’un ni l’autre ne mirent les tenues qu’ils avaient prévues pour la cérémonie, ne voulant pas risquer de les salir lors du repas de midi. À 11 h, Lou arriva avec Clem, elle toute belle dans sa robe longue, maquillée avec soin, lui bien vêtu, mais bien plus simplement, d’un costume noir sur un joli T-shirt de même couleur. Lilou, sa petite famille et leurs grands-parents débarquèrent peu après, et tout ce petit monde mangea au salon, un peu en vrac, dans une excellente ambiance, dans le salon.
Tout le monde était content, la petite Emy, toute jolie dans sa petite robe, était toute excitée et ça amusait beaucoup les adultes présents.
La grand-mère était très heureuse de marier Nathanael, le grand-père aussi, même s’il le montrait moins, parce qu’un monsieur de sa génération n’était pas forcément très enclin à montrer ses émotions.
Pendant que Lilou et son chéri faisaient la vaisselle et rangeaient, Nathanael alla se doucher, puis s’habiller, pendant qu’Adel prenait sa suite à la salle de bain.
Tout allait bien, ils étaient dans les temps.
Nathanael sortit donc fumer, pendant que son homme finissait de se préparer à la salle de bain. Il reçut un coup de fil d’une amie de son association qui avait peur de se perdre. Il lui indiqua avec lassitude le chemin (il avait pourtant tout indiqué dans ses mails…) avant de rentrer, pour découvrir que le colonel Gradaille était arrivé entretemps. Il sourit en le rejoignant :
« Tiens, le second uniforme du jour. Bonjour, Colonel, bienvenue. Adel finit de s’habiller. Vous allez bien ?
– Très bien et vous, pas trop nerveux ?
– Non non, moins que je pensais… »
Ils se serrèrent la main et le dessinateur lui proposa de s’asseoir et de boire un petit café. Le militaire accepta et il buvait donc ça en parlant avec les grands-parents quand Adel sortit de la salle de bain, tout joli et sentant bon, mais encore en chemise, avec sa cravate à la main. Il eut un sursauta en voyant son supérieur et se mit au garde à vous :
« Mes respects, mon colonel ! »
Ce qui fit rire tout le monde, le colonel comme les autres :
« Repos, repos ! dit-il. Bonjour, Adel. Ça va ?
– Oui, oui, je n’arrive juste pas à nouer ma cravate… »
Lou le rejoignit et le prit d’autorité l’objet des mains pour le nouer avec dextérité et en un clin d’œil à son cou.
« Eh oh, c’est mon boulot de lui mettre la corde au cou ! fit semblant de protester Nathanael, les faisant de nouveau rire.
– Ne t’en fais pas, je te le laisse ! »
Adel lui fit tout de même la bise pour la remercier :
« De toute façon, tu n’es pas du tout mon genre… Mais merci, t’es la meilleure !
– De rien ! »
Clem, qui avait suivi tout ça en se marrant dans son coin, leur dit :
« Bon allez, on commence à se motiver ?…
– Oh ça va, on a encore presque une heure…
– Ouais, ouais, non mais je nous connais, le temps qu’on finisse les cafés, qu’on passe tous aux toilettes, qu’on mette nos vestes, qu’on sorte, qu’on se souvienne qu’on a oublié un truc, qu’on revienne le chercher, qu’on parte… On y sera vite ! »
Et il s’avéra qu’il n’avait pas tort.
Mais ils furent quand même à la mairie dans les temps.
Chapitre 88 :
Il y avait encore une demi-heure avant la cérémonie, mais déjà quelques personnes attendaient devant la mairie, sur la petite place. Trois groupes assez distincts, qu’on ne pouvait pas louper : quelques soldats en uniformes beiges, quelques civils en habits du dimanche et quelques LGBTQIAZ+ bien plus bigarrés, surtout la grande drag-queen en robe ocre rosé parsemée de petits gâteaux.
Adel était très surpris de la présence des premiers, mais pas des seconds. L’adjoint qui allait les marier était lui-même un coreligionnaire et à l’église, de nombreux paroissiens avaient félicité le lieutenant et l’avaient prévenu qu’ils viendraient. Par contre, s’il savait qu’aucun de ses adjudants ne pouvait venir (Rocal et Benmani l’avaient assez charrié là-dessus), il ne s’attendait pas à ce que deux de ses sergents et plusieurs de ses hommes (une quinzaine seraient là au total) se déplacent.
Adel ne put les saluer que rapidement. Gradaille, lui, se fit un devoir de prendre un peu plus de temps et fut satisfait de constater qu’un bon esprit régnait. Les militaires étaient venus de bon cœur soutenir leur supérieur et plusieurs dirent que beaucoup d’autres n’avaient pas pu, pour des raisons très diverses, mais que ce n’était pas l’envie qui leur avait manqué.
Adel se disait qu’il leur parlerait plus au vin d’honneur et pour l’heure, vérifia auprès de Lou et Clément que tout allait bien. Les deux témoins le rassurèrent, c’était le cas. L’adjoint du maire était sorti à leur rencontre et papotait avec Nathanael, Adel se dit qu’il allait le rejoindre lorsque son colonel vint gentiment lui tendre son téléphone :
« Quelqu’un souhaite vous parler, Adel.
– Ah ? Euh, merci… »
Quelque peu dubitatif, Adel prit le combiné :
« Oui, j’écoute ?
– Bonjour, Lieutenant… »
Ledit lieutenant fit un petit bond en reconnaissant la voix du général Heldish et se raidit par réflexe :
« Euh… Mes respects, mon général…
– Désolé, je ne vous embête pas longtemps, j’espère que tout se passe bien ?
– Oui… ?
– Je tenais à vous féliciter de vive voix.
– Oh. Euh, merci beaucoup.
– Et je m’excuse de ne pas être des vôtres, je suis pris aujourd’hui dans ma propre famille, c’est la Bar-mitsvah de mon neveu. Vraiment navré, j’espère que ne m’en voudrez pas.
– Non… Non, non, vraiment, il n’y a aucun souci… Je comprends tout à fait que la Bar-mitsvah de votre neveu soit prioritaire, vraiment, en plus nous avons vraiment posé la date très vite ici, donc, ne soyez pas gêné de ne pas être là.
– Merci.
– Non, vraiment. Merci beaucoup de votre appel.
– Merci, répéta le général. Bon, je dois y aller, enchaîna-t-il d’un ton amusé, j’ai un vieux cousin qui me regarde de travers parce que je me sers de mon téléphone pendant Sabbat… Félicitez votre époux de ma part, je vous prie. Au plaisir de le croiser.
– Oui, oui, je lui transmettrai… »
Adel raccrocha après l’avoir encore remercié, très sincèrement ému. Vaguement inquiet, Nathanael l’avait rejoint. Adel lui sourit avant de rendre son téléphone à Gradaille. Nathanael demanda :
« Ça va ? C’était qui ?
– Le général Heldish… »
Gradaille compléta :
« Un des deux responsables de l’État-major lyonnais.
– Il voulait nous féliciter et surtout s’excuser de ne pas être là…
– Pendant que j’y pense, Mikkels vous félicitait aussi, dit encore Gradaille, souriant.
– Ah ? C’est très gentil de leur part. » lui répondit Nathanael.
Il n’avait pas (encore ?) eu l’occasion de rencontrer tout ce petit monde, ayant préféré ne pas venir au petit pot de fin d’année de la caserne, soucieux de ne pas rajouter d’huile sur des braises qu’il devinait encore brûlantes.
L’heure tournait et tout ce petit monde fut invité à entrer dans la mairie. La salle n’était pas immense et de nombreuses personnes restèrent sagement debout, au fond et sur les bords.
Le dessinateur avait refusé que sa grand-mère l’emmène à l’autel, enfin à la table, où Adel l’aurait attendu. Elle l’avait fait sur le ton de l’humour et il n’avait pas répondu sans en remettre une couche non plus :
« C’est ça, et tu m’accompagnes pour les essayages de la robe blanche à dentelle, aussi ? »
Adel se sentait bien, mais il avait un peu de mal à réaliser que tout ceci était bien réel. Une petite part de lui avait peur, peur de se réveiller, peur que tout ça ne soit qu’un rêve. Un petit garçon tapi tout au fond de lui, terrifié, auquel il allait falloir encore longtemps pour être libéré de tout ce qu’il avait traversé.
Nathanael était plus serein, désireux que tout se passe bien, tant parce que, il avait beau dire, ça restait un jour important pour lui aussi, malgré tout ce qu’il pensait du mariage comme institution sociale, et surtout pour Adel, car il était bien conscient de tout ce que ça représentait pour lui, par contre. Son futur époux était bien plus attaché que lui à ce genre de symbolique et plus que ça, l’épouser lui, publiquement, était tout sauf une simple formalité pour lui. Rien que pour ça, Nathanael tenait à ce que tout se passe pour le mieux.
Les deux hommes ne tenaient pas plus que ça à plus de décorum.
Assis l’un près de l’autre, entourés de leurs témoins, ils écoutèrent l’adjoint faire un petit mot d’accueil pudique, mais sympathique, à leur égard, apparemment plus amusé que dérangé par la présence, quelque peu inhabituelle dans sa commune, tant de militaires en uniformes que de charmantes drag-queens en talons très hauts et d’un non moins charmant drag-king en talons moins hauts.
Sincèrement heureux de marier Adel qu’il aimait bien et qu’il savait, sans trop de détails, revenir de loin, ce brave homme ne s’étendit pas plus et prononça la phrase fatidique, faisant frémir Adel sans trop qu’il sache pourquoi.
« Je vous prie de vous lever, nous allons procéder au mariage de messieurs Adel de Larose-Croix et Nathanael Anthème. »
Voyant Adel soudain un peu perdu, Nathanael prit doucement sa main et lui sourit. Adel le regarda, esquissa lui-même un sourire et ils se levèrent avec le reste de l’assistance, Adel enlevant sa casquette. L’adjoint commença par décliner leurs identités, lieux de naissance, professions et se fit confirmer qu’un contrat de mariage avait bien été établi. Il entreprit alors très doctement la lecture des articles de loi :
« Art 212 : Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours et assistance. »
Adel eut un nouveau sourire. Là-dessus, il avait déjà eu confirmation que cette fois, c’était pour de vrai. Et il était loin d’imaginer à quel point l’avenir le lui confirmerait…
Nathanael avait souri aussi.
« Art 213 : Les époux assurent ensemble la direction morale et matérielle de la famille, ils pourvoient à l’éducation des enfants et préparent leur avenir. »
Adel trembla et Nathanael resserra sa main sur la sienne. Adel lui jeta un œil avec un petit hochement de tête.
Ça va aller.
L’adjoint continua en ne faisant semblant de rien, suffisamment au courant du problème :
« Art 214 : Si les conventions matrimoniales ne règlent pas la contribution des époux aux charges du mariage, ils y contribuent à proportion de leurs facultés respectives.
« Art 215 : Les époux s’obligent mutuellement à une communauté de vie. »
L’adjoint ne pouvait pas leur épargner le dernier article concernant l’autorité parentale, même conscient qu’il était inutile et désireux de ne pas remuer le couteau dans la plaie. Il le lut rapidement :
« Art 371-1 : L’autorité parentale est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant. Elle appartient aux parents jusqu’à la majorité ou l’émancipation de l’enfant pour le protéger dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement, dans le respect dû à sa personne. Les parents associent l’enfant aux décisions qui le concernent, selon son âge et son degré de maturité. »
Et il passa directement à l’essentiel :
« Monsieur Nathanel Anthème, voulez-vous prendre pour époux monsieur Adel de Larose-Croix, ici présent ?
– Oui. » répondit simplement Nathanael, qui n’aurait rien eu contre une petite blague, mais qui savait très bien qu’Adel n’était pas d’humeur.
Il le sentait assez trembler au bout de son bras.
« Monsieur Adel de Larose-Croix, voulez-vous prendre pour époux monsieur Nathanael Anthème, ici présent ? »
Adel inspira un grand coup en sentant les larmes lui monter aux yeux :
« Oui. »
Adel essuya ses yeux, se sentant un peu bête, alors que Nathanael frottait son dos, attendri.
La petite Emy, qui attendait sagement, assise avec ses parents derrière eux, se fit alors un devoir, comme on le lui avait demandé, de leur apporter leurs alliances, sur un joli petit coussin carmin.
« Merci, ma chérie. » lui dit gentiment Nathanael en prenait celle d’Adel.
Il leva la main du lieutenant pour la lui passer au doigt sous les grands yeux pleins d’étoiles de la fillette.
Adel sourit, se reprit comme il pouvait pour faire de même d’une main tout de même bien tremblante.
L’adjoint reprit alors :
« Par les pouvoirs qui me sont conférés, je vous déclare unis par les liens du mariage. »
Alors que les applaudissements et autres sifflements faisaient trembler les murs, Nathanael se pencha et ils s’embrassèrent aussi amoureusement que rapidement.
Quelques papiers signés plus tard, les deux hommes sortirent de la mairie pour être accueillis par une pluie de confettis. Nathanael avait cédé à la condition qu’ils soient en papier recyclé biodégradable. Mais ça n’avait pas été si dur à trouver et l’agent d’entretien de la commune apprécierait.
Ils invitèrent tout le monde à se rendre au restaurant pour le vin d’honneur, à quelques rues de là. Les trois groupes cités plus hauts ne se mêlèrent pas trop jusque là-bas, les non-locaux suivant les locaux dans le calme, mais une très bonne ambiance, un peu chacun de son côté.
Nathanael et Adel suivirent après avoir une dernière fois remercié l’adjoint pour tout. Ce dernier répondit :
« Avec plaisir. Je ne vous dis pas à demain à la messe, Adel, profitez bien de votre week-end. »
Ce qui les fit rire.
« Vous saluerez le père pour moi, il y a des chances qu’effectivement, je ne sois pas réveillé à temps…
– C’est tout le mal que je vous souhaite ! »
Ils se serrèrent la main et les deux jeunes mariés partirent tranquillement à la suite de la troupe. Lou et Clément les attendaient un peu plus loin. Nathanael lâcha la main d’Adel un instant, le temps de s’allumer une cigarette. Adel soupira avec un sourire. Nathanael lui jeta un œil :
« Ça va, tu tiens bon ?
– Ouais ouais… Désolé d’avoir pleuré, ça m’a secoué plus que je ne pensais…
– Oh, t’as pas à t’excuser, mon chéri… C’est plutôt normal d’être ému à son mariage, y paraît, et puis t’étais tout mignon…
– Ils n’ont pas fini de se foutre de moi à la caserne…
– Tu les enverras faire des pompes.
– Ah oui, pas con… »
Arrivé à la hauteur de leurs amis, Nathanael lança :
« Oh, mon dieu, ils nous ont retrouvés !
– Ben alors, vous en avez déjà marre de nous ?
– Ouais, mais on va se forcer, répliqua Nathanael, le menu du resto me fait trop envie. »
Ils rirent encore.
Arrivés au restaurant, le photographe attitré de la journée, un membre de l’association, qui avait déjà bien mitraillé à la mairie, vint à leur rencontre pour leur proposer de faire les photos de groupe sur un petit espace vert à deux pas de là, avec une petite pelouse fleurie et quelques arbres.
Les deux héros du jour se regardèrent, firent la moue et opinèrent. C’était plutôt un bel endroit, au soleil, pour immortaliser la journée.
Ils chargèrent donc Lou et Clément de servir de rabatteurs pour les gens.
Après quelques photos du couple seul, puis de la famille, ce furent les témoins, puis les personnes défilèrent selon : militaires, paroissiens, puis les membres de l’association de Nathanael.
Ces derniers étaient définitivement les plus colorés.
Ceci fait, les mariés remercièrent le photographe qui leur jura de continuer courageusement sa mission jusqu’à la fin de la fête et ils rentrèrent dans la salle, pour y découvrir que les groupes, sûrement aidés par l’alcool, commençaient enfin à se mélanger. Voyant une des drag-queens près du buffet avec le colonel, bien plus grande que lui, et ça ne tenait pas qu’à ses talons, ils allèrent vers eux et Nathanael lança, amusé :
« Eh ben Maeve ? Tu veux te reconvertir ?
– Non, je suis juste incapable de résister à un uniforme ! »
Ils rirent et trinquèrent tous quatre.
« Les photos sont finies ? demanda le colonel.
– Presque, lui répondit Nathanael. On a un couple d’amis qui va arriver un peu plus tard, on en refera avec eux, mais sinon, oui, c’est fait.
– Qui ça ? demanda Maeve.
– Enzo et Sasha, lui répondit Nathanael. Sasha n’a pas pu poser son aprèm, ils venaient dès que possible…
– Ah oui, ça m’étonnait de ne pas les voir… Enfin, je dis ça, mais ça fait longtemps que je ne les ai pas vus !
– Des amis proches ? demanda Gradaille à Adel qui hocha la tête :
– Oui, le genre sur lequel on peut compter. »
Les heureux mariés se firent un point d’honneur de faire le tour de tout le monde, content de la bonne atmosphère générale.
Voir une petite mamie voûtée, dans une jolie robe sombre, donner des conseils de couture à une drag-queen très intéressée, ou deux soldats discuter cinéma de genre avec une jeune femme fana de films d’horreur et un couple lesbien tout aussi cinéphile avait quelque chose d’aussi irréel que sympathique.
Adel regardait tout ça avec un sourire heureux :
« Je suis content que ça se passe bien…
– Je t’avais dit que ça irait, lui dit son mari avec tendresse. Il n’y avait aucune raison qu’il y ait un souci… On est pas des sauvages, ni les uns ni les autres…
– Ouais.
– Et si jamais quelqu’un avait voulu foutre la merde, je pense que tes gars l’auraient vite calmé… »
Adel fit la moue, imaginant la chose, avant de hocher la tête :
« Ah oui ça oui, y a des chances… »
Il but un peu et ajouta :
« Ça aurait même pu lui faire très mal…
– J’en doute pas. »
Ils gloussèrent tous deux et trinquèrent, puis se retournèrent de concert en entendant Lou les appeler : Enzo et Sasha venaient d’arriver.
Le grand barman s’était fait tout beau, mais, pour aussi classe que soit son costume noir, il le rendait surtout encore plus impressionnant qu’à la normale et vu son gabarit, ce n’était pas peu dire. Sasha avait l’air de charmante humeur et pas tant fatigué qu’à l’accoutumée, lui dans un costume bleuté tout aussi joli. Contents de les voir, Adel et Nathanael les rejoignirent sans attendre :
« Eh, bienvenue les gars !
– Ça va, vous n’avez pas trop speedé ?
– Non, non, ça va, répondit Sasha.
– Il n’a pas grillé trop de feux rouges, rigola Enzo.
– Juste deux feux orange, confirma son compagnon.
– C’est toi qui conduisais, Sasha ? intervint Lou.
– Da. C’est moi qui conduis le plus vite, du coup, quand on est pressé, c’est pour ma pomme. Ça sert, des fois, d’avoir appris à semer des poursuivants…
– Ouais ! confirma Adel, amusé. Des restes de ton service militaire à Saint-Pétersbourg ?
– Tout à fait. Un des rares qui sert ici… Avec le corps à corps des fois quand des mecs pensent qu’ils peuvent essayer de me piquer un truc ou m’insulter… Toujours très joli, ton uniforme.
– Merci !
– Venez, vous avez de la chance, il reste à boire… Enfin, j’espère qu’il en restera assez pour toi, Sasha ! lança Nathanael, faisant rire le Russe.
– Pour qui tu le prends ? rit aussi Enzo.
– Ah je sais pas, ça c’est ton boulot ! »
Esquivant habilement la tape amicale du grand brun alors qu’ils avaient tous éclaté de rire, Nathanael reprit :
« Ça me fait super plaisir que vous soyez là !
– Ben nous aussi, et désolés de pas avoir pu venir plus tôt.
– C’est pas grave, on vous aime quand même !
– Ouf ! »
Chapitre 89 :
Il y a des choses qui, si elles tiennent souvent du cliché, peuvent malgré tout se révéler vraies.
Comme, dans le cas qui nous intéresse, la résistance à l’alcool des Slaves en général et des Russes et des Polonais en particulier.
Ainsi donc, un des sergents d’Adel en fit les frais en provoquant le grand Russe à un concours à boire.
Si l’évènement anima la fin du vin d’honneur avec une convivialité certaine, le sergent, même s’il avait effectivement une bonne descente, ne put faire le poids face à Sasha. Des collègues goguenards se chargèrent donc de le prendre en charge, tant pour le porter hors de la salle que le ramener chez lui, et l’un promit à Adel qu’il ne l’y laisserait pas seul.
« ‘Vous en faites pas, on avait prévu le coup, je vais passer la nuit chez lui et j’ai ma journée de demain si besoin !
– Quelle prévoyance, c’est épatant, commenta Nathanael.
– Oh, on le connaît, surtout ! »
Quant à Sasha, il se releva de sa chaise comme si de rien n’était, sous le regard non moins goguenard de son homme et plus ou moins impressionné du reste de l’assistance.
Chacune des personnes partant venait les féliciter et les saluer. Les heureux mariés se faisaient un devoir de remercier tout le monde et sourirent de concert lorsque ce fut une des vieilles dames de la paroisse, toute petite femme courbée sur sa canne, celle-là même qui parlait couture avec une drag-queen, qui les rejoint à son tour :
« Oh, je n’ai pas vu l’heure, il faut que j’y aille, je suis désolée.
– Il n’y a pas de mal, lui dit Nathanael.
– Merci beaucoup d’être venue, ajouta Adel.
– De rien, c’était une jolie cérémonie et un bon moment ici… J’ai laissé mon numéro à votre amie, là, avec la robe à froufrous bleue, elle voulait que je lui apprenne à tricoter pour se faire des gants… »
Nathanael et Adel échangèrent un regard alors qu’elle continuait :
« Elle est bien gentille, cette demoiselle… »
Elle les laissa sur ces paroles et Nathanael demanda tout bas à Adel :
« Tu crois qu’elle a compris, pour la gentille demoiselle ?…
– Je n’y mettrais pas ma main au feu… »
Ils eurent un petit rire tous deux.
La salle se vida petit à petit, jusqu’à ce que ne restent que les invités au repas du soir. La fête allait se passer en petit comité, une vingtaine de personnes en tout.
Ils passèrent donc à table dans la salle voisine. Celle du vin d’honneur allait être rangée pour servir de dancing à ceux qui le voudraient sans que ça n’assourdisse toute l’assemblée.
Mais pour l’heure, place au dîner. La table était en U. Au centre, les mariés entourés de leurs témoins, puis ses grands-parents du côté de Nathanael et les autres personnes remplissaient le reste des chaises.
Une fois tout le monde à sa place, Nathanael se leva. Tout le monde se tut rapidement, il inspira un grand coup et se lança :
« Bon, rassurez-vous, je ne vais pas être trop long, parce que, comme vous le savez tous ici, j’ai horreur des discours, que ce soit en faire ou les supporter, euh pardon, fit-il semblant de se corriger alors que ça commençait à rire dans la salle, les écouter. Et si vous vous demandez pourquoi c’est moi qui m’y colle, sachez qu’on a tiré ça au sort et que j’ai perdu…
« Bref ! … Infos pratiques tout d’abord. Le personnel du restaurant va passer récupérer vos clés de voiture et ne vous les rendra que si vous êtes en état de conduire au moment du départ. Je vous avais prévenus, ce n’est pas négociable. Je rappelle aussi qu’il y aura des taxis si besoin et surtout qu’on a averti le petit hôtel d’à-côté, parce que notre salon n’est pas assez grand pour tous vous accueillir. Je compte sur vous, de toute façon, y a pas de trop gros alcooliques parmi vous… Bon, à part Sasha, mais lui, ça compte pas, c’est atavique… ajouta-t-il avec un clin d’œil au Slave qui rigolait et leva son verre. Sinon, les détails techniques étant posés, que dire d’autre… Ah oui, merci d’être là. »
Il eut un sourire en haussant les épaules :
« Vous le savez tous ici, et je ne vais pas refaire l’historique…
– Allez ?
– J’ai dit non, Clem. … On ne tenait pas vraiment à se marier et on l’a plus fait pour des raisons de protections et de reconnaissances légales que par désir de mettre un beau costume et d’aller se pavaner à la mairie. Mais bon, quitte à le faire, autant en profiter pour passer un bon moment avec des gens qu’on aime, qui nous ont largement prouvé qu’on pouvait compter sur eux, tout comme eux savent pouvoir compter sur nous. Donc, ben, merci d’être là, aujourd’hui et en général, et bon appétit tout le monde ! »
L’assemblée applaudit avec énergie, et siffla même un peu, alors qu’il se rasseyait.
Adel se pencha vers lui :
« Tu vois que tu t’en es bien tiré…
– C’est ça, fous-toi de moi, lâcheur.
– Non, non, je suis sincère… »
Nathanael eut une fausse moue bougonne avant de se pencher à son tour pour l’embrasser. Le personnel du restaurant commençait à apporter les entrées, salades de gésiers ou quiche aux légumes.
« Tu me payeras ça… Je suis sûr que tu as triché !
– Je nierai tout.
– Tu me payeras ça quand même.
– Puis-je négocier que ta vengeance se passe dans un lit ? »
Nathanael gloussa et fit semblant de réfléchir pendant qu’une grande brune les servait :
« Bon appétit !
– Merci, lui répondit Adel.
– Merci, répondit aussi Nathanael, avant d’ajouter pour son soldat : On verra ça cette nuit ou demain, si tu y tiens… »
Tout le monde se mit à manger avec appétit, ce qui était un peu surprenant quand on savait ce que certains avaient déjà avalé au vin d’honneur, et dans la bonne humeur.
Lou fit son petit discours, évoquant non sans émotion leur rencontre dans le futur bar d’Enzo, la colocation animée le temps des études, l’association… Tout ce qui avait forgé une amitié indéfectible.
Lilou fit de même au nom de leurs grands-parents et d’elle-même, souvenirs d’enfance pas trop honteux et plaisir de s’être retrouvés malgré les épreuves, pour partager des jours comme celui-ci.
Ne voulant pas laisser Adel esseulé à ce niveau, Gradaille se fendit d’un discours improvisé très bref, pour féliciter un de ses meilleurs hommes, l’assurer de son soutien et lui souhaiter tout le bonheur qu’il méritait.
Tout ce petit monde fut abondamment applaudi et les deux jeunes époux très émus.
Nathanael nota, non sans un certain amusement, qu’Adel avait attendu que son supérieur et témoin ne retire sa veste d’uniforme pour se mettre plus à l’aise pour faire de même.
Le colonel parlait cinéma avec Lou et Clem. L’entendant leur présenter le dernier film qu’il avait été voir, un long métrage d’animation franco -belgo-japonais, La Tortue Rouge, Nathanael, qu’Adel avait abandonné pour passer aux toilettes, sourit à cette remarque :
« … Vraiment sympa… Bon, après, quand on a Ghibli à la production, on peut partir confiant, en général… »
Nathanael ne put se retenir et lui dit avec amusement :
« Vous êtes bien la dernière personne ici que je m’attendais à entendre citer le studio Ghibli… »
Gradaille sourit aussi :
« Je sais, on me le dit souvent…
– Vous citez Ghibli si souvent que ça ?
– Non, pas spécifiquement, mais je sais qu’être amateur de cinéma d’animation n’est que rarement compatible avec être un haut gradé militaire dans la plupart des têtes.
– Je vous aurais plus vu devant Il faut sauver le soldat Ryan que devant Princesse Mononoke, j’avoue, reconnut le dessinateur.
– J’ai vu les deux et je préfère le second, répondit Gradaille.
– Pas vu Le Soldat Ryan, intervint Clem. Il est bien ?
– Techniquement très bon, la scène du Débarquement est impressionnante, mais bon, on parle d’un film de Spielberg… Il n’avait déjà plus rien à prouver en termes de réalisation. Le reste du scénario est, comment dire… commença le colonel en cherchant ses mots.
– Très américain, compléta Nathanael.
– Oui, on peut le dire quand ça… reconnut le colonel. Bien à brasser leurs mythes et leurs grands discours pour pas grand-chose de vraiment passionnant sur le fond.
– Et Princesse Mononoke, alors ? le relança Lou.
– Oh, bien plus intéressant sur ses thématiques, même si ça n’a rien à voir… Je connaissais Ghibli avant qu’il sorte, certains films étaient passés à la télé, sur Arte, de mémoire, et du coup, quand j’avais su qu’enfin, un de leurs films sortait au cinéma, j’y avais couru… Bon, c’étaient quelques séances dans assez peu de cinémas, mais c’était tout de même ça, surtout en 99 ou 2000, je ne sais plus, et j’avais été vraiment très agréablement surpris.
– Vu à la Cité Internationale, à l’époque, se souvint Nathanael avec un sourire.
– Hmmm, oui, je l’ai sûrement vu là-bas aussi… opina le militaire.
– La BO surtout m’avait embarquée, moi, dit Lou.
– Ça reste une de mes préférées… sourit Nathanael.
– Mais si vous voulez une anecdote plus amusante, continua le colonel, il y a la sortie de Ghost In The Shell… Parce que si vous trouvez que la sortie de Princesse Mononoke a été discrète et peu soutenue par les salles de cinéma, c’est que vous n’avez pas dû connaître celle-là.
– Je l’ai vu plus tard, admit Clem et Lou hocha la tête.
– Moi aussi, je l’ai loupé, cela dit, j’avais pu le voir quand même au cinéma, en festival, sourit Nathanael. Vous l’avez vu à sa vraie sortie, vous ?
– Au CNP Terreaux, à l’époque, répondit Gradaille, c’était avant que les CNP ne soient récupérés par la Fondation Lumière. Imaginez une salle de, allez, 30 places, avec des strapontins en bois bien durs, en sous-sol, le film projeté directement sur le mur blanc. »
Ils prirent le temps de visualiser la chose.
« Ah ouais, quand même… reconnut Clem.
– Clair que la façon dont on traite l’animation n’est pas glorieuse, mais alors en 95… soupira Lou.
– Surtout l’animation japonaise, déjà à l’époque, mauvaise presse et a priori débiles… grogna Nathanael. Quand j’ai appris que Tezuka était venu à Angoulême en 82 et que personne n’en avait rien eu à faire, ça m’a mis hors de moi ! »
Gradaille s’étonna :
« Le grand Tezuka ? Oh, j’ignorais ça. En 82, vous dites ?
– Ne lancez pas Nathy sur Angoulême, le prévint Lou.
– Oui, ça ne serait pas gentil de le mettre en colère le jour de son mariage, ajouta Clem.
– Ah, vous n’aimez pas ce festival ?
– Foire de nombrilismes pseudo-intello, répondit l’illustrateur en cherchant son paquet de cigarettes, en plus d’être réac’, sexiste, LGBTphobe et raciste. Pour faire vite : neuf lauréats non francophones, dont 5 depuis 2010, pour un salon qui existe depuis plus de 40 ans, et deux lauréates sur la même période. Pour un salon “ international ”, qui se veut représenter la profession entière et tous ses talents, on a fait mieux.
– Effectivement, vu comme ça… »
Adel revint sur ces entrefaites et entendit ce qui se disait.
« Houlà, qui a lancé Nath sur Angoulême ? rigola-t-il.
– Je plaide coupable, lui répondit Gradaille, je ne savais pas. »
Adel se rassit et fit un bisou à Nathanael :
« Allez, zen, mon amour, on n’est pas là pour parler boulot…
– Moui… » répondit Nathanael en lui rendant son bisou.
Il sourit :
« On va danser avant d’attaquer le dessert ?
– Hmmm, si tu veux… »
Adel se releva et lui tendit la main :
« Il paraît que c’est à nous d’ouvrir le bal.
– Ah ? Avec une valse ? demanda Nathanael en la prenant.
– Ça, on va voir… »
Adel sourit et le tira dans ses bras :
« Du coup, je dois te demander si tu m’accordes cette valse ?
– Truc comme ça, j’imagine. »
Ils s’embrassèrent et prirent le chemin de la salle voisine, suivis par quelques personnes, dont Lou, Gradaille, Enzo et Sasha, Lilou et son JP et la petite Emy.
Les héros du jour se firent donc un devoir de commencer effectivement par une valse, Le Beau Danube Bleu, en l’occurrence, et s’en tirèrent plutôt honorablement. Applaudis, les mariés firent rapidement signe aux autres de venir. Entendant Lou soupirer qu’elle ne savait pas valser, le colonel se fit un devoir de se proposer de lui apprendre, ce qu’elle accepta volontiers.
Un moment sympathique passa ainsi, dans une bonne ambiance.
Si Lou ne se révéla pas une valseuse hors pair, la petite Emy essaya et à défaut d’être très douée, elle était au moins très énergique.
Ils passèrent au rock, puis les musiques s’enchaînèrent, et ils s’étaient mis un petit slow lorsqu’on vint les chercher, c’était l’heure des desserts.
Tout le monde retourna dans la salle. La serveuse était avec les mariés et leur dit :
« J’espère que la pièce montée va vous plaire ! »
Ils avaient laissé carte blanche au chef.
« Oh, le connaissant je ne m’attends pas être déçu, lui répondit aimablement Nathanael et Adel hocha la tête.
– Il s’est bien amusé, en tout cas ! »
Tout le monde se rassit sagement et le chef arriva avec sa petite charrette. Nathanael éclata de rire en voyant la chose et si Adel rit moins fort, il n’en était pas moins amusé.
Le chef devait faire une pièce montée avec comme seule consigne qu’il les représente tous les deux, un dessinateur et un militaire.
L’objet du délit se composait donc d’un tank miniature à la crème et qui avait un pinceau en guise de canon. Il était entouré d’un décor fait de petits tonneaux de mousse au chocolat et de petits pinceaux et crayons en biscuits colorés.
Adel applaudit et le reste de l’assistance suivit.
« Merci, c’est magnifique.
– Merci ! J’espère surtout que vous allez vous régaler !
– Je n’ai aucun doute là-dessus. Mais si vous permettez, on va d’abord l’immortaliser, parce que ça serait un crime de le manger sans le prendre en photo avant ! »
Cette formalité effectuée par la moitié de l’assemblée, à la grande fierté de son créateur, on distribua les parts à qui en voulait et tout ce petit monde se régala.
La soirée continua encore un moment, toujours dans la bonne humeur. Adel était très content que tout aille bien et surtout que son supérieur ne soit pas resté à l’écart. Gradaille avait passé une bonne partie de la soirée à papoter avec Clem et Lou et il apprendrait plus tard que cette dernière l’avait très aimablement renseigné sur la transidentité et tout ça sur sa demande. Le colonel, ayant appris qu’une personne trans avait demandé à passer sous ses ordres et allait donc bientôt rejoindre la caserne, souhaitait en effet l’accueillir au mieux.
Il était très tard lorsque les derniers survivants, à savoir Adel, Nathanael, Lou, Clem et le colonel, justement, remercièrent le personnel du restaurant et les laissèrent fermer.
Gradaille avait commandé un taxi et proposa donc à Lou et Clem qu’ils le prennent avec lui, il les invitait.
Épuisés, les deux larrons ne se firent pas tant prier et Adel et Nathanael attendirent avec eux avant de les saluer et d’agiter la main quand la voiture s’éloigna.
La nuit était fraîche et le village endormi.
À la lumière du lampadaire voisin, Adel regarda Nathanael en souriant doucement. Nathanael le regarda aussi :
« Salut. »
Le sourire d’Adel s’élargit. Il prit Nathanael dans ses bras alors que ce dernier continuait doucement :
« C’est à vous ces beaux yeux-là ?
– Ils vous plaisent ?
– J’adore m’y plonger…
– Oh, faites-vous plaisir, dans ce cas. »
Nathanael passa ses bras autour de son torse :
« Tu es magnifique… »
Adel se pencha et ils s’embrassèrent longuement. Puis ils restèrent encore un instant, avant que Nathanael ne reprenne avec tendresse, en caressant sa joue :
« On se rentre ?
– On n’est pas si loin, ça te va, à pied ?
– Oui, oui, ça me réveillera… »
Ils partirent doucement, main dans la main.
« Quoi, tu veux te réveiller à cette heure-ci ?
– Eh oh, c’est notre nuit de noces ! Tu crois quand même pas qu’on va rentrer se coucher direct comme deux papis ?
– Oh… Vu comme ça… »
Adel le regarda avec un sourire coquin :
« C’est vrai que tu as toujours une vengeance à assouvir.
– C’est ça, tu as tout compris. »
Chapitre 90 :
La nuit de noces fut délicieuse, à défaut d’être reposante. Ils passèrent la fin du week-end au lit, car ils savaient tous deux que la lune de miel allait être brève. Adel n’avait pas pu poser plus des quatre jours du minimum légal. Pas qu’ils aient eu de velléité particulière à partir des mois aux Antilles, de toute façon, mais ils comptaient quand même bien ne pas perdre une seconde et profiter de ces quelques jours. Nathanael avait prévenu qu’il était aux abonnés absents et de fait, il ne toucha pas à son ordinateur, à aucun réseau social, durant cette période. Adel n’avait pas ce problème, n’ayant aucun compte là-dessus.
Ils restèrent donc dans leur bulle, coupés de tout, uniquement occupés à se faire du bien, se dorloter, se préparer de bons petits plats, jouer, dessiner, peindre et, bien sûr, faire l’amour, dans un nombre impressionnant de positions du Kâma-Sûtra et à peu de chose près l’intégralité des pièces de la maison. Le lit, ça va sans dire, la douche et la baignoire, évidemment, le canapé, la table de la cuisine… Le bureau était trop exigu, le garage un peu trop plein d’araignées et le jardin trop exposé aux voisins, mais ce furent à peu près les seuls endroits à échapper à leurs ébats. Les deux hommes connaissaient désormais très bien leurs corps et savaient se donner du plaisir, ils ne s’en privèrent pas. L’endorphine, c’est bon pour la santé.
Adel n’était donc pas du tout reposé lorsqu’il revint à la caserne. Radieux, oui, mais reposé, non. L’appel n’était pas fini depuis cinq minutes que ses deux adjudants lui tombaient dessus pour avoir des photos du mariage. Amusé, Adel leur promit pour la pause déjeuner, parce qu’ils n’avaient pas que ça à faire ce jour-là.
La matinée passa dans la bonne humeur avec une bonne séance d’entraînement au corps à corps où Adel ne brilla pas moins que d’habitude malgré la fatigue. Comme toujours, Rocal fut le seul à son niveau et les deux hommes prenaient toujours un vrai plaisir à s’affronter.
Une bonne douche plus tard, tout le monde filait au mess pour déjeuner et Adel, installé avec ses subordonnés, accepta cette fois de sortir son téléphone pour leur montrer quelques souvenirs de ses secondes noces.
Il avait dissimulé les plus intimes dans un sous-dossier bien caché de sa carte-mémoire, mais il put quand même leur en montrer beaucoup, ainsi que les quelques vidéos prises par lui ou d’autres, sur sa demande, et tout ce qu’il avait déjà récupéré.
« Ça a l’air d’avoir été une belle fiesta ! nota Rocal, souriant.
– Oui, ça s’est très bien passé, lui confirma Adel.
– C’est qui, déjà, la jolie brune à qui le colonel essaye d’apprendre la valse ?
– Lou, c’était mon deuxième témoin.
– Il danse bien, le colonel ! remarqua Benmani.
– Oui, c’est vrai, un vrai gentleman.
– Et la petite, là, c’est qui ?
– Emy, c’est la nièce de Nathanael, la fille de sa petite sœur.
– Elle est toute mignonne !
– Et ça, c’est Enzo et Sascha, des amis… Enzo tient un bar vers Brotteaux, je vous le conseille, ses burgers sont à tomber ! »
L’après-midi passa sur des tâches moins physiques et comme Adel était de garde cette nuit-là, il appela son mari sitôt son dîner avalé, paisiblement installé dans un coin de la cour.
« Bonsoir, mon chéri !
– Coucou, Nath ! Ça va ?
– Oui, oui, je viens juste de lancer mon repas, figure-toi.
– Ah bon, si tard ?
– Oui, oui, ben j’ai dormi tard et le temps que je réponde aux mails et tout, la journée est vite passée, en fait… Et toi, ça va ?
– Ouais, ouais, journée tranquille… Les gars te saluent, je leur ai montré des photos, ils étaient contents…
– Juste le mariage, j’espère ?
– Oui, les autres sont bien planquées, t’en fais pas.
– Y a intérêt ! »
Adel gloussa :
« Promis. C’est pour moi tout seul !
– Ouais !
– Et pareil pour toi.
– Tout à fait. »
Adel ne tarda pas à aller dans sa chambre, décidé à bien dormir.
Il se coucha, juste en boxer, car il faisait bien chaud, lut un peu et allait éteindre lorsqu’il ne put s’empêcher de reprendre son téléphone pour aller revoir le contenu du fameux dossier caché. Il sourit. Ils avaient pris ses photos après avoir un peu bu, certes, mais l’intention de base n’était absolument pas érotique.
Adel galérait sur un dessin et Nathanael s’était déshabillé sans souci, simplement pour lui servir de modèle. Adel avait donc fait quelques croquis et demandé à faire quelques photos pour avoir des références. Nathanael n’y avait pas vu de souci. Les positions n’avaient rien d’obscène, au début, mais, amusé et l’alcool aidant, le dessinateur ne s’était pas privé de le chauffer. Adel n’avait pas été long à poser son bloc et son crayon pour venir voir ça de plus près et une bonne partie de jambes en l’air avait suivi. Après quoi, Nathanael l’avait aussi photographié nu parce qu’il n’y avait pas de raison.
Les deux hommes s’étaient juré de garder ces clichés pour eux seuls, pour égayer leurs longues séparations. Et, les revoyant, Adel se sentit très vite durcir et glissa sa main entre ses cuisses pour se soulager avec soin. Bien loin le temps où il n’osait même pas se toucher. Très vite, quand ils étaient devenus amants, Nathanael l’avait déculpabilisé là-dessus. Adel se souvenait encore de ses mots :
« C’est naturel et il ne faut pas que tu en aies honte, tu sais. Au contraire, c’est important que tu le fasses quand tu en as envie. Déjà, c’est bon pour le moral. Ensuite, on ne va pas se voir sur de longues périodes, donc il ne faut pas que tu te forces à ne rien faire sans moi, ça va juste te frustrer et ça, ça n’est pas une bonne idée. La frustration, pour le coup, c’est vraiment pas cool. Et puis, surtout, c’est très important pour toi de prendre le temps d’explorer ton corps, de voir ce qui te plaît, parce que personne ne peut le faire pour toi et que connaître son corps, c’est vraiment très important. »
Alors Adel avait maladroitement commencé, un soir, en OPEX, sentant effectivement qu’il était incapable d’attendre de retrouver son compagnon, des semaines plus tard. Il y avait sans surprise vite pris goût, même si ça ne vaudrait jamais ce qu’il faisait avec Nathanael, mais au moins ne se sentait-il plus ni gêné ni honteux quand il en avait envie.
Comme ce soir-là.
Et il dormit très bien après ça.
Cinq semaines après ses noces, Alex et le reste de sa troupe quittaient une nouvelle fois la France pour le Moyen-Orient.
Le vol se passa sans encombre, l’arrivée dans leur camp de base également et ils eurent donc tout le temps de s’y installer tranquillement. Ils avaient quelques jours pour prendre leurs marques avant d’être possiblement dispatchés ailleurs selon les besoins.
Adel se baladait dans la cour, ayant du temps libre avant le repas du soir. Le cri d’un oiseau de proie passant là attira son regard vers le ciel et, de là, sur le paysage somme toute magnifique qui se présentait à lui.
Ils étaient dans une zone désertique, vallonnée, et les petites montagnes qui se dressaient là étaient vraiment belles à la lumière du soleil baissant.
Pris d’inspiration, Adel alla rapidement chercher sa mallette à dessins, qu’il avait emmenée, sur la prière de Nathanael qui voulait qu’il commence à s’y mettre tout seul. Il avait cherché un peu où se mettre avant de s’asseoir en tailleur, à même le sol, non loin de l’entrée du mess. Rien de prémédité, c’était juste que cet angle de vue lui plaisait particulièrement.
Il commençait à avoir de bonnes bases en aquarelle et parvint sans trop se foirer à peindre cette belle montagne dans les tons flamboyants du coucher de soleil. La lumière baissa et quand il fit trop sombre pour qu’il puisse continuer, il rangea son matériel et se dit qu’il avait très faim. Réalisant qu’il était plus tard que prévu, il ne prit pas le temps de retourner ranger la mallette et fila au mess en espérant qu’il restait à manger.
C’était le cas et il coinça l’objet du délit sous son bras pour aller se remplir un plateau. Les personnes présentes le regardaient, intriguées, car, même si lui n’y avait pas fait attention, tout le monde l’avait vu peindre. Gradaille était là aussi, faisait un petit tour pour s’assurer que tout allait bien. Un peu perdu dans ses pensées, Adel vint s’asseoir près de ses adjudants. Rocal, aussi curieux qu’amusé, lui demanda vivement :
« Vous avez peint quoi, Lieutenant ? On peut voir ? »
Adel le regarda, surpris, avant de bredouiller, très gêné :
« Houlà euh non c’est euh… C’est juste des tests que je fais hein, je débute, ça vaut pas le coup…
– Rôh allez ? Faites pas votre timide ! J’suis sûr que c’est très joli ! »
Ça rigolait plus ou moins discrètement autour d’eux, mais Adel rosit, mal à l’aise :
« Non, vraiment… Insiste pas, c’est pas montrable… »
Les supplications n’y firent rien, ce soir-là, Adel refusa de montrer son œuvre.
La mission devait se révéler assez calme, en fin de compte, ce qui les changeait un peu et pour du mieux. Adel eut donc d’autres occasions de sortir ses pinceaux, mais à chaque fois, il le faisait discrètement, dans son coin, et personne ne parvenait à voir ce qu’il faisait.
Mais Rocal était patient et pas le seul à être curieux. Benmani ne l’était pas moins. Ils se mirent donc à surveiller leur supérieur et, à force de patience, parvinrent à le surprendre un après-midi, alors qu’il peignait sagement un vieux chien brun qui faisait la sieste à l’ombre.
Adel sursauta en les entendant l’interpeller et faillit renverser le petit pot d’eau avec lequel il travaillait, mais il ne put, cette fois, cacher sa peinture en refermant le bloc : elle n’était pas sèche.
S’avouant vaincu, il la leur montra donc, persuadé qu’il allait ne recevoir que des moqueries, mais ce ne fut pas le cas.
« Waaaah, vous êtes trop doué ! s’exclama Benmani alors que Rocal hochait la tête avec une moue appréciatrice :
– Ah ouais, c’est chouette !
– Ah euh, vous trouvez ?… demanda Adel, en leur jetant un œil peu sûr.
– Ouais, sérieux !
– J’ai complètement foiré sa patte, là…
– Ah non, je trouve pas… fit Benmani en penchant la tête.
– Ça me choque pas non plus… renchérit Rocal.
– Vraiment ?
– Oui, pis c’est pas ça qui compte… Vous avez bien fait sa tête, on voit bien comme il est tranquille et tout, c’est super ! répondit Benmani.
– C’est vrai, on aurait bien envie d’aller dormir avec lui… Et puis les couleurs sont vraiment jolies… »
Titillés par les deux hommes et quelques autres qui s’étaient approchés en les entendant, Adel céda et leur montra ses autres aquarelles : la montagne au soleil couchant, un olivier, un buisson, un oiseau, quelques cahutes, et aussi ses croquis : véhicules, silhouettes, un épervier…
Il resta très gêné des félicitations qu’il reçut, incapable de croire vraiment lui-même, encore, en son talent. Pourtant, il en avait. Certes, son trait était encore maladroit, comme sa technique à la peinture, mais il y avait de l’idée et surtout, il avait un très bon sens des couleurs et de la lumière.
Ainsi donc, quand il rentra, un après-midi et pas au milieu de la nuit, pour une fois, il commença, bien sûr, par échanger une longue étreinte et un long baiser avec Nathanael, qui lui avait atrocement manqué, mais, ceci fait, sa douche prise, bref, les formalités d’usage accomplies, il le rejoignit au salon avec son bloc à dessin pour lui montrer ce qu’il avait fait pendant son séjour loin à l’est.
Il craignait aussi des moqueries, mais là encore, il n’en fut rien. La seule taquinerie que Nathanael se permit fut celle-ci :
« Rah, mais tu progresses plus vite que moi, je suis jaloux ! »
Assis près de lui sur le canapé, Adel eut un petit rire malgré son embarras.
« C’est super chouette, mon amour…
– Tu trouves… ?
– Ah oui, vraiment…
– Mais j’ai raté, là…
– Ah ben tu fais pas dans la facilité non plus… C’est pas évident, un coucher de soleil…
– Ah ?
– Ben non.
– Ah. »
Nathanael lui sourit, amusé :
« Tu es vraiment doué, et oui, tu fais des erreurs, c’est normal, on en fait tous…
– Je sais pas, ça a l’air plus facile pour toi…
– Oh, j’ai quelques années d’expérience en plus que toi, mon cœur… Je te sortirai de vieux trucs, si tu veux, ça te décomplexera… Tu as très bien rattrapé la bavure, là… Ça donne un effet très sympa, du coup.
– J’ai fait comme j’ai pu…
– Ben tu as bien pu.
– Par contre, j’ai vraiment pas réussi l’arbre, là…
– Oui, t’as mal géré la superposition des couleurs, c’est pas grave, ça s’apprend… »
Nathanael lui sourit encore :
« C’est super technique, l’aquarelle, je te l’avais dit. Franchement, tu t’en sors très bien. »
Adel avait rosi :
« Euh, merci…
– De rien, mon amour. C’est sincère. »
Nathanael tendit le bras pour caresser sa tête avant de se pencher pour l’embrasser :
« T’es doué. T’es vraiment doué. Alors ça fait pas tout, le talent, c’est 90% de boulot. Mais t’es bien parti.
– Tu crois vraiment que je pourrais en faire quelque chose… ? »
Nathanael sourit à nouveau.
L’idée commençait à germer, après des années de travail et de soutien de sa part, dans l’esprit de son homme, que, peut-être, il pouvait sérieusement envisager de devenir artiste.
« Je pense que tu as toutes les cartes en main. Après, tu es le seul à savoir si tu veux ou pas lancer la partie.
– Pour de vrai ? »
Adel avait du mal à s’y faire.
« Pour de vrai. Et je te l’ai dit, je serai là pour te soutenir. Mais je serai là pour te soutenir aussi si tu décides de faire autre chose et de garder juste ça en hobby. »
Nathanael caressa sa tête :
« C’est vrai, si jamais finalement tu voulais devenir éleveur d’escargots, qui serais-je pour t’en empêcher ?
– J’avoue ne pas avoir envisagé cette option… Tu penses qu’on aurait la place dans le jardin ?
– Aucune idée. »
Ils rirent tous deux et Nathanael reprit en regardant cette fois ses croquis :
« Tu arrives aussi très bien à saisir le mouvement, quand tu dessines des gens.
– Je galère pas trop pour ça… Tu avais raison, choper très vite des personnes qui passent, c’est vraiment formateur.
– C’est bien que tu t’y sois mis, c’est une super méthode. Et ton épervier est très beau.
– Je l’aime bien aussi… »
Adel se pencha pour regarder mieux le crayonné :
« Tu sais qu’il a gardé la pose un bon quart d’heure ?
– Sérieux ?
– Oui, j’en suis venu à me demander s’il faisait pas sa star à se laisser mater.
– Va savoir, sourit Nathanael, c’était peut-être un épervier mégalomane… »
Chapitre 91 :
Les mois passaient ainsi et l’idée de ne pas renouveler son engagement pour se lancer dans une vraie carrière artistique commençait à faire son chemin dans l’esprit d’Adel.
La rumeur se répandit dans donc la caserne pendant l’automne. Le colonel avait noté l’info sans s’émouvoir plus que ça. Les officiers étaient plus partagés entre ceux qui souhaitaient à leur collègue de réussir et étaient même parfois curieux de ce qu’il pourrait produire et ceux qui souhaitaient qu’il reste, car c’était tout de même un officier de valeur qui méritait de faire une plus longue carrière.
Florent n’en disait rien, grommelant toujours. Il n’en pensait sûrement pas moins, cela dit, mais il avait intégré le fait de faire le dos rond à la caserne. Adel était perdu pour la cause, tant pis, ce n’était plus son problème.
L’information arriva par contre aux oreilles d’Arnaud, leur plus jeune frère, et également, bien sûr, à celles de leurs père et grand-père, qui le prirent bien moins flegmatiquement.
Suite à ses petits soucis judiciaires, le benjamin de la fratrie avait été envoyé continuer sa formation d’officier à l’autre bout de la France pour se faire oublier quelque temps. Il était revenu dans la région pendant l’été, et, même s’il avait officiellement la consigne de filer droit, il n’avait pas du tout digéré d’avoir été sanctionné pour avoir simplement voulu se débarrasser du sale pervers qui avait souillé leur nom. Ce qu’il avait vécu comme une humiliation encore plus qu’une injustice ne passait pas malgré les années.
Donc, quand il entendit que, non content d’avoir poussé son frère au divorce, puis de l’avoir épousé, le fameux pédé le détournait maintenant de son devoir patriotique en lui faisant quitter l’armée, ça ne fit qu’ajouter à sa colère. Et, quand, un soir au dîner, il entendit son grand-père pester après ce maudit lobby judéo-LGBT qui contrôlait tout au point que même l’État-Major s’aplatisse et accepte qu’il leur vole des officiers, le jeune homme se dit qu’il était plus que temps de donner une bonne leçon au fameux lobby.
Au mois de décembre 2016, Arnaud était de retour à la caserne pour un nouveau stage de quelques mois. Il faisait profil bas, mais tout le monde le tenait à l’œil : ses supérieurs directs, évidemment, Gradaille et Mikkels, bien sûr, mais aussi Florent, conscient de la propension de son jeune frère à faire des conneries et qui espérait de tout cœur qu’il allait se tenir tranquille. Les mois passèrent sans que rien ne se passe. Certes, tout avait été fait pour qu’Arnaud ne se retrouve jamais en présence d’Adel, mais tout allait bien et Florent espéra qu’il s’était inquiété pour rien.
Mais ce n’était pas le cas.
Début février, la troupe habituelle quitta la caserne en début d’après-midi pour gagner l’aéroport, pour une nouvelle mission, en Afrique, cette fois, suite à un appel en urgence de leurs collègues anglais.
Adel et les autres attendaient sagement l’embarquement quand Gradaille arriva droit sur lui, visiblement chafouin, suivi d’un Mikkels anormalement grave.
« Adel, on a une urgence, il faut qu’on retourne à Lyon, je vous explique en route. »
Très surpris, Adel hocha néanmoins la tête en se levant :
« À vos ordres, mon colonel. »
Gradaille appela ensuite Florent. Le lieutenant, intrigué, les rejoignit alors que d’autres tendaient l’oreille, plus ou moins inquiets ou étonnés.
« Mon colonel ?
– Votre frère et moi devons retourner régler quelque chose en ville et je ne sais pas combien de temps ça va nous prendre. Je vous laisse gérer avec le commandant. Si nous ne sommes pas revenus à l’heure du départ, vous embarquez sans nous et on vous rejoindra le plus vite possible. »
Vraiment surpris, Florent jeta un œil suspicieux à Adel, qui haussa les épaules en signe d’ignorance, avant de hocher la tête :
« À vos ordres. »
Adel suivit donc son supérieur, tout d’abord sans rien dire, dans les couloirs du grand aéroport. Les véhicules qui les avaient emmenés étant repartis, le colonel appela un taxi. Les deux hommes y montèrent et Adel fronça les sourcils quand il entendit où ils allaient exactement :
« Commissariat central de Lyon.
– D’accord ! »
Très inquiet cette fois, Adel avait froncé les sourcils et demanda enfin :
« Euh, je peux savoir ce qui se passe, mon colonel ?
– Votre petit frère vient de flinguer sa carrière. »
Adel sursauta :
« Pardon ? … Arnaud ?
– Vous avez passé la nuit sur Lyon, je me trompe ?
– Euh, non… Non non, nous avons dormi chez des amis, oui, quel rapport ? »
Gradaille soupira, plus agacé que vraiment furieux :
« Votre frère a déserté pour aller agresser votre mari. »
Adel pâlit :
« Pardon ?!
– Il va bien, ne vous en faites pas, le rassura immédiatement son supérieur. On m’avait signalé que votre frère avait un comportement suspect ce matin, du coup, j’avais ordonné à Ozmour de le tenir à l’œil. C’est lui qui m’a appelé, il est au commissariat aussi. Je n’en sais pas beaucoup plus, à part qu’il n’y a pas eu de blessé grave. »
Adel hocha lentement la tête, tout de même très alarmé. Ils avaient passé la soirée à l’Arc en Ciel pour fêter l’anniversaire de Lou et avaient donc dormi sur place, dans l’appartement d’Enzo et Sascha. Lui était parti de bonne heure pour rejoindre la caserne, mais Nathanael devait y rester la matinée, désireux de profiter du fait qu’il était en ville avec Lou pour passer régler des choses à l’association.
Adel se souvenait l’avoir dit à Rocal… Arnaud l’avait-il entendu ? Il ne pouvait pas avoir oublié ce bar… Qu’est-ce qui était passé dans la tête de ce jeune idiot !
Le chauffeur fit au plus vite et les laissa devant le grand bâtiment. Gradaille le paya et rappela le sergent Ozmour.
Ce dernier répondit et leur indiqua dans quel service il se trouvait et Adel eut un sourire quand son supérieur lui annonça que l’affaire avait été prise en main par des policiers qui, apparemment, connaissaient déjà son frère et son mari.
« Ça vous dit quelque chose ? demanda Gradaille et Adel hocha la tête :
– Je crois que oui et si je ne me trompe pas, nous allons être avec des personnes tout à fait compétentes.
– Ah, bonne nouvelle. »
Adel ne se trompait pas : ils se retrouvèrent dans les locaux de l’équipe du commissaire Coreyban.
Le sergent Ozmour, un grand gaillard plutôt large, et ce n’était pas de la graisse, qui attendait, assis sur un banc, se leva et se mit au garde à vous en les voyant arriver, ce qui attira immédiatement l’attention des policiers alentour.
« Repos, Sergent.
– Merci d’être venu, mon colonel. Bonjour, Lieutenant. »
Adel reconnut le Russe et le blond. Le premier n’était pas loin, avec un petit Eurasien, et le second avait passé sa tête hors d’un bureau en entendant le sergent.
Le reste du corps suivit rapidement et il les rejoignit pour demander au sergent :
« Ça y est, votre supérieur est là ?
– Oui, Commandant. Je vous présente le colonel Gradaille. C’est sur ses ordres que j’ai suivi l’aspirant De Larose-Croix.
– D’accord…
– Mon colonel, je vous présente le commandant Perdreau, qui est l’une des personnes qui est venue interpeller l’aspirant De Larose-Croix. »
Gradaille hocha la tête et salua aimablement le blond :
« Mes respects, Commandant.
– De même, Colonel. Merci beaucoup d’être venu, on a cru comprendre que vous aviez un peu d’autres chats à fouetter ?
– De fait, mais la troupe peut partir sans nous, j’en ai laissé l’ordre. Nous ne sommes donc pas pressés et je tiens vraiment à mettre les choses au clair avant de partir. »
Perdreau hocha la tête à son tour et il regarda Adel, aimable :
« Merci d’être venu aussi.
– Je vous en prie… Euh… Où est Nathanael, si je puis me permettre… ? »
Le blond sourit :
« Il est en train de faire sa déposition. Il va bien, ne vous en faites pas. Il a pu compter sur deux anges gardiens plutôt costauds… »
Adel fronça un sourcil.
Perdreau ajouta :
« Venez dans mon bureau, je vais vous expliquer tout ça. »
Avant de se tourner vers le Russe qui avait suivi ça de loin :
« Tu peux prévenir le chef et tu nous tiens au jus pour la suite ?
– OK. »
Adel prit sur lui malgré son inquiétude et suivit le commandant et son colonel jusqu’au bureau du premier. Le sergent ne se joignit pas à eux.
Une fois qu’ils furent tous assis, le policier commença par vérifier leurs identités pour le principe, avant de leur exposer les faits.
Arnaud avait vraiment fait le mur après le déjeuner, profitant qu’il était censé être d’inventaire dans les grands entrepôts de la caserne. Il espérait probablement avoir le temps de commettre son forfait sans qu’on remarque son absence, en faisant pression sur d’autres pour qu’ils le couvrent. Ozmour avait d’ailleurs perdu sa trace à ce moment, lui permettant de filer. Mais il n’avait pas eu trop de mal à la retrouver, car les personnes menacées n’avaient pas trop traîné à lui avouer la chose, surtout quand il avait dit que c’était le colonel qui l’avait chargé de surveiller le jeune homme.
Ce dernier avait eu le temps d’arriver au bar, juste comme Nathanael en sortait pour aller à son association. Attendant Lou qui était encore à l’intérieur, le dessinateur n’avait eu que le temps de s’allumer une cigarette qu’Arnaud s’était jeté sur lui.
Pris par surprise, Nathanael n’avait pas pu esquiver aussi bien qu’il l’aurait pu, mais le cri que Lou avait alerté, à l’intérieur, Sascha qui était en congé ce jour-là. Et le moins qu’on pouvait dire était que, pour tout frêle qu’il paraisse, le grand Russe avait de très beaux restes de son service militaire à Moscou. Il avait étalé en deux coups Arnaud qui avait sorti son couteau militaire, alors même qu’Ozmour arrivait en courant.
Les deux hommes n’avaient eu aucun mal à maîtriser le jeune agresseur alors que Lou s’était précipité vers Nathanael. Ce dernier était un peu choqué, mais il retrouva vite ses esprits. Arnaud, lui, était furieux et ordonnait en vain à Ozmour de le lâcher et de l’aider à se défendre contre les tarlouzes qui l’avaient agressé.
Ozmour n’avait pas cédé et l’avait fermement gardé à l’œil le temps que Sascha n’appelle la police et, comme le médecin légiste n’était pas n’importe qui, il n’avait eu aucun mal à obtenir de son ami le commandant Vadik, le subordonné, lui aussi russe, du commissaire Coreyban, qu’il s’en mêle. Anastasy Vadik se souvenait très bien du jeune militaire, de son frère, du compagnon de ce dernier et de leur brouille. Il se fit donc un devoir de prendre de fait les choses en main, d’autant plus facilement que le dossier précédent était chez eux.
Lou avait dû filer dans l’intervalle, mais non sans avoir fait jurer à ses amis de la tenir informée de la suite et de ne pas hésiter s’il y avait besoin qu’elle les rejoigne.
« Votre frère prétend que c’est votre mari qui l’a appelé pour le forcer à venir et qui l’a agressé, qu’il n’a fait que se défendre. Aucune trace de ça sur aucun de leurs portables, mais il prétend aussi qu’il a dû effacer les traces et que Nathanael a dû faire pareil.
– C’est ridicule. » dit enfin Gradaille.
Perdreau hocha la tête.
« Oui, on n’efface pas les traces d’un appel comme ça… Un texto, on aurait pu avoir un doute, mais pas un appel. Dans tous les cas, on pourra vérifier auprès des opérateurs. Par contre, Colonel, ce que je voudrais que vous me confirmiez, c’est si le sergent Ozmour était bien affecté à la surveillance de ce garçon sur votre ordre ?
– Oui.
– Depuis quand et pourquoi ?
– En fin de matinée, après qu’il m’ait été rapporté qu’Arnaud de Larose-Croix avait essayé de se procurer une arme à feu auprès de notre responsable de l’équipement, soi-disant pour s’entraîner. »
Adel pâlit à ces mots :
« … Quoi ? »
Gradaille soupira :
« Bien sûr, il n’y est pas arrivé, mais j’ai été prévenu aussitôt et comme nous étions sur le départ, j’ai prévenu la personne qui allait gérer la caserne en mon absence et aussi chargé le sergent Ozmour de garder notre jeune ami à l’œil. »
Perdreau opina du chef :
« C’est ce qu’il a fait, mais notre jeune ami est parvenu à filer dans son dos, il a mis un petit moment à le retrouver, c’est pour ça qu’il est arrivé pendant l’altercation. »
Adel soupira et secoua la tête, profondément choqué par l’idée que son propre frère, même s’il le savait rageux et violent, ait vrillé au point de tenter de tuer Nathanael.
« Votre mari a, du coup, activé la plainte concernant les faits de l’autre fois, vous vous en doutez, lui dit Perdreau, et va donc le poursuivre aussi pour l’agression de tout à l’heure. Votre frère a été pris en flagrant délit, devant plusieurs témoins, y compris deux passants que nous interrogerons dès que possible, comme votre amie Lou Nelaront. Concernant les sanctions militaires, vous verrez, hein, Colonel, c’est pas notre affaire. De notre point de vue, il y a eu tentative d’homicide, on verra si le procureur nous suit. Si votre frère avait été désarmé, on aurait pu lui laisser le bénéfice du doute, mais il avait une lame militaire de 15 cm et il a vraiment essayé de s’en servir. »
Adel eut un geste d’impuissance :
« Je sais pas quoi vous dire… Je savais que mon frère n’était pas le plus futé de la fratrie, de là à ce qu’il se conduise aussi stupidement… Ça me désole… Heureusement que personne n’a été blessé…
– C’est heureux, effectivement, approuva le colonel. Je vous laisse la main là-dessus, Commandant. J’imagine que notre jeune ami va rester en garde à vue ?
– Oui, et vu les faits et son agressivité notoire, la préventive derrière n’est pas à exclure. »
Adel pensa que sa mère allait être anéantie. Son père et son grand-père, furieux, mais pour elle, ça allait être très dur.
Et quand son grand-oncle, le chef de famille, allait apprendre ça, ça allait décoiffer aussi…
Il se secoua, ce n’était plus ses affaires.
Laissant le colonel seul avec Perdreau pour qu’il puisse faire sa déposition plus officiellement, Adel ressortit dans le couloir. Il passa ses mains dans ses cheveux et sursauta en entendant la voix de Nathanael derrière lui :
« Adel ? Qu’est-ce que tu fais là ? »
Il se tourna et sourit à son mari qui lui souriait aussi, heureusement surpris de le voir.
« Euh, Ozmour a prévenu le colonel et on est venu voir…
– Ah, ton colonel est là ? Il faut que je le remercie !
– Il fait sa déposition… »
Adel, infiniment soulagé de le voir, vint le serrer dans ses bras, indifférent aux regards surpris ou amusés des autres personnes présentes.
« Tu n’as rien… ? J’ai eu peur… »
Nathanael sourit plus largement et répondit à l’étreinte avec bonheur.
Un peu de bonus de chéri, ça ne se refuse pas.
« Oui, oui, ça va. Ton frangin a une bonne droite, mais il a mal visé, ça va. Sascha m’a ausculté, mais c’était pour le principe… Il a aussi ausculté ton frère, lui par contre, il a une dent cassée, je crois… Il a une sacrée droite aussi, Sascha… »
Adel nota l’info alors que Nathanael frottait son dos :
« Ça va, tu vas pouvoir partir tranquille. »
Sascha les rejoignit avec l’autre Russe. Adel lâcha Nathanael et les remercia aussi.
« C’est rien, lui dit Sascha. Je suis content d’avoir été là, Nathy s’en serait moins bien sorti sans moi…
– Ça, tu peux le dire, opina le susnommé.
– Je ne savais pas que tu te battais si bien, remarqua Adel et les deux Russes gloussèrent.
– Un an à suer sous le drapeau, j’ai gardé quelques réflexes.
– Ouais, et pourtant ça nous rajeunit pas ! » ajouta Vadik.
Pendant ce temps, le commissaire Coreyban avait fini d’interroger Arnaud et vint voir où ils en étaient par-là. Il salua Adel et ce fut tout ce qu’il eut le temps de faire avant que Perdreau ne sorte de son bureau avec Gradaille.
Le commandant présenta les deux hommes qui se saluèrent respectueusement, même si la différence de taille entre eux était plus que notable.
« Je vous laisse la garde de ce jeune écervelé, je vais prévenir ma hiérarchie, ils verront ce qu’ils en font, dit Gradaille.
– Pas de souci, on gère, ne vous en faites pas. Je crois savoir que vous devez vous envoler plus loin, en plus ?
– Oui, on est attendu par nos alliés britanniques et c’est plutôt urgent.
– Dans ce cas, encore merci d’être venus, dit encore le commissaire en le regardant, ainsi qu’Adel.
– De rien, c’est normal… »
Ils furent interrompus dans ce cordial échange par Arnaud qui les vit alors que deux hommes l’escortaient pour le ramener en cellule. Vigilants, même si le jeune homme était menotté, ceux-ci l’empêchèrent de se précipiter vers Nathanael et Adel alors qu’il se mettait à crier avec véhémence et sans grande cohérence après les pédés qui avaient monté un complot pour le perdre et les policiers corrompus qui les soutenaient.
Adel se surprit à ne pas se mettre en colère, tant il était au contraire complètement navré de voir à quel point son frère ne vivait plus dans le monde réel.
Gradaille eut une moue blasée en secouant la tête quand le garçon s’en prit à lui :
« … Et vous, vous regretterez de vous être vendu aux Juifs !… Les vrais soldats français finiront bien par nettoyer l’armée des traîtres comme vous !
– Hm hm. On verra ça, mais en attendant, on va se passer de vous dans tous les cas.
– C’est ça ! Dans vos rêves ! Mon grand-père a qu’un coup de fil à passer et c’est pas votre youpin qui l’empêchera de faire éclater la vérité !! »
André de Larose-Croix essaya peut-être d’user de ses contacts pour aider son petit-fils, mais si ce fut le cas, il n’y parvint pas, car les faits, trop graves et indéniables, avaient effectivement déclenché la colère de l’autre Adel, le chef de famille, pour qui il était impossible qu’un déserteur ne soit pas immédiatement et sans appel chassé de l’armée. Aucun complot judéo-LGBT là-dedans, juste un vieux général très à cheval sur les devoirs de ceux qui se voulaient de vrais soldats.
Chapitre 92 : [Attention – Mentions de viols et tortures]
Le réseau familial des De Larose-Croix ne put sauver la carrière militaire d’Arnaud, mais, allié à la complaisance bien réelle de certains magistrats lyonnais envers les troublions d’extrême droite, elle parvint quand même à atténuer l’affaire. Le jeune homme échappa à la préventive contre un bracelet électronique, mais pire encore, la tentative d’homicide ne fut pas retenue. Ne resta donc que l’agression en tant que telle. Et encore, il y avait fort à parier que, comme cette dernière n’avait finalement pas eu de conséquences, Nathanael n’ayant pas été blessé, la plainte aurait pu être classée tout court et que ça n’avait pas été le cas que parce que l’association de Nathanael s’était portée partie civile avec ce que ça impliquait de publicité autour de l’affaire.
Adel était à l’étranger, en OPEX, lors du procès, plus d’un an après les faits, en avril 2018. Arnaud s’était, sans doute contraint et forcé, tenu tranquille dans l’intervalle. Le juge suivit la plaidoirie de son avocat qui plaidait la clémence pour un jeune homme conscient de ses erreurs et désireux de se racheter et ne le condamna donc qu’à six mois de réclusion avec sursis.
Pas dupe du tout, Nathanael fit appel. La lenteur de la justice remettait à longtemps le dénouement de cette histoire.
Adel savait que son grand-oncle veillait et ça suffisait à le rassurer, ça allait encore forcer le jeune excité à se tenir tranquille.
Le lieutenant et son binoclard préféré continuèrent donc leur route amoureusement et Adel officialisa sa reconversion en ne renouvelant pas son engagement.
Tout allait bien. Nathanael regardait son mari, heureux et fier de ce qu’il était devenu, un homme qui, certes, traînait encore pas mal de casseroles, mais qui avançait pour s’en libérer. Il s’était mis au dessin plus sérieusement et commençait même à faire des petites BD humoristiques, surtout sur des petits évènements de la caserne, qui faisaient bien rire ses collègues quand ils tombaient dessus.
Bref, Adel, persuadé lors de leur rencontre que tout le monde ne pouvait pas devenir le papillon qu’il voulait, était bien parvenu à se tisser un cocon pour en sortir flamboyant et prêt à s’envoler.
Tout allait bien.
Un jour de septembre, en rentrant après trois jours de garde, Adel eut la surprise de découvrir un chat noir sur le canapé. Il resta à regarder l’animal, dubitatif, autant que le chat, d’ailleurs, qui leva le nez vers lui.
Nathanael, qui sortit de son bureau, lui sourit :
« Bienvenue chez toi, mon amour !
– Euh, merci…
– Ça a été, ta garde ? »
Nathanael le rejoignit, ils s’enlacèrent et échangèrent un baiser. Puis, Adel, tout en le gardant dans ses bras, câlin, demanda :
« On a un chat, nous, maintenant ?
– Une chatte. Et apparemment, oui.
– “ Apparemment ” ?
– Oui, elle a l’air d’avoir décidé qu’elle se sentait bien ici… Il semblerait qu’elle ait été abandonnée par la famille qui habitait au bout de la rue quand ils ont déménagé il y a quinze jours.
– Oh ? C’est pas cool, ça.
– Pas cool de tout.
– Et du coup, elle a frappé à la porte et tu as dit OK ?
– Même pas, c’est encore plus drôle que ça : je l’ai trouvée sur le lit en allant me coucher avant-hier… J’avais laissé les portes ouvertes sur le jardin, elle a dû se faufiler.
– Pas gênée !
– Pas du tout. »
Nathanael l’embrassa encore :
« Tu n’aimes pas les chats ?
– Oh, si si, pas de problème… On va essayer de s’entendre… »
Baptisé Squatteuse et rapidement surnommé Squat, le petit félin était très social et très câlin. Adel ne fut pas difficile à séduire, cela dit. Aussitôt sa douche prise et alors qu’il s’installait sur le canapé pour regarder un peu la télé, laissant Nathanael bosser, il vit leur nouvelle invitée venir vers lui, curieuse, et reculer la tête pour flairer sa main quand il la leva pour la caresser. Diplomate, il stoppa son mouvement pour la laisser faire jusqu’à ce qu’elle ne s’y frotte. Prenant ça pour un feu vert, Adel caressa la petite tête noire :
« Salut.
– Maou ?
– Alors comme ça, on est toute seule et toute désespérée ?… »
Squat se frotta plus fort en se mettant à ronronner et lorsque Nathanael sortit de son antre, un moment plus tard, il sourit en voyant Adel qui caressait d’une main la minette couchée contre sa cuisse et toute ronronnante. Adel le regarda, intrigué, prendre son portable pour les photographier. Amusé, Adel sourit aussi :
« Qu’est-ce qu’il y a ?
– Rien, vous êtes tout mignons tous les deux… »
La petite bête s’installa donc là et ses deux papas s’y firent très bien, même s’ils découvrirent au bout de quelques semaines que leur nouvelle protégée attendait un heureux évènement. Ce que confirma le vétérinaire local, consulté rapidement.
Lorsqu’Adel partit pour sa dernière OPEX, en octobre, il pensa qu’il y aurait des petits chatons qui couraient partout à son retour et il fit promettre à Nathanael de lui envoyer des photos.
Adel et ses hommes s’installèrent dans une base jouxtant un petit village paisible, aux portes du désert. La zone était pacifiée. La population locale les aimait bien et lui se disait que pour finir, c’était bien, une mission tranquille.
En se baladant, un matin, au marché local avec Rocal, il avisa le forgeron-orfèvre du lieu qui négociait avec d’autres de ses gars des bijoux en or. L’homme était honnête et les soldats ne voulaient pas spécialement l’arnaquer. Intrigué, Adel regarda mieux le travail de l’artisan et lui passa commande : deux gourmettes pour ses enfants. Il récupéra les objets le surlendemain et, ravi de la finesse avec laquelle l’artisan avait gravé les inscriptions demandées sur le métal, il lui vint à l’esprit de lui passer une autre commande. L’homme fut enthousiaste lorsqu’Adel lui raconta la vieille légende et l’exécuta avec le même talent. Adel découvrit avec une sincère admiration le résultat : deux anneaux en or sur lesquels étaient gravés avec soin : « Cela aussi passera. ».
Il reçut les photos promises et appela Nathanael en s’en servant de prétexte. Son époux ne fut pas dupe, mais se fit un devoir de répondre et de rassurer son soldat sur la santé de la maman et de ses cinq petits. Tout le monde allait bien, lui aussi, les copains-copines et tout le monde aussi, promis.
Adel était d’excellente humeur, le lendemain. La journée commença bien, continua bien et les cris d’alerte prirent tout le monde à froid alors que le soleil baissait.
Adel se précipita au poste de guet, prit les jumelles qu’on lui tendait et ne put que jurer en constatant lui-même qu’une troupe nombreuse arrivait et que, vu la direction dont elle venait, sans annonce, elle ne pouvait être qu’ennemie. Elle était encore loin, mais elle avançait rapidement.
« Il a toujours pas compris qu’on en avait raz le cul de ses conneries, celui-là… » grogna Rocal, qui était près de lui.
Adel inspira, sombre, alors que son cerveau analysait la situation à toute vitesse : ils étaient isolés, trop loin de leurs alliés pour pouvoir les appeler à l’aide, trop peu nombreux pour pouvoir repousser cette attaque, sans réel camp fortifié pour s’y enfermer en attendant du secours.
Il ordonna donc sans attendre qu’on sonne l’alarme et que les civils fuient immédiatement avec tout ce qu’ils pouvaient, pendant que lui et ses soldats allaient se positionner pour retenir l’assaut aussi longtemps que faire se pouvait.
Adel n’était pas du genre à se cacher derrière ses troupes et ses dernières n’étaient pas des bleus. Leurs ennemis s’attendaient peut-être à une victoire facile, voire à une reddition immédiate et si c’était le cas, ils déchantèrent vite, car les Français leur opposèrent une résistance farouche. Bien organisés, bien dirigés, ils tinrent leurs positions sans faillir aussi longtemps qu’il le fallut.
Les habitants du village partis, Adel ordonna ensuite à ses hommes de se replier pour s’enfuir également, parfaitement conscient du fait qu’ils ne pouvaient pas être victorieux dans ces conditions. Lui-même refusa cependant de partir en tête, malgré l’insistance de Rocal qui soupira avec humeur :
« OK, filez, on les retient. »
Adel ne tenta même pas de le dissuader, pas plus que Benmani quand il se joignit à eux. Ils se placèrent aux deux mitrailleuses lourdes qui restaient et ouvrirent le feu sans pitié sur les assaillants qui arrivaient à leur portée. Combien en eurent-ils, ils ne le sauraient jamais. Ce qu’ils surent par contre, c’est qu’ils épuisèrent leur stock de munitions et que ceci fait, il ne leur resta que leurs armes de poing et leur courage pour continuer. Ils savaient qu’ils étaient cernés. Ils savaient que c’était impossible qu’ils s’en sortent. Mais chaque seconde gagnée pour les civils, pour le reste de la troupe, était une victoire pour eux.
Ils tentèrent une percée pour atteindre leur entrepôt de munitions, décidés à le faire sauter pour ne pas que leurs ennemis le pillent. Ils n’y parvinrent pas. Ils se firent capturer et traîner jusqu’à celui qui dirigeait cette attaque, qui avait ordonné qu’on les lui amène, car il jugeait que leur bravoure méritait une mort digne.
On peut être un fanatique et avoir un certain sens de l’honneur.
Ce grand homme regarda avec un calme qui détonnait au milieu de ses propres troupes bien plus agitées les trois prisonniers qu’on venait de jeter à ses pieds. On leur avait bien évidemment lié les mains dans le dos, non sans mal, d’ailleurs, mais Adel, comme Rocal et Benmani, se redressèrent pour s’agenouiller et le toiser sans peur.
L’homme déclara alors avec morgue :
« Mourir pour sauver des gradés qui ont fui comme des lâches, quel dommage. »
Les trois hommes éclatèrent de rire, les laissant surpris. À la décharge de leurs ennemis, aucun d’entre eux n’était en uniforme strict et, en treillis et T-shirt, enfin ce qu’il en restait, surtout des T-shirts, leurs grades n’étaient pas si aisément visibles.
« Ouais, t’as pas tort, répondit alors Adel. Mourir pour sauver des lâches, j’aurais pas aimé. Mourir pour sauver mes gars, par contre, ça me va.
– Vu comme t’es propre, toi, on sait où tu te places… » ajouta Rocal, ce qui lui valut de se prendre un coup de crosse dans le dos d’un homme très nerveux qui le braqua aussitôt, mais son chef le retint d’un geste de faire feu.
Il avait compris qu’il avait à faire à des officiers qui lui apparaissaient soudain bien plus intéressants à garder en vie et ramener à son propre chef, leur Grand Guide béni du Ciel.
Ce qu’il fit donc.
Jetés dans un camion, attachés mieux, non sans mal, encore une fois, et les yeux bandés, les prisonniers ne surent ni où ni exactement en combien de temps on les emmenait. On veilla à ce qu’ils boivent un peu, mais ce fut tout et lorsqu’on les sortit de là, ils découvrirent qu’ils étaient dans un grand camp fortifié. Amenés sans grande délicatesse dans le bâtiment central, une espèce de bunker, ils y découvrirent une salle étrange, avec une estrade sur laquelle se trouvait un similitrône et celui qu’ils devinèrent sans mal être le fameux « guide ». Entretemps, ses propres espions avaient fait leur travail, puisque ledit guide savait désormais qui ils étaient.
Sa tentative de les convaincre de parler et de se repentir pour que Dieu leur pardonne tomba dans le vide. Aucun des trois hommes ne desserra les dents. Les menaces, les insultes n’eurent pas plus d’effet. Furieux, le grand guide ordonna qu’on les emmène et leur jura qu’ils parleraient. Ce fut la seule fois où Adel répondit :
« Pari tenu. »
Enfermés dans une prison sordide, les trois prisonniers devaient rapidement perdre toute notion du temps. Les privations, les coups, les séances de torture s’enchaînaient sans trêve, ou juste celles qui étaient nécessaires à leur survie. Et vu les bruits alentour, ils n’étaient d’ailleurs pas les seules personnes détenues ici.
Et pour Adel, très vite, devaient s’ajouter là-dessus les « jeux » sexuels que lui imposèrent plusieurs de ses geôliers. Là aussi, il perdit vite le compte. Comment ses hommes avaient-ils su qu’il était gay, qu’il avait un mari ?… Ça n’avait pas dû être si dur. La « logique » qui les avait conduits à penser que le violer le rendrait plus coopératif lui échappait par contre, mais ils semblaient vraiment persuadés qu’il adorait ça… Sans doute autant qu’ils l’auraient cru pour les pauvres femmes qu’ils avaient l’habitude d’enlever avant que les troupes locales et leurs alliés ne viennent leur expliquer que non, cela dit.
Adel serrait les dents. Accroché à l’image de son mari, au souvenir de son amour, il refusait de lâcher. Il voulait le revoir. Au-delà de tout espoir tangible, Adel refusait de laisser tomber, d’admettre qu’il pouvait mourir ici sans tenir sa promesse de rentrer chez eux.
Les trois hommes étaient attachés, mais pas les mains dans le dos, retenus dans la même cellule, où Rocal et Benmani avaient donc été témoins malgré eux du traitement particulier infligé à leur lieutenant.
C’était donc un jour comme les autres, un soir, si on en croyait la lumière qui baissait à travers l’étroite lucarne, qu’un de ces messieurs entra, comme à leur habitude, visiblement décidé à faire son affaire au lieutenant. Ce dernier s’apprêtait donc à subir ça lorsqu’un éclat métallique avait très brutalement réveillé son cerveau épuisé : le visiteur avait oublié de laisser son couteau dehors, ce qui était la consigne jusque-là respectée : ne pas entrer dans la cellule avec la moindre arme.
Adel avait réagi très vite, trop pour celui qui était passé sans le comprendre du statut de bourreau à celui de victime : le prenant par surprise en se retournant, il était parvenu à passer ses jambes autour de son cou, serrant, empêchant tout appel à l’aide.
« Couteau ! » avait murmuré Adel et ses adjudants avaient compris et réagi aussi vite.
Benmani avait pu se coucher sur ses jambes pour le tenir et Rocal prendre le couteau qu’il planta aussi vite que précisément. L’homme mourut sans comprendre, et eux le lâchèrent aussi silencieusement que possible.
Ils attendirent un peu, mais aucun bruit au-dehors. Les autres gardes n’avaient rien remarqué. Alors, les trois prisonniers avaient échangé un regard :
« On y va. » avait dit Adel et les deux autres avaient hoché la tête sans une hésitation.
Ils n’avaient rien à perdre.
Le couteau avait tranché leurs liens sans trop de mal. Restait à sortir. Ils se préparèrent et au bout d’un moment, tapèrent sur la porte, comme leurs visiteurs en avaient l’habitude, pour qu’un autre vienne ouvrir. Cet autre, ce jour-là, n’eut pas plus le temps de comprendre : deux mains saisirent son bras pour l’entraîner dans la cellule où on lui brisa le cou sans sommation.
Les prisonniers se retrouvaient cette fois avec deux couteaux, une arme de poing chargée et un fusil, lui aussi chargé. Pas de munitions en plus. C’était la fin de la journée, l’heure du repas approchait. Personne ne s’attendait à ce qu’ils tentent quoi que ce soit.
« Qu’on y arrive ou pas, grogna Rocal à qui ils avaient laissé le fusil, ils se souviendront de nous, ces connards ! »
Ils avaient pu se faufiler sans se faire repérer hors de la prison. Mais ils ne connaissaient pas le camp et son organisation générale. Pourtant, à force de se glisser dans les ombres de la nuit tombante, longeant l’enceinte, ils réussirent à voir une porte qui devait donner sur l’extérieur.
Quatre hommes la gardaient, deux étaient assis en train de manger, les autres attendaient leur tour. La porte n’était pas immense ni surplombée d’une tourelle. Sans doute un petit accès peu important.
Ils étaient parvenus à éliminer ces hommes, mais pas sans bruit, et, alors que plus loin, l’alerte avait été donnée depuis la prison, cette fois, Rocal dut faire feu contre d’autres qui accouraient.
Adel ramassa un fusil et fit de même alors que Benmani ouvrait la porte.
La suite devait demeurer très floue dans la mémoire d’Adel.
Il se souviendrait qu’ils avaient couru jusqu’à ce que la rivière les arrête, qu’il s’était tourné vers leurs poursuivants qui arrivaient en se mettant à tirer comme Rocal, en criant à Benmani de sauter, ce qu’il avait fait. Il se souviendrait de la rafale et de Rocal qui s’était effondré avant que lui-même, à court de munitions, ne se fasse capturer à nouveau, rouer de coups et ramener dans le camp, jusqu’au guide qui, contrarié d’avoir été coupé dans son dîner par leur évasion, n’ordonne qu’on lui coupe la jambe pour l’empêcher de fuir à nouveau.
Il se souviendrait qu’on l’avait traîné jusqu’à ce billot, il aurait l’image de cette hache qui se levait.
Et ce serait à jamais la dernière chose dont il se souviendrait.
Le néant qui allait suivre durerait des mois. Jusqu’à un jour, au printemps suivant, où soudain, il allait sortir de cette brume étrange dans laquelle il surnageait, en regardant un petit livre coloré.
L’image d’un papillon brun à lunettes, aux ailes arc-en-ciel.
Adel avait froncé les sourcils en se mettant à trembler.
Relevant la tête, il vit sans comprendre ce décor pourtant familier, ces étagères pleines de livres, cette télévision… Il tourna la tête, totalement perdu.
Un bruit le fit sursauter et il regarda cet homme qui venait d’entrer dans la pièce, face à lui, et qu’il mit un instant à reconnaître :
« … Nath… ? »
Pris de panique, terrorisé, Adel tremblait de plus en plus.
« … Qu’est-ce que je fous là… ? »
Nathanael le rejoignit, le prit dans ses bras, en disant doucement :
« Tout va bien. »
Adel le regarda, sans comprendre pourquoi ça n’allait pas, alors que tout le lui hurlait.
« Nath… ?
– Tu es à la maison. Tu es à l’abri.
– À la maison… ?… Mais j’étais… »
Pas à la maison, justement… Mais où… ?…
« J’étais… »
Les souvenirs revinrent et leurs violences le laissèrent tétanisé un instant. Il ne se rendit pas compte que le petit ivre tombait au sol. Tout fut là d’un coup : l’OPEX, leur capture, ces jours passés dans cette prison, jusqu’à leur tentative d’évasion… Benmani qui tombe dans la rivière, Rocal qu’une rafale abat… Et ensuite…
Adel était pâle comme un mort lorsqu’il regarda sa jambe et comprit.
« … Merde… »
Adel ne vit pas plus à quel point Nathanael retenait ses propres tremblements quand il le regarda, en attente de réponse.
« … Qu’est-ce qui s’est passé… ?… »
Nathanael caressa sa tête et lui expliqua : la contre-attaque, sa libération, les soins, les mois d’hôpital, jusqu’à son retour chez lui en décembre. Adel resta stupéfait d’apprendre qu’on était en mai. Six mois de sa vie, disparus dans un trou noir.
Adel pleura toutes les larmes de son corps, sans savoir si c’était de la tristesse, du soulagement, de l’épuisement. Sans doute un peu de tout ça mélangé.
Mais il était rentré chez lui, il était dans les bras de l’homme qui l’aimait. Et cet homme, comme toujours, avait les mots qu’il fallait.
« Tu es chez toi. Ça va aller. »
Adel ne savait pas. Mais pour le moment, il ne voulait pas savoir. Il voulait juste rester dans ces bras.
Chapitre 93 :
Janvier 2020
L’année 2020 avait commencé dans la bonne humeur, avec leurs amis, et Nathanael et Adel eurent encore une petite semaine pour roucouler avant la reprise des hostilités.
Lorsqu’Adel revint à l’hôpital après les Fêtes, pour reprendre sa rééducation, il découvrit que la psychologue du lieu était de retour de son congé maternité. Mais surtout, il apprit dans la foulée qu’il allait devoir la voir, ce qui l’enthousiasma moyennement.
Son air chafouin attira l’attention de Raphaël, lors de leur séance d’exercices matinale, car le médecin voulait savoir si son patient pouvait reprendre normalement après les vacances ou s’ils devaient y aller mollo, et le convalescent lui avoua rapidement, entre deux flexions :
« Rien, rien, j’ai juste pas envie d’aller voir la psychologue… La secrétaire m’a dit que je la voyais mercredi, après la balnéo, ça me gave…
– Ah, Édith ?… C’est vrai que tu ne la connais pas, elle est partie en congé mat’ en avril… Oh, t’en fais pas… Elle doit le faire pour avoir un dossier sur toi, mais comme tu es déjà suivie par le docteur Scott, elle ne t’embêtera pas plus… Et puis, elle est très gentille.
– Grml.
– T’aimes pas beaucoup les psys, toi, hein.
– J’admets… reconnut Adel en soufflant.
– Mais vraiment, t’en fais pas, elle est adorable.
– Mouais… »
Ils continuèrent et Raphaël finit par dire avec un sourire :
« Ben c’est bien, non seulement t’as réussi à ne pas prendre de poids, mais en plus t’as pas perdu en souplesse ni rien…
– J’ai pas mangé trop de chocolats et j’ai bien fait mes devoirs !
– Je vois ça, félicitations ! »
Le médecin sourit encore et hocha la tête :
« Bien, on va pouvoir maintenir ta date de passage en hospit’ de jour.
– On avait dit février ?
– Ouais.
– Tu me confirmes que ça serait bon ?
– Ben si l’épidémie chinoise nous a pas tous tués d’ici là, ouais. »
Adel rigola, ce qui le fit arrêter ses mouvements un instant.
« Sérieux, tu es inquiet ?
– Un peu… J’avoue qu’on a pas mal d’infos contradictoires, entre le gouvernement qui fait semblant de rien et ce qu’on sait de ce qui se passe…
– Après, on parle de notre gouvernement, hein…
– Ouais, mais bon, là on parle pas de l’épidémie de grippe annuelle, quand même…
– Ah, je suis bien d’accord ! »
L’inquiétude montait en Europe, mais effectivement, les autorités continuaient à prétendre qu’il n’y avait aucun risque. Continuez à bosser, tout va bien.
Pragmatique et attentif sans plus d’anxiété, Adel se tenait au courant de loin, et il se concentra à nouveau sur sa rééducation, content à l’idée de ne plus être hospitalisé à temps plein le mois suivant.
Le mercredi après-midi, après une bonne séance de balnéothérapie qui l’avait bien crevé, Adel rejoignit donc à contrecœur le bureau de la psychologue.
Il attendit un peu, assis dans le couloir, et feuilletait une revue inepte, qui lui apprit des choses inintéressantes sur des gens qu’il ne connaissait pas, quand la porte s’ouvrit enfin. Il reconnut la patiente qui sortait, une vieille dame qui était là pour sa prothèse de hanche. Elle était suivie d’une petite blondinette avec une tresse ébouriffée, qui la salua avec énergie avant de regarder Adel et de demander aimablement :
« Monsieur de Larose-Croix ?
– Oui, bonjour… répondit-il en posant la revue et en se levant en s’appuyant sur sa canne.
– Prenez votre temps, ne vous faites pas mal !
– Ça va, ne vous en faites pas… »
Ils se regardèrent un instant, lui la dominant largement d’une tête, et elle lui tendit la main, tout sourire :
« Édith Martin, enchantée !
– Adel de Larose-Croix.
– Désolée du retard ! Madame Charcot est une grande pipelette, elle voulait absolument me raconter toutes les frasques de tous ses petits-enfants à Noël…
– Elle en a tant que ça ? demanda-t-il, amusé, alors qu’elle lui faisait signe de rentrer.
– Neuf !
– Ah oui, pas mal… »
Le bureau était en désordre, il y avait beaucoup de dossiers posés de partout.
« Asseyez-vous, asseyez-vous !
– Merci…
– Désolée du bazar, je relis tout pour me remettre dans le bain !
– Pas de souci… Mais euh, je suis déjà suivi, donc si vous n’avez pas le temps euh…
– Si si, ne vous inquiétez pas ! »
Résigné, il s’installa et la regarda retenir une pile de papiers qui menaçait de s’écrouler avant de s’asseoir elle-même face à lui.
« De toute façon, je ne vais effectivement pas vous suivre plus que ça, puisque vous voyez déjà quelqu’un, mais il faut quand même que je fasse un point avec vous. Et aussi, gardez en tête que je suis disponible si vous avez besoin pendant votre période ici.
– Hm hm… »
Elle prit une feuille blanche et un stylo, voulut noter quelque chose, s’aperçut que le stylo ne marchait pas, en prit un autre, réussit cette fois à noter son nom, la date, et reprit :
« Alors, on va reprendre tout, simplement… C’est joli, Adel… C’est rare pour un homme.
– Euh, merci…
– Votre âge ?
– J’ai 34 ans.
– Vous étiez militaire, je crois ?
– Oui, j’étais lieutenant dans l’armée de terre.
– Vous avez déjà réfléchi à votre reconversion ?
– Elle était en cours avant tout ça, je vais tenter de devenir illustrateur…
– Oh, vraiment ? C’est super, ça ! s’enthousiasma-t-elle en relevant le nez.
– Ben, on verra… Mon mari pense que je peux percer, mais j’avoue, j’en suis moins sûr que lui… »
Elle fronça un sourcil et leva un index :
« Ah, mais c’est super, de dessiner !… Moi j’adorerais, mais je suis vraiment nulle…
– Mon mari vous dirait que ça s’apprend… Que c’est surtout du boulot.
– Ah, ben ça, je veux bien vous croire. Votre mari, alors, j’y venais ! …
– Ma situation matrimoniale, vous voulez dire ?
– Oui voilà, vous en êtes où par là ?
– Je me suis remarié en mai 2016 avec un auteur-illustrateur, qui s’appelle Nathanael.
– Hm hm, second mariage, donc ?
– Oui.
– Et le premier ? »
Adel grimaça.
« J’ai été marié entre 2003 et 2016 à une femme que m’avaient imposée mes parents, Caroline. Mariage arrangé, je ne la connaissais pas… J’avais 18 ans tout ronds. »
Elle hocha la tête avec compassion et demanda :
« Vous avez des enfants ?
– J’en ai eu deux avec elle… Une fille, Sabine, et un garçon, Bruno. Ils ont 15 ans pour elle et 12 pour lui.
– D’accord… Vous vous entendez bien avec eux ?
– Je m’entendais bien avec eux, oui, mais je ne les ai pas revus depuis des années…
– Ah, vous avez coupé les ponts ?
– Pas moi, mes parents et mon ex-femme. »
Elle le regarda et il ajouta :
« À part un de mes frères, j’ai perdu contact avec tout le monde… Quand… Quand je suis parti, quand j’ai rejoint Nathanael en 2013, ça a été très compliqué.
– Toute votre famille vous a tourné le dos ?
– S’ils s’étaient contentés de ça… soupira-t-il.
– Ah ? le relança-t-elle.
– Oui… Ils ont essayé de faire pression sur ma hiérarchie, de m’accuser d’inceste, mon plus jeune frère a agressé mon mari… D’ailleurs, on attend encore le jugement là-dessus… Il a été relaxé en première instance, mais Nathanael a fait appel… Et on attend toujours.
– Eh ben, effectivement, ça n’a pas dû être facile… »
Il haussa tristement les épaules.
« Et vous ne voyez plus du tout vos enfants, alors ?
– Non, le juge qui a géré mon divorce et aussi la garde est un vieux réac’ qui, en plus, connaît ma famille… Il m’a tout refusé en bloc, il voulait même essayer d’empêcher le divorce, bref, ça n’allait pas vraiment dans mon sens… Après, quand ils ont essayé de porter plainte pour inceste et que ça leur est retombé dessus, il a dû lâcher du lest… Mais comme ça allait tourner en bataille juridique sans fin, j’ai préféré renoncer contre leur parole de nous laisser tranquille. L’idée que mes enfants soient coincés dans cette guéguerre débile, c’était au-dessus de mes forces… J’espère… J’espère que je les reverrai un jour…
– Si vous vous entendiez, il n’y a pas de raison qu’ils ne reviennent pas vers vous quand ils pourront ?
– Aucune idée… Mes parents et leur mère avaient l’air bien décidés à leur retourner la tête contre moi… »
Il y eut un silence. Elle nota et reprit doucement :
« Et donc, vous n’avez plus de contact qu’avec un de vos frères.
– Voilà.
– Vous avec beaucoup de frère et sœur ?
– Trois frères et une sœur… Mon frère aîné, Florent, il bossait avec moi à la caserne, moi, ma sœur Lucie, Stéphane, c’est avec lui que je parle encore, et le dernier, Arnaud.
– Belle fratrie…
– Y avait de l’ambiance, quand les parents n’étaient pas là…
– Et donc, qu’est-ce qui vous a amené chez nous ? »
Adel soupira à nouveau.
« Lors de ma dernière opération, fin 2018, j’ai été fait prisonnier et euh, entre autres joyeusetés, j’ai perdu ma jambe… Je ne m’en souviens pas exactement, mon cerveau a coupé à ce moment-là. J’ai lu les rapports depuis, mais je n’ai aucun souvenir de ma libération ni rien. J’ai passé plusieurs mois en état de choc… J’ai comment dire… J’ai repris conscience en mai 2019. »
Elle le regardait avec compassion et hocha gravement la tête :
« Vous n’avez aucun souvenir de ces mois-là ? »
Il soupira une nouvelle fois avant de denier du chef, avant de répondre :
« De très rares flashs, plus des impressions… Mais rien de précis, vraiment.
– Je vois. Et ensuite ? »
Il haussa les épaules.
« Ensuite, ben, j’ai ratterri comme je pouvais… Avec Nathanael qui m’a porté à bout de bras… ajouta-t-il avec un petit sourire en coin. Et puis j’ai été opéré le 11 juin dernier pour la pose de la prothèse et je suis ici depuis le 13.
– Et ça se passe bien ?
– Oui, oui, très bien. J’avoue que j’appréhendais un peu, mais ça se passe vraiment bien.
– Super ! Et vous êtes donc suivi par une psychiatre ?
– Oui, elle est spécialisée dans les militaires.
– Ah ! Diana Scott ?
– Oui. Vous la connaissez ?
– Oui, oui, vous êtes tombé entre de bonnes mains. »
Il sourit.
« C’est l’impression que j’ai… »
Adel quitta la psychologue un peu plus tard, pressé d’aller se poser un peu avant dîner, et aussi de dîner, d’ailleurs, car la balnéo, ça creuse…
Chapitre 94 :
L’année 2020 commençait ainsi dans une ambiance quelque peu étrange. En gros, il y avait trois catégories de réaction face à la menace pandémique qui se précisait : « on va tous mourir », « c’est qu’une grippette » et « on verra bien ». Nathanael était un peu inquiet, ne sachant que penser de tout ce qu’on lisait et entendait, à savoir approximativement tout, son contraire et le contraire du contraire, à moins que ça ne soit l’inverse. Adel, moins. Ayant frôlé Ebola une fois ou deux, ce dernier était plus flegmatique et se plaçait clairement dans la team « on verra bien ».
Le convalescent acheva comme prévu son hospitalisation complète le 14 février et eut une semaine de repos avant de passer en simple hospitalisation de jour dans la même clinique. Il était content, il marchait de mieux en mieux. Il n’avait plus besoin de béquille lorsqu’il était chez lui, ne la gardait à la clinique que parce que certaines séances d’exercices le fatiguaient beaucoup et au-dehors par sécurité. Il commençait même à tester les prothèses pour la course et ça se présentait bien.
Nathanael tentait d’avancer ses projets, mais l’ambiance globale n’était pas très propice à la création. Entre ça et les tensions avec son éditeur, il séchait un peu et ça ne l’aidait pas vraiment à avancer.
Un après-midi comme ça, après une heure à regarder son storyboard sans pouvoir tracer un trait, il renonça et se dit que quitte à ne pas dessiner, il allait au moins ranger un peu son bureau.
Il alla se faire un thé et revint dans la pièce sans grande énergie pour essayer de ne pas perdre toute sa fin de journée.
Il bâilla et se secoua :
« Allez, courage… »
Comme souvent, beaucoup de papiers s’étaient empilés un peu partout autour de sa table et même dessus. La différence était vraiment notable avec celui d’Adel, à côté, toujours très ordonné. C’était à peine si les stylos n’étaient pas rangés par couleur dans les pots.
Nathanael se mit à l’œuvre en chantonnant avec la musique qui sortait des enceintes de son ordinateur. Administratif à régler, administratif réglé, factures à ranger, notes de projets futurs… Il y avait de quoi faire. Carotte, la petite chatte rousse, vint l’aider et comme le voulait la règle, se fit un devoir de se coucher sur une pile de feuilles, de préférence celle dont Nathanael avait besoin à l’instant T. Mais au moins n’en renversa-t-elle pas, ce qui était déjà ça.
Il se disait qu’il allait se faire une petite pause clope quand il retomba sur des brouillons qui lui arrachèrent un large sourire : les esquisses qu’il avait faites pour une potentielle suite du Petit Papillon.
Il regarda ça en faisant la moue. Il avait complètement zappé ça avec tout ce bazar et visiblement, l’éditrice du petit livre aussi, puisqu’elle ne l’avait pas recontacté, mais après tout… Pourquoi pas ?
Il quitta la pièce avec les feuilles et alla fumer sur sa terrasse pour regarder ça un peu plus sérieusement. C’était un peu confus. Ça se voyait qu’il avait gribouillé ça lors d’une nuit blanche, mais il y avait du potentiel…
En écrasant son mégot, il pensa surtout qu’il fallait qu’il demande à Adel ce qu’il en pensait, puisqu’il était concerné. Hors de question de raconter leur histoire sans son accord.
Il laissa donc les feuilles sur la table du salon et retourna à son rangement.
Il finissait de tout classer lorsqu’il entendit la porte d’entrée, rapidement suivie de la voix de son mari :
« Je suis là !
– Bonsoir, mon cœur ! »
Nathanael sortit de son bureau pour le rejoindre :
« Comment ça va ?
– Bien, bien… Et toi ?…
– Pas d’inspi, alors j’ai fait du rangement. »
Adel gloussa en le prenant dans ses bras. Ils s’embrassèrent et s’étreignirent avec tendresse.
« Eh ben au moins, t’as pas perdu ta journée.
– C’est ce que je me suis dit…
– Et tes fouilles archéologiques ont été fructueuses ?
– J’ai retrouvé une facture EDF de 2018.
– Pas mal.
– J’ai surtout un truc dont je voulais te parler… »
Un peu plus tard, ils étaient à la cuisine, Adel assis à la table, Tigrou sur ses genoux pour sa dose de câlins du soir, regardant les esquisses avec intérêt et aussi un amusement certain par moment, alors que Nathanael commençait à regarder ce qu’il pouvait préparer pour le dîner.
« Alors comme je me sens d’humeur printanière parce qu’il fait beaucoup trop chaud pour un mois de février, que dirais-tu d’une salade ? J’ai trouvé de la mozza et il reste du jambon sec.
– Ça ira très bien… »
Adel le laissa se mettre à laver la salade et se frotta les lèvres en regardant encore les feuilles. Il sourit :
« J’aime bien la tête que tu m’as faite…
– Tant mieux.
– Et Sabine est vraiment mignonne… ajouta l’ancien soldat avec un sourire plus doux, ému.
– Et ton ex ? le relança Nathanael en lui jetant un œil par-dessus son épaule.
– Ah c’est tout elle… Le foulard, le sac à main, la jupe et l’air désagréable… Tu as très bien saisi le personnage ! répondit Adel avec un amusement certain. Du coup, tu voudrais les refaire au propre pour le publier ?
– J’aimerais bien, si tu veux ? »
Adel lui sourit :
« Tu as besoin de mon avis ? »
Nathanael se tourna et lui sourit :
« Ben c’est-à-dire que ça te regarde un peu quand même, non ?
– Ah, tu avais peur que je ne veuille pas que tu parles de nous ?
– Non, pas forcément que tu ne veuilles pas, juste pas comme ça, ou pas certains éléments… »
Adel hocha la tête et regarda à nouveau les esquisses, pensif :
« Non, non, finit-il par dire. Ça ne me gêne pas, c’est plutôt touchant… Et puis il est trop mimi ton petit papillon à lunettes… » ajouta-t-il avec une petite moue attendrie.
Nathanael, qui le regardait, rigola.
« Bon, si j’ai ton imprimatur, je vais voir ça, alors.
– Ça te suffit ou il te faut ma bénédiction urbi et orbi aussi ?
– Non, non, ça ira. »
Ils rirent tous deux.
Le mois de mars débuta bientôt, dans la même ambiance étrange et chaotique. Nathanael prenait soin de ne sortir qu’en heures creuses, le moins possible et fit des provisions, car les rumeurs de confinement se précisaient. D’après Raphaël, qui restait chafouin, ça traînait pour rien et c’était n’importe quoi, tout ça pour ne pas annuler le premier tour des Municipales, car peu de monde était dupe pour les atermoiements gouvernementaux.
Et ça ne loupa pas : le lendemain même des élections, le lundi 16 mars, était annoncé un confinement de 15 jours qui prenait effet dès le lendemain à midi. Ces 15 jours allaient en durer 55.
Toute la clinique entendit le médecin rééducateur hurler et les oreilles de pas mal d’élus parisiens durent siffler un bon coup.
Alors donc que beaucoup trop de citadins quittaient en pagaille leur ville pour aller se mettre au vert, Adel se vit, comme beaucoup de patients, renvoyé chez lui avec des consignes d’exercices strictes et des soins de kiné. Nathanael l’attendait. Il avait prévu le coup, ce qui allait leur permettre de laisser passer la panique globale pour ce qui était de l’approvisionnement et de rester quelques jours tranquilles.
Ce qu’ils firent.
Adel faisait ses exercices avec grand sérieux. Il demeurait toujours moins inquiet que Nathanael, qui prenait régulièrement des nouvelles de ses proches, surtout de ses grands-parents. Mais ces derniers étaient dans une résidence où les visites avaient été très fermement réglementées suffisamment en amont pour que ça aille. Côté amis, ça allait : Lou était en France à ce moment, Clément n’était pas en tournée. Côté collègues, la plupart vivaient ça avec philosophie. Minano disait qu’elle allait en profiter pour rattraper tous ses films et séries en retard.
Adel, pour sa part, ne pouvant pas avoir de nouvelles des siens, car il espérait que ses enfants allaient bien, échangeait tout de même comme il pouvait avec son frère Stéphane. En Inde, la situation était complexe, mais le jeune médecin et sa famille allaient bien. Il raconta à son grand frère que, par contre, leurs parents, enfin, surtout leur mère, avaient tenté de le faire rentrer en France, passant outre son mariage avec une hindoue, tellement elle avait peur pour lui qu’il reste dans ce pays bien moins solide que la France d’un point de vue sanitaire. Les choses n’étaient pas si simples et au contraire, Stéphane ne voulait pas abandonner ses patients et tous ses proches indiens. C’est ce qu’il expliqua à son frère qui comprit très bien et lui souhaita bien de courage pour affronter tout ça en première ligne. Pas besoin de fusil pour cette guerre-là, mais Adel savait bien que ça n’en rendait pas ce front moins violent.
L’ancien soldat et son mari faisaient attention, conscients de ne pas être si mal en France malgré tout, surtout dans des situations professionnelles qui ne les exposaient pas comme certains, sortant le moins possible, gardant leurs distances avec leurs semblables autant que possible, constatant avec un scepticisme certain la pénurie de papier-toilette nationale et bien sûr, se lavant bien les mains quand il fallait.
Si beaucoup de monde semblait un peu perdu de cette mise en pause imprévue du monde, pour toute partielle qu’elle était, ce n’était pas le cas de nos tourtereaux. Habitué à travailler chez lui à des horaires fluctuants, Nathanael n’était pas trop perturbé et Adel avait pris le parti de profiter de ce moment suspendu hors du temps pour profiter de son chéri et se mettre vraiment encore plus sérieusement au dessin. Le quartier, calme de base, était presque plus animé du fait des bruits des enfants jouant dehors, même si chacun chez soi. Ils voyaient d’ailleurs régulièrement leurs voisins par haie interposée.
Il faisait très beau, bien chaud, ils profitaient du jardin, y mangeant souvent. Ils allaient aussi marcher, régulièrement, dans le village, activité très importante pour leur équilibre mental et aussi et surtout la rééducation d’Adel.
La population locale était globalement disciplinée, à part quelques irréductibles, et les gendarmes, qui patrouillaient un peu, n’embêtèrent les deux hommes que le temps de comprendre la nécessité médicale de leurs balades et pourquoi, parfois, elles duraient plus que l’heure réglementaire, car il arrivait qu’Adel doive faire une pause quand la fatigue ou la douleur l’imposaient. Si certains de leurs collègues avaient l’amende facile, comme en témoignaient certains sur les réseaux sociaux, ce n’était pas le cas ici, surtout envers un blessé de guerre.
Sortie de ça, la vie continuait quand même. Nathanael essayait de ne pas abuser des réseaux sociaux, où l’ambiance était compliquée, mais, en tant qu’auteur, il se devait quand même de faire vivre ses pages. Ceci, ajouté à sa conviction qu’il devait aussi soutenir le moral des gens, le poussait tout de même à interagir et à partager régulièrement des dessins, humoristiques autant que possible.
Un matin donc qu’il faisait son petit tour sur Facebook avant de se mettre au boulot, il éclata de rire, faisant sursauter Adel qui était en train de s’installer à côté.
« Houla, qu’est-ce qui se passe ? » demanda avec amusement ce dernier en le regardant.
Nathanael eut du mal à reprendre son calme :
« Ah je crois qu’on a trouvé un sacré champion !
– Explique-toi ?
– Tu te souviens de toutes les théories complotistes depuis le début de ce bordel ?
– Oui, oui… Ça occupe.
– Oui, on va peut-être tous y rester au prochain variant, mais au moins, on aura bien rigolé. Alors, là, on a une théorie platiste.
– Ah, les gens qui croient que la Terre est plate ?
– Voilà. Donc, cette personne nous explique très sérieusement pourquoi nous sommes confinés, puisque donc, on nous ment, il n’y a pas de pandémie, tu sais bien.
– Houlà, voilà qui annonce du lourd… Vas-y ?
– Ben, alors, c’est parce qu’à cause des mouvements de populations, le plateau terrestre, qui donc, est plat, hein, commençait à pencher et que donc, il a fallu enfermer tout le monde pour le rééquilibrer. »
Adel mit quelques secondes à comprendre avant d’éclater de rire aussi.
« Pas mal, hein ? »
Ils riaient tous les deux et Adel hocha la tête :
« Ah oui, y a du niveau ! »
L’humanité est une espèce étrange qui peut rire de tout et même et surtout du pire. Façon d’y survivre, sans doute. Nathanael eut un grand débat là-dessus avec des collègues lors d’un live organisé sur la chaîne Twitch de Gilles, un soir. Les salons auxquels ils devaient tous participer ayant bien sûr disparu dans la tourmente planétaire, faire des lives depuis chez soi pour causer un peu et échanger avec leurs lectorats était une alternative plutôt sympathique. Interpellé par un lecteur grognon sur le chat du live sur un dessin quelque peu grinçant qu’il avait mis en ligne un peu plus tôt suite à une énième déclaration contradictoire du gouvernement, Nathanael ne s’était pas démonté :
« Ah mais vous m’ôterez pas de la tête qu’ils gèrent ça n’importe comment, j’assume. »
La personne répliquant que rire dans une telle situation était déplacé de toute façon, Nathanael eut un sourire et répliqua en chantant :
« ‘’Honte à cet effronté qui peut chanter pendant que Rome brûle !… Elle brûle tout le temps…’’ »
Alors que certains des autres participants au live rigolaient, mais que d’autres avaient froncé les sourcils alors que des « ? » apparaissaient sur le chat, Nathanael eut un petit rire :
« Ben alors, on connaît pas ses classiques… Ah ben c’est du propre…
– Brassens, c’est ça ? le relança Gilles.
– Tout à fait, approuva Nathanael. Je vous cherche un lien, attendez… Voilà, Honte à qui peut chanter, du grand Georges Brassens… ‘’Le feu de la ville éternelle est éternel. / Si Dieu veut l’incendie, il veut les ritournelles. / À qui fera-t-on croir’ que le bon populo,/ Quand il chante quand même, est un parfait salaud ?’’… Bref, oui, oui, vous pouvez compter sur moi pour continuer à raconter des conneries jusqu’à l’apocalypse, y a pas de souci ! »
La fine équipe avait déconnecté vers 23 h 30 et Nathanael ne prit que le temps de se brosser les dents avant de rejoindre son mari qui lisait sagement dans leur lit.
« Je ne t’ai pas entendu hurler, ça s’est bien fini ?
– On a eu quelques rageux et deux complotistes, mais sinon, oui oui, plutôt bonne fin de soirée.
– Désolé de ne pas avoir tenu jusqu’au bout.
– Y a pas de mal, mon cœur. Les copains te saluaient.
– C’est gentil. »
Nathanael vint se blottir contre lui. Adel lâcha son livre d’une main pour passer son bras autour de lui :
« Pas trop chiants, les rageux ?
– Connu pire. J’en ai séché un qui m’a traité de sale socialiste extrémiste.
– Houlà, pas malin, ça.
– Oui, j’ai éclaté de rire et je lui ai répliqué que s’il prenait les socialistes pour des extrémistes, il était pas prêt pour ma vision du monde.
– Ça c’est sûr, graine d’anarchiste.
– Non non, pas graine… »
Adel gloussa et le laissa se redresser pour l’embrasser. Comme le baiser se prolongeait, il sourit et répondit sans le rompre à l’étreinte qui suivit. Alors que les lèvres de Nathanael se perdaient dans son cou, il soupira :
« Eh, t’avais pas dit que tu voulais pas te coucher trop tard…
– J’ai dit ça, moi… ?
– Oui, oui, tu as dit ça…
– Euuuh, joker… ? »
Adel gloussa et s’allongea :
« T’es pas possible.
– On est pas pressé demain, si ?
– Non non, mais bon…
– Après, si t’as pas envie, c’est autre chose ? » demanda plus sérieusement Nathanael en se redressant pour le regarder.
Adel sourit et leva les mains pour caresser son visage :
« Si si, l’argument que je sens contre ma cuisse me paraît très pertinent.
– Ah, ben si ça te va…
– Si tu approfondissais ça ?
– Bien sûr, je peux t’expliquer tout ça plus en profondeur… » répondit Nathanael en se penchant pour l’embrasser encore.
Les bouches s’explorèrent, leurs mains se perdirent et Adel ferma les yeux.
Rien ne vaudrait jamais l’étreinte de ces bras-là.
Chapitre 95 :
Le confinement s’acheva le 11 mai, mais de nombreuses restrictions devaient encore compliquer la vie des gens un moment. Les écoles restaient fermées, les cinémas et les restaurants aussi, les regroupements privés, n’ayant pu être interdits, n’étaient que « déconseillés »… Bref, c’était le bordel.
Adel eut le droit à un rendez-vous en tête à tête à la clinique, un après-midi, fin mai, pour voir la suite de sa rééducation. Il retrouva donc avec plaisir son médecin préféré, avec lequel il avait eu plusieurs appels et une visio pendant tout ce temps. Raphaël était égal à lui-même, bien que crevé. Il n’avait pas donné sa part au chien pendant le confinement pour aider ses collègues.
Comme Adel avait été sage et qu’il avait bien fait ses soins à domicile, Raphaël le félicita et lui dit qu’il pourrait revenir en hospitalisation de jour deux ou trois jours par semaine dès que la structure rouvrirait vraiment, sans doute en juin, espérait-il, ça restait confus.
Adel rentra content, déjà d’avoir revu son ami et ensuite qu’il lui ait confirmé qu’il avait géré.
Il trouva Nathanael en train de fumer dans le jardin, vautré plus qu’assis à une des chaises et l’air particulièrement pensif.
« Eh, ça va, mon cœur ? » s’enquit Adel en approchant, le faisant sursauter.
La braise de la cigarette vola pour atterrir sur sa cuisse et Nathanael n’eut que le temps de la virer d’un revers de main avant qu’elle ne fasse un trou dans son jean. Elle alla s’éteindre sur le sol.
« Oh, désolé…
– Non non pas de souci… Je t’avais pas entendu… »
Adel vint lui faire un petit bisou avant de s’asseoir à côté de lui.
« Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda doucement le vétéran.
– Oh, rien de grave, j’imagine… répondit avec lassitude son binoclard. Prise de tête avec mon éditeur, épisode 2548…
– Ah. Quoi, cette fois ?
– Ah ben tu comprends, ouin ouin c’est la crise ! À cause du covid et des mois où ils ont pas pu vendre autant qu’ils voulaient, parce que les librairies étaient fermées, et qu’apparemment toutes les ventes en ligne ne comptent pas, il faut revoir tout le planning de sorties, alors on repousse et tu sais quoi ? Le tome qu’ils voulaient plus tôt que prévu… Il m’a dit tranquille que finalement, ça les arrange de le sortir plus tard, ils savent même pas quand ! Donc non seulement ils m’ont fait chier pour rien à vouloir l’avancer, mais en plus ils vont me payer plus tard, ils savent pas quand non plus, et comme si ça suffisait pas, il commence à dire qu’ils vont être obligés de moins nous payer pour les prochains projets !
– Ouch.
– C’est pas comme si la plupart d’entre nous vivaient déjà sous le seuil de pauvreté, hein…
– ‘Fectivement…
– Bref, ça m’a gonflé, du coup je lui ai demandé si son boss pouvait pas prendre un peu des millions qu’il a planqués en Suisse pour payer les gens grâce à qui il les a gagnés… »
Adel gloussa.
« … Ça lui a pas plu, tu t’en doutes, et c’est là qu’il a lâché le truc de trop…
– Laisse-moi deviner, que tu devrais aller lécher ses pompes pour le remercier de t’avoir fait l’honneur de te publier ?
– Ouais, presque. Que si j’étais pas content, y avait plein d’autres gars qui n’attendaient que de signer chez eux. »
Adel eut une moue appréciatrice et hocha la tête alors que Nathanael rallumait sa cigarette. Il tira une bouffée, souffla et haussa les épaules :
« Du coup, je lui ai dit que ouais, ouais, ben dans ce cas, il allait aller en recruter de nouveaux, parce que moi, j’allais pas continuer à bosser pour des gens qui savaient pas gérer leur planning et qui me payaient quand ils voulaient. »
Adel hocha à nouveau la tête alors que Nathanael prenait le cendrier posé sur la table pour écraser son mégot.
« Ça me gave…
– Tu peux vraiment faire ça ?
– Rompre le contrat ?… Oui, oui, je peux… Ça va juste être chiant pour les séries en cours, je sais plus trop pour combien de temps ils ont les droits, donc quand je pourrais les continuer de mon côté, mais à part ça, y a pas de problème. Depuis le temps que David et Gilles me tannaient pour que je devienne indé, ils vont être contents.
– C’est vrai, je me souviens comme ils t’avaient fait suer l’autre fois, sourit Adel. C’est pas Gilles qui avait parlé que des potes à lui allaient lancer une maison d’édition qui payerait mieux les auteurs, d’ailleurs ?
– Si si, je crois que c’était pour la fin d’année… C’est un truc à voir quand ça sera là, sinon on fera des crowdfundings, comme David…
– Les campagnes de financement participatif ? Ça a l’air d’être du boulot, mais on aurait la place… »
Nathanael lui sourit :
« Et puis au pire, les éditeurs, y en a d’autres, hein, on cherchera.
– C’est vrai, ils ne sont pas tous à jeter. »
Il y eut un silence et l’ancien soldat soupira :
« On a quand même du bol… Entre ta baraque et ma pension, on est plutôt tranquille…
– Oui, c’est une chance que beaucoup de collègues n’ont pas. »
Nathanael tendit le bras pour caresser sa main :
« C’est gentil de me soutenir là-dessus…
– T’avais peur que je le prenne mal ?
– Ben j’avoue, ça me rend un peu dépendant de ta pension, enfin le temps que ça se lance et en espérant que ça marche… J’ai pris la mouche sur le coup, mais je me suis dit après qu’il aurait mieux valu qu’on puisse en causer tous les deux avant… »
Adel sourit et se pencha pour l’embrasser :
« On en avait déjà parlé, tu savais que j’étais avec toi. Ça vaudra pour les loyers que je ne t’ai jamais payés quand j’ai commencé à habiter ici. »
Ils eurent un petit rire tous les deux.
« C’est cool qu’on soit sur la même longueur d’onde sur les questions d’argent… soupira Nathanael.
– C’est vrai, ne pas se prendre la tête, c’est bien. »
Si Nathanael pouvait hésiter très longtemps à prendre une décision, surtout importante, il fallait lui reconnaître qu’une fois que c’était fait, il n’y avait quasi aucune chance qu’il se ravise. Sauf à lui démontrer avec de nouveaux arguments incontestables qu’il s’était trompé, éventuellement.
Ce ne fut pas le cas cette fois-là. Il avait un peu trop de couleuvres sur l’estomac pour revenir sur son verdict et le responsable éditorial qui attendait qu’il revienne la queue entre les pattes le supplier de continuer avec eux allait vite déchanter en recevant, quelque temps plus tard, une lettre recommandée avec accusé de réception de l’auteur, les informant de sa volonté de rompre leur collaboration, conformément aux conditions de leur contrat, selon lequel il leur devait encore un album avant 2023 et leur laissait l’exploitation des œuvres qu’il avait chez eux jusque 2027, suite à quoi il en récupérerait les droits pour les poursuivre de son côté.
Nathanael reçut rapidement un appel d’un autre responsable, avec lequel, pour le coup, il avait toujours eu de bons rapports, pour tenter de le « raisonner », en vain.
« C’est quand même dommage, après tout ce temps…
– Hm, hm.
– Tu es sûr que tu ne veux pas au moins finir Poussières d’Étoile ? D’après ce que tu me disais, il n’en restait pas d’albums… C’est bête pour tes lecteurs, ils vont devoir attendre…
– Ils attendront. De toute façon, vu le délai, je pourrais sûrement boucler et sortir la fin quasi d’un coup.
– …
– Non, mais franchement, insiste pas.
– Je suis vraiment désolé de tout ça…
– Ben ‘fallait être désolé plus tôt. Sérieux, c’est qui qui a eu la merveilleuse idée de remplacer Guillaume par ce naze ? Guillaume, il était cool, il était réglo, il nous prenait pas de haut, il savait comment on bossait, il essayait toujours d’arranger pour que ça roule au mieux pour vous et pour nous, et là vous le virez pour un marketeux de merde qui pense qu’à la thune, qu’à rogner sur tout, et qui en plus nous insulte quand on lui explique que non, on est pas des citrons juste bons à presser quand ça l’arrange. Y en a marre, à la fin, oh !
– Je sais, c’est depuis qu’on a été racheté, c’est la merde…
– On a vu, merci. Sérieux, ils croient quoi, ces gars ? On est plus à l’époque où y avait qu’eux pour être connu, hein, là on a tout ce qu’il faut en ligne pour faire une carrière indé sans jamais signer le moindre contrat avec eux, aujourd’hui.
– Ça reste chaud, quand même.
– Oui, mais entre être payé des clopinettes pour être publié chez vous et être payé des clopinettes sans vous, dans mon cas, le choix est fait.
– …
– Tu ferais bien de te casser avant de faire un burn-out. T’es autant un citron que nous, pour eux… Et ça me ferait chier que tu te flingues pour ce genre de mecs.
– Rassure-toi, c’est à l’étude… Un peu marre d’être appelé en cata pour rattraper leurs conneries… Bref, ben écoute, on va pas continuer à parler pour rien, hein. Ça a été cool de bosser avec toi, bonne chance pour la suite.
– Toi aussi. »
Quelques jours plus tard, Nathanael annonçait officiellement, sur ses réseaux, sa rupture avec cet éditeur. Il expliqua factuellement ses raisons, que ça concernait cet éditeur spécifiquement, sans qu’il soit fermé à travailler avec d’autres dans de meilleures conditions. S’excusant de l’attente que ça allait impliquer pour ses deux séries phares, il espérait que son lectorat le suive.
Il était un peu anxieux, mais il eut l’agréable surprise de voir la nouvelle très bien accueillie. Son public, à part quelques esprits chagrins, se montra plutôt très enthousiaste à l’idée qu’il puisse être plus libre, promit qu’il attendrait sagement et même, pour certains, se réjouirent des beaux projets qui allaient naître de cette liberté créative inédite.
Soutenu aussi par ses collègues qui relayèrent la nouvelle sur leurs propres réseaux, tout contents qu’il rejoigne enfin leurs rangs pour de vrai, il eut même l’étonnement de gagner en visibilité.
Un peu confus de tout ce soutien imprévu, il commença par faire des petits dessins de remerciements et promit qu’il allait bientôt expliquer plus précisément comment la suite allait se passer.
Pendant qu’Adel reprenait donc sa rééducation à l’hôpital, trois jours par semaine, son dessinateur se renseignait plus en détail sur les moyens à sa disposition pour la suite de sa carrière. Il eut de longues discussions avec David en particulier, qui vivait uniquement ou presque du soutien de sa communauté depuis des années et se montra aussi enthousiaste que de bon conseil.
Nathanael se créa donc un compte sur Tipeee après avoir mûrement réfléchi à ses contreparties et posa le planning des projets à venir avec soin. Finalement, tout ceci était un mal pour un bien. Outre le fait de le libérer de deadlines un peu trop aléatoires et mouvantes, faire une petite pause sur ses deux séries allait avoir le mérite de lui permettre d’y réfléchir sans pression, puisqu’il était à flux tendu sur elles depuis des années.
Bref, tout allait bien et juin arriva. Le beau temps, bien trop chaud, était de la partie et la réouverture des terrasses, au début du mois, fit bien des heureux, à commencer par les restaurateurs et patrons de café. Pas que leur ami Enzo ait vraiment cessé son activité. Comme beaucoup d’autres, il avait rapidement pris le parti de se mettre à la vente de repas à emporter, ce qui lui avait permis de ne pas perdre totalement ses revenus. Mais rouvrir enfin lui fit très plaisir, même seulement sa petite terrasse et pour un nombre de personnes limitées.
Nathanael et Adel avaient autant que possible évité Lyon durant le confinement, mais lorsque, mi-juin, les restaurants eurent enfin le droit de réaccueillir des clients en intérieur, ils se firent un devoir de réserver une table chez leur ami pour le samedi 20.
C’était également le jour du mariage de sa cousine Véronique, mais Adel n’en avait pas grand-chose à faire. Tout ce qui l’intéressait là-dedans était de savoir que son frère Stéphane était revenu en France pour l’occasion avec son épouse indienne et leur petit bout et qu’ils allaient donc pouvoir se voir. Stéphane ne lui avait pas encore donné plus d’infos, il pensait laisser passer le week-end et voir quand ils pouvaient passer dans la semaine. Comme Adel et Nathanael étaient plutôt flexibles niveau agenda, ça ne les gênait pas plus que ça. Adel avait prévenu l’hôpital qui acceptait volontiers, vu les circonstances, de lui laisser une journée si besoin pour voir ce frère si peu présent sous leurs cieux.
C’était un beau samedi, il faisait un temps radieux et Nathanael et Adel furent très heureux de retourner à L’Arc En Ciel. Enzo les accueillit avec non moins de joie et Alexander, qui était de repos, s’installa avec eux à la table pour déjeuner. Enzo laissa la salle à ses serveurs pour se joindre à eux. De toute façon, avec les jauges réglementaires, il n’y avait pas tant de monde.
Les quatre hommes passèrent donc un très bon moment à se raconter comment ils avaient survécu à tout ce bazar. La cuisine du lieu était toujours aussi bonne et aucun d’eux n’avait perdu son sens de l’humour.
Ils avaient fini le repas depuis un moment et traînaient encore à table quand le téléphone d’Adel vibra. Il regarda et fronça les sourcils avant de décrocher rapidement. Alarmés, ses amis se turent immédiatement.
« Oui, allô ?
– Lieutenant de Larose-Croix ? demanda une voix féminine qu’il reconnut sans l’identifier.
– Euh, oui ? répondit-il prudemment.
– Ah ben vous au moins, vous décrochez, ça fait plaisir, soupira-t-elle, aussi soulagée que blasée. Commandante Crépin. Vous vous souvenez de moi ? »
Adel sursauta avant de répondre en fronçant à nouveau les sourcils :
« Oui, je… Oui, oui… Qu’est-ce qui se passe ?
– Est-ce que le nom d’Urbain Rocherain vous dit quelque chose ? »
Adel leva un sourcil :
« C’est un cousin éloigné… Mais qu’est-ce que… »
Deux neurones se percutèrent très violemment dans sa tête, le faisant encore sursauter, puis sans sommation, son visage se ferma. Il serra le poing qui ne tenait pas le téléphone, et, alors qu’Alexander le regardait avec une surprise inquiète et que Nathanael se penchait pour poser sa main sur celle serrée, très inquiet aussi, il cracha entre ses dents, glacial :
« Ne me dites pas que ce sale pervers a osé poser ses pattes sur ma fille ? »
Son interlocutrice sembla pouffer avant de lui répondre :
« Alors non, rassurez-vous, il avait l’air d’avoir envie, mais il n’a pas pu. Votre fille avait gardé ma carte de visite et a réussi à filer me rejoindre ici. »
Adel avait à nouveau sursauté, surpris :
« Pardon ?!
– Du coup, on voulait débriefer tout ça, sauf que sa mère ne répond pas, ça fait une bonne demi-heure qu’on essaye d’appeler… Alors on s’est dit que dans l’urgence, puisque vous restez le père de notre demoiselle avec tous les droits et devoirs que ça implique, on allait voir si vous, vous répondiez.
– C’est pas vrai… souffla Adel en se massant le front. Mais Sabine est près de vous ? Elle va bien ?
– Comme une gamine de 15 ans qui a échappé à une agression sexuelle et a traversé l’agglomération en catastrophe pour se mettre à l’abri. Vous êtes où ?
– Euh, à L’Arc En Ciel, c’est vers Brotteaux…
– Ah, ben vous êtes pas loin, alors. Saluez Enzo pour moi. Et si vous voulez bien venir nous aider à démêler tout ça ? Votre fille n’a pas super envie de rentrer chez sa mère, là.
– Vous êtes toujours au même endroit ?
– Non, je suis à l’autre bout du couloir, à la Criminelle, maintenant. Mais vous connaissez aussi, je crois ? »
Adel eut un sourire en coin rapide :
« On connaît aussi, ouais. On arrive. »
Il raccrocha et inspira un grand coup :
« Putain je vais les tuer…
– Évite, sourit Alexander. J’ai pas envie de faire des heures supp’… »
La vanne du légiste parvint à les faire rire. Nathanael reprit la main de son mari :
« C’était qui ?
– Commandante Crépin, tu te rappelles ? Elle te salue, Enzo.
– La policière qui avait mené l’enquête préliminaire quand tu avais été accusé d’inceste ?
– Bingo.
– Et y a un souci avec ta puce ? »
Adel hocha la tête, sombre :
« Tu sais, aujourd’hui, le mariage de ma cousine ?… Ben apparemment, ils avaient encore invité le vieux cousin pervers et il a dû se dire que comme je n’étais plus là, il avait le droit de tenter sa chance avec ma fille…
– Oh, ça c’est moche, reconnut Alexander alors qu’Enzo grimaçait.
– J’espère que les flics vont le trouver avant moi.
– Ça vaudrait mieux, oui, admit Enzo.
– Mais euh, ça va ? Ta fille va bien ? demanda Nathanael.
– Elle a réussi à filer et à rejoindre les flics avant qu’il arrive à ses fins, apparemment… On va aller vérifier, tu veux bien ?
– Évidemment, crétin ! »
Ils se levèrent, s’excusant de filer ainsi, mais ni Enzo ni Alexander ne s’en offusquèrent, bien sûr.
« Tenez-nous au jus, j’espère que ça va aller.
– Promis ! »
Ils n’étaient pas garés très loin et la circulation était fluide. Adel était plus grave que nerveux, ils arrivèrent rapidement au commissariat. Malgré les années passées, l’ancien soldat se souvenait parfaitement du chemin et il traça à une vitesse que Nathanael peina à suivre.
La jeune policière qui se trouvait à l’accueil de la Criminelle les regarda arriver avec curiosité.
« Pardon, l’interpella sans préambule Adel, je viens de recevoir un appel de la commandante Crépin ?
– Euh oui, votre nom ?
– Adel de Larose-Croix.
– Je la préviens, un instant… »
Nathanael le rejoignit, essoufflé :
« Putain, mais comment tu fais pour courir si vite avec une jambe en moins… »
Adel ne répondit pas et un instant plus tard, la voix de la commandante les appela de devant un bureau, un peu plus loin derrière l’accueil :
« Bonjour bienvenue, on est là ! »
Ils n’eurent que le temps de contourner le comptoir qu’une adolescente en chemisier soyeux et jupe plissée, toujours coiffée avec une coupe au carré et un serre-tête, sortait derrière la policière en criant :
« PAPA ! »
Nathanael eut l’impression qu’Adel s’était téléporté tant il se retrouva en une demi-seconde à la hauteur de la demoiselle pour la serrer dans ses bras.
Crépin les regarda s’étreindre avec un sourire et, désireuse de leur laisser une seconde, elle rejoignit Nathanael pour lui serrer la main :
« C’était vous, le “ on ”, je m’en doutais.
– Bonjour, Commandant.
– Toujours ensemble, alors ?
– Oui, et même mariés.
– Félicitations.
– Merci.
– Et sinon, il lui est arrivé quoi, à votre mari ?… Il me semble qu’il avait ses deux jambes quand je l’ai connu.
– Et ses deux yeux… Des soucis avec un groupe de fanatiques en Afrique.
– Je vois… »
Ils se turent un instant, regardant le père et la fille aussi larmoyants l’un que l’autre.
« ‘Va en falloir pour les séparer, ce coup-ci… pensa tout haut Nathanael.
– Avec un peu de chance, ça ne sera pas nécessaire… lui répondit la policière.
– Ah ?
– Ouais, on va vous expliquer tout ça au calme. »
Chapitre 96 :
[TW Mention d’agression sexueulle sur mineure.]
Adel serrait sa fille à l’étouffer et l’inverse n’était faux que dû à leur différence de gabarit. Et si lui n’avait pas pu retenir ses larmes, elle était en sanglots.
« Papaaaaaa je veux pas rentrer il va me faire du mal je veux rester avec toi… »
Adel renifla et s’écarta pour la regarder.
« … Tu avais juré que tu serais là si j’avais besoin… »
Adel sourit à travers ses larmes :
« Ben je suis là, tu vois…
– Et tu vas pas partir sans moi… ? »
Il la serra à nouveau contre lui :
« Plus jamais, ma chérie, je te le jure… »
Il la regarda et caressa sa joue d’une main tremblante :
« Qu’est-ce que t’as grandi… »
Ces émouvantes retrouvailles furent interrompues par l’arrivée du commissaire Coreyban. Toujours aussi impressionnant, mais toujours aussi paisible, ce dernier eut un sourire et rejoignit la commandante :
« Bon, on a le feu vert du juge, ils vont nous envoyer quelqu’un de la brigade des mineurs, mais tu gardes l’affaire.
– Super ! Merci, Chef !
– De rien. Bonjour euh… Anthème, c’est ça ? »
Nathanael hocha la tête en serrant la main qu’il lui tendait :
« C’est ça. Bonjour, Commissaire.
– Bonjour aussi, Lieute… Oh. »
Le commissaire resta interdit, réalisant à son tour que le père de la demoiselle n’était plus dans son état initial. Adel ne s’en formalisa pas, ne le réalisa peut-être même pas. Il essuya ses yeux avant de tendre la main au grand policier, gardant son autre bras autour de l’adolescence toute tremblante, encore en larmes, blottie contre lui. Elle regardait les trois autres adultes avec inquiétude.
Coreyban serra la main tendue :
« Euh, ça va ?…
– Oui, oui… Vous avez réussi à avoir mon ex-femme ? »
La commandante gloussa alors que son supérieur soupirait :
« Alors, non, du coup, on en a eu marre, j’ai envoyé des gars la chercher, enfin, les chercher, elle et le gars qui a voulu agresser votre fille. »
Adel resta surpris alors que Nathanael gloussait à son tour :
« Ah ben ça va mettre de l’ambiance pour les noces…
– Ah oui, ça oui ça risque… » reconnut Adel, ne sachant visiblement pas s’il devait rire ou pas.
La commandante hocha la tête :
« Allez, entrez dans la salle, on va reprendre tout ça. »
Le commissaire approuva :
« Allez-y, je vous enverrai le collègue de la brigade des mineurs quand il arrivera et je verrai avec les autres quand ils reviendront.
– Merci, Chef. »
Ce n’est qu’en se tournant vers le bureau que les deux civils remarquèrent la jolie rousse qui attendait, appuyée contre le rebord, et se redressa pour les laisser passer.
« Lieutenant Guevel, la présenta la commandante. Installez-vous… »
La pièce n’était probablement pas le bureau de la commandante, puisqu’il n’y avait qu’un bureau avec un ordinateur portable et quelques chaises. Crépin se rassit d’un côté, la rouquine vint s’installer près d’elle, à l’ordinateur, Sabine s’assit tout à droite, face à elle, Adel à côté d’elle, sans lâcher sa main, et Nathanael, qui avait bien remarqué le regard incertain de l’adolescente sur lui, les informa qu’il allait tranquillement attendre de son côté. Adel, qui tenait toujours la main de Sabine, hocha la tête sans plus remarquer le sourire qui passa sur les lèvres de la commandante.
La porte refermée, cette dernière reprit sobrement :
« Bien. Votre fille venait de finir sa déposition quand vous êtes arrivé. Elle hésite à porter plainte, sachant que si elle le fait, ça sera au procureur de décider de la suite. Vous pouvez, vous, porter plainte pour elle, contre son agresseur, si vous voulez. »
Adel la regarda sans comprendre :
« Euh, y a une différence… ?
– Oui, comme elle est mineure, elle peut juste déposer sa plainte et c’est le procureur qui décidera s’il y a poursuites, alors que vous, vous pouvez en lancer directement, des poursuites.
– Ah, d’accord. »
Il y eut un silence.
« C’est subtil, le droit français, hein… remarqua l’ancien soldat.
– Nous en parlez pas… »
Adel hocha la tête.
« Sabine, reprit doucement la commandante, tu veux raconter à ton papa ce qui est arrivé ou tu veux que je lui explique ? »
L’adolescente, qui reniflait encore, encore à moitié en larmes, trembla et dénia vivement du chef. Crépin sourit et hocha la tête à son tour, avant de faire signe à la lieutenante qui tourna l’écran de l’ordinateur vers sa supérieure.
« Alors, je vais reprendre sa déposition, vous direz si vous pouvez confirmer certains points, sur les lieux notamment, commença cette dernière et Adel hocha encore la tête, grave. Votre fille n’a pas pu nous dire exactement à quelle heure les faits ont eu lieu, elle les estime vers 13 h 30, ça colle vu l’heure du ticket de bus qu’elle a utilisé pour venir et les évènements décrits.
« La fête du mariage se déroulait dans le parc du domicile des parents de la mariée, située à quelques rues de celui de votre ex-femme et donc de notre demoiselle. C’était un grand buffet en plein air et, du coup, tout le monde était un peu posé dans le parc sans réelle surveillance des plus jeunes. Votre fille nous a dit qu’elle s’était retrouvée isolée suite à une dispute avec ses cousines, suite à quoi elle est allée à l’intérieur de la maison, dans la bibliothèque, et c’est là que l’agression a eu lieu. »
Adel resserra sa main sur celle de Sabine, qui tremblait et se remit à pleurer.
« … Urbain Rocherain est arrivé, en disant qu’il avait vu qu’elle était triste, qu’il voulait l’aider. Votre fille savait qu’elle devait se méfier de lui… A priori, c’est plutôt connu dans votre famille que cet homme est dangereux… remarqua-t-elle et Adel ne put que le lui confirmer avec un soupir qui en disait long. Il a insisté, a essayé, à plusieurs reprises, de la toucher, de la prendre dans ses bras, de la bloquer, même, dans un coin, en disant tout d’abord qu’il voulait la consoler, et comme elle résistait, il a commencé à s’exciter, selon les propres mots de votre fille, à rire un peu, même, en lui disant qu’elle n’avait pas à le chauffer comme ça, parce qu’il savait bien qu’elle faisait semblant, comme les autres, mais qu’elle n’attendait que ça… Elle a réussi à s’enfuir, à rejoindre votre ex-épouse pour lui expliquer, mais cette dernière n’a rien voulu écouter et lui a dit d’arrêter de faire son intéressante… »
Adel trembla à son tour, mais ce n’était ni de peur ni de chagrin, lui.
« … Du coup, comme votre fille se sentait en danger et sans personne pour l’aider, car elle voyait bien que son agresseur la tenait à l’œil et n’allait pas la laisser, elle s’est enfuie, est repassée chez elle prendre ma vieille carte de visite, de quoi payer le bus et elle est venue ici, où les personnes de l’accueil m’ont appelée immédiatement. Elle est arrivée ici un peu avant 15 h. Nous n’avons pas réussi à joindre sa mère, du coup nous avons fini par vous appeler, vous, et vous connaissez la suite. »
Crépin rendit l’ordinateur à Guevel et s’accouda calmement à la table :
« Déjà, pouvez-vous nous confirmer la configuration des lieux ? »
Adel se frottait le visage, il regardait la policière en fronçant les sourcils :
« Vous ne croyez pas ce qu’a dit ma fille ?
– Si, mais croyez-moi, comme en face, ça va jurer qu’il ne s’est rien passé, plus on aura d’éléments, mieux ça vaudra. »
La commandante avait dit ça avec un calme presque glaçant. Adel se dit qu’elle devait, hélas, bien trop savoir ce qu’elle disait, il répondit donc :
« C’est une belle propriété, oui, avec un grand parc, et elle se situe bien à quelques rues de mon ancien domicile, répondit Adel en voyant la rousse se mettre à taper.
– Vous confirmez que personne, du parc, n’aurait pu entendre ou voir ce qui se passait à la bibliothèque ?
– Alors, oui, parce qu’elle donne de l’autre côté, côté rue, et en plus, elle est à l’étage. Là, je pense que tout le monde était côté jardin et même si quelques enfants jouaient en bas, aucune chance qu’ils remarquent rien, il aurait fallu qu’il y ait des cris assez forts et la fenêtre ouverte, au moins.
– Et qu’est-ce que vous pouvez nous dire sur Urbain Rocherain ?
– Alors, factuellement, pas grand-chose, répondit Adel en grimaçant. Il ne doit pas être loin de la soixantaine, c’est un universitaire parisien, jamais trop su ce qu’il étudiait… »
Il se tut un instant, cherchant ses mots :
« Comment vous dire ça… Personne n’est jamais venu me dire “ C’est un prédateur, il a violé Machine… ”, non, c’est plus une rumeur persistante qui traîne dans la famille depuis… Pfff… Sérieusement, j’ai l’impression de le savoir depuis toujours, enfin, je sais même plus quand je l’ai appris, quoi… Mais ça fait longtemps, puisque je me souviens très bien qu’une fois, il avait tenté d’approcher un peu trop ma sœur, quand elle avait quoi, 16, 17 ans, je crois… Face à moi et mon frère aîné, il n’avait pas insisté… C’est une espèce de secret qui se chuchote “ Attention ! ”… C’est du non-dit général. On ne parle pas de ça, dans ma famille. Mais tout le monde fait gaffe à ses gamines quand il est là. Tout le monde, à chaque fois. »
Crépin le regardait avec grand sérieux :
« Donc, en gros, vous nous dites qu’il y a une… Disons une grosse suspicion contre lui au sein de votre famille, mais qu’aucun fait concret n’a jamais été relevé ?
– Pas à ma connaissance. Mais comme je vous le disais, c’est complètement tabou chez moi. Même si une gamine venait dire à ses parents qu’il l’a agressée, je pense que la plupart réagiraient comme mon ex ou au mieux, éventuellement, irait le prendre en quatre yeux pour lui dire qu’il ne fallait plus qu’il la touche, et encore.
– Est-ce que vous aviez déjà été inquiet vous-même pour votre fille ?
– Oui.
– Et qu’est-ce que vous aviez fait ? »
Adel sourit et haussa innocemment les épaules :
« J’avais été lui dire que s’il la touchait, il était mort. »
Les deux policières sourirent aussi alors que Sabine regardait son père avec de grands yeux, surprise.
« C’était au mariage de ma sœur. Aujourd’hui, comme je n’étais pas là, il a dû se dire que ça ne risquait rien.
– Possible. »
Adel sursauta soudain avant de sortir son téléphone, fronça les sourcils, fit signe aux policières et décrocha :
« Oui, Stef ?… »
Il leva les yeux au ciel en retenant mal un soupir :
« Oui, oui, elle est avec moi. … Alors non, mais avant que je t’explique, dis-moi, toi : tu es au mariage ?… … Ah, OK. Et Caroline s’en foutait, donc ?… … Putain je vais la bouffer… soupira-t-il sombrement. Oui, pardon. … Non, c’est les flics qui m’ont appelé. … Oui, oui, elle va bien. … Ben a priori elle s’est enfuie parce que notre cher cousin Urbain est venu l’embêter. … Si, si. … Hm, hm, au grand commissariat de Lyon. Ben, Caroline ne leur répondait pas, alors, oui, ils ont fini par m’appeler moi et d’ailleurs, vous ne devriez pas tarder à en voir débarquer. … Ouais. La bise à Véronique et tous mes vœux, hein. Pas de souci, à tout à l’heure. »
Il raccrocha :
« Pardon, c’était mon frère. Il va nous rejoindre, je pense.
– Votre frère, lequel ?
– Euh, Stéphane, vous ne le connaissez pas. Il m’appelait parce que quand ils sont arrivés à la fête, avec sa femme, il y a 1/2 h, 3/4 h à la louche, ils ont vite vu que Sabine n’était pas là, ils ne la trouvaient nulle part, alors il se demandait si elle n’avait pas essayé de me joindre…
– Et il disait que votre ex-femme s’en moquait ?
– Oui, apparemment, Sabine boudait ou je ne sais quoi pour attirer l’attention. »
Sabine baissa la tête, à nouveau au bord des larmes, avant de sursauter quand son père lâcha sa main pour passer à nouveau son bras autour d’elle. Crépin hocha la tête avec une moue qui aurait pu passer pour impressionnée si Adel ne l’avait pas su ironique :
« C’est un cas, votre ex, hein.
– Ouais, je vous dirais bien que ça me surprend, mais tellement pas… »
Le téléphone d’Adel vibra à nouveau, brièvement cette fois, et il sourit en regardant :
« Ah, c’est encore lui. Ça y est, vos collègues sont arrivés… »
Crépin eut un sourire :
« Bon, ben attendant leur retour, on va déjà vous faire signer vos déclarations et vous laisser papoter. Nous, pendant ce temps-là, on va voir si le collègue de la brigade des mineurs arrive et si votre cousin a déjà un casier.
– D’accord… Mais euh, pardon, mais je n’ai pas tout suivi… L’enquête, c’est vous ou cette personne qui la dirige, du coup ?
– Alors, les deux, et c’est un cadeau du juge. Normalement, vu l’âge de votre fille, on aurait dû la diriger vers nos collègues des mineurs. Mais comme c’est vers moi qu’elle est venue et qu’elle se sentait en confiance, on a demandé à ce que je puisse gérer et le juge a accepté à condition qu’une personne de la brigade vienne aussi. Je ne sais pas comment ils emballeront ça pour que ça passe au-dessus, ça, ils se débrouilleront, l’important était surtout que votre fille soit entendue. »
On toqua à la porte et, sur l’autorisation de Crépin, un homme entra qu’Adel et Sabine reconnurent sans mal, puisqu’il s’agissait de lieutenant Devi, celui-là même qui avait assisté la commandante cinq ans plus tôt.
« Tiens tiens tiens, sourit cette dernière. Et ben, le monde est petit, dis donc. C’est toi qui nous rejoins ?
– Ouais, comme je me souvenais bien du dossier, on s’est dit que c’était aussi simple. Bonjour, Sabine, et bonjour, Lieutenant. »
Laissant les policiers débriefer, Adel et sa fille, toujours main dans la main, gagnèrent le salon d’attente où Nathanael s’était installé, dessinant sagement sur son bloc.
« Ah, vous revoilà. Ça va ? » demanda-t-il doucement.
Adel s’assit près de lui et Sabine, un peu mal à l’aise, de l’autre côté de son père. Ce dernier repassa son bras autour d’elle.
« J’espère… soupira Adel. Ça va, ma puce ?
– …
– Tu te souviens de Nathanael ? »
Sabine jeta un œil incertain au dessinateur qui lui sourit.
« Bonjour, Sabine.
– Bonjour…
– Je suis content de te revoir. Tu as beaucoup manqué à ton père.
– Ah… ? »
La demoiselle leva le nez vers Adel qui avait eu un bref sourire.
« Ça, c’est rien de le dire que vous m’avez manqué… D’ailleurs, il faisait quoi, ton frère ? Il ne pouvait pas t’aider, lui ?
– … Non… Il jouait avec les autres, il m’a dit de me débrouiller…
– Et ben… Il a l’air de filer un bon coton, lui… soupira Nathanael en repliant son carnet.
– Ouais, ça m’étonne pas vraiment, mais bon, c’est triste de pas aider sa sœur. »
Il y eut un silence.
« Papa…
– Oui, ma puce ? »
Elle hésita, puis se lança :
« Tu crois que le juge va bien vouloir que je reste avec toi… ?
– Il a intérêt, grogna Adel.
– Chhht, zen, mon chéri, lui dit Nathanael. On mange pas de juge au goûter. »
La boutade réussit à arracher un sourire aux deux Larose-Croix et Adel reconnut :
« Ouais, t’as raison, vu son âge en plus, la viande doit pas être terrible.
– C’est sûr, moi j’aurais carrément peur qu’elle soit toxique… Franchement, tant d’aigreur, ça doit tout contaminer. »
Sabine, un peu détendue, sourit quand son père ajouta :
« De toute façon, tu es assez grande pour lui dire ce que tu veux, maintenant. Enfin, leur dire, à lui, à ta mère et aux autres. Si toi, tu veux venir vivre avec nous, ils n’ont rien à redire. »
Rassurée, elle demanda :
« Elle est grande, votre maison ?
– Pas immense, mais on peut te faire rentrer, répondit Adel.
– Oui, on peut réaménager la chambre d’amis, c’est facile. Vu qu’elle sert deux fois par an les années fastes, ça ira.
– C’est vrai qu’à part pour les copains à Nouvel An, elle voit pas grand monde… »
Il y eut un nouveau silence que Sabine brisa à nouveau :
« Vous vous êtes mariés il y a longtemps ?
– Ben ça fait trois ans. Tu es au courant ?
– Oui… Papy et Maman étaient furieux… Et Grand-Père aussi. C’est comme quand tu envoyais des lettres ou des paquets… A chaque fois, ils se mettaient en colère.
– M’étonne pas.
– On a bien fait de tout envoyer en recommandé, comme ça, ils pouvaient pas faire comme si de rien n’était et se contenter de les mettre à la poubelle. »
Nathanael retint un bâillement.
« En tout cas, j’espère qu’ils ne vont pas jouer aux cons, parce que j’ai vraiment autre chose à faire que de passer mon dimanche à sonner le rappel des troupes pour leur mettre la pression…
– Houlà oui, pitié… » rigola presque Adel.
Coreyban, qui passait par là, leur jeta un œil :
« Ça va, par là ? Z’avez des distributeurs dans le couloir, si vous voulez boire ou manger un truc.
– Ah ? Merci, Commissaire, lui répondit Nathanael.
– Vous avez des nouvelles de vos gars ? s’enquit Adel.
– Ouais, ouais, ils arrivent avec notre universitaire, notre ex et plusieurs autres personnes, mais je n’ai pas tout compris. Et au fait, Sabine, on a bien compris que tu ne voulais pas le revoir, donc ne t’inquiètes pas, on va faire pour que tu ne le revoies pas.
– Pas de confrontation ? demanda Adel.
– Non, en tout cas pas pour le moment. On verra si éventuellement le juge le demande, mais on essayera de faire sans et il ne devrait pas le demander.
– Super, merci.
– De rien. Ah, je crois que les voilà. Restez ici pour le moment, du coup. »
Le trio obéit et laissa le grand policier rejoindre les arrivants. Ceux-ci n’étaient pas très discrets ou plus exactement, l’accusé ne l’était pas, criant à de l’abus de pouvoir et à de la violence policière. Adel soupira sombrement en reconnaissant la voix de son cousin alors que Sabine, tremblante, se blottissait à nouveau contre lui. Mais, comme souvent entre ces murs, la vision du maître des lieux le fit baisser d’un ton.
« Monsieur Rocherain, je suppose ? le salua poliment Coreyban.
– Est-ce que quelqu’un de sensé peut arrêter cette mascarade !… C’est tout de même incroyable ! Une gamine se croit intéressante en me salissant et on vient m’arrêter comme un vulgaire voyou, devant toute ma famille ! Non, mais, vous savez qui je suis ! J’ai le bras long, moi ! Je n’ai qu’un coup de fil à passer pour que mes amis parisiens mettent un terme à ce scandale ! Si vous croyez qu’ils laisseront faire ça ! »
Adel serrait les poings, le regard sombre, mais la réplique du commissaire le prit tellement à froid qu’elle manqua de peu de le faire exploser de rire.
« J’ai une mauvaise nouvelle pour vous, monsieur Rocherain. Vous n’êtes pas à Paris. »
Chapitre 97 :
Coreyban enchaîna sans plus regarder le prévenu mouché :
« Perdreau, au rapport. »
Le grand blond, qui avait comme beaucoup doucement rigolé à la réplique de son supérieur, lui répondit en énumérant sur ses doigts :
« Alors, en plus des faits initiaux reprochés à monsieur, on en est, si on a bien compté, à quatre outrages à policiers, deux injures racistes envers Fang, une tentative de soudoiement à coup de compliments sur la Russie à Vadik, plusieurs menaces sur nos carrières, euh…
– J’en étais à cinq, moi, les outrages… dit avec flegme le Russe, qui escortait une Caroline visiblement outrée.
– Ah oui, peut-être… Madame aussi, et son ex-beau-père, qui a voulu venir, on a pas trop compris pourquoi à part qu’apparemment, on s’acharne sur eux, nous ont gratifiés de quelques avertissements comme quoi on allait le regretter, parce qu’eux aussi ont le bras long.
– Pas mal, pour un trajet de 20 minutes. » commenta le commissaire.
Avisant donc le père d’Adel, aussi aimable que dans ses souvenirs…, ainsi qu’un couple franco-hindou qui semblait, lui, plutôt inquiet, et un autre couple avec deux adolescents, inquiets aussi, sauf l’homme qui semblait surtout grave, Coreyban demanda :
« Toute la noce est venue finir la fête ici ou quoi ?
– Non non, eux ce sont juste les oncles de la demoiselle qui ont voulu venir avec leurs petites familles parce qu’ils s’inquiétaient pour elle.
– Ah, d’accord. »
Adel avait sursauté en entendant ça et se tourna vers les voix en reconnaissant celle du fils aîné de Florent, Léo, alors que sa fille, elle, souriait :
« Elle va bien, Sabine ? »
Nathanael, lui, avait froncé un sourcil et en fronça deux quand l’ex-femme de son mari déclara sèchement :
« Ne dis pas de bêtises, évidemment qu’elle va bien ! … Où est-ce qu’elle se cache ?!… »
Adel trembla et seule la main de Nathanael sur son bras l’empêcha de se lever. L’ancien soldat regarda son mari, qui dénia calmement du chef, et il soupira avec humeur en se rasseyant, bougon. Sabine le regardait avec inquiétude. Il croisa les bras en grommelant.
De l’autre côté de la paroi, Coreyban, toujours droit, regardait cette femme, la mère de cette jeune victime, avec calme et attention. Caroline était nerveuse, agacée d’être là, fâchée qu’on soit venue la chercher ainsi devant toute sa famille, mais visiblement, elle n’en avait pas pour autant reconsidéré la situation.
« … Qu’elle ose faire un scandale pareil, et que la police la suive, c’est quand même incroyable ! »
La voix quelque peu goguenarde de la commandante Crépin, qui revenait avec des feuilles à la main, lui répondit :
« Ah, ces flics qui font leur boulot, je vous jure, quel scandale, en effet.
– T’as du nouveau ? lui demanda le commissaire.
– Ouais, tu vas aimer. »
Elle lui tendit les feuilles qu’il prit et il hocha rapidement la tête avec une moue faussement impressionnée en lisant.
« Mais elle est où, Sabine ? Elle va bien ? répéta le jeune Léo avec force, ce qui lui valut un regard sombre de son grand-père.
– Elle va bien, oui, elle n’est pas loin, lui répondit gentiment Crépin. Tu es ?
– Euh, son cousin… »
Crépin hocha la tête et regarda Florent un instant avant de lui demander :
« Vous êtes le frère aîné d’Adel de Larose-Croix ?
– Euh, oui… ? répondit-il avec prudence.
– J’aurais besoin de vous interroger.
– Ah euh… Mais on a rien vu, nous, on est arrivé après que Sabine soit partie… ?
– Noté, mais ce n’est pas au sujet de l’agression d’aujourd’hui, ça le serait à propos d’une fois où vous et Adel seriez intervenus pour protéger votre sœur. »
L’air interrogatif vite suivi d’un sursaut de Florent était un tel aveu à lui seul que sa femme et son fils aîné le regardèrent avec effarement et s’exclamèrent dans un ensemble parfait :
« QUOI ! Tu le savais ?! »
Florent ne put que les regarder avec une profonde gêne sans savoir du tout quoi répondre, et ce fut Stéphane qui répondit, non sans amertume :
« On le savait tous. »
Il était en retrait avec son épouse qui essayait de suivre, ne parlant que très mal français. C’était lui qui portait leur fils, âgé de dix mois, contre sa poitrine, dans une grande écharpe. Resté silencieux jusque-là, Théodore de Larose-Croix regardait Florent avec colère :
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire, encore ! Lucie aussi vous avait raconté n’importe quoi ?
– … »
Florent ne savait pas quoi répondre à ça non plus, mais il n’en eut pas besoin, le commissaire déclarant avec un petit sourire en coin sans lever le nez des feuilles :
« Il semblerait que vous ne soyez pas inconnu de nos services, monsieur Rocherain.
– Comment ça ! Je vous interdis ! Mon casier est vierge ! » s’insurgea l’accusé.
Coreyban le regarda sans perdre son petit sourire, tapotant les feuilles contre son autre main :
« Je n’ai pas dit que vous aviez été condamné, j’ai dit qu’on vous connaissait. Deux plaintes pour viol, quatre pour agressions sexuelles, sept pour harcèlement… Et on ne va même pas parler des mains courantes… Même classées sans suite ou en cours, c’est plutôt pas mal, comme palmarès.
– Quoi, vous n’allez pas en plus croire aussi ces petites mythomanes qui n’en ont qu’après ma notoriété et mon argent ! s’écria encore l’universitaire.
– Notre boulot, c’est pas de ‘’croire’’, monsieur Rocherain, c’est d’enquêter, lui répondit posément Coreyban. Et ça implique de recouper les infos. Mais vous avez raison sur un point, ces affaires-là ne sont pas de notre ressort. Contrairement à la plainte portée aujourd’hui.
– Comment ça, qui a porté plainte !… Sabine est trop jeune, vous croyez que je ne connais pas la loi !
– On la connaît aussi, ‘vous en faites pas. Évidemment que ce n’est pas elle qui a porté plainte. »
La voix glaciale d’Adel, qui était sorti sans qu’ils le voient, fit sursauter tous les siens :
« C’est moi. »
Appuyé contre le rebord de la paroi, l’ancien soldat toisait tout ce petit monde avec une colère aussi palpable que contenue, mais qui n’annonçait tout de même rien de très bon à qui le connaissait.
Florent, qui ne l’avait pas revu depuis son départ pour sa dernière OPEX, resta, comme sa femme et ses deux fils, choqué de le voir ainsi, avec sa prothèse et son œil mort, même si la cicatrice autour de ce dernier était petite et désormais peu visible. Théodore et Caroline étaient plus interloqués, mais ça ne devait pas durer. Stéphane rejoignit Adel en trois pas :
« Eh, ça va ?
– Pourquoi ça n’irait pas. J’adore être appelé par la police un samedi aprèm parce que ma fille a été agressée et qu’apparemment, mes frères n’étaient pas là pour veiller sur elle. Pas comme si vous ne saviez pas ce dont ce cher Urbain était capable. »
Stéphane grimaça :
« … Je sais pas quoi te dire… Enfin désolé… Mais clair que j’ai pas géré. On a eu une merde de train, on est arrivé qu’à 15 h, le temps qu’on réalise que Sabine n’était pas là… Ben voilà… »
Manon soupira en jetant un regard noir à son mari toujours muet :
« Désolée aussi… Si j’avais été au courant, je me serais arrangée pour qu’on soit là plus tôt. »
Caroline s’était reprise et s’écria :
« Qu’est-ce que tu fais là et au nom de quoi as-tu porté plainte !
– Ben moi, je réponds quand on m’appelle et je viens illico quand on me dit que ma fille est en danger. Mon boulot de parent, tu sais, celui que tu devrais faire aussi. »
Le ton était cinglant et Coreyban regarda toute la famille pour enchaîner avec autant de flegme que d’autorité :
« Bon, allez, on ne va pas passer le réveillon là. On va prendre vos dépositions et tout ça. Je vous rappelle que vous avez le droit d’appeler votre avocat, si vous en avez un, ou d’en demander un commis d’office, sinon…
– Voyons, Commissaire ! lui répondit Urbain Rocherain avec un sourire malicieux et qu’il voulait sûrement de connivence. Vous n’avez pas plus que nous de temps à perdre avec ce délire de gamine !… Vous n’avez qu’à nous confronter et…
– Monsieur Rocherain, le coupa Coreyban sans plus un sourire. Je vous le dis une dernière fois. Quand je donne un ordre, ce n’est pas une proposition. »
L’accusé allait tout de même en remettre une couche, mais Adel le coupa dans son élan en lui balançant d’un ton qui laissait peu de doute sur sa sincérité :
« Laisse les flics gérer, Urbain. Ça vaut mieux pour toi, crois-moi, que ça soit eux que moi. »
Coreyban regarda Adel et eut un bref sourire :
« Ne vous en faites pas, Lieutenant, on gère, oui, que personne n’en doute. »
Adel soupira et regarda son cousin qui protestait encore contre les menaces dont il venait d’être victime et Perdreau, qui le conduisait aussi poliment que fermement à la salle d’interrogatoire où Crépin et Devi l’attendaient déjà, avait du mal à ne pas rire trop fort :
« Mais oui, c’est ça, tout le monde vous veut du mal… Que vous êtes malheureux… »
Caroline alla s’asseoir de l’autre côté sans rien dire, mais son air indiquait assez sa colère. Son ex-beau-père s’assit nerveusement près d’elle, non sans regarder avec sévérité Stéphane.
Coreyban fit signe au Russe et à l’Eurasien et ils partirent un peu plus loin, alors que quelques autres de ses subordonnés gardaient toute la troupe à l’œil.
Indira se permit enfin de rejoindre Stéphane :
« Is it OK?… »
Stéphane lui sourit et hocha la tête avant de lui expliquer où on en était. Ceci fait, il la présenta plus officiellement à Adel, ainsi que le petit Andy qui dormait comme un loir contre lui et n’avait pas bronché. Et tout ceci sans du tout faire attention au regard courroucé de leur père.
Florent alla s’asseoir un peu plus loin, sombre. Manon le laissa. Elle le connaissait, son homme, quand il se refermait comme ça, il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre que ça passe. Leurs fils regardaient toujours Adel. Ils avaient bien sûr su ce qui lui était arrivé, mais le voir était autre chose et le plus jeune, François, était vraiment choqué. Il leva le nez vers sa mère et lui demanda tout bas :
« Il va bien, Tonton Adel ?… »
Elle lui sourit :
« Si on allait lui demander ? »
Le jeune Léo n’attendit pas plus pour s’avancer vers ses deux oncles et sa nouvelle tante, complètement indifférent, lui aussi, à l’air furieux de son grand-père, en bon ado de 17 ans qu’il était désormais.
Adel lui sourit comme il put, ne sachant pas trop à quoi s’attendre avec ce jeune homme :
« Eh ben t’as pas oublié de grandir non plus, toi…
– Salut, Tonton… »
Ils ne purent en dire plus, ni Manon et François les rejoindre, car Théodore de Larose-Croix se leva d’un bond en s’écriant avec violence :
« LÉO ! Ne t’approche pas de lui ! »
Ce qui attira immédiatement l’attention de tous les policiers environnants, en plus de faire non moins violemment sursauter le garçon et ceux qui étaient près de lui.
François regarda avec peur son grand-père approcher les poings serrés et se cacha derrière sa mère qui avait, elle, soupiré avec agacement.
Elle l’aimait, son Flo, mais elle commençait sérieusement à en avoir raz la marmite à fondue d’une bonne partie de sa belle-famille, à commencer par son beau-père.
« Bon sang, mais ce n’est pas possible d’être aussi idiot ! » vociféra le vieil officier.
Il tenta en vain d’attraper l’adolescent par le bras, car ce dernier l’esquiva sans mal.
« … T’approcher d’un sale pervers qui n’en a qu’après tes fesses ! Tu es de ces dépravés aussi ou quoi ! »
Les policiers étaient de plus en plus vigilants, y compris Coreyban et ses deux officiers, et quelques-uns s’approchèrent, sentant le dérapage arriver.
Adel, Stéphane et Manon ne purent répliquer, vraiment choqués par ce qu’ils venaient d’entendre. Ils avaient beau savoir que la raison avait depuis bien longtemps quitté leur père et beau-père dès qu’il s’agissait d’homosexualité en général et d’Adel en particulier, c’était tout de même surréaliste…
Stéphane se reprit le premier :
« Euh… Papa…? Personne n’en a après Léo, là, respire… »
L’adolescent soupira avec l’air blasé typique des personnes de son âge :
« Pépé, sérieux, ce qui est idiot, c’est de confondre encore les gays et les pédophiles en 2020… »
Le grand-père monta d’un ton :
« C’est moi que tu traites d’idiot !… Comment oses-tu, manquer de respect à tes aînés ! Bon sang, mais qu’est-ce que j’ai fait au ciel pour avoir un petit-fils pareil ! … Une lopette qui ne respecte rien !… Il est vraiment plus que temps de reprendre ton éducation et de te remettre sur le droit chemin ! … »
Léo ne répondit rien, mais il soupira, ce qui fit encore monter d’un ton son grand-père :
« Déjà, tu vas arrêter ce lycée gauchiste et commencer immédiatement l’école militaire !…
– Euh, Beau-Papa… commença Manon, mais il ne lui répondit qu’un geste pour la faire taire.
– … Combien de temps est-ce que tu penses pouvoir éviter ton devoir comme un lâche !
– Ben, c’est-à-dire qu’en fait, j’ai aucune envie de devenir soldat, répondit Léo en croisant les bras en retenant mal un troisième soupir.
– On s’en fout, de ce dont tu as envie ! Ton devoir…
– NON, ON S’EN FOUT PAS ! »
L’éclat de voix de Manon parvint enfin à faire taire son beau-père.
« Pour qui vous vous prenez, à la fin, à vouloir décider de la vie de mon fils ?! »
Stéphane et Adel échangèrent un regard inquiet alors que la belle Indira, qui peinait à nouveau à suivre, comprenait sans avoir besoin de sous-titres pourquoi Stéphane lui avait dit de s’attendre au pire avec son père…
Manon s’avança, furieuse, mais Théodore se reprit :
« Ah, vous, ça va, hein !… La dévergondée qui n’est pas fichue de se tenir à sa place, elle devrait aussi apprendre à la fermer et à obéir ! »
Léo serra les poings à son tour :
« Comment tu parles à ma mère ! »
Théodore se retourna vers lui et leva la main pour le gifler, mais là, ce fut la voix plus que sévère de Coreyban qui arrêta son geste :
« EH !… Vous vous calmez tout de suite ! »
Théodore tourna un regard furibond vers le grand policier qui revenait vers eux :
« Quoi, je n’ai plus de droit de corriger mon propre petit-fils, maintenant !
– Effectivement, vous n’avez pas le droit de frapper, jamais, et personne. Maintenant, si vous tenez vraiment à passer aussi la nuit avec nous, en garde à vue, pour coups et blessures, on a de la place, y a pas de problème. » lui rétorqua le commissaire sur un ton qui n’acceptait aucune réplique.
Mais comme dit plus tôt, en appeler à la loi et la raison face à Théodore de Larose-Croix était inutile. De plus en plus délirant, piégé dans des théories complotistes qui n’avaient plus rien de cohérent, si tant est que ça avait été le cas un jour, il regarda le policier sans décolérer :
« Essayez seulement ! Me menacer, moi, un militaire reconnu qui s’est battu pour son pays, vous devriez avoir honte ! Une police décadente, qui préfère harceler d’honnêtes gens, des vrais Français, chrétiens, et protéger des pervers !
– Quel pervers est-ce que je protège ? demanda Coreyban avec un petit sourire.
– Lui ! répliqua le vieux capitaine en pointant Adel du doigt. Vous vous acharnez sur un universitaire reconnu…
– Ouais, ben moi j’ai pas treize plaintes au cul. » le coupa Adel avec humeur.
Le regard haineux de son père se posa sur lui sans le faire ciller, il continua :
« Et la ramène pas trop sur ta carrière, hein, on sait très bien que tu fabules. »
Probablement seule la présence du commissaire, de l’Eurasien et du grand Russe empêcha Théodore de Larose-Croix de tenter de frapper son fils. Mais il n’en resta pas muet pour autant :
« Tu oses, toi qui as abandonné ton poste comme un lâche, qui t’es lamentablement rendu contre des sauvages !… »
Tous ceux qui le pouvaient virent le regard d’Adel se noircir de façon plus qu’alarmante et frémirent malgré eux quand il cracha entre ses dents :
« Pardon ?
– … Ne crois pas qu’on soit dupe, on sait très bien que tu as préféré te livrer à l’ennemi pour aller te faire sauter par ton nègre au lieu de… »
Théodore ne put finir sa phrase.
Et il ne dut sa survie, à ce moment-là, qu’aux réflexes involontairement combinés de Coreyban, de Russe et l’Eurasien qui parvinrent à le retenir et à le plaquer au sol, non sans mal, car ce n’était rien de dire qu’il se débattait avec toutes ses forces.
Léo, Manon, François et Indira reculèrent, impressionnés, tout comme Stéphane, qui ne pouvait rien faire à cause du bébé qu’il portait, mais était lui surtout inquiet, et Théodore qui avait pâli.
Nathy surgit de derrière eux en fouillant son vieux sac avec énergie :
« Merde merde merde merde merde… »
Alors que Sabine, toute pâle et tremblante aussi, restait dans l’encadrement, regardant avec horreur ce qui se passait, Nathanael sortit une espèce de petit spray et tomba à genoux pour vaporiser un peu sous le nez d’Adel qui cessa presque immédiatement de se débattre et tomba amorphe.
Nathanael resta à genoux, fouillant toujours :
« Un verre d’eau, vite vite vite ! »
Coreyban fit signe et un policier fila.
« Lâchez-le, s’il vous plaît. » dit encore Nathanael en sortant une plaquette de médicaments.
Coreyban et le Russe échangèrent un regard et obéirent prudemment, mais Adel, qui tremblait désormais de tout son corps, se contenta de se redresser comme il pouvait sur ses bras pour se mettre à genoux aussi. Il secoua un peu la tête.
Nathanael avait sorti deux cachets et reprit :
« Bon, alors, je sais que ça va pas être trop réglementaire, mais il faut absolument que personne ne le touche pour le moment. »
Il regarda Coreyban. Le commissaire le regardait avec gravité.
« Et il faut le mettre au calme et le laisser seul.
– Alors, ça, ça va pas être possible, mais on va voir comment on peut faire. » répondit le grand policier.
Il fit signe à l’homme qui était revenu avec un verre d’eau de le tendre à Nathanael qui le prit et dit doucement :
« Adel ? Tu m’entends ? Il faut prendre tes médocs, là… »
Adel le regarda, vague, mais obéit. Il tremblait toujours autant, mais il y parvint.
« Qu’est-ce qui se passe…? bredouilla Sabine.
– J’vous explique après… lui répondit Nathanael avant de jeter un regard noir à son beau-père qui tenta de répliquer :
– Quoi encore ! Ça va être de ma faute aussi, si c’est un fou furieux ! Vous feriez mieux de l’enfermer !… »
Un bruit sourd les fit tous se tourner vers le banc où Florent était assis.
Il venait de donner un coup de poing dans le mur.
Le mur était fendu.
Et si un regard avait pu tuer, son père serait mort à ce moment.
Chapitre 98 :
Coreyban sut immédiatement que, quoi qu’il se passe, il ne fallait pas qu’Adel en soit témoin. Nathanael avait fait le même calcul. Le commissaire fit signe à ses commandants qui hochèrent la tête et lui regarda Adel se relever lentement, flageolant, sur la demande de Nathanael, et il lui désigna une pièce, plus loin, où l’ancien soldat pourrait rester plus au calme.
Adel semblait hagard, mais il suivait pourtant les consignes de son mari sans rien dire. Nathanael le guida donc jusqu’à la salle en question, une petite pièce d’interrogatoire insonorisée, et Adel alla s’asseoir au sol, dans un coin, pour se replier immédiatement. Nathanael allait sortir quand il vit que le petit Eurasien avait suivi et que le commissaire lui faisait signe d’entrer.
Coreyban vit le froncement de sourcils du dessinateur et lui dit tout bas :
« On ne peut pas le laisser seul, mais ne vous en faites pas, Fang est un expert en discrétion, votre mari ne le remarquera pas et il pourra agir si besoin.
– Mais euh… Vous êtes sûr que euh… ? »
Nathanael grimaça en faisant un geste indiquant la différence notable de gabarit entre les deux lieutenants. Coreyban hocha la tête :
« Fang, il peut me mettre au tapis, il l’a fait à l’entraînement, y a pas de souci, vraiment. Venez. »
Pendant ce temps, Florent s’était levé lentement, tremblant aussi, mais ce n’était définitivement pas d’autre chose que de rage. Très impressionné, son plus jeune fils resta caché derrière sa mère et même cette dernière et Léo n’en menaient pas large. Personne, d’ailleurs, et parmi les policiers, seul le Russe ne fit que froncer les sourcils. Certes, cette exaspération n’était pas dirigée contre eux, mais de manière générale, quand un homme de plus d’un mètre quatre-vingt-dix et de quatre-vingt-quinze kilos de muscles dégage une telle aura de fureur, ses semblables ne font instinctivement pas les malins. Pourtant, Florent ne cria pas quand il reprit, mais il n’en fut pas moins violent :
« C’est le planqué qu’a pas foutu les pieds sur un champ de bataille depuis 30 ans qui vient de traiter le plus méritant de ses fils de déserteur ?! Non, mais tu te fous de notre gueule ! »
Il fallut peu de temps à Théodore de Larose-Croix pour se reprendre, il serra les poings :
« QUI tu traites de planqué ?! »
Florent s’était rapproché de lui et continua sur le même ton :
« Toi ! Toi, le vieux donneur de leçons qui passe ton temps à nous expliquer la vie et notre boulot alors que t’es qu’un gratte-papier qui nous fait honte !
– Je t’interdis !… J’ai été décoré pour fait d’armes et…
– Ta compagnie a été décorée et t’as juste profité de la bravoure des autres ! Non, mais tu crois quoi, qu’on sait pas que t’étais tranquille au QG à faire le café pendant que tes camarades étaient au feu !… Que c’est juste parce que Grand-Père a fait chier l’État-Major des mois que t’as eu ton grade de capitaine, exactement comme lui a eu celui de colonel, d’ailleurs ?!… Vous avez du cul qu’Heldish l’ait su trop tard et qu’Aymard l’ait convaincu de laisser couler, parce que ça aurait pu vraiment mal se passer pour vous !… Sérieusement, toi, tu oses traiter Adel de déserteur ? Un officier qui a tenu tête à presque 100 ennemis avec juste deux hommes avec lui ?! Qui a résisté à 30 jours de torture, qui a perdu une jambe et un œil en mission ! Non, mais tu te fous de qui, là ?! Tu veux que je te dise, moi, de quoi on te traite ? ‘’Ah, vous êtes le fils du capitaine de Larose-Croix ?… Ah ben, j’espère que vous tenez pas de lui, on en a assez d’un !’’ … ‘’N’espérez pas pouvoir vous la couler douce comme votre père, hein, on vous tient à l’œil !’’ … ‘’Z’êtes sûr que vous descendez pas du général ? Parce que dis donc, rien de dire que vous lui faites plus honneur que votre père !’’ … ‘’Vous devrez pas vos grades à du piston, vous, au moins, ça remontera le niveau de la famille !’’ … ‘’Et ben heureusement que votre grand-oncle vous a ! La succession est enfin assurée ! ‘’ … Putain, si j’avais eu 10 balles à chaque fois que j’ai entendu ça depuis l’école militaire, je pourrais être à la retraire depuis des années ! »
Cette réplique réveilla Stéphane qui rigola :
« Oh putain oui… »
Il leva un index :
« ‘’Ah, ‘voulez être médecin, vous ? Ah ben au moins vous servirez à quelque chose, pas comme votre père et votre grand-père !’’ » cita-t-il.
Théodore les regarda,
« Je vous interdis !… Je suis votre supérieur et vous me devez le respect !…
– Tu nous interdis rien du tout ! le coupa Florent en montant d’un ton, cette fois. Et si tu veux qu’on te respecte, commence par faire quelque chose qui le mérite ! »
Théodore de Larose-Croix recula et cria encore :
« Assez, hors de question que je perde plus de temps ici ! Mais croyez-moi, ma hiérarchie entendra parler de ça et vous aussi !
– C’est ça, retourne lécher les pompes de Grand-Père et de ses potes, de toute façon, t’es bon qu’à ça ! »
La dernière réplique de son fils fit partir le capitaine, non sans, cela dit, que ce dernier ne cesse de vociférer sur cette génération de dégénérés qui ne perdait rien pour attendre.
Quelques anges passèrent avant que le silence ne soit rompu par Nathanael, qui déclara non sans un petit sourire :
« Ben vous voyez, quand vous voulez. »
Un autre ange passa avant que la plupart des personnes présentes n’éclatent plus ou moins discrètement de rire. Florent croisa les doigts en grommelant. Manon le rejoignit, goguenarde :
« Avoue que ça t’a fait du bien. »
Il soupira avant d’admettre :
« Ouais, bon… Non, mais il a cherché, là, aussi… »
Sabine avait assisté à l’altercation, qui l’avait laissée tout incertaine, mais elle trouva tout de même la force de rejoindre Nathanael :
« Où il est, Papa… ?
– Dans le bureau, là-bas, il se repose. » lui répondit gentiment le dessinateur.
Coreyban soupira et regarda Judith Crépin qui venait de ressortir du bureau où elle interrogeait l’accusé initial :
« On en est où ?
– On voulait interroger la maman, on va garder notre ami au frais en attendant. »
Deux policiers escortaient ledit ami en cellule et il la ramenait bizarrement beaucoup moins.
« OK.
– Ça va, ici ? On a entendu que ça gueulait ?
– Petite mise au point filiale. Le grand-père s’est barré, pas sûr qu’on ait perdu grand-chose.
– D’accord. Bon, j’avais pas spécialement besoin de lui, par contre, les deux tontons sont toujours-là ?
– Yep.
– Ben ils y restent, eux je veux leur causer. »
Stéphane, qui n’était pas loin, hocha la tête et Léo, qui avait entendu, alla avertir son père qui regarda les policiers et hocha la tête également.
Crépin alla chercher Caroline qui boudait dans son coin et la suivit sans perdre son air contrit. Stéphane, lui, rejoignit Nathanael avec sa femme :
« Euh, excuse, tu peux nous montrer le médoc que tu as donné à Adel ?
– Oh ? Oui, bien sûr… »
Il ressortit la boîte et la leur donna.
« Ah ouais, quand même… » souffla le jeune médecin.
Coreyban vint vers eux :
« Vous pouvez nous expliquer un peu plus ce qui s’est passé, monsieur Anthème ?
– Vous devez savoir ce qu’est un syndrome post-traumatique, Commissaire.
– J’en ai déjà croisé quelques-uns, ouais.
– Ben voilà, y a pas grand-chose de plus à dire…
– C’est quoi ? » demanda timidement Sabine.
Ce fut Stéphane qui lui répondit, en dépliant la notice du médicament :
« Ben, tu sais, ton père a beaucoup souffert, en Afrique, alors il reste fragile psychologiquement, et quand il vit quelque chose qui lui rappelle ce qu’il a vécu là-bas… Genre, son propre père qui raconte de la merde… Ça crée un gros choc et ton père a besoin d’un peu de temps pour digérer, ou de cachets quand c’est vraiment trop violent… Et le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est pas vraiment des Smarties, ceux-là… Tu lui en as donné combien ?
– Là, deux.
– D’accord… »
Stéphane regarda sa montre :
« Ça devrait aller vite, alors…
– Ouais, j’ai un numéro d’urgence, sinon, mais ça va aller. »
Stéphane hocha la tête et montra à sa femme le médicament en lui expliquant rapidement de quoi il s’agissait. C’est à ce moment que le petit Andy, qui n’avait pas bronché pendant tout ce bazar, remua et couina. Les deux jeunes parents se regardèrent et sourirent. Stéphane se tourna vers le commissaire :
« Pardon, vous auriez un petit coin pour un allaitement ? »
Le commissaire leva un sourcil :
« Alors je dois dire que non, c’est pas non plus une activité qu’on a souvent, mais on va voir ce qu’on peut faire… »
Indira récupéra le bébé qui couinait toujours et se mit à le bercer en lui parlant doucement.
« C’est l’heure du goûter ? sourit Nathanael.
– Oui… Il est réglé comme un coucou suisse pour ça ! » lui répondit Stéphane.
Florent était retourné s’asseoir et Manon et François étaient avec lui, assis à sa droite et à sa gauche. Léo, de son côté, rejoignit Sabine :
« Eh, ça va…? »
Elle lui sourit comme elle pouvait :
« Euh… Oui…
– T’es sûre ? insista-t-il. J’suis désolé… On savait pas que ce type était dangereux… On t’aurait jamais laissée toute seule sinon, juré…
– Je sais… C’est gentil…
– Tu vas aller avec ton père, alors ?
– Je sais pas trop, j’espère… »
Elle regarda vers Nathanael et Léo suivit son regard :
« Tu penses qu’il ne va pas vouloir ?
– Ben, je sais pas… Avant que vous arriviez, on parlait et il avait l’air d’accord… Mais je sais pas s’il est sincère… Et puis je sais pas si les juges vont vouloir…
– Putain, j’espère que oui, là ! Ça serait vraiment abusé ! »
L’adolescent croisa les bras, agacé :
« En attendant, il va m’entendre, Bruno !… T’avoir lâchée comme ça, c’est dégueulasse !
– Il était avec Greg et Seb…
– Pfff… Ces trois-là ensemble, ça divise vraiment leurs cervelles et vu ce qu’il y a à la base, ça laisse pas grand-chose… »
La vanne arracha un sourire à Sabine.
« J’espère que ton père va bien ? Il m’a fait un peu peur, là… reprit plus sérieusement Léo.
– Il a pris des médicaments… Tonton Stéphane disait que ça allait aller… »
Ils se turent en regardant Nathanael qui se roulait une cigarette. Le dessinateur avait l’air fatigué. Il regardait fréquemment l’heure, eux ne devinèrent pas qu’il était très anxieux à l’idée que le choc ait été trop violent et que les cachets ne suffisent pas à faire sortir Adel de sa crise. Il rangea la cigarette roulée dans son paquet de tabac pour le moment, il fumerait plus tard, quand tout irait bien.
Ça va aller, ça va aller… se répétait-il.
Coreyban s’excusa, il avait quelques coups de fil à passer.
Nathanael serait bien allé se rasseoir, mais il n’arrivait pas à se calmer assez pour ça. Il resta donc à attendre et Stéphane, qui avait accompagné sa femme dans un petit coin tranquille pour qu’elle puisse allaiter Andy au calme, le vit et le rejoignit pour lui dire, rassurant :
« T’en fais pas, y a pas de raison que ça soit si grave.
– J’espère…
– C’est à ce point pire que les autres fois ? »
Nathanael haussa les épaules avec tristesse.
« Difficile à dire… Votre père a vraiment été odieux, là… Lui crier ça, comme ça… Je pense pas qu’Adel attendait encore quoi que ce soit de ce vieux con, hein… Mais quand même… Ça reste votre père…
– Ouais, j’avoue que même moi, ça m’a surpris… Il a vraiment vrillé, je pensais pas qu’il délirait à ce point… Je verrai avec Flo, mais moi, je vais faire un rapport à l’État-Major… Il est hors de question qu’il ne rende pas de compte après ça.
– Merci.
– De rien, vraiment… Tu sais que tu peux compter sur nous pour ça… Regarde, même ce crétin, continua Stéphane en désignant Florent avec un petit sourire, il a beau ne pas accepter qu’Adel ait tout plaqué pour toi, il ne tolérera jamais qu’on remettre sa bravoure et ses faits d’armes en cause.
– Ouais, on a vu ça… »
Nathanael sourit. Il regrettait un peu qu’Adel n’ait pas entendu la tirade de son frère, ça lui aurait fait du bien. Ce n’était pas aujourd’hui que les deux allaient se retrouver, mais il avait, pour la première fois, l’impression que ce n’était peut-être pas impossible.
« Monsieur Anthème ? »
Nathanael se retourna vers l’Eurasien qui lui faisait signe de devant le bureau où se trouvait Adel. Ce dernier en sortit en se frottant les yeux, comme s’il se réveillait, et il avait l’air sacrément dans le coltar.
« Papa ! » s’écria Sabine en s’élançant, mais Nathanael lui attrapa le bras pour la retenir, sans violence, mais sans non plus lui laisser le choix.
Elle le regarda, interdite, et lui la lâcha pour s’avancer vers Adel, ralentissant quand il fut près de lui, le regardant très attentivement. Adel sembla mettre un instant à l’identifier :
« Eh, mon cœur ? Comment tu te sens ? » lui demanda doucement Nathanael.
Adel haussa les épaules sans répondre, puis soupira et tendit les bras. Nathanael souffla aussi, soulagé, et le prit dans les siens :
« Ça va aller… »
Il l’étreignit et frotta son dos :
« Ça va aller. »
Adel répondit à l’étreinte et Nathanael le sentit se détendre contre lui.
Il fit discrètement signe aux autres qu’ils pouvaient approcher. Sabine hésita, mais, sur un hochement de tête de son oncle, elle avança d’un pas peu sûr.
« Papa…? »
Adel la regarda, sourit faiblement et tendit sa main vers elle :
« Désolé, ma puce… Je t’ai fait peur…? »
Elle dénia du chef en prenant sa main :
« Tu vas bien ?…
– Aussi bien que possible, je pense… T’en fais pas… Ça m’arrive, ces moments-là, mais Nath gère, alors ça va. »
Stéphane les avait rejoints aussi :
« Clair qu’il gère ! Il m’a épaté !
– Je commence à être rodé… » gloussa Nathanael, immensément soulagé.
Il regarda Adel et soupira encore :
« Salut. Ça fait plaisir de te revoir…
– On en est où ? demanda Adel.
– Ton frère a failli massacrer ton père, il lui a balancé ses quatre vérités en bloc, du coup il est parti râler ailleurs.
– Hein ? »
Adel regarda Stéphane qui dénia :
« Ah non, pas moi ! Le grand !
– Quoi ?… »
Adel regarda avec surprise Florent qui n’avait pas bougé de son banc et n’osait visiblement ni les rejoindre, ni même vraiment le regarder.
« Oh… »
Adel sourit, ému.
« C’est bien… »
Il se demanda à son tour si le lien qu’il avait eu avec son grand frère pourrait se retisser. Savoir, en tout cas, qu’il avait pris sa défense ce jour-là n’était pas rien pour lui.
Pendant ce temps, dans la salle d’interrogatoire, la commandante Crépin se massait les tempes et près d’elle, le lieutenant Devi regardait Caroline comme un entomologiste aurait regardé un coléoptère à neuf pattes.
« OK, reprit la policière, on récapitule donc vos déclarations, vous m’interrompez si je me trompe… Vous pensez donc que votre fille, qui est lesbienne, parce qu’elle tient ça de son père qui est homosexuel, a volontairement aguiché votre cousin, car elle a le diable au corps et des envies perverses et surtout de pervertir d’honnêtes hommes… C’est bien ça ?
– Oui. »
Devi poussa un profond soupir et Crépin hocha la tête :
« J’vous l’avais déjà dit y a cinq ans, mais ça a pas l’air de s’être arrangé… C’est vraiment pas la logique qui vous étouffe, vous. »
Chapitre 99 :
Rassuré qu’Adel aille mieux et puisqu’il pouvait le laisser avec Sabine et Stéphane, Nathanael s’autorisa enfin à aller fumer. Le grand blond fit de même, ils partirent donc tous les deux vers la terrasse où ils s’étaient rencontrés quelques années plus tôt en pratiquant la même activité.
Cette fois-ci cependant, et alors que Nathanael venait d’allumer sa cigarette, il rigola en voyant que c’était le policier qui n’arrivait pas à allumer la sienne et il lui tendit son briquet, le faisant rire aussi.
« Merci… Et je vais vous le rendre tout de suite.
– Oh, ça va, personne ne me fera la peau si je perds celui-là, moi. »
Erwan Perdreau gloussa encore en allumant sa clope et lui tendit tout de même l’objet :
« Ouais, mais bon, ça peut servir.
– Ouais, j’avoue, c’est le seul que j’ai sur moi, là… Bon, ‘faut dire que j’avais pas prévu de passer vous voir.
– Ouais, c’est ça qui est bien avec nous, on est jamais prévu, mais les gens trouvent toujours du temps pour nous, même quand ils en ont pas et qu’on en a pas plus ! »
Ils rirent tous deux et le policier reprit plus sérieusement :
« En tout cas, il a vraiment dérouillé, votre mari…
– Ouais, clair qu’ils ont pas fait semblant.
– Oui, ben vu ce qu’a dit son frère, j’imagine… Ça a pas dû être facile.
– Ouais, on va pas se mentir, j’ai connu plus fun… On a beau savoir que ça peut arriver, ça fait bizarre quand ça arrive…
– Je veux bien vous croire… Ça m’est arrivé d’être blessé en intervention, et rien d’aussi grave que pour vous, hein, ben mon mari à moi n’a pas fait le malin non plus… Enfin, on était que fiancés, à ce moment.
– Le fameux Américain richissime ?
– Comment vous savez ça, vous ? s’étonna Perdreau.
– Une histoire de pourboire très généreux laissé au bar de notre ami Enzo. »
Le commandant fit la moue en fronçant un sourcil, cherchant dans sa mémoire. Se souvenant enfin, il le releva :
« Ah oui, c’est vrai qu’on vous avait croisés là-bas…
– C’est là qu’on était tout à l’heure, quand vous nous avez appelés.
– Sérieux ?… Vous y passez votre vie ou quoi ? s’amusa le policier.
– Même pas, on profitait qu’on avait enfin le droit de remanger chez lui.
– Ah ouais, je comprends… Ses burgers nous ont manqués aussi… On l’a béni quand il s’est mis à la livraison…
– À ce point ?
– Z’avez pas idée… On mange rarement à des heures normales, ici, alors savoir qu’on peut compter sur autre chose que MacDo & Co pour se nourrir, c’est plutôt bon pour ce qui nous reste de moral, surtout passé 20 h… »
Nathanael hocha la tête en tirant sur sa cigarette.
« Vu comme ça. Je vais pas vous jeter la pierre, les horaires décalés, je connais et ouais, on est content d’avoir autre chose d’une pizza premier prix au congel’. »
Le plein de nicotine fait, les deux hommes retournèrent à l’intérieur où la situation avait évolué. Crépin en avait fini avec Caroline, qui était retourné bouder dans son coin, et c’était désormais Florent qui était en train d’être interrogé. Manon et Léo en avaient profité pour s’approcher d’Adel. François avait suivi un peu plus timidement.
Perdreau retourna au boulot et Nathanael sourit en voyant le petit troupeau de Larose-Croix qui papotait sagement. Il s’en approcha sans rien dire. Adel était assis avec Sabine et Stéphane, les autres debout près d’eux, ou accroupi, dans le cas de Léo, qui regardait avec autant de curiosité que de gêne la prothèse de son oncle, tout à fait visible puisqu’Adel était en pantacourt.
L’adolescent avait penché la tête et regardait la chose en se retenant visiblement de s’y pencher plus encore, voire de la toucher, si on en croyait ses mains qui gigotaient un peu trop.
Sabine était aussi intriguée, sans oser, elle, se rapprocher. Elle s’était blottie contre Adel qui avait son bras autour d’elle. Stéphane était plus pragmatique :
« … C’est vraiment du bon matos qu’ils t’ont mis… Et donc, t’es encore en rééduc’ ?
– Oui, je vais à la clinique deux jours par semaine, des fois trois, mais ça se tire. Si tout va bien, ils me lâchent fin juillet. Après, ils me suivront pour l’entretien ou à la demande, s’il y a un souci.
– Et tu peux courir avec ça ? demanda Léo, un peu mal à l’aise d’être aussi intrigué.
– Avec celle-là, un peu, mais ce n’est pas fait pour. J’ai un autre modèle pour la course pure…
– Ah oui, les lames en carbone, là, truc comme ça ?
– Oui, c’est ça. Alors, j’en ai pas un dément d’athlète non plus, mais ça va. J’arrive à recourir un peu, ça fait du bien. »
Indira sortit de la petite salle qu’on lui avait prêtée, les chercha un instant du regard avant de revenir vers eux.
« Is everything okay here?
– Yeah, much better, lui répondit Stéphane. You’re okay too? Has Andy eaten well?
– Yes, as always… »
Elle lui tendit le bébé qui gazouillait, apparemment de très bonne humeur. Stéphane le prit dans ses bras, souriant :
« Alors, bonhomme, on a bien mangé ? »
Nathanael fit un clin d’œil à Indira :
« Mom’s milk, yummy ! »
Elle gloussa :
« The best! »
Crépin revint avec Florent qui, mal à l’aise, ne fit que leur jeter un œil avant de retourner s’asseoir sur son banc, plus loin. Crépin le laissa faire pour venir chercher Stéphane. Ce dernier se leva, rendant le bébé à sa femme, avec le porte-bébé. Alors qu’Adel regardait Florent avec une tristesse voilée, Stéphane, lui, soupira :
« Bon, vous vous expliquerez plus tard, hein.
– Ouais… »
Stéphane suivit la commandante et Nathanael en profita pour se rasseoir près d’Adel. Léo se releva et regarda son père avec une moue dubitative, alors que sa mère, elle, aida Indira à renfiler le porte-bébé et régler ses sangles pour y réinstaller Andy qui gazouillait toujours.
Sabine avait jeté un œil incertain à Nathanael qui s’étira.
« Tu fatigues, Nath ? lui demanda gentiment son mari.
– Ouais, j’avoue… J’ai rien contre ce commissariat, ils sont cool, on est plutôt bien accueilli, enfin vachement mieux que dans d’autres, et tout, maiiiiiiis bon, pas pour ça que j’aime y passer mes samedis, quoi… Après, aujourd’hui, j’avoue, c’est pas la pire fois pour moi… La dernière fois, je suis quand même venu parce que j’avais failli me faire tuer…
– Exact, se souvint Adel, s’assombrissant à ce souvenir. Il devient quoi, d’ailleurs, Arnaud ?
– On ne sait pas trop… répondit Manon qui vérifiait les sangles avec attention. Ils l’ont envoyé on ne sait pas où… Il ne nous manque pas beaucoup. Vous aviez fait appel, je crois ? Pas de nouvelle ?
– Non, la pandémie a tout décalé, et vu les délais de base, on aura du bol si c’est rejugé avant 2030… » lui répondit avec lassitude Nathanael.
Crépin ne garda pas Stéphane plus que nécessaire. Ceci fait, Devi et elle gagnèrent le bureau de Coreyban, situé à l’étage, tout au fond. Le commissaire s’était mis à faire de la paperasse, il les accueillit donc avec plaisir.
« Alors, on en est où ? demanda-t-il dès qu’ils furent assis.
– Alors, commença-t-elle, on a un prévenu qui nie tout, mais qui n’est pas capable de rien expliquer, de nous dire précisément ce qu’il a fait. Soi-disant, il parlait à d’autres invités, mais qui et de quoi, aucune idée, et pourquoi une ado absolument sans histoire, qui le connait pour ainsi dire pas, a traversé l’agglomération pour venir nous raconter des cracks, c’est pas beaucoup plus clair… Elle a besoin de faire son intéressante, d’attirer l’attention, il ne comprend pas…
– On lui a demandé s’il avait une explication pour les étudiantes et autres qui le poursuivent. Elles, il sait : c’est des méchantes et des jalouses qui en veulent à son argent ou sa notoriété, ajouta Devi.
– Ouais, la routine, quoi, commenta le commissaire.
– Ouais, approuva Devi avec une moue blasée.
– Le père de Sabine et l’aîné de ses oncles nous ont confirmé les détails pratiques, notamment la configuration de la maison, et aussi le fait qu’il était connu, dans la famille, que cet homme avait des comportements problématiques, on va dire. Adel de Larose-Croix nous a dit qu’il l’avait d’ailleurs prévenu clairement dans le passé qu’il n’avait pas intérêt à s’en prendre à sa fille.
– “ Comportements problématiques ”, rien de plus ? s’enquit le commissaire.
– Non, et ses deux frères nous l’ont confirmé, lui répondit Devi. Rumeur vague, pas grand-chose de plus, en tout cas rien de vraiment concret. Adel et Florent sont intervenus une fois parce qu’il tournait un peu trop près de leur sœur, mais ils ne savaient rien de plus et ça n’avait pas été plus loin. En tout cas, ils n’étaient pas au courant des accusations de viol et des plaintes. Les tontons ont tous les deux dit qu’ils n’auraient jamais laissé Sabine toute seule si ça avait été le cas.
– Perso, je les crois, reprit la commandante. Ils avaient vraiment l’air de s’en vouloir à mort…
– Ils ont l’air assez droits dans leurs pompes, renchérit Coreyban en hochant la tête.
– Oui, comparé au reste de la famille, pour ce qu’on en a vu, c’est rien de le dire…
– Et la mère, elle dit quoi ?
– Houlà… rigola nerveusement Devi.
– Tu veux mon avis cash ? fit Crépin avec un sourire.
– Vas-y.
– Elle est cinglée.
– À ce point ?
– Ouais, à ce point. C’est du délire… Y a pas d’autre mot. Elle pense que sa fille est lesbienne parce que son père est gay, donc “ logiquement ”, c’est une sale petite perverse qui a le feu au cul, donc “ relogiquement ”, c’est elle qui a allumé notre homme, parce que lui, non, c’est pas vrai, c’est un grand universitaire qui est juste victime de femmes jalouses et perverses aussi…
– Culture du viol puissance 20… ajouta Devi avec lassitude. Son discours n’a aucune cohérence, elle a même plusieurs fois clairement sous-entendu que de toute façon dans ce pays décadent, il n’y avait plus personne pour protéger les honnêtes gens des pervers et des gauchistes.
– Ah ouais, quand même… reconnut Coreyban.
– Vu la façon dont elle me regardait, ajouta le policier d’origine indienne, je pense qu’elle aurait volontiers pu rajouter “ métèque ” ou un truc dans le style.
– Une femme charmante !
– Ah, j’avoue, elle fait quasi passer ma tante facho pour quelqu’un de fréquentable, approuva Crépin en s’adossant à son fauteuil avec un sourire goguenard.
– Celle qui te demande encore quand est-ce que tu vas te marier et avoir des enfants ?
– Ouais, celle-là. Quand elle ne me demande pas si être secrétaire dans un commissariat, ce n’est pas trop pénible.
– Y a du level chez toi aussi, s’exclama Devi, surpris.
– T’as pas idée.
– Bon, je vais appeler qui de droit et voir ce qu’on fait de tout ça. Vous me filerez les dépositions signées et le reste dès que possible.
– OK.
– La petite famille bouge pas d’ici en attendant que je vienne vous dire ce qu’il en sera.
– Oui, Chef ! »
Les deux officiers retournèrent donc en bas, transmirent l’ordre et allèrent relire les dépositions pour les imprimer proprement, pour aller les faire relire et signer à tout le monde.
Ils sortaient donc de leur bureau avec les feuilles lorsque le commandant Fang vint vers eux :
« On a encore un Larose-Croix qui vient d’arriver, il est à l’accueil.
– C’est pas vrai… soupira Crépin, fatiguée d’avance. Qui ?
– Alors a priori le grand-oncle des trois frères, mais ça va, il est très calme et poli, on pense pas qu’il fera de problème.
– Ah… Bon, on va voir, merci… »
Laissant Devi aller distribuer les feuilles, Crépin alla voir et effectivement, il y avait une personne au comptoir de l’accueil. Elle regarda le vieil homme très droit, grand, dans un uniforme impeccable, qui avait un air certain de la fratrie déjà présente.
« Monsieur ?
– Bonjour, madame, la salua-t-il très poliment en retirant sa casquette. Je suis le général Adel de Larose-Croix. Je me suis permis de venir voir si tout allait bien, mon neveu étant revenu très en colère de votre commissariat.
– Nous sommes en train de boucler les interrogatoires et nous attendons de voir ce que vont nous dire les juges concernant l’inculpation de monsieur Rocherain et le reste.
– Vous êtes la personne en charge de l’enquête ?
– C’est ça. Commandante Crépin. »
Il hocha poliment la tête.
« Mes respects. Comment va la petite Sabine ?
– Elle pourrait aller mieux. »
Elle le toisa encore un instant et hocha la tête :
« Bon, si vous voulez les voir, ils sont par là. »
Elle le conduisit auprès du reste de la famille et eut un sourire en voyant Florent, qui s’était levé pour rendre les feuilles signées à Devi, sursauter en voyant le vieux monsieur. Ce qui fit glousser sa femme et ses fils et sourire ses frères et beau-frère. Stéphane, qui était toujours près d’Adel, échangea un regard avec ce dernier. Le jeune médecin était intrigué et son frère plus inquiet. Le premier tapota donc le bras de second, contournant Nathanael assis entre eux, et lui dit tout bas :
« Je vais voir, reste là. »
Adel hocha la tête et le regarda rejoindre l’officieux chef de famille.
Pendant ce temps, Crépin et Devi récupéraient les dépositions.
Nathanael, qui était donc assis près de son mari très tendu, lui demanda tout bas :
« Qui c’est, ça ?
– Notre grand-oncle.
– Ah, le général qui s’appelle comme toi ?
– C’est ça.
– Qu’est-ce qu’il fait là ?…
– Aucune idée… »
Sabine était inquiète, elle aussi, et Nathanael espéra que l’homonyme de son époux n’était pas venu rajouter une couche de bazar ambiant.
Ce n’était pas le cas. Contrairement à son frère et son neveu, Adel de Larose-Croix senior n’était pas un rageux paranoïaque. Bien plus posé et un peu plus conscient des évolutions du monde, il était aussi bien plus pragmatique et surtout, apte à croiser les sources et les informations avant de juger.
Son neveu était revenu furieux de son passage en ces lieux, ne décolérant pas après ses fils et leur manque de respect, la cabale de la police vendue aux pédés, etc. Inquiet, le général s’était donc permis de venir voir, craignant pour la réputation des siens. Lui gardait confiance en leur système juridico-policier et ne tenait pas à ce que la police ait une mauvaise image des siens, surtout après les fausses accusations contre l’autre Adel et les méfaits d’Arnaud.
« Il ne fallait pas vous déplacer, mon oncle, lui disait Florent quand Stéphane les rejoignit. Les choses ne sont pas si graves et elles vont sûrement se régler sans souci majeur.
– J’espère, mais qu’est-ce que vous avez bien pu dire à votre père pour le mettre aussi en colère ?
– Ah, ça… »
Florent se gratta la nuque en regardant ailleurs, très gêné, mais Stéphane, lui, se contenta de hausser les épaules avant de répondre :
« Notre père a injurié Adel et nous lui avons, sans gant, rappelé lequel, entre eux deux, était le soldat le plus méritant. »
Le général fronça les sourcils :
« Votre père n’aime pas beaucoup qu’on lui rappelle son absence notable de fait d’armes marquant… Qu’a-t-il dit à votre frère ?
– Euh… »
Stéphane et Florent échangèrent un regard ennuyé, puis l’aîné se lança :
« Il a dit qu’Adel avait abandonné son poste pour se rendre à ses ennemis…
– Pardon ?! sursauta l’autre Adel.
– Oui et euh… commença Stéphane, hésitant, puis il inspira et se jeta à l’eau : Il a ajouté qu’il l’avait fait pour aller se faire sauter par son nègre, je pense qu’il parlait de son adjudant… ? »
Stéphane regarda Florent qui hocha sombrement la tête :
« Je pense, oui. L’homme qui a été prisonnier avec lui et promu pour le remplacer depuis. »
Le général avait froncé les sourcils, sévère, et déclara gravement :
« C’est ridicule. D’où il sort ça !
– Ça, bonne question, reconnut Florent en croisant les bras avec un soupir.
– Papa n’a plus grand-chose de rationnel quand on parle d’Adel… Enfin, Grand-Père non plus, d’ailleurs. Ils divaguent complètement, c’est pas nouveau, mais là, ça prend des proportions assez dingues… »
Le vieil homme hocha gravement la tête. L’ayant vu, Caroline s’était approchée et, entendant ce que disaient les deux frères de son ex-mari, elle s’exclama :
« Comment ! Comment vous osez…
– Caroline, la coupa avec humeur Florent. S’il te plaît. Que tu n’aies pas digéré qu’Adel te quitte, OK. Que tu adhères aux délires de Papa et Grand-Père, là, juste, non. Je connais cette zone, j’ai aussi combattu ces mecs, et surtout, j’ai lu la plupart des rapports d’enquête sur ce qui s’est passé là-bas, en plus d’en parler avec Benmani qui n’est pas, et n’a jamais été, l’amant d’Adel. Remettre en cause le courage dont ils ont fait preuve, cracher sur ce qu’ils ont subi, sur celui qui est mort là-bas, ça, je ne tolérerai pas. Point. »
Le général avait soupiré avec humeur aussi et la regarda froidement :
« Votre beau-père et son père avant lui n’ont jamais brillé sur le champ de bataille, Caroline. Vous feriez effectivement bien de ne pas trop les croire quand ils en parlent, ils fabulent beaucoup. »
Caroline ne put répliquer, comme elle le voulait. Ils sursautèrent tous les quatre quand ça cria du côté du comptoir d’accueil. Un beau trentenaire brun au teint mat agitait le bras :
« HONEY ! ♥ »
Le vieux général, comme ses petits-neveux, le regarda avec surprise alors que la quasi-intégralité des policiers présents avait éclaté de rire, à l’exception de Perdreau qui arrivait, souriant, mais sceptique.
« Qu’est-ce que tu fous là, toi… »
Pas plus gêné que ça, le brun contourna le comptoir pour lui sauter au cou :
« Honeyyyy ! »
Perdreau le reçut sans paraître plus dérangé que ça non plus.
« Shane…
– Yeah?
– You’re drunk.
– No I’m not!
– Yes you are.
– No.
– Yes.
– Well… Maybe just a little.
– Hm hm. »
Le grand blond semblait très amusé.
« Qu’est-ce que tu fous là ? répéta-t-il. T’avais pas un truc à faire, genre un avion pour Los Angeles à prendre ?
– Tout à l’heure, répondit joyeusement, en français, mais avec un accent anglophone marqué, le brun. On a encore le temps. Je devais passer, tu as oublié quelque chose ce matin…
– Ah, et c’est si important que ça ?
– I think soooooo… chantonna le brun en faisant glisser le sac à dos pour en sortir un sac à pharmacie orange.
– Ah merde… Merci.
– No problem, my lovely scatterbrain.
– Mais tu aurais juste pu me le dire, hein, je serai repassé chez toi… »
Le brun dénia du chef, faisant rire le blond :
« Mais t’aurais pas loupé un prétexte de passer me faire un dernier coucou avant ton départ, c’est ça ?
– I don’t see at all what you’re implying.
– Pas du tout ton genre, hein.
– Absolutely not. »
Ils s’étreignirent.
Coreyban, qui arrivait, sourit en les voyant :
« Ben qu’est-ce que vous foutez là, Callahan ?
– Hi, Chef, le salua l’anglophone en lâchant Perdreau. Erwan avait oublié ses cachets, je lui ai ramenés.
– Ses cachets ?… répéta le commissaire en les regardant l’un l’autre, dubitatif.
– Mes antidouleurs, lui répondit Perdreau.
– Ah oui. Ben oui, ils sont mieux avec lui qu’avec vous, effectivement.
– C’est ce que je me suis dit. »
Cette scène improbable avait complètement pris de court les Larose-Croix et annihilé de même les tensions restantes. Coreyban laissa son commandant et son Américain pour revenir vers eux :
« Bien. Messieurs-dames, désolé pour l’attente, mais on va pouvoir vous libérer. »
Alors que tous, Crépin et Devi inclus, le regardaient, attendant la suite avec plus ou moins d’appréhension, il enchaîna :
« Monsieur Rocherain reste en garde à vue pour le moment, on verra si on le garde 48 h ou pas. En ce qui vous concerne, on vous demandera de rester à notre disposition, mais je pense vraiment que le plus gros a été fait. La suite dépendra des décisions des juges, pour la plainte et les poursuites. Concernant Sabine, les juges sont d’accord pour qu’elle reste auprès de son père pour le moment, ajouta-t-il et tout le monde vit Caroline se raidir, outrée. Vu l’urgence et la complexité de votre dossier, je vous informe que vous êtes convoqués lundi matin à 10 h par la personne désormais en charge de votre cas, à savoir le juge Fonteneau.
– Ah, ce n’est plus l’autre, là, euh… Gontran ?… demanda Nathanael, alors que son Adel et Sabine avaient poussé un soupir de soulagement aussi fort que synchronisé.
– Gondéant, le corrigea Crépin avec un sourire. Et non, ce n’est plus lui, il est à la retraite.
– Vous ferez donc un point sur tout ça lundi dans son bureau, on lui aura fait passer nos comptes-rendus d’ici là, continua Coreyban sans s’émouvoir de l’interruption, en donnant à Adel et Caroline les convocations officielles. C’est tout pour nous, donc. Bonne fin de journée et de week-end à vous. »
Un ange passa et Caroline n’en pensait sûrement pas moins, mais, comme le vieux général avait hoché la tête sans émettre d’objection, elle dut se contenter de serrer les poings.
Adel se frotta le visage. Nathanael tapota son dos pour lui dire doucement :
« Tu vois ? Ça va aller. »
Il sourit aussi à Sabine qui tremblait un peu, osant à peine y croire :
« Ça va aller. »
Voyant le vieux général s’approcher d’eux, son jeune homonyme se leva :
« Bonjour, mon oncle.
– Bonjour, Adel. »
Il y eut un silence. Le plus jeune ne savait trop quoi dire ni à quoi s’attendre, avant que le plus vieux ne reprenne :
« Ça me fait plaisir de te voir debout… Même si les blessures font partie de notre travail, ce n’est pas pour ça que c’est agréable.
– Merci.
– Tu as fait preuve d’une grande bravoure. J’ai appris qu’avec cette fichue maladie, la cérémonie de remise de médailles avait été repoussée ? J’espère qu’ils ne tarderont pas trop, ta troupe et toi les avez plus que méritées. »
Adel hocha la tête. Son aïeul continua avec grand sérieux :
« Il est inacceptable que ton père se soit permis des paroles pareilles envers toi et ton subordonné. Mais tu peux être tranquille, ça ne restera pas sans conséquence pour lui. »
Cette fois surpris, Adel répondit en bredouillant un peu :
« Ah euh… Merci aussi. »
Le vieux général hocha la tête et regarda Nathanael, qui s’était levé, se tenait près de son mari et lui souriait poliment.
« Vous devez être son fameux époux, j’imagine ?
– Tout à fait. Nathanael Anthème, ravi de vous rencontrer. J’ai beaucoup entendu parler de vous.
– De même. Vous pourrez vous vanter d’avoir beaucoup fait parler chez nous.
– Si vous n’avez que ça à faire… »
Ils se regardèrent un instant. Le général hocha à nouveau la tête :
« Merci de vos efforts pendant la convalescence de mon neveu. Les conjoints si impliqués sont trop rares. »
Le sourire de Nathanael s’élargit.
« C’est normal, Général. La question ne se posait pas pour moi. »
Ils en restèrent là pour ce jour-là.
Désireux de ne pas plus traîner, Les Larose-Croix se retirèrent.
Crépin et Coreyban les regardèrent partir et elle demanda :
« C’est Fonteneau, alors, qui a récupéré le bébé ?
– Ouais.
– Ça va être fun, lundi matin.
– Ah, clair que ça va pas être la même sauce que Gondéant. Ça va leur faire bizarre, à la bande de bigots. »
Chapitre 100 :
Sur le chemin du parking du commissariat, l’ambiance était très diverse parmi les Larose-Croix et affiliés.
Caroline, que son ex-grand-oncle par alliance s’était proposé de ramener, puisque la fuite de son ex-beau-père l’avait laissé piétonne, ne disait rien, ne décolérant pas, marchant vite, pressée de pouvoir retrouver des personnes auprès de qui elle pourrait trouver du soutien. Le vieux général n’était pas plus loquace, mais lui n’était pas en colère. L’important pour lui était que tout ceci se soit réglé sans plus de vague. L’arrestation du cousin problématique ne le dérangeait pas, celui-ci n’étant pas un Larose-Croix. Si publicité sur cette affaire il y avait, elle n’éclabousserait pas leur nom, ce qui était le plus important pour lui. L’idée que celui-ci puisse apparaitre dans les journaux pour autre chose qu’une action d’éclat lui restait insupportable.
Florent ne disait rien non plus. Il avait rapidement devancé les autres qui ne firent rien pour le retenir.
Le reste était divisé en deux groupes : les adultes et les ados.
Stéphane, Indira et Manon restaient à hauteur d’Adel et Nathanael alors que derrière eux, Léo et François encadraient une Sabine toujours un peu anxieuse.
Nathanael écoutait avec un sourire son mari et son beau-frère se confirmer le créneau qu’ils avaient trouvé pour se revoir avant que ce dernier et les siens ne repartent en Inde quand Léo les rejoignit précipitamment, les interrompant sans le vouloir :
« Tonton Adel ! »
Adel le regarda :
« Oui ? »
L’adolescent sembla soudain ne plus savoir ce qu’il voulait dire si urgemment. Sautillant sur un pied, il détourna les yeux en se grattant la tête avant de se lancer d’une voix peu sûre :
« Je euh… je voulais donner mon numéro à Sabine, mais euh elle en a pas alors euh… On se demandait comment faire euh… ? »
Adel avait froncé un sourcil, pris de court, mais Nathanael avait souri :
« Ah oui, tu fais bien de demander. Je crois que j’en ai gardé un vieux, on pourra lui donner en attendant de voir. Tu peux nous laisser ton numéro ?…
– Euh, Nath… ? commença Adel qui avait froncé un sourcil, mais le regard goguenard de son mari l’empêcha de poursuivre :
– Quoi, mon chéri ? Elle a 15 ans, ta puce. C’est normal d’avoir un portable à cet âge, on est en 2020. »
Adel fit la moue alors que ça rigolait plus ou moins discrètement autour d’eux. Manon en remit une couche :
« C’est vrai, c’est important, ça lui permettra de rester en contact avec ses amis.
– J’y connais rien en contrôle parental, par contre, admit Nathanael avec un clin d’œil à sa belle-sœur qui hocha la tête avec un grand sourire :
– Ah, j’ai l’appli qu’il vous faut ! »
Adel faisait la moue, visiblement dubitatif, mais il ne dit plus rien et laissa les trois technophiles s’échanger numéros et infos. Si jamais Sabine pouvait vraiment rester vivre avec eux, il serait effectivement bien qu’elle puisse rester en contact avec ses cousins, puisqu’elle semblait toujours aussi proche d’eux et que lui-même avait confiance en eux. Il se demandait, par contre, si elle avait d’autres amis. Peut-être à l’école… ? Il se demanda si elle était déjà au lycée…
Arrivés au parking, tout ce petit monde se salua. Manon emmena vite ses garçons pour ne pas faire attendre Florent, déjà installé au volant, mais non sans que les deux ados n’aient fait jurer à Adel et Nathanael de prendre bien soin de Sabine et de leur donner vite des nouvelles.
Ils les regardèrent partir et Stéphane déclara avec amusement :
« Z’avez intérêt à gérer, ils vont vous tenir à l’œil.
– Ça ira. J’ai connu pire, comme surveillants, lui répondit son frère, non moins amusé.
– Pas faux… Bon, on se dit à mercredi, du coup ? Et on se tient au jus d’ici-là ?
– Pas de souci, on vous attendra de pied ferme. »
Nathanael bâilla alors qu’ils regagnaient leur voiture.
« Coup de pompe, Nath ? sourit Adel.
– Ouais, et un petit creux, répondit le dessinateur en sortant son téléphone qui avait vibré. Ça vous dirait qu’on se pose manger un truc avant de rentrer ? … Tu as mangé avec tout ça, d’ailleurs, Sabine ?
– Euh… Non… Pas beaucoup… répondit la demoiselle, à nouveau un peu mal à l’aise.
– Tu aimes les crêpes ? lui demanda encore son beau-père.
– Euh… Oui… ?
– Toi, tu n’as pas eu assez d’une crêpe en dessert ce midi, rigola Adel.
– Je ne vois pas du tout de quoi tu parles. Et ça n’a rien à voir non plus avec le fait que je viens de recevoir un message d’Enzo qui demande si ça va.
– Hm, hm. Bon, l’Arc En Ciel n’est pas loin, j’imagine qu’on peut y repasser… C’est un bar tenu par des amis à nous, Sabine. On était avec eux quand la commandante nous a appelés. On peut y aller manger un bout, si tu veux ? »
Sabine hocha la tête et son père prit ça comme un oui. Ils montèrent dans la voiture, elle à l’arrière, et Nathanael ne prit que le temps d’attacher sa ceinture avant de reprendre son téléphone :
« Ouais, Enzo ?… Oui, on sort du commissariat, on voulait repasser, on a faim. … Euh, oui pour aujourd’hui, on saura lundi pour le reste, on t’expliquera. … D’accord… Oui, oui, ben on arrive, là. … C’est ça, à tout’, vieux frère. »
Il raccrocha et reprit :
« Voilà, ils nous attendent.
– Tu m’as donné faim aussi à reparler de crêpe… » soupira Adel en sortant prudemment du parking.
Nathanael gloussa.
Comme de bien entendu un samedi, ils mirent plus de temps à trouver à se garer qu’à faire le trajet.
Le bar était cela dit tranquille, sûrement à cause des restrictions sanitaires, vu l’heure. Enzo était au comptoir et leur fit signe avant de sursauter en voyant Sabine qui restait tout près de son père, intimidée. Nathanael s’avança donc vers son vieil ami :
« Re chef ! T’as une table pour nous ?
– Ouais, la même que tout à l’heure du coup. Je viens de la laver, posez vous tranquille. »
Adel hocha la tête et alla s’installer avec Sabine dans la banquette en angle où il avait déjeuné plus tôt pendant que Nathanael restait près du comptoir. Enzo lui dit plus bas :
« Quand tu disais que ça allait pour aujourd’hui, c’était ça ?
– Ouais, on a rendez-vous chez le juge lundi pour voir la suite… Sacha n’est plus là ?
– Non, il a été appelé pour une urgence, il était d’astreinte.
– Ah, dommage, j’aurais bien aimé savoir s’il le connaissait… »
Nathanael passa aux toilettes avant de rejoindre la table où Sabine regardait la carte alors qu’Adel, lui, s’était adossé à la banquette et la regardait avec un petit sourire doux. Nathanael s’assit près de lui, sur une chaise, et lui dit :
« Ah, à ton tour, le coup de pompe !
– J’avoue… Ça doit être la tension qui retombe.
– Ouais… J’en connais un qui va bien dormir.
– On va essayer… Mais je vais sûrement prendre un ou deux cafés en attendant.
– Pas plus, hein.
– Promis. »
Enzo les rejoignit :
« Alors, vous avez choisi quoi pour le goûter ? demanda-t-il joyeusement. Nathy, crêpe chocolat-caramel au beurre salé avec une boule vanille et un thé glacé aux fruits rouges ?
– Serais-je si prévisible ?
– C’était ça ou le chocolat liégeois revisité au caramel au beurre salé, ajouta Enzo, ose dire le contraire.
– Un jour, je prendrais celui à la fraise juste pour te donner tort !
– Ouais, pas aujourd’hui, on dirait. Adel ?
– Je veux bien une part de fondant au chocolat, s’il t’en reste ?
– Euh, je crois que oui. Boule vanille avec aussi ?
– Volontiers, et un café.
– OK. Et pour notre demoiselle ? »
Sabine lui jeta un œil intimidé :
« Euh… Je veux bien une coupe de glace aux fruits rouges, s’il vous plaît.
– D’accord, et quelque chose à boire ? »
Sabine regarda son père qui hocha la tête avec un sourire et elle regarda à nouveau le grand barman :
« Euh, un coca cola, s’il vous plaît.
– OK, j’vous apporte ça tout de suite ! »
Nathanael s’étira encore :
« Ouaiiiiiiiiis chocolaaaaaaaaat… »
Adel rigola et se pencha vers Sabine qui regardait son beau-père avec un petit sourire intrigué :
« Tu le sauras, il est corruptible au chocolat. »
Devinant la blague, l’adolescente sourit un peu plus.
« Avec du noir aux noisettes, tu peux l’avoir facilement, ajouta son père sur un faux ton de comploteur.
– Ouais ouais ouais, tu craches pas dessus non plus, il me semble, mon chéri. »
Enzo revint vite avec leur commande et ils trinquèrent avant d’attaquer le goûter.
Adel reprit :
« Tu es au lycée, maintenant ?
– Oui… En Seconde. D’ailleurs, je devais y retourner lundi matin… Du coup, ça ne va pas être possible, avec le rendez-vous du juge, non ?
– Ah oui, ben oui, du coup. Enfin, il reste quoi, avant les vacances, deux semaines ?… Tu allais où ?
– Au Lycée du Saint Sépulcre.
– Ah. »
Adel leva les yeux au ciel et Nathanael se permit d’intervenir :
« C’est où, ça ?
– Pas loin de chez mes parents, c’est un lycée privé pour filles, celui où ma sœur a été.
– Sous contrat ?
– Officiellement, oui, mais j’ai de gros doutes, ça doit être pour les subventions. Enfin bref… Ça se passe bien ? Tu as des amies ? »
L’adolescente s’assombrit, le nez dans sa coupe glacée.
« … Ben… J’ai de bonnes notes… Mais Maman n’est jamais contente quand même… Et j’avais une amie, mais elle a quitté le lycée, alors j’étais beaucoup toute seule, avant le confinement… Et je n’ai pas eu de nouvelles de personne depuis.
– On verra ce que dit le juge lundi, mais si tu restes avec nous, il faudra que tu changes de lycée, lui dit son père.
– Vous habitez loin ?
– On est à une petite demi-heure de Lyon, mais à l’opposé, par rapport aux Mont d’Or… Et on a un lycée pas loin. C’est public, mais bon, je crois qu’il est bien… » expliqua Adel et Nathanael hocha la tête, car il avait la bouche pleine à cet instant.
Il déglutit et renchérit :
« Oui, bon niveau et bonne équipe, apparemment. »
Ils continuèrent à parler et Sabine se détendit peu à peu, contente de retrouver son père et que lui soit si curieux d’elle et si bienveillant. Nathanael laissa faire, intervenant peu, conscient que la jeune fille allait sûrement mettre un petit moment à être à l’aise avec lui.
Ils ne firent pas attention à l’heure et ils quittèrent le bar un peu tard, décidés à se rentrer.
Ça roulait bien et ils allaient quitter l’autoroute lorsque Nathanael réalisa quelque chose :
« Euh, dites, on a absolument pas de quoi habiller Sabine, là, non ? »
Il y eut un petit silence, le temps que ça monte au cerveau des deux autres qui échangèrent, via le rétroviseur, un regard qui pouvait aisément se traduire par « Oups. »
Adel, un peu paniqué, bredouilla :
« Ben on peut lui lâcher un T-shirt pour dormir, mais le reste…
– Attends, j’ai une idée… » dit Nathanael en sortant son téléphone.
Il appela et se tordit les lèvres en attendant que ça réponde :
« Salut, Pierre, ça va ? … Oui, enfin on a un petit souci euh… Vous êtes chez vous ? … Cool. Est-ce que, à tout hasard, vous auriez quelques fringues d’Anissa à nous prêter ? demanda-t-il avant d’éclater de rire quelques secondes plus tard. Non, je veux pas me lancer dans une carrière de drag, t’es con ! … Non, on a récupéré la fille d’Adel un peu en cata et on a rien pour elle, du coup… Et comme, vu l’heure, y a plus rien dans le coin et qu’Adel n’a pas envie de retourner à Lyon faire les boutiques, j’ai pensé à vous… … Ouais ? Ah super, ben on arrive alors. … On est au rond-point d’Auchan, on est là dans cinq minutes. … Promis, rigola-t-il encore, on verra ça. Merci, à tout de suite. »
Il raccrocha en gloussant encore.
« Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Adel, amusé, en ralentissant pour s’arrêter à un stop.
– Qu’on lui devrait un coup de main pour tailler sa haie.
– Ouais, ça peut se faire.
– C’est qui ? demanda Sabine, qui ne savait pas trop si elle devait s’inquiéter ou pas.
– Nos voisins, lui répondit son père. Leur fille aînée a ton âge… Elle est un peu plus grande que toi, mais elle devrait avoir de quoi nous dépanner… Ah, par contre, ce sont des personnes de couleur, ne sois pas surprise. »
Nathanael gloussa :
« Waaah, la vache !… Eh mon chéri, les années 50 ont appelé, elles veulent que tu leur rendes leur jargon !
– Eh, tu peux parler avec ton jargon woke, espèce d’anarchiste ! »
Ils rirent tous les deux, laissant la demoiselle dubitative.
« Bref, reprit son père, lui est Noir et elle Asiatique.
– Mais ils sont français ? demanda-t-elle.
– Oui, oui… Lui oui et elle a la double nationalité. »
Ils arrivèrent. Adel se gara dans leur cour et ils descendirent. Nathanael s’étira encore, souriant, et regarda son mari :
« Merci pour la route, mon cœur !
– De rien. Allez, on y va tout de suite ?
– Oui, on va pas les embêter trop tard non plus… »
Adel tendit la main à Sabine qui la prit et les suivit jusqu’à la maison voisine. Ils passèrent le portail et Nathanael alla frapper à la porte comme des aboiements se faisaient entendre.
La porte s’ouvrit sur un chien noir qui remuait la queue avec énergie et une toute petite demoiselle qui leva la main pour l’agiter :
« Bonzour !
– Coucou, Kim ! la salua Nathanael en s’accroupissant alors que Bouba se laissait caresser par Adel. Tu vas bien ?
– Oui ! »
Pierre arriva derrière sa fille :
« Bonsoir ! Bienvenue, entrez !
– Merci, lui dit Nathanael en avançant.
– Désolé du dérangement, lui dit Adel en le suivant. Je te présente ma fille Sabine. Sabine, voici Pierre, notre voisin.
– Enchanté ! dit Pierre alors que la petite Kim refermait la porte.
– Euh, moi aussi… Et euh… Merci aussi de m’aider.
– Oh, y a pas de souci, Anissa a de quoi faire… Elle est montée voir, d’ailleurs. Je vais l’appeler. »
Il alla au pied de l’escalier, un peu plus loin, et cria :
« Anissa ! ils sont là ! »
Une voix lointaine répondit d’en-haut :
« J’arrive ! »
Mai Lan arriva de la cuisine en s’essuyant les mains avec un torchon :
« Bonsoir ! Alors alors, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tu as enfin pu récupérer la garde de ta fille ?
– Euh, pas encore vraiment, mais en tout cas, je l’ai pour ce weekend. »
Ils finissaient les présentations quand Anissa descendit à toute vitesse l’escalier pour venir droit vers Sabine, rayonnante :
« Coucou, ça me fait trop plaisir de te rencontrer ! Adel m’a beaucoup parlé de toi, c’est super que tu sois là !
– Euh… Merci… »
Anissa attrapa sa main pour l’entraîner :
« Viens voir, j’ai plein de choses pour toi ! »
Sabine jeta un regard un peu paniqué à Adel qui hocha la tête, rassurant, et elle se laissa emmener sans oser protester. Kim les suivit, toute excitée.
Les quatre adultes les regardèrent disparaître et Nathanael croisa les bras, profondément amusé.
« Ça, ça s’appelle le choc des cultures. »
Ils rirent tous les quatre et Pierre proposa :
« On vous sert un verre ? Je pense qu’on en a pour un petit moment.
– Ben écoute, si ça vous gêne pas, volontiers.
– Y a pas de souci ! renchérie Mai Lan. J’ai filtré mon vin de pêche de l’an dernier, on va pouvoir le goûter. »
Ils s’installèrent donc au salon pour papoter sagement en attendant.
Chapitre 101 :
« C’est une tuerie, ton vin de pêche, Mai Lan… soupira Nathanael avec bonheur.
– J’avoue, mais tu vas quand même t’en tenir à deux verres, lui dit gentiment son mari.
– Méeuh… fit semblant couiner le dessinateur.
– Non, mais je te porterai pas jusqu’à la maison, Nath.
– Mais c’est à côtéeuh…
– C’est pas une raison. »
Pierre et Mai Lan se marraient. Nathanael tenta un regard suppliant presque convaincant, mais ni lui ni Adel ne tinrent plus de cinq secondes sans se mettre à rire aussi.
Toujours installés au salon, chaque couple dans un des deux canapés qui se faisaient face, ils devisaient paisiblement tous les quatre. Ça faisait une vingtaine de minutes qu’Anissa avait kidnappé Sabine, mais aucun cri ou bruit suspect ne s’était fait entendre depuis.
« Du coup, vos gamins retournent à l’école lundi ? demanda Adel.
– À leur grand désespoir, oui, répondit leur père avec amusement. Enfin, surtout celui de Dao, en fait. Anissa est plutôt contente de revoir un peu les copines en vrai avant les vacances et Kim aussi.
– C’est cool, ça.
– Oui, après, ‘faut admettre que tout remettre en branle pour deux semaines, ça fait beaucoup de bazar pour rien. »
Adel hocha la tête et Nathanael haussa les épaules :
« Faut bien remettre les parents qui étaient restés à garder leurs gamins au boulot aussi…
– Ce que tu es cynique, sourit Adel.
– Il a pas tort, intervint Mai Lan.
– Ne l’encourage pas… »
Ils rirent encore.
Les demoiselles redescendirent peu après, Sabine un peu plus détendue, portant un petit sac de sport, suivie d’Anissa qui portait Kim dans ses bras.
« Voilà voilà, on a fini ! déclara joyeusement la jolie métisse en arrivant dans le salon.
– C’est bon, tu lui as trouvé quelques bricoles ? lui demanda sa mère.
– Oui ! D’ailleurs, il y a encore des choses, si besoin ! ajouta Anissa et elle sourit à Sabine : Tu hésites pas, hein !
– Oui, merci… » répondit Sabine avec un sourire timide, même si sincère.
Le trio ne tarda pas, remerciant encore chaleureusement leurs amis, mais ne voulant pas plus les déranger un samedi soir. Ils sortirent et prirent la direction de leur propre foyer.
« Ça va, ma puce ?
– Oui… Elle est très gentille, Anissa… Elle m’a donné des beaux habits et elle m’a même dit qu’elle en avait d’autres si j’avais besoin… Et qu’on pourrait aller en acheter ensemble aussi.
– Ah oui, c’est très sympa… Ça ne m’étonne pas d’elle. »
Et il pensa sans l’ajouter que c’était très bien que Sabine aime bien leur jeune voisine, ça lui ferait un soutien féminin sûr à proximité.
Sabine tenait toujours la main de son père quand ils arrivèrent chez eux. Nathanael avait laissé faire, désireux de ne pas se mettre entre eux plus que nécessaire le temps que leur lien se renoue. Il n’était cependant pas inquiet : ça allait vite revenir, vu comme c’était parti.
Le dessinateur déverrouilla donc la porte en sifflotant, pendant que son mari montrait un peu la cour à sa fille. Nathanael retint un bâillement et poussa la porte en se demandant ce qu’ils allaient dîner. Il sourit quand deux chats se faufilèrent dans ses jambes en miaulant.
« Coucou les peluches !… Comment ça va ? »
Le tigré se frotta à ses jambes en roucoulant alors que la noire levait le museau en miaulant encore.
« Oh oui, on est en retard, vous avez faim… »
Il se pencha pour les caresser.
« Oui oui oui houlàlà les pôv’ pôtits chats, qu’est-ce que vous êtes affamés… »
Adel et Sabine le rejoignirent. L’adolescente regarda les chats, surprise, et son père sourit :
« Ça, c’est Tigrou et sa mère, Squatt.
– Vous avez deux chats ?
– Non, on en a trois, lui répondit Nathanael en se redressant. Y a aussi la rouquine, mais elle était dehors quand on est parti… »
Il entra :
« … Elle ne devrait pas tarder à revenir, vu l’heure… »
Il les précéda à l’intérieur et alla poser son sac à dos sur le canapé. Derrière lui, Adel suivait avec Sabine :
« On va t’installer là, dans la chambre d’amis, en attendant de savoir comment ça se passe… Pose le sac là si tu veux, on fera le lit tout à l’heure… Tu veux te laver avant de dîner ?
– Euh, oui, je veux bien…
– Je te fais visiter d’abord ? Ça va être vite fait, la maison n’est pas grande.
– D’accord ! »
Nathanael alla ouvrir les portes-fenêtres du salon et, comme il l’avait pensé, Carotte était là et entra pour rejoindre son frère et sa mère qui étaient partagés entre aller miauler à la cuisine pour avoir à manger ou rester surveiller ce nouveau bipède inconnu.
Nathanael se tourna vers Adel et Sabine :
« Je vais arroser pendant que j’ai encore un peu de courage.
– OK, mon cœur. » lui répondit Adel.
Nathanael sortit dans le jardin pour aller voir ses petites plantations, qui se portaient très bien, puisque le printemps avait été très chaud et ensoleillé. Il cueillit deux tomates, quelques fraises et les posa sur la table, avant d’aller remplir son arrosoir. Il finissait quand Adel sortit avec Sabine pour lui montrer le jardin.
« … Et voilà, un peu de verdure… Là tu as le potager et les plates-bandes de fleurs… »
Adel avait l’air un peu gêné.
« C’est plus petit que chez Papy et mamy, hein… » dit-il en se grattant la nuque.
Sabine regardait partout avec un petit sourire, intimidée, mais curieuse.
« C’est pas très grand, mais c’est joli… Vous avez beaucoup de fleurs… C’est quoi ? »
Adel jeta un regard ennuyé à Nathanael qui gloussa et s’approcha :
« Là on a des iris jaunes et rouges, ici de la lavande, là des œillets, à côté, des myosotis, encore à côté, c’est les rosiers… Ceux-là, c’est ma grand-mère qui les avait plantés, pour tout te dire… J’en prends soin, parce qu’elle y tient et qu’elle vérifie toujours comment ils vont quand elle passe, ajouta-t-il avec un sourire et un clin d’œil à la demoiselle. Et là, c’est des pourpiers. Après, il y a quelques géraniums aux fenêtres… C’est plus classique, mais c’est joli et ça repousse un peu certains insectes… »
Elle hocha la tête :
« C’était la maison de v.. tes grands-parents ?
– Oui. » répondit-il sans relever l’hésitation.
Elle avait été très gênée quand il lui avait dit qu’elle pouvait le tutoyer, au bar.
« Ils m’ont récupéré quand mes parents m’ont jeté dehors… J’ai habité avec eux jusqu’à ce qu’ils partent, ils me l’ont laissée.
– Ils sont où ?
– Dans une résidence pour personnes âgées… Ils sont tranquilles, mon grand-père a obtenu qu’ils aient un petit potager et même quelques animaux, ça leur va bien… »
Ils rentrèrent. Sabine alla se doucher et Nathanael se proposa de préparer le dîner. Il n’était pas très tôt, du coup, mais il y avait de quoi se préparer quelque chose rapidement : après quelques fouilles en règle dans ses placards et son frigo, il trouva de la salade verte, des tomates, de la feta, du thon et des croûtons.
Aucun d’eux ne mourrait de faim de toute façon, après le bon goûter un peu tardif du bar.
Sabine revint rapidement, juste vêtue d’un long t-shirt blanc avec une licorne sur le devant et d’un corsaire noir. Elle regarda Nathanael qui sortait les ingrédients, indifférent aux miaulements des chats qu’Adel se chargeait de nourrir pour avoir la paix.
« Mais oui mais oui, on a compris, ça vient… » dit-il avec amusement en sortant le sac de croquettes du placard.
Il leur en donna, puis sourit à sa fille :
« Ça y est ? Tu te sens mieux ?
– Oui… Il y a besoin que je vous aide ?
– Je vais vous confier la mission capitale de couper les tomates et le reste pendant que je lave la salade ! » déclara Nathanael en posant deux couteaux sur la table.
Adel hocha la tête :
« OK, chef ! »
Sabine et lui s’assirent à la table et se mirent à l’œuvre.
Ils mangèrent dans la bonne humeur. Nathanael se faisait un devoir de faire des blagues, Adel le laissait faire et Sabine se détendit peu à peu.
Très fatiguée par toutes ses aventures, la demoiselle bâillait déjà pendant le repas. Nathanael leur confia donc la vaisselle pendant qu’il allait faire le lit.
Il dut déloger Carotte, installée là, mais ce ne fut pas beaucoup plus dur. Il déplia le clic-clac, mis des draps propres et ramassa des choses diverses posées là, entre autres sa guitare, pour faire un peu de place. Il savait que la pièce était suffisamment grande pour une chambre, vu que ça avait été la sienne à l’époque. Là, il y avait une grande armoire et le clic-clac, en plus d’une pile de cartons. Il se dit qu’il faudrait mettre tout ça ailleurs si Sabine restait… Ce qu’il espérait. Mais même si Adel n’obtenait qu’une garde alternée, installer une vraie chambre à la demoiselle serait nécessaire.
Il sortit de la pièce, sa guitare à la main, pour rejoindre le salon. Il sourit, attendri, en voyant ce qui l’attendait : Adel était sur le canapé, Sabine sur les genoux. Ils étaient en mode câlin. Nathanael s’assit près d’eux avec sa guitare :
« Je sais pas vous, mais moi, je vais pas faire de vieux os… Je suis crevé. »
Adel lâcha un instant sa fille d’un bras pour caresser la tête de son binoclard.
« Qu’est-ce que tu fabriques avec ta guitare ?
– J’ai fait un peu de place dans la chambre, j’allais la mettre dans le bureau.
– Tu joues de la guitare ? demanda Sabine, intriguée.
– Oui, et je chante, aussi…
– Ooooh… »
Adel était fatigué aussi. Il sourit et dit doucement :
« Tu nous chanterais une berceuse ?
– OK, mais je vous porterai pas dans vos lits !
– Vendu. »
Nathanael prit sa guitare et l’accorda en se demandant quoi chanter. Il trouva à temps, joua quelques notes pour se remettre les accords en tête avant de se lancer :
« On peut vivre sans richesse
Presque sans le sou
Des seigneurs et des princesses
Y’en a plus beaucoup
Mais vivre sans tendresse
On ne le pourrait pas
Non, non, non, non
On ne le pourrait pas… »
Il joua tranquillement, cette chanson toute douce.
« … Quand la vie impitoyable
Vous tombe dessus
On n’est plus qu’un pauvre diable
Broyé et déçu
Alors sans la tendresse
D’un cœur qui nous soutient
Non, non, non, non
On n’irait pas plus loin… »
Il jeta un œil. Sabine s’endormait, blottie contre son père qui la berçait doucement.
« … Mon Dieu…
Dans votre immense sagesse
Immense ferveur
Faites donc pleuvoir sans cesse
Au fond de nos cœurs
Des torrents de tendresse
Pour que règne l’amour
Règne l’amour
Jusqu’à la fin des jours. »
Il acheva et sourit lorsque son public l’applaudit.
« Merci. »
Sabine piquait vraiment du nez et son père l’emmena se coucher sans plus attendre. L’adolescente se coucha, sans déranger Tigrou et Carotte, le lit était assez large. Adel ne traîna pas, se contentant de lui dire qu’elle ne devait pas hésiter à venir les voir si elle avait besoin de quoi que ce soit, même dans la nuit.
Il retourna au salon au Nathanael n’était plus. Le dessinateur était dans leur bureau, il rangeait la guitare dans un coin. Adel le rejoignit.
« Ça va, tu trouves un peu de place ?
– Ouais, ça va… »
Nathanael alla vers lui et passa ses bras autour de son cou :
« Je me disais qu’il y allait avoir du tri à faire, si ta puce reste ici ou même qu’on l’a qu’un week-end sur deux…
– Ouais, bah ça sera l’occasion… On a quand même pas mal de bazar qui ne sert pas des masses.
– C’est vrai… »
Adel passa ses bras autour de lui et ils s’étreignirent.
« Je suis tellement heureux qu’elle soit là… soupira Adel.
– Oui, moi aussi. Ça serait bien qu’elle puisse rester…
– Ouais. Ça serait bien… J’espère vraiment que ça va aller, avec le juge…
– Ça devrait. T’as pas appelé ton avocate, du coup ? »
Adel sursauta :
« Ah merde non… Ça s’est passé tellement vite que je l’ai zappée… »
Nathanael sourit et lui fit un petit bisou :
« Il faudra que tu lui laisses un message demain. »
Adel hocha la tête et l’embrassa aussi :
« Oui, je ferai ça demain. »
Les deux hommes ne veillèrent pas non plus.
Nathanael insista pour qu’Adel prenne un cachet de plus que d’habitude en se couchant, pour l’aider à dormir. Adel grommela, mais obéit. Il s’endormit rapidement alors que Nathanael lisait. Ce dernier tenait son mari à l’œil. Le sommeil de ce dernier était agité, mais rien de plus. Nathanael espérait que ça ne serait pas pire.
Ce fut le cas, la nuit passa presque sans souci. Adel fit un cauchemar dont il se réveilla dans un cri, mais il parvint à se rendormir sans trop de mal après que Nathanael l’ait pris dans ses bras.
Nathanael le berça doucement, aussi longtemps qu’il fallut. Il s’attendait à ça, vu la crise qu’Adel avait eue dans l’après-midi, il aurait été étonnant qu’il passe une nuit paisible.
Les mots de son père avaient réveillé d’encore très douloureux souvenirs…
Nathanael soupira en sentant le corps d’Adel se ramollir et son souffle s’apaiser.
Ça allait passer… Et ça allait bien se passer.
Ils se relèveraient de ça comme du reste pour avancer. Et tant mieux si une petite demoiselle se joignait à eux.
Chapitre 102 :
Nathanael chantonnait en replantant sagement de jeunes boutures de rosier dans des petits pots, dans l’évier de sa cuisine, éclairé par le soleil matinal. Tigrou était assis à côté sur le plan de travail, le regardant, dubitatif.
Il était neuf heures passées et la maison était silencieuse.
Le dessinateur n’eut donc aucun mal à entendre un pas léger dans son dos. Il jeta un œil par-dessus son épaule avec un sourire :
« Bonjour, Sabine. Tu as bien dormi ? »
L’adolescente, un peu ébouriffée, entra dans la cuisine en regardant partout, mal à l’aise.
« Euh… Oui… Euh… Papa n’est pas là ?… »
Nathanael écarta le chat qui s’était approché et tendait la patte vers une des plantes.
« Ah non, je l’ai envoyé courir, lui répondit l’illustrateur avec un soupir. Il ne devrait pas tarder. Il m’a saoulé, ce matin… »
Il ne vit pas la demoiselle se tendre nerveusement, mais il le sentit peut-être. Il se tourna un instant pour lui sourire à nouveau :
« Maintenant que la tension est un peu retombée, il est super énervé contre ta mère et ton grand-père… J’espère vraiment qu’ils ne vont pas déconner demain, ni le juge, parce qu’il va les bouffer tout crus… »
Il avait fini. Il se rinça les mains, éclaboussa le chat qui s’enfuit, outré, en sautant au sol, et il remonta ses lunettes, qui avaient glissé, avant de se tourner complètement vers elle, restant appuyé contre l’évier :
« Tu as faim ? Tu manges quoi, le matin ? »
Elle avait ses mains serrées l’une dans l’autre et n’osait pas le regarder. Il fit la moue et sourit avec plus de douceur :
« Bien. Puisqu’on est tous les deux, je crois qu’il faut qu’on en profite pour mettre un peu les choses au clair… »
La voyant se tendre encore, il enchaîna sans attendre :
« Je me doute de tout le mal que ta mère et les autres ont dû dire de moi pendant tout ce temps, et même de ton père, d’ailleurs, mais je ne lui ai jamais demandé de partir pour moi en vous abandonnant. »
Elle le regarda enfin un instant, incertaine.
« Ça lui a déchiré le cœur de partir sans vous. Et vous lui avez manqué à chaque seconde de sa vie pendant tout ce temps.
– …
– Bref, j’ai rien contre toi et j’avoue que je suis plutôt content pour toi de te savoir ici…
– … Pour de vrai… ? bafouilla-t-elle.
– Pour de vrai. »
Il y eut un silence. Tigrou, qui s’était étalé au frais sur le carrelage, les regarda et roucoula, curieux.
Sabine se tordait toujours les mains, mais elle lui sembla un petit peu moins tendue.
« Il te l’a dit, quand il est parti, qu’il serait toujours là pour vous, non ? »
Elle le regarda à nouveau. Il la contemplait avec douceur, souriant toujours.
« Ce n’est pas parce que tu lui as demandé qu’il est parti sans nous…
– Vous êtes la seule raison pour laquelle j’aurais accepté de le perdre. »
Elle fronça un sourcil. Il insista donc :
« Ça m’aurait brisé le cœur, mais s’il m’avait dit : “ Je suis désolé, Nath, mais je ne peux pas laisser mes enfants. ”, j’aurais parfaitement compris. Vu ce que je savais déjà de ta mère et des autres, je n’aurais vraiment pas pu lui reprocher… »
Sabine hocha la tête lentement, avant de lui jeter un œil furtif et de bredouiller en rougissant :
« … Papy et Grand-Papy disaient toujours que tu étais un pervers et que tout ce qui t’intéressait, c’était ses fesses… »
Nathanael fit encore la moue et haussa les épaules :
« Alors, comment dire… Je ne serai pas hypocrite au point de prétendre que ses fesses ne m’intéressent pas, parce que si, clairement, j’assume, mais ton père m’intéresse dans son ensemble. Bien sûr qu’il est magnifique, mais il est bien plus que ça. Ce n’est pas à toi que je vais apprendre à quel point il est gentil et intelligent, pour ne citer que ça… »
Cette dernière tirade arracha un petit sourire à Sabine.
« Tu penses vraiment que si je n’en avais eu qu’après ses fesses, j’aurais passé autant de temps et d’énergie à le soigner et à l’aider à se remettre quand il a été blessé ? »
L’argument fit mouche :
« Non, c’est vrai… admit-elle.
– Tu vois. »
Elle se détendait légèrement. Heureux d’avoir réussi à amadouer cette jeune fille avec laquelle il tenait à se lier le mieux possible, il continua :
« Tu étais un peu petite pour comprendre à l’époque, mais ton père a fait le meilleur choix pour être certain de vous retrouver plus tard. On verra pour ton frère, ça prendra sûrement plus de temps. Mais vous laisser d’abord et attendre était le plus sûr. Bon, on n’avait pas prévu de tomber sur un juge aussi con, ça, évidemment… Tu te souviens, quand ils ont voulu vous forcer à raconter qu’il vous avait agressés ? »
La façon dont son corps se raidit à nouveau d’un coup valait toutes les approbations du monde. Il leva une main apaisante :
« On ne t’en veut pas, vraiment, ne t’en fais pas. Mais si jamais ton père était parti avec vous, ce soir-là, ils auraient sûrement été voir la police pour leur dire qu’on vous avait fait du mal et là, on aurait vraiment galéré à les convaincre que non, même vous. Partir sans vous, c’était aussi dire à tout le monde que votre père ne voulait pas vous arracher à votre mère, votre vie, tout ça et qu’il voulait que les choses se passent calmement. En plus, comme il était encore soldat, à ce moment, il savait bien qu’il ne pouvait pas demander à vous garder tout seul. Et quand il y a eu cette histoire avec la fausse plainte, il a aussi choisi de laisser courir, parce qu’il ne voulait pas vous imposer des années de procès sans fin… Et c’est parce qu’il a fait tout ça qu’hier, les policiers savaient qu’il était réglo et qu’ils ont pu te laisser venir avec nous. »
Elle hocha la tête avec tristesse.
« … Tu crois que demain, le juge va être d’accord pour que je reste avec vous ?
– J’espère. Tu es assez grande pour avoir ton mot à dire, maintenant, et ce qui s’est passé hier va jouer contre ta mère et les autres. Et puis, je ne pense vraiment pas que ton père lâchera l’affaire, cette fois. Comme je disais tout à l’heure, il est plus remonté qu’un coucou suisse… »
Le bruit de la porte d’entrée leur indiqua à tous les deux que l’ancien lieutenant était de retour. Sabine se tourna vivement pour le regarder arriver. Adel était un short et débardeur, sa lame de course à la place de sa prothèse classique, trempé et en sueur et un peu essoufflé. Il avait un gros sachet de boulangerie et deux baguettes à la main.
« Eh coucou ma puce ! Tu as bien dormi ?
– Oui !
– Je te ferai la bise quand je serai douché… Ça commence à bien taper… »
Il la contourna et entra dans la cuisine. Le sourire de Nathanael s’était fait goguenard.
« Ça y est, t’es calmé ? demanda-t-il en essayant de ne pas trop rigoler quand Adel arriva.
– Ouais, ça va mieux ! Je nous ai ramené des croissants, ajouta-t-il en lui pendant le sachet et les pains.
– OK, je vais faire du café et autre chose si la demoiselle n’en veut pas. File te rincer un coup en attendant… lui répondit son mari en prenant tout ça.
– Tu m’aides à changer de jambe, avant ?
– Ah oui. Assis-toi. »
Adel tira une chaise et s’assit avec un gros soupir. Nathanael avait tout posé sur la table, il alla chercher sa prothèse courante, restée dans le salon, et revint. Sabine les avait regardés faire sans oser intervenir. Son père grommelait après sa lame de course. Nathanael vint s’agenouiller devant lui et se mit à l’œuvre. Il la détacha non sans effort et un « clac » un peu trop fort.
« Il y a vraiment un souci… dit pensivement le dessinateur en prenant l’autre. Il faudra que tu leur en parles.
– Oui, je verrai ça mercredi… Il faudra que je l’emmene… »
Il s’étira et, comme Nathanael allait se redresser, il l’attrapa pour l’embrasser rapidement. Nathanael se laissa faire avant de le repousser en gloussant :
« Allez, à la douche, tu colles !
– Oui, mon chéri. »
Adel se releva et fila. Sabine le regarda passer, puis Nathanael quand ce dernier lui demanda :
« Alors, tu préfères quoi ? J’ai du café, plein de thés et d’infusions ou de quoi faire du chocolat, si tu veux, aussi… »
Elle s’approcha un peu, encore timide :
« Je veux bien du chocolat, s’il te plaît… Tu as besoin d’aide ?
– Ça devrait aller, mais merci. Installe-toi. »
Elle s’assit et il ne fallut pas longtemps à Tigrou pour sauter sur ses genoux. Elle sourit et se mit à le caresser sans se faire prier. Nathanael posa trois bols sur la table et sourit en le voyant.
« Il perd jamais une paire de genoux, celui-là…
– Il est mignon…
– C’est une vraie machine à ronron. »
Il y eut un petit silence, juste perturbé par le bruit de la douche au loin, avant que l’adolescente ne reprenne timidement, sans lever les yeux du chat qui se laissait gratouiller le ventre, les quatre fers en l’air et la mine béate :
« Dis, Nathanael… ?
– Tu peux m’appeler Nathy, si tu veux. »
Elle le regarda, surprise :
« Pas Nath ?
– Non… Ça, c’est réservé à ton père. » lui répondit-il avec un clin d’œil.
Il passa sa main dans ses cheveux en retenant un bâillement avant de rejoindre la machine à café.
« Et sinon, tu disais ?
– Oh… Euh… Je… J’ai entendu Papa crier, cette nuit…
– Ah, ça… »
Nathanael soupira plus sombrement :
« Il a fait un cauchemar. »
Il alla prendre le café et le chocolat dans un placard :
« C’est pas grave… Ça lui arrive encore… Surtout quand quelque chose fait remonter de sales souvenirs et là-dessus, ton grand-père a pas vraiment aidé avec la merde qu’il a dite hier… »
Une petite tête rousse pointa son museau à la porte avant que le reste du corps ne suive.
Adel revint alors, vêtu d’un t-shirt gris et d’un pantacourt de sport noir. Encore humide, il se frottait la tête avec une serviette claire.
« Ah, ça va mieux ! »
Il se fit un devoir d’embrasser sa fille avant tout.
« Tu as bien dormi ? Les chats ne t’ont pas dérangée ?
– Non, ça va ! Tu as été courir, alors ?
– Disons plutôt qu’on m’a envoyé courir… » la corrigea-t-il avec amusement en se relevant pour rejoindre Nathanael qui le regardait sans plus de sérieux.
Il laissa Adel l’enlacer et fit semblant de flairer son cou :
« Ah oui, tu sens meilleur.
– Je peux pas en dire autant de toi.
– Je me doucherai tout à l’heure… Je me suis occupé de mes boutures en t’attendant.
– Ah, c’est bien… »
Ils s’embrassèrent.
« Allez, assis-toi, le café est presque près…
– Merci. »
Adel s’assit et s’étira encore.
« Tu me rappelles à quelle heure est la messe, ce matin ? lui demanda Nathanael.
– Euh, 11 h.
– Ah, ben ça va, y a le temps…
– Oui, on est large.
– Vous allez à la messe ? demanda Sabine, visiblement très surprise.
– Ton père, oui, pas moi, lui répondit Nathanael en versant le café.
– Tu vas voir, ils sont très sympas, lui dit son père.
– T’en fais, une tête ! remarqua Nathanael en lui servant son chocolat.
– Laisse-moi deviner, soupira Adel en prenant le sachet de viennoiseries, blasé. Ça s’imaginait aussi que j’étais devenu sataniste… ?
– Euh… Je sais pas trop, reconnut Sabine. C’était pas très clair…
– Ça, s’ils étaient cohérents, ça se saurait… gloussa Nathanael en s’asseyant enfin.
– Ça… soupira encore Adel avant de secouer la tête. Bref, non non, je vais toujours à la messe, y a pas de souci. Et la communauté d’ici est très bien… Dis voir, mon cœur ?
– Oué ?
– On aurait de quoi se préparer un petit pique-nique pour ce midi ?
– Euh, oui, surtout si on mange pas tes deux baguettes tout de suite… Tu avais envie qu’on prenne l’air ?
– Oui, il fait bon, ça pourrait être sympa. Ça te dit, ma puce ? Il y a un joli étang près de l’église. »
Sabine avait la bouche pleine, elle se contenta donc de hocher la tête.
« Bon, ben vendu.
– Je préparerai les sandwichs et tout, alors. Je vous rejoindrai après la messe. »
Le petit-déjeuner avalé, dans la bonne humeur malgré la gêne encore palpable de Sabine, la demoiselle alla sa doucher à son tour. Adel faisait la vaisselle et Nathanael passait un petit coup de balai, enfin, essayait, vu que Carotte trouvait très amusant de faire la chasse à ce drôle de truc avec des poils en bas.
« Ça a été, avec Sabine, avant que j’arrive ?
– Oui, oui, on a papoté un peu… Je lui ai expliqué que j’avais rien contre elle, au contraire… Ça a eu l’air de passer…
– Vu toute la merde qu’ils ont dû raconter sur nous tout ce temps, il va nous falloir un moment pour lui remettre les idées en place…
– On est pas pressé.
– Non, c’est vrai… Enfin, si elle reste avec nous… »
Adel avait grommelé et Nathanael, qui avait fini, posa le balai pour venir l’enlacer, dans son dos.
« Ça va aller, t’en fais pas. Tu as appelé ton avocate ?
– Ah non, tu fais bien de me le dire, je vais voir ça tout de suite… »
Il avait fini aussi, il s’essuya les mains et fila dans leur bureau.
Sabine revint, habillée d’une jolie tunique à manches courtes sur une jupe longue et ample. Ça la changeait de son uniforme de petite catho et plutôt en bien, se dit son beau-père. D’autant qu’elle n’avait pas mis son serre-tête non plus.
Adel ne tarda pas.
« Oh, mais t’es toute belle… »
Elle rosit.
« C’est vrai, ça te va très bien. » renchérit Nathanael.
Ce qui ne fit que la faire rougir un peu plus. Elle se dandina :
« C’est vrai ?… J’ai toujours aimé les vêtements comme ça, mais Maman et Mamie ne voulaient jamais m’en acheter…
– Ça m’étonne pas, mais c’est dommage… »
Un peu plus tard, Adel et sa fille partaient à la messe, elle tenant sa main, appréhendant un peu ce qu’elle allait trouver, tant certains lui avaient rabâché les risques que représentaient certains chrétiens trop éloignés des lois divines (ou en tout cas, de leur version de ces dernières).
« Dis, Papa…
– Oui, ma puce ?
– Il ne croit pas en Dieu, Nathanael ?
– Si, si… Il n’y croit pas comme nous, c’est tout.
– Ah euh… ? Il est euh… Il n’est pas catholique ?
– Formellement, si, il a été baptisé. C’est juste qu’il a une autre vision de Dieu… Mais il respecte tout à fait la nôtre, tu sais. Et moi, je respecte la sienne. »
Il sourit à sa fille :
« Tu croyais vraiment qu’il était sataniste ?
– Je sais pas trop… Il est gentil… Mais il est vraiment bizarre !
– Ça, t’as pas idée… »
Chapitre 103 :
Nathanael prépara ses sandwichs en sifflotant, de bonne humeur. L’idée d’un petit pique-nique au bord de l’étang n’était pas pour lui déplaire, l’endroit était très sympathique et s’y poser toujours un plaisir.
Il remplit son sac isotherme avec les sandwichs, du thé glacé, de l’eau, des fruits, des chips, renonça aux yaourts et ajouta un petit pain de glace pour maintenir tout ça au frais avant de fermer et de regarder l’heure. Il avait un autre sac avec un jeu de cartes, deux petits jeux de société et son matériel de dessin portable pour occuper si besoin. Presque midi, le temps qu’il y aille, la messe serait finie.
Il mit sa casquette en chantonnant toujours et partit. Il faisait très beau et bien chaud au soleil, un temps de juin bien agréable…
Il n’avait pas atteint le portail que la voix joyeuse de leur jeune voisine l’interpella :
« Nathy~~ !
– Salut, Anissa. »
La demoiselle était dans le jardin, visiblement occupée à gonfler une petite piscine à boudins. Elle sautilla jusqu’à la haie alors que lui-même s’approchait :
« Comment ça va ?
– Super !… On emmène Papa au resto pour la fête des Pères, il fait semblant de grogner, c’est marrant.
– Ah, c’est aujourd’hui ?
– Oui ! Tu savais pas ?
– Non… Bon, après, c’est pas comme si j’étais concerné…
– C’est vrai. Ton chéri l’est, par contre…
– Oui, c’est vrai… C’était pas prévu, mais je pense qu’avoir sa puce avec nous lui ira très bien, comme cadeau.
– Sûr ! Elle va bien, Sabine ?
– Ça avait l’air… Encore merci pour hier.
– De rien ! Ça m’a trop fait plaisir de la rencontrer, elle est adorable ! Vous saurez quand si elle peut rester ?
– Demain, déjà, on verra comment ça se passe avec le nouveau juge. Elle t’en a parlé ?
– Un peu… Elle ne voulait pas rentrer chez sa mère, mais tu lui faisais un peu peur… Alors on lui a expliqué que tu étais sympa ! »
Il sourit.
« Merci. Bon allez, je file… Je dois les rejoindre à la sortie de la messe.
– Pique-nique en vue, alors ? Tu leur diras bonjour de ma part !
– Bien sûr, avec plaisir. Salue la troupe pour moi aussi. »
Il repartit donc et ne traîna pas, craignant d’être en retard, mais non, vu que, comme souvent, ça papotait gaiement sur le parvis, encore à l’ombre grâce aux arbres environnants. Il sourit en voyant la scène : Sabine restait tout près d’Adel et tenait toujours sa main, souriante, mais intimidée, alors qu’une petite mamie voûtée et le père André, portant encore son aube de célébration, parlaient avec son père.
Voyant Nathanael arriver, Adel lui fit signe d’approcher :
« Tu tombes bien, mon chéri, le père André avait une question pour toi. »
Pas contrariant, le dessinateur les rejoignit :
« Bonjour tout le monde… Quoi qu’il se passe donc ?
– Bonjour, Nathanael ! le salua aimablement le prêtre. Nous aurions voulu savoir si vous auriez le temps de nous refaire une petite affiche pour une braderie caritative ?
– Encore de la sécheresse en Afrique ?
– Non, Dieu merci, mais il faut agrandir leur école.
– Ça a son intérêt aussi. Il vous faudrait ça pour quand ?
– On a prévu la braderie mi-septembre, donc si on pouvait lancer la comm’ mi-août au plus tard ? »
Nathanael fit la moue, réfléchissant à son planning :
« Ça devrait être gérable… J’ai pas mon agenda sur moi, mais je vérifie ça en rentrant et je vous confirme.
– Merci ! »
La petite mamie tendit la main à Nathanael, tout sourire :
« Merci beaucoup, c’est vraiment gentil de nous aider ! »
Il la serra, amusé :
« Pas de souci, je suis pas anticlérical au point de refuser de soutenir une bonne cause.
– Le Bon Dieu vous le rendra ! »
Après avoir salué tout le monde, le trio rejoignit la pelouse qui entourait l’étang, non loin de là. Il y avait un peu de monde, ils s’installèrent par terre, à l’ombre, et Nathanael s’étira avant de prendre le sac isotherme pour l’ouvrir :
« Alors, personne n’a mangé Sabine ?
– Non, ça va… sourit Adel.
– Ils sont gentils… Ils m’ont souhaité bienvenue… »
Nathanael sortit les sandwichs et les chips.
« Et le père André t’aime bien… ajouta-t-elle pour le dessinateur qui sourit :
– Moi aussi, je l’aime bien. C’est vraiment un brave homme !
– Pourquoi tu ne viens pas à ses messes, alors ?
– Oh, rien de personnel. Je n’adhère pas au catholicisme, ça n’a rien à voir avec ceux qui le pratiquent… Enfin, si, certains, mais pas tous. Thon ou poulet ?
– Poulet, merci.
– Et toi, mon cœur ?
– Comme tu veux, fais-toi plaisir.
– Bon ben thon alors !
– OK ! »
Ils se mirent à manger et Sabine reprit :
« Il est très bon, ton sandwich au poulet.
– Merci !
– C’est ta recette jap’, là ? demanda Adel.
– Teriyaki, oui, lui confirma Nathanael. J’avais mis le poulet à mariner hier soir, mais bon, du coup j’en avais pas décongelé assez pour trois hier matin.
– Pas grave… Le thon, c’est bon aussi. »
Adel retint un bâillement et Nathanael sourit :
« Toi, sieste.
– Moui !
– Tu es fatigué ? demanda Sabine.
– Ben j’avais déjà pas très bien dormi et quelqu’un m’a envoyé courir, alors bon… » répondit Adel, goguenard, et Nathanael lui tira la langue.
Ils rirent tous les deux et elle sourit, mi-amusée, mi-intriguée.
Son père était très différent de ce qu’il était dans ses souvenirs. Beaucoup plus souriant, surtout. Beaucoup plus détendu. Il faudrait un peu de temps à la demoiselle pour intégrer la notion de vanne et de second degré, tant l’humour était une chose quasi inexistante chez les siens. Un peu de temps aussi pour comprendre qu’il était juste un homme heureux et épanoui, à présent, avec tout ce que ça impliquait.
À défaut d’avoir tout ça en tête dès à présent, Sabine se sentait déjà en confiance et revint donc sur le sujet précédent :
« Pourquoi tu en veux à certains catholiques ?
– Oh, pas que les catholiques, tu sais. Là-dessus, ils ne font pas de discrimination, je n’en fais pas non plus. Parce qu’ils passent leur vie à expliquer comment on devrait vivre la nôtre, quand ils ne veulent pas carrément nous flinguer, le tout au nom de livres qu’ils n’ont visiblement pas lus puisqu’il n’y a rien dedans contre nous.
– Ah ? s’étonna Sabine.
– Que dalle.
– Y a pas un truc dans le Lévitique ? demanda Adel entre deux bouchées.
– Non, enfin… »
Nathanael fit la moue :
« Déjà, on parle du Lévitique, c’est-à-dire des lois juives. Donc, comme Chrétien, ça ne vous concerne pas. Ensuite, c’est très vieux et quand on lit le reste, ce n’est plus beaucoup d’actu, donc, aucune raison de s’arrêter à ça seulement. Après, et c’est là que c’est le plus intéressant, il semblerait, d’après certains spécialistes, que ça soit mal interprété.
– C’est-à-dire ? s’enquit Adel, intéressé.
– Ben, la phrase qu’on entend tout le temps, c’est “ Tu ne coucheras pas avec un homme comme tu couches avec une femme, car c’est une abomination.’’, truc comme ça.
– Ouais, je crois… » approuva Adel.
Sabine écoutait, curieuse. Elle ne se serait vraiment pas attendue à ce que l’homme qu’on lui avait vendu des années comme pervers et sataniste, ou choses avoisinantes, soit capable de citer le Lévitique…
« Et donc ? le relança Adel.
– Donc, il y a trois théories. La première, c’est que c’étaient les femmes, à l’époque, qui décidaient si elles acceptaient ou pas leur mari dans leur lit et que les hommes n’avaient pas à revenir là-dessus. Les deux autres sont linguistiques et là, ‘faut croire les spécialistes, parce que je ne parle pas hébreu ancien couramment.
– Oh ? Tu me déçois ! le charia Adel.
– Je sais, je sais, encore un mythe qui s’effondre, lui répliqua son mari. Ces deux théories-là reposent sur la même idée : les traductions actuelles du texte dans nos langues sont simplifiées et erronées, là où le texte original serait moins clair. La première dit que la traduction ne serait pas ‘’Tu ne coucheras pas avec un homme’’, mais ‘’Tu ne coucheras pas avec un garçon’’, ce qui serait une condamnation de la pédophilie, donc rien à voir. L’autre est encore plus technique, je vous le fais de mémoire, l’article que j’avais lu était en anglais et plutôt velu, mais il indiquait que le terme employé, dans ce contexte, renvoyait plus à une notion d’inceste.
– Mais il n’y a pas l’histoire de Sodome et Gomorrhe, aussi ? demanda Sabine, sincèrement intéressée par tout ça.
– Si, mais c’est uniquement de l’interprétation, lui répondit Nathanael. Dans les textes, la nature de leur péché n’est jamais définie. Ça avait vraiment pas l’air d’être des gens fréquentables, mais pourquoi exactement, nada.
– T’es un expert, dis donc ! s’exclama Sabine, impressionnée.
– Aucun mérite, quand tu entends ça sans arrêt, tu apprends quoi répondre. Et pour les chrétiens, c’est facile : il n’y a rien dans le Nouveau Testament qui nous concerne. Mais bon, vu ce que ces mêmes personnes sortent comme connerie en général sur leur propre religion, je me demande vraiment s’ils ont ouvert leur bible un jour…
– Ah ça… soupira Adel.
– C’est vrai, reconnut Sabine. Moi, je ne comprends pas pourquoi Papy râle autant après les étrangers alors que Jésus nous demande de les accueillir…
– Voilà ! s’exclama Nathanael en la désignant. Merci !
– Euh… De rien… »
Adel rigola.
« Ne fais pas peur à ma puce, chéri.
– Désolé. Mais sérieux, si même elle, à 15 ans, elle a pigé ça, c’est quand même que c’est pas la mer à boire !
– On est d’accord, mais zen. Mange ton sandwich. »
Nathanael hocha la tête et obéit.
Sabine les regarda l’un l’autre sans trop savoir quoi penser de tout ça et mordit dans son sandwich également. Adel attaqua les chips en reprenant :
« J’avais eu ce débat avec un musulman, un des gars de la caserne plutôt sympa. C’est marrant, c’est la même.
– Ah ?
– Yep. Il n’y a rien dans le Coran, à part l’évocation de Sodome et Gomorrhe aussi, je crois, mais sans plus de précision, rien dans leurs autres textes, enfin rien qui soit vraiment considéré comme fiable par leur tradition… Le reste, c’est de l’interprétation, c’est souvent très récent et selon lui, c’était même pour certains par pur et simple rejet de l’Occident, rancœurs de la Colonisation, tout ça. Apparemment, dans pas mal de pays, ils n’avaient pas tant de souci avec ça avant qu’on vienne avec nos bons gros sabots d’envahisseurs du XIXe bien homophobes leur expliquer que c’était pas bien.
– Théorie intéressante, nota Nathanael en hochant la tête. C’est marrant, j’avais vu un truc un peu similaire pour le Japon… Ils n’avaient rien contre, dans le temps, et c’est après leur ouverture, fin XIXe, que pour s’aligner sur l’Occident, ils se sont mis à rejeter ça, et là, c’est à nouveau en partie à cause de l’influence occidentale qu’ils en reviennent… »
Adel opina.
Un peu plus tard, le déjeuner fini, Nathanael sortit les petits jeux qu’il avait apportés. Sabine ne connaissait pas, ils optèrent donc pour un Timeline, le plus simple à prendre en main. Il s’agissait en effet de classer des petites cartes où étaient dessinées des inventions par ordre chronologique.
Adel piqua rapidement du nez et s’allongea dans l’herbe. Sabine avait un petit coup de barre aussi, elle ne se fit donc pas prier quand son père tendit les bras pour l’inviter à se servir de lui comme matelas.
Nathanael les laissa s’installer, attendri, et rangea tout leur bazar avant de sortir son bloc à dessin et sa trousse. Les trouvant vraiment trop mignons, endormis là l’un contre l’autre, il se fit un devoir d’immortaliser ça à coups de crayon.
Sabine se réveilla en premier un moment plus tard. Nathanael dessinait cette fois une canne qui barbotait dans l’étang, entourée d’une nuée de poussins. Adel rouvrit un œil en sentant sa fille bouger et soupira en le refermant. Sabine s’étira et s’assit. Adel se tourna sur le côté en bâillant et ne tarda pas à s’étirer aussi.
Le trio rentra un peu plus tard et la journée devait s’achever dans la même ambiance sereine.
Sabine les aida à éteindre le linge et jardiner un peu. Après quoi, ils jouèrent sur la console, des jeux simples et accessibles à une novice, là aussi, puis dînèrent et regardèrent un petit film inoffensif, mais sympathique, avant d’aller dormir.
Adel fut le premier réveillé, un peu tôt à son goût.
Il resta dans le lit, ses mains sous sa tête, à la fois très inquiet et bien décidé à ne pas lâcher l’affaire, ce coup-ci. Il espérait vraiment que ce nouveau juge serait moins réac’ que le précédent… Il se secoua et se leva sans bruit, ça ne servait à rien de rester au lit à gamberger.
Il alla se poser sur le canapé pour lire un peu et c’est là que Sabine le trouva lorsqu’elle se leva à son tour.
« Déjà réveillée, ma puce ? dit-il doucement.
– Oui, j’ai bien dormi, du coup j’ai pas eu envie de me rendormir… Tu as bien dormi, toi ?
– Oui, ça va.
– Tu n’as pas fait de cauchemar ? insista-t-elle en s’asseyant à côté de lui.
– Non, ça va. Tu m’avais entendu ?
– Oui. Nathanael m’a dit que ça t’arrivait et que c’était normal, surtout avec ce que Papy t’avait dit. »
Adel détourna les yeux un instant, ce qui alarma sa fille :
« Papa… ?
– Oui, il a pas tort. » admit-il avec un sourire triste.
Il sourit et caressa la tête de Sabine qui le regardait, désolée d’avoir dit ça.
« T’en fais pas, ça va mieux. Je suis bien suivi par plein de super médecins, tout va bien.
– Mais ça a été dur ?… »
Le sourire d’Adel s’élargit :
« Oui, ça a été dur. Quand je me suis réveillé, j’ai vraiment cru que ma vie était finie… Et puis, j’ai commencé les soins, j’ai compris tout ce que Nath avait traversé pour me soutenir, les médecins m’ont expliqué qu’il y avait des prothèses pour que je puisse remarcher, que ça ne serait pas si long… Alors, j’ai repris courage et je m’y suis mis, et ça a été… Je peux remarcher, je peux même courir, tout va bien. »
Elle sourit aussi et hocha la tête. Il ajouta :
« En plus, j’avais récupéré mon vieux doudou, alors ça pouvait qu’aller bien…
– Oh… ! se souvint-elle. Nathanael te l’avait donné ?
– Bien sûr. Je ne m’en souviens pas, mais il me l’a apporté très vite à l’hôpital et apparemment, je ne le lâchais pas. »
Elle rosit.
« C’est vrai… ? Moi qui me sentais un peu bête d’avoir voulu te le rendre…
– Il ne faut pas. Je pense qu’il m’a beaucoup aidé. »
Il y eut un silence.
Sabine tordit un peu ses mains et reprit, hésitante :
« On va voir le juge à 9 h… Tu crois qu’il va bien vouloir que je reste avec vous ?
– J’espère, oui…
– Qu’est-ce qu’on va faire s’il dit non ?…
– Tu as 15 ans. Tu as le droit de choisir. Il n’a rien à y redire.
– Mais s’il dit non quand même ? »
Adel soupira et passa un bras rassurant autour des épaules un peu tremblantes de la jeune fille.
« Je pense qu’on pourra faire appel. Mais au pire du pire, cette fois, il ne pourra pas refuser qu’on se voie et que tu viennes ici, au moins la moitié des vacances et tout ça. »
Sabine hocha encore la tête, plus lentement et plus sombre :
« Je veux pas retourner vivre chez Maman… Surtout avec Papy… J’en ai marre de rien pouvoir faire… Ils me surveillent tout le temps… Je voulais aller à un autre lycée, mais ils n’ont même pas voulu en parler… »
Navré, Adel la serra plus fort contre lui :
« Ça aussi, il faudra qu’on en discute.
– À un moment, j’ai eu très peur parce qu’ils parlaient déjà de me marier… »
Adel sursauta et s’exclama un peu trop fort :
« PARDON ?!
– Papy croyait qu’on avait le droit à 15 ans pour les filles alors ils se demandaient… Mais après ils ont su que ce n’était pas vrai, et qu’en plus il fallait que j’aille à l’école jusque 16 ans au moins, alors ils ont renoncé… Mais Maman et Mamy me demandaient toujours de leur dire si un garçon me plaisait quand on voyait des gens… Comme samedi… »
Adel soupira avec humeur :
« C’est pas vrai… »
Ça n’avait pas suffi à ces cons de le marier de force à peine majeur, ils voulaient remettre ça avec sa fille !
La voix enraillée de Nathanael les fit sursauter :
« Ben vous êtes matinaux…
– Oh pardon, mon cœur, on t’a réveillé ? demanda Adel en le regardant, aussi navré que sa fille.
– Hm hm, bof, pas grave… Il est presque 7 h, et vu qu’on doit y être pour 9, autant commencer à se bouger… Comment vous vous sentez ? Assez en forme pour affronter l’adversité ?
– On va faire pour ! » répondit Adel avec force.
Nathanael opina du chef en faisant la moue et posa ses mains au-dessus d’eux, au bord du canapé :
« Alors on est d’accord sur les règles de base, mon amour : on reste poli et on ne mord personne.
– Promis ! »
Ils déjeunèrent et se préparèrent dans une bonne ambiance. Sachant Adel et surtout Sabine très anxieux, Nathanael se faisait un devoir de faire des blagues régulièrement pour détendre l’atmosphère, avec un certain succès.
Reprise des cours obligée, il y avait un peu de circulation, mais ils arrivèrent à l’heure.
Sabine était nerveuse et ne lâchait pas la main de son père, qui était grave, et Nathanael restait vigilant.
La personne de l’accueil les salua aimablement et leur indiqua qu’il allait prévenir le juge Fonteneau de leur arrivée.
Ils attendirent donc un instant qu’il vienne les chercher. Et la surprise fut de taille.
Le juge Fonteneau était une femme. Noire.
Nathanael éclata de rire.
Chapitre 104 :
La juge resta interloquée, tout comme Sabine, et Adel, désireux d’éviter tout malentendu, se racla la gorge avant de tendre une main polie à la magistrate :
« Mes respects, madame la juge. Je suis Adel de Larose-Croix. Je vous prie d’excuser mon mari, je crois qu’il vient juste d’imaginer la tête qu’allaient faire mon ex-femme et mes parents en vous voyant… »
Incapable de répondre verbalement, Nathanael se contenta de hocher vivement la tête alors que la juge serrait la main tendue en fronçant un sourcil suspicieux :
« Quel est le souci avec ces personnes ?
– Euh, comment dire… » commença Adel en se grattant la nuque, cherchant ses mots.
Nathanael le prit de vitesse, riant encore à moitié :
« Ben, disons que Le Temps béni des colonies pourrait être leur hymne familial et que pour eux la place d’une femme est dans la cuisine, donc bon…
– Nath ! sursauta Adel, choqué.
– Ose dire le contraire ! »
Adel grimaça, mais dut admettre :
« Ouais, bon, y a de ça… »
Il y eut un silence. Calmé, Nathanael tendit également la main à la juge :
« Mes respects et mes excuses, madame. Nathanael Anthème. »
Elle la lui serra poliment, puis la tendit à Sabine qui était toujours accrochée à son père, intimidée, mais répondit à la politesse en essayant de ne pas trop trembler.
La juge reprit posément :
« Votre ex-femme n’est pas encore là, cela dit, vous êtes en avance. Et vous dites que vos parents vont venir ?
– On a préféré viser large pour ne pas risquer de retard. Et oui, mon père a minima. Je vous l’ai dit, pour eux, il est inconcevable de laisser une femme seule, surtout dans une situation comme celle-ci. »
Elle hocha la tête :
« De ce que j’ai lu des rapports de police concernant les faits de samedi, je ne peux pas dire que je suis surprise.
– Vous savez où en est l’enquête ?
– Pas exactement, je peux juste vous dire que l’agresseur présumé de votre fille a eu droit à un prolongement de sa garde à vue, ce qui fait qu’il y est encore. Le reste ne me concerne pas directement, mis à part le signalement de la commandante Crépin concernant vos enfants et son rapport sur la façon dont vous et votre ex-femme avez géré ce qui s’est passé.
– D’accord.
– Pour ce qui est de ce matin, j’aurais voulu m’entretenir avec votre fille, votre ex-femme et vous individuellement, dans un premier temps, avant de vous recevoir tous pour voir comment nous organisons tout ça.
– Pas de souci…
– Bien. Dans ce cas, je vais commencer avec votre fille, histoire de ne pas perdre de temps ? »
La juge sourit à Sabine qui la regardait avec de grands yeux, incertaine.
« Si ça te convient qu’on commence par faire un point toutes seules toutes les deux ? »
Sabine ne savait pas quoi dire, elle regarda donc son père qui lui sourit aussi et hocha la tête. Pas très rassurée quand même, elle suivit dans la magistrate dans son bureau, à quelques pas de là, et Adel et Nathanael retournèrent s’asseoir sagement sur les chaises prévues à cet effet, près de l’accueil.
Adel soupira et passa sa main dans ses cheveux et Nathanael lui sourit en caressant son dos :
« Ça va le faire, ne t’en fais pas.
– Ouais ouais… Elle a l’air bien, cette dame… »
Sabine s’était installée sur le fauteuil, face à la juge, impressionnée par la pièce impeccablement rangée, et la regarda se mettre à sa place.
Bon, commença la magistrate avec douceur. Alors, déjà, bienvenue, Sabine. Je m’appelle Annie Fonteneau, j’ai 47 ans et je suis juge des familles depuis 13 ans. J’ai vu que tu n’avais jamais rencontré le juge qui gérait votre dossier avant moi. J’imagine donc que personne ne t’a dit en quoi notre rôle consistait, exactement ? »
Sabine dénia du chef :
« Non… Maman et Papy disaient que ça ne nous regardait pas.
– Je vois. Alors je vais t’expliquer ça en premier. Mon rôle est avant tout de veiller ta sécurité et ton bien-être, que tu puisses vivre et grandir dans les meilleures conditions possibles. Je n’ai pas tout pouvoir, mais j’en ai beaucoup, à commencer par décider où et avec qui tu vas vivre. Ça peut être moitié chez l’un de tes parents, moitié chez l’autre, complètement chez l’un ou l’autre, avec des droits de visite ou de vacances ou pas, il y a beaucoup d’options possibles.
« Le juge Gondéant n’était pas réputé pour son écoute, surtout envers les enfants, mais ce n’est pas mon cas, d’autant que tu as 15 ans, c’est-à-dire que je pense que tu es tout à fait légitime à t’exprimer sur tes désirs et tes besoins. Est-ce que déjà, tu comprends bien tout ça ?
– Oui…
– Bien. Alors maintenant, nous allons voir toutes les deux ce que tu souhaites et après, nous verrons comment mettre les choses en place avec tes parents. Toutes tes demandes ne seront peut-être pas réalisables, mais nous ferons au mieux, et tu seras ma seule priorité. »
Sabine hocha la tête avec un sourire timide, rassurée.
Annie Fonteneau n’était pas une débutante. Si elle savait mettre les enfants en confiance, ce n’était pas par manipulation. Elle avait vraiment à cœur d’agir en coopération avec eux, de les rendre autant que possible acteurs et décisionnaires, surtout les adolescents.
Elle prit donc tout son temps pour faire un point global avec Sabine sur sa situation, personnelle, familiale et scolaire. Qu’est-ce qui allait, qu’est-ce qui n’allait pas, et force fut d’admettre rapidement que la balance penchait quand même très sérieusement dans le négatif.
Sabine ne semblait pas totalement le réaliser elle-même, mais sa vis-à-vis n’était pas dupe et savait très bien lire entre les lignes. Chez elle, Sabine n’avait son mot à dire sur rien ou presque. Sa mère ne venait pas choisir ses habits pour elle dans son armoire, par exemple, mais elle était seule à choisir lesquels elle lui achetait. De même, lectures et visionnages télévisuels étaient très encadrés. La demoiselle n’avait donc pas de téléphone portable et encore moins d’ordinateur personnel. Elle allait dans un lycée connu pour sa « rigueur morale », sans qu’on lui en ait demandé son avis, pas plus qu’elle n’avait eu son mot à dire sur ses options et son cursus. Ce dernier semblait d’ailleurs tracé, enfin si on pouvait dire, puisqu’elle craignait de devoir arrêter sa scolarité à l’âge minimum, 16 ans, et être mariée dès que possible.
Ces derniers points firent froncer les sourcils à la juge qui les nota avec soin.
« Est-ce que tu es sûre de ça ?…
– Oui… J’ai entendu Maman qui disait à un de mes professeurs qu’il l’embêtait à lui parler du bac, parce que ça ne servait à rien que je l’aie… Et Papy a été en colère quand il a su qu’il fallait attendre mes 18 ans pour me marier… Il disait que c’était ridicule et que c’était vraiment faire perdre du temps à tout le monde…
– Et toi, qu’est-ce que tu voudrais faire ? Est-ce que tu veux faire des études ?
– Ben, oui… J’aimerais bien travailler dans un musée… J’aime beaucoup les musées… C’est calme et il y a toujours des choses intéressantes…
– C’est vrai, c’est bien, les musées, et il y a beaucoup de choses qu’on peut y faire. Il n’y a pas de femmes qui travaillent dans ta famille ?
– Euh, ben ni Maman ni Mamy… Je crois que mon autre grand-mère a travaillé un peu avant de se marier, mais je ne suis pas sûre… Tata Lucie ne travaille pas non plus… C’est la petite sœur de Papa… Sinon euh… Ah si, il y a Tata Manon qui travaille, c’est la femme de Tonton Florent, le grand frère de Papa, ça fait beaucoup râler Papy… Et samedi, j’ai rencontré la femme de Tonton Stéphane et je crois qu’elle est médecin, comme lui. Ah, c’est un des petits frères de Papa, Tonton Stéphane…
– Eh ben, ils sont beaucoup, chez ton père !
– Oui, ils sont cinq. Il y a Tonton Arnaud, aussi. Mais lui, il a quitté la maison, je ne sais pas où il est. »
La magistrate hocha la tête en notant tout ça.
« C’est cet Arnaud-là qui a témoigné contre ton père il y a cinq ans ? »
Sabine se raidit à ce souvenir et se mit à trembler. La juge leva une main apaisante :
« Je suis désolée de te reparler de ça, mais il est très important pour la suite que tout soit clair là-dessus. Tu me confirmes aujourd’hui que ton père n’a jamais eu de gestes déplacés envers toi ?
– Jamais !
– Alors est-ce que tu peux m’expliquer ce qui s’est passé ? »
Sabine inspira un grand coup et se lança :
« Le soir où il est parti, ma mère m’a réveillée pour me dire de le retenir… Alors j’y suis allée, j’avais peur… Mais je n’ai pas réussi et il m’a dit des choses que je n’ai pas comprises… Enfin, même aujourd’hui, je ne sais pas si j’ai tout compris… Il disait qu’il nous aimait, qu’il serait toujours là pour nous, mais qu’il ne pouvait pas rester… Et il m’a dit qu’il souhaitait que ça m’arrive un jour, d’aimer assez quelqu’un pour avoir le courage de partir aussi… »
La juge sourit.
Et après le départ de son père, la fureur de son grand-père et de son arrière-grand-père, et même de sa mère, d’ailleurs. Les semaines à les voir en colère sans trop comprendre, pas plus qu’elle ne comprenait ce qui se passait, pourquoi son père était parti, pourquoi est-ce qu’il ne revenait pas, même juste pour les voir ?… Jusqu’à ce qu’ils lui expliquent qu’ils avaient trouvé un moyen de le faire revenir : en racontant qu’il leur avait fait du mal, comme ça il aurait peur et il reviendrait pour ne pas aller en prison.
« Je n’avais pas envie, je leur ai dit que mentir, c’était mal et que Papa allait nous détester si on racontait ça, mais ils ont insisté, insisté, dit que c’était Tonton Arnaud qui allait parler et qu’on aurait qu’à dire qu’il avait raison… Bruno voulait, alors on a été voir les gendarmes… Ils n’ont pas posé beaucoup de questions, mais quand c’est passé chez les policiers, ça n’a pas été pareil, et là… J’ai craqué… J’étais terrorisée… On m’a toujours dit de ne pas mentir, surtout aux professeurs et à la police, parce Dieu nous regarde et qu’Il n’aime pas le mensonge… Ils ont été très gentils, les policiers… Et Papa m’a dit qu’il ne m’en voulait pas… Mais ça s’est arrêté là, il n’est pas rentré… On savait qu’il allait bien, parce que Tonton Florent travaillait avec lui… Mais c’était tout… Sauf quand ils se mettaient en colère, comme au divorce ou quand il s’est remarié… Jusqu’à ce qu’il disparaisse en Afrique… »
Sabine s’était remise à trembler, elle renifla.
« … J’ai eu tellement peur… Grand-Papy disait que c’était un honneur de mourir au combat… Mais moi, l’idée de ne jamais revoir Papa… »
Elle renifla encore. La juge lui tendit un mouchoir en papier et attendit qu’elle se calme.
« … Quand on a su qu’il était vivant, j’ai remercié Dieu comme je l’avais jamais remercié pour rien… Tata Manon me donnait des nouvelles en secret, puisqu’elle en avait par Tonton Florent… Alors, j’ai su qu’il allait mieux… Et Tata Manon m’a dit qu’elle était devenue amie avec son mari sur Internet et qu’on allait pouvoir avoir des nouvelles comme ça…
– Ah tiens ?
– Oui… Du coup, on avait pu se souhaiter un bon Noël…
– Je vois. C’est bien. C’est quand tu l’avais vue il y a cinq ans que la commandante Crépin t’avait laissé sa carte ?
– Oui… Et elle m’avait dit de l’appeler si quelqu’un me voulait du mal… C’est pour ça que je suis allée la voir samedi… »
La juge hocha la tête :
« Bien. Donc, pour en revenir à ma question initiale, tu as été poussée à témoigner contre ton père par ta mère et ton grand-père, principalement, parce qu’ils t’ont fait croire que ça allait le faire revenir chez vous.
– Oui.
– Tu savais que ton père était parti pour vivre avec un homme ?
– Oui, puisque Maman nous avait dit qu’il était parti à cause d’un monsieur qui l’avait rendu fou…
– Et comment tu le trouves, ce monsieur ?
– Il est gentil… Très bizarre, mais gentil… Hier, il m’a expliqué qu’il était d’accord pour que je reste avec eux, qu’il n’avait jamais rien eu contre nous… J’avais un peu peur, parce qu’ils m’avaient vraiment dit beaucoup de mal de lui, mais ça va… C’est lui qui a pensé qu’il fallait me trouver des vêtements, il m’a dit qu’il allait me donner son vieux téléphone et ce matin, il a demandé si j’avais déjà mes règles pour pouvoir acheter des protections…
– Il est prévenant avec toi ?
– Oui, il est très gentil… Et puis, c’est rigolo, parce que Papa et lui, ils sont amoureux comme à la télé… »
La juge fronça un sourcil sans perdre son sourire et la relança :
« Amoureux ‘’comme à la télé’’ ? »
Sabine hocha la tête, elle souriait à nouveau :
« Oui… Ils sourient tout le temps, et puis ils se font des blagues et des petits câlins… Et puis ils dorment ensemble, aussi… Et même quand ils ne sont pas d’accord, ils ne crient pas… Ils se parlent et ils se font un petit bisou et ça va…
– Ah… Et ce n’est pas comme ça, parmi les couples, chez toi ?
– Non… Papa et Maman, je sais qu’ils ne s’aiment pas… Papa nous l’a dit quand il nous a dit au revoir au commissariat, il y a cinq ans… Que Bruno et moi, on avait été ses seuls bonheurs dans son mariage avec Maman… Je n’ai jamais vu Papy et Mamy se faire de bisou, Grand-Papy et Grand-Mamy non plus… Grand-Mamy, elle ne parle presque pas… Elle a toujours l’air triste… Tonton Florent et Tata Manon, eux, ils sont amoureux… Tonton Florent n’aime pas beaucoup ça, mais Tata Manon aime bien l’appeler ‘’mon chéri’’ et lui prendre la main ou lui faire des bisous. Il fait semblant de grogner, mais il la laisse toujours faire… »
La juge notait, elle hocha la tête :
« Et du coup, ça s’est bien passé avec ton père, depuis samedi ?
– Oui ! Papa, il est gentil avec moi… Il m’écoute quand je parle… Il s’intéresse à ce que je fais et je sais qu’il est là pour moi, pour m’aider et me protéger… Samedi, il est venu tout de suite quand la police l’a appelé…
– C’est vrai. Et donc, tu t’entends bien avec son mari aussi ?
– Oui.
– Et tu as de la place, chez eux ?
– Oui, c’est plus petit que chez Papy, mais il y a une pièce pour moi. Là, il y a un canapé-lit, mais ils sont d’accord pour me faire une vraie chambre.
– Et tu voudrais vivre chez eux plutôt que chez ta mère ?
– Oui. Je ne veux pas retourner chez Papy… J’ai trop peur… Ils ne me croient pas, pour samedi… Ils veulent que je dise que j’ai menti alors que ce n’est pas vrai…
– Nous, on sait que tu n’as pas menti. Ne t’en fais pas. Je te l’ai dit, ta sécurité est ma priorité. Donc, il n’y a aucun souci pour moi à ce que tu ailles vivre avec ton père. Et est-ce que tu veux, dans l’idéal, garder des liens avec ta mère ou pas ? »
Sabine se dandina sans répondre, indécise. La juge reprit avec gentillesse :
« Ta mère manque visiblement beaucoup d’attention pour toi. Son comportement, samedi, me pose vraiment question sur ta sécurité, à moi aussi, sans compter ce que tu m’as dit d’autres sur le fait de vouloir te faire arrêter le lycée et te marier contre ta volonté. Je comprendrais que tu ne veuilles plus la voir, au moins le temps pour toi de réfléchir à tout ça. Dans tous les cas, nous pouvons nous organiser pour que, pour le moment, tu ne la voies pas seule, que tu ne te retrouves plus isolée avec elle ou tes grands-parents, puisqu’ils me posent question aussi.
– C’est possible, ça ?
– Oui, on peut par exemple trouver un autre endroit, qui soit sûr, avec des gens sûrs, pour que vous vous voyiez là. »
Sabine se dandina encore :
« Je ne sais pas trop pour Maman… Mais je ne veux pas perdre Bruno… C’est mon petit frère… Alors euh… Peut-être qu’on pourrait se voir chez Tonton Florent ?…
– Tu lui fais confiance, à ton Tonton Florent ?
– Oui… Il est toujours très sérieux, mais en vrai, il est gentil aussi, il fait très attention… Et puis il y a aussi Tata Manon et Léo et François, mes cousins, on s’entend bien… »
Annie Fonteneau hocha la tête :
« Je pense que ça pourrait être un bon moyen de s’arranger, au moins à court terme. »
La juge avait presque fini, elle posa encore quelques questions à Sabine, s’assura que cette dernière n’avait rien à ajouter, puis lui dit que si elle se souvenait d’autre chose à lui dire, elle pourrait quand elle le voudrait, et elles se levèrent pour retourner à la salle d’attente afin que la juge puisse récupérer Adel pour son entretien.
En approchant, elles entendirent Nathanael dire avec une férocité paisible :
« … Non mais Caroline, on va se mettre d’accord, hein. Si Adel n’avait qu’une demi-molle avec vous, c’est parce qu’il n’avait aucune envie de vous, point. Moi, j’ai jamais eu de souci avec ça !
– NATH ! »
La juge et l’adolescente échangèrent un regard pareillement surpris et la première alla voir.
La secrétaire se retenait de rire comme elle pouvait, Adel était tout rouge et Nathanael soutenait sans ciller le regard colérique de la femme qui lui faisait face sur un autre fauteuil, assise à côté d’un couple plus âgé dont l’homme était furieux et la femme choquée.
« Quoi, “ Nath ”, je vais quand même pas la laisser te traiter d’impuissant sans réagir, ça va cinq minutes ! »
La juge échangea un regard avec sa secrétaire qui venait d’inspirer un grand coup pour se reprendre et lui fit signe que ça risquait d’être compliqué. Fonteneau se racla la gorge et déclara sévèrement :
« On peut savoir ce qui se passe, ici ? »
Le sursaut du trio ne lui échappa pas, pas plus que la grimace de l’homme, mais Nathanael répondit avec un haussement d’épaules :
« Oh, rien d’intéressant, l’ex de mon mari toujours dans le déni du pourquoi il l’a laissée. »
La juge n’insista pas et regarda Adel :
« Bien. J’en ai fini avec votre fille pour le moment, du coup, c’est votre tour. »
Adel avait à peu près repris sa couleur normale, il hocha la tête et se leva, pendant que la magistrate regardait le trio :
« Bonjour, je suis la juge Fonteneau, désormais responsable de votre cas. Vous êtes la mère de Sabine, donc ? demanda-t-elle plus spécifiquement à Caroline.
– Oui, oui… Caroline de Larose-Croix,
– Et vous ? » demanda-t-elle ensuite au couple plus âgé.
Comme l’homme marmonnait, ce fut la femme qui répondit, polie, mais sèche :
« Nous sommes les parents d’Adel. Théodore et Madeleine de Larose-Croix.
– D’accord. »
Sabine avait rejoint son père qui lui demanda tout bas si tout s’était bien passé, elle hocha la tête avec un grand sourire. Il caressa sa tête et continua sur le même ton :
« Reste avec Nath, d’accord ?
– Oui ! »
Ceci n’avait pas échappé à la juge qui avait cependant poursuivi pour les grands-parents :
« Bien. Vous n’étiez pas concernés par la convocation, je ne sais pas si j’aurais le temps de vous recevoir individuellement, nous verrons.
– Comment ! s’écria Théodore. Nous avons des droits, comme grands-parents, je ne vous perm…
– Je n’ai pas dit que vous n’en aviez pas, le coupa-t-elle froidement, j’ai dit que les personnes convoquées ce matin étaient les parents de Sabine uniquement. Les entretiens, ça prend du temps et vous n’êtes pas mon seul cas de la matinée. Nous pourrons reprendre rendez-vous si besoin. Pour aujourd’hui, comme je l’ai dit à votre fils, je voulais m’entretenir avec sa fille, lui, son ex-femme, puis voir avec eux trois ce qui était possible. Et éventuellement, vous inclure, ainsi que monsieur Anthème, dans ce dernier échange est envisageable, mais pas plus. Maintenant, je vais recevoir votre fils. »
Et elle se tourna vers Adel qui attendait, lui fit signe et ils partirent tous les deux.
Sabine s’assit donc à côté de Nathanael sans oser regarder ni sa mère ni ses grands-parents, surtout son grand-père qui grommelait encore plus. Nathanael lui sourit :
« Ça a été ?
– Oui, oui. »
Il y eut un petit silence avant qu’elle ne demande :
« Dis, Nathy…
– Oui ?
– C’est quoi, Le Temps béni des colonies ?
– Une bonne vieille chanson bien raciste. »
Sans grande surprise, cette remarque fit sursauter Théodore qui s’écria, outré :
« Comment ! Un de nos plus grands artistes !… Comment osez-vous !
– Pas fan, je vous le laisse. Les délires racistes et sexistes de ce vieux réac’, je m’en passe.
– Pff, je ne veux même pas imaginer quels métèques dégénérés vous devez écouter ! »
Nathanael regarda un moment son beau-père avec un petit sourire avant de soupirer, goguenard :
« La vache… Vous êtes une telle caricature de vieux colonialiste que si je vous place dans une de mes BD un jour, personne n’y croira… »
Chapitre 105 :
Annie Fonteneau remarqua les sourcils un peu froncés d’Adel et sa mine grave, lorsqu’il s’assit, et elle demanda donc sans attendre :
« Il y a un souci, monsieur de Larose-Croix ?
– Hein ?! sursauta-t-il presque. Euh, non… Enfin, pas vraiment. J’espère juste que mon père va se tenir… Il est comment dire… Un brin sanguin… ?… Quand il est contrarié. Et là, il est en face de mon mari, qui est en quelque sorte l’incarnation de tout ce qu’il exècre, donc bon…
– À ce point ?
– Un artiste très à gauche et homosexuel, qui en plus a corrompu son fils ?… soupira Adel sombrement en croisant les bras. Ouais, on va pas se mentir, il coche pas mal de cases, là. »
Le juge hocha pensivement la tête :
« Je vois. »
Elle s’accouda en plaquant ses mains l’une contre l’autre :
« Je ne vais pas mentir, votre père est effectivement une personne qui me semble très problématique.
– Doux euphémisme.
– Quels sont vos rapports actuels avec lui ?
– Inexistants, ce qui me va très bien, vu comment ça se passait avant et comme ça s’est passé samedi… »
Elle hocha à nouveau la tête.
« J’ai lu les rapports des policiers. »
Il se renfrogna et tourna la tête.
« Pourriez-vous me fournir les rapports médicaux, en particulier psychiatriques, sur ce qui vous est arrivé ? »
Adel fronça les sourcils plus avant et la regarda avec suspicion :
« Vous pensez que je suis cinglé et pas capable de gérer ma fille ?
– Non, mais comme je n’ai aucun doute sur le fait que votre ex-femme va tenter de vous attaquer là-dessus, avoir des expertises médicales prouvant le contraire me permettrait d’y couper court. »
Il la regarda, à moitié convaincu, mais il était bien obligé d’admettre que, qu’elle soit sincère ou pas, elle ne pouvait pas ignorer ses passifs traumatiques.
« D’accord, je vous transmettrai ça.
– Où en êtes-vous de vos soins ?
– Je suis en fin de rééducation pour ma prothèse. J’y vais encore deux fois par semaine pour quelque temps, mais on peaufine.
– Et au niveau psychologique ?
– Je suis sous traitement et suivi par une psychiatre spécialisée dans les cas comme les miens.
– Les traumatismes de grands blessés de guerre ?
– Oui.
– Bien.
– Docteur Scott. Je peux vous donner son contact, si vous voulez.
– Un certificat médical suffira dans un premier temps.
– D’accord. »
Elle nota tout ça et reprit :
« Donc, nous disions. Votre ex-femme et vos enfants habitent chez vos parents. C’est suite à votre divorce ?
– Non, ça a toujours été comme ça.
– Vous aviez décidé de rester vivre avec eux ?
– Non, non. Ils ont décidé.
– Votre fille m’a également dit qu’on ne lui demandait pas son avis sur rien. Vous non plus, donc ? »
Il grimaça et se dandina un peu sur son fauteuil, cherchant comment dire ça.
Puis il se lança et raconta tout, essayant d’être aussi clair et précis que possible. Son enfance très vite très encadrée, la violence, verbale et physique, de ses aïeux, et, au fur et à mesure qu’il grandissait, ce carcan qui devenait une prison, leur obsession maladive à contrôler ses moindres faits et gestes, jusqu’à lui choisir une femme dès qu’il avait été majeur et ne pas lui laisser le choix de l’épouser.
« Pourquoi n’avez-vous pas refusé ? »
Il haussa les épaules :
« Compliqué… J’étais jeune, j’étais sous leur emprise, complètement incapable de même penser que j’avais le droit de m’opposer à eux… Après, concrètement, ça m’aurait au mieux condamné à être jeté à la rue alors que je n’avais pas terminé ma formation et que me faire radier de mon école d’officiers aurait été un jeu d’enfant pour eux à ce moment. Et puis, honnêtement, je n’avais pas la fichue moindre idée de ce que j’étais, de ce qui ne leur plaisait pas chez moi et donc, de quoi faire.
– À part suivre leurs ordres pour espérer que ça finisse par leur aller ?
– J’imagine, oui, même si depuis, j’ai compris que ça ne pouvait pas et que ça n’aurait jamais été de toute façon.
– Parce que ce n’était pas vous le problème.
– Exactement !
– Il y a combien de temps que vous avez rencontré votre mari ?
– Nath ? Ça a fait dix ans en mai.
– Comment ça s’est passé ? »
Il eut un sourire goguenard :
« Si la question est, l’ai-je connu dans un lieu de drague gay sordide parce que j’allais soulager mes pulsions avec des inconnus, la réponse est non. »
Elle gloussa :
« Ce n’était pas la question, mais merci de la précision.
– Je vous en prie. Pour conclure là-dessus, je vous dirais qu’à l’époque et depuis la naissance de mon fils, ma vie sexuelle tenait du désert de Gobi, ajouta-t-il non sans humour non plus.
– Carrément ?
– Z’avez pas idée…
– Et donc ?
– Donc, j’ai connu Nathanael à un salon de littérature jeunesse qui avait lieu pas loin de chez nous, sur la demande de Sabine qui avait beaucoup aimé un de ses livres. Et comme il a été très gentil avec Sabine et qu’il a remis mon épouse en place quand elle a tenté de râler, je l’ai trouvé très sympathique d’emblée. Rien de plus, cela dit, et je ne l’aurais sûrement jamais revu si mes parents et Caroline n’avaient pas piqué une crise sur le livre en question, de la propagande LGBT selon eux, le drame. Du coup, pour les empêcher de le brûler, on l’a récupéré en douce et Sabine m’a demandé de lui rendre. Donc, on s’est recroisé pour ça, pareil, sans plus, puis une troisième fois lors d’une sortie scolaire au musée, mais sans plus non plus… On s’est retrouvé le printemps suivant, dans un bar où mon plus jeune frère avait voulu aller foutre le bordel…
– Le fameux Arnaud ?
– Le fameux Arnaud, oui. Ce soir-là, on a vraiment fait connaissance… On a beaucoup parlé, enfin, surtout moi… Mais il m’a écouté… Ça m’a fait bizarre, j’avais pas l’habitude… dit-il avec un sourire mi-tendre, mi-amusé. Et là, on est resté en contact… On est devenus amis, j’ai compris que j’avais le choix, même si ça allait être dur… On a fini par tomber amoureux et on s’est mis ensemble en mars 2013…
– Ah oui, vous avez pris votre temps ! Et donc, si j’en crois le dossier, vous avez quitté le domicile de vos parents en septembre de la même année.
– Oui. C’était devenu insupportable pour moi.
– Vous êtes parti sans vos enfants, à ce moment-là.
– Oui.
– Mon prédécesseur a pris cela pour un abandon, votre ex-épouse et vos parents ont témoigné dans ce sens auprès de lui. Selon eux, vous avez coupé les ponts purement et simplement.
– Faux témoignages.
– Pouvez-vous le prouver ?
– Très facilement. Déjà, vous devez le savoir, votre prédécesseur a toujours refusé de me rencontrer. Moi, j’avais dans l’idée de demander à recevoir mes enfants pendant leurs vacances, dans la mesure de mes dispos professionnelles, à court terme, et de voir comment les choses évolueraient.
– Il est noté que vous n’avez jamais répondu à ses demandes.
– Il n’y a jamais eu de demande. Il ne m’a jamais convoqué. Je serais venu si ça avait été le cas.
– Bien, je prends note. Autre chose ?
– Oui. J’ai essayé très souvent de téléphoner chez mes parents, ou sur le portable de Caroline, pour prendre des nouvelles. Je n’ai jamais réussi à les joindre, mais mes factures téléphoniques détaillées vous prouveront que j’ai bien appelé. Et aussi, je tiens à votre disposition tous les accusés de non-réception de tous les colis que j’ai envoyés à mes enfants pour leurs anniversaires et Noël, ainsi que les cartes postales, enfin bref. J’ai de quoi faire, croyez-moi.
– Parfait. Si vous pouvez mes fournir tout ça, effectivement, ça permettra de régler la question.
– Pas de problème, avec plaisir. »
Elle prenait note et demanda ensuite avec sérieux :
« Bien. Vous m’avez évoqué vos passifs avec vos proches, notamment votre mariage forcé. Pensez-vous que votre ex-femme et vos parents pourraient réellement vouloir faire arrêter ses études à votre fille à 16 ans et la marier de force à 18 ?
– Oui. Elle vous en a parlé ?
– Oui, c’est une grosse inquiétude pour elle.
– Je me sens idiot de ne pas y avoir pensé, tellement c’était évident.
– Menace réelle, donc.
– Oui. Et je suis sûr qu’ils ne vont absolument pas s’en cacher…
– Je verrai ça avec votre ex-femme. »
Annie Fonteneau poursuivit la conversation sur la tentative de plainte pour inceste. Adel lui confirma son innocence et les raisons de cette manœuvre, le faire revenir, tout comme le pourquoi de sa non-poursuite contre eux : sa volonté de préserver ses enfants d’une enquête longue et fastidieuse.
La juge nota et continua sur des questions plus concrètes : sa situation professionnelle, ses revenues, la place qu’ils avaient pour accueillir confortablement la demoiselle. Adel n’était pas inquiet : même si sa potentielle carrière d’artiste ne décollait pas, ou pas assez, il touchait une pension suffisante pour être à l’abri. Et la maison pouvait sans mal accueillir sa fille.
« Bien. Je pense que rien ne s’oppose à ce que vous preniez votre fille en charge, puisqu’elle le souhaite, vous aussi et que les conditions matérielles sont réunies. Je vais voir avec votre ex-femme. Votre fille a émis le souhait de ne pas retourner chez elle, enfin, chez vos parents, donc, du fait des pressions qu’elle y subit. Nous envisagions la possibilité qu’elles puissent peut-être se retrouver de temps en temps dans un endroit neutre et sûr. Votre fille pensait à la maison de votre frère Florent. Qu’en pensez-vous ? »
Adel fit la moue en croisant les bras, réfléchissant.
« … Difficile à dire… Je n’ai plus de contact avec lui depuis un moment, je ne sais pas trop où il en est avec tout ça… C’est vrai que samedi, il a pris ma défense, mais c’était contre mon père, il ne m’a pas dit un mot, à moi… Après, j’ai confiance en Manon, sa femme, et en mes neveux pour gérer. Eux, ils ne laisseront pas mon ex-femme faire n’importe quoi à ma fille, c’est sûr.
– Et votre fils, dans tout ça ? »
Adel soupira avec tristesse et s’accouda à ses genoux en serrant ses poings l’un dans l’autre.
« Est-ce que vous souhaitez le revoir ?
– J’aimerais bien, dans l’idéal, oui…
– Mais ?
– Mais il est hors de question que je lui force la main si lui ne veut pas me voir. Il a 13 ans et s’il a toujours aussi sale caractère, ça va juste le braquer, ça ne servirait à rien.
– Je compte le recevoir, lui aussi. Sabine m’a dit ne pas vouloir le perdre de vue.
– On peut garder le plan B “ chez tonton Florent ”, dans ce cas, pour lui aussi.
– Pensez-vous que votre fils risque des pressions, comme ça a été le cas pour vous et pour votre fille ? »
À nouveau, Adel grimaça.
« Aucune idée… Dans mes souvenirs, c’était plutôt le petit fils chéri de sa maman, mais dans ces mêmes souvenirs, Caroline et mon père étaient quand même sacrément moins atteints qu’aujourd’hui… Autant ils surveillaient Sabine comme le lait sur le feu, parce qu’on était proches et qu’ils craignaient ma mauvaise influence, autant Bruno, ça allait… Mais on n’est pas à l’abri que ça ait changé.
– Que pourrait-il se passer, selon vous ?
– Le pousser vers une carrière militaire sans lui laisser le choix, c’est le minimum.
– Et sinon ?
– Sinon, il y a de quoi faire : s’il résiste, pression, violence, la routine avec eux… Et s’ils ont le moindre doute sur ses penchants sexuels, il aura droit au même traitement que moi.
– Mariage forcé à 18 ans ?
– Yep. Et on a même l’option “ se faire traîner aux putes ”, dans son cas. »
La juge fronça les sourcils, interloquée :
« Pardon ?!
– J’y ai eu droit quatre ou cinq fois, moi. Apparemment, Caroline s’était plainte que je ne faisais pas bien mon boulot de mari, du coup, mon père s’est dit qu’il fallait m’apprendre… »
Elle était vraiment stupéfaite.
« … Vous êtes sérieux ? … Mais… Quand est-ce que… ?
– Quelques mois après le mariage. Bon, dans les faits, mon père a payé pour rien, sauf dans deux cas où ses dames ont tenu à essayer, mais les autres ont vite pigé que ça ne servait à rien et on a juste attendu 1/2 h que ça passe… »
La juge souffla un coup en secouant la tête :
« C’est quand même de sacrés numéros, chez vous !
– Ne me dites pas que vous n’avez pas croisé pire, vous allez vraiment me faire peur ? »
Elle sourit :
« J’ai croisé pire, oui, bien sûr, en 17 ans de boulot, mais dans d’autres genres. Bon, revenons à votre fils. Je vais voir avec lui, mais je note que vous n’êtes pas fermé à l’idée de le revoir, avec son accord et possiblement dans un lieu neutre qui le sécurise, si besoin.
– Voilà. »
Le temps tournait et la conversation n’alla guère plus loin ce jour-là. Précisant, comme elle l’avait fait à Sabine, qu’elle restait à sa disposition s’il réalisait après coup qu’il avait oublié quelque chose, elle le raccompagna à la salle d’attente.
La tension était palpable dans la pièce, même si elle se situait surtout du côté du trio. Si Caroline se tenait droite et figée, comme Madeleine, Théodore, lui, regardait avec une colère certaine son gendre, alors que ce dernier avait sorti son bloc à dessin et griffonnait sagement dessus. Sabine le regardait faire, concentrée pour ne pas risquer de croiser le regard de leurs vis-à-vis.
Adel se rassit près de son mari qui lui sourit et Caroline se leva sèchement pour suivre de très mauvaise grâce la juge.
Adel, un peu avachi, s’étira et croisa ses mains derrière sa tête en regardant le plafond, peu enclin, lui aussi, à voir les visages peu aimables de ses géniteurs.
« Ça a été ? finit par lui demander tout doucement Nathanael.
– Oui, oui… Elle est bien, cette dame. Très à l’écoute et désireuse de bien tout comprendre… C’est plutôt agréable.
– Ouais. Preuve qu’il n’y a pas que des vieux cons réacs’ chez les JAF… Même si on s’en doutait. »
L’entrevue avec Caroline fut surprenamment brève, comparativement aux deux autres. Ils comprirent assez vite pourquoi : Caroline n’avait répondu qu’à quelques questions avant que ça ne tourne au vinaigre pour elle, devant le refus de la juge de considérer comme Sabine « en danger parce que lesbienne », puis d’accepter l’idée de mettre fin à ses études au plus vite, de lui trouver « un bon mari » au plus vite également, dans une même volonté de la protéger. De quoi, ça n’était toujours pas très clair. Du monde entier et du chaos moderne dans son ensemble, a priori. Bref, Caroline s’était murée dans le silence, déclarant refuser de continuer cet entretien sans son avocat, et la juge n’insista pas.
Elle rappela donc tout le monde dans son bureau pour faire un point global.
Ils trouvèrent assez de chaises et s’installèrent, Adel entre sa fille et Nathanael, ce dernier faisant barrage entre son mari et Caroline, Théodore et Madeleine.
« Bien, commença calmement la juge. Suite aux entretiens de ce matin, nous pouvons d’ores et déjà poser plusieurs choses concernant Sabine. Rien n’est définitif, bien sûr, et nous nous reverrons autant qu’il le faudra. Dans un premier temps, je donne donc mon accord officiel pour que Sabine reste avec son père jusqu’à nouvel ordre. »
Adel et Sabine soupirèrent de concert, soulagés, alors que Caroline et Madeleine grimaçaient et que Théodore serrait les poings.
« Aux vues de tous les éléments qui m’ont été rapportés, par les rapports de police d’abord, puis ce matin, je vous annonce également que je vais lancer une enquête sociale, afin d’évaluer au mieux la situation globale de votre famille.
– Comment ! s’écria Caroline, outrée. Vous nous prenez pour quoi, des pouilleux de banlieue !
– La maltraitance n’a rien à voir avec le niveau de vie, madame, répliqua sèchement Annie Fonteneau. Et vu ce que votre fille et votre ex-mari m’ont raconté, je ne pense pas que vous puissiez beaucoup la ramener là-dessus.
– Quoi, qu’est-ce qu’ils ont encore raconté comme délires ! s’exclama encore Caroline alors que Théodore tremblait de plus en plus.
– Rien que vous ne m’ayez confirmé, madame. Rien que vouloir stopper les études de votre fille dès que possible est une atteinte à ses droits les plus fondamentaux, quoi que vous en pensiez.
– Ridicule ! intervint enfin Théodore avec humeur. Quand est-ce qu’on a décidé ça !
– 1948, Déclaration universelle des droits de l’homme, article 26, lui répondit Nathanael, goguenard.
– Et les articles 2, 9, 28 et 29 de la Convention relative aux droits de l’enfant, en 1989, compléta plus sérieusement la juge. Que vous ne soyez pas d’accord ne change rien au fait que c’est la loi. »
Théodore allait repartir, mais une légère tape sur sa main de sa femme le retint. S’énerver ne ferait que jouer contre eux, elle le savait. Elle ne s’attendait cependant pas à la suite :
« Je vais également recevoir Bruno dans les plus brefs délais, continua la juge.
– Comment ! Vous ne comptez quand même pas nous l’enlever, lui aussi !
– Je n’en sais rien, je vais voir ce qu’il en est de sa situation. Mais si vous prévoyez pour lui le même destin que son père, ça risque effectivement de me poser problème. »
Adel eut un petit sourire à ses mots. Sa mère intervint enfin, droite :
« Nous n’avons agi que pour son bien.
– Il consistait donc, selon vous, à le brimer, le marier sans son consentement et à l’emmener voir des prostituées sous prétexte qu’il effectuait mal son devoir conjugal ? »
Madeleine sursauta, choquée, comme Caroline, et s’écria :
« Pardon ?! »
Elle se tourna vers son fils :
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire !
– Demande à Papa. » répondit Adel avec un air particulièrement innocent, en regardant le plafond.
Nathanael eut beaucoup de mal à ne pas éclater de rire alors que Théodore avait perdu toute sa superbe et aurait sans doute donné beaucoup pour se transformer en souris et disparaître dans un trou, à cet instant, tant l’aura de sa femme était soudain menaçante…
Les velléités du capitaine calmées, la juge confirma donc sa décision et mit fin à l’entretien collectif. Ils se levèrent et Adel profita qu’ils étaient encore en présence de la magistrate pour déclarer :
« Bon, ben on va passer à la maison récupérer les affaires de Sabine tout de suite, ça sera fait.
– Excellente idée. » approuva-t-elle.
Le trio ne put refuser, ils partirent donc sans plus attendre.
Annie Fonteneau soupira avant de se lever et de rejoindre le secrétariat pour se prendre un petit café en attendant les suivants.
Sa secrétaire lui dit :
« Ça a été ?
– Pour le moment, oui, on verra la suite. Il s’est passé des choses intéressantes, dans la salle d’attente ?
– Non, moins que je craignais. Les trois étaient très en colère, ils ont essayé de provoquer le petit brun à lunettes, le mari du père, c’est ça ?… Mais il n’est pas rentré dans leur jeu, à part pour répondre à l’ex-femme…
– Ah, l’histoire de la demi-molle ? Qu’est-ce qu’elle a dit, exactement ?
– Qu’il devrait avoir honte d’avoir profité de la déficience sexuelle de son ex-mari pour le pervertir de façon si obscène, de l’avoir fait sombrer parce qu’il ne pouvait pas être satisfait par les voies classiques, on va dire…
– Ah ouais, quand même…
– Mais après, ça va. Te voir les a calmés, ils ne disaient plus rien.
– Tant mieux.
– Faut quand même être sacrément dans le déni pour aller penser un truc pareil, n’empêche !
– Ah, ça, le déni, ça a l’air d’être leur sport préféré… »
Chapitre 106
Nathanael découvrit avec une curiosité non feinte la fameuse maison où son mari et sa fille avaient grandi, puisqu’ils s’y rendirent directement pour récupérer les affaires de la jeune fille, comme il avait été dit à la fin du rendez-vous du juge.
Il connaissait peu les Monts d’Or, réputés pour leur conservatisme. Il s’y était un peu promené et reconnaissait volontiers que la « pierre dorée » qui donnait son surnom à ce coin avait un cachet qui le rendait visuellement très sympathique.
La maison n’était pas si différente de ce qu’il avait pu en imaginer, une grande bâtisse ancienne, au fond d’une petite cour de graviers entourée d’arbres anciens et de quelques bosquets de fleurs savamment entretenus.
La voiture de ses parents était garée là et Adel se plaça près d’elle.
Le trajet n’avait pas été très bavard. Sabine restait un peu secouée de tout ça et Adel sombre. Aucun des deux n’avait vraiment envie de retourner là-bas, Nathanael le savait parfaitement. Adel n’avait fait que demander à Sabine si elle préférait attendre dans la voiture, avec son beau-père, que lui récupère ses affaires. Mais la demoiselle avait répondu vivement :
« Non… C’est gentil, Papa, merci, mais il y a beaucoup de choses dans ma chambre, je préfère m’en occuper. »
Nathanael, pour sa part, par souci diplomatique, préféra ne pas entrer avec eux. Il sortit cependant de la voiture pour se fumer une petite clope et regardant la haute façade couverte de lierres.
Ce genre de vieilles maisons avait de l’allure et du potentiel, mais c’était bien trop ancien et grand à son goût pour y vivre… Sans compter la facture de chauffage vu la hauteur de plafonds… Éventuellement pour des vacances… Il devait y avoir moyen de faire de jolis croquis inspirants, si un jour il lui prenait l’envie de faire une BD se passant dans un lieu semblable.
Il tendait l’oreille, mais n’entendait rien d’inquiétant, il écrasa donc son mégot dans son cendrier de poche et s’étira. Il rouvrit sa portière pour se pencher et attraper son petit sac à dos et en sortir son bloc à dessin.
Il était donc là à croquer un peu l’endroit lorsqu’une voix le fit sursauter violemment :
« Qu’est-ce que vous fabriquez, vous ! »
Nathanael rattrapa de justesse le crayon qui avait bondi de sa main et regarda presque craintivement celui qui l’avait interpellé, un homme plus âgé qu’il ne connaissait pas, en serrant machinalement son bloc à dessin contre sa poitrine :
« Euuuuuh… Ben je dessinais… C’t’à dire que c’est mon travail, en fait… Le dessin… »
Le dessinateur se reprit :
« Vous savez, le truc qui paye mes courses et mes factures, tout ça… À qui ai-je l’honneur ?
– Colonel André de Larose-Croix, répondit d’un ton qui se voulait glacial et péremptoire le vieil inconnu.
– Ah, le fameux, nota Nathanael avec un bref petit sourire en coin. Je ne vous ferai pas l’affront de vous dire “ enchanté ”, hein, il y a des limites à l’hypocrisie.
– Hm, souffla avec hauteur l’ancien militaire qui se tenait très droit, ce qui ne le rendait pas beaucoup plus impressionnant. J’espère que vous êtes fier de vous, d’avoir brisé une honnête famille par pur vice. »
Nathanael le regarda avec un nouveau petit sourire en coin et hocha lentement la tête :
« Je ne le vis pas trop mal, merci de votre mansuétude. Mais de vous à moi, je ne suis pas certain de qui est le plus vicieux, entre moi et des gens qui trouvent normal de priver une gamine d’études et de la marier à 15 ans…
– C’est un saint devoir de garder nos femmes dans leur devoir de mères et d’épouses et de les protéger de leurs instincts pervers. On sait où mène la soi-disant “ liberté ” de l’éducation, surtout laïque.
– Ouais ouais, les talibans disent pareil, y parait. »
Nathanael dut vraiment faire prendre sur lui pour ne pas éclater de rire face au sursaut outré du retraité. Il reprit aimablement :
« Mais sinon, vous veniez juste causer théologie ou y a autre chose ? »
André de Larose-Croix inspira profondément, sans doute pour se laisser le temps de penser que cet homme était perdu et qu’il n’y avait vraiment rien à en tirer. Ce que Nathanael pensait aussi de lui, d’ailleurs, et il espérait donc que son beau-grand-père allait le laisser tranquille. Mais ce ne fut pas le cas, et la suite surprit cette fois vraiment l’illustrateur.
« Bien. Je ne doutais qu’il n’y avait rien à faire pour vous ramener à la raison, mais puisque vous êtes là, rendez-vous au moins utile, déclara sèchement le vieux colonel en tournant les talons.
– Euh… Pardon ?
– Venez. Puisque ni Adel ni Sabine n’en ont rien à faire de ne plus être membres de notre famille, il n’y a aucune raison que nous nous encombrions encore de leur mémoire.
– Hein… ? »
Nathanael n’y comprenait rien, mais il posa tout de même le bloc et le crayon sur son siège et suivit avec prudence le vieil homme à l’intérieur.
Ils avaient à peine passé l’entrée qu’ils sursautèrent, tous les deux cette fois, en entendant Sabine hurler avec une colère aussi inédite qu’étonnante :
« SORS DE MA CHAMBRE ET LAISSE-MOI FAIRE MES BAGAGES !!! »
Nathanael jeta un œil incertain en se penchant un peu vers le couloir qui partait à droite, en se disant que quelqu’un avait réussi à faire exploser l’adolescente et qu’il ne savait pas trop s’il devait s’en réjouir ou s’inquiéter.
Un soupir agacé d’André de Larose-Croix le ramena au présent. Le vieil homme marmonna avec humeur :
« Fille perdue… Aucun respect de ses aînés… »
Nathanael le suivit en se retenant de lui dire que le respect, ça marchait mieux quand c’était mutuel, regardant avec curiosité ce qui l’entourait. Comme il l’avait pensé, la maison était presque plus un musée contenant un nombre invraisemblable d’objets, certes souvent anciens et pas forcément moches, mais tout ceci était fort encombré et laissait peu de place à la nouveauté et tout simplement à la vie des occupants. Tout suintait l’histoire familiale et les ancêtres, dont les portraits, peints pour les plus anciens, photographiques pour les autres, ornaient les murs. Un passé trop présent pour les vivants. Cette maison sentait le vieux, au sens propre et au sens figuré.
Nathanael se retrouva dans un salon qui semblait lui aussi sorti tout droit d’un film d’époque. Il aurait bien aimé pouvoir y faire quelques croquis, s’il n’avait eu que ça à faire, mais l’aïeul avait d’autres projets pour lui. Il alla droit vers une haute étagère murale, remplie, à vue d’œil, de petits volumes épais tous semblables, et en sortit trois d’une étagère et deux du rayon du dessous, qu’il vint mettre sans sommation dans les bras d’un Nathanael qui le regardait avec des yeux ronds :
« Euh… ?
– Fichez le camp, maintenant !
– D’accord… Merci… » tenta Nathanael dans le doute en prenant mieux les objets en main avant de ressortir.
Il attendit d’être revenu à la voiture pour regarder ce que c’était. Et il eut une moue aussi surprise d’étonnée, levant les sourcils et souriant avec attendrissement, en comprenant : des albums photos.
Il y en avait un par décennie et par personne, donc trois pour Adel et deux pour sa fille, logiquement. Désireux de ne pas être voyeur de la vie de la demoiselle, il posa les siens sur le siège arrière et se permit, par contre, de regarder le premier de son mari.
Les photos avaient le grain propre des tirages des années 80 et 90, ce côté un peu flou qui marquait leur époque. Il découvrit Adel nouveau-né dans les bras de sa mère, à la maternité. Puis endormi dans son berceau. Quelques clichés plus tard, le bébé un peu plus réveillé posait dans les bras de son grand frère de trois ans alors, Florent, tout sourire.
Nathanael souriait, ému. Il resta donc, appuyé sur la voiture, à regarder ça avec un petit sourire, jusqu’à ce qu’Adel et Sabine reviennent, avec pas moins de trois valises, dont une très grande, et deux sacs à dos. Adel était sombre, Sabine avait les yeux rouges. Le premier portait le plus lourd et le posa rapidement au sol, à l’arrière du véhicule. Alors que Sabine reniflait au posant un sac à côté, son père grimaça, soupira et tendit le bras pour caresser sa tête :
« Je vais chercher le reste et on y va, OK ? »
Incapable de parler, elle se contenta de hocher la tête. Adel grimaça et repartit, non sans un regard sombre vers la bâtisse. Nathanael le suivit des yeux et ; entendant encore Sabine renifler, il posa l’album photo et la rejoignit :
« Eh, ça va, ma grande ? » demanda-t-il doucement.
Comme un sanglot la secouait, il soupira, navré, cette foi, et la prit dans ses bras.
« Ça va aller, t’en fais pas… »
Elle avait sursauté, mais le laissa faire.
« Pleure tout ce que tu veux, c’est pas grave… »
Il frotta son dos pour la réconforter :
« On est là, ça va aller…
– … Pourquoi Maman m’aime pas… » comprit-il entre deux sanglots.
Il grimaça sans savoir quoi répondre. Et se revit, tout jeune homme à peine majeur, en train de pleurer dans une ruelle, une nuit d’hiver, en se demandant, lui aussi, pourquoi ses parents l’avaient abandonné.
Il secoua la tête et se reprit :
« Ta maman… Elle a la tête pourrie par de la merde et elle est sûrement très malheureuse, très frustrée, et dans ces cas-là, la seule chose qu’on sait faire, c’est essayer de rendre les autres aussi malheureux que soi, parce que c’est plus facile que d’admettre qu’on a tort, plus facile que de remettre sa vie à plat pour aller mieux… Y en a beaucoup, des gens comme elle… »
Il caressa sa tête en essayant de contenir les tremblements de sa voix :
« C’est dur quand on comprend ça, mais ça va passer. T’as 15 ans, Sabine. T’as toute la vie devant toi, et maintenant, on est là pour t’aider, pour te soutenir. Et nous, on t’aime. Et on fera tout pour que toi, tu te libères de tout ça pour devenir une super nana libre et heureuse, OK ? »
Elle se calma un peu, renifla en sortant de ses bras, et demanda en essuyant ses yeux :
« … Toi aussi… Ta maman ne t’aime pas… ?
– Mes parents m’ont jeté dehors, tu sais, quand ils ont su que j’aimais les garçons. Mon père, d’abord, et j’ai attendu un peu parce que j’espérais que ma mère le calmerait, mais non, et je ne suis retrouvé à la rue. J’ai beaucoup pleuré aussi… »
Adel revenait, avec un gros carton sur lequel était posée une très grosse peluche d’éléphant. Comme cette dernière glissait et menaçait de tomber, Nathanael sourit en voyant Sabine se précipiter pour la prendre.
« Merci, ma puce…
– Tu as tout ?
– Oui, oui… Après, on peut faire un dernier tour, si tu veux être sûre ? » lui répondit-il en venant poser le carton sur une des valises.
Elle hésita, puis hocha la tête :
« Oui, j’aimerais mieux…
– Allez-y, je vais commencer à charger le coffre… » leur dit Nathanael en ouvrant tranquillement ce dernier.
Adel hocha la tête :
« OK, merci mon cœur. On fait vite. »
Sabine posa l’éléphant sur le siège arrière et ils repartirent.
Nathanael regarda tout ce bazar. Le coffre était grand, restait à mettre tout ça comme il fallait pour que ça rentre. Il fit la moue et se retroussa les manches. Il avait toujours bien aimé Tetris, ce n’était pas trois valises, quatre sacs et un carton qui allaient l’impressionner.
Il avait donc réussi à faire rentrer tout ça proprement quand ils revinrent, Sabine portant une jolie poupée en tissus avec une belle robe à dentelles, cette fois accompagnés de Madeleine qui resta sur le parvis, droite et le visage fermé, alors qu’Adel lui disait non moins froidement :
« Bon. Je pense que je n’ai rien oublié, mais au cas où. Si vous remettez la main sur n’importe quelle paperasse administrative concernant Sabine qu’on a zappée, vous l’envoyez direct, tu as mes coordonnées. On va passer à son lycée pour régler le transfert. Et si jamais vous me renvoyez la carte d’anniversaire et le cadeau que je vais envoyer pour l’anniversaire de Bruno cet été, je vous jure que vous le regretterez. Compris ? »
Elle ne répondit que par un sec signe de tête.
« Parfait. Alors on y va. Bonne fin de journée. »
Sabine la regardait, incertaine, et lui dit tout de même au revoir, mais sa grand-mère ne lui répondit pas.
Adel passa un bras protecteur autour des épaules de sa fille pour l’entraîner vers la voiture. Ils entendirent la porte se refermer.
Nathanael leur fit signe et Adel eut un sourire en le voyant. Sabine resta étonnée :
« Tu as vraiment réussi à tout faire rentrer ?
– Je te l’avais dit ! lui dit son père, amusé.
– De quoi ? s’enquit Nathanael.
– J’ai demandé à Papa si tu allais y arriver, et il m’a dit que tu étais super fort pour ranger un coffre, parce que ça faisait des années que tu faisais des salons et que tu devais faire rentrer des cartons de livres dans des coffres de voitures…
– C’est vrai, j’ai embêté pas mal d’amis avec ça avant d’embêter ton père.
– Allez, montez, on va rentrer… » soupira Adel en s’étirant.
Ils repartirent sans attendre.
Sabine, à l’arrière, serrait la poupée dans ses bras. Elle était triste, mais, au fur et à mesure que les kilomètres défilaient, le poids qu’elle avait sur la poitrine s’allégea un peu.
« Bon, qu’est-ce qu’on mange, ce midi ? » demanda Nathanael au bout d’un moment.
Adel s’arrêta à un feu rouge, bâilla et haussa les épaules.
« C’est vrai que le temps qu’on rentre, ça sera bien temps de manger… reconnut-il.
– Ben oui ! Quelque chose te fait envie, Sabine ?
– Euh, je sais pas…
– Ça vous dit, on se prend des pizzas au camion de la place ? proposa le dessinateur.
– Ah oui, c’est vrai qu’il est là le lundi, lui… pensa tout haut Adel. Ça t’irait, ma chérie ? demanda-t-il en la regardant à travers le rétroviseur central.
– Elles sont bonnes ?
– Très, et le couple qui les fait est très sympa. »
Elle donna donc son accord et décision fut prise de faire un crochet par la place du village.
Elle était paisible à cette heure. Adel n’eut aucun mal à se garer à deux pas de la camionnette. Les pizzaiolos étaient au travail, sans stress cela dit, papotant tranquillement avec leur première cliente du jour, la pharmacienne, en l’occurrence, venue chercher son déjeuner et ceux de ses collègues.
Le trio les rejoignit, Sabine un peu intimidée, mais elle se détendit vite, devant la gentillesse tant du couple que de la pharmacienne, très heureux de la rencontrer. Un peu rassérénée, la jeune fille accepta donc avec reconnaissance le dessert que lui offrit la pizzaiolo pour lui souhaiter la bienvenue.
Après moult remerciements, ils rentrèrent donc chez eux pendant que c’était chaud pour déguster ça.
Adel mit quand même rapidement la table pendant que Nathanael préparait tout aussi vite une petite salade verte pour accompagner et ils s’installèrent enfin pour…
« Mangeeeeeeer ! s’écria Nathanael en tendant les mains vers le carton que lui tendait Adel, les faisant rire.
– Mais c’est qu’il avait faim ! gloussa Adel en donnant sa pizza à sa fille :
– Merci !
– T’as pas idée !
– Mange pas trop vite quand même, hein.
– Promis ! »
Ils attaquèrent et la mine ravie de Sabine fit très plaisir à ses père et beau-père, et, après quelques bouchées, Nathanael reprit :
« Programme de l’aprèm ?
– J’aimerais bien passer au lycée, ça sera fait, dit Adel.
– C’est vrai, autant régler ça vite, approuva son mari.
– Il faut que je vienne ? demanda Sabine.
– Si tu veux, mais ne te sens pas obligée ?
– J’aimerais bien dire au revoir à madame Cabour, elle est gentille… Elle s’inquiétait beaucoup pour moi, quand Maman lui a dit que je n’allais pas pouvoir continuer mes études…
– Elle est là, le lundi ?
– Oui, on a cours avec elle avant la récré de 16 h…
– On essayera de la voir, alors.
– Bon, je vous laisse y aller, je vais ranger un peu le garage pour faire de la place, pour que notre demoiselle puisse commencer à s’installer un peu comme il faut.
– Tu t’en tireras ?
– Vous verrez si vous me retrouvez perdu sous trois cartons en rentrant.
– OK, on lancera une expédition de secours si besoin, nota Adel, faussement sérieux, en hochant la tête. Tu avais gardé les meubles de ta chambre ?
– Celle que j’ai eue ici avant le départ de mes grands-parents ?… Non, enfin pas tout, et surtout pas le lit. Je crois que le bureau est quelque part dans le garage, je verrai son état tout à l’heure, je vous dirais. »
Ainsi fut fait.
Ils ne prirent que le temps de décharger la voiture et Adel et Sabine repartirent.
Nathanael alla enfiler un vieux survêt’ et un T-shirt usé et partit en exploration dans son garage. Il y avait un sacré bazar là-dedans, vieux meubles, cartons divers de vieux trucs, autres cartons divers de vieux machins, électroménager décédé jamais emmené à la déchèterie, il y avait de quoi faire.
Il dérangea un certain nombre d’arachnides et secoua beaucoup de poussières.
Lorsqu’il entendit la voiture qui revenait, il sortit voir.
Sabine avait l’air d’aller bien et Adel semblait plus fatigué qu’énervé. Ça avait dû bien se passer.
« Welcome back !
– Merci… Tu en es où ? Vu la poussière qui te couvre, tu as dû trouver des choses ?
– Alors, j’ai retrouvé le bureau, une chaise, une grande étagère qui peut servir… Si ça va à notre puce, il faut les nettoyer et je pense que le bureau, il faudrait carrément le poncer et le repeindre, mais ça pourrait le faire, enfin si ça lui plaît.
– Super ! On va voir ça…
– Oui, venez, c’est là. »
Les meubles étaient poussiéreux, eux aussi, mais en bon état, à part le bureau, effectivement, dont le revêtement était très écaillé. Rien d’irrémédiable, cela dit, et comme Sabine le trouvait joli, il fut adopté.
Adel nota qu’il allait falloir aller faire un tour à la déchèterie, mais ça attendrait d’avoir vraiment trié tout ça, puis qu’il allait falloir faire de la place pour les meubles de la future-ex-chambre d’amis.
Nathanael alla prendre une petite douche pour se décrasser et quand il sortit de la salle de bain, il se souvint brusquement qu’ils avaient oublié quelque chose d’important.
Il passa au salon saisir l’objet du délit et rejoignit, en le tenant dans son dos, la chambre où Sabine commençait à s’installer, rangeant les habits qu’elle avait emportés dans la grande armoire qu’elle voulait bien garder. Son père, à côté, sortait les livres du carton pour les poser sur le lit, sur lequel se trouvaient déjà pas mal de peluches, dont l’éléphant.
« Ça va ici ? demanda innocemment le dessinateur.
– Oui oui, et toi ? lui répondit Adel en se tournant pour lui jeter un œil. Ça y est, tu es tout beau tout propre qui sent bon ?
– Ouais, ça va mieux, répondit Nathanael en hochant la tête. Sabine ? J’ai retrouvé quelque chose à toi dans ma bibliothèque. »
Elle le regarda sans comprendre et il sourit en lui tendant son exemplaire du Petit Papillon.
Elle sursauta, le prit en tremblant et le serra contre elle, à nouveau au bord des larmes.
Le voyant, Adel vint passer son bras autour d’elle. Elle leva le nez vers lui, très émue.
« Bienvenue chez nous, ma chérie. »
Chapitre 107 :
Nathanael n’était pas un bricoleur surdoué, mais il se débrouillait décemment quand il fallait, sur des choses pas trop complexes et avec de bons outils.
Ces outils, il en avait peu, mais il pouvait compter sur son voisin, bien mieux fourni que lui en la matière, pour le dépanner.
Dans le cas présent, il se retrouvait donc avec une ponceuse électrique pour donner un coup au fameux vieux bureau.
Puisque la saison s’y prêtait, il s’était installé dans le jardin, sur une grande bâche, pour éviter que toute la poussière ne finisse dans la pelouse, avait mis un vieux masque FFP2, puisqu’il y en avait qui traînaient à la salle de bain (souvenir de ses grands-parents bien utiles en ces temps de pandémie), et il avait attaqué le meuble.
C’était l’après-midi, le lendemain du rendez-vous avec la juge et Adel et Sabine étaient partis voir le lycée local pour se renseigner et éventuellement, y inscrire la demoiselle. Nathanael n’avait pas particulièrement envie de les accompagner, il s’était donc dit qu’il allait s’occuper de ce bureau sans attendre, se contentant de demander au duo de passer acheter de quoi le repeindre sur le retour.
Tout en décapant le bois avec soin, il réfléchissait un peu à tout ça.
L’arrivée de la demoiselle dans leur vie ne le dérangeait pas, malgré les chamboulements que ça impliquait. Outre qu’il était très simplement heureux pour elle qu’elle ait pu quitter un foyer dont la toxicité aurait fait passer Tchernobyl pour un camp de vacances, il ne l’était pas moins pour Adel. Ce dernier n’était pas homme ni à partir en laissant ses enfants derrière lui sans état d’âme en les rayant de sa vie ni à ne se soucier d’eux que pour garder des pions dans son ancien foyer et faire suer son ex. Nathanael avait vu ce genre de cas autour de lui, parmi ses amis ou les membres de son association. Entre celui que sa femme avait jeté un jour sans que rien ne l’annonce, alors qu’elle préparait son coup depuis des mois en douce pour le faire passer pour un conjoint et père maltraitant, et celle qui, après avoir quitté son mari pour une femme, avait découvert bien malgré elle à quel point cet homme était toxique, vu la façon dont il lui empoisonnait la vie depuis, notamment via leurs enfants dont, officiellement, il ne voulait que le bien, et ce n’était que deux exemples parmi bien d’autres, Nathanael n’avait pas besoin d’être lui-même père pour pouvoir appréhender ces problématiques.
Il était soulagé que la juge ait bien compris la situation et tranché immédiatement en leur faveur, mais il savait qu’ils n’étaient pas à l’abri d’un appel et d’un nouveau combat juridique.
Dans l’attente, rien à faire à part veiller à ce que la demoiselle soit le mieux possible chez eux.
Le vieux bureau ne comportait presque pas de moulures et angles alambiqués, il en vint à bout sans trop de difficulté. Il balaya avec soin la poussière restée dessus, la faisant tomber sur la bâche, et se fit un devoir d’aller chercher l’aspirateur pour nettoyer tout ça proprement.
La météo n’annonçait pas de pluie, il laissa le bureau là pour qu’ils puissent aussi le peindre en plein air, et se dit qu’il avait une lessive à étendre.
Il rentra donc à l’intérieur en sifflotant, content, alla chercher le linge pour l’étendre dehors et se surpris à être un peu gêné d’y trouver de jolies petites culottes colorées. Il secoua la tête pour se reprendre… Il allait s’y faire.
Il fuma une cigarette et réalisa qu’il n’avait pas été voir le courrier. Il y alla donc sans attendre, pendant qu’il y pensait, et il fit bien, car ils avaient reçu des choses. Il mit de côté celui qui était adressé à Adel, regarda l’autre, une carte postale d’Australie envoyée par Lou, et il sourit. Son amie était en mission à l’autre bout du monde et s’émerveillait de la neige qui tombait sur Sidney en cette fin du mois de juin.
Elle revenait dans quelques semaines… Le choc thermique allait être violent !
Il se dit qu’il allait manger un petit bout, parce que c’était l’heure de goûter, avec tout ça.
Il alla voir dans le congélo s’il restait des glaces, et rigola en entendant la voiture qui se garait. Il referma le congélo et sortit voir :
« Vous m’avez entendu penser à une glace, avouez ? »
Adel gloussa en le rejoignant :
« Pas particulièrement, mais c’est une très bonne idée ! »
Ils s’enlacèrent et échangèrent un petit bisou.
« Ça a été ? demanda Nathanael avec douceur.
– Oui, oui impec’. »
Sabine avait légèrement rosi. Leurs gestes de tendresse la perturbaient encore un peu, tant c’était inhabituel pour elle. Elle les rejoignit pourtant et demanda :
« Tu allais manger une glace ?
– Tout à fait !… Mais il y en a assez pour vous aussi si ça vous dit. »
Ils rentrèrent et Nathanael continua :
« Alors, ce lycée ?
– Ben écoute, plutôt bien… lui répondit Adel. Les locaux ne sont pas trop défraîchis et les personnes qu’on a vues étaient plutôt sympas…
– C’est vrai, approuva Sabine. La dame était très surprise quand on lui a dit que j’étais au Saint-Sépulcre… Elle a dit que si j’avais des bonnes notes là-bas, ça irait tout seul ici, mais que par contre, l’ambiance allait me changer…
– Ah ben ça c’est sûr… Rien que te retrouver avec des garçons, déjà…
– Ah oui ben oui, admit Nathanael alors qu’ils arrivaient à la cuisine. Ça va pas être la même… »
Sabine et son père s’assirent à la table et Nathanael retourna dans le congélo :
« Mais bon, on verra ça à la rentrée ! … Esquimau vanille enrobé de chocolat aux éclats de noisettes caramélisés ou cornet vanille-fraise ?… Sinon j’ai des petits pots aux fruits ? Citron, fraise et mangue, de mémoire…
– Esquimo ! répondit Adel en levant la main.
– Moi, je veux bien un petit pot au citron, s’il te plaît.
– OK !
– Et toi, tu vas prendre au chocolat ? demanda-t-elle, amusée, en s’accoudant à la table.
– Serais-je si prévisible ?
– Si peu, si peu… rigola Adel alors que son mari, ayant tout pris, refermait le congélo et lui tendait sa glace en tirant la langue. Merci, mon chéri.
– Gnagnagna, fit semblant de râler Nathanael en tendant le petit pot à Sabine.
– Moi aussi je t’aime. »
Ils rirent tous les trois, puis Adel reprit, alors que son mari s’asseyait près d’eux :
« Tu as pu t’occuper du bureau ?
– Oui, oui, il est tout beau tout poncé. Vous avez trouvé de la peinture ?
– Oui, sans souci.
– Je vous laisserai le peindre, il est toujours dehors. ‘Va falloir que je bosse un peu, là, quand même…
– On va gérer, ne t’en fais pas. »
Ils mangèrent un instant en silence, puis Sabine reprit :
« Merci d’avoir poncé mon bureau…
– De rien, lui répondit-il gentiment.
– Sur quoi tu vas travailler ? continua-t-elle, curieuse.
– Là, je suis sur ma BD de fantasy…
– C’est quoi ? s’enquit-elle.
– La fantasy ou ma BD ?
– La fantasy ?
– C’est comme ça qu’on appelle les mondes qui ressemblent au Moyen-Age, mais avec de la magie, des sorciers, des dragons… Comme les contes de fée, mais en plus sérieux, si tu veux…
– C’est la BD que Papa t’avait achetée quand on t’avait vu au salon ?
– Oh, tu t’en souviens ? Oui, c’est cette série-là.
– Oui, Maman lui en avait beaucoup voulu…
– Sérieux ? »
Adel finissait de lécher le bâton de son esquimau, il hocha la tête avant de répondre :
« Le simple fait de savoir que ton héros faisait de la magie le rangeait dans la catégorie ‘’sorcier démoniaque anti-chrétien’’ et tout et tout…
– Ah, elle s’entendrait bien avec les Ricains qui brûlaient les Harry Potter… sourit le dessinateur, narquois.
– Sûrement.
– Ton héros, c’est un sorcier ? demanda Sabine, un peu inquiète.
– Formellement, oui, lui répondit Nathanael. Mais on parle d’un monde imaginaire, où il y a beaucoup de dieux, et des dieux qui interviennent vraiment directement dans le monde, en personne, hein, beaucoup de races, aussi, en plus des humains… Le comparer au nôtre n’a pas forcément beaucoup de sens.
– Tu le liras, si tu veux, intervint gentiment Adel. C’est une belle histoire et le héros a beau être un sorcier, il a des valeurs très chrétiennes, pour le coup. »
Devant l’air sceptique de l’adolescente, l’ancien soldat insista, souriant :
« Promis ! »
Nathanael avait fini, il gloussa et se leva.
« Bon, allez, j’y vais, dit-il en s’étirant. Si vous me cherchez, je suis dans le bureau.
– Et si on te cherche pas ?
– Je suis aussi dans le bureau. »
Ils rirent encore et Nathanael se pencha pour embrasser rapidement son mari :
« Allez, à tout’.
– Bon courage, mon cœur. »
Nathanael s’installa, prit son casque pour pouvoir écouter sa musique sans déranger personne et se mit à l’œuvre avec énergie.
Pendant ce temps, Adel et Sabine allèrent voir le bureau, dans le jardin, qui attendait sagement sur sa bâche. Adel s’accroupit pour regarder, mais Nathanael avait vraiment fait ça bien, il ne restait plus qu’à peindre.
Ils allèrent chercher la peinture dans le coffre de la voiture. Il y avait deux petits pots : un blanc et un vermillon pâle-doré. Adel installa une planche sur deux tréteaux pour que Sabine s’occupe des deux tiroirs, en vermillon, alors que lui peignait le gros du meuble en blanc. Un petit moment passa ainsi en silence, alors que Squatt et Tigrou les observaient de loin, aussi intrigués que suspicieux de ce qui se passait.
Voyant sa fille pensive, Adel finit par lui demander :
« Qu’est-ce qu’il y a, ma chérie ?
– Oh, rien… »
Elle lui sourit :
« C’est juste que… C’est bizarre… Ça fait juste trois jours que je suis avec vous et euh… Ben ça me fait un peu comme si j’étais sur une autre planète… Ça me plaît, hein ! s’empressa-t-elle.
– Mais tu as besoin de t’acclimater un peu, c’est tout à fait normal. Jusqu’ici, ça va à peu près, non ?
– Si, si… Votre maison est petite, mais elle est jolie, je m’y sens bien… Et puis, rien que vivre avec toi, sans être toujours surveillée pour tout, ça me fait beaucoup de bien… Ça a été dur, tout ce temps sans toi… J’ai enfin compris pourquoi tu ne vous avais pas emmenés… Et c’est vrai que tu as sûrement bien fait… Mais ça a vraiment été très dur… Heureusement que Tata Manon était là avec Léo et François…
– Elle est bien, Manon…
– Oui…
– Tellement plus futée que son mari… »
Sabine regarda son père qui avait dit ça avec un sourire à la fois tendre et blasé, concentré sur son pinceau, et ça la fit rire :
« C’est vrai que des fois, il n’est pas très malin, Tonton !
– Ouais… Pas méchant, mais pas finaud, hein…
– Ça m’a fait plaisir, quand il a pris ta défense contre Papy, samedi… »
Adel sourit un peu plus :
« Je n’ai pas entendu, j’étais sonné… Mais de ce que j’ai compris, oui, ça me fait plaisir aussi.
– Papy était très en colère… »
Adel hocha la tête :
« Ah ben, ses trois grands fils ligués contre lui, il ne devait pas s’y attendre…
– Il vient demain, Tonton Stéphane ?
– Oui, oui, il vient demain avec Indira et leur petit bonhomme…
– Elle a l’air gentille aussi, Indira.
– Oui, mais j’étais pas inquiet là-dessus, Stéphane n’est pas le genre à se marier avec quelqu’un de désagréable.
– Papy et Mamy étaient furieux quand il leur a dit…
– Ah, tu étais là ?
– Oui… Je me souviens bien… Il était revenu en vacances et il n’avait pas l’air très content, d’ailleurs… Il soupirait beaucoup… Et Tonton Florent est passé le matin, ils étaient à part, alors Stéphane lui a demandé de tes nouvelles, tout bas, et Florent lui a dit pour tes blessures et là, Stéphane a rejoint Papy et Grand-Papy, ils étaient au salon, et il s’est mis à leur crier dessus, il était furieux… Il les a insultés, dit que te traiter comme ça, c’était euh… Vraiment pas bien…
– Il a dit beaucoup de gros mots ?
– Beaucoup… Et aussi que lui s’était marié avec une Indienne et qu’il n’en avait rien à faire de s’ils n’étaient pas d’accord… Et il est parti en claquant la porte… »
Adel hocha encore la tête.
« Il est venu me voir, après…
– Papy et Grand-Papy étaient très en colère… Et Maman et Mamy aussi… Ils n’en revenaient pas qu’il se soit marié sans leur demander leur autorisation, et avec une femme qui n’était même pas chrétienne en plus… Grand-Mamy avait peur que ça soit une sorcière qui l’ait envoûté… Elle voulait qu’ils appellent un exorciste… Mamy, elle, elle disait qu’ils n’auraient jamais dû le laisser partir si loin… Ils avaient peur qu’il soit devenu comment on dit… ? Hindiste ?
– Hindouiste, la corrigea gentiment son père.
– Je n’ai pas trop compris ce que c’était…
– Ben, la religion qu’ils ont en Inde, enfin une des religions… »
Sabine fit la moue :
« Il y a beaucoup de religions dans le monde, hein ?
– T’as pas idée…
– Tu crois que tous les gens qui ne sont pas chrétiens vont vraiment en Enfer… ?
– Je crois que la Miséricorde divine est infinie et j’ai croisé beaucoup de gens bien plus chrétiens dans leurs actes que la moitié de notre famille dans les leurs… »
Ils avaient fini. Laissant tout ça sécher, ils rentrèrent donc à l’intérieur. Laissant Nathanael travailler, Sabine alla dans sa chambre pour continuer à s’installer et Adel, lui, alla dans la cuisine voir s’il y avait des choses à préparer pour le dîner, mais pas particulièrement, il alla donc se poser pour lire sur le canapé.
Il était donc là, à lire d’une main en caressant Tigrou, couché contre sa cuisse, de l’autre, quand Nathanael émergea de sa grotte en se grattant la tête :
« Hmmmm… J’ai faim…
– On va préparer le repas, si tu veux ?
– Ouais ! »
Adel se leva :
« Tu as avancé comme tu voulais ?
– Ouais, ça va… ‘Faudra juste que je regarde le tome 3, j’ai un doute sur un détail, sur le costume d’un perso… Mais je verrai ça plus tard ! »
Nathanael s’étira encore et bâilla :
« Au fait, t’avais du courrier…
– Ah ?
– Yep, attends… Je l’ai posé là… »
Nathanael alla prendre l’enveloppe, posée près du téléphone fixe. Adel regarda la chose, intrigué, et suivit son mari à la cuisine en l’ouvrant.
« Salade de riz et maïs, ça te va ? » lui demanda Nathanael en jetant un œil dans le frigo.
Comme Adel ne lui répondait pas, Nathanael se tourna.
Son mari était en train de lire la lettre. Il tremblait et plaqua sa main devant sa bouche, au bord des larmes.
« Euh… Adel… ?… Ça va ?… »
Adel sursauta et le regarda, un peu perdu :
« Hein ?…
– Ça va ? » répéta Nathanael, inquiet.
Adel inspira et essuya ses yeux :
« Ouais, désolé… C’est juste euh… C’est un courrier de l’évêché…
– Oh. Et euh… Ils te disent quoi ?… tenta prudemment Nathanael.
– Le jugement a eu lieu… Le mariage est annulé… »
Nathanael resta surpris, puis sourit :
« Ça y est ?… C’est vrai… ?
– Ouais… »
Nathanael le prit dans ses bras et les deux hommes s’étreignirent avec force.
« Enfin… » souffla Adel.
L’Église avait reconnu ses torts envers lui.
Il se sentait infiniment soulagé, délesté d’un poids immense.
Nathanael l’embrassa doucement et caressa sa joue :
« Il faudra que tu appelles ton avocat ecclésiastique pour le remercier. »
Adel hocha la tête en essuyant encore ses yeux :
« C’est vrai, il a vraiment fait du bon boulot… Et l’official aussi, d’ailleurs…
– C’est vrai. »
Nathanael lui sourit :
« Mais pour le moment, on se prépare à manger ?
– Ah oui ! Pardon ! » sursauta Adel, revenant au présent.
Son mari rigola :
« Je sais que la spiritualité, c’est important, mais le tangible, c’est bien aussi et là, mon estomac ne se sent pas très spirituel.
– Je peux comprendre ça… »
Chapitre 108 :
Sabine arriva pour voir s’ils avaient besoin qu’elle aide pour le dîner et, si elle eut un petit sursaut en voyant les deux hommes s’étreindre, elle s’alarma par contre en entendant son père renifler :
« Papa ! Ça va ? »
Il s’écarta de Nathanael et essuya encore ses yeux :
« Oh… Oui, ne t’en fais pas, ma puce… J’ai juste reçu une nouvelle que j’attendais depuis longtemps…
– C’est une mauvaise nouvelle ?…
– Non, au contraire… »
Adel se gratta la tête, ne sachant pas trop comment expliquer ça. Nathanael souriait et posa sa main sur son épaule. Adel le regarda, un peu confus, et le sourire de son mari s’élargit :
« Si tu veux lui expliquer ça, parce que je pense que c’est important, vous pouvez vous poser au salon et je m’occupe du dîner.
– Euh… Merci mais… Ça ne te gène pas ?…
– Pas du tout. Allez, filez hop hop hop. »
Adel gloussa et Sabine aussi, amusés, et ils allèrent s’asseoir sur le canapé.
Nathanael s’étira un coup avant de se mettre à l’œuvre. Il écoutait la conversation d’une oreille.
« Un peu après le divorce, j’ai déposé une demande d’annulation du mariage religieux auprès de l’évêché.
– C’est possible, ça ?
– Oui. Tu le sais, le mariage est un sacrement très important pour l’Église et il y a des règles très strictes. Donc, si on peut prouver qu’elles n’ont pas été respectées, les juges de l’évêché peuvent décider que le mariage n’est pas valide et l’annuler. Ce n’est pas un divorce, du coup, c’est vraiment une annulation pure et simple. Ça ne change rien pour toi et ton frère, hein. Ça concerne ta mère et moi.
– … Tu la détestes à ce point, Maman… »
Le ton était triste et Nathanael, qui avait mis le riz à cuire et égouttait le maïs, eut presque un petit pincement au cœur. Adel reprit avec douceur :
« Non, je ne la déteste pas… Ça n’a rien à voir avec ça non plus. Ça reste votre mère. Malgré tout ce qui s’est passé, je dois reconnaître qu’elle m’a au moins donné ça… Vous deux. »
Nathanael sourit, attendri, en versant les grains dorés dans un saladier.
« Après, non, je ne l’aime pas. Je ne l’ai jamais aimée, je pense qu’elle ne m’a jamais aimé non plus et notre mariage n’a pas été un choix pour moi. Je ne sais même pas vraiment dans quelle mesure ça en a vraiment été un pour elle, d’ailleurs… C’est compliqué. Mais moi, en tout cas, j’ai été forcé, mis devant le fait accompli sans avoir le choix, sans préparation et bien sûr, sans même qu’on me demande mon avis… Quand j’ai dit “ oui, je le veux ” à l’église ce jour-là, je savais que je mentais. Le père Frédaux le savait aussi. Il savait que je ne voulais pas. Que ça soit “ pour mon bien ” ou pas, il n’avait pas le droit de prononcer ce mariage dans ces conditions. Enfin bref… J’ai beaucoup réfléchi à tout ça et j’ai décidé de poser cette demande. J’avais vraiment besoin de ça. Que l’Église reconnaisse que je n’avais pas le choix, qu’on m’avait forcé. Que le père Frédaux n’avait pas respecté ses règles, pas plus qu’il ne m’avait respecté moi ou même ta mère d’ailleurs… Au début, j’ai été mal renseigné, du coup, ça a failli ne rien donner, mais quand l’évêque a changé, il y a eu du ménage. Du coup, ma demande est ressortie et cette fois, elle a été traitée comme il fallait. Ça a pris du temps, surtout à cause de la pandémie, mais je viens de recevoir la réponse. Le jugement a eu lieu et le mariage a été annulé.
– … Maman ne va pas être contente…
– Ça, c’est sûr… Et Papy et Mamy, je t’en parle pas… Et Grand-Papy, houlà, s’il nous en fait pas une syncope, on aura du bol…
– Le père Frédaux ne va pas être content non plus… »
Nathanael avait rincé les tomates et les posa près du saladier avant d’aller chercher sa planche à découper et un grand couteau effilé.
« Il ne t’embêtait pas trop, le père Frédaux ? demanda encore Adel.
– Non… Un peu à ma profession de foi, enfin c’était bizarre… Il avait l’air de vouloir que je lui confesse quelque chose, mais je n’ai pas compris… Il demandait si j’avais des copines, si j’étais toujours avec elles… Si j’étais amoureuse et de qui… Qu’il fallait vraiment que je trouve un gentil garçon… Je n’ai pas trop compris…
– Oh, toujours leur délire que tu serais lesbienne, j’imagine… ‘Font vraiment une fixette là-dessus…
– Oui… Euh… Dis, Papa… ?
– Oui, ma puce ?
– Lesbienne, c’est euh… Quand on est une fille et qu’on aime les filles ?
– C’est ça.
– C’est grave ?…
– De leur point de vue, très… Au moins aussi pire que moi avec Nath… »
Si pas pire, songea ce dernier. Des femmes qui osent vivre et aimer sans contrôle masculin, ça, c’est dramatique !
Le dessinateur sourit en entendant un petit « smack » et Adel reprit :
« Pour moi, tu es comme tu es, ça m’est égal. La seule chose qui compte, c’est que tu sois heureuse. Quand tu seras amoureuse, si tu l’es un jour, tu sauras que tu n’as pas à t’inquiéter d’autre chose que d’en profiter. »
La soirée passa tranquillement, après ça. Ils dînèrent et jouèrent un peu aux cartes. Ils ne veillèrent pas trop et Sabine prit timidement le premier tome de la série de fantasy de Nathanael avant d’aller dans sa chambre. Les deux hommes ne firent mine de rien et allèrent se coucher.
Nathanael se glissa contre Adel, câlin, mais il se rendit très vite compte que ce dernier était un peu réticent.
« Pas dans le mood, mon cœur ? » demanda Nathanael en se blottissant contre lui sans rien entreprendre de plus.
Adel grimaça :
« Ben… C’est juste euh… Je voudrais pas que Sabine nous entende quoi… »
Nathanael se retint d’éclater de rire :
« Rôh, tu vas pas commencer !…
– C’est pas drôle… couina l’ancien soldat.
– On peut fermer notre porte à clé, si ça te rassure…
– Oui, ça serait déjà ça… Mais le bruit ?…
– On crie pas si fort que ça… Et pis y a la salle de bain entre nous…
– Tu es sûr que ça suffit ?
– Ben j’ai jamais entendu mes grands-parents, moi, quand ils étaient encore là…
– … Euh… D’accord, bon à savoir mais… Je n’avais pas besoin de cette image mentale… »
Nathanael mit quelques secondes à comprendre et cette fois, ne put pas retenir son rire :
« Mais t’es con ! C’est pas de ça dont je parlais !… »
Adel se mit à rire aussi et ils eurent bien de mal à reprendre leur calme.
« Bon, ça passe pour ce soir, mais n’espère pas que je vais faire vœu d’abstinence très longtemps, beau brun, dit avec tendresse Nathanael avant de l’embrasser.
– C’est pas mon intention non plus, t’en fais pas. »
Ils s’embrassèrent encore et s’endormirent sans plus de papouilles.
Il faisait un temps radieux le lendemain et, puisqu’ils attendaient Stéphane, Indira et leur fils au déjeuner, Nathanael se dit que ça valait peut-être le coup de sortir le barbecue. Il s’en ouvrit auprès d’Adel et de Sabine qui approuvèrent. Ils préparèrent ça avec soin.
Ils rentrèrent le bureau qui avait fini de sécher dans la nuit et l’installèrent dans la chambre de Sabine, où ils purent pour le moment, car le clic-clac prenait encore beaucoup de place, avant d’attaquer le reste dans la bonne humeur. Nathanael nettoya avec soin la table et les chaises de jardin pendant qu’Adel et sa fille préparaient des brochettes de poulet aux légumes et une bonne salade. Stéphane avait confirmé à son frère, par message, que son épouse ne mangeait pas de bœuf, aussi avaient-ils adapté le menu poliment. Tout était prêt lorsque leurs invités arrivèrent.
Adel leur ouvrit le portail pour qu’ils puissent se garer dans la cour. Stéphane, qui conduisait, descendit le premier et étreignit son grand frère avec plaisir, et l’inverse n’était pas moins vrai. Indira, qui était à l’arrière, car la place passager était occupée par Andy, sortit aussi et s’étira, souriante.
« Bienvenue ! la salua Nathanael, qui arrivait avec Sabine. Content de vous voir.
– Merci, Nathanael. Salut, Sabine ! Heureuse de te voir ici ! »
Sabine, toujours timide, répondit pourtant avec un fort bel accent :
« Merci… »
Stéphane contourna le véhicule pour aller prendre son fils qui couinait un peu :
« Oui oui bonhomme, on est là… »
Il détacha le petit bout et se redressa en le tenant dans ses bras :
« Ben alors ? On a cru que Papa et Maman nous avaient oublié dans la voiture ? »
Les salutations faites, tout le monde alla se poser dans le jardin. Ils installèrent Andy dans son parc, sur une couverture, à l’ombre, avec ses jouets, non loin d’eux, mais loin du barbecue. Pendant que les plus grands hominidés prenaient l’apéritif en devisant plaisamment, lui gazouillait en s’amusant sagement avec ses cubes.
Adel et son frère surveillaient les braises qui chauffaient. Nathanael servait à boire. Ils s’étaient mis à parler anglais, veillant à ce que Sabine suive, en répétant ou en lui traduisant quand besoin, mais elle avait vraiment un très niveau d’anglais.
« Alors c’est bon ? Sabine reste avec vous ? demanda Indira.
– A priori, oui, la juge n’a pas tergiversé, lui répondit Adel. On n’est pas à l’abri que Caroline fasse appel, mais dans tous les cas, ça ne devrait pas être aussi simple, cette fois.
– Papa et Maman n’ont rien voulu nous dire quand on les a vus hier… soupira Stéphane. Mais ils n’étaient pas de très bonne humeur.
– Vous ne logez pas chez eux ?
– Houlà non ! On a pris un appart-hôtel en ville. J’avais tout, sauf envie de nous enfermer dans cette maison avec le risque que toute la clique débarque avec trois exorcistes pour me désenvoûter ou je ne sais quoi…
– Non, mais ils en sont vraiment là ?! sursauta Nathanael.
– Ah ben tu aurais vu Mamy samedi, à se signer dès qu’elle croisait le regard d’Indira… Je pense qu’on a eu du bol qu’elle n’ait pas d’eau bénite sous la main !
– La vache… soupira le dessinateur. Ils en tiennent quand même une bonne couche, chez vous !
– T’as pas idée ! lui répondirent en chœur Adel et Stéphane, pareillement blasés.
– Enfin bref, comme Papa, enfin, surtout Maman, je pense, voulait nous revoir, reprit le jeune médecin, on leur a donné rendez-vous dans un petit restau en ville pour être sûrs que ça ne risquait rien. Papa n’a presque rien dit, à part grommeler un peu sur une histoire de manque de respect, de fils ingrat, de génération perdue et je ne sais plus quoi…
– Charmant.
– Oui, que du bonheur…
– Et Maman ?
– Un peu plus intéressée, mais comme elle ne parle pas anglais, c’était un peu laborieux. Mais bon, à part insister pour que nous venions vivre en France, et aussi à demi-mot pour qu’Indira se convertisse ou qu’au moins, nous faisions baptiser Andy, ça n’a pas été très loin non plus… »
Adel soupira tristement en posant enfin les brochettes sur les braises.
« Quand est-ce que vous repartez ? » demanda Sabine.
Ils sursautèrent et se tournèrent tous en entendant Andy pousser un petit cri. Puis s’apaisèrent et sourirent en voyant qu’un chat gris rayé s’était faufilé dans le parc, intrigué, sûrement, par le petit humain qui s’y trouvait.
Indira alla tout de même voir et Nathanael l’accompagna. Tigrou était plus une machine à ronron qu’un dangereux prédateur, mais il n’était tout de même pas du tout habitué à côtoyer un enfant si jeune et possiblement maladroit. Andy s’était mis à quatre pattes pour approcher le chat qui flairait ses jouets avec attention, puis le flaira, lui, avec non moins de curiosité, avant de se frotter à lui en poussant un petit miaulement amical.
Les brochettes n’eurent que le temps de cuire avant que le bébé, bercé par les ronronnements du chat, ne s’endorme en se servant de lui comme oreiller, ce qui n’avait pas l’air de déranger plus que ça le félin qui s’endormit aussi.
Le repas se passa ainsi dans une très bonne ambiance. Très curieux de l’Inde, les trois métropolitains ne tarissaient pas de questions et ni l’expatrié ni son épouse n’étaient avares de réponse.
Indira était une femme intelligente, consciente de la chance qu’elle avait eu de grandir dans une famille ouverte, qui l’avait laissée décider de sa vie, de ses études, jusqu’à accueillir sans souci un homme qui n’était ni hindou ni même indien quand elle l’avait choisi. Dans un pays où les mariages arrangés étaient encore courants et où les femmes avaient bien peu voix au chapitre, sans même parler de leur simple accès à l’école, elle avait vu trop de ses amies devoir se plier à ces vieilles règles pour ne pas le savoir.
Curieuse, elle aussi, de son beau-frère et de son dessinateur de mari, elle se fit un devoir de réclamer à voir ses œuvres. Nathanael, amusé, parvint à négocier que ça attende la fin du repas, mais, ceci fait, il n’y coupa pas. Pendant qu’Adel servait des thés et des cafés, lui alla donc chercher plusieurs de ses œuvres, en choisissant soigneusement des tout public, et quand il revint, Indira avait été chercher Andy qui chougnait, car il avait faim. Tigrou, pour sa part, était resté dormi dans le parc.
Pas d’allaitement cette fois, mais de la purée et de la compote. Stéphane s’en chargea cela dit, pour laisser sa femme regarder le travail de leur beau-frère.
« Whoow ! C’est génial !
– Merci.
– Je ne me rendais pas compte, tu as fait tout ça ?…
– Oh, non, j’ai trié un peu…
– Tu es vraiment très doué !… Tu es publié en anglais ?
– Euh, non… Enfin, pas officiellement, je crois que des fans ont traduit un tome ou deux en douce, bénévolement, dans je sais plus quel pays, moi je m’en foutais, mais mon éditeur avait gueulé…
– Je vais devoir travailler mon français, si je veux te lire, alors !
– Tu demanderas à Stéphane de te faire la lecture, sinon. »
Ce dernier rigola, de l’autre côté de la table :
« Sans problème ! »
Puis il regarda son grand frère que tout ceci semblait beaucoup amuser.
« Et toi, alors ? Tu en es où ?
– Je commence à être à peu près satisfait de la moitié de mes dessins…
– Bref, tu progresses, mais tu as encore de la marge ?
– C’est ça.
– Tu veux bien nous montrer quelques gribouillages ou tu as encore trop honte ?
– Non, si je trie bien, je dois en avoir quelques-uns que je peux assumer… »
L’air toujours aussi amusé, Adel se leva lentement pour aller chercher ça. Il prit son bloc de dessin et revint. Préparé à leurs moqueries, surtout en passant après le travail de Nathanael, il fut très surpris de la réaction de son frère :
« Putain, tu gères ! »
Nathanael sourit alors que Sabine allait voir, curieuse. Elle se plaça derrière son père et ses yeux s’écarquillèrent autant qu’ils se remplirent d’étoiles :
« Whaaaaaaaaaaaaaaaaaaa c’est trop beau… »
Adel rosit et détourna les yeux, très gêné, ce qui fit sourire son mari. Indira, intriguée, les regarda les uns après les autres et se fit donc un devoir d’aller voir, elle aussi. Comme Stéphane et Sabine, elle s’exclama :
« Oh, superbe ! »
Adel se dandinait sur son fauteuil et jeta un œil suppliant à Nathanael qui lui sourit :
« Non mais quand je te dis que tu as du talent… Tu crois vraiment que je t’aurais laissé t’embarquer dans cette galère si j’avais pas vraiment cru en toi ? »
Adel fit la moue et se gratta encore la tête :
« … Merci à vous euh… C’est gentil… »
Chapitre 109
Sabine n’était pas là, le samedi après-midi suivant. Son frère, tout de même inquiet de son départ un peu précipité, avait souhaité la voir et, conformément à ce qui avait été dit avec la juge, Adel et elle avaient accepté à condition que la rencontre ait lieu chez Florent et Manon. Cette dernière était donc passée chercher sa nièce en fin de matinée pour qu’elle se joigne à eux pour le déjeuner, puis passe l’après-midi avec eux.
Adel et Nathanael s’étaient installés dans le jardin pour travailler. Nathanael reprenait plus proprement les dessins du second tome du Petit Papillon, sobrement intitulé Le Petit Papillon est amoureux, pendant qu’Adel faisait sagement des exercices sur l’anatomie humaine et animale, avec un vieux manuel élimé qui avait connu des jours meilleurs et lointains.
Il faisait bon, pas encore trop chaud en cette fin du mois de juin, tout était calme et les deux hommes studieux.
Adel soupira et prit la gomme pour effacer nerveusement ce qu’il faisait :
« Bon sang, j’y arrive pas…
– Tu en es où, déjà ? lui demanda doucement son mari sans lever le nez de son bloc à dessin.
– Euh, les raccourcis des membres… Quand on dessine un bras et une jambe de travers, enfin de ¾, enfin bon tu vois quoi…
– Ah oui. C’est une purge, ça.
– Rien de le dire… Comment tu gères, toi ? »
Nathanael haussa les épaules avant de lever le nez :
« Je grogne beaucoup. »
Adel fit la moue :
« Tu as plus concret ?
– Hmmmm… »
Nathanael réfléchit un instant, tapotant son crayon à ses lèvres.
« Un bon plan, c’est de penser en volume.
– Euh, refais-le-me-le ?
– Attends… »
Nathanael approcha sa chaise en la faisant sautiller pour se placer près de lui et prit une page vierge pour lui montrer.
« En fait, la base, c’est de dessiner le corps avec juste des traits, type bonhomme-bâton, surtout pour apprendre des bases de proportions… Taille de la tête par rapport au corps entier selon l’âge et la corpulence du perso, commença-t-il en en dessinant deux-trois de gabarit divers pour lui montrer.
– Jusqu’ici, je te suis.
– Bien. Donc, l’étape suivante une fois que tu as ça… Et on est d’accord, tu as ça ?… s’enquit pour le principe le dessinateur en le regardant du coin de l’œil.
– Oui ça va, je fais de très jolis bonhommes-bâton, opina Adel.
– Bien. Donc, je disais, étape suivante : penser tes bâtons en volume. Tu décomposes ton corps en figures géométriques et tu les passes en 3D. »
Adel fronça un sourcil, pas sûr d’avoir compris. Le voyant, Nathanael attrapa un crayon de couleur rouge et reprit sur le premier bonhomme-bâton qu’il avait dessiné, une sphère sur le crâne, un cube pour la cage thoracique…
« Comme ça, en gros. Et là, tu penses ton bras en tuyau.
– Ah OK…
– Si tu penses comme ça, tu devrais avoir moins de mal à gérer les positions où les membres sont de travers, en pensant toi à un tuyau penché.
– Je vois. »
Il y eut un silence, Adel regardant attentivement Nathanael faire de même pour les autres exemples qu’il avait dessinés.
« Faut faire ça à chaque fois qu’on dessine un perso… ? demanda-t-il, vaguement inquiet.
– Non, pas du tout. Il y a même des gens qui ne le font jamais. Le but, c’est un peu comme les bonhommes-bâton d’ailleurs, c’est que tu comprennes le principe et que ça devienne automatique, pour que justement, tu n’aies plus à le faire à chaque fois. »
Adel hocha la tête, sérieux, et Nathanael reprit :
« T’es déjà doué pour les proportions, je suis pas inquiet pour toi.
– Merci…
– Après, ça serait peut-être pas mal que tu prennes de vrais cours de dessin. »
Adel fronça les deux sourcils, cette fois :
« Tu ne veux pas m’apprendre le reste ? »
Nathanael lui sourit et se pencha vers lui :
« Oh tu te sens abandonné, mon chéri ?
– Euh non, je ne comprends pas trop, c’est tout ?
– C’est pas compliqué. Déjà, moi, j’ai quand même beaucoup appris en autodidacte et c’est pas la panacée. J’ai pris des cours assez tard, puisqu’il a fallu déjà que mes grands-parents me récupèrent et que j’économise assez pour me les payer. Mais ça m’a vraiment beaucoup aidé. Ensuite, je suis pas prof et surtout, si tu n’apprends qu’avec moi, tu seras bloqué dans mon point de vue et aussi et surtout mes biais et mes mauvaises manies. Et ça, pour le coup, c’est pas cool du tout. C’est très important que tu développes ta propre patte. »
Comprenant mieux, Adel hocha lentement la tête.
« Je me posais une question, à ce sujet… dit-il pensivement.
– Dis-moi ?
– Je commence à ne pas dessiner trop mal, il paraît, mais je ne sais pas trop quoi raconter…
– Ah ? C’est pas grave, ça.
– Parce que j’ai encore de la marge pour imaginer des trucs avant que mes dessins soient potables ? »
Nathanael gloussa et caressa sa tête avec tendresse :
« C’est fini cet autodénigrement, oui ? »
Adel ne répondit pas et son binoclard n’insista pas. Il continua donc :
« Tu peux faire plein de choses autres que raconter tes propres histoires.
– Comme ?
– Ben, dessiner celles des autres, par exemple. Tu sais, y a plein de scénaristes qui ne savent pas dessiner ou même qui savent, mais qui n’ont pas le temps ou l’envie pour certains des récits qu’ils ont en tête… Et puis il y a aussi tout le boulot d’illustrateur, simplement, hors BD.
– Ah oui, c’est vrai… » reconnut Adel.
Ils durent s’en tenir là, car le bruit d’une voiture arrivant dans la cour les fit se tourner de concert.
« Ah, ça doit être Manon qui ramène Sabine. » pensa tout haut Adel en posant ses feuilles pour se lever.
Nathanael fit de même et le suivit.
Ils arrivèrent côté rue juste au moment où ça frappait à la porte. Sabine était bien avec sa tante et Léo était avec elles. Ce fut lui qui les vit le premier :
« Ah, ils sont là ! Coucou les tontons ! »
Les deux hommes rejoignirent le trio :
« Coucou, lui répondit Adel.
– Bienvenue, ajouta Nathanael, heureusement surpris d’être déjà adopté par ce garçon. Vous tombez bien, il fallait qu’on fasse une pause…
– Vous faisiez quoi ? » demanda encore Léo, curieux.
Voyant la mine un peu moyenne de sa fille, Adel alla vers elle alors que Nathanael répondait :
« On était posés au jardin pour bosser un peu. Vous restez goûter avec nous ? C’est l’heure.
– Oh, qu’est-ce que tu proposes ? lui demanda Manon.
– On a des glaces et du thé glacé.
– Vendu ! »
Laissant Adel et sa fille, Nathanael fit donc signe à Manon et son fils et ils partirent tous trois, contournant la maison pour aller au jardin.
Adel apprécia le geste et demanda donc à sa fille :
« Qu’est-ce qu’il y a, ma puce ? Ça ne s’est pas bien passé, avec ton frère ? »
Sabine haussa les épaules :
« Je sais pas trop… C’était bizarre… Il avait l’air de croire que ça se passait mal avec vous, il n’arrêtait pas de me demander si j’étais sûre que ça allait… »
Adel soupira tristement alors qu’elle continuait :
« Tu sais, je lui ai transmis ton bonjour comme tu m’avais dit et ça l’a presque fâché… Il a dit qu’il n’en avait rien à faire et qu’il ne fallait pas que tu croies qu’il voulait te revoir… »
Il passa son bras autour de ses épaules pour suivre les autres.
« Je suis désolée, Papa… Je ne savais pas trop quoi lui dire d’autre…
– C’est pas grave… C’est gentil de lui avoir transmis… On verra si avec le temps, ça s’arrange… »
Pendant ce temps, côté jardin, Nathanael montrait ses plantations à Manon, laissant Léo regarder ses dessins, sur la table.
« Ça a été comment avec Bruno ?… demanda tout bas l’illustrateur.
– Euuuuh, compliqué… lui répondit-elle sur le même ton. Il a toujours l’air aussi persuadé que vous en avez après ses fesses et ça ne l’aide pas à réfléchir un peu plus sereinement à tout ça, on va dire…
– Super…
– Oui… Mais bon, on lâche rien, hein, il va bien finir par grandir un peu… »
Nathanael grimaça :
« Eh ben, on est pas revenu…
– Ah, ça, j’imagine que ses grands-parents ont une idée plutôt arrêtée là-dessus aussi et lui ont bien bourré le mou avec.
– Ça me fume qu’ils soient capables de penser ça de leur fils… Et Florent ?
– Il est toujours bougon, mais il fait confiance à son frère. Il sait bien qu’il ne toucherait jamais à un gamin, surtout le sien… dit-elle. Bon, après, sa confiance en toi est plus limitée, on va dire… ajouta-t-elle avec un sourire et il répliqua, tout aussi amusé :
– Ah, ça, c’est de bonne guerre… »
Adel arrivant avec Sabine, ils échangèrent un regard et changèrent de sujet. D’autant que Léo, qui regardait toujours les dessins, les yeux brillants, s’exclama :
« Comment c’est trop stylé, tes dessins, Tonton !… »
Adel resta interdit et Nathanael et Manon gloussèrent de concert en venant vers eux. Sabine rejoignit son cousin pour voir et ses yeux s’arrondirent d’émerveillement à son tour :
« Ooooooh… »
Adel se gratta la tête, très gêné :
« Non mais c’est juste des exercices, là, c’est rien… »
Manon rejoignit les deux ados alors que Nathanael se retenait de rire plus fort et croisait innocemment ses doigts derrière son crâne :
« Bon allez, thé glacé pour tout le monde ?… Je sais plus trop ce qu’il nous reste en glace, par contre, je vais aller voir.
– On peut visiter la maison ? demanda Manon.
– Pas de souci, je te laisse voir ça, Adel… »
Nathanael rentra par la porte-fenêtre dans le salon, faisant lever la tête à deux chats installés sur le canapé. Ils le regardèrent passer, puis se tournèrent vers les trois autres, quand ils entrèrent à leur tour. La rouquine plissa les yeux, suspicieuse, alors que sa mère bâillait profondément, pas plus traumatisée que ça par les nouveaux humains.
Nathanael sortait les verres du placard en sifflotant lorsqu’il sourit, amusé, en entendant Léo fondre devant les deux chats.
« Ah ben heureusement que son grand-père n’est pas là, pensa le dessinateur en allant ouvrir le frigo, il en aurait fait une syncope d’entendre l’aîné de ses petits-fils gagatiser devant des chats… »
Le rapide tour de la maison fait, ils s’installèrent dehors pour goûter.
Léo était décidément un garçon très sympathique. Vif et gentil, très curieux, plutôt futé, il n’en était pas moins poli, écoutant avec intérêt et un sourire ce que les autres disaient.
« Et toi, tu veux faire quoi, alors ? finit par lui demander Nathanael.
– Je sais pas trop… répondit Léo. J’aimerais bien bosser dans les jeux vidéo, mais j’ai vraiment lu des trucs pas cools sur les boîtes qui en font, alors je me demande…
– Ah, oui, c’est vrai qu’on aime bien jouer, mais que quand on connaît les conditions de production de certains jeux, ça fait mal… admit son oncle par alliance. Après, y a énormément de boulots là-dedans, entre les codeurs, les scénaristes, les level designers et tout, y a de quoi faire…
– Tu t’y connais un peu ? lui demanda Manon.
– Comme ça, j’ai quelques potes qui ont bossé dans des boîtes de jeu ou collaboré sur certains projets… Avec plus ou moins de joie et de réussite d’ailleurs…
– Sinon, je me demandais aussi si je pouvais pas devenir soigneur pour animaux…
– Ah, c’est bien aussi, mais ça n’a pas grand-chose à voir…
– Ben Papa ramène toujours des photos des animaux qu’il voit en mission et j’aimerais trop aller aider à les protéger et m’en occuper !
– C’est vrai, opina Adel, je n’ai jamais compris comment il faisait pour réussir à si bien les photographier, surtout en patrouille et en zone ennemie, d’ailleurs…
– Il adore les animaux et il déteste qu’on lui fasse remarquer, sourit Manon.
– Ah, ça doit pas être assez viril pour lui, remarqua Nathanael et elle opina du chef en rigolant :
– Ça c’est sûr ! »
Léo et Manon ne tardèrent pas. Nathanael et Adel rangèrent leur matériel et l’après-midi s’acheva dans la bonne humeur, sur Mario Party. Puis, ils dînèrent, regardèrent trois épisodes de série et se couchèrent.
Lorsqu’il rejoignit la chambre, Nathanael y trouva son mari déjà au lit, mais Adel, même s’il tenait un livre ouvert, avait posé ce dernier sur son ventre et avait le regard vague, perdu dans ses pensées, son autre main sous sa tête.
« Ça ne va pas, mon cœur ? » lui demanda avec douceur Nathanael en venant s’allonger.
Adel haussa les épaules et tourna la tête vers lui.
« C’est rien… Je pensais à Bruno…
– Ah. »
Nathanael se tourna sur le côté pour lui faire face, pliant son bras sous sa tête, sous l’oreiller.
« Manon m’a dit qu’il était encore bien buté…
– Ouais, j’imagine que ouais… Il était petit quand je suis parti… Je pense qu’il n’a vraiment pas compris et bon, ce n’est pas comme si quelqu’un lui avait expliqué…
– Ah ben ça, rien de le dire…
– J’espère juste qu’il va pas tourner comme Arnaud…
– J’espère aussi… On en a assez d’un !… Mais bon, Manon le tient à l’œil, quand même… Et Florent est pas si buté, à mon avis, il fait gaffe quand même… Ça m’étonnerait qu’il le laisse virer petit con…
– Pas faux… Il en a assez d’un aussi…
– Tu penses qu’il va partir sur une carrière militaire, ton fils ?
– Oh, sûr que oui… Je ne pense pas qu’il pense même possible de faire autre chose, et en plus, si ses cousins lâchent là-dessus, tu peux être sûr que mon père et mon grand-père vont mettre les bouchées doubles pour qu’il reprenne le flambeau…
– C’est moche.
– Ouais… »
Il y eut un silence avant qu’Adel ne reprenne tristement :
« C’est pas tant qu’il y aille qui me dérange… J’aimerais juste être sûr que c’est vraiment son choix… »
Nathanael sourit et bougea pour venir se blottir contre son flanc :
« Quoi qu’il arrive, tu n’as pas la main dessus, mon amour.
– Ouais, et ça me fait bien chier… admit Adel en passant son bras autour de ses épaules.
– Normal. La juge l’avait noté, cela dit… Avec un peu de chance, l’enquête sociale va un peu débloquer tout ce bazar.
– On croise les doigts… »
Il y eut un nouveau silence. Nathanael finit par ajouter :
« En tout cas, ça me fait plaisir d’avoir vu Manon et Léo, ils sont vraiment sympas.
– Ouais… Ils me manquaient un peu.
– Je comprends ça. Tu crois qu’ils vont réussir à traîner Florent ici, à l’occaz ?
– Aucune idée…
– Tu aimerais le revoir ?
– Ouais… »
Un silence, encore.
« Il me manque aussi, ce grand dadais…
– Ben on croise les doigts, alors…
– Ouais… On croise les doigts. »
Chapitre 110
Adel s’essuya le front avec un gros soupir. Près de lui, Nathanael, les poings sur les hanches, souriait et hocha la tête, satisfait.
« Bon ben voilà, c’est fait ! »
Adel souffla encore.
« Ouais… »
Il leva les bras pour s’étirer un bon coup.
Les vacances avaient commencé et les deux hommes avaient entrepris un grand rangement/tri dans leur bazar pour faire de la place dans le garage. Rien qu’enfin emmener à la déchèterie tout ce qui attendait de l’être fit déjà du bien. Après quoi avait eu lieu un tour en ressourcerie pour apporter d’autres choses et aussi voir s’ils pouvaient y trouver un lit plus adapté à Sabine.
La demoiselle avait découvert avec surprise et curiosité que ces endroits n’étaient pas, contrairement à ce qu’on lui avait appris, « réservés aux miséreux ». Interloquée, en effet, lorsque, pendant un déjeuner, ils en avaient parlé et Nathanael proposé la chose, elle avait demandé tout innocemment :
« On a le droit d’y aller ? »
Son beau-père l’avait regardée, dubitatif :
« Ben oui, pourquoi on ne l’aurait pas ? »
Adel, qui avait compris, avait gloussé et répondu gentiment à sa fille :
« Oui, c’est ouvert à tout le monde. Et on y trouve des choses en très bon état. Après, si rien ne te plaît, ne t’en fais pas, on ira voir ailleurs. »
Nathanael avait froncé un sourcil, mais son mari ne lui avait pas laissé le temps de protester :
« Si si, mon amour. Si ma fille ne trouve pas son bonheur, on passera à Ikea, et promis, la Terre ne s’arrêtera pas de tourner.
– Grml.
– De toute façon, il faudra sûrement y aller pour lui trouver un matelas. »
Nathanael avait fait la moue :
« Mouais. Le matelas, j’admets. Ça fera des frais de kiné en moins à long terme.
– Tu vois… »
Sabine, toujours dubitative, les regardait l’un l’autre et son père lui avait souri :
« Ne t’en fais pas, cet anarchiste anticapitaliste n’aime juste pas qu’on alimente le système en achetant du neuf quand on peut faire autrement.
– J’assume.
– Je sais, mon cœur, je sais. »
Sabine avait sursauté, choquée, mais son père tapoté son bras pour la rassurer :
« Non, mais ne t’en fais pas… Le ‘’vrai’’ anarchisme, ce n’est pas aller tout faire brûler pour créer un monde sans foi ni loi.
– Ah bon… ? avait-elle bredouillé, pas sûre de devoir le croire.
– Ouais, mais c’est plus facile de nous traiter d’extrémistes pour nous dénigrer et ne surtout pas écouter ce qu’on a à dire… » avait soupiré Nathanael.
Comme ils avaient fini le plat principal, il s’était levé pour aller chercher le fromage dans le frigo.
« … C’est quand même dingue que juste vouloir plus de justice et d’équité nous rendent si dangereux pour tant de personnes…
– Plus de justice et d’équité ? avait répété Sabine, toujours sceptique.
– Ben oui, avait répondu Nathanael en revenant. Une juste répartition des richesses, au lieu de leur monopole entre quelques milliers de mains qui ne font que les garder pour elles en laissant des milliards de gens sur le carreau, l’abolition des frontières et des inégalités territoriales et ethniques, un accès égal à tous les biens, à minima de première nécessité, à l’éducation… Une vie décente pour tout le monde, c’est à ce point dément, comme idée ? »
Il avait dit ça avec amertume en s’asseyant et en posant sur la table les divers produits laitiers qu’il avait amenés.
« Tu es un gentil rêveur, mon amour, lui avait dit avec tendresse Adel en prenant sa main.
– Et tu sais très bien ce que je réponds à ça. » avait dit le dessinateur en le regardant avec un petit sourire.
Adel avait hoché la tête :
« Oui. Que ce sont les rêveurs qui changent le monde, parce qu’eux seuls peuvent voir au-delà des limites et les repousser, inventer d’autres voies pour tout le monde. Et c’est pas faux… Il faut bien être libre des normes pour pouvoir les remettre en cause et avancer. »
Nathanael avait serré sa main sur celle d’Adel.
Sabine les avait regardés tous les deux, pas trop sûre de comprendre, mais n’avait rien répondu.
Et ils avaient donc été tous les trois à la ressourcerie locale, située dans un grand hangar, pour y apporter des choses diverses et regarder donc ce qu’ils avaient en literie et autres pour la chambre de la demoiselle. Pendant donc qu’Adel et Sabine allaient voir ça, Nathanael, lui, était allé faire un tour dans les outils de jardinage et aussi le linge de maison, au cas où ils auraient des draps pour un lit une place, car eux n’en avaient pas et il allait bien en falloir aussi.
Il y avait tout un ensemble de vieux draps en coton en excellent état, trouvé dans les placards d’une vieille dame à son décès et apporté là par ses proches, en vrac. Nathanael papotait donc avec la dame qui gérait ce rayon de la ressourcerie quand Adel et Sabine l’y avaient retrouvé.
« C’est quand même dingue que des gens se débarrassent de choses en si bon état… soupirait l’illustrateur, blasé.
– Bah, c’est pour ça qu’on est là !… Et on progresse, on est en lien avec la déchèterie, maintenant. Ils mettent les choses en bon état de côté et nous préviennent.
– C’est bien, ça… »
Le père et la fille avaient trouvé un beau cadre de lit de bois, avec un sommier en très bon état. Il manquerait le matelas, par contre, car il n’y avait rien de convaincant ici.
La taille des vieux draps n’allait pas pour un lit simple, mais ils en avaient d’autres qui convenaient, plus récents et colorés, aussi, et ils avaient pu faire le plein. Nathanael avait quand même pris de vieux torchons en coton, ça, ça servait toujours.
Ils avaient fait le tour du dépôt, histoire de ne rien louper. Adel s’était perdu dans les CD, Nathanael dans les BD et Sabine, pour sa part, avait trouvé un joli coffret en bois contenant du matériel de broderie, de crochet et de tricot.
C’est donc très satisfaits qu’ils étaient rentrés.
Le matelas avait été commandé en ligne, finalement, et c’était donc quelques jours plus tard que, profitant que Sabine avait été invitée à faire les soldes en ville par Anissa et sa mère, les deux hommes en avaient profité pour installer correctement sa nouvelle literie, remonter le cadre, démonté pour le transport et le stockage, après avoir déplacé le clic-clac dans le garage et l’avoir soigneusement recouvert pour ne pas qu’il se salisse.
Sabine avait été surprise de cette invitation. Adel aussi, plus que Nathanael qui avait trouvé que c’était une bonne idée. Sabine avait bien ramené des vêtements de chez ses grands-parents, mais elle les avait peu portés, préférant les habits plus colorés et divers que leur jeune voisine lui avait donnés. Fournir un peu plus sa garde-robe ne pourrait pas nuire et faire ça avec Anissa et sa mère était plus confortable pour elle que de le faire avec eux. Mai Lan était un garde-fou fiable et saurait juguler les ardeurs de sa fille, ils pouvaient lui faire confiance pour ça. Et puis, les soldes étaient un des rares moments où Nathanael tolérait l’achat de produits neufs. Il avait d’ailleurs pour habitude de toujours remplacer son matériel électroménager et autres à ces moments-là, quand il le pouvait et, bien sûr, uniquement si c’était nécessaire. Ceci pour une raison simple : la vente à perte légalement interdite en France, sauf liquidation judiciaire, d’une part, et les magasins d’à peu près tout connus pour se faire une bonne marge sur des produits fabriqués à des prix dérisoires en Asie, d’autre part. Aller leur acheter des habits ou autres à -50 ou 60 % était une façon simple de rogner leurs marges. Et ça, il n’allait pas s’en priver.
Adel regardait donc la chambre de Sabine, content. Ça ressemblait enfin à une vraie chambre d’ado, avec le lit, le bureau, l’armoire, une étagère et une petite table de nuit.
« Ça manque de posters. » nota Nathanael.
Adel hocha la tête, les murs étaient effectivement encore un peu nus.
« J’en ai un tas, je lui proposerai… » dit encore Nathanael en retenant un bâillement.
Adel lui jeta un œil, vaguement inquiet :
« Euh, c’est quoi… ? »
Nathanael le regarda, goguenard :
« Alors, oui, j’en ai de très indécents, mais je ne pensais pas à ceux-là et je trierai avant de lui montrer, promis !
– … Euh, d’accord… Tu as trouvé ça où ?
– Oh, souvent des cadeaux, en librairies ou en salons… »
Nathanael s’étira à son tour.
« On a encore un moment avant que ta puce revienne, ça te dit une petite douche crapuleuse ? On a quand même bien transpiré… »
Il n’était de fait pas si tard, ils avaient fait vite. Ces dames en avaient sûrement encore pour un moment… Adel sourit et se tourna pour lui faire face.
« T’as envie de me frotter le dos… ?
– Pas que le dos… » répondit Nathanael en plissant les yeux et se léchant les lèvres, gourmand.
Adel sourit.
« Tu permets juste que j’envoie un message pour être sûr qu’on a le temps… ? »
Nathanael soupira :
« Si ça t’amuse… Bon, ben tu me trouveras sous la douche, hein.
– J’arrive dans tous les cas. »
Nathanael l’attrapa pour le tirer dans ses bras et l’embrassa avec voracité, en frottant sans équivoque sa cuisse entre les siennes.
« T’as intérêt. » lui dit-il ensuite, avant de le lâcher et d’entrer dans la salle de bain voisine.
Espérant qu’aucun imprévu n’allait mettre à mal ses projets interdits aux mineurs de moins de 15 ans, le dessinateur se déshabilla prestement. Ils avaient brassé pas mal de poussière… Il s’étira encore avant d’ouvrir la porte du cabinet de douche et d’y entrer, en se disant qu’il allait quand même falloir qu’ils aient une discussion sérieuse sur tout ça avec Sabine. Déjà parce qu’à 15 ans, il était quand même normal de la renseigner un peu là-dessus tout court, de lui apprendre qu’ils avaient une vie sexuelle active et que c’était plutôt normal dans un couple non asexuel, et surtout parce que la lâcher au milieu d’ados « normaux » et donc déjà bien plus informés qu’elle sur tout ça, surtout à l’heure des smartphones, serait à minima problématique, pour ne pas dire dangereux pour elle, si rien n’était fait.
Restait déjà à faire entendre ça à Adel…
Nathanael alluma l’eau, pas trop chaude vu la saison, et leva son visage pour la laisser y couler, avant de lever ses mains pour ramener ses cheveux en arrière.
Adel arriva à cet instant et profita qu’il avait les bras levés pour enlacer son torse et se serrer dans son dos. Il susurra à son oreille :
« On a tout notre temps, elles étaient en train de faire une pause, mais elles ont encore plusieurs magasins à voir…
– Parfait. »
Nathanael se retourna, ils s’étreignirent, s’embrassant à nouveau avec fougue. Leurs mains se perdirent vite. Ils connaissaient leurs corps et se firent donc un malin plaisir de se chauffer l’un l’autre, coquins, en se lavant rapidement.
La douche étant tout de même un peu étroite pour aller plus loin, ils en sortirent et filèrent dans leur chambre sans même prendre le temps de s’essuyer. Rien de grave non plus en juillet.
Adel s’assit sur le lit, les jambes suffisamment écartées pour ne rien cacher à Nathanael qui le regarda et se lécha à nouveau les lèvres.
« Tu es magnifique…
– Tu ne t’en lasses pas ? » demanda tout bas Adel en s’allongeant lentement.
Nathanael sourit et le rejoignit, à quatre pattes sur le lit. Il l’embrassa et lui répondit :
« Je pense pas que je m’en lasserai un jour… »
Adel caressa son dos :
« Tant mieux… »
Nathanael se coucha sur lui, ils s’enlacèrent et s’embrassèrent encore longuement, frottant leurs entrejambes. Adel pencha sa tête en arrière en gémissant quand les lèvres de son mari quittèrent les siennes pour se mettre à embrasser son cou.
Les deux hommes firent l’amour avec passion, longuement, un peu trop sans doute puisque, une fois rassasiés, allongés l’un contre l’autre dans le lit, ils tombèrent dans un demi-sommeil sans s’en rendre compte.
Ce fut le bruit de la porte qui les fit émerger.
Adel était sur le dos, Nathanael blotti contre son flanc. Le lieutenant rouvrit des yeux vagues et se frotta les yeux :
« Merde… »
Moins contrarié, Nathanael se contenta de bâiller sans bouger.
« On a piqué du nez, non…
– Ouais… »
La voix de Sabine se fit entendre :
« Papa ? Vous êtes là ? »
Nathanael gloussa alors qu’Adel lui répondait précipitamment, content qu’ils aient tout de même pensé à pousser la porte :
« Euh oui oui ma grande, on arrive ! »
Il se redressa et Nathanael se laissa glisser sur le matelas pour s’étirer avec un grand sourire.
Adel se leva pour aller rapidement chercher un boxer, un pantacourt et un débardeur dans leur armoire et les enfiler prestement. Nathanael profita encore du spectacle, amusé, et le regarda sortir et refermer la porte avant de soupirer et de se lever à son tour en bâillant à nouveau et de s’habiller aussi.
Quand il sortit à son tour, ce fut pour découvrir Sabine assise sur le canapé, un peu rose et gênée, à côté d’une Anissa elle clairement amusée, et, comme Adel avait filé à la cuisine en prétextant qu’il allait chercher à boire, le dessinateur, lui, sourit aux demoiselles :
« Alors, ces soldes ? Vous avez trouvé des trucs sympas ? »
Sabine lui jeta un œil sans oser répondre. Comme Anissa avait de plus en plus de mal à se retenir de rire, Nathanael soupira et creva l’abcès :
« Oui, on a fait une bonne partie de jambes en l’air et on dormait quand vous êtes arrivées. C’est pas grave, hein.
– NATH ! » s’écria Adel de la cuisine.
Nathanael soupira encore :
« Oh eh, ça va, mon chéri. Elle a 15 ans, ta puce. C’est raisonnable, comme âge, pour apprendre que son père n’est pas puceau… »
Anissa explosa de rire et Sabine aussi, un peu malgré elle. Adel revint et soupira à son tour, finalement amusé :
« Mais t’es pas sortable…
– Tu le savais.
– Ouais, mais bon… »
Nathanael le rejoignit et passa tendrement ses bras autour de lui :
« Faire l’amour, c’est normal quand on s’aime et qu’on a envie, y a pas à avoir de souci ou de tabou avec ça. Je me trompe ?
– Non, c’est vrai… Mais bon…
– Mais bon quoi ? C’est important d’être bien informé là-dessus.
– Ça, c’est bien vrai ! approuva Anissa. Ça t’évitera sûrement d’être grand-père trop tôt. »
Sabine rosit encore alors qu’Adel regardait leur jeune voisine avec surprise et que Nathanael se marrait.
« Bon sang, mais vous êtes impossibles… »
Nathanael se calma et l’embrassa :
« Allez zen, mon chéri. On en reparlera tranquille, OK ?
– Mouais…
– C’est important d’en parler. Après tout, comme disait notre brave Coyote, y a pas de plus belles histoires d’amour que quand il y a une belle histoire de cul avec… »
Adel soupira encore :
« N’en rajoute pas…
– Non, mais j’assume tout à fait de t’aimer aussi pour ça. »
Il l’embrassa encore rapidement :
« Et tu disais pas non y a une heure… »
Adel leva les yeux au ciel :
« Bon, allez, on se le boit ce thé glacé… » dit-il en retournant à la cuisine.
Nathanael le regarda avec tendresse. Puis, il se retourna vers les adolescentes, Anissa toujours amusée et Sabine aussi, finalement.
« Alors, ces soldes ? Vous avez tout dévalisé ? »
A suivre…
XD pauvre Sabine ! Je la plaindrais presque ^^ Elle va avoir une nouvelle amie fort énergique ^^
Chouette chapitre ! Hâte de voir la confrontation lundi ! Mais avant ça : la cohabitation avec les chats XD
Vivement la suite !
@Armelle : Ah dépaysement total, c’est sûr… ^^
Il est gentil le général ^^ je l’aime bien ^^ J’aurai adoré qu’il raconte un truc sur le vieux pervers qui puisse l’envoyer en taule…
Par contre, je sais pas pourquoi, dans ma tête c’est Shayne… et tu as écrit Shane… ça me fait bizarre… Mais j’adore toujours ce petit couple ^^
Hâte de voir le nouveau juge !
Vivement la suite !!!
@Armelle : C’est un homme droit et pragmatique.
Et non, c’est bien Shane !! ^^ Je savais que tu aimerais le caméo.^^
Merci ! 🙂
Florent remonte dans mon estime ^^
Sinon, Sabine est vraiment lesbienne ou c’est les divagations de sa tarée de génitrice ? Avec ça, je pense que le juge n’aura pas le choix de laisser Sabine avec son père ^^ Elle va enfin pouvoir récupérer son livre XD.
Et l’annulation du mariage, ça en est où ?
Vivement la suite ^^
@Armelle : Oui, il a un bon fond. ^^
Aucune idée pour Sabine, on verra ça avec elle plus tard… ^^
Ca avance, on en recausera. ^^
Merci ! 🙂
Enfin Florent se réveille !!! Il était temps !
J’aime bien Léo ^^ Bien élevé et qui ne se laisse pas dicter par le vieux c..
Pauvre Adel, j’espère que ça va aller…
Et j’espère que le vieux va aller au frais ! Dommage qu’il ne soit pas blessé… même si c’est heureux pour Adel qu’il n’ait pas eu le temps.
Pauvre Sabine, j’espère qu’elle va se remettre de cette histoire et récupérer son livre ^^
Vivement la suite !!!
@Armelle : Et oui, ça y est, ça bouge ! 🙂
Léo, il a été bien élévé par sa moman…
Adel, il a son super-chéri pour l’aider… ^^
Sabine, elle va avoir deux super-papas pour l’aider aussi…
La suite bientôt ! 🙂
Merci pour ces chapitre, alors juste dans le 85, à un moment Adel doit avoir la langue qui fourche, car au lieu de oui, il “ouin” 😉 (passage où il propose de masser Nathy)
@Pouika : Merci de suivre et oups… ^^”
Sabine a le droit de lire des mangas ? Ca va pas la pervertir ? XD
Toujours triste mais malheureusement réaliste…
Je me demande si la petite aura besoin de cette carte un jour…
Vivement la suite !!!
0Armelle : Alors non, tu n’as pas suivi, lol.
Sabine connait ce geste, car Nathanael lui a appris au musée quand il lui a promis de lui rendre le livre. C’est la commandante, la fan de manga.
Et tu verras !
Erwan, Anastasie et Coreyban… Que des flics que j’adore !!!!
Oooooh !!! Dis-moi que le petit con va faire un séjour au frais ? steuplééééééééé !!!!
Par contre, pauvre Adel… Avoir les détails de ce qu’on sait qu’il va lui arriver… Snif snif quoi !
Vivement la suite !!!
@Armelle : Ouais j’les aime bien aussi. ^^
(C’est Anastasy et pas Anastasie sinon, tu suis pas.)
Sinon, oui, mais pas tout de suite.
Et Adel ben… Ca va être un sale moment, c’est sûr…
Tu sais bien que je retiens pas les noms XD Pis dis-toi que je l’ai écrit à la française, na !
@Armelle : Appelle-le Anya dans ce cas… ^^
*chante* Je me souviens, il me semble, des jeux qu’on inventait ensemble…
C’est à ça que je pense quand tu dis Anya… Bref…
0Armelle : Méeuh ! Je vais encore la chanter toute la semaine…
*cri de fangirl hystérique* ERWAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAN !!!!!!!!
XD
Bref, contente de l’avoir revu, même si très brièvement. Contente aussi de ce chapitre qui apporte plein de nouvelles informations qu’on n’avait pas.
Et… Nath va-t-il rendre le briquet un jour ? Suspense…
Vivement la suite !!
@Armelle : Eh eh eh. ^^
C’est vrai que cette histoire de briquet, quel suspens insoutenable ! ^^
Erwan, je n’arrive pas à remettre, une petite aide ?
Désolé d’avoir été absente, beaucoup trop de bouleversements pas du tout positif ces derniers mois.
@Pouika : Erwan est un des deux héros de ma nouvelle Long is The Road… (et du roman qui reprend cette nouvelle et la complète). Tu l’as aussi croisé dans Héritages, puisqu’il est collègue avec les deux personnes qui enquêtent sur le décès du grand-père de Matteo. ^^
Sinon aucun souci, j’espère que ce n’est pas trop grave. Prends soin de toi avant tout !!
Ah ! l’histoire de la meuf qui préparait son coup depuis des mois pour divorcer, je sais qui c’est ^^
Sinon, même si on savait déjà, là on a des détails, notamment ce qu’il ressent à l’instant T, et du coup… pauvre Adel…
Vivement qu’il puisse revoir ses enfants pour de bon !
Merci et vivement la suite !
@Armelle : Cht cht pas de nom ici ! ^^”
Et oui, vous allez enfin avoir le détail de cette histoire. Ca va aller mais sale moment ! ^^”
Bien sûr que nom !… que non ! je ne vais pas donner de nom ^^ XD
Merci ! et étrange cette histoire d’inceste ! espérons que tout ailles bien
@Pouik : Merci de suivre ! 🙂 Et oui, un très sale moment à passer, mais ça va aller.