Le Petit Papillon (Roman, en ligne par épisodes)

Synopsis : Nathanael, un auteur illustrateur, est sans nouvelles de son mari, Adel, lieutenant de l’armée de Terre porté disparu lors d’une opération en Afrique. Lorsque ce dernier est enfin retrouvé, Nathanael apprend avec autant de soulagement qu’il est en vie, que d’horreur qu’il gardera des séquelles irréversibles de sa captivité. Bien que choqué, Nathanael va encaisser, parce qu’il est prêt à tout pour soutenir l’homme qu’il aime. Il restera à ses côtés quoi qu’il arrive, pour l’aider à se reconstruire… Mais Adel, qui revient déjà de si loin, aura-t-il la force de se relever encore une fois ?

AVERTISSEMENT ! Bon, vous devez vous en douter une bolinette vu le synopsis, mais cette histoire, sans être un drame abomiffreux, va aborder un certain nombre de thèmes pas cools, comme le handicap, les séquelles morales et physiques, le viol, mais aussi les questions des violences familiales, LGBTphobes, dont peuvent être victimes les populations LGBT+ encore de nos jours. Le but n’est pas de se complaire dans le trash et le glauque, mais de décrire certaines réalités sombres et surtout, comment s’en relever. Je ne vais pas m’étendre plus que nécessaire sur ces questions, mais elles feront partie du récit. Parallèlement à ça, il est plus que probable que ce roman contienne également des scènes de sexe explicite (mais pas de viol, je précise), celles-ci pouvant réellement servir la narration.

Maintenant que vous savez tout ça… Bonne balade avec Nathanaël et Adel. 🙂

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Le Petit Papillon

Roman de Ninou Cyrico

Chapitre 1 :

Nathanaël regarda son dessin de ses yeux bruns et sévères, derrière ses lunettes, et fit la moue. L’esquisse était fine et claire, à peu près conforme à ce qu’il voulait. Il scanna la chose avant de l’envoyer par mail à son éditeur.

Puis, il s’étira mollement et se leva, maussade, en grattant dans ses courts cheveux noirs et ébouriffés. Son bureau, encombré, était une pièce blanche. La table de travail, une simple planche posée sur deux tréteaux, avec son ordinateur, deux grands écrans, sa grande tablette graphique, était basique et fonctionnel. Les murs étaient couverts d’étagères, remplies de livres de dessins, d’illustrations, de bédés, de mangas, d’artbooks… Seul mur blanc, au-dessus des écrans. Juste un dessin en A3, au fusain, de Nathanaël et un autre homme, souriants tous deux, bras dessus bras dessous sur le canapé.

Les yeux de Nathanaël passèrent sur ce dessin et son cœur se serra.

Il soupira, prit son paquet de clopes et sortit de la pièce.

Il traversa le salon en bordel pour sortir sur la terrasse. Le ciel était gris et lourd. Il faisait frais. Il s’alluma une cigarette avant de s’avachir sur une des quatre chaises en plastique blanc qui entouraient la table posée là.

Le jardin n’était pas immense. La pelouse était pleine de fleurs, de mauvaises herbes. Le noisetier commençait à perdre ses feuilles, comme le petit pommier.

Entendant son téléphone sonner, Nathanaël posa en grognant sa cigarette sur le bord du cendrier avant de rentrer rapidement le chercher.

Il le trouva entre deux tas de fringues, sur le canapé. C’était l’éditeur. Il décrocha :

« Ouais.

– Salut, Nathy ! »

Il ressortit, reprit sa clope et se rassit mollement :

« ‘Lut.

– Houlà, ça va pas ? Je te dérange ?

– Oui. Non.

– Ah… OK. Bon !… Je viens d’avoir ton mail…

– Hm, hm. Ça te va, comme base ?

– Oui, oui oui. Moi, ça me va super. Je vais valider avec l’auteur, je le vois tout à l’heure. Je te confirme après. Ça te va ?

– Yep.

– Super ! »

Il y eut un silence. Nathanaël inspira une longue bouffée.

« Sérieux, Nathy… Ça ira ?

– Va bien falloir. »

Nouveau silence. Il souffla sa fumée.

« Toujours rien ?

– Non.

– …

– Tu me donneras une date.

– Oui, oui ! T’en fais pas. Bon ben… Je t’embête pas plus, alors, hein… Bon aprèm !

– À plus. »

Nathanaël raccrocha et soupira.

Toujours rien.

Il finit sa clope et resta un moment à regarder le jardin.

Un pommier ? T’es sérieux ?

Quoi, t’aimes pas les pommes ?

Si, mais là dans le jardin ?

Si, allez ? Je te ferai des compotes quand on sera vieux et qu’on n’aura plus de dents !

Le souvenir d’un éclat de rire et d’une bataille de coussins…

À nouveau, son cœur se serra.

Allez, Nath, c’est le dernier. Après mon retour, je raccroche. Promis. C’est une mission de routine, dans une zone sûre. Ça va aller. Tu t’en fais pas, d’accord ?

Nathanaël renifla.

Demain, ça fera cinq semaines, songea-t-il.

Il se secoua moralement et se leva. Il devait aller faire quelques courses… Une lessive… Ah, envoyer sa déclaration trimestrielle à l’URSSAF…

Il se gratta la tête et écrasa son mégot.

Le salon était vraiment en désordre. Des piles de linges, sales ou propre, traînaient de partout, tout comme des livres et pas mal de paquets de chips et de canettes vides, autour du canapé. Il passa dans la chambre, guère plus rangée.

Une chatte noire et cinq minuscules chatons dormaient dans le creux de la couette du lit défait. La mère leva la tête un instant.

Lui chercha un pantalon un peu plus propre que le vieux survêt dans lequel il traînait.

Il tirait sur la jambe d’un, caché sous une pile de linge propre, lorsque son téléphone sonna à nouveau, le fixe cette fois. Il lâcha le pantalon et fila décrocher, trouvant le combiné entre deux paquets de chips et une canette :

« Oui, allô ?

– Monsieur Anthème ? dit une voix masculine qu’il reconnut sans l’identifier.

– Lui-même… ? »

Nathanaël fronça un sourcil.

« Colonel Gradaille. Je euh… Je ne vous dérange pas, j’espère ?… »

Nathanaël s’était figé. Il se mit à trembler et ne put que balbutier :

« … Adel ?… »

Il entendit un soupir et Gradaille répondit avec calme :

« Oui, je vous appelle pour vous avertir que nous l’avons retrouvé. »

Nathanaël tomba assis sur une pile de vêtements, sur le fauteuil.

« … Il est… ?… » balbutia-t-il à nouveau alors que les larmes lui montaient aux yeux.

Il y eut un silence. Gradaille soupira encore et répondit, grave :

« Votre mari est en vie, monsieur Anthème. Mais…

– Mais ?

– Mais… Il a été victime de tortures et de mutilations assez graves. Ses jours ne sont pas en danger… Mais il restera lourdement handicapé et à l’heure actuelle, il est en état de choc et les médecins ne savent pas pour combien de temps. »

Nathanaël resta silencieux. Ses larmes coulaient sans trop qu’il s’en aperçoive.

« Monsieur Anthème ? Vous m’entendez ?

– Où est-il ?

– Nous sommes à l’aéroport, nous serons en France d’ici demain et à Lyon d’ici demain soir. Il va être hospitalisé à Desgenettes, vous voyez ?

– Oui…

– Je vous appellerai dès que vous pourrez venir. »

Il y eut encore un silence. Puis Gradaille reprit, sincèrement navré :

« Je vous présente mes plus sincères excuses, monsieur Anthème. »

Nathanaël essuyait ses yeux avec sa manche et bredouilla, surpris :

« … Hein… ? Pourquoi ?

– Pour les cinq semaines d’angoisse que vous venez de vivre et surtout, pour avoir été incapable de retrouver votre époux plus vite. Nous avons été pris de court… La zone devait être tranquille, nous ne nous attendions pas du tout à subir une attaque de cette ampleur. Le temps que les renforts arrivent et que nous réglions la question… Enfin bref… Je suis vraiment désolé. Le lieutenant de Larose-Croix ne méritait pas ça et vous non plus. »

Nathanaël renifla et sourit à travers ses larmes :

« Merci d’avoir sauvé Adel, Colonel. C’est tout ce qui compte.

– Vous n’avez pas à me remercier, monsieur Anthème. Je dois vous laisser. Je vous rappelle dès que j’en saurai plus. Prenez soin de vous.

– Merci, j’attends. Prenez soin de vous aussi et prenez soin de lui pour moi, s’il vous plaît.

– Comptez sur moi, monsieur Anthème. Comptez sur moi. Bonne fin de journée et à très bientôt. »

Chapitre 2 :

Nathanael était fatigué et très nerveux. Il était heureux que le tram soit presque vide à cette heure, car il n’aurait pas supporté la foule.

Il faisait aussi froid que beau. Un ciel bleu et un soleil radieux pour ce mardi d’automne…

Après quatre jours d’une attente intenable, les médecins de l’hôpital militaire acceptaient enfin qu’il vienne.

Si, sur le coup, l’appel du colonel Gradaille avait été un soulagement sans nom pour lui, depuis, une sourde angoisse l’avait envahi, suite au peu d’informations qu’il avait.

Adel… Mutilé ?… Handicapé à vie et en état de choc … ?

L’homme qui l’aimait existait-il encore… ?…

Il essayait de se dire que ça ne pouvait pas être si grave. Qu’Adel était un battant. Qu’il se remettrait forcément et que lui-même ne devait pas avoir peur.

Adel n’avait que lui. Il n’avait pas le droit de laisser tomber, pas le droit d’être lâche.

Pour le meilleur et pour le pire.

Il tripotait machinalement son alliance avec son pouce.

Une bande d’étudiants joyeux se mit à chanter non loin de lui, en chœur :

« When I find myself in times of trouble

Mother Mary comes to me

Speaking words of wisdom

Let it be

And in my hour of darkness

She is standing right in front of me

Speaking words of wisdom

Let it be… »

Ça lui arracha un sourire. Ouais. Laisse aller. Ça va bien se passer. Adel est vivant. Quoi qu’il ait subi, il s’en relèvera. Et je le porterai aussi longtemps qu’il faudra.

Le grand hôpital était aussi carré que gris et faisait face au principal hôpital psychiatrique de Lyon. Nathanael connaissait ce dernier pour y avoir visiter des amis. Il soupira en y repensant avant d’entrer dans la cour de Desgenettes.

Comme convenu, Gradaille l’entendait devant l’entrée.

Il y avait longtemps que les deux hommes ne s’étaient pas vus. Nathanael se dit que le colonel avait un peu blanchi. Gradaille se dit que Nathanael avait beaucoup maigri et aussi qu’il avait l’air épuisé.

« Bienvenue, M. Anthème.

– Bonjour, Colonel.

– Vraiment navré pour l’attente… Les médecins ont préféré attendre d’avoir fait un point et que son état soit bien stabilisé.

– Il n’y a pas de problème, je comprends. Ils ont fait ce qu’ils pensaient être le mieux, ce n’est pas grave… Comment va-t-il ? »

Gradaille haussa les épaules et lui fit signe de le précéder à l’intérieur. Nathanael obtempéra et entra, avant de le suivre dans le hall, puis les couloirs.

« Il est toujours amorphe… Les médecins vous l’expliqueront mieux que moi. Ils estiment que son corps sera remis, enfin autant que possible, d’ici quelques mois, à part sa main qui aura sans doute besoin d’être opérée plusieurs fois, mais c’est encore à voir… Pour sa jambe, une prothèse est envisageable.

– D’accord…

– Et pour son esprit… »

Le colonel soupira :

« … Je pense qu’il faut nous en remettre au temps… »

Nathanael hocha lentement la tête, triste :

« On l’a, le temps… »

Ils arrivèrent dans le service et une quinquagénaire en blouse blanche, les cheveux blonds relevés en un joli chignon bien blanc, vint à leur rencontre. Elle avait l’air sévère et était assez grande :

« Ah, vous revoilà, Colonel.

– Oui, je vous présente le conjoint du lieutenant de Larose-Croix, Nathanael Anthème. Monsieur Anthème, je vous présente le docteur Bajant.

– Enchantée, M. Anthème.

– De même, Docteur.

– Votre époux est en soin. Vous pourrez le voir tout à l’heure. Je voulais faire un point avec vous en attendant, si vous le permettez.

– Ah, d’accord, pas de problème… »

Les deux hommes suivirent la doctoresse jusqu’à son bureau, très propre et bien rangé, et s’assirent face à elle, comme elle les y invitait.

Elle regarda un instant Nathanael, grave, avant de croiser ses bras sur le bureau :

« Selon sa volonté, M. Anthème, votre mari vous a désigné comme personne de confiance. Il vous revient donc de décider, avec nous, ce qui est le mieux pour lui, puisqu’il est incapable de l’exprimer.

– Oui, je sais.

– Bien. J’insiste sur le fait que quoi qu’il arrive, nous sommes là pour vous accompagner, mais que cette décision doit vraiment être la vôtre.

– D’accord. Merci.

– Comme le colonel a dû vous l’expliquer, la vie de votre époux n’est pas en danger. Son état est encore très sérieux, mais a priori, ses blessures ne devraient souffrir d’aucune complication. Nous surveillons, et nous allons le faire aussi longtemps que nécessaire, ses bilans sanguins pour nous assurer de traiter à temps toute infection. Un certain nombre de traitements préventifs sont d’ailleurs déjà en cours, notamment pour le VIH.

– D’accord…

– Pour le moment, ses bilans sanguins sont bons à e niveau, mais vous devez savoir que pour certaines pathologies, l’incubation peut être assez longue.

– Oui, je sais… Donc, on croise les doigts, c’est ça ?

– C’est ça, sourit-elle.

– Et sinon… Le colonel m’a dit… Son œil gauche… Sa jambe… ? »

Nathanael tremblait et ne put finir sa phrase. A nouveau, la doctoresse sourit, avec tristesse cette fois. Le colonel grimaça, navré.

« Le lieutenant de Larose-Croix a perdu son œil gauche, sa jambe gauche également, dont nous avons dû amputer le genou… La plaie… Enfin bref. Sa main droite devrait se remettre au prix de plusieurs opérations, nous sommes en train de voir ça avec un chirurgien spécialisé. Les autres blessures sont moins graves… Disons qu’il a été tabassé, affamé et… aussi… Violé. »

Nathanael tremblait et ferma les yeux un instant. Gradaille lui tapota l’épaule.

« Nous sommes réellement navrés, M. Anthème. L’enquête est toujours en cours sur place… Les témoignages se recoupent. Il ne fait aucun doute que votre mari a été torturé dès sa capture, tout comme il ne fait aucun doute qu’il n’a pas parlé, pas cédé, ce qui a dû lui valoir bien d’autres sévices… La… perte… de sa jambe remonterait à quelques jours et serait dû à une tentative d’évasion de sa part… Il aurait sombré à ce moment-là, d’autant que cette tentative a visiblement causé la mort d’un autre prisonnier, un de ses hommes qui avait été capturé avec lui… »

Nathanael renifla et essuya ses yeux.

« Je suis vraiment désolé… lui dit encore le colonel, sincère. Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour les retrouver…

– C’est pas votre faute… Vous l’avez sauvé et il est en vie. Il se remettra. Je sais qu’il se remettra. »

Nathanael inspira un grand coup.

« Merci, Docteur. Avez-vous une idée de quand je pourrais le ramener chez nous ? »

La doctoresse et le colonel sursautèrent ensemble.

« Vous… Vous voulez vous occuper de lui chez vous ? »

Il les regarda l’un l’autre sans trop comprendre :

« Euh… Oui ?… Enfin, quand ce sera possible… ? »

Le colonel eut un petit rire nerveux :

« Pardon… Nous avions plutôt pensé à un centre spécialisé…

– C’est un cas très lourd, M. Anthème, reprit la doctoresse en se redressant. Êtes-vous sûr de vouloir, et surtout de pouvoir, le gérer au quotidien ? Votre logement peut-il seulement accueillir un handicapé ?

– Euh oui, ça oui, répondit le dessinateur en hochant la tête. Mes grands-parents ont fait construire cette maison pour leurs vieux jours, elle est totalement de plein pied et il y a encore pas mal de rampe et tout ce qu’ils ont laissé… Je crois que j’ai encore certains équipements… Mais ça doit se trouver, sinon, et puis je crois que notre assurance couvre ça et paierait aussi des aides à domicile…

– Ça, ça doit effectivement pouvoir être pris en charge, reconnut Gradaille.

– Je travaille à domicile, en plus, donc je devrais pouvoir m’organiser comme je veux pour m’occuper de lui… »

Il y eut un silence, puis Nathanael reprit avec un sourire et un haussement d’épaules :

« Je suis pas psy, mais je pense que ça sera mieux pour lui d’être tranquille chez nous plutôt que dans un centre… J’ai rien contre les centres, hein, je pense qu’ils font du bon boulot, mais notre maison… Il l’aime beaucoup. »

La doctoresse sourit à nouveau, avec bienveillance cette fois :

« Si vous pouvez veiller à ce qu’elle soit conforme et adaptée, avec l’équipement et l’aide nécessaire, ma foi, ça serait une solution tout à fait envisageable.

– C’est vrai qu’il aime beaucoup votre maison, sourit aussi Gradaille.

– Un cadre familier et loin des causes de son traumatisme et de tout ce qui pourra lui rappeler peut aussi l’aider. Navrée, je ne pensais pas que vous voudriez le prendre ne charge. Beaucoup de familles, surtout civiles, n’ont pas cette volonté et préfèrent laisser ce type de blessés dans ces cliniques spécialisées, au moins le temps de leur convalescence. Et c’est souvent le mieux… Mais encore une fois, dans votre cas, il ne devrait pas y avoir de problème. »

Le docteur Bajant finissait d’expliquer le protocole à Nathanael lorsqu’on frappa brusquement à la porte. Un grand Black avec une barbe fine entra sans attendre qu’on l’y autorise :

« Liliane, désolé, mais on a un problème, là…

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

– Le père de Larose-Croix est là avec une espèce d’hystéro qui prétend être sa femme, ils veulent l’emmener je sais pas où, mais ils foutent un bordel monstre… »

Nathanael poussa un soupir blasé alors que Gradaille se levait avec humeur :

« Je m’en charge…

– Je viens avec vous, Colonel, répondit Liliane Bajant en se levant également.

– Je vous suis… » souffla Nathanael, las, en se remettant sur ses jambes à son tour.

Gradaille le regarda, vaguement inquiet :

« Vous n’êtes pas obligé… ?

– Merci, mis il est hors de question que je me planque face à ces deux-là.

– Vous les connaissez ? demanda Bajant et Gradaille poussa un soupir qui en disait déjà long.

– Oh, que oui, hélas… » répondit Nathanael, fatigué d’avance.

Ils sortirent tous trois et suivirent le grand Black. Des voix se firent entendre et ce dernier grommela.

« … De quel droit voulez-vous m’interdire de voir mon mari ?!… »

Pas moins de cinq infirmiers et infirmières bloquaient le passage et encerclaient un quinquagénaire dégarni à la carrure imposante et une trentenaire vêtue d’un tailleur sur-mesure et à la mise en pli impeccable.

« Est-ce que vous pourriez baisser d’un ton ! » ordonna plus que fermement Bajant en approchant.

Ses collègues s’écartèrent pour la laisser passer. Le Black resta à côté, bras croisés, alors qu’elle continuait d’un ton s évère :

« Vous êtes dans un hôpital, vous vous croyez où à crier comme ça ? »

Gradaille et Nathanael étaient restés en arrière, le colonel surveillant le civil qui regardait les deux semeurs de trouble avec des yeux sombres.

« J’exige de voir le responsable ! » aboya l’homme avec force.

Il sursauta lorsqu’elle répliqua :

« Vous l’avez devant vous. Médecin principal Bajant. »

Il la fixa, stupéfait, et Nathanael eut un sourire en coin moqueur. C’était toujours marrant de voir ce vieux sexiste face à des femmes d’autorité.

« Puis-je savoir qui vous êtes et ce que vous voulez ? demanda froidement Bajant.

– Je suis le capitaine Théodore de Larose-Croix, le père du lieutenant Adel de Larose-Croix, répondit-il enfin avec hauteur. Et je suis venu vous informer de mes souhaits le concernant.

– Vos ‘’souhaits’’ ? releva Bajant en haussant un sourcil.

– Je suis son père et j’ai appris que mon fils était ici et désormais incapable de prendre une décision. Il est donc de mon devoir de… »

Le ton suintait le mépris et Bajant le regardait avec sévérité, mais il ne put finir, ni elle répondre, car Nathanel le coupa en éclatant de rire. Gradaille eut un sourire moqueur et Théodore de Larose-Croix, tout comme celle qui l’accompagnait, blêmirent en les voyant. Ce fut elle qui s’écria :

« Qu’est-ce que cet homme fait ici !

– M. Anthème était justement venu nous exprimer ses souhaits concernant le lieutenant de Larose-Croix… répondit Bajant avec un rapide sourire en coin.

– Comment ! s’étrangla De Larose-Croix-père. Mais au nom de quoi…

– Au nom de la loi, répondit aussi calmement que fermement Bajant. Le lieutenant a désigné son mari et lui seul comme personne de confiance s’il lui arrivait quoi que ce soit. Il est donc la seule personne légalement apte à prendre toute décision le concernant.

– QUOI !… »

Nathanael soutint avec un grand sourire le regard haineux de son beau-père, alors que la femme s’écriait encore :

« Vous voulez dire que c’est ce dépravé que mon époux a désigné… ?!

– Caroline, pitié, ça fait cinq ans qu’il vous a laissée, trois que vous avez divorcé et deux qu’il est MON mari. »

Elle serra les poings :

« Adel et moi sommes unis devant Dieu et…

– Et ce n’est ni le lieu, ni l’heure de ce débat. »

Gradaille l’avait coupé avec autorité. Il s’avança vers elle et Théodore, froid :

« Quoi que vous en pensiez, Adel de Larose-Croix, votre fils et ex-mari, est aujourd’hui l’époux légitime de monsieur Anthème, qui est la seule personne légalement autorisée à prendre des décisions concernant sa santé. Vous n’avez rien à y redire, Capitaine. Ni vous, madame. »

Théodore de Larose-Croix l’avait reconnu et s’adoucit curieusement :

« Colonel Gradaille… C’est un plaisir de vous voir…

–  Je ne sais pas si ce plaisir aurait été partagé dans d’autres circonstances. Mais vous vous prenez pour quoi, à venir faire un scandale dans cet hôpital de cette manière ?

– Pardonnez-moi, mon colonel, mais je suis juste inquiet pour mon fils…

– Ben voyons…

– … Nous lui avons trouvé une excellente clinique où il sera très bien et…

– Et comme je vous disais, ce n’est pas à vous d’en décider.

– Pourtant, vous devriez comprendre, vous aussi, que ça serait la meilleure solution… »

Gradaille soupira, croisa les bras et répliqua d’un ton plus froid encore :

« La décision de M. Anthème est prise et elle n’appartient à personne d’autre que lui, ni à vous, ni à moi.

– Vous allez laisser ce pervers gérer ça ? s’écria encore Caroline.

– C’est la loi et la décision qu’il a prise est, à mes yeux et ceux du médecin général Bajant, tout à fait raisonnable. Et j’ai bien plus confiance en sa volonté d’agir pour le bien de son époux qu’en la vôtre… Entre le père qui l’a renié et l’ex-épouse qui a tenté de faire accuser d’inceste pour le couper de ses enfants… Laissez-moi deviner, votre clinique, là, ça ne serait pas un obscur asile où vous pourriez le faire enfermer pour vous débarrasser de lui, à tout hasard ? »

Théodore de Larose-Croix serrait les dents et les poings et craqua. Il cria :

« Mon fils est malade et c’est mon devoir de le faire soigner, de le sortir de… De ces… Ces… Cette vie, ces délires obscènes et de le ramener sur le droit chemin !… Et vous pas plus que quiconque n’avez le droit de m’en empêcher !… Vous rendre complice de cette pitoyable parodie de mariage était déjà un scandale…

– Un mot de plus et vous en répondrez, capitaine. »

Le ton du colonel n’acceptait plus aucune réplique et tous frémirent lorsqu’il continua :

« J’ai soutenu votre fils dans ses démarches et ai accepté d’être témoin à son mariage parce que sortir de vos griffes est la meilleure chose qui lui soit arrivée. Le lieutenant de Larose-Croix est un soldat émérite, d’un courage, d’une bravoure et d’une abnégation que ni vous, ni ses frères, n’aurez jamais. Je me moque de ses mœurs et vous feriez bien de faire de même ou de l’oublier une fois pour toutes. Vous n’avez aucun droit sur lui et aucun devoir, vous l’avez publiquement renié. Je n’ai aucun doute sur le fait que son époux et lui se passent très bien de vous. Maintenant, si vous espériez pouvoir venir le chercher pour l’enfermer dans je ne sais quelle clinique pour l’effacer et et avec lui ce déshonneur d’un autre temps que vous ressentez de l’avoir vu épouser un homme, c’est non et vous savez où est la sortie. Et ne revenez pas, nleur faites plus aucun problème, sinon je vous jure que c’est à moi que vous aurez affaire. Suis-je clair, capitaine ? »

Théodore de Larose-Croix fulminait, mais ne répondit rien. Quant à Caroline, l’aura sévère de l’officier supérieur l’avait mouchée.

Le colonel regarda les infirmiers, le grand Black qui arborait un sourire plus que satisfait, et lui dit :

« Si vous voulez bien raccompagner ces personnes.

– A vos ordres, mon colonel. »

Chapitre 3 :

Bajant conduisit Nathanael à la chambre de son époux sans plus  attendre, alors que Gradaille, après avoir veillé à ce que les visiteurs indésirables soient bien évacués, passait un coup de fil.

« Il ne va probablement pas réagir à votre présence, M. Anthème… Il ne va même sûrement pas vraiment vous voir… Ce n’est pas… Comment dire… »

Nathanael avait beau savoir qu’elle ne cherchait qu’à le ménager, ça ne faisait que le stresser davantage.

« … Il ne vous a pas oublié, vous ne devez pas en douter, mais il faut considérer que pour le moment, il est en état de choc et que son esprit est en quelque sorte… Enfermé au fond de lui… Pour y être au calme le temps de se réparer… »

Elle s’arrêta devant une porte et se tourna pour le regarder :

« Vous risquez vraiment d’avoir un choc, M. Anthème…

– Je suis prêt, Docteur. Ou plutôt, je pourrais pas l’être plus… Alors, si on pouvait y allez, s’il vous plaît ? » répondit-il avec un sourire triste.

Elle sourit et hocha la tête. Elle ouvrit la porte et se poussa pour le laisser entrer, ce qu’il fit sans hésiter ;

La chambre était petite et claire, le soleil éclairant une partie du sol et du mur blanc, ainsi que le pied du lit.

L’homme aux courts cheveux grisonnants qui se trouvait assis dans ce lit était très maigre, presque décharné. Il regardait dans le vide de son œil bleu-vert, désormais unique, un bandage couvrant l’autre. Sa main droite était elle aussi bandée avec soin. La gauche était serrée sur le drap, un peu tremblante.

Nathanael avait eu la sensation de se prendre un bon crochet dans le ventre en le voyant. Il en eut le souffle coupé un instant.

Il se reprit et s’avança lentement. Comment l’homme qu’il aimait avait-il pu devenir ainsi en cinq semaines ?…

Il déglutit en voyant, sous le drap, la jambe droite et ce qui restait de la gauche, un moignon bien trop court.

Il avait le sentiment confus de regarder une statue de sable qui risquait de s’écrouer à tout instant.

Il s’arrêta près du lit, les larmes aux yeux.

« Coucou, mon cœur… » murmura-t-il en les ravalant.

Le blessé n’avait pas bougé, à l’exception de sa main qui tritura le drap. Nathanael nota la chose et s’assit tout doucement au bord du lit. La main tritura à nouveau le drap.

Nathanael regarda ce visage maigre et blafard, ce regard perdu, ces cheveux blanchis… Il leva une main tremblante pour caresser sa joue :

« Adel ? »

L’œil bleu-vert ne bougea pas. Nathanael trembla et n’y tenant plus, serra brusquement et avec force le corps amorphe dans ses bras en se mettant à pleurer.

Adel avait eu un léger sursaut.

Nathanael inspira un grand coup et se reprit. Il serra plus doucement son mari dans ses bras, soupira et lui dit doucement :

« Tu m’as manqué, tu sais… J’ai eu très peur… »

La tête grisonnante se pencha pour se poser sur son épaule.

« Ça va aller, mon amour. Ça va aller… Je sais que tu vas te remettre… Et ça prendra le temps que ça prendra… Ne t’en fais pas, je suis là. Tout va bien se passer ; »

Nathanael aurait voulu que ce geste soit un signe d’Adel, mais la tête de ce dernier cherchait sûrement juste un support et avait trouvé son épaule. Nathanael soupira encore et caressa son dos avec tendresse :

« Tu vas rester encore un peu ici, le temps qu’il faudra pour que tu ailles mieux et puis tu rentreras à la maison. Ça va aller, tu verras. Je suis là… »

 Une infirmière toute jeune entra timidement et rejoignit la doctoresse :

« J’ai mes derniers bilans, Madame…

– Merci, Valérie. »

Sur le lit, Nathanael berçait doucement Adel qui avait fermé son œil et Valérie remarqua :

« On dirait qu’il est plus détendu ? »

Bajant, qui regardait les résultats, releva la tête vers le couple et surit :

« On dirait surtout qu’il va s’endormir. »

Valérie gloussa. Bajant demanda :

« Où en était sa température ?

– A peine 38.

– Parfait. »

Nathanael fredonnait une chanson.

Bajant demanda doucement :

« Ça va, M. Anthème ?

– Ça va… »

Valérie s’approcha, attendrie, et sursauta avant de faire vivement signe à la doctoresse pour lui montrer quelque chose. Bajant fronça un sourcil avant de voir et son sourire s’élargit.

« M. Anthème, je crois que je vous ai dit une bêtise, tout à l’heure… On dirait bien que malgré tout, votre mari vous a reconnu… »

Nathanael releva la tête pour la regarder, surpris :

« Pardon ?… Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? »

Elle lui montra à son tour la main gauche d’Adel, qui ne triturait plus le drap, mais était sagement posée dessus. Nathanael constata, puis re-jeta à Bajant et la jeune femme un œil dubitatif :

« Et ?

– Première fois depuis qu’il est ici que cette main lâche le drap… Je ne sais pas trop ce que ça veut dire, mais ça doit vouloir dire quelque chose. »

Nathanael eut un sourire et hocha la tête avant de reprendre son câlin :

« C’est bien d’avoir lâché ce drap, mon chéri. Il ne t’a rien fait, tu sais. »

Gradaille les rejoignit là-dessus et sourit à son tour en voyant la scène. Adel avait rouvert son œil. Il se laissait bercer sans sembler d’en rendre compte. Le colonel et la doctoresse échangèrent un regard entendu.

« J’ai averti qui de droit de votre décision, M. Anthème. Vous devriez rapidement recevoir un appel de la personne chargée du dossier, afin que vous puissiez voir avec elle les modalités de prises en charge et d’aides à domicile.

– D’accord. Merci, Colonel. »

– Je vous en prie, c’est normal. »

Nathanael serait bien rester encore un moment, mais le temps filait et il dût partir.

Le colonel Gradaille se fit un devoir de le raccompagner après qu’il ait salué et remercié le docteur Bajant et le reste du personnel.

« Merci à vous d’être venu et de votre décision, M. Anthème. Et vous pouvez venir quand vous voudrez tant qu’il est ici, mais appelez tout de même avant, car nous avons encore un certain nombre d’examens et de soins à lui faire.

– D’accord. Merci, je verrai ça. A très bientôt. Prenez bien soin de lui. »

Avant de quitter la chambre, Nathanael avait doucement recouché et embrassé Adel qui s’était laissé faire sans réagir. Il l’avait encore regardé un instant, avait caressé ses cheveux avant de se lever.

La main avait tremblé avant de serrer à nouveau le drap.

Gradaille le guida jusqu’à l’entrée. Nathanael était silencieux, le cœur serré d’avoir dû laisser son mari ainsi. Gradaille le voyait bien et finit par lui dire :

« Ne craignez rien, M. Anthème. Votre époux est entre de bonnes mains.

– Oh, je ne m’en fais pas pour ça… J’ai vu et j’ai aucun doute sur les compétences de l’équipe qui s’occupe de lui. J’ai juste… du mal à imaginer ce quia pu le mettre dans cet état… Ça fait juste cinq semaines…Je l’avais eu au téléphone l’avant-veille de l’attaque et ça allait… Tout se passait bien, il était content… Et… Quarante jours après… »

Il trembla. Gradaille lui dit avec conviction :

« Il s’en remettra.

– Je sais qu’il s’en remettra, répliqua Nathanael avec force. Il est bien plus fort que ça… ajouta-t-il avant de continuer d’une voix tremblante : C’est… simplement… tellement injuste… »

Votre époux est un héros et je ferai tout pour que ce soit connu et reconnu, M. Anthème. Tous les témoignages tendent à prouver qu’il a été exemplaire pendant l’attaque et que c’est parce que lui et ses hommes ont tenu à couvrir la fuite des civils, puis lui et deux autres celle de sa troupe, qu’ils ont été capturés tous les trois.

– Les deux autres … ? Ils sont morts ?

– L’un d’eux, oui, pendant la fameuse tentative d’évasion dont nous vous avons parlé. Mais le 3e avait pu s’enfuir, c’est lui qui nous a permis de le retrouver et de contre-attaquer pour le libérer ?

– Ah… Vous le remercierez aussi, alors…

– Je pense que vous pourrez le faire vous-même. Il est en permission auprès de sa famille, mais ça m’étonnerait qu’il reste très longtemps sans prendre des nouvelles de son lieutenant.

– Comment il s’appelle ?

– Adjudant Mourad Benmani. Un sacré soldat, lui aussi.

– Ah, le fameux Moumoud, j’imagine…

– Il vous a parlé de lui ?

– Oui, il l’aime bien, il a confiance en lui…

– A raison… Il lui st d’une loyauté impressionnante. Y a rien eu à faire pour le convaincre de ne pas participer à la contre-attaque, il hurlait qu’il ne laisserait jamais son lieutenant. »

Nathanael eut un sourire. Gradaille continua :

« Ses hommes le regrettent. Ils essayaient tous de le convaincre de rester…

– Il me l’a dit, oui. Ça l’amusait beaucoup. Mais sa décision était prise… Il voulait vraiment bosser avec moi.

– Et j’espère qu’il pourra très vite. C’est une chance que ces idiots s’en soient pris à sa main droite.

– Oui, quitte à choisir… Heureusement qu’ils ne savaient pas qu’il était gaucher. »

 

Chapitre 4 :

Nathanael revint à l’hôpital le lendemain. Il se sentait un peu mieux, confiant en l’avenir malgré tout. Il avait fait un rêve un peu idiot, où Adel et lui marchaient sur une plage, sans rien dire, juste main dans la main. Cette plage, Nathanael la connaissait bien. C’était celle de ses vacances d’enfants chez ses grands-parents normands… Ceux dont il habitait désormais la maison, achetée dans les Coteaux du Lyonnais à leur retraite, quand ils avaient voulu se rapprocher de leurs enfants vivant désormais à ou autour de Lyon.

Ceux qui l’avaient recueilli lorsque ses parents l’avaient jeté dehors, à 19 ans, lorsqu’ils avaient découvert qu’il était gay.

Il alla directement au service et rejoignit la chambre d’Adel, saluant gentiment tous ceux qu’il croisait.

Le grand Black de la veille était là, occupé à vérifier la température d’Adel, assis au bord du lit, et lui serra aimablement la main.

« M. Anthème ! Vous allez bien ?

– Oui, merci, et vous, euh… ?

– Samuel. Samuel Resont, infirmier-chef. Désolé, je ne me suis pas présenté, hier. »

Samuel nota la température et les constantes :

« Bon, un petit 38, ça va. Ça reste gérable. »

Adel était couché, l’air un peu grognon. Sa main gauche triturait le drap.

« Il va comment ? demanda Nathanael en enlevant sa veste.

– Ben honnêtement, on en revenait pas trop hier soir, parce qu’après votre départ, on l’a vraiment trouvé bizarre… Enfin, il s’est pas mis à hurler ni rien, hein… Mais il nous a semblé très nerveux, bien plus tendu… On était vraiment surpris. »

Samuel se leva et sourit à Nathanael :

« Prenez soin de lui, ça lui fera du bien. »

Nathanael sourit aussi en posant sa veste sur la chaise, près du lit.

« On va voir ça. »

L’infirmier sortit et Nathanael s’assit au bord du lit.

« Coucou, mon chéri… »

Il prit doucement son mari dans ses bras et le redressa pour l’étreindre avec tendresse :

« Comment tu te sens, aujourd’hui ?… Ça va ? »

Un instant passa avant que la main ne relâche le drap. Nathanael ferma les yeux et soupira, souriant :

« Là, je suis là, tout va bien, Adel. Tout va bien. »

Il lui sembla que le corps se détendait un peu dans ses bras. Il reprit doucement :

« Tu es à l’abri, tu sais… Tout va bien, maintenant… Tu vas vite guérir et ça va aller, d’accord ? »

La tête se posa sur son épaule, comme la veille. Nathanael sourit et la caressa en se mettant à fredonner doucement. Un long moment passa ainsi, paisible. Les deux hommes étaient dans leur bulle, en sécurité. Adel peinait à maintenir son œil ouvert et Nathanael se sentait paisible, lorsqu’une voix venant du couloir les fit sursauter tous deux.

« Je veux voir mon frère ! »

Nathanael sentit Adel se tendre dans ses bras. Il trembla, sentant une violente colère monter en lui. Il serra Adel plus fort et lui dit :

« Ça va aller, mon amour. Je m’en occupe, d’accord ? Ne t’en fais pas, je reviens tout de suite. »

Il recoucha Adel dont la main se remit à serrer nerveusement le drap. Le dessinateur trembla encore, furieux, et sortit de la chambre sans plus attendre.

Plus loin dans le couloir, au niveau d’une petite salle d’attente, une armoire à glace brune de près de 2 m faisait face à Samuel, et cette armoire à glace, Nathanael la connaissait bien et s’en serait bien passé aussi. Il s’approcha sans hésiter et cracha :

« Qu’est-ce que vous foutez là, Florent ? »

Samuel regarda avec surprise Nathanael venir se planter sans peur devant le grand homme, ses poings serrés :

« Papa est venu chougner, c’est ça ? Il envoie son petit soldat à la casse parce qu’il a oublié de ramasser ses couilles après les avoir perdues devant son colonel hier ?! »

Florent sursauta sous l’attaque, mais se reprit vite. Samuel se tenait prêt à intervenir, très inquiet. Vu la différence de gabarit, si jamais Florent de Larose-Croix perdait son calme, ça risquait d’être très dangereux pour Nathanael…

« On peut savoir ce que vous, vous faites là ?!

– Je visite mon mari.

– Et ça vous autorise à empêcher mon père et Caroline de le voir ?

– Ils sont pas venus le voir, ils voulaient l’interner, je sais pas où, pour le laisser crever et j’allais certainement pas laisser faire ! Pas plus que je vous laisserai faire, vous ! »

Alors qu’il faisait signe à la jeune Valérie d’aller chercher du renfort, Samuel restait impressionné de la façon dont le petit dessinateur binoclard tenait tête au grand soldat.

« Me laisser faire quoi ?! Je veux juste voir mon frère ! Combien de temps vous allez encore le garder coupé de nous !

– Chais pas, quand est-ce que vous, vous allez lui dire qu’il peut revenir ? Avec moi, hein, je précise au cas où… »

Nathanael eut un sourire dédaigneux :

« Pas que ça me fasse envie, mais bon… »

Au tour de Florent de serrer les poings :

« Ça, on a bien compris et on se passe aussi très bien de vous !

– Parfait, au moins un point sur lequel nous sommes d’accord. »

Deux autres infirmiers s’approchèrent, alarmés par le bruit.

« C’est pas Adel qui est parti, c’est votre père qui l’a jeté dehors, Florent, ce serait cool que ça rentre dans votre tête, depuis le temps !… reprit Nathanael en tapotant sa tempe.

– C’est ça, comme si vous ne lui aviez pas retourné la tête avec vos merdes ! »

Nathanael soupira et secoua la tête avant de reprendre avec lassitude :

« Putain, mais pourquoi j’essaye encore de vous expliquer… »

Le docteur Bajant arriva avec la jeune Valérie.

« Comme s’il y avait quoi que ce soit à expliquer, à part qu’un pervers est venu détourner un honnête père de famille… commença Florent.

– Qu’est-ce qui se passe, encore ? le coupa froidement Bajant en venant à côté de Nathanael. Tous les Larose-Croix vont venir crier dans mon service à tour de rôle ? »

Nathanael soupira encore. Adel avait essayé pendant des mois… Avant de renoncer et de prendre le parti de tracer son chemin en espérant qu’un jour, ils reviendraient vers lui.

Le dessinateur s’apprêtait à retourner dans la chambre et laisser son beau-frère s’expliquer avec la doctoresse, lorsque Florent, furieux, cria la phrase de trop :

« Alors ça, c’est la meilleure ! Tout ce que je veux, c’est protéger mon frère, et c’est moi qui vais me faire jeter et pas ce sale pervers qui n’attend que de pouvoir continuer à le violer ? Il n’y a que nous qui y voyons clair ou quoi ? »

Florent ne dut qu’à un réflexe involontairement synchronisé de Bajant et Samuel de ne pas se prendre le pied de Nathanael en plein visage, mais ça ne passa pas loin et le grand soldat eut un sursaut de recul avant de rester stupéfait. Si l’infirmier et la doctoresse avaient réussi à saisir chacun un bras de l’illustrateur pour le retenir, ils n’en étaient pas moins surpris. Et cette fois, Nathanael était fou de rage :

« Putain, mais laissez-moi l’éclater, ce fils de pute !

– Calmez-vous, monsieur Anthème !

– Non, là, je me calmerai pas ! cria Nathanael en se dégageant. Ils commencent sérieusement à me péter les burnes, la famille de grenouilles de bénitier ! »

Il serrait les poings à s’en crever les paumes.

« De qui vous vous foutez, Florent ? Sérieusement ?!… Protéger Adel ? Vous, vous osez la ramener là-dessus ?! Non mais il y a des limites au foutage de gueule !… Vous étiez où que votre père le tabassait quand il était gosse ?! Et les coups de canne du grand-père, vous étiez où ?! Et les insultes et les gifles de votre chère grand-maman ?! Vous étiez où, sérieux ?! Ils ne lui ont cassé un bras, bordel !… À part si vous avez cru comme un débile à leur histoire de chute d’arbre !… Vous étiez là quand ils déchiraient ses dessins ?! Quand ils brûlaient ses peintures ?! Parce que “c’est pas pour les garçons” !… Quand l’autre connard de curé le harcelait ?!… Vous étiez là pour le protéger quand ils ont décidé de le marier ?!… Ah non, pardon, c’était pour son bien, c’est vrai ! Pour soigner sa déviance !… Vous avez préféré ne pas comprendre, même quand il vous l’a dit, quand il vous a supplié de les convaincre de tout annuler ! Et quand, le soir de son enterrement de vie de garçon, vous l’avez rattrapé sur le pont Wilson, vous avez bien sûr fait comme s’il était ivre pour ne pas admettre qu’il était à deux doigts de se jeter dans le Rhône parce qu’il n’en pouvait plus ! »

Florent restait pétrifié, tout comme la doctoresse et les infirmiers. Bajant regardait Nathanael avec stupeur, Samuel se tenait tout de même prêt à le ceinturer si besoin et la jeune Valérie était sincèrement choquée.

Et Nathanael n’arrêtait pas et tous devinaient sans mal que le barrage qui retenait sa rage venait d’exploser, libérant une très ancienne colère :

« Je n’ai pas séduit votre frère ! Je n’ai pas cherché à l’attirer et à le pervertir ! C’est lui qui m’a rejoint, c’est lui qui n’en pouvait plus et qui a trouvé le courage de me rejoindre !… Et il a espéré, il espérait toujours, que vous comprendriez, que vous l’aimiez assez pour comprendre !…

« Il a essayé de vous expliquer, de vous faire comprendre ! Vous avez refusé, vous m’avez accusé de tout, sans même lui reconnaître le droit de choisir, le droit de m’aimer !… Le pauvre chéri manipulé par un pervers… Et après, vous étiez où quand l’autre connasse nous faisait chier à refuser le divorce ? ! Quand elle et ce vieux con de juge ont menacé de le faire arrêter pour inceste pour essayer de le forcer à revenir, puis le faire renoncer à ses droits parentaux ? Ah mais pardon, ‘fallait bien les protéger aussi, ces gosses, du père qui les aimait tout son cœur et qui crevait à l’idée de les perdre !… Mais ça aussi, il a encaissé, mais soyez sûr qu’il ne s’est pas passé un jour depuis sans qu’il espère les revoir !…

« Regardez-vous en face et admettez-le, Florent : vous n’en avez jamais rien eu à foutre, de votre frère !… Vous n’avez jamais levé votre cul pour l’aider pour rien, vous avez suivi votre père et la clique comme un chien sans réfléchir, et quand, enfin, vous vous réveillez, alors qu’il est mutilé et en état de choc, et que merde, même si ça m’écorche la gueule de l’admettre, bien sûr qu’il aurait besoin de son grand-frère à ses côtés pour le soutenir, votre seule idée, c’est qu’il faut le protéger de MOI ? !… Moi, son mari ?…

« Vous êtes vraiment un pauvre con ! Adel a accepté de tout perdre pour vivre avec moi et vous n’êtes même pas fichu de comprendre pourquoi, de reconnaître à votre propre frère assez d’intelligence et de libre arbitre pour admettre qu’il a agi en conscience et par amour, qu’il a choisi d’être enfin lui-même, malgré tout et malgré vous ! Retournez vous noyer dans un bénitier et oubliez-nous pour de bon ! Vous ne nous manquerez pas, je n’ai pas besoin de vous pour le rendre heureux et lui n’a pas besoin que vous veniez le faire chier avec vos merdes ! Plus jamais ! »

Il n’attendit même pas de réponse de son beau-frère et retourna dans la chambre en se retenant de claquer la porte.

 

Chapitre 5 :

Bajant et son équipe regardèrent Nathanael retourner dans la chambre, silencieux, à moitié abasourdis, puis Florent qui ne l’était pas moins, pâle et muet. Il tremblait, le regard fuyant, et fit demi-tour pour repartir.

La doctoresse soupira :

« Retournez au travail et soyez vigilants. Si un autre Larose-Croix débarque, vous m’appelez tout de suite et on avisera avant qu’il croise Anthème.

– Bien, madame.

– A tes ordres, Liliane. »

Samuel et Valérie, elle encore un peu étourdie, restèrent alors que les autres repartaient. Bajant les regarda e leur fit signe de la suivre. Elle alla entrouvrir la porte de la chambre et ils jetèrent un œil discret.

Nathanael était à nouveau assis au bord du lit et avait repris Adel dans ses bras.

Ils refermèrent la porte sans un bruit. Ils repasseraient plus tard.

Nathanaël pleurait sans trembler, le visage fermé, essayant de se reprendre. Il s’en voulait d’avoir hurlé comme ça, mais Florent avait vraiment été trop loin.

Adel était toujours tendu dans ses bras. Il avait dû tout entendre. Nathanaël le serra plus fort et frotta son dos doucement. Il inspira un grand coup et dit avec tendresse :

« Ça va aller, Adel. Tu n’as rien à craindre, mon amour. Je ne laisserai plus jamais aucun de ces connards te faire le moindre mal. Plus jamais, c’est juré. Je te protégerai et je te porterai aussi longtemps qu’il le faudra… Jusqu’à ce que tu puisses à nouveau… Ne t’en fais pas. Je suis là… Je t’aime. Pour le meilleur et pour le pire… Et je sais que le meilleur reviendra. »

Un moment passa avant qu’Adel ne se détende à nouveau. Nathanaël finit par se sentir mieux lui aussi. Il berçait tendrement le convalescent qui sommeillait contre lui lorsque la doctoresse revint avec la jeune infirmière.

Adel rentrouvrit un œil vague et Nathanaël leur en jeta un :

« Oui ?

– Ça va mieux, monsieur Anthème ?

– Ça va, oui… Désolé pour le coup de gueule…

– Oh, pas de souci. Il faut toujours mieux que ça sorte. Ça vous a fait du bien ?

– Euh… »

Il eut un petit rire avant d’admettre :

« Ouais… Ça m’a fait beaucoup de bien… »

Bajant et Valérie eurent un petit rire aussi, puis la doctoresse demanda, intriguée autant qu’amusée :

« C’était quoi, ce coup de pied ? Très impressionnant.

– Oh ça, un reste des quelques mois que j’ai passés dehors quand mes parents m’ont jeté… »

Il eut un sourire en coin rapide :

« Un petit pédé de 18 ans, ça a intérêt à très vite taper très fort quand ça devient SDF… »

Nathanaël repartit un peu plus tard. Tout le monde lui avait juré de protéger Adel de toute nouvelle tentative d’intrusion familiale.

L’illustrateur rentra chez lui. Il faisait déjà nuit lorsqu’il arriva.

Il se mit à sa table de dessin malgré tout, il avait un dessin à rendre quelques jours après et il ne voulait apprendre trop de retard.

Comme toujours lorsqu’il travaillait, il ne vit pas le temps passer et c’est son estomac qui se chargea de le tirer de son œuvre.

Nathanaël grommela en se tâtant le ventre et se leva en soupirant. Il alla à la cuisine jeter un œil à son frigo pas aussi plein qu’il l’aurait voulu et fit la moue.

Sans grande surprise, la chatte ne tarda pas à le rejoindre, suivie de ces cinq petits. Si elle guettait évidemment une opportunité alimentaire, eux se mirent rapidement à jouer un peu partout.

Nathanaël eut un sourire en sentant la jolie minette se frotter à ses jambes.

« Tu perds pas le nord, Squatt. »

Elle roucoula en levant le nez. Lui se pencha pour prendre du jambon, des œufs et une boîte qui contenait un reste de pâtes en disant :

« Pauvre petit minou famélique… »

Squatt miaula. Il caressa la petite tête poilue avant de se relever. Une petite omelette au jambon et aux pâtes, ça le ferait très bien pour ce soir-là.

Il bailla et prit une poêle à frire qu’il posa sur la cuisinière. Il allait casser les œufs lorsque son téléphone fixe sonna.

Il bailla à nouveau en allant le chercher au salon. Il regarda qui appelait et sourit, c’était sa sœur.

« Allo, salut ma Lilou !

– Coucou, Nathy ! Comment ça va ?

– Bah écoute tranquille… J’allais me faire manger… Ça va vous ? Emy va bien ?

– Oui, oui… Elle est vraiment très heureuse qu’Adel soit revenu et c’est un peu pour ça que je t’appelais… Elle veut absolument aller le voir, mais bon… Desgenettes, ça fait un peu loin pour nous et puis… D’après ce que tu me disais… Il n’est pas en état, je me trompe ? Tu en penses quoi ? »

Nathanaël retourna à la cuisine avec le combiné, pensif.

Emeline, sa nièce, était une adorable gosse de sept ans déjà très éveillée et intelligente qui les aimait beaucoup, Adel et lui. La disparition d’Adel l’avait beaucoup inquiétée et Nathanaël les avait prévenus tout de suite quand il avait été retrouvé. Rien d’étonnant à ce que cette demoiselle veuille aller voir son tonton chéri à l’hôpital. Mais Adel n’était pas encore de lui-même et voir l’espèce de fantôme qu’il était était-il souhaitable pour une enfant ?

« Ben, je sais pas trop quoi te dire… avoua Nathanaël en sortant une bouteille d’huile d’olive bio d’un placard. Il est encore en état de choc, amorphe et il ne parle pas, sans même parler des blessures, j’ai peur que ça la choque… Et puis, c’est vrai que ça fait une trotte pour vous… ajouta-t-il en en versant dans la poêle. Il faut peut-être mieux, au moins attendre qu’il soit revenu ici… Ça l’impressionnera moins que cet hosto et puis, il sera sûrement mis d’ici là… »

Il alluma le feu, posa la poêle dessus alors qu’elle répondait après un silence :

« C’est un peu ce que je m’étais dit. Tu as été le voir, toi, alors ?

– Hier et aujourd’hui…

– Il t’a reconnu ?

– Difficile à dire… En tout cas, il se détend quand je suis là… Après, clair qu’il a dérouillé… Les médecins sont confiants, mais ça va prendre du temps. »

Il mit les pâtes dans la poêle et ralentit le feu.

« J’ai bouffé son père et son ex hier et son frère aujourd’hui, par contre…

– Ah ? Qu’est-ce qu’ils foutaient là ? Je croyais qu’ils l’avaient renié ?

– Moi aussi, mais visiblement, ils n’allaient pas perdre une si belle occasion d’essayer de l’envoyer dans je ne sais quel asile de merde pour se débarrasser lui…

– Sérieux ?… Ah, mais quels sales cons !

–Ouais… Heureusement qu’il m’a désigné et surtout que son colonel et la toubib sont de notre côté…

– Sûr, ce serait vraiment impossible sinon… »

Il coinça le combiné avec son épaule pour couper le jambon dans la poêle avec ses ciseaux de cuisine :

« Et ton mari à toi, ça va comment ?

– Oh, ça va… Boulot, boulot, tu le connais… Il ne devrait pas tarder, d’ailleurs. Sinon, euh… juste pour que tu le saches, hein… Seb a eu un accident de chantier… Rien de trop grave, il a une fracture du pied, il est arrêté un mois… »

Nathanaël prit une spatule en bois pour secouer un peu ses pâtes et son jambon.

« Laisse-moi deviner, ce crétin n’avait pas ses chaussures de sécurité ?

– Tu as deviné juste. Son patron est furieux, il paraît.

– Je comprends pas qu’il le garde… Sérieux ? Un gars qui refuse de porter ses équipements de sécurité, c’est super dangereux…

– Ben ouais… Il pourrait se tuer…

– Ouais et ça serait tout pour la gueule de son patron alors qu’il est réglo… Dingue… Enfin, il se démerde, il est grand.

– Maman est dans tous ses états… »

Nathanaël soupira.

Lui n’avait plus de contact depuis presque 20 ans avec ses parents et s’il avait recroisé son frère aîné une ou deux fois, ça avait été rapide et par erreur. Mais Lilou lui donnait régulièrement des nouvelles, d’eux, de lui, et leur autre sœur, Helena, avait tenté de reprendre contact avec Nathanaël quelques années auparavant, profitant de son mariage avec Adel.

Nathanaël savait que Lilou vivait dans une certaine nostalgie et souhaitait une belle réconciliation familiale digne d’un mauvais téléfilm de Noël. Mais Nathanaël, lui, avait fait son deuil et sa vie loin des parents qui l’avaient mis à la rue et du grand frère qui les y avait aidés, loin de la grande sœur qui n’avait rien fait pour les en empêcher et avait fait la morte près de 15 ans derrière. Il n’avait revu ses parents que de rares fois, lorsque ses grands-parents, après l’avoir recueilli, les avait invités pour qu’ils s’expliquent. Lors du mariage de Lilou. Et aux funérailles de leur grand-père. Juste de quoi se rendre compte qu’il n’avait toujours rien à leur dire et qu’eux ne savaient toujours que l’insulter et le rabaisser.

Juste une piqûre de rappel pour lui, de pourquoi il les avait rayés de sa vie.

Chapitre 6 :

Nathanael avait encore échangé quelques banalités avec sa sœur avant de raccrocher, des nouvelles de ses BD, l’exposé qu’Emy, toute fière, voulait faire à son école sur son travail, un petit point sur l’actualité politique et mondiale. Il avait fini de préparer son omelette et s’était assis à la table de la cuisine pour la manger, pensif.

Les chatons et leur mère étaient partis, sûrement se coucher quelque part.

Nathanael avala son omelette, prit un bout de tomme de brebis avec du pain complet, une crème dessert au chocolat, au lait de brebis aussi, et il fit rapidement sa vaisselle avant de retourner au travail.

En bougeant sa souris pour réveiller son ordinateur qui s’était mis en veille, il vit qu’il avait quelques mails et des messages sur Facebook. Il fit la moue et s’assit pour aller voir ça.

Rien de spé’ côté mails… Un peu de spams, de pétitions et de pub et un ou deux mails de copains, faisant tourner des infos ou proposant d’aller boire un coup ou manger quelque part un de ces jours.

Côté Facebook, quelques amis se réjouissaient, sur son compte perso, de son message de la veille disant qu’il avait pu voir Adel à l’hôpital et que ça irait.

Trop cool, Nathy !

Bon courage à vous, les gars !

Super nouvelle, je croise fort les doigts pour lui, embrasse-le de ma part !

Il eut un sourire. Ça faisait du bien de se sentir soutenu… Il avait quand même de sacrés potes.

Côté page d’auteur, quelques comm’ enthousiastes sur son dernier dessin et les habituelles injures des rageux homophobes qui venaient régulièrement perdre du temps là. Il ne répondait jamais et ses fans rarement, puisqu’il avait plusieurs fois exprimé sa volonté de les ignorer. Il se contentait de signaler les plus violents ou menaçants.

Il bâilla à nouveau, lika quelques posts, passa vite voir Twitter et Insta et ferma son navigateur pour se remettre au boulot.

Il chantonnait en réfléchissant aux couleurs des habits des trois personnages du dessin, issus de sa BD de SF Poussière d’étoile : son héros, un petit rouquin aussi chétif qu’agile et malin, et ses deux amis, la belle guerrière brune et grave et l’immense et très costaud extra-terrestre reptilien à la peau mauve et aux yeux dorés, lorsque son portable sonna, sur la musique de Dr Who. Il tendit le bras pour le prendre, devinant sans mal qui l’appelait à cette heure tardive…. Il ne fréquentait pas tant d’autres insomniaques. Il décrocha avec un sourire.

« ‘Lut, Clem.

– ‘Lut, Nathy. Va, vieux frère ?

– Yep… Et toi ?

– Va… Boulot, boulot, boulot… La joie… Mais bon, j’aime bien les tournées, c’est toujours cool.

– Mais les répétitions avant te pètent les burnes.

– C’est ça. T’en es où, toi ?

– Une illu pour la promo de Poussière d’Etoile… Le tome 5 est demandé pour ce printemps… Il devrait sortir pour septembre au plus tard. Sinon, la routine… J’ai une affiche en prévision pour un salon et je voudrais sortir le tome 3 des dessins du blog pour cet été… Mais j’en ai pas mal à retravailler… »

Nathanael tenait depuis des années un blog où il racontait des anecdotes ou de petites histoires diverses. Si ça l’avait aidé à se faire connaître, la demande d’une version papier l’avait poussé à reprendre pas mal de dessins pour en faire des versions plus propres.

« Cool.

– Ouais… Ça avance… Comme d’hab’, il me faudrait des journées de 48h…

– Si tu trouves comment faire, je prends. Sinon, rien à voir… J’ai vu sur face de bouc que tu avais pu aller voir ton homme ?

– Ouais, hier et aujourd’hui… J’ai failli tuer mon beau-père et l’ex d’Adel hier et son frère aujourd’hui…

– Failli seulement ? C’est dommage, ça aurait fait quelques cons de moins sur Terre.

– Je sais, mais pas envie d’aller en tôle pour des cons, justement.

– Pas faux. »

Nathanael se leva en s’étirant. Il allait se faire une infu pour boire un truc chaud avant dodo. Il raconta à son ami ce qui s’était passé, la tentative d’emmener Adel il ne savait où et son explosion contre Florent. Clem grogna :

« C’est quand même de sacrées enflures… Sérieux, et après ça te prêche la charité et l’amour de son prochain, putain de connards d’hypocrites de merde…

– Ouais…

– Tu sais, je repensais à vous, l’autre fois… Tu te souviens, le soir où tu m’as présenté Adel ?

– Ouais, le concert à L’Arc En Ciel… Une super soirée…

– Comme toujours là-bas. Mais c’est vrai qu’on avait grave assuré… Ça fait toujours plaiz de jouer avec toi… T’es trop bon à la basse !

– Ouais… Super concert, c’est vrai, on avait bien joué… Surtout vu ce qu’on avait bu avant… Et c’est vrai que c’est là que je vous ai présenté Adel… On était même pas encore ensemble, d’ailleurs…

– Exact… J’y repensais et je me souvenais comme il était mal à l’aise… Un grand gosse qui sait pas comment il doit agir, c’est dingue comme on le voit maintenant… Il en est où, alors ?

– Ben là, on dirait Cloud à la fin de Crisis Core avec une jambe et un œil en moins.

– Ouch… gémit Clem.

– Ouais. »

Peu de personnes auraient compris l’allusion au héros de Final Fantasy, bien mal en point à la fin du jeu cité, mais Clem était de celles-là. Et c’était une référence assez claire pour lui.

« Bon… Ben au moins, si la Shinra attaque, on est paré… »

La référence à la grande entreprise ennemie de Cloud réussit à arracher un sourire à Nathanael.

« Ah ben s’il se met à invoquer des trucs aussi classes que Shiva ou Ifrit, je prends… »

Les créatures en question étaient effectivement magnifiques.

« Ton salon est un peu petit, remarqua Clem.

– Je leur monterais une tente dans le jardin… »

Ils rirent tous deux, puis Clem reprit plus sérieusement, mais avec une sincère douceur :

« Sérieux, ça ira ? »

Nathanael était dans sa cuisine et venait de mettre la bouilloire en route. Il soupira en allant prendre un mug dans un placard :

« On va faire pour… Niveau médical, il y a encore deux-trois trucs, mais ses jours ne sont pas en danger dans tous les cas… C’est sa main qui doit être opérée et après, il faudra voir pour une prothèse pour sa jambe… Sinon, ça s’annonce bien… J’ai des gens qui doivent passer voir si la maison va ou s’il y a des trucs à réaménager… Je vais avoir une aide à domicile quasi à plein temps, au début au moins… Le gros inconnu, c’est quand il se réveillera et dans quel état… Comment il vivra ce qu’il a vécu… Ses handicaps… 

– Je suis pas inquiet… Il a des tripes. Il s’en relèvera.

– Je pense aussi… Et son colonel aussi… Mais on saura pas avant qu’il revienne… Qu’il sorte de cette léthargie…

– Son colonel ?… Ah, le gars qui était son témoin, là ? Comment il s’appelle, déjà ?

– Bastien Gradaille. Oui, c’était son second témoin, avec Lou…

– Il était sympa, on avait bien causé au repas… »

Clem avait été un des témoins de Nathanael, avec Lilou. Ceux d’Adel avaient été son colonel, qui l’avait immédiatement soutenu et protégé de toute tentative de pression au sein de l’armée, et il y en avait eues, car les Larose-Croix avaient le bras long, et Lou, une amie qu’ils avaient à l’association LGBT+ dont Nathanael était un membre fondateur et qu’Adel avait rejoint. Lou était une femme magnifique et personne n’avait besoin de savoir qu’elle s’était longtemps appelée Louis avant de s’appeler juste Lou. Le fait était qu’au repas du mariage, le colonel s’était étonnamment bien entendu avec tout le monde.

« Tu l’as prévenue, Lou, d’ailleurs ? demanda Clem.

– Euh, oui, oui…. Enfin, je lui ai laissé un message, mais là, elle est en mission en euh… Je sais plus où en Amérique latine… Du coup, je suis pas sûr qu’elle soit hyper connectée…

– Ah oui, c’est vrai, son truc en Bolivie…

– Bolivie, c’est ça. Elle rentre d’ici deux ou trois semaines, je crois.

– Oui, début décembre… Elle sera super contente de le savoir en vie, elle était malade de devoir partir en te laissant comme ça…

– Oui, je sais… C’est moi qui ai dû la convaincre, c’était assez dingue… »

Lou travaillait dans l’humanitaire et était souvent bien loin de Lyon. Elle voyageait aux quatre coins du globe pour apporter son aide et ses compétences en gestion à tous ceux qui en avaient besoin. Sa mission en Bolivie était prévue depuis des mois, mais elle avait failli tout annuler, trop inquiète pour Nathanael. Il avait mis un bon moment à la convaincre de partir tout de même.

« Elle a du mal à laisser son petit frère tout seul, hein…

– Ça… »

Lou connaissait Nathanael depuis presque 15 ans et elle avait été un de ses premiers contacts dans le milieu LGBT+ lyonnais. Ils avaient monté l’association à quatre, un sacré pari à l’époque.

Nathanael retint un bâillement en versant l’eau chaude dans le mug, sur le sachet d’infusion « antistress ».

« … Mais ‘fallait qu’elle y aille… Sérieux, depuis le temps qu’elle devait… »

Il prit la grande tasse et repartit vers son bureau.

« Bon, je vais pas t’embêter plus, Nathy. J’ai quand même répèt’ à 9h demain…

– Ça tombe bien, ‘faut que je me remette un peu au boulot…

– OK, ben bon courage.

– ‘Erci, bâilla encore Nathanael. Bonne nuit et bonne répèt’ ! »

Ils raccrochèrent et Nathanael se remit au boulot.

Alors qu’il commençait ses couleurs un peu en mode automatique, ses pensées le ramenèrent à cette soirée où il avait présenté Adel à ses amis, un peu plus de cinq ans plus tôt. Puis à une autre soirée, quelques mois plus tard, quand tout avait basculé… Quand Adel s’était retrouvé à la rue, après avoir quitté sans sommation la grande maison familiale après une ultime dispute avec son père… Celle où il n’avait pas cédé.

Nathanael sourit tout seul en y repensant, à ce soir pluvieux de septembre 2013 où, vers 21h30, on avait frappé à sa porte alors qu’il était en mode larvaire devant sa télé, devant un documentaire totalement inepte sur la reproduction des crevettes roses du sud-ouest de la Patagonie équatoriale.

Il avait eu une dure journée.

Vaguement inquiet qu’on vienne toquer là si tard, il avait été jeter un œil à son judas et avait sursauté en reconnaissant son amant, trempé jusqu’aux os et avec son grand sac militaire visiblement plein à craquer.

Il avait ouvert sans attendre :

« Adel ? … Qu’est-ce que tu… »

Ses mots s’étaient étranglés dans sa gorge lorsqu’il avait réalisé qu’Adel pleurait et n’osait pas le regarder. Il tremblait, mais ça n’était pas que de froid, ses yeux bleu-vert fuyants.

« … Adel… ?… 

– J’suis désolé… J’ai pas osé t’appeler… » avait-il bredouillé d’une voix presqu’inaudible.

Nathanael avait froncé les sourcils et saisi son bras pour le tirer à l’intérieur. Adel avait eu un petit sursaut.

« C’est pas grave, te me déranges pas… Viens, rentre, tu vas prendre froid… »

Adel n’avait pas résisté. Il était resté amorphe et dégoulinant dans l’entrée pendant que Nathanael allait chercher une serviette. Il avait laissé son sac tomber au sol en reniflant.

« J’suis désolé… » avait-il répété dans un souffle alors que Nathanael revenait.

Nathanael avait mis la serviette sur sa tête :

« C’est pas grave, Adel… C’est pas grave… Tu sais quoi ? Tu vas aller te prendre une bonne douche bien brûlante pour te réchauffer et je vais préparer du café… Ou tu veux autre chose… ? Tu as mangé ? »

Adel avait dénié du chef en reniflant encore.

« Bon, moi non plus, alors je vais faire un truc… Va te laver, d’accord ? Tu me rejoins à la cuisine quand tu voudras… » avait gentiment dit Nathanael en le frottant avec la serviette.

Adel avait eu un sanglot et Nathanael, aussi navré qu’inquiet, l’avait pris dans ses bras.

« Adel… »

Sentir ce grand soldat fondre en larmes contre lui avait été un peu étrange pour le petit illustrateur, même si ce n’était pas la première fois qu’il le voyait pleurer. Il l’avait étreint, frottant doucement son dos sans rien dire. Si Adel était là, avec un sac, à une heure pareille, ça ne pouvait vouloir dire qu’une chose… Et cette chose, Nathanael l’avait tant attendue que même s’il compatissait de tout son cœur à la douleur de son amant, il était en même temps profondément heureux…

Cet homme avait choisi de le rejoindre, enfin.

Cet homme qu’il avait rencontré au hasard d’une séance de dédicaces, deux ans plus tôt…

Chapitre 7 :

Mai 2010 (huit ans plus tôt)

Nathanael était à un salon jeunesse, un beau weekend de printemps, pour faire la promo et dédicacer un petit album jeunesse qu’il avait écrit et illustré. Il avait été invité par un ami, libraire BD, qui avait aussi fait le stock de ses autres titres. C’était de ces weekends comme il les aimait, crevants, mais sympathiques, qui passaient trop vite et laissaient de bons souvenirs de rencontres agréables, ou au moins de belles anecdotes lorsqu’ils y croisaient des personnes plus pénibles.

Comme souvent en salon, Nathanael passait autant de temps à raconter des blagues avec ses collègues ou le personnel du stand qu’à faire des petits dessins et des signatures.

La file d’attente était un peu longue avec lui, car il aimait prendre son temps, autant pour parler un peu avec son public que pour faire de jolies petites aquarelles en dédicaces. Il estimait être là pour ça et vivait comme un devoir de ne pas bâcler. Ça lui avait déjà valu quelques prises de tête sévères sur certains salons, avec des responsables plus enclins à faire du chiffre que de la qualité, mais il n’avait jamais cédé. Il n’était pas à l’usine et ne s’était jamais gêné pour le faire savoir haut et fort.

Du fait de la publication de ce petite livre jeunesse, il y avait, dans la queue, ce jour-là, autant d’enfants avec leurs parents venus pour cet album que d’adultes venus le rencontrer pour ses autres œuvres, ses Notes ou ses séries de fantasy ou de science-fiction.

Il était en train de rigoler avec un trentenaire aussi rond que barbu, sur le dernier tome de sa série de fantasy, lorsqu’il avait remarqué, derrière, un homme magnifique, brun aux yeux clairs, tranquille, qui portait dans ses bras une fillette fatiguée, à la mine un peu triste, très jolie aussi. Mais s’il trouva le duo mignon, tant l’affection entre les deux était visible, tant dans l’étreinte du père que dans la façon dont la petite était blottie contre lui, ce qui l’intrigua, c’était la différence vestimentaire…

L’homme était en vieux treillis, t-shirt gris déformé et veste de sweat noire, alors que la petite semblait tout droit sortie d’une image d’Epinal avec sa petite jupe, son chemisier à col et ses souliers vernis… Même un petit serre-tête…

Le barbu serra la main de Nathanael et partit, et l’auteur comprit mieux en voyant la femme qui accompagnait le duo, dans un tailleur mauve sûrement taillé sur mesure, foulard autour du cou, talon et mise en plis, très droite et respirant tout, sauf le bonheur. Il avait déjà vu des couples mal assortis, mais celui-là était largement sur le dessus du panier…

Il eut du mal à retenir un sourire moqueur.

Elle avait l’air aussi énervée que l’homme blasé. Il s’avança avec la petite et la femme également, serrant son sac Vuitton dans ses mains manucurées.

L’homme tendit d’une main l’album à Nathanael, en lui disant avec un sourire las, tenant l’enfant d’un seul bras :

« Bonjour, nous voudrions une dédicace au nom de Sabine, s’il vous plaît.

– Bien sûr, répondit gentiment Nathanael en prenant le livre. Est-ce que notre demoiselle veut un dessin ? »

La femme répondit vivement, sans laisser à la petite le temps de réagir :

« Nous sommes un peu pressés et… »

Le regard noir de l’homme et triste de la fillette n’échappa pas à Nathanael qui la coupa avec son plus beau sourire :

« Je parlais à votre fille. »

Parce qu’il était hors de question de ne pas au moins demander son avis à la principale intéressée. Il y avait peu de choses que Nathanael aimait moins que les parents qui décidaient pour leur gosse en fonction de leurs petits besoins à eux.

La femme sursauta et le regarda, contrite, alors qu’il ajoutait sans perdre son grand sourire :

« C’est bien pour elle, le livre ?

– Euh… Oui… » balbutia-t-elle.

Le regard satisfait et le petit sourire en coin de l’homme valaient tout l’or du monde et le sourire timide de la demoiselle encore plus.

Nathanael regarda cette dernière, avec un sourire toujours aussi grand, mais plus gentil :

« Alors, tu veux un dessin ? »

Elle répondit un petit « oui » quasi inaudible et il hocha la tête. L’homme posa très doucement la fillette au sol en lui disant :

« Approche-toi pour regarder si tu veux, mais pas trop, hein, il ne faut pas le gêner… »

Nathanael s’était mis à l’œuvre tranquillement, en se disant que le regard bleu-vert de ce type était à tomber, mais qu’il faisait vraiment tâche à côté de la femme et de la petite. Sérieux… C’était quoi, ce couple ?… Vraiment mal assorti et pas qu’au niveau vestimentaire… Il y avait visiblement de l’eau dans le gaz… Pour rester poli et soft…

Une autre femme, ronde et plus âgée, mais du même moule (tailleur, foulard et mise en plis) arriva :

« Oh, Caroline, vous êtes là !… Nous vous cherchions !

– Ah, Bernadette… Désolée, Sabine voulait absolument une dédicace pour ce livre… J’ai bien essayé de lui expliquer que nous étions pressés, mais vous connaissez les enfants… »

Ladite Caroline avait dit ça avec un certain mépris, mais Bernadette hocha la tête, compréhensive. De son côté, l’homme avait levé les yeux au ciel en secouant la tête, sans rien dire toutefois, puis Bernadette se figea en voyant de quel livre il s’agissait :

« Oh ! Le Petit Papillon !

– Vous connaissez ? »

Nathanael sourit à la petite Sabine qui le regardait dessiner avec d’immenses yeux pétillants, émerveillée. C’était toujours aussi touchant, aussi génial pour lui, ces enfants fascinés par son travail. Ça lui donnait une pêche de fou pour continuer.

De son côté, indifférent aux deux femmes en tailleur, l’homme, approché aussi, regardait le premier tome de sa série de fantasy.

« Oh ouiiiii !… Tu ne l’as as lu ? reprit Bernadette, tout joyeuse. C’est l’histoire d’une petite chenille qui vit dans un monde tout gris et se fait rejeter parce qu’elle aime les couleurs, elle se fait même chasser de chez elle, mais elle finit par rencontrer d’autres chenilles comme elle et elle devient un magnifique papillon !

– Eh ! Racontez pas la fin ! » protesta Nathanael, amusé.

Il regarda la dame qui était toute gênée :

« Oh pardon !

– Je plaisante… lui dit-il.

– Elle l’a déjà lu, de toute façon, fit Caroline avec le même dédain. À l’école… Mais elle le voulait pour elle quand même… »

Nathanael hocha la tête en prenant sa palette d’aquarelles. Il avait dessiné un grand papillon et un petit, le premier, son « héros », posé sur une fleur, encourageant le petit à voler plus haut. Il humidifia son pinceau et demanda à Sabine :

« Tu l’as aimé à ce point, ce livre ? »

La petite fille hocha vivement la tête, toute rose. Il sourit :

« Merci, c’est gentil. »

Motivation + 100.

Il peignit avec autant de soin que de rapidité le petit dessin, pendant que l’homme sortait son portefeuille et achetait la BD au responsable du stand, sous l’œil suspicieux de Caroline qui le surveillait, comme elle aurait surveillé un enfant difficile et désobéissant.

Bernadette ne tarissait toujours pas d’éloges sur Le Petit Papillon, expliquant à son amie à quel point l’histoire de cette petite chenille qui lutte pour réussir à devenir elle-même alors que ses parents la rejettent, puis la chassent, était poignante et forte :

« … Vraiment, tu devrais le lire… C’est une magnifique leçon de vie, sur le courage de s’affirmer et de s’accomplir… Nous, on l’a offert à la bibliothèque de la paroisse, les enfants l’adorent aussi ! »

Nathanael regarda sa peinture et sourit, satisfait. Il tendit le livre ouvert à Sabine :

« Voilà ! Ne ferme pas tout de suite, il faut encore que ça sèche un peu. »

L’homme caressa la tête de la fillette radieuse :

« Qu’est-ce qu’on dit, ma chérie ?

– Merci ! s’exclama Sabine avec un immense sourire.

– De rien, répondit Nathanael, souriant aussi. Merci à toi. »

Motivation + 1000.

Il leva la tête vers l’homme en se disant qu’il était vraiment aussi beau de visage que bien foutu et lui demanda :

« Et vous, vous voulez une dédicace sur la BD ?

– Oh, avec plaisir… »

La femme sursauta et cria :

« ADEL ! Nous n’avons pas le temps ! »

Le dénommé Adel soupira, cette fois clairement exaspéré, et lui jeta froidement en tendant la BD à Nathanael :

« Mais vas-y, pars devant, à la fin ! On arrivera à rentrer sans toi ! »

Le ton glacial et le regard firent trembler la femme alors qu’Adel, sans plus lui accorder d’attention, se tournait vers la table, vers Nathanael qui le regardait, un peu surpris, mais amusé, en faisant tourner son crayon de papier dans sa main.

Wahou. Et ben, ça devait être joyeux à la maison… Comment ces deux-là avaient-ils pu finir ensemble et surtout, y rester… ?

« Vous voulez un perso précis ? demanda-t-il, l’air de rien.

– Je n’ai fait que feuilleter, donc je ne les connais pas encore… Faites vous plaisir.

– D’accord ! »

Nathanael se mit à dessiner son personnage préféré de la série, sans grande surprise, son héros, un sorcier centenaire à l’allure d’adolescent, ainsi que son familier, un chat ailé, lui assis sur un rocher derrière le personnage. Sabine regardait, accrochée au bord de la table, toujours émerveillée.

« Vous faites quoi, dans la vie ? demanda Nathanael en esquissant le petit animal.

– Je suis militaire, répondit Adel. Pourquoi ?

– Pour trouver quoi faire dire à ces deux-là… »

Ni l’un ni l’autre ne faisaient mine d’entendre Caroline pester après ce mari qui allait les mettre en retard pour le thé chez leur grand-tante et qui lui faisait honte à être sorti dans cette tenue un dimanche alors qu’ils étaient invités. De quoi ils allaient avoir l’air ! Qu’est-ce qu’on allait penser d’eux !

Bernadette tentait de calmer le jeu en disant qu’il était en permission après de longs mois pénibles en Afrique et que c’était normal qu’il ne veuille pas trop se casser la tête… Mais Caroline ne décolérait pas.

Nathanael se dit que ce couple n’avait vraiment pas l’air au beau fixe, que ça puait la séparation et pas en douceur, que c’était triste, surtout pour cette petite, mais que, bon, ça ne le concernait pas.

Il était loin d’imaginer à quel point ça le concernerait quelques années plus tard…

Mais comme il avait cependant bien envie de faire bisquer cette femme si désagréable, car on pouvait être pressée sans être aussi déplaisante, il prit donc bien son temps pour faire ce dessin et le mettre en couleurs. Il finit la dédicace et la tendit à Adel qui sourit en voyant les bulles. Le sorcier disait :

« N’hésite pas à nous rejoindre, quand tu voudras ! »

Et le chat ajoutait :

« Ouais ! On a toujours besoin de soldats contre les Ténèbres ! »

Le sourire d’Adel, enfin sincère, surprit Nathanael autant qu’il le toucha par sa beauté et sa douceur :

« Merci beaucoup.

– Euh, de rien !… N’hésitez pas à me dire ce que ce que vous en aurez pensé. Je suis trouvable un peu partout sur le net.

– Volontiers, opina Adel. Bon courage pour la fin du salon.

– Merci ! »

Motivation + 10000.

Adel prit la main de sa fille et ils partirent sous les reproches d’une Caroline toujours en colère.

Nathanael les suivit quelques secondes des yeux avant de passer à la personne suivante.

Bel homme et drôle de famille… Mais ça ne le concernait pas.

Son ami libraire, qui avait tout suivi de la scène et s’en était bien amusé, vint derrière lui pour lui dire, goguenard :

« Drôle de famille… »

Ah, les grands esprits se rencontrent…

« Combien tu paries qu’ils n’ont rien pigé au vrai message du Petit Papillon ? »

Nathanael rigola avant de répondre :

« Alors, lui, je sais pas, la gamine, je pense pas, et la mère, à mon avis, si elle pige, elle va pas aimer.

– Ouais, ça a pas trop l’air d’être le genre, effectivement… »

Intriguée, la jeune femme qui se faisait dédicacer le troisième tome de ses Notes de Blog, recueil de courtes anecdotes, souvent personnelles, et de dessins, demanda :

« C’est quoi, le vrai message du Petit Papillon ? »

Nathanael et son ami rirent encore et l’auteur répondit innocemment :

« Si je vous dis que c’est autobiographique et que la chenille devient un magnifique papillon arc-en-ciel ? »

Elle rit avec eux.

L’homosexualité de Nathanael n’était pas un secret et son engagement pour la cause LGBT+ non plus.

« Et vous ne vous êtes pas encore fit agresser par des parents outrés ? plaisanta-t-elle et ils rirent encore.

– Non, répondit-il, hilare, mais pas mal de messages d’insultes m’accusant de vouloir corrompre la jeunesse et pervertir les petits n’enfants en leur montrant qu’il existe d’autres modèles sociaux que le saint hétéro-patriarcat… Un scandale tutafé scandaleux… Vous vous rendez compte, le monde serait nuancé, avec plein de choix, plein de possibilités… Plein de chemins de vie possibles… Faut surtout pas montrer ça aux enfants, qui sait, ils pourraient devenir libres et tolérants et pas de gros cons frustrés !

– C’est vrai que ça serait dommage, ajouta le libraire, hilare.

– Ah, et j’ai pas mal de gens qui délirent sur le complot visant à rendre tout le monde gay, aussi… Pas juste les enfants, hein, tout le monde…

– Ah, carrément ?

– Bien sûr, c’est bien connu, on a que ça à foutre. On se réunit le samedi soir pour écouter du Britney Spear ou du Mylène Farmer et mettre en place notre terrible plan de conquête du monde à coups d’arcs en ciel et de paillettes…

– Y a pire, comme méthode.

– Bof, moi j’aime pas les paillettes… C’est pas écolo… Non, non, je vais laisser tomber, le lobby gay, c’est plus ça… J’ai un pote chez les reptiliens, franchement, ça a l’air bien plus cool… »

Chapitre 8 :

Nathanael continua sa vie en repensant parfois à ce bonhomme, persuadé qu’il ne le reverrait jamais. Ce n’était pas grave, ça restait un beau souvenir, un moment précieux comme il les aimait.

Il fut donc très surpris de le revoir, seul cette fois, l’automne suivant, à un autre salon lyonnais, Les Intergalactiques, où il était invité pour participer à plusieurs débats et aussi, bien sûr, des séances de dédicaces.

C’est lors d’une table ronde très intéressante sur la place des minorités sexuelles dans la SF et la fantasy qu’il remarqua Adel dans le public, debout au fond de la petite salle. Il écoutait une collègue romancière expliquer l’intérêt narratif de personnages aux mœurs variées lorsque, laissant son regard errer dans le public, il aperçut la haute silhouette du militaire. Ce dernier avait les bras croisés et écoutait visiblement avec intérêt.

Nathanael le vit ensuite, intrigué, tourner dans la salle où il dédicaçait, visiblement sans but précis, mais ce ne fut qu’à la toute fin, alors qu’il ne restait quasi personne et qu’il s’apprêtait à ranger son matériel, que le grand soldat s’approcha enfin. Il avait l’air aussi mal à l’aise que triste, n’osant pas le regarder, et Nathanael s’inquiéta, sincère :

« Adel ? Ça ne va pas ? »

Adel sursauta et le regarda, surpris :

« … Vous vous souvenez de moi ?!… »

Nathanael rosit et haussa les épaules :

« Ben, disons qu’Adel, c’est pas fréquent pour un mec… Et puis, difficile d’oublier un regard comme le vôtre… » avoua-t-il avec un sourire en coin.

Il y eut un petit silence pendant lequel Adel resta bête, avant d’avoir un petit rire et de lui tendre un petit sac :

« Logique, je suppose… »

Nathanael prit le sac, toujours intrigué, pour en sortir l’exemplaire du Petit Papillon qu’il avait dédicacé à la petite Sabine au printemps précédent. Il sursauta avant de regarder à nouveau Adel avec des yeux ronds. Le militaire était très gêné et les autres personnes, autour d’eux, suivaient la scène avec curiosité.

« Euh… Vous avez pas gardé le ticket de caisse pour la garantie ? » demanda Nathanael avec un sourire.

Il parvint à arracher un sourire à Adel.

« C’est quoi, le problème ? demanda ensuite le dessinateur avec douceur, posant le livre devant lui et croisant les bras.

Adel soupira en haussant les épaules à son tour.

« Ils ont découvert qui vous étiez et le vrai message du livre et ils sont partis dans un délire comme quoi Sabine allait devenir lesbienne si elle lisait encore ça, en plus elle l’avait lu à son petit frère, vous imaginez pas le psychose… Ils voulaient le brûler, mais j’ai réussi à le récupérer… Et avec Sabine, on a décidé que le mieux, c’était encore de vous le rendre… On a vu que vous seriez ici, alors je suis venu… Elle vous demande pardon. Elle était très triste. »

Nathanael tremblait, profondément choqué et peiné. Il se souvenait trop bien de cette petite demoiselle toute intimidée, puis finalement rayonnante de bonheur après l’avoir vu lui faire un dessin…

« … Ils l’auraient vraiment brûlé… ? »

Adel eut un sourire amer.

« Ils ne se sont jamais gênés pour ça. Détruire ce qui les dérange, c’est leur grand truc. »

Nathanael fit la moue :

« Ça a l’air cool, chez vous…

– Longue histoire.

– Mouais… Bon, on va faire un deal, alors… »

Nathanael avait dit ça très sérieusement, en se levant :

« Je garde le livre. Mais je veux que vous, vous disiez à votre fille que je le garde pour elle et qu’elle pourra venir me le demander quand elle voudra. Demain, dans 20 ans, quand elle pourra et qu’elle voudra, répéta-t-il. OK ? »

Adel le regarda encore avec surprise avant d’avoir un nouveau sourire triste.

« Y a aucune chance, mais d’accord, je lui dirai.

– Aucune, ça, on verra. Moi, je dis jamais jamais, parce que rien n’est joué à aucun moment dans la vie et que j’ai bien envie de croire que tout reste possible. »

Adel le regarda encore avant de soupirer avec une tristesse étrangement résignée :

« Si vous le dites…

– Vous n’y croyez pas ? »

Adel secoua la tête et répondit :

« Toutes les chenilles ne peuvent pas devenir les papillons qu’elles veulent, monsieur Nathy. »

Ce « monsieur » devant son pseudo fit sourire Nathanael.

« Ces chenilles-là restent des chenilles, alors, répondit-il avec bienveillance. Mais si, si, elles pourraient devenir ce qu’elles veulent. J’en ai vu devenir des papillons fabuleux à plus de 70 ans… Rien n’est jamais joué. »

Adel le regarda encore, avant de partir sans rien ajouter.

Ça aurait pu en rester là et une fois encore, Nathanael reprit sa vie en se demandant si, un jour, la petite Sabine reviendrait lui demander le livre, qu’il gardait précieusement, fidèle à sa parole.

Mais le hasard, le destin ou peut-être un dieu un peu joueur décida que non et, un peu avant Noël, Nathanael se fit réveiller, un matin, par un appel paniqué d’une amie et collègue, Minano.

Nathanael, qui tentait de connecter ses quelques neurones réveillés, comprit qu’elle devait faire une animation dans un musée cet après-midi-là avec une classe de primaire et cata, l’autre dessinateur qui devait la faire avec elle avait chopé la grippe. Apocalypse, fin du monde, collision de galaxies à prévoir…

Nathanael s’assit dans son lit avec un soupir amusé :

« OK, OK, compte sur moi… »

Il réunit donc un peu de courage pour se bouger et, à 13h30, il rejoignit Minano au Musée des Beaux-Arts de Lyon. Il faisait beau, très froid, il fut heureux de n’avoir oublié ni son écharpe en grosse laine ni ses gants.

Minano était une petite gonzesse perpétuellement débordante d’énergie et donc, Nathanael avait coutume de dire d’elle qu’elle sautillait au lieu de marcher. C’était de fait assez vrai. Ils s’étaient connus des années plus tôt en festival et étaient restés très bons amis.

Elle lui sauta au cou, ils s’étreignirent avec chaleur. Puis, alors qu’il finissait sa cigarette, elle lui expliqua mieux le truc, une petite visite guidée et un petit atelier dessin après, avec une classe de CP des Monts d’Or.

« Bon ben cool. Par contre, t’es prévenue, tu me signes une décharge. Moi, je veux pas de souci avec l’école ou les parents s’ils ont un truc contre moi !

– T’inquiète, j’ai appelé, la directrice pour la prévenir et elle nous couvre.

– Oh, ça, c’est cool.

– T’auras pas de procès pour corruption de la jeunesse à cause de ça !

– Super !

– … Mais évite de dessiner des bites partout quand même !

– Promis. »

Ils rirent et rentrèrent dans la cour du musée, puis dans le hall, pour rencontrer la personne qui allait les guider. Puis ils devisèrent tranquillement avec elle en attendant les enfants.

Et Nathanael sursauta en voyant qui les accompagnait… Le fameux Adel… Car c’était la classe de sa fille Sabine.

Le hasard, le destin ou un dieu joueur…

Sabine et son père sursautèrent aussi et ça n’échappa à personne.

Nathanael fut le premier à se reprendre et désamorça sans attendre le malaise naissant en les saluant joyeusement, venant à leur rencontre en tendant la main à Adel :

« Et ben, le monde est petit !… Ça va comment, depuis le Salon Jeunesse de Chaponost ? »

Soulagé de cet aimable salut, qui gardait le secret de leur deuxième rencontre, Adel serra poliment la main tendue :

« Oui, merci… Qu’est-ce que vous faites là ?

– Je remplace un collègue grippé. »

Alors que l’institutrice faisait avancer les enfants vers Minano et la guide, Nathanael s’accroupit devant Sabine, pour lui dire gentiment et tout bas, car elle se cachait derrière son père, toute gênée :

« Bonjour, petite demoiselle. Tu vas bien ? Je ne t’en veux pas, d’accord ? Et ton papa m’a bien rendu le livre pour plus tard. Viens me le demander quand tu voudras, d’accord ? Il n’y a pas de problème. Tu avais le droit de l’aimer et c’est très dommage que ta maman et les autres n’aient pas voulu, mais moi, je ne t’en veux pas et je te le rendrai quand tu voudras. »

Il tendit son petit doigt à la petite fille :

« Tu me promets que tu viendras ? »

Elle le regarda sans comprendre et il expliqua :

« C’est comme ça qu’on se fait une promesse, au Japon. On croise ses petits doigts. »

Elle hocha la tête, leva le nez vers son père qui hocha aussi la tête avec un petit sourire doux, et tendit la main pour accrocher son petit doigt à celui de Nathanael. Il lui sourit, la relâcha et se releva. Ils rejoignirent les autres, l’air de rien :

« Et vous, encore en perm’ ? Ou vous vous êtes reconverti en auxiliaire scolaire ?

– Non, non, encore en perm’. Je reviens de deux mois d’opé en Allemagne… Et je repars dans une semaine pour quatre mois en Afrique. »

 La petite fille ne lâchait pas la main de son père. Nathanael devinait sans mal qu’elle n’avait pas envie qu’il reparte. Surtout que ce qu’il venait de dire signifiait qu’il ne serait pas là à Noël…

Le regard curieux de Minano fit sourire Nathanael qui lui dit tout bas :

« Je t’explique ce soir… »

La visite se passa bien. Les enfants étaient curieux et sages, vifs et intéressés.

Après la visite, ils allèrent dans une salle où un grand rectangle de tables les attendait. Les enfants, l’institutrice et Adel s’assirent là autour et, entre les tables, Minano et Nathanael se mirent, elle à expliquer l’exercice, redessiner un tableau ou une statue qu’ils avaient aimé(e), et lui à distribuer feuilles, crayons et gommes. Le sursaut d’Adel le surprit, mais il ne le laissa pas protester.

« Ah si si, au boulot comme tout le monde, naméo ! »

Le regard du grand soldat était un curieux mélange de surprise et de panique, mais il prit le crayon d’une main un peu tremblante.

Et tout le monde se mit à l’œuvre.

Minano et Nathanael allaient de l’un à l’autre pour aider et conseiller, encourager aussi, et tout allait bien, dans une ambiance calme et studieuse.

Nathanael repassa plusieurs fois devant Adel et constata qu’il avait plutôt un joli coup de crayon, sans plus, tant le mal-être du militaire était palpable.

Lorsque la fin de l’atelier arriva, les enfants rangèrent leurs dessins avec soin et Adel froissa le sien, le visage fermé, avant de partir sans un mot.

Minano raccompagna les enfants et l’institutrice. Nathanel ne prit que le temps de vérifier que la salle était en ordre avant de suivre tranquillement, décidément intrigué par cet homme, et surtout désireux d’aller s’en griller une.

C’est au détour du couloir qu’il entendit la voix d’Adel et de la petite Sabine :

« Mais pourquoi ? demandait la fillette, aussi vive que triste. Il était trop joli, ton dessin !

– Parce que Papi va être très en colère s’il l’apprend, ma puce. Vraiment très très en colère. Alors promets-le moi.

– Mais c’est pas juste… »

Nathanael s’était caché dans l’angle et écoutait, sans oser se montrer, très gêné d’espionner ça.

Il entendit Adel soupirer et reprendre fermement :

« Promets-le-moi. S’il te plaît. »

Il y eut un silence avant que la fillette n’abdique dans un souffle, tristement :

« Promis. Je ne dirais pas à Papi et à Maman que tu as dessiné… Ni à Mamie, ni à personne…

– Merci. »

Nathanael les entendit s’éloigner et fit la moue.

Drôle de gars, décidément…

Chapitre 9 :

Et les mois passèrent à nouveau. Nathanael repensait parfois au beau militaire et à sa fille, se demandant ce qu’ils devenaient.

La réponse allait lui parvenir de façon plutôt brutale et inattendue.

Il était installé au comptoir d’un bar LGBT+, un soir de printemps, tranquille, à raconter des conneries avec le barman, Enzo, un grand gaillard de ses amis, maître des lieux, lorsque quatre jeunes gens visiblement un peu éméchés entrèrent.

Sur le coup, personne ne fit très attention à eux jusqu’à ce qu’ils ne se mettent à insulter une famille de lesbiennes, un couple, leurs deux enfants et une amie, assises à une table.

Le ton monta très vite et Enzo, un de ses serveurs et Nathanael s’approchèrent rapidement, blasés, mais décidés à calmer sans attendre ces petits fouteurs de merde avant qu’ils ne blessent quelqu’un.

Le bar n’était pas noir de monde. On était en semaine et il y avait, au mieux, une quinzaine de personnes, personnel compris, à cette heure.

Nathanael évalua sans mal les importuns : treillis, rangers et crânes rasés. Du jeune militaire ou du petit facho qui se paluchait sur l’uniforme. Pas incompatible, d’ailleurs… Dans tous les cas, des connards qui savaient se battre… Et qui, visiblement, en crevaient d’envie.

Il échangea un regard avec le grand barman.

Si ces quatre petits cons étaient venus casser du pédé, ça n’allait pas les gêner de casser du petit con.

« Y a un souci ? » cracha froidement Enzo.

Nathanael eut un sourire en coin lorsque celui qu’il jugeait être le meneur montra qu’il ne doutait vraiment de rien en narguant l’armoire à glace qui lui faisait face :

« T’en mêles pas si tu veux pas venir couiner ta sale race, tarlouze ! »

Nathanael vit qu’un des trois autres allait attraper une chaise pour frapper Enzo sur le côté, mais il n’eut pas le temps de l’arrêter, car une main plus que ferme s’en chargea, tordant le bras du jeune homme en arrière sans aucun ménagement, alors qu’une voix aussi autoritaire que ferme déclarait :

« C’est quoi, ce bordel ?! »

Nathanael reconnut avec stupéfaction Adel, lui aussi en treillis, et toute l’assistance resta scotchée quand il cracha sans lâcher sa proie qui, ironiquement, couinait bien sa race :

« Vous foutez quoi, là, tous les quatre ? »

Enzo fronça les sourcils, mais un geste de Nathanael le retint. Alors que le meneur, écumant de rage, fixant Adel avec fureur, les deux restants le regardaient comme deux gosses pris en faute. L’un bredouilla :

« Euh, on était juste venu boire un verre, mon lieutenant… »

Adel lâcha l’autre en l’envoyant s’étaler au sol et en répliquant :

« Ils arrêtent tout de suite de me prendre pour un débile, ces crétins, ou ils vont vraiment avoir des emmerdes !… C’est quoi, ce trip ?! Vous jouez à quoi, là, à aller vous beurrer dans vos bars à fachos pour partir après casser de l’Arabe et du pédé comme des merdes ?… C’est ça, l’image que vous voulez donner de l’armée française ?! Celle de connards bourrés qui se la jouent à quatre contre un comme des pauvres lâches minables qui ont perdu leurs couilles en picolant ?! »

On aurait pu entendre les mouches voler s’il y en avait eues.

« Alors vous allez illico remonter dans la jeep, je vous ramène à la base et je veux rien entendre, c’est clair ?! »

Enzo et Nathanael échangèrent un regard aussi surpris qu’approbateur.

Le meneur voulut répliquer, rageux :

« Quoi, tu vas laisser ces pédales s’en tirer comme ça, Adel ?!… T’es vraiment qu’une fiot… »

La droite qu’il se prit en pleine mâchoire lui coupa la parole et l’envoya direct au sol dont l’autre se relevait à peine.

Même les spectateurs avaient eu mal pour lui.

Adel, lui, ne semblait pas du tout avoir mal à la main lorsqu’il alla le ramasser. Il le tint debout par le col pour lui dire droit dans les yeux, glacial :

« T’es qu’une pauvre merde qui auras le droit de la ramener quand il aura été au front. Fous-toi ça dans le crâne, Arnaud ! T’es juste un sale petit con qui fantasme sur de la merde. La guerre, c’est pas un jeu et l’uniforme fait pas de toi un surhomme. Si je te réentends avant qu’on soit rentré, tu t’expliqueras avec Papa et Grand-Père. Et si je vous y reprends, toi et tes trois clebs, à recommencer ce genre de soirée, c’est avec un putain de plaisir que je vous ferai virer de l’armée à coups de pied dans vos sales petits derch’ de fils à maman pourris-gâtés. Vos seuls ennemis, ils seront sur le front. Vous avez plus jamais intérêt à l’oublier. »

Il le lâcha sèchement et désigna la porte sans rien ajouter. Les quatre sortirent, tout penauds, et lui soupira avant de les suivre sans attendre.

Un long silence éloquent suivit dans le bar, avant qu’Enzo ne dise :

« Et ben. Ça, c’est de l’autorité.

– Ouais. Impressionnant. »

La soirée reprit sans plus de souci. Le bar se vida petit à petit. Nathanael attendait qu’Enzo ferme pour rentrer, voulant être sûr que les excités n’allaient pas revenir. Mais ce fut Adel seul qui reparut, fatigué, un peu avant 23h, pour venir au comptoir sans hésiter.

Il sursauta en reconnaissant Nathanael, cette fois.

« Oh, bonsoir…

– De retour, Lieutenant ? l’avait salué l’illustrateur, amusé.

– Ah, vous étiez là… Toutes mes excuses pour ça… »

Enzo, qui était dans la réserve, en revint et fronça un sourcil en voyant le militaire.

« Vous avez oublié un truc ? » demanda-t-il en s’approchant.

Adel soupira en s’asseyant près de Nathanael au comptoir.

« De m’excuser et surtout de vous laisser ma carte… Et comme je suis arrivé un peu tard, je voulais surtout m’assurer que personne n’avait été blessé ?

– Non, non, ça va, vous êtes arrivé à temps… »

Enzo prit la carte que lui tendait Adel.

« Ne vous gênez pas si vous désirez porter plainte. Je vous ai noté leurs noms derrière. »

Enzo hocha la tête :

« Je verrai, merci… Je vous sers un truc ? »

Adel sourit :

« Si vous avez une petite bière pression…

– J’ai. »

Enzo le servit et Nathanael demanda :

« C’était qui, ces pisseux ? »

Adel soupira :

« Mon plus jeune frère et ses faire-valoir… Quatre beaux petits cons qui n’en peuvent plus d’être en école d’officiers et qui s’imaginent que la guerre, c’est comme à la télé, viril et trop cool… Et comme ils peuvent pas encore tester en vrai, ils se sont dit qu’aller casser les responsables de la déchéance de la Nation, ça serait ça de fait… Ils ont du cul qu’un de leurs potes m’ait prévenu… »

Il eut un sourire :

« Je pense qu’ils crâneront moins devant le colonel demain matin… »

Nathanael, qui buvait aussi une bière, la leva et ils trinquèrent :

« Merci en tout cas.

– De rien, c’est quand même mon devoir. »

 Ils burent un peu et Enzo remarqua :

« Vous êtes jeune pour un lieutenant.

– En vrai, je suis encore sous-lieutenant, répondit Adel avec amabilité.

– Jeune quand même.

– Il parait que je suis doué.

– C’était bien, l’Afrique ? » demanda Nathanael.

Adel eut un sourire :

« Comment vous savez ça ?

– Vous me l’aviez dit au musée… »

L’officier rigola :

« Vous avez une mémoire, c’est impressionnant ! »

Adel se pencha vers Nathanael avec un sourire en coin :

« C’est mes beaux yeux qui vous font de l’effet ? »

Nathanael rit à son tour :

« Ben vous aussi, vous avez de la mémoire !… »

Enzo, lui, fit la moue.

« Vous étiez en Afrique ?

– Cet hiver.

– Où ça ?

– Ça, je ne peux pas vous le dire. Pour faire simple, on assurait la protection des populations civiles contre un émule de Boko Haram…

– Oh, tout un programme, sourit encore Nathanael. Vous lui avez botté le cul au passage ? »

Adel haussa les épaules avec une moue innocente :

« On l’a un peu renvoyé dans ses dunes. Ça devrait le calmer un moment. »

Les trois hommes parlèrent tranquillement alors que le bar finissait de se vider. Adel, un peu ivre, sans doute à cause de la fatigue autant que de la bière, racontait à Nathanael des souvenirs d’Asie lorsqu’Enzo les laissa pour aller ranger un peu, leur disant bien qu’ils pouvaient rester au bar.

Au bout d’un moment et alors que Nathanael, la tête appuyée sur sa main, le regardait avec amusement, Adel s’arrêta, gêné :

« Désolé… Je dois être terriblement ennuyeux…

– Non, non, pas du tout ! s’empressa Nathanael, sincère, en se redressant. J’ai juste un petit coup de barre, mais bon, à cette heure, c’est plutôt normal… »

L’illustrateur sourit :

« Vous faites remonter les militaires dans mon estime, en tout cas.

– On était si bas que ça ?

– J’ai eu des soucis avec des collègues à vous quand j’étais SDF… Une bande de mou-du-bulbe qui voulait casser du clodo…

– Je vois… Vous avez été SDF ?

– Vous n’avez pas lu Le Petit Papillon ? »

Adel sursauta, puis le regarda ; navré :

« Oh, pardon… Je ne pensais pas que c’était autobiographique à ce point… »

Nathanael sourit encore :

« Vous excusez pas, c’est pas grave. »

Il y eut un très long silence pendant lequel les deux hommes se regardèrent, avant de sursauter en chœur quand Enzo revint :

« Allez, je ferme, les gars ! »

Nathanael sourit à son ami :

« Tu nous jettes ?

– Sans sommation ! »

Ils rirent tous trois. Nathanael se leva et Adel suivit, plus lentement et un peu instable sur ses jambes.

« Houlà, ça va ? s’inquiéta Enzo.

– Ouais, ouais… »

Adel rigola encore :

« Je crois que j’ai un peu trop bu… Je vais marcher un peu avant de reprendre le volant… Ça ira… »

Nathanael fit signe à Enzo qu’il gérait et Adel et lui serrèrent la main du barman avant de sortir.

La nuit était fraîche et la rue déserte. Enzo ferme le rideau de l’intérieur et Nathanael sourit encore à Adel :

« Ça ira, Lieutenant ? »

Adel gloussa encore.

« J’aurais pas dû tant boire après avoir si peu mangé… Vous n’êtes pas obligé de m’attendre, vous savez…

– J’suis pas pressé. »

Un long silence, encore, pendant qu’ils faisaient quelques pas.

Puis Adel demanda sans le regarder :

« Comment vous arrivez à vivre comme ça ?

– Comment j’arrive à quoi ? »

Adel trembla, le regarda, cette fois, et leva une main tremblante pour caresser sa joue. Nathanael ne le repoussa pas. Par contre, il posa doucement sa main sur la bouche d’Adel quand ce dernier se pencha pour l’embrasser.

Adel recula sa tête sans bouger plus, restant très près de lui.

« Je pensais que je vous plaisais…

– C’est le cas. Mais vous avez une alliance. »

Adel trembla encore et murmura :

« C’est un mensonge… »

Il semblait soudain au bord des larmes.

« Ma vie entière… est un mensonge… »

Nathanael lui sourit tristement et lui demanda avec douceur :

« Est-ce que vous voulez en parler ? »

Adel grimaça, visiblement déchiré par un choix qui lui coutait. Puis il soupira :

« Ouais… Je crois qu’il faudrait. »

Chapitre 10 :

Adel suivit Nathanael dans le local de l’association, par la porte intérieure. Il était intimidé, regardant tout autour de lui avec de grands yeux, mal à l’aise.

« … Vous êtes sûr que ça ne gêne pas ?

– Oui, oui, vous en faites pas ! »

Nathanael alluma la lumière avant de poser ses clés sur une table ronde, dévoilant une pièce confortable et accueillante, colorée, avec des sofas moelleux dans un angle et le long du mur qui leur faisait face, derrière des tables basses, et à gauche, un comptoir derrière lequel se trouvait une petite cuisine. La table ronde était à droite de la porte par laquelle ils étaient rentrés, entourés de quelques tabourets.

Adel devina que le mur de droite était une vitrine, fermée à cette heure tardive par une grille opaque. Il y avait des posters colorés au murs, affiches de films ou de prévention.

Nathanael sourit au militaire :

« Bienvenue, Adel !

– Euh, merci…

– Asseyez-vous où vous voulez, où vous vous sentez bien, pendant que je me fais un thé. Vous voulez quelque chose, vous ? À manger, peut-être ? »

Nathanael rejoignit la cuisine et Adel bredouilla :

« Je ne veux vraiment pas déranger…

– On a des réserves, vous en faites pas ! »

Nathanael sourit encore et insista doucement :

« Salé ou sucré ?

– Euh, plutôt salé… ?

– OK ! »

Nathanael ouvrit un placard alors qu’Adel s’approchait timidement.

« En salé, j’ai des chips au poulet grillé ?

– Euh… Ça ira, oui… Et euh… Un thé aussi, je veux bien… S’il vous plaît… 

– Il n’y a pas de souci. »

Adel eut un petit sourire et prit un tabouret pour s’asseoir au comptoir. Il regarda Nathanael mettre de l’eau à chauffer dans la bouilloire, puis poser près de lui le paquet de chips et une grosse boite métallique vert sombre contenant une multitude de sachets de thé et d’infusion aussi divers que bariolés.

Adel fouillait là-dedans, dubitatif, quand Nathanael leur apporta deux grands mugs d’eau chaude. Il posa celui avec les chats filiformes devant Adel et garda celui avec la montre à gousset en noir et blanc.

Adel le regarda, gêné à nouveau :

« Désolé… Il y a euh… beaucoup de choix…

– On n’est pas pressé… Ne vous en faites pas, répéta encore Nathanael.

– Ouais… Juste euh, il faut que je sois à la base à 7h pour l’appel…

– Ça laisse du temps. Et puis, vous pourrez revenir, si on n’a pas fini et que vous voulez.

– … On verra…

– Tout à fait. On verra. »

Nathanael s’assit face à lui, tranquille. Il le regardait avec douceur et bienveillance. Adel tremblait un peu, n’osant pas trop le regarder, lui. Il finit par choisir un sachet de thé noir aux épices. Nathanael prit du thé vert au citron, puis ouvrit le paquet de chips.

Le dessinateur attendait, patient. Il savait d’expérience que dans ce type de situation, il fallait que la personne se lance d’elle-même, que tenter de forcer sa parole ne servait à rien.

Un moment passa, Adel faisait tourner le sachet dans sa tasse, toujours sans oser le regarder. Il finit par demander :

« Comment vous avez fait pour supporter ça ?…

– Quoi donc ? demanda en réponse Nathanel, doux, ses mains autour de la tasse.

– Être chassé par vos propres parents… »

Nathanael sourit à nouveau.

« Je n’ai pas vraiment eu le choix.

– … Vous étiez prêt à les perdre pour… être comme ça ?…

– J’étais prêt à ne pas céder, parce que je n’avais pas à me battre pour sauver une relation pourrie à la base. »

Adel lui jeta un œil, ne comprenant visiblement pas trop. Nathanael chercha ses mots un instant en regardant le plafond.

« Je vais reformuler… Pourquoi aurais-je dû m’écraser et me nier face à des personnes qui ne me témoignaient aucun respect et pas beaucoup plus d’affection ?

– … Ce sont vos parents…

– Et alors ? »

Nathanael répondit un sourire doux au regard perdu d’Adel :

« Une relation toxique, c’est une relation toxique. Personne n’a le droit de vous faire du mal, Adel. Personne. Pas plus vos parents que les autres.

– …

– Mes parents et moi, ça n’a jamais été. Ils ne me comprenaient pas et ils essayaient à tout prix de me faire rentrer dans leurs cases à la con. Et je n’ai jamais voulu, je ne me suis jamais laissé faire. Et plus le temps passait, moins on se comprenait et plus on devenait agressif… Moi comme eux, hein, j’admets, parce que j’en avais marre… et eux aussi. Pour vous donner un exemple, mes parents sont des cathos pratiquants, alors qu’ils sont à peine croyants. Ils ne pratiquent pas parce qu’ils ont une vraie foi, ils pratiquent parce que c’est comme ça, que ça se fait, sans se poser de question. Et des questions, moi, je m’en posais. Surtout une : pourquoi ? Aller à la messe, ça faisait chier tout le monde chez nous, toutes les semaines, mais on y allait, parce que c’était comme ça. ‘’C’est comme ça’’, c’était leur réponse préférée. J’avais huit ans quand ça m’a gonflé, j’ai été discuter avec le curé, un mec adorable et très intelligent, lui, pour le coup, qui m’a très officiellement autorisé à ne pas aller à la messe si je ne voulais pas, parce que pour lui, ça devait être une démarche de foi volontaire. Mes parents ont quand même essayé de m’y traîner le dimanche suivant, j’ai fait le scandale du siècle dans l’église et je n’y ai jamais remis les pieds. »

Adel le regardait avec surprise et il finit par sourire, amusé :

« Vous êtes sérieux ? À huit ans ?

– Ouais.

– Ça ne m’étonne pas tant de vous, en fait… Vous êtes athée ?

– Pas vraiment… Croyant en libre-service, plutôt… Disons que je me suis détaché des dogmes pour me pencher sur le fond et j’en ai conclu que s’il existait une entité immortelle, intemporelle, omnipotente et omnisciente qui a tout créé, c’est, déjà, juste totalement inconcevable pour les petits trucs que nous sommes à côté et, surtout, qu’un tel absolu, ça devait vraiment se contrefoutre que j’aille à la messe ou que je mange du jambon. »

Adel sourit à nouveau :

« Je ne pense pas que la forme soit effectivement si primordiale quand on a le fond… Ma famille est très pratiquante aussi et beaucoup par convenance. Moi, la pratique me parle, parce que je comprends les symboles et que j’y adhère… Après, je préfère de loin vivre ma foi dans ma vie quotidienne plutôt que de bêler dans une église pour devenir un connard dès que j’en sors. »

Nathanael sourit aussi :

« C’est une vraie vocation, votre carrière ?

– Non. Chez les Larose-Croix, on est soldat depuis 1587, ou on est religieux si on n’a pas la santé pour. Je n’ai pas plus eu le choix que mes frères, que mon père, mes oncles, mon grand-père avant nous… Mais ça ne me déplait pas tant. Il y a quand même de bons côtés… J’ai beaucoup voyagé, découvert et appris plein de choses… J’ai vu des horreurs, mais j’ai vu des choses fabuleuses aussi… Rencontré des gens fabuleux… Et puis, tout le temps que je passe ailleurs, c’est ça de pris à ne pas avoir à supporter ma femme et mes parents…

– À quel âge vous vous êtes mariés ?

– 18 ans, elle 19.

– Et c’était déjà un mensonge ? »

Adel soupira, regardant sa tasse, avant d’hausser les épaules.

« Ils m’ont informé un mois avant… Tout était prêt. Moi… Moi, j’étais en pension à l’école d’officiers… Je rentrais passer l’été en famille… Et j’ai appris ça sans aucune préparation… Et avec le tact habituel de mon père…

– C’est-à-dire ?…

– Que je me suis pris une gifle monumentale quand j’ai osé bredouiller que je ne voulais pas. »

Adel soupira encore, l’air plus résigné que vraiment triste.

« En vrai, j’avais toujours su que ça arriverait… Mais comme ça… À 18 ans, sans même être prévenu, ni avoir mon mot à dire sur la personne… »

La tasse tournait entre ses mains.

« Le soir de mon enterrement de vie de garçon,… j’ai failli me tuer… »

Nathanael fronça les sourcils en buvant une gorgée de thé.

« … On avait pas mal bu… On a traversé le pont Wilson et j’ai vraiment voulu me jeter à l’eau… Mon frère m’a retenu, mais… »

Il but un peu avant de continuer :

« C’était trois jours avant et j’étais à bout… J’avais tout essayé, je les avais tous suppliés… Mes parents, mon frère, Caroline, notre prêtre… Même le maire… Mais ils s’étaient tous mis d’accord, personne ne voulait comprendre… Ils étaient persuadés que c’était la solution, que ça allait me guérir… Caroline était même dans un sacré délire là-dessus… Une sainte qui se sacrifie pour le salut d’un pêcheur… »

Il soupira une nouvelle fois, cette fois infiniment triste :

« Me guérir… Ils y croyaient vraiment… »

Nathanael le regardait, sincèrement compatissant. Adel continua, las :

« Le jour de mes noces… J’ai passé les cérémonies à prier pour que quelqu’un, quelque chose, arrête cette mascarade… J’ai prié Dieu pour qu’Il me pardonne de souiller un saint sacrement comme ça… Ils étaient tous se satisfaits… Et moi, je voulais juste mourir… »

Il vida sa tasse avant de continuer avec la même lassitude :

« Sauf que bien sûr que ça n’a rien changé et ça a très vite été très mal entre Caroline et moi… Nos nuits étaient un calvaire pour moi et ça ne devait pas être beaucoup mieux pour elle… Mes parents étaient furieux, elle aussi… Mon père m’a traîné chez les putes pour ‘’m’apprendre’’… Comme si je savais pas ce que je devais faire… J’ai jamais compris par quel miracle j’avais réussi à lui faire Sabine… J’ai pas plus compris pour Bruno, d’ailleurs… Parce que bien sûr, Sabine ne leur allait pas, il fallait un fils pour la lignée, ou je sais pas quelle connerie, encore… C’était de pire en pire entre Caroline et moi, j’ai signé mon engagement dans leur dos dès que j’ai pu… Ça les a rendus fous de rage… Mais comme ça, j’ai pu me casser… À chaque perm’, ça recommence, mais au moins, j’ai des moins loin d’eux en paix… Même si Sabine me manque… »

Un petit sourire passa sur les lèvres du grand soldat :

« À elle aussi, je lui manque… Elle me lâche jamais quand je suis là… »

Il regarda enfin Nathanael :

« Ça s’est tassé un peu quand Bruno est né… Caroline a estimé que son devoir de femme était accompli… Elle avait pondu une paire de couilles, plus besoin de copuler… Depuis, j’ai au moins la paix à ce niveau… »

Nathanael demanda gentiment :

« Ça a toujours été comme ça ?

– Très tôt… Ils ont très vite compris que j’étais pas normal…

– Pas dans leurs normes, le corrigea doucement Nathanael. La normalité, ça n’existe pas, Adel. »

Le soldat le toisa un instant avant de répondre :

« Pas dans leurs normes, ouais, c’est sûr… J’aimais pas me battre, moi, ni crier, ni embêter les filles, ni même spécialement jouer au ballon… Moi, j’aimais le calme, la musique, lire… Et… Dessiner… aussi. Ils ont compris bien avant moi que j’aimais pas les filles… Ils ont commencé très tôt à essayer de me recadrer… À surveiller mes livres, à m’interdire le dessin, puis la musique… Et à me bassiner avec les filles, les filles, les filles, qu’est-ce que c’est bien d’être un gros con de macho débile avec elles… Apparemment, les emmerder et les harceler, c’est de la virilité… »

Nathanael sourit encore et hocha la tête, blasé :

« C’est vrai pour beaucoup trop de mecs, ça…

– Faudrait m’expliquer…

– Culture patriarcale et virilité toxique… Très longue histoire…

– Ouais… Enfin, bref… Malgré tous leurs efforts, je ne suis jamais rentré dans le moule… Alors, mariage, mensonges… Déni, violence… Je me suis engagé, rengagé, toujours volontaire pour partir le plus loin et le plus longtemps possible… »

Nathanael hocha la tête. Adel continuait :

« … À la maison, c’est de pire en pire… Ça les rend fous de ne pas arriver à me briser pour me mettre dans leur boite… Dans leurs idées… Caroline est toujours sur mon dos… Je marche pas comme il faut, je parle pas comme il faut… Mes parents, c’est pire… »

Nathanael sursauta :

« Vous vivez avec vos parents ?! »

Adel eut un petit rire triste :

« Comme s’ils allaient prendre le risque de me laisser sans surveillance…

– La vache…

– Bref, mon père a jamais trop su me parler sans hurler, rien ne change… Enfin, il s’est un peu calmé depuis que mon colonel l’a recadré, un jour qu’il l’a pris à m’aboyer dessus à la caserne, mais ça tardera sûrement pas à repartir… »

Nathanael soupira en piochant dans les chips :

« Cool… Vous repartez quand ? »

Adel éclata d’un rire fatigué et Nathanael suivit un peu sans le vouloir. Ils mirent un petit moment à se calmer, puis le grand soldat répondit :

« Dans deux semaines…

– Où ça, cette fois ?

– Afghanistan.

– Houlà ! Bon courage.

– Merci. »

Chapitre 11 :

Adel ne resta pas beaucoup plus, cette nuit-là, mais il accepta d’échanger son numéro avec Nathanael. Ce dernier attendit cependant que le soldat le joigne, lui, sans le recontacter tout d’abord.

Le dessinateur fut donc content de recevoir ce texto, quelques jours plus tard. Quelques mots simples :

 Merci pour l’autre nuit.

Il reçut ça un après-midi, alors qu’il bossait tranquillement, faisant des esquisses sur sa terrasse. Il sourit.

De rien. Ça va ?

Adel répondit rapidement :

Ça m’a fait du bien de pouvoir parler.

Nathanael souriait toujours quand il répondit à son tour :

N’hésitez pas si vous en avez encore besoin.

Merci.

De rien. Vous connaissez l’adresse, aussi.

J’ai dû la noter, oui. C’est ouvert quand ?

Tous les aprèms sauf dimanche, 13h-21h. J’y suis les lundis et souvent le samedi.

D’accord, merci.

C’est bien des semaines plus tard que le téléphone sonna, un soir, vers 23h30, alors que Nathanael revenait d’un resto avec Lou et Clem.

Un peu surpris de reconnaître le numéro d’Adel, il décrocha. De toute façon, il avait encore une demi-heure de bus à tuer.

« Allô ?

– …

– Bonsoir, Adel. Vous m’entendez ? »

La voix était un peu lointaine, mais claire :

« Oui euh désolé je euh… Je ne vous dérange pas ?

– Non, pas du tout. Le bus est vide et à cette heure-ci, il fait un bon crochet, donc j’ai tout mon temps.

– Ah… D’accord. Désolé, vraiment, j’ai pas fait gaffe à l’heure…

– C’est quelle heure, chez vous ?

– Euh, 3h, un truc comme ça…

– Vous dormez pas ?

– Non, j’y arrive pas… On a tiré un gosse des pattes d’un pervers ce matin, ça m’a rappelé un truc et… Ça brasse et j’arrive pas à dormir… »

Nathanael sourit avec douceur. Le ton d’Adel était un peu nerveux, fatigué aussi.

« … Du coup… J’ai pensé à vous…

– Vous voulez m’en parler ?

– … J’veux pas vous embêter… J’ai juste… personne d’autre…

– Vous m’embêtez pas, Adel. Je vous ai dit que vous pouviez m’appeler quand vous vouliez.

– …

– Qu’est-ce qui vous arrive ? »

Il y eut un long silence. Nathanael attendit, patient, jusqu’à ce que, d’un camp militaire perdu dans le désert afghan, la voix d’Adel ne se fasse à nouveau entendre :

« … Je crois que je vais pas tarder à péter un câble pour de vrai… »

Nathanael fronça un sourcil et le laissa poursuivre :

« … Cet hiver, en Afrique, il m’est arrivé un truc et… Je voulais plus y penser… Mais j’y arrive pas… »

Un petit couple d’amoureux, elle collée à lui, monta en se bisouillant pour venir s’asseoir à quelques places du dessinateur qui écoutait, attentif :

« Un soir, on a été aux putes et… Ah merde, pardon, ‘faut déjà que je vous explique ça… »

Nathanael sourit encore, amusé, alors qu’Adel expliquait avec une gêne palpable :

« … Quand on est en opé longtemps, certains gars ont besoin de lâcher la pression, alors on va au bordel… On y va en civil, jamais à moins de cinq et il y en a toujours au moins un qui reste au bar sans boire ni rien… Et on rentre toujours tous ensemble…

– Je vois.

– Désolé, c’est un peu glauque, mais vous allez pas comprendre, sinon…

– C’est humain et je vois bien, il y a pas de souci.

– Un soir, donc, on y est allé et comme d’hab’, c’est moi qui chapeautais et ça allait, j’étais posé au comptoir, tranquille… Sauf qu’un gars est venu me chauffer… Un grand black assez costaud… Plutôt pas moche… Je pense que ça faisait plusieurs fois qu’il me voyait venir et attendre les autres sans reluquer les filles, il a dû se douter d’un truc… »

Adel parlait de plus en plus vite, mal à l’aise. Nathanael l’écouta sans l’interrompre :

« … Il s’est amené vers moi, assis juste à côté… Sur le coup, j’ai pas tilté… Il a été euh… plutôt… tactile… assez vite… Il a posé sa main sur ma cuisse… Je lui ai dit de la virer , il l’a fait en rigolant, mais il est vite revenu à la charge… Et euh… J’ai un peu dû lui coller mon flingue sur la tempe pour qu’il me lâche parce qu’il était très… trop… insistant… Après… Après, les autres sont revenus, on est rentré… Mais j’avais… je sais pas… Je me sentais brûlant et j’ai pas fermé l’œil de la nuit… Je me sentais mal, je pensais à lui, à ses mains sur moi et… »

Il  eut un silence.

« La vérité… C’est que j’en avais vraiment envie… Je l’ai repoussé, j’ai failli lui démolir la gueule alors que la seule chose que je voulais, c’était qu’il me jette sur un lit et qu’il me baise jusqu’à ce que j’en crève… »

La voix tremblait, Nathanael le sentait au bord des larmes. Il reprit enfin la parole, très doux :

« Vous avez fait comme vous l’avez senti et vous n’avez pas à vous sentir mal de l’avoir repoussé, Adel.

– J’aurais vraiment pu le tuer…

– Vous vous êtes senti agressé et vous vous êtes défendu. Vous avez le droit de ne pas vouloir que votre première fois se passe dans un bordel avec une pute lourdingue, Adel. Sérieux, je ne le souhaiterai pas à mon pire ennemi… Vous… Comment dire… »

Nathanael chercha ses mots un instant.

« Vous avez ces désirs en vous, vous le savez. Vous vous demandez comment les vivre. Je n’ai pas de réponse à vous offrir, je n’ai qu’un conseil : ne faites rien dont vous n’aurez pas envie, sincèrement envie, lorsque vous le ferez. Ne laissez personne vous forcer à passer à l’acte si vous ne le désirez pas vraiment. Ça sera peut-être un coup d’un soir, ou quelqu’un que vous aimerez de tout votre cœur, ou personne, si vous ne voulez pas franchir le cap. Mais quelle que soit votre réponse, il faut vraiment qu’elle vienne de vous pour de vrai. »

Il y eut encore un long silence.

« … Nathanael… ?

– Oui ?

– … Vous… Vous aviez quel âge ?

– 17 ans.

– Et vous le vouliez… Vraiment ? »

Nathanael sourit, nostalgique :

« C’était un cadeau d’adieu, de fin de vacances, avec un garçon avec lequel j’avais passé un super été… On savait qu’on se reverrait jamais, alors on s’est donné ça en partant. C’était… Plutôt un bon moment… Très maladroit, très drôle aussi… Ça reste un très beau souvenir. »

Un silence, encore.

« Je sais pas si j’arriverais à ça…

– C’est à vous de voir. À vous et à personne d’autre, Adel. Moi, tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il n’y a aucune honte à être ce que nous sommes, que nous avons le droit de l’être et que personne n’a le droit de nous l’interdire, de nous interdire d’être heureux, à cause de ça. Vous avez le droit de vivre et le droit au bonheur, Adel. Mais le plus important, c’est de vivre comme vous le voulez, vous, et pas comme d’autres le veulent. »

Adel écoutait et Nathanael crut l’entendre renifler.

« Vous avez parfaitement le droit de décider de ne pas le vivre. Pour de vrai. Si, malgré tout, votre vie vous convient telle qu’elle est, ça vous regarde. La seule question, la seule qui doive être posée, c’est : est-ce que ce que ma vie a de positif vaut ce qu’elle a de négatif ? Est-ce que je veux continuer comme ça ? Qu’est-ce que je veux vraiment et est-ce que je veux me donner les moyens de l’atteindre ? »

Adel soupira :

« Ce que je veux vraiment…

– Posez-vous ces questions-là et ne laissez personne vous dicter les réponses. Voyez ça avec vous-même, seul, et quand vous le saurez, ben, vous verrez ce que vous décidez de faire et de vivre. »

Nathanael entendit encore un profond soupir. Puis :

« Merci…

– De rien, Adel. Ça va mieux ?

– Oui… Vous… Hm… Vous dites des choses qui m’apaisent… Vraiment…

– Tant mieux.

– Comment vous faites ?

– J’ai pas mal d’expérience. Ça fait des années qu’on récupère pas mal de monde à l’asso… Du coup, à force, il faut croire que je sais quoi dire… »

Nathanael se leva et prit son sac, il arrivait à son arrêt. Le bus stoppa et il en descendit d’un bond après un signe de remerciement au chauffeur.

« J’ai repensé à un truc dont je voulais vous parler, d’ailleurs… » reprit-il ensuite.

Il faisait doux et il prit le chemin de sa maison tranquillement, dans les rues désertes du village.

« Dites-moi ? le relança Adel.

– J’ai retrouvé les coordonnées d’une autre asso avec laquelle on bosse de temps en temps. C’est un groupe de croyants LGBT… C’est œcuménique, mais ça vous permettrait d’être entouré de ce côté-là, si ça vous dit ?

– Oh… Merci, c’est gentil d’avoir pensé à ça. »

Nathanael sourit une nouvelle fois :

« De rien, c’est normal… Je vous les enverrai par texto. Appelez-les de ma part quand vous voudrez.

– Merci. »

Nathanael bâilla et, l’entendant, Adel reprit avec gentillesse :

« Je vais vous laisser aller vous coucher, je crois qu’il est temps ? »

Le dessinateur eut un petit rire.

« Ouais… Pour vous aussi, non ?

– Si… Je vais essayer de retourner dormir un peu.

– Vous vous sentez mieux ?

– Oui, merci… Ça devrait aller.

– N’hésitez pas à rappeler si vous avez besoin.

– Je sais. Je n’hésiterai pas. Merci beaucoup. 

– De rien. Reposez-vous bien et bon courage pour la fin de votre mission.

– Merci, bonne nuit.

– À bientôt ?

– Oui… À bientôt. »

Nathanael raccrocha, souriant toujours. Il rentra chez lui en pensant à Adel. Il lui semblait que le militaire allait mieux et ça lui faisait plaisir. Il se demandait s’il allait arriver à franchir le pas et se dégager de cette voie oppressante pour vivre une vie plus épanouissante…

Il se coucha rapidement.

La canicule de juillet 2011 écrasait Lyon lorsque les deux hommes se revirent. Il y avait eu de nombreux textos entre temps et trois coups de fil, parfois des messages de quelques mots, une pensée, une photo, une blague, un petit coucou. Nathanael voulait juste qu’Adel sache qu’il était là et Adel ne voulait pas couper ce lien, neuf et tellement salvateur pour lui.

C’était un après-midi étouffant. Nathanael était de permanence à l’association, seul. Il en profitait pour faire du rangement en sifflotant. Les gens passaient plus tard, à la fraiche, ces jours-ci. Lou devait le rejoindre, mais elle était en retard.

Nathanael sortait des cartons de paperasses, décidé à les trier. Il s’essuya le front, en emmena un vers les sofas, alla se chercher un verre de sirop frais et, enfin, s’installa là pour l’ouvrir et voir ce qu’il avait dans le ventre.

Le bruit de la porte le fit sursauter, puis il sursauta une nouvelle fois en voyant Adel, alors qu’il attendait Lou. Le soldat se figea, gêné, et détourna les yeux en se grattant la tête :

« Oh, désolé, je vous dérange… Je repasserai… »

Nathanael se leva d’un bond :

« Non, non, entrez !… Y a pas de souci, je fais rien d’urgent… »

Adel le regarda avec sa mine d’enfant pris en faute :

« Vous êtes sûr ?… Je ne veux pas vous embêter… C’est juste que je passais…

– Et vous êtes le bienvenu. »

Nathanael le rejoignit, souriant :

« Je vous offre à boire ? On a fait le plein de sirops. »

Adel le regardait cette fois avec surprise et eut un petit rire :

« Bon, soit… Merci. »

Nathanael hocha la tête :

« De rien. Vous voulez quoi ? »

Adel le suivit jusqu’au comptoir et s’y arrêta, le laissant entrer dans la kitchenette en lui énumérant tous les parfums, les comptant sur ses doigts.

« Orgeat, merci.

– Glaçons ?

– Volontiers. »

Adel le regarda lui préparer ça avec un petit sourire, accoudé au comptoir, sa tête dans sa main. Nathanael posa rapidement un grand verre humide devant lui :

« Voilà !

– Merci. »

Ils allèrent s’asseoir sur les sofas.

« Alors, l’Afghanistan ?

– Moins tendu qu’on craignait, mais pas fâché de ne plus y être… Même si le désert était plus supportable que la lourdeur de Lyon…

– Je veux bien vous croire… Et vous repartez quand ? »

Adel, qui buvait, sourit. Il rabaissa son verre et répondit :

« Pas tout de suite, là. J’ai quelques semaines… Mais ça va, mes parents sont partis en cure et ma femme est très très trèèèèès occupée par la paroisse, j’ai la paix.

– Ah, tant mieux. Vous profitez un peu de vos enfants, du coup ?

– Oui, un peu… Bruno est au centre aéré la journée, mais Sabine est là, elle, c’est cool. »

Il sourit encore :

« On passe de bons moments, tous les deux.

– C’est bien. »

Adel le regarda un instant, un petit sourire aux lèvres, puis demanda :

« Ça ne vous manque pas, ça ?

– Quoi ?

– Des enfants ?

– Oh. Non. »

Nathanael sourit à son tour :

« Non, non. J’ai rien contre les gosses, je m’entends pas si mal avec ceux de mon entourage… J’aime beaucoup ma dernière nièce, elle est mignonne. Mais en avoir un à moi, non. Créer un être humain et l’élever pour en faire un adulte bien dans ses pompes et dans sa vie, c’est une responsabilité dont je ne veux absolument pas. »

C’est vrai que ce n’est pas simple… »

Lou entra brusquement, les faisant sursauter tous deux.

Adel partit rapidement.

Chapitre 12 :

Novembre 2018.

Lorsque Nathanael arriva à l’hôpital, le lendemain, Samuel l’accueillit avec un air circonspect qui l’inquiéta un peu. Il fronça les sourcils en s’arrêtant :

« Il y a un souci ?

– Alors euh… On va voir… En fait… Votre… belle-sœur… est là.

– Ma… ? »

Nathanael le regarda sans trop comprendre :

« Quoi ? Laquelle ? »

Samuel leva les mains, apaisant :

« Euh, l’épouse de l’homme d’hier… Mais elle est très calme, très respectueuse, et elle voulait vous parler… Mais elle a bien dit qu’elle comprendrait que vous ne vouliez pas.

– La femme de Florent ? »

Nathanael fit la grimace.

S’il ne connaissait pas personnellement toute la famille de son mari, il avait par contre vu un certain nombre de photos. Florent et sa femme… Il visualisait une brunette avec une coupe au carré, pas très grande, mais ça, c’était peut-être juste une impression, vu la carrure de son mari à elle…

Comment s’appelait-elle, déjà ?…

« Enfin, reprit Samuel, le tirant de ses pensées, elle est près de votre époux pour le moment. Valérie est restée avec eux.

– Ah… D’accord. »

Un peu sceptique tout de même, Nathanael suivi l’infirmier jusqu’à la chambre. Samuel frappa avant d’entrer. Nathanael le suivit.

Le voyant, la femme qui était assise au bord du lit se leva. Elle essuya ses yeux comme elle put. Elle était un peu plus grande que lui, vêtue d’un joli tailleur prune. Coupe au carré, comme dans ses souvenirs. Pas laide, mais pas superbe non plus.

Elle renifla en sortant un mouchoir de son sac à main. Elle avait aussi un sac plastique.

Allongé sur le lit, Adel était comme la veille et l’avant-veille, immobile, mis à part sa main gauche, qui triturait encore le drap.

Nathanael le regarda, puis la femme qui venait d’avancer vers lui d’un pas un peu hésitant :

« Monsieur Anthème ?… Je suis désolée d’être venue sans votre accord… Je suis Manon de Larose-Croix… La femme de Florent… »

Ah voilà. Manon.

« Enchanté… » répondit Nathanael qui ne savait pas trop quoi dire.

Elle renifla et essuya encore ses yeux. Nathanael détourna les siens, gêné. Elle inspira un grand coup.

« Désolé… reprit-elle. C’est juste… Le voir comme ça…

– Il se remettra. »

Nathanael la regardait, cette fois, et lui sourit :

« Faites-lui confiance. Il se remettra. »

Elle hocha la tête, encore un peu tremblante.

« Vous vouliez me parler… ? »

Manon semblait enfin calmée. Elle bredouilla :

« … J’aurais voulu, oui… Je comprendrais que vous refusiez. J’avais juste quelque chose à lui donner… De la part de Sabine. »

Nathanael la regardait avec gravité. Elle ne semblait pas agressive, au contraire. L’opposé de son époux, de ses beau-père et belle-sœur. Ça ne coûtait pas tant d’aller boire un truc… Si elle se révélait désagréable, il serait temps d’aviser. Il hocha donc la tête :

« Il y a une cafet en bas, si vous voulez. »

Elle sourit, soulagée :

« Volontiers ! »

Il hocha encore la tête :

« D’accord, on y va dans un instant… »

Sans faire attention aux deux infirmiers qui avaient échangé un regard entendu, il la contourna pour aller s’asseoir au bord du lit à son tour. La main d’Adel tritura le drap. Nathanael se pencha pour l’embrasser doucement.

« Coucou, toi. Comment ça va, aujourd’hui ? »

Il caressa sa joue. La main se détendit un peu.

« Je vais aller boire un coup avec Manon, je reviens te voir après. Tu ne t’en fais pas, d’accord ? »

Il se redressa. La main remua.

« À tout à l’heure. »

Ils quittèrent la chambre tous deux dans un silence un peu gêné qui dura jusqu’à la cafet, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent assis l’un face à l’autre à une petite table grise, devant deux thés. Manon rompit enfin le silence :

« Vous avez eu la dent dure avec Florent, hier… »

Elle souriait doucement et lui la regarda un instant, sur ses gardes, avant de faire de même, plus ironique :

« Vous êtes venue m’expliquer que j’ai eu tort ?

– Non, je pense que vous avez parfaitement raison. »

Il y eut un silence. Elle ôta le sachet de thé noir de sa tasse et lui celui de thé vert de la sienne. Puis elle reprit :

« Florent n’est pas méchant. Dans le privé, c’est même un gros nounours, un mari adorable et un père très attentif… Et il aime beaucoup Adel. Pour de vrai. C’était son petit frère préféré, mais… Il n’a jamais compris. Il n’a jamais voulu comprendre. Il a eu une pression de fou comme fils aîné. Sa famille lui a beaucoup pourri la tête… J’ai eu du mal… J’ai mis beaucoup de temps… à le faire évoluer sur pas mal de choses… Mais Adel… Il s’est fermé, braqué… Il a eu des colères noires… Il ne comprenait pas. Il n’avait rien voulu voir de ce qu’Adel avait pu subir. Cette violence, il l’avait niée ou… quand il ne pouvait pas, il l’avait jugée normale, ou pas si grave… »

Nathanael écoutait, sombre. Elle souriait tristement :

« Florent a eu son quota de gifles et de coups de canne aussi, vous savez. »

Nathanael haussa les épaules en prenant sa tasse :

« Je vous crois, mais ça ne me fera pas oublier tout ce qu’il a dit et tout ce qu’il a fait ou laissé faire.

– Je ne vous le demande pas. »

Elle prit également sa tasse.

« Je ne vous demande d’oublier ni de pardonner. Mais… Quand il est rentré hier, Florent était vraiment bouleversé. Il a passé la soirée là-dessus… Vraiment. Vous y avez été sans gants, mais vous avez dit ce qu’il fallait et il l’a entendu. Il a vraiment l’air d’avoir pris conscience de ce qu’Adel avait subi, de ses souffrances et du fait qu’il n’avait pas été là pour lui, voire, pire, qu’il avait été complice de choses atroces sans le vouloir, persuadé d’agir pour le mieux… »

Nathanael but une gorgée de thé brûlant. Puis, il soupira :

« Adel lui avait demandé de l’aide. C’est un peu tard pour regretter.

– Florent était sincère, monsieur Anthème. »

Nathanael fronça les sourcils, mais elle insista doucement :

« Je sais. Encore une fois, je ne vous demande pas de lui pardonner. Mais je voudrais juste que vous compreniez que Florent a toujours été sincère. Il n’a jamais été conscient du mal qu’il a fait Adel. Il ne l’a jamais fait souffrir sciemment.

– Et alors ? »

Nathanael croisa les bras en s’adossant à son siège de fer.

« Comptez pas sur moi pour la grande réconciliation familiale. Je suis désolé, rien contre vous, mais je ne vais pas compatir au douloureux réveil de votre moitié. C’est quand Adel a appelé à l’aide qu’il fallait se bouger.

– Je comprends, monsieur Anthème. Vraiment. »

Il y eut un long silence, à nouveau, pendant qu’ils buvaient tous les deux, puis elle se pencha pour prendre le sac plastique qu’elle avait avec elle :

« Sabine m’a demandé de lui apporter ça… »

Nathanael prit le sac en demandant :

« Comment elle va ?

– Comme elle peut… Sa mère ne l’a jamais beaucoup aimée et elle est extrêmement dure avec elle… »

Nathanael sortit avec surprise une vieille peluche de chien brune, usée, du sac, alors qu’elle continuait :

« Elle était vraiment très inquiète pour son père… Quand nous sommes passés avant-hier au soir, nous avons un peu parlé toutes les deux et elle m’a demandé si je pouvais lui apporter ça… Il s’appelle Mac… C’était le doudou d’Adel… Il l’avait offert à Sabine quand elle est née. »

Nathanael hocha la tête, souriant :

« Vous la remercierez. Je vais le laver, je lui donnerai demain.

– Merci.

– De rien. Et dites-lui aussi que notre porte est ouverte, si elle en a marre. Même avec ce sale con de juge, si elle réclame à venir, on devrait pouvoir y arriver. Elle est assez grande, maintenant. »

Manon sourit :

« Comptez sur moi, je lui dirais. Merci. »

Elle regarda l’heure :

« Oh, je dois filer. Encore merci, monsieur Anthème.

– De rien.

– Prenez bien soin d’Adel.

– C’est prévu. »

Il la regarda partir avant de se lever lentement et de remonter avec le sac de la peluche.

Sabine… Elle devait être ado maintenant… Il espérait de tout cœur qu’elle allait bien.

Il retourna dans la chambre où Adel n’avait pas bougé. Il enleva sa veste, cette fois, pour se rasseoir près de lui.

« Re-coucou, mon cœur. T’as été sage ? »

Il l’embrassa avec tendresse.

« Elle est plutôt pas si pire, ta belle-sœur. »

La main se détendit à nouveau. Nathanael sourit :

« Elle avait une surprise pour toi, je te la donnerai demain. C’est de la part de Sabine. »

La main remua.

Nathanael se mit à caresser sa tête avec douceur :

« Lilou et Clem te saluent. Ils sont très heureux que tu sois revenu. Ils espèrent que tu vas vite aller mieux. »

Nathanael rentra tard et épuisé. Dépendre des transports en commun était un peu laborieux lorsqu’on était excentré comme il l’était.

Il se hâta de lancer sa lessive. Il voulait vraiment apporter la peluche à Adel dès le lendemain. C’est pourquoi, dès que l’antique jouet fut lavé, il le posa délicatement sur un radiateur, sur un chiffon propre, pour le faire sécher plus vite.

Il étendit le reste et se traîna à la cuisine pour voir ce qu’il pouvait manger. Aussi motivé à cuisiner qu’à aller se pendre, il finit par se sortir quelques tranches de cake du congel pour son dîner. Il les passa aux micro-ondes, se fit une salade verte pour accompagner et alla se poser devant sa télé avec ça, sur son canapé. Il se lança un film qu’il avait déjà vu trois fois et il fit bien, car il s’endormit devant, achevé par le cake.

Squatt et ses chatons le réveillèrent en sursaut, bien plus tard. Il grogna et se traîna jusqu’à sa chambre. Il se déshabilla et s’enfonça sous sa couette sans plus attendre, simplement en boxer.

Ce furent encore les chats qui le réveillèrent, tard. Il grommela avant qu’une connexion de synapses inopinée ne lui rappelle que l’auxiliaire de vie chargée de l’aider au retour d’Adel devait passer, avec un technicien devant vérifier si la maison était bien apte à le recevoir.

Il se leva donc rapidement et n’eut que le temps de se passer un coup, de s’habiller et de se préparer un café que ça sonnait à la porte. Il alla ouvrir rapidement, son mug fumant à la main, pour découvrir deux femmes, une trentenaire fine et une quinquagénaire un peu plus petite et ronde. La première, brunette aux cheveux courts, le salua, souriante :

« Monsieur Anthème ? Je suis Judith Icène, votre auxiliaire de vie, et voici Georgette Ascont, qui va évaluer s’il y a besoin d’aménager votre domicile.

– Bonjour, enchanté. Soyez les bienvenues, entrez… Vous voulez un café ? » demanda-t-il en leur serrant la main.

Elles acceptèrent et ils s’installèrent un moment au salon pour faire un premier point. Nathanael ne s’attendait pas à se retrouver face à deux femmes et s’il avait craint une réaction négative ou des remarques désobligeantes, il fut vite rassuré. Elles étaient aimables et professionnelles, curieuses sans être indiscrètes ni intrusives. Georgette Ascont prenait des notes. Ils firent ensuite le tour de la maison, pièce par pièce, et elle jugea qu’effectivement, très peu d’aménagements étaient nécessaires. Le fait que l’habitation ait été construite pour des personnes âgées était visible. Tout était de plain-pied, il y avait déjà des rambardes dans la salle de bains et les toilettes, les câbles électriques et autres étaient soigneusement gainés…

« Vos grands-parents avaient bien fait les choses, conclut-elle. Je ne vois pas de problème majeur… À part, peut-être, comme je vous disais, écarter un peu quelques meubles pour élargir quelques passages le temps du fauteuil.

– Ça devrait aller, ça… Il me semblait bien que Mémé m’avait dit que tout était aux normes, même pour un fauteuil roulant.

– Je vous le confirme.

– Après, c’est le temps qu’il ait sa prothèse… Les médecins ont l’air de dire que ça pourra aller assez vite. »

Ils s’étaient à nouveau assis au salon pour faire un bilan. Judith hocha la tête :

« De ce que j’ai vu de son dossier médical, il n’y a effectivement aucune contre-indication physique pour la prothèse. La question se posait plutôt de son état psychologique ? »

Nathanael soupira et haussa les épaules :

« Il est encore en état de choc… Je n’ai aucun doute sur le fait qu’il se remettra… Mais personne n’a la moindre idée du temps que ça prendra.

– Je pense que ça ira et que ça aidera vraiment de le ramener ici, lui répondit l’auxiliaire de vie, souriant doucement. Un cadre familier et sécurisé, loin de son traumatisme, devrait l’aider à reprendre pied plus rapidement.

– Oui, je pense aussi…

– Ça paraît logique, approuva aussi Georgette Ascont.

– Les médecins m’ont dit que si tout allait bien, il pourrait rentrer d’ici quelques semaines… Ça ira pour vous ?

– Oui, oui, ne vous en faites pas. Tout est bien organisé, il n’y a aucun souci. Je vous recontacterai dès que nous aurons les dates.

– D’accord, merci. »

Nathanael regarda un instant :

« Excusez-moi, madame Icène… Sans aucune remise en cause de vos compétences, hein ! s’empressa-t-il, mal à l’aise, alors qu’elle le regardait, souriant toujours bien que visiblement intriguée. Mais vous pourrez le manipuler, Adel ? Il est plutôt lourd… »

Elle eut un petit rire :

« Question qu’on me pose souvent, mais oui, ne vous en faites pas. Ça se fait très bien, c’est une question de méthode… Qu’il faut vous apprendre aussi, d’ailleurs. »

Nathanael sourit :

« Comptez sur moi pour ça. »

Chapitre 13

Tout était calme, à l’hôpital, lorsque Nathanael y arriva, en début d’après-midi. Il était toujours de bonne humeur, soulagé que la maison soit apte à accueillir Adel lorsqu’il pourrait revenir, tout autant que leur future auxiliaire de vie se soit révélée si aimable.

En plus, la peluche était sèche et il avait pu l’emmener.

Il ne croisa personne dans le couloir. Il entendit cependant des voix à droite à gauche.

Il frappa à la porte de la chambre de son époux, pour le principe, et, n’entendant rien, entra.

Adel était seul, allongé sur le lit, sa main gauche un peu crispée. Nathanael sourit, enleva sa veste et vint s’asseoir au bord du lit :

« Bonjour, mon cœur… »

La main remua et il sembla au dessinateur que l’œil avait bougé, lui aussi.

Il se pencha doucement, caressa sa tête et sa joue avant de l’embrasser. Adel ne réagit évidemment pas. Nathanael se redressa, souriant avec tendresse :

« Comment tu te sens ? »

La main s’était détendue et Nathanael prit le sac où était la peluche pour la sortir.

« Ça va tout doux ?… Je t’ai apporté la surprise dont je t’ai parlé hier… »

Il prit délicatement la main qui eut un petit sursaut pour venir la mettre sur la peluche, avant de poser cette dernière sur son ventre. La main sembla tâter la chose avant de rester posée dessus, à nouveau détendue.

« Manon m’a dit que c’était ta peluche, que tu l’avais offerte à Sabine… C’est vrai qu’elle est pas jeune… »

Nathanael posa sa main sur celle d’Adèle.

« Je t’imagine bien jouer avec elle quand tu étais minot… »

Nathanael resta un moment comme ça, assis au bord du lit, en silence. Puis, il se mit à raconter Adel la visite des deux femmes, au matin.

« L’auxiliaire de vie a vraiment l’air sympa… Je pense qu’elle va te plaire… »

Il caressait encore sa tête, avec tendresse, lorsque la porte se rouvrit, sur deux personnes qu’il ne connaissait pas. Une infirmière et un médecin, pensa-t-il, et la grimace du second ne lui échappa pas.

« Bonjour, les salua-t-il poliment

– Bonjour… répondit l’infirmière, polie également.

– Vous êtes ? » demanda sèchement le médecin.

Nathanael avait senti la main d’Adel se raidir sous la sienne. Il la resserra doucement.

« Nathanael Anthème, le mari du lieutenant de Larose-Croix. Enchanté, Docteur… ? »

L’homme répondit avec le même ton cassant :

« Major Amandoux.

– Enchanté, Major. »

Amandoux soupira et Nathanael se demanda un instant si c’était le fait d’avoir affaire à un civil ou un gay qui dérangeait le plus cet homme. À moins que ce ne soit d’avoir affaire à un civil gay.

« Vous avez des soins à faire, j’imagine, reprit paisiblement Nathanael. Est-ce qu’il serait possible que j’y assiste ? »

Le médecin fronça les sourcils alors que l’infirmière les levait et Nathanael ajouta :

« Ce matin, l’auxiliaire de vie m’a fait remarquer que j’avais des choses à apprendre pour m’occuper de lui. Du coup, autant m’y mettre au plus vite… Enfin, si vous pensez que ce que vous allez faire là peut me servir, bien sûr. »

L’infirmière restait surprise alors que le médecin répondait avec hauteur :

« Pfff ! Si vous y tenez. Mais il faut des tripes pour ça, c’est pas pour…

– Les tapettes ? » le coupa Nathanael, le faisant sursauter.

Le dessinateur avait dit ça avec calme et reprit tout aussi calmement :

« Je ne sais pas sur quoi vous vous basez pour juger de l’état de mes tripes, mais elles vont très bien, merci. »

Le médecin se renfrogna et jeta un œil à l’infirmière, qui était très mal à l’aise, pour lui dire avec le même mépris :

« Bon, ben puisque monsieur Anthème y tient, je vous laisse gérer, Sonia. »

Il sortit sans rien ajouter.

Nathanael est un sourire :

« Que voilà un homme sympathique. »

Sonia se reprit et approcha, toujours gênée. Nathanael ne fit mine de rien. Il se montra un élève attentif et appliqué et elle finit par se détendre un peu. L’exercice n’était de fait pas si compliqué : vérifier quelques bandages, la température et surtout, changer sa couche avec la toilette que ça impliquait. Nathanael regarda et aida comme il put. Elle-même fut aussi surprise que touchée par sa volonté de faire au mieux. Elle n’était plus si jeune et avait vu beaucoup trop de proches de grands blessés passer un peu les voir avant de les envoyer dans des centres médicaux en attendant leur potentielle guérison… Bien rares étaient ceux qui voulaient les reprendre à leur domicile, et encore plus ceux qui voulaient participer activement aux soins.

« Ça va, comme ça ? » demandait-il régulièrement.

Elle approuvait ou corrigeait, le guidant pour qu’il comprenne et fasse mieux. Elle lui montrait comme elle pouvait, pas très pédagogue, mais concrète et pragmatique.

Lorsqu’elle le laissa, il resta encore un moment, le temps qu’Adel s’apaise à nouveau et finisse par s’endormir. Il traîna un peu moins ce jour-là, il avait du travail.

En rentrant, il se dit que passer tous ses après-midis à l’hôpital n’allait pas être possible pour son planning, à part s’il pouvait y emmener de quoi travailler. En y réfléchissant, autant il ne pouvait pas faire de peinture ou de dessin fini dans la chambre claire, autant prendre son bloc pour faire des esquisses ou des storyboards, il pouvait tout à fait. Il fit la moue tout seul dans le bus. Bon plan, ça…

C’est donc tranquillement installé sur une chaise, près du lit, en train de griffonner son bloc à dessein, que le major et Samuel le trouvèrent, le lendemain après-midi.

Sur le lit, Adel était tranquille, sa main sur la peluche posée sur son ventre. Une tablette, sur la table de nuit, diffusait un air de piano.

Amandoux ne se montra pas plus aimable que la veille.

« Encore là ? Vous comptez venir tous les jours ?

– Je compte pas, je viens… Autant que possible, bien sûr… On verra, mais tant que je peux bosser ici, ça ira. »

Il se tourna pour leur sourire :

« Bonjour. Ça va ? »

Le major grogna sèchement :

« On bosse aussi et c’est autre chose que de rester le cul assis à dessiner.

– Chacun son boulot… Les BD ne se dessinent pas toutes seules, contrairement à la légende. »

Nathanael sourit encore :

« Du nouveau ou vous passiez juste le voir comme ça ? »

Amandoux resta peu, comme la veille, et, une fois seul avec Samuel, Nathanael lui demanda s’il pouvait l’aider. Le grand black hocha la tête.

« Sonia m’a dit que vous vouliez apprendre, oui… C’est plutôt courageux de votre part.

– Non, c’est normal. Même avec une auxiliaire de vie, il faut que je puisse me débrouiller.

– C’est quand même courageux… Il y a un pansement à changer aujourd’hui, mais c’est celui de sa jambe. Ce n’est pas encore très beau à voir, alors surtout, ne vous forcez pas. »

Nathanael haussa les épaules en se levant :

« Je crois qu’il va bien falloir que j’affronte ça à un moment… »

Il posa son bloc et son crayon sur la chaise alors que Samuel insistait :

« Vous pourrez l’affronter quand ce sera cicatrisé…

– On va essayer, on verra… »

Samuel hocha la tête et découvrit Adel.

« D’accord, si vous insistez, mais sérieux, ne vous forcez pas à continuer si vous ne le supportez pas.

– Promis. »

Adel était toujours amorphe, mais sa main s’était crispée sur la peluche. Samuel regardait le haut de la cuisse, assis d’un côté du lit. Nathanael s’installa de l’autre. L’infirmier commença par lui expliquer de bien regarder si ce n’était pas enflé ou enflammé au-dessus des bandages.

Puis il enleva ceux-ci avec soin et effectivement, si la plaie était « jolie », aux dires de Samuel, elle n’en restait pas moins récente et en voyant Nathanael blêmir, l’infirmier lui sourit, un peu triste :

« Ne vous forcez pas, monsieur Anthème. Vous n’avez pas à porter ça, c’est notre boulot. Il n’y a pas de problème. »

Nathanael hocha la tête, incapable de dire un mot. Il s’assit à la tête du lit, ayant redressé Adel. Il se cala dans son dos et passa ses bras autour de lui, calant sa tête dans son cou avec un gros soupir.

« Ne vous en faites pas, ça va aller… »

Nathanael soupira nouveau :

« Désolé…

– Vous n’avez pas à l’être. Ce n’est pas votre job. On est là pour ça. »

Samuel avait tout vérifié, il se mit à faire un nouveau bandage. Il y eut un silence avant que Nathanael ne dise :

« J’arrive pas à comprendre ça…

– Quoi donc ?

– Qu’on puisse couper la jambe d’un homme, le torturer… Le violer… »

Samuel eut un sourire triste, une nouvelle fois.

« Ce sont des pays durs, des histoires difficiles… C’est normal qu’un homme comme vous ne puisse pas le comprendre. Ce n’est pas un reproche, surtout ne le prenez pas comme ça. Mais dites-vous que ce que vous avez pu vivre en étant à la rue en France, c’est le quotidien de toute la population de certains pays, là-bas, ne pas avoir de toit fixe, ne pas manger, ne pas savoir où aller, que faire, sans parler des milices ou des guerres civiles… »

Nathanael resta pensif.

« Encore une fois, ne le prenez pas mal. Ce n’est pas un reproche, vraiment pas.

– On peut pas comprendre ça… Vous avez raison, on n’a aucune idée de ce qui peut se passer là-bas, de cette violence, de tout ça.

– Et c’est pour vous en protéger qu’on travaille. »

Nathanael ne répondit pas. De son point de vue, il se demandait si les actions des militaires aujourd’hui n’étaient pas de piètres sparadraps sur les plaies béantes laissées par leurs prédécesseurs, par un colonialisme et un néocolonialisme bien réels… Sparadraps qui ne pourraient pas contenir éternellement le pus de ces blessures qu’on avait trop laissées pourrir.

Mais Samuel avait raison, il n’avait jamais mis les pieds en Afrique, que pouvait-il prétendre savoir sur ce qui pouvait se passer là-bas ?

L’infirmier avait fini sa tâche et ramassa le matériel.

« Ça ira, monsieur Anthème ?

– Oui, oui, ne vous en faites pas… Merci pour tout. »

Resté seul avec Adel, Nathanael ne bougea pas. Voyant la peluche glisser, il la prit avant qu’elle ne tombe et la leva pour la regarder, avant de l’approcher pour la frotter à la joue d’Adel. La main de ce dernier se détendit. Nathanael sourit.

« Ça va aller… Hein ?… Tu vas te retaper… Dis-moi… ? »

Il se serra plus fort dans son dos, tremblant et retenant ses larmes.

« J’ai confiance en toi, Adel… Alors s’il te plaît… S’il te plaît… Reviens… Me laisse pas… »

Il ne parvint pas vraiment à se remettre à travailler et rentra, comme la veille, perdu dans ses pensées, mais elles étaient bien plus sombres cette fois. Le ciel était couvert et un vent glacial soufflait.

La maison était silencieuse. Il laissa ses affaires en vrac dans l’entrée. Il se sentait maussade.

La chatte vint voir et miaula, interrogative. Elle se frotta à ses jambes. Trois chatons la suivaient, deux se battant un peu.

Nathanael s’accroupit pour la caresser.

« Salut, Squatt.

– Maou ?

– Ça va ?

– Maou mamaou ?

– Si tu le dis… »

Elle se laissa soulever et se mit à ronronner lorsqu’il la caressa et lui grattouilla la tête.

« Vous avez été sages ? »

Il passa la soirée, triste, vautré devant sa télé, avec deux bières et une mauvaise pizza surgelée. Il ne put pas la finir, écœuré, et jeta le reste avant d’aller se coucher. Il s’enfouit sous sa couette et, une nouvelle fois, ravala ses larmes. Ce lit était bien trop grand pour lui seul…

Il eut bien du mal à s’endormir et se réveilla en sursaut et en sueur, dans un cri, quelques heures plus tard.

Il resta hagard, tremblant de tout son corps, sans parvenir à sortir de cet horrible cauchemar dont, pourtant, seules quelques images lui restaient, par flash.

Le corps d’Adel qui se débattait, en sang, cet horrible moignon, au milieu d’hommes sans visage qui le frappaient…

Il parvint à se lever, flageolant. Il se traîna à la salle de bains, pour s’asperger le visage d’eau froide pendant de longues minutes.

Puis il resta, appuyé sur le rebord du lavabo, revenant lentement dans la réalité.

Il tremblait toujours et se mit cette fois à pleurer, mais de rage. Il tomba à genoux sur le sol et frappa le carrelage.

Il était fou de haine et aurait voulu tout détruire, ce monde d’être un tel champ de souffrance, ces hommes qui avaient torturé, violé, mutilé celui qu’il aimait, mais plus que tout, lui-même, d’être si impuissant.

Il frappa à nouveau le sol froid.

Il y avait des nuits où toute la vie qu’il avait passée à lutter lui paraissait misérable, dérisoire face aux réalités du monde. Des nuits où plus rien n’avait de sens…

Il finit par se lever, en reniflant. Il se traîna au salon… Il fallait qu’il se change des idées.

Pas envie de rallumer la télé. Il se tourna vers sa bibliothèque.

Son regard erra sur les rayons, livres de travail, BD ou romans, mangas, avant de s’arrêter sur un titre qui lui arracha un sourire tout en le faisant à nouveau pleurer.

Le petit papillon.

L’exemplaire de Sabine qu’il gardait toujours, fidèle à sa promesse, confiant dans le fait qu’il lui rendrait un jour.

Ce petit bouquin pour enfants qui avait changé sa vie et celle d’Adel…

Il le prit et le feuilleta, toujours en larmes et pourtant toujours souriant.

Il resta pensif un moment, le reposa et gagna son bureau, une vague idée en tête.

Il essuya ses yeux et s’installa à sa table de travail. Il avait une autre histoire à raconter.

Chapitre 14

Lorsque, le lendemain, Samuel croisa Nathanael à la machine à café, dans le couloir de l’hôpital, il s’inquiéta. Le dessinateur était pâle et peinait à garder les yeux ouverts.

« Euh, ça va, monsieur Anthème ?… tenta-t-il en s’approchant, alors que Nathanael bâillait.

– Hmm ?… »

Nathanael tourna ses petits yeux vers lui.

« Ah, bonjour.

– Vous allez bien ?

– Ouais, ouais… Juste pas assez dormi… »

Il prit le café en retenant un nouveau bâillement.

« Vous aviez raison, hier. J’aurais pas dû me forcer à voir ça… J’ai fait un cauchemar et après, j’ai dessiné tout de la nuit… Je me suis recouché vers six heures, je crois… »

Il eut un petit rire en levant un index :

« Alors, c’est pas la première fois que je bosse toute la nuit, mais j’ai de moins en moins l’âge ! »

Samuel sourit, rassuré et amusé.

« Vous êtes si vieux que ça ?

– 37 !

– Oh, ben ça va. Vous avez encore le temps ! »

Il était assis comme la veille, sur la chaise, en train de dessiner sagement, lorsque le docteur Bajant passa.

« Bonjour, monsieur Anthème. Comment allez-vous ? En plein travail ?

– Bonjour, Docteur. Ça va, oui, et vous-même ? Vous êtes revenue ? Quel dommage, j’espérais que votre charmant collègue arriverait à commencer la discussion par ‘’bonjour’’, aujourd’hui…

– Ah, le major Amandoux, j’imagine… Désolée, ce n’est pas le plus aimable de mes médecins. »

 Nathanael gloussa et lui sourit :

« Ne vous en faites pas. Je ne suis pas ici pour me faire des amis. Tant que vos gars soignent bien Adel, je m’en fous un peu qu’ils soient gay-friendly, vous savez.

– Vu comme ça… »

Elle sourit et s’approcha du lit.

« Bien, alors que diriez-vous d’une bonne nouvelle ?

– Dites voir ?

– Nous avons eu le chirurgien spécialiste des mains dont nous vous avions parlé. Il nous a affirmé que la main droite de votre mari pourrait être sauvée en une seule opération.

– Oh, super !

– Oui. Et il est d’accord pour le faire au plus vite… Le seul bémol, enfin pour vous, c’est qu’il va falloir transférer votre époux à Strasbourg.

– Ah bon ? »

Elle hocha gravement la tête :

« C’est là qu’il travaille, c’est un excellent hôpital et lui-même est le meilleur qu’on puisse trouver en France. Son service est même réputé bien au-delà. Il nous faut votre accord, bien sûr, mais si vous le permettez, nous pourrions le transférer là-bas dès demain. Il pourrait être opéré très vite et être revenu dans moins d’une semaine.

– Je vois… »

Nathanael regarda Adel qui sommeillait sur le lit.

« Je ne vais pas pouvoir l’accompagner, c’est ça.

– Disons surtout que ce serait compliqué et que votre présence n’est pas indispensable. » le corrigea-t-elle avec gentillesse.

Elle lui sourit à nouveau.

« Je ne vais pas vous mentir, monsieur Anthème. Vous allez passer des mois difficiles. Ce n’est pas la peine d’en rajouter. Restez ici et reposez-vous quelques jours… Une fois ça passé, le retour de votre mari chez vous devrait être assez rapide.

– Vous n’aviez pas parlé d’une opération pour sa jambe ?

– Si, c’est possible, mais ça, c’est avec lui qu’il faudra le voir et nous n’en sommes pas là. Il y a beaucoup d’options pour sa prothèse, en fixer une par chirurgie n’en est qu’une.

– D’accord… »

Nathanael soupira.

« Vous leur direz de ma part qu’ils ont intérêt à le dorloter.

– Promis. »

Lorsque l’heure de son départ vint, ce soir-là, Nathanael resta longuement assis au bord du lit, caressant le visage et les cheveux d’Adel et lui parlant doucement.

« Tu vas aller à Strasbourg quelques jours pour qu’ils opèrent ta main… Je ne peux pas venir avec toi. Mais tu vas très bien gérer ça tout seul, j’en suis sûr… Pas vrai ? »

Il se pencha pour l’embrasser.

« Courage, mon amour. Ce sera vite fini, tu seras bientôt à la maison, c’est promis. »

Il soupira et grimaça :

« Tu me manques, Adel… Je t’aime. »

Il se redressa et regarda le visage pâle, à moitié couvert de bandages. Il caressa encore sa tête.

« Ne t’en fais pas, je t’attends. »

Il pleuvait encore, ce soir-là, et en sortant de l’hôpital, Nathanael se dit qu’il allait passer au bar. Ça lui ferait du bien de papoter un peu avec Enzo et ça lui éviterait de manger encore n’importe quoi. Au lieu d’aller prendre son bus pour rentrer, il prit donc le métro jusqu’à Brotteaux pour rejoindre le bar-restaurant de son vieil ami.

Ce dernier servait une petite famille à une table. Il sourit et lui fit signe en le voyant. Nathanael hocha la tête avec un sourire aussi et alla s’asseoir au comptoir. Il retint un bâillement en posant son sac et en enlevant sa veste. Enzo le rejoignit rapidement avec un lourd plateau de verres sales qu’il posa sur le comptoir avant de lui serrer la main.

« Ça fait un bail, Nathy.

– Ouais, désolé, un peu la course en ce moment…

– Y a pas de mal, vieux. J’ai vu tes news sur Facebook… »

Enzo passa de l’autre côté et reprit le plateau :

« Comment ça va ?

– Crevé… Ça fait long, les allers-retours à l’hosto…

– Je te crois sur parole… Il est où ?

– À Desgenettes.

– Ah ouais, l’hôpital militaire, logique…

– Il est pas super près…

– Ouais, clair que c’est pas le mieux desservi. Et encore, il y a le tram maintenant. Je te sers un truc ?

– Ou un machin, ou une pression.

– Pas de souci, tu veux laquelle ? J’ai une blonde et une ambrée.

– Ambrée, merci. Et à manger, après.

– Oui, d’accord. »

Enzo le servit et se mit à laver les verres.

« Il va comment ?

– Il est vivant. »

Enzo se figea un instant, puis le regarda avec une sincère inquiétude. Nathanael s’était accoudé au bois sombre et regardait sa bière sans la voir. Il avait l’air épuisé et était très pâle.

« Euh… Vivant… ? » répéta le barman qui n’était pas sûr d’avoir compris.

Nathanael but une gorgée de bière. Il reposa le verre et répondit :

« Ouais… Ses jours ne sont pas en danger… Il lui manque un œil et une jambe… Mais il est en vie… Le plus gros souci pour le moment, c’est qu’il est toujours en état de choc… Complètement prostré… »

Une voix à l’accent doux les fit sursauter tous les deux :

« Houlà, tu parles d’Adel, Nathy ? »

Enzo sourit alors que Nathanael se tournait pour découvrir le dernier arrivé : un grand blond très fin aux beaux yeux bleus, le compagnon d’Enzo, Alexander Aslanov.

« Salut, Sascha…

– Salut. »

Alexander le regardait avec une sincère inquiétude à son tour.

« Oui, je parlais d’Adel… lui répondit Nathanael pendant qu’il s’asseyait à côté de lui et échangeait un petit bisou avec Enzo par-dessus le comptoir.

– Tu rentres tôt, pour une fois… roucoula Enzo.

Da… Journée tranquille. »

Nathanael les regardait avec un petit sourire, toujours accoudé au comptoir, sa tête posée dans la paume de sa main droite.

Alexander Aslanov était un homme un peu spécial. Né à Moscou, ce brillant étudiant en médecine avait quitté son pays sans remords suite à des menaces, lorsqu’il avait été outé contre son gré, par, sans doute, des camarades jaloux.

Lyon y avait gagné un de ses meilleurs médecins légistes et Enzo l’homme de sa vie.

La fatigue et la bière aidant, Nathanael avait posément tout raconté au Russe et à son barman, même si celui-ci faisait pas mal d’allers-retours pour aider son serveur en salle.

Alexander était attentif et réconfortant.

Il le rassura sur l’opération de la main. Lui aussi connaissait l’équipe de Strasbourg et avait toute confiance en eux. Il le rassura aussi sur les prothèses possibles. D’excellents produits étaient disponibles et si ça ne rendrait pas sa jambe à Adel, il pourrait se déplacer, voir courir, sans souci avec.

La question de son état psychologique était bien sûr la plus préoccupante. Mais là-dessus également, le médecin était optimiste. Si Adel pouvait réagir, même de façon minime avec une seule main, c’était bien que les ponts avec l’extérieur n’étaient pas coupés, qu’il était quand même un peu là.

« Il faudra être très vigilant avec cette main, si c’est son seul moyen d’expression pour le moment. » dit-il.

Nathanael rentra tard et épuisé, mais content de sa soirée. Il nourrit les chats et se coucha sans attendre, décidé à rattraper sa mauvaise nuit de la veille. Il s’endormit en quelques minutes et les chats ne le réveillèrent même pas lorsqu’ils vinrent s’installer sur le lit.

Ce n’est qu’en sortant de la douche, le lendemain matin, que Nathanael se rendit compte qu’il y avait un message sur le répondeur de son téléphone fixe. Intrigué, tant il était rare qu’on l’appelle là-dessus, il écouta. Une voix masculine un peu contrariée se fit entendre :

« Oui, bonjour. C’était un message pour monsieur Adel de Larose-Croix, de la part d’Emmanuel Masayot. Vous n’avez pas répondu aux messages que j’ai laissés sur votre portable, je vous serais donc reconnaissant de me rappeler au plus vite afin que je puisse faire avancer votre dossier… »

Suivait un numéro de téléphone qu’il répéta clairement deux fois.

« Je suis joignable les mardi, jeudi et vendredi de 8 h à 12h30 et de 14 h à 17 h, merci beaucoup. »

Nathanael resta dubitatif devant l’appareil, clignant un peu des yeux. Il n’avait pas la moindre idée de qui était cet Emmanuel Masayot et de ce qu’il pouvait bien vouloir à Adel, mais, puisque ça avait l’air urgent, il se dit qu’il fallait sans doute mieux le rappeler pour l’avertir qu’Adel était momentanément indisponible.

Il réécouta donc le message pour noter proprement le nom et le numéro avant de prendre le combiné pour composer ce dernier.

Un chant grégorien de toute beauté l’accueillit. Et sa surprise monta encore d’un cran lorsqu’après un bip, une douce voix féminine déclara :

« Évêché de Lyon, bonjour. Que puis-je pour vous ? »

Nathanael resta bête et il fallut que la femme le relance :

« Allô, est-ce que vous m’entendez ?

– Euh, oui !… Oui oui, excusez-moi… sursauta-t-il.

– Il n’y a pas de souci.

– J’aurais voulu parler à monsieur Emmanuel Masayot, s’il vous plaît.

– Euh… Ah oui, notre nouvel official. Je vous le passe tout de suite. Passez une excellente journée !

– Euh, merci, vous aussi… »

Les chœurs revinrent alors que Nathanael allait dans sa cuisine se faire un thé, vraiment inquiet. C’était quoi, ça, un official, et qu’est-ce qu’Adel avait été cherché quoi que ce soit à l’évêché ?… Ils les avaient pourtant assez emmerdés, le curé et ses sbires… ?

Il se versait de l’eau juste frémissante lorsqu’il y eut un autre bip et la voix du répondeur se fit entendre :

« Oui, j’écoute ? »

La voix semblait cette fois plus fatiguée qu’énervée.

« Bonjour. Monsieur Masayot ?

– Lui-même ?

– Vous avez un message sur mon répondeur hier, pour demander de vous rappeler…

– Ah, monsieur de Larose-Croix ?

– Alors non… Adel n’est pas disponible et ne sera pas avant un moment… Mais bon, j’ai pensé qu’il fallait mieux vous avertir ? »

Emmanuel Masayot répondit d’un ton grave, mais pas méchant :

« Excusez-moi, vous êtes ?

– Oh, désolé ! Nathanael Anthème, je suis son mari. »

Un silence stupéfait suivit, qui dura tant que Nathanael crut à son tour à un souci :

« Allô ?

– Oui, pardonnez-moi, je viens juste de comprendre…

– Ah ben tant mieux pour vous, moi, je suis dans le brouillard… »

Surprenamment, son interlocuteur eut un petit rire.

« Je vois, votre… mari, donc, ne vous a pas averti de sa démarche. Puis-je vous demander depuis quand vous êtes mariés ?

– Deux ans… Et puis-je, moi, vous demander qui vous êtes et ce qui se passe ?

– Bien sûr. Je suis le nouvel official de l’évêché de Lyon… Vous n’ignorez pas que l’évêque a changé, récemment ?

– J’ai vu ça, oui… De loin…

– J’imagine que le départ de Mgr Barbin ne doit pas vous avoir beaucoup attristé.

– On va dire ça. »

Les déclarations homophobes de ce religieux avaient fait la Une des journaux.

« Toujours est-il que notre nouvel évêque m’a chargé de reprendre les dossiers en cours et que celui de votre mari avait, semble-t-il, été volontairement enterré. Je voulais donc faire un point avec lui.

– Vous ne m’avez toujours pas dit de quoi il s’agit ? »

Nathanael sortit sa boule à thé du mug et prit ce dernier pour aller s’asseoir sur son canapé.

« Votre mari a posé une demande pour que son mariage, le mariage religieux avec sa première épouse, soit annulé. »

Nathanael fronça les sourcils :

« C’est possible, ça ? Depuis quand on divorce, chez vous ?

– Ce n’est pas un divorce, justement. C’est une procédure d’annulation complète. Si elle aboutit, l’église considère que le mariage est invalide.

– Ah bon.

– Oui.

– D’accord, j’ignorais ça… Et donc, Adel a fait une demande.

– Tout à fait.

– Et vous pensez qu’elle pourrait aboutir ?

– Il faut que je voie avec lui, mais vu qu’il vous a épousé, je pense que je comprends mieux pourquoi son premier mariage pourrait être jugé nul.

– Ce n’est pas forcément si simple, mais c’est un des aspects les plus importants…

– Il m’expliquera ça, je suppose. Vous avez dit qu’il était indisponible ? Savez-vous quand il pourra me joindre pour voir un peu tout ça ? »

Nathanael soupira tristement.

« Euh, non… Je n’en sais rien… J’ignore si vous le savez, mais Adel est militaire et il a… »

Il chercha ses mots un instant et Emmanuel Masayot attendit.

« Il a été gravement blessé lors de sa dernière opération en Afrique… finit par dire le dessinateur d’une voix tremblante.

– Oh… Vous m’en voyez navré… lui répondit l’official, sincère.

– Merci…

– Rien d’irréversible, j’espère ?

– Ses jours ne sont pas en danger… Le reste est beaucoup plus compliqué.

– Je vois… »

Il y eut un silence.

« Bien. Je vais donc remettre son dossier en attente, mais n’hésitez pas à l’avertir que je le reprendrai dès qu’il voudra, dès qu’il pourra reprendre contact avec moi.

– D’accord, merci. Je lui dirai.

– Merci beaucoup d’avoir pris la peine de m’appeler, en tout cas.

– Je vous en prie, c’est normal. »

Ils se saluèrent et raccrochèrent et Nathanael finit pensivement son thé. Adel ne lui avait pas dit qu’il avait fait cette demande. Sans doute le pensait-il trop remonté contre les soutanes… Il eut un sourire. La famille de son ami avait ses entrées à l’évêché, ce qui expliquait sans doute pourquoi le dossier avait été enterré… Mais peut-être que ce nouvel évêque et cet official pouvaient changer ça…

Il verrait ça avec Adel dès que ce dernier le pourrait.

Chapitre 15 :

Mars 2013

Pendant les mois qui avaient suivi, Adel et Nathanael s’étaient ainsi fréquentés tranquillement et sans arrière-pensées. Ce n’était pas qu’ils ne se plaisaient pas, au contraire, et ils n’étaient pas vraiment dupes ni l’un ni l’autre, mais Adel évoluait lentement, tant lui-même que son rapport au monde, et Nathanael l’accompagnait, attentif et bienveillant. Tout allait aussi bien que possible, jusqu’à ce que les débats sur le Mariage pour Tous ne finissent par mettre le feu aux poudres.

Si les Larose-Croix étaient bien évidemment en première ligne dans les manifestations opposées au projet, et ce dès l’automne 2012, quelques membres de la famille n’en étaient pas. Adel bien sûr, qui avait autre chose à faire que d’aller user ses semelles contre une loi qui serait votée dans tous les cas, avait-il fait poliment, mais fermement, savoir à qui de droit. Surtout pendant ses rares dimanches de permission, non, mais oh.

Florent et les siens, de la même façon, y avaient été un peu au début, mais ils lâchèrent très vite l’affaire.

Leur frère Stéphane, qui étudiait pour devenir médecin militaire à cette époque, avait aussi plus que clairement fait savoir qu’il avait autre chose à faire.

Bref, ne restait que leurs parents, Caroline bien sûr, Lucie, la seule fille de la fratrie, fidèle et dévouée à son fiancé Philippe, et le jeune Arnaud, toujours aussi enclin à aller casser du pédé.

Si Caroline et ses beaux-parents emmenaient Bruno et Sabine, les deux enfants y échappaient systématiquement quand leur père était dans le secteur.

Adel avait en effet un don quasi surnaturel pour disparaître avec eux dès que l’heure du départ pour la manifestation arrivait. Pas faute que ses parents et sa femme n’aient pas compris, ne lui aient pas reproché, ne l’aient pas menacé, dès la première fois. Mais Adel avait visiblement décidé que lui présent, ses enfants n’iraient pas à ces manifs et que les emmener se promener à droite à gauche était beaucoup mieux. Et les enfants revenaient toujours ravis de ses escapades, bien plus que des manifestations.

Nathanael approuvait, très amusé de la chose. Il n’invita jamais Adel à le rejoindre dans les manifs promariage, respectant tout à fait le choix de son ami de ne pas se mêler à ça. Nathanael n’aurait rien eu contre s’en passer lui-même, en fait, bien conscient lui aussi que la loi serait votée de toute façon, malgré les manifestations réactionnaires et l’obstruction parlementaire. Si lui et les siens battaient un peu le pavé tout de même, c’était plus pour montrer qu’ils étaient là aussi et ne pas laisser l’espace médiatique et public à la Manif pour Tous.

L’hiver passa et, en mars 2013, alors que le vote fatidique approchait, Nathanael fut invité par son ami Clément à participer un petit concert à L’Arc-en-Ciel, le bar d’Enzo. Nathanael était bassiste à ses heures perdues et ne rechignait jamais à aller pousser la chansonnette avec son vieux pote, il accepta donc avec plaisir.

Le jour du concert, un vendredi pluvieux, les deux hommes et la batteuse de Clément, Barbara, se retrouvèrent donc au bar et se posèrent sur la petite scène, au fond, dès le début d’après-midi, pour répéter pour le soir.

Ils burent de bonne heure et Nathanael, sans être ivre, était bien guilleret lorsque, vers 19h30, il se souvint qu’Adel était sur Lyon et lui envoya un texto pour l’inviter.

La réponse lui parvint quelques minutes plus tard :

« J’arrive. Tu joues quoi ? »

Nathanael sourit, tout content, ce qui n’échappa ni à Clément ni à Barbara, puisqu’ils étaient à une table, en train de manger tous les trois. Il répondit rapidement :

« Basse. ^^ Arrive tranquille, on joue à 20h30. T’auras mangé ? »

Pas de réponse cette fois, mais Adel arriva une vingtaine de minutes plus tard et, chose étonnante, il était en uniforme. Le bar commençait à être bien plein et ce fut Enzo qui le vit le premier et l’accueillit.

« Tiens, mais c’est le lieutenant ! Qu’est-ce que vous faites là ? »

Le grand barman portait un plateau, il lui tendit tout de même sa main libre.

« Bonsoir, répondit poliment Adel en la serrant. Nathanael m’a invité au concert.

– Ah cool ! Si vous aimez le rock, ça devrait vous plaire.

– Je vous dirai, mais il n’y a pas de raison.

– Vous buvez quelque chose ?

– Volontiers… Et je mangerai bien un bout aussi… »

Ils furent interrompus par Nathanael qui, encore plus guilleret, avait accouru pour sauter au cou d’Adel dès qu’il l’avait vu :

« Adeeeeel ! »

Le lieutenant se raidit, surpris, et l’écarta poliment :

« Euh, salut.

– Ça me fait trop plaisir que tu sois venu !… Ça va ? Trop classe ton uniforme !… T’as pas répondu à mon texto, t’as mangé ?

– Pas vraiment, non. Merci pour ton invitation.

– De rien !

– Allez vous mettre au comptoir, j’arrive. » dit Enzo en reprenant son chemin.

Nathanael accompagna Adel et ce dernier enleva sa veste et sa casquette avec un soupir. Intrigué, Nathanael lui demanda :

« Sérieux, t’étais où pour être sapé comme ça ? »

Adel fit la moue, regardant ailleurs, et finit par avouer :

« Au resto, avec la clique de mon grand-père, mon père et mon frère. »

Nathanael sursauta et Adel haussa les épaules :

« Ils vont me pourrir, mais sérieux, les écouter raconter leurs vieilles merdes pour la centième fois ou t’écouter toi jouer de la basse, j’avoue que le choix n’a pas été si dur… »

Nathanael gloussa et Adel ne put pas se retenir bien longtemps. Ils rirent tous deux et le dessinateur reprit :

« Je suis super content que tu sois capable de ça, Adel. Sérieux, ça fait vraiment du bien de te voir comme ça ! »

Ils furent à leur tour interrompus par Clément et Barbara, qui cherchaient Nathanael.

« Hé, tu fous quoi ? Faut qu’on y aille, là !

– Oh désolé ! »

Nathanael se fit un devoir de présenter Adel à ses amis. Le militaire, un peu mal à l’aise, leur serra la main poliment avant de laisser filer le trio, alors même qu’Enzo revenait. Adel commanda une bière et un burger moutarde au miel alors que les musiciens s’installaient dans une bonne ambiance, si on n’en croyait les rires venant de la scène.

Adel avait une bonne place et, accoudé au bar et un petit sourire aux lèvres, les regardait. Il sursauta lorsqu’on l’interpella :

« Oh, mais vous êtes Adel ? »

Il se tourna, surpris, pour froncer les sourcils. Il mit quelques secondes à reconnaître Lou, qui lui sourit :

« On s’était croisé l’été dernier à l’association…

– Ah oui, exact. »

Il lui tendit une main qu’elle serra :

« J’avais peur d’être en retard, ils n’ont pas commencé ?

– Non, ils s’installent. »

Enzo s’approcha pour la saluer aussi et elle n’eut que le temps de s’asseoir près d’Adel de cette fois, le concert commençait.

« Bonsoir à tous ! salua joyeusement Clément. Merci d’être venu, c’est cool ! On va essayer de passer une bonne soirée tous ensemble, ça vous dit ? »

Des applaudissements et des rires enthousiastes lui répondirent, surprenant un peu Adel, novice en concert de bar. Il vit que Nathanael se marrait à côté de Clément. Le dessinateur prit son propre micro et dit :

« On a rien entendu ! »

Et ça ne manqua pas : le public se fit un devoir d’applaudir et de crier deux fois plus fort, surprenant encore plus Adel qui se demanda un peu où il avait atterri.

Nathanael se marrait toujours et dit encore :

« Ça marche à chaque fois !

– Ouais ! approuva Clément, amusé aussi. Non, mais moi je dis, c’est bien !… Sérieux, ça fait plaisir de voir que certaines choses restent les mêmes dans ce monde où tout change si vite…

– Comme le fait de pouvoir faire hurler un public rien qu’en lui disant qu’il n’a pas crié assez fort la fois d’avant.

– Voilà.

– Mais on va pas insister.

– Non, on va leur laisser quelques cordes vocales pour la suite. »

Le public criait et sifflait et Clément reprit :

« Je vous présente mon bassiste éphémère de ce soir, Nathy ! »

Nathanael fit une petite courbette pour répondre aux applaudissements.

« En vrai, il fait la BD, alors ayez pitié de lui, ça fait un bail qu’il n’avait pas touché une gratte. »

La vanne fit rire Nathanael qui lui tira la langue. Clément continua, l’air de rien :

« Et ma fidèle Barbara, invaincue au bras de fer depuis bien longtemps ! »

Les applaudissements passés, après que Barbara ait montré ses biceps, elle lança le concert avec brio et les deux guitaristes suivirent non sans talent. La voix grave de Clément s’éleva :

« I’m tired of being what you want me to be

Feeling so faithless, lost under the surface

Don’t know what you’re expecting of me

Put under the pressure of walking in your shoes… »

Nathanael vint le seconder :

« Caught in the undertow, just caught in the undertow

– Every step that I take is another mistake to you

– Caught in the undertow, just caught in the undertow

– And every second I waste is more than I can take !… »

Adel s’accouda à nouveau, charmé, sans remarquer qu’Enzo et Lou accueillaient Sascha qui venait d’arriver.

« I’ve become so numb

I can’t feel you there

Become so tired

So much more aware

I’m becoming this

All I want to do

Is be more like me

And be less like you ! »

La voix de Clément était vraiment puissante et s’accordait incroyablement bien avec celle de Nathanael lorsqu’ils se succédaient ou chantaient ensemble.

Alternant chansons françaises diverses, drôles ou classiques, et chansons anglo-saxonnes tout aussi variées, le trio ne perdait pas en énergie et le public non plus.

Ils firent une petite pause au bout d’une bonne heure. Adel se tourna alors pour se recommander une bière et ce n’est qu’à ce moment qu’il réalisa la présence du Russe que Lou lui présenta sans attendre :

« Adel, voici Sascha, c’est le compagnon d’Enzo.

– Ah ? Enchanté.

– De même, répondit Sascha en lui tendant la main.

– Adel est un ami de Nathanael, lui expliquait Lou alors que les deux hommes se serraient la main.

–  D’accord… Militaire ?

– Ah je suis repéré ! sourit Adel. Le bas d’uniforme ?

– Et la posture, répondit Sascha, amusé. Mais je m’y connais un peu, il y avait pas mal d’uniformes dans ma famille, à Moscou. »

Le concert reprit avec une chanson aussi drôle qu’absurde, commençant par une chiure de pigeon et finissant par le crash de la fusée Ariane suite à une invraisemblable série d’accidents. La salle était hilare et que Clément parvienne à garder son calme et son sérieux jusqu’au bout de ce texte est très impressionnant.

Puis, ce fut une autre chanson qui ramena le calme :

« … I’ve found a reason for me

To change who I used to be

A reason to start over new

And the reason is you… »

Et les morceaux continuèrent ainsi jusqu’au dernier, après quelques rappels auxquels le trio consentit sans mal. La voix de Clément s’éleva :

« I can give you a voice, bred with rythms and soul

The heart of a Welsh boy who’s lost his home

Put it in harmony , let the words ring

Carry your thoughts in the song we sing… »

Nathanael enchaîna :

« Je te donne mes notes, je te donne mes mots

Quand ta voix les emporte à ton propre tempo

Une épaule fragile et solide à la fois

Ce que j’imagine et ce que je crois. »

Avant de continuer en cœur :

« Je te donne toutes mes différences,

Tous ces défauts qui sont autant de chance

On sera jamais des standards des gens bien comme il faut

Je te donne ce que j’ai ce que je vaux. »

Les applaudissements furent longs et joyeux, puis le bar se vida tranquillement. Les trois musiciens revinrent au comptoir. Adel et Sacha sourirent en voyant Lou sauter au cou de Clément. Adel comprit de l’échange qui suivit qu’elle revenait d’un voyage et qu’ils ne s’étaient pas vus depuis longtemps.

Nathanael lui sourit, toujours joyeux :

« Alors, ça t’a plu ?

– Oui, très bien. Tu as une très belle voix… Enfin, vous deux… Et vous jouez très bien. »

La petite bande décida d’aller se poser à une grande table et Adel hésita un peu à les y accompagner. Mais il n’avait pas très envie de rentrer. Il avait mis son portable en silencieux au début du concert, las de le sentir vibrer dans sa poche. Il imaginait sans mal le nombre d’appels en absence… Et Nathanael était content qu’il soit là et voulait qu’il reste… Alors il resta.

« Il faut juste que je sois à la base à 6h30 pour l’appel… dit-il en s’asseyant à côté de son ami.

– Ça va, t’en fais pas ! lui dit Clément.

– Oui, on est pas couché et au pire, on attendra le premier métro avec toi ! ajouta Nathanael.

– Il est à quelle heure ? s’enquit le soldat.

– Vers 5h, je crois.

– Et au pire du pire, j’ai ma caisse ! » conclut Barbara.

La soirée se poursuivit dans une excellente ambiance. Adel restait en retrait, mais son malaise disparut petit à petit. Nathanael et ses amis étaient réellement sympathiques et ouverts et ils le laissaient s’intégrer à son rythme, attentif quand il intervenait, mais sans le forcer le reste du temps.

Lorsque le bar ferma, Sascha les avait déjà laissés depuis un moment. Enzo les salua et Barbara, qui n’habitait pas si loin, proposa qu’ils aient se poser chez elle. Ils prirent donc sa voiture. Elle vivait dans un loft en mansarde, dans une ruelle, pas très loin de Saint-Nizier. On y accédait par un petit escalier en colimaçon. C’était un très vieil immeuble, bien restauré. Le plafond à la française était de toute beauté.

Ils s’installèrent au salon, sur d’épais coussins au sol, et continuèrent à parler et rire en buvant des bières et en fumant. Pas que du tabac, d’ailleurs, pour Clément et Barbara, mais les autres s’abstinrent.

Aucun ne faisait très attention à l’heure. Barbara défia Adel au bras de fer après qu’il lui ait montré ses propres biceps, et le match se termina sur un ex æquo.

Lou s’était endormie et Clément également lorsque Barbara alla faire du café.

Resté seul avec Adel, Nathanael le regarda, fatigué, mais souriant. Ils étaient assis l’un à côté de l’autre au sol.

« Ça va ? Tu vas être frais, pour l’appel…

– Ouais… Ben, pas moins qu’après une nuit de garde, tu sais. »

Ils se regardèrent encore. Adel lui sourit :

« Merci de m’avoir invité.

– De rien… Ça ira ?

– Ouais. Tes amis sont très gentils. Ça me change… Ça a été une très belle nuit. Je vais me faire engueuler, mais ça valait le coup pour de vrai… »

Le sourire de Nathanael s’élargit.

« Ça fait vraiment plaisir, tu vas sacrément mieux que quand on s’est connu !

– C’est grâce à toi…

– Dis pas ça, c’est toi qui as réussi à te prendre en main.

– Parce que tu m’as aidé… Parce que tu m’as tendu la main et que tu m’as relevé… »

La grande main du militaire se leva pour caresser doucement la joue de Nathanael qui se laissa faire.

« Nath ? murmura Adel.

– Hm ?

– Est-ce que tu vas m’arrêter si j’essaie de t’embrasser, cette fois ? demanda tout bas le soldat.

– Non, répondit Nathanael sur le même ton.

– Tu penses que c’est une bonne idée ?

– Pas sûr, mais j’ai trop bu, profite.

– Ouais, c’est ça, on a trop bu…

– On a besoin de ça pour se justifier ? »

Adel se pencha :

« Non. »

Il embrassa Nathanael avec autant de douceur que de maladresse. Il pensa qu’il sentait la cigarette.

Nathanael se tourna pour passer ses bras autour de son cou. Adel sourit encore malgré la fatigue pour passer les siens autour de sa poitrine.

« J’ai plus envie de me justifier. »

Nathanael sourit et l’embrassa à son tour :

« Tu n’as pas à te justifier. On est largement assez grand tous les deux.

– Ouais… »

Adel soupira et le serra dans ses bras. Il y eut un silence. Puis, il reprit :

« Ça va pas être facile.

– Non. Mais tu n’as pas à avoir peur. Je suis là, maintenant. »

 

 

Chapitre 16 :

Le soleil pointait lorsque Barbara se gara devant la caserne. Elle se tourna, comme Clément qui était à côté d’elle, et ils rirent avec Lou en voyant le petit bisou pudique qu’échangeaient Nathanael et Adel, le premier tenant le visage de l’autre entre ses mains.

Puis, le dessinateur dit doucement au militaire, en lui souriant :

« Allez file, t’es en retard… »

Adel hocha la tête et descendit de la voiture, souriant aussi :

« Encore merci, c’était super !… À bientôt ! »

Barbara redémarra et ils firent tous quatre signe à Adel qui leur faisait signe aussi.

« C’est quelle heure ? demanda Lou.

– Presque 7h20… répondit Clément, amusé.

– Il va se faire engueuler ! » chantonna Barbara en tournant à droite.

Ils rirent.

« D’un autre côté, c’est lui qui a dit que c’était pas grave… reprit Nathanael.

– C’est vrai… »

La petite bande avait fini la nuit tranquillement, pris le temps de déjeuner, avant que Barbara ne propose de prendre sa voiture pour ramener tout le monde. Ils avaient décidé de commencer par Adel, même si ce dernier n’était pas stressé, en fin de compte, ni si pressé que ça.

« Bon, je dépose Lou, Nathy et je finis par toi, Clem. Ça vous va ? »

Ils approuvèrent.

« N’empêche, toi avec un milouf, fit Clément en rigolant, dans le genre improbable, on est bien !

– Un milouf ? nota Lou, intriguée.

– Un militaire.

– Ah !

– Un point pour toi, reconnut Nathanael avec un sourire. Bon, je pourrais te répliquer qu’il ne l’est pas par choix ni rien, mais c’est clair que tu m’aurais dit ça il y a quelques années, j’aurais bien rigolé.

– Il est sympa, intervint Barbara.

– Oui… Un peu timide, mais sympa… opina Lou.

– Et ses yeux… soupira encore la batteuse, les faisant rire.

– Oh oui ! renchérit Lou, n’aidant pas à les calmer. Ce bleu vert, c’est magnifique !…

– Pas que le reste ait l’air dégueu, cela dit, continua Barbara.

– Eh ! protesta Nathanael, hilare. Non mais vous vous calmez, les chaudasses !

– Faut être honnête, c’est plutôt un beau gars, admit Clément. T’as bon goût, Nathy, mais ça, on le savait.

– Merci, lui répondit Nathanael. Je sais pas du tout où je vais avec lui, ça pue l’histoire de merde qui va me laisser le cœur brisé, mais j’ai quand même super envie d’essayer… »

Il y eut un silence avant que Lou ne demande, surprise :

« Pourquoi tu dis ça ? Il a l’air bien à fond sur toi…

– Ben… »

 Nathanael soupira :

« On en a pas parlé cette nuit, mais en vrai, il est d’une famille ultra-catho réac de merde, marié, deux gosses et une pression de dingue… Alors, sincèrement, je pense qu’il est amoureux de moi, et je le suis grave de lui, mais je me contenterai pas d’être son amant dans son placard juste pour lui servir de soupape… Et je sais vraiment pas s’il aura le courage de les envoyer chier pour moi… »

Il y eut un nouveau silence, plus long, avant que Clément, qui faisait la moue, ne réponde :

« Ben écoute, je vais pas te dire que ça va être facile et que votre avenir va être tout rose et plein de paillettes…

– J’aime pas les paillettes !

– Justement. Mais perso en vrai, je le sens plutôt pas mal… Enfin, après je dis ça après une seule nuit, à parler en étant complètement défoncé, hein, mais il me semble que c’est un mec droit, enfin, qui s’engage pas pour rien, quoi, quand il se lance dans un truc, il y va… Ça fait combien de temps que vous vous tournez autour ?

– Euh… »

Le cerveau encore bien imbibé de Nathanael chercha un instant.

« Ça doit faire quasi deux ans… On se connaît depuis plus longtemps que ça, mais avant, on s’était juste croisé 2/3 fois un peu au hasard… Le premier soir où on a parlé pour de vrai, où il m’a fait son coming out et tout, ouais, ça doit faire deux ans… »

Il y eut un autre silence alors que Barbara se garait en laissant ses warnings, ils étaient arrivés chez Lou.

« Deux ans pour un premier bisou ? C’est mignon ! lâcha Barbara sur un ton de midinette qui les fit rire à nouveau.

–  C’est pas si simple… En fait, en vrai, ça fait deux ans qu’on se connaît, mais comme il voyage beaucoup, on s’est assez peu vu… C’est vrai que depuis quelque temps, on se parle plus, mais on se tutoie depuis quoi, 5/6 mois à tout péter, vous voyez… Alors clair que j’ai flashé sur ses yeux et son cul dès la première rencontre, mais je pensais pas vraiment à lui comme ça avant… cette nuit… »

Lou opina gravement, lui tapota amicalement l’épaule comme pour lui souhaiter bon courage, et lui fit la bise avant de descendre. La voiture repartit.

Il était presque 8h30 quand ils posèrent Nathanael chez lui. Il ne prit que le temps de se doucher avant de plonger dans son lit.

Il émergea vers 14h30 et se traîna jusqu’à sa cuisine pour manger, avant d’aller se poser tranquille devant sa télé pour se mater une petite série, bien trop crevé pour travailler.

Il était épuisé, mais serein, tout dans le bonheur de ces petits bisous qui lui prédisaient plus le bonheur encore. Il ne s’inquiéta pas de ne pas recevoir de messages d’Adel, conscient qu’entre son retard du matin et le reste, son beau soldat devait avoir d’autres chats à fouetter que de lui envoyer des petits cœurs par texto.

Il était presque 17 h lorsque son portable sonna. Il le prit avec un sourire qui devint intrigué lorsqu’il vit qu’il s’agissait de Barbara.

« Allô ? Salut, ça va ?

– Ça va, ouais ouais, et toi ? Bien dormi ?

– Pas assez, mais ouais.

– Dis voir, euh, t’es dispo, là ?

– Euh, ouais ?…

– C’est parce que euh, je viens de retrouver le téléphone et le portefeuille de ton mec dans ma voiture, là, en revenant des courses… Et je voulais lui ramener, mais bon… Je sais même pas comment il s’appelle, alors euh…

– Ah merde !… Ouais… ouais ouais… Tu peux passer me prendre ? On y va ensemble ?

– Ouais merci… J’arrive. »

Il se rhabilla un peu mieux et n’eut pas à attendre longtemps. En montant dans la voiture, il vit qu’elle était très stressée et il lui proposa de l’attendre dedans, une fois là-bas, et d’y aller seul. Elle accepta, visiblement soulagée, mais demanda quand même, rapidement inquiète :

« Mais ça ira pour toi ?

– Oui, oui, t’en fais pas, même pas peur ! »

Ils y furent rapidement. Elle se gara et il descendit. Il n’avait pas fait trop gaffe au matin, mais les hauts murs de pierre étaient quand même impressionnants et les grandes portes de fer imposantes.

Il trouva un interphone et sonna.

« Oui ? demanda une voix fatiguée.

– Bonsoir… Nathanael Anthème, je suis un ami du lieutenant de Larose-Croix. On a retrouvé son portefeuille et son téléphone dans la voiture de l’amie qui l’avait ramené ce matin, je venais les lui rapporter ? »

Il y eut un blanc et la voix répondit un peu nerveusement :

« Euh, un instant, je vous prie… »

Il attendit un peu, sagement, jusqu’à ce que la petite porte cachée dans la grande ne s’ouvre sur un jeune soldat très droit qui lui fit signe :

« Monsieur, s’il vous plaît ? »

Nathanael s’approcha et s’apprêtait à lui remettre les deux objets du délit lorsque l’homme s’écarta pour le laisser entrer. Il s’exécuta, un peu surpris.

« Si vous voulez bien me suivre…

– Euh… D’accord. »

Paisible, Nathanael se laissa conduire à deux pas de là, au poste de garde où on nota très poliment son nom, le numéro de sa carte d’identité et le motif de sa venue, avant que le soldat ne l’invite encore à le suivre.

Nathanael suivit, contemplant avec plus de curiosité que d’appréhension les murs anciens des grands bâtiments, qui manquaient un peu de courbes à son goût. Peu de personnes se trouvaient là et il se demandait un peu pourquoi c’était si compliqué, pourquoi ils ne pouvaient pas juste prendre les objets pour les rendre à Adel ? Pas que l’idée de croiser son nouvel homme le dérange, loin de là, mais dans la caserne, ça ne risquait pas d’être très expansif et il n’était pas sûr de la réaction des autres bipèdes du lieu.

Un peu plus de monde dans le bâtiment, qui le toisait avec méfiance ou curiosité, jusqu’à une porte à laquelle le soldat frappa. Nathanael entendit sans comprendre ce qui devait être une autorisation, car le soldat entra et claqua les talons.

« Monsieur Anthème, mon colonel.

– Merci, Sergent. Rompez. »

Nouveau claquage de talons et le soldat ressortit.

« Merci et bonne soirée, lui dit Nathanael.

– Merci, Monsieur, de même. » répondit poliment le sergent.

Il partit et Nathanael entendit :

« Monsieur Anthème ? »

Nathanael fit la moue et entra, laissant la porte ouverte.

Il découvrit un grand bureau bien rangé et assis à sa table, un homme qui ne devait pas être beaucoup plus haut que lui, la cinquantaine paisible, qui le regardait avec gravité, mais sans animosité.

« Approchez, n’ayez pas peur. Je suis le colonel Bastien Gradaille, le supérieur du lieutenant de Larose Croix, enfin, des lieutenants de Larose Croix, mais je pense que vous parliez d’Adel ? »

Nathanael sourit en s’approchant.

« Effectivement, il s’agit d’Adel. Enchanté, Colonel. Nathanael Anthème… Je lui ramène son téléphone et son portefeuille.

– Merci de vous être déplacé, il arrive.

– D’accord. »

Les deux hommes se regardèrent un instant, puis le militaire reprit en se levant tranquillement :

« Alors c’est vous qui dévoyez un de mes meilleurs hommes ?

– Il me semble qu’Adel est majeur et vacciné.

– Tout à fait. Mais le voir arriver aussi débraillé et complètement ivre a été… surprenant.

– Il était de très bonne humeur.

– Ça, oui, ce qui n’a pas manqué de nous surprendre également… Il a passé la matinée à l’infirmerie après un bon lavage d’estomac, mais niveau moral, il allait effectivement très bien. »

Le militaire avait contourné son bureau verni et rejoint Nathanael.

« Bien mieux que je ne l’avais jamais vu, pour être honnête. Puis-je vous poser une question, monsieur Anthème ?

– Poser, toujours, Colonel. » répondit Nathanael avec un sourire.

Gradaille hocha la tête :

« Vous êtes sérieux avec lui ? »

Le sourire de Nathanael s’élargit.

« Vous vous inquiétez pour lui ?

– Je suis vigilant, ça fait partie de mon travail. » répondit le colonel avec le même calme.

Le sourire de Nathanael se fit goguenard un instant.

« C’est très professionnel de votre part.

– Un soldat instable est un soldat moins fiable et croyez-moi, en zone de guerre, ça compte.

– Un point pour vous, admit Nathanael. Et pour vous répondre, oui, je suis sérieux. Très sérieux. Et je ne dis pas que ça ne va pas poser de problème, mais ils ne viendront pas de ma sincérité.

– Merci, c’est tout ce que je voulais savoir. »

Nathanael se demanda si cet homme étrange était sincère, lui. Il était loin de se douter qu’il venait de se faire un allié de poids, qui se montrerait dès lors indéfectible.

Adel arriva enfin, en T-shirt anthracite et treillis, pâle et les traits tirés, mais radieux.

« Me voilà, mon colonel. » dit-il en se mettant au garde-à-vous.

Gradaille et Nathanael sourirent, le premier bienveillant et le second attendri.

« Repos, Lieutenant. Vous allez mieux ?

– Oui, oui, ça va… On a fini le contrôle des stocks, tout est OK.

– Parfait. »

Nathanael souriait toujours et lui tendit enfin les deux objets :

« Bonsoir, Adel.

– Bonsoir, merci d’être venu et désolé, Nath… Barbara n’est pas là ?

– Elle est restée dans la voiture.

– Tu m’excuses auprès d’elle ?

– Vous pourrez le faire vous-même, Lieutenant, intervint paisiblement Gradaille. Raccompagnez donc votre ami, il ne risque pas de retrouver la sortie tout seul…

– Ah euh, à vos ordres. »

Nathanael regarda Gradaille, à nouveau goguenard, et lui tendit la main :

« Merci beaucoup de votre accueil, Colonel, et au plaisir.

– Merci d’être venu, monsieur Anthème. » répondit le colonel en la serrant.

Adel et Nathanael allaient sortir, mais ils sursautèrent tous trois quand Florent de Larose Croix arriva et se retint d’un centimètre de rentrer dans le bureau. Adel n’eut pas vraiment le temps de grimacer ni Nathanael, qui ne connaissait pas encore son beau-frère, de réagir, car Gradaille les prit de vitesse :

« Ah, vous tombez bien, Lieutenant, il fallait que je vous parle. Entrez. »

Florent obéit de mauvaise grâce, non sans un regard suspicieux à Nathanael, alors que le colonel reprenait :

« Et vous pouvez y aller, tous les deux. Encore merci pour tout, monsieur Anthème.

– De rien, Colonel. Bonne soirée. »

Adel précéda Nathanael dans le couloir et, dès qu’ils furent assez loin, ce dernier lui demanda :

« C’était ton frère ?

– Hm ? Ah oui, mon frère aîné, Florent.

– Sacrée armoire à glace !

– Et une brute au corps à corps, il est très impressionnant.

– J’imagine… »

Adel le regarda en souriant.

« C’est vraiment gentil d’être venu, Nath.

– De rien, de rien… Ça sert un téléphone et un portefeuille, quand même.

– Ouais, il paraît… Ils ont dû tomber de la poche de ma veste pendant le trajet et j’étais trop saoul pour l’avoir remarqué… J’y ai même pas pensé de la journée.

– C’est pas grave, ça arrive. »

Ils sortirent dans la cour, toujours aussi peu animée.

« Je suis content de te voir… Par contre, elle est un peu glauque, ta caserne.

– On devrait déménager vers une plus excentrée, mais plus moderne, bientôt… Ça fera pas de mal.

– J’imagine… Vu l’état des fenêtres, la facture de chauffage doit faire mal.

– T’as pas idée ! »

Ils repassèrent au poste de garde où, reconnaissant Adel, la sentinelle s’enquit de sa santé. Adel lui confirma que ça allait et ils sortirent. La voiture était un peu plus bas dans la rue. Les voyant, Barbara sortit le temps de faire la bise à Adel qui se répandit en excuses et en remerciements.

« T’en fais pas, ça arrive. Tu me paieras un coup à l’occaz !

– Promis.

– Allez, je vous laisse cinq minutes pour vous dire au revoir ! »

Elle remonta au volant en gloussant. Adel rosit alors que Nathanael rigolait. Il prit sa main :

« Bon ben au revoir.

– On peut faire mieux ?

– Genre ça ? » proposa l’illustrateur en passant ses bras autour de sa taille.

Adel sourit.

« Par exemple. »

Il prit doucement le visage de Nathanael entre ses mains et se pencha pour l’embrasser :

« Et ça ?

– Ça me va aussi. »

Ils s’embrassèrent avec tendresse, puis Adel serra Nathanael dans ses bras :

« Moi aussi, je suis heureux de t’avoir vu. »

Il lui sourit :

« Je crois que j’ai une perm’ jeudi, tu serais dispo ?

– Il me semble. Ça te dirait un petit ciné-resto ? »

Le sourire d’Adel s’élargit.

« Ouais, ça me dirait bien.

– OK, je te confirme en rentrant. J’ai pas mon agenda sur moi.

– D’accord. »

Ils s’embrassèrent une dernière fois.

« À très vite, alors.

– Ouais, à très vite. »

Chapitre 17 :

Il faisait un soleil radieux et bien trop chaud pour un mois de mars lorsque les deux hommes se retrouvèrent, le jeudi suivant au matin. Ils s’étaient donné rendez-vous à Bellecour, au pied de la statue de Louis XIV, sans aucune originalité.

Nathanael fumait tranquillement, assis là. Il se demandait quel film aller voir, n’ayant aucune idée des goûts de son amoureux. Ce dernier l’avait prévenu qu’il serait un peu en retard, mais il était encore tôt, ils avaient le temps et au pire du pire, inverser le déjeuner et la séance ne serait pas catastrophique.

Il retint un bâillement en regardant vite fait l’heure sur son portable, avant d’écraser son mégot dans son cendrier de poche. Adel et lui ne s’étaient pas reparlé depuis qu’il lui avait ramené ses affaires le samedi, échangeant juste des textos et surtout pour organiser et confirmer leur rendez-vous.

Nathanael était un peu redescendu de son petit nuage rose. Sans être pessimiste, il se disait que toute histoire était bonne à vivre et qu’il n’avait pas tant à perdre à se lancer dans celle-là. Clément n’avait pas tort lorsqu’il disait qu’Adel était un homme droit, qui ne se serait pas engagé sans avoir la volonté sincère de construire quelque chose… Restait que construire un couple n’était pas, et de loin, qu’une histoire de volonté et de sincérité. Ça, Nathanael le savait très bien…

Il se tâtait à se rallumer une clope lorsque son portable vibra dans sa poche. Ah, Adel ?

« Yep ? dit-il en décrochant.

– Coucou, Nath, lui répondit la voix joyeuse, mais essoufflée, du militaire. Je sors du parking, tu es où ?

– Assis vers la statue, je contemple Fourvière…

– OK, j’arrive ! À tout de suite !

– À tout’ ! »

Ils raccrochèrent et effectivement, Adel arriva rapidement et en courant. Nathanael rigola en se relevant :

« Eh, zen, respire.

– Désolé…

– Y a pas de souci, t’en fais pas. Ça va ? Rien de grave, ton retard ?

– Non, non… »

Adel s’était appuyé sur ses cuisses pour reprendre son souffle, il se redressa en déniant du chef :

« … Juste ma mère qui m’a fait suer en me voyant partir…

– Ah, mince…

– Ouais, j’ai coupé court en partant sans lui répondre. Ils sont infernaux depuis vendredi.

– Tu m’en as pas reparlé ? Ça va quand même ? »

Adel eut un sourire en coin et haussa les épaules.

« Ben, quand je suis rentré dimanche soir après ma garde, mon grand-père était là et il a essayé de m’engueuler et de me demander des comptes, et en fait ben… Ça a tourné court assez vite… Aucune envie de rentrer dans son jeu et de me justifier, je n’en ai juste plus rien à faire… Donc, je lui ai dit que j’avais passé la nuit avec des amis musiciens et j’ai croisé les bras… Alors il a commencé sa crise habituelle, sauf que là, il a bien vu que je m’en foutais, alors il a essayé les menaces, que ma hiérarchie allait en entendre parler… Là j’ai carrément eu du mal à ne pas rire… Alors du coup, il s’en est pris à mon père… Apparemment, tout à coup c’était sa faute de ne pas avoir été capable de me gérer… Je les ai laissés là et j’ai été me coucher… Depuis, mes parents et Caroline sont après moi, mais ça en devient comique… Hier Caroline est partie après moi juste en me croisant dans le couloir… ‘’Où tu vas encore !’’… 

– Et tu allais où ?

– Pisser. Du coup, je lui ai fait un grand sourire pour lui demander si elle voulait venir avec moi vérifier que je faisais ça comme il fallait, ça l’a séchée et ça m’a bien fait rire… »

Nathanael gloussa en imaginant la scène. Ils prirent le chemin du cinéma. Le dessinateur reprit doucement :

« Mais sérieux, ça ira ? Tu tiens bon ? »

Adel haussa à nouveau les épaules.

« Ben, écoute, oui, ça va… C’est bizarre et tout neuf pour moi, mais j’ai eu un espèce de déclic vendredi soir, avec ton texto… »

Il se gratta la tête, cherchant ses mots :

« … J’aurais un peu de mal à l’expliquer, commença-t-il, mais c’est un peu comme si… comme si j’avais compris quelque chose… En fait, le dîner vendredi soir, je ne voulais pas y aller… Comme je n’avais jamais voulu aller à ceux d’avant, en fait… Passer une soirée à écouter mon grand-père et ses amis, qui ont tous quitté l’armée depuis 20 ans ou plus, nous expliquer qu’on ne fait que de la merde, que la France est en train de s’écrouler, parce qu’on est des nuls, et je te passe les théories du complot islamo-judéomaçonnique LGBT illuminati, ça ne me manquait jamais et ça ne me manquera pas. »

Nathanael hocha la tête :

« C’est bien.

– Ouais… J’ai compris ça, en fait… Pourquoi je me forçais, je n’en ai rien à faire… Plus rien à faire, de ce que ces gens disent ou pensent de moi… Franchement, OK, ils me pourrissent la vie quand je suis là, mais je ne suis pas tant là, ça reste gérable… Et le reste du temps, ça va… Ça se passe bien avec mes hommes, le colonel est réglo… Il s’est assuré que ça allait et depuis c’est bon… Ça n’a pas l’air de le gêner… Il m’a juste demandé de faire gaffe à ce que ça reste hors de la caserne, donc ça va aller… C’est Florent qu’il a dû recadrer, par contre… »

Ils étaient arrivés devant le grand pâté de la rue de la république. Ils regardèrent les films à l’affiche en continuant de parler :

« Ton frère ? Pourquoi ? »

Adel grimaça.

« Ben, après que tu sois passé samedi, il m’a chopé au mess pour me demander des comptes, pourquoi je m’étais cassée

comme ça la veille et qui tu étais… En fait, Papa et Grand Père essayaient de me joindre, mais comme je ne répondais pas et ben d’autant moins que j’avais perdu mon téléphone… Ben ils l’ont bien harcelé lui, surtout quand il leur a dit que j’avais réapparu au matin, du coup il était un peu énervé…

– Oh, c’est moche…

– Ouais, je ne lui en veux pas, mais là, c’était quand même limite, surtout devant tout le monde. Donc, je lui ai juste dit que tu étais un ami et que les repas de vétéran de Grand Père, maintenant, ça sera sans moi… Et il allait clairement m’engueuler quand le colonel est arrivé pour dîner et… Ben je n’avais jamais vu le colonel aussi sec, ça a été violent…

– À ce point ? »

Adel fit la moue avant de citer :

« ‘’Florent, vos histoires de famille ne regardent personne et j’entends qu’elles se règlent chez vous et pas ici. Je ne vous le répéterai pas.’’ »

Nathanael sourit. Il voyait bien Gradaille dire ça en mode iceberg…

« Florent est parti, mais il m’est retombé dessus lundi, comme c’est lui qui est passé me prendre pour aller à la caserne… Il avait le temps de se calmer un peu, mais bon… Je lui ai juste dit que si ça l’amusait d’aller perdre ses soirées aux dîners de Grand Père, c’était son problème, mais que ça ne serait plus le mien. »

Il acheva avec un soupir :

« On ne s’est pas vraiment recroisé depuis, mais je sais qu’il me tient à l’œil.

– Adel ? tenta Nathanael.

– Hm ? »

Le grand soldat regarda son amoureux et sourit :

« Quoi ?

– Si ça devient insupportable pour toi, tu me le dis ?

– Oh… »

Le sourire d’Adel s’élargit :

« Promis. Ne t’en fais pas… Bon, sinon… On va voir quoi ? »

Les films à l’affiche n’étaient pas les chefs-d’œuvre de l’année et les deux hommes finirent par choisir, un peu par défaut, un film d’animation, Hôtel Transylvanie. Nathanael prit du pop-corn, ce qui fit sourire Adel, et ils allèrent s’installer tranquillement dans la salle quasi vide, vu l’heure et le film.

Ce n’est qu’à ce moment, quand les lumières s’éteignirent, que la main d’Adel vint timidement se poser sur celle de Nathanael. Ce dernier sourit dans le noir avant de retourner sa main pour serrer celle d’Adel, glissant ses doigts entre ceux de ce dernier.

Adel sourit et tourna la tête dans la pénombre. Il se pencha vers Nathanael qui, sans surprise, se pencha aussi. Ils s’embrassèrent avec tendresse.

« Je suis content d’être là, Nath…

– J’avoue que je trouve ça plutôt cool aussi. »

Le film était sympathique, ils passèrent un bon moment. Il était presque 13h30 à la fin et ils avaient très faim.

« Tu veux manger quoi ? demanda Nathanael en s’étirant quand ils sortirent dans la petite rue derrière le cinéma.

– On est un peu loin de L’Arc-en-Ciel…

– Oui, et il ne servira plus trop à manger le temps qu’on y aille de toute façon.

– Ah oui, c’est vrai qu’il est un peu tard… Tu as une idée ?

– Si tu te sens à traverser la Saône, je pense qu’il y a de quoi faire dans le Vieux Lyon…

– Houla, ça fait un moment que je n’y suis pas allé, mais d’accord, je te suis. »

Les deux hommes repartirent donc tranquillement, retraversèrent Bellecour, animée comme d’habitude, puis la Saône qui coulait tout aussi paisiblement.

Le Vieux Lyon était lui aussi animé, mais pas autant qu’en été. La rue étroite et pavée était bordée de boutiques de souvenirs, de librairies diverses et de bars et de restaurants. Ils déambulèrent un peu avant de trouver un pub sympathique qui servait encore à manger. Ils avisèrent une petite table isolée à l’abri des regards et s’y installèrent. Il y eut un silence, puis Adel dit, histoire de meubler :

« J’aime bien déco…

– Ouais, c’est chouette… »

De fait, les panneaux de bois qui séparaient les tables étaient très joliment ciselés de motifs végétaux.

La serveuse leur apporta de l’eau et prit leur commande. Avant de glousser en les surprenant en train de s’embrasser un instant plus tard, lorsqu’elle leur apporte leurs bières. Les voyant sursauter et se reculer vivement, elle leur dit avec un grand sourire :

« Non, non, y’a pas de souci… En plus, personne ne peut vous voir, y a pas de problème… Et si jamais il y en a, vous m’appelez. »

Elle repartit et ils se regardèrent avant de rire. Puis Nathanael caressa la tête et la joue d’Adel.

« T’es dispos jusqu’à quelle heure ?

– Techniquement, jusque 7h demain… Mais bon, c’est un peu comme tu veux… Je ne sais pas trop… ce que tu as prévu… »

Adel regardait ailleurs, tout rose, et Nathanael fit la moue, n’étant pas sûr de comprendre.

« J’ai rien prévu de particulier, Adel… C’est comme tu veux aussi…

– Ah… D’accord…

– Qu’est-ce que tu as ?

–Non, rien… »

Nathanael fronça les sourcils sans perdre son sourire et referma sa main sur celle d’Adel :

« Eh.

– Quoi ?…

– On commence pas avec les ‘’non, rien’’. On est des grands garçons et on peut se parler… Même, il faut qu’on se fasse confiance et qu’on hésite pas à se dire les choses. C’est important de se dire les choses, dans un couple. Donc. Reprenons… »

Adel le regardait avec de grands yeux, visiblement un peu surpris, et rosit quand le pouce Nathanael caressa sa main :

« Qu’est-ce que tu as ? »

Adel regarda à nouveau d’ailleurs, l’air très gêné, et finit par avouer :

« Je… Je pensais que tu voulais qu’on… Qu’on finisse chez toi… ce soir… »

Comprenant cette fois ce que ça sous-entendait, Nathanael sursauta, surpris à son tour. Il allait répondre lorsque la serveuse revint avec leurs plats, deux Burgers aussi volumineux qu’appétissants avec des frites tout aussi prometteuses.

« Bon appétit ! » leur dit-elle.

Ils le remercièrent et elle repartit.

Nathanael regarda Adel qui, lui, n’osait toujours pas le regarder, et lui demanda avec douceur :

« Est-ce que tu en as envie, Adel ? »

Adel le regarda enfin, mais ne répondit pas. Nathanael lui sourit encore et caressa à nouveau sa main :

« Est-ce que tu te souviens de ce que je t’ai dit sur ta première fois, Adel ?

–… Quand je t’ai raconté l’histoire avec le gars en Afrique, là ? »

Nathanael hocha la tête.

« … Qu’il fallait que je sois sûr de moi… ?

–Oui. Que, quel que soit ton choix, il fallait que ça vienne de toi, pour de vrai, quand ça viendrait, si ça venait. Alors, je ne vais pas te mentir. Moi, bien sûr que j’ai envie de toi. »

Adel eut un petit sursaut, mais Nathanael continua, très calme et doux :

« Mais moi, je sais de quoi je parle. Et toi, non. Alors, je ne veux pas que tu te forces à rien si tu n’es pas sûr de toi. »

Comme Adel regardait à nouveau d’ailleurs, plus parce qu’il réfléchissait que par gêne, désormais, Nathanael ajouta :

« On n’est pas pressé. Ça fait même pas une semaine qu’on s’est lancé… C’est pas un souci pour moi de t’attendre… Parce que je ne veux pas que tu te forces, pour rien, et surtout je veux que tu me parles, que tu me dises les choses, en bien ou en mal… Parce que malgré tout, on se connaît pas encore forcément tant que ça… Je sais que beaucoup trop de gens t’ont imposé des choses, mais je ne veux pas te faire ça. Je ne veux rien imposer. Rien. Jamais. Alors, réponds-moi… Est-ce que vraiment, toi, tu te sens prêt à franchir ce pas et à faire l’amour avec moi ce soir ? »

Adel baissa les yeux.

« Non. »

Nathanael hocha la tête avec un sourire. Adel soupira, lâcha sa main lentement pour prendre son Burger :

« Excuse-moi… C’est juste que je croyais que c’est comme ça que ça se passait… Que tu avais envie, alors bon… »

Nathanael prit le sien en répondant :

« Ça peut se passer comme ça. Ça peut se passer autrement. Il n’y a pas de règle, en fait… On s’adapte. Je ne vais pas te mentir, ça m’est arrivé de m’envoyer en l’air direct après le premier baiser. Ça m’est même arrivé de me taper des plans culs sans lendemain. Mais c’est pas de ça dont j’ai envie avec toi. Surtout parce que je pense que ce n’est pas ce qu’il te faut…

– Et tu penses qu’il me faut quoi ? »

Adel le regardait, grave, enfin autant qu’il pouvait l’être avec une miette de Burger au coin des lèvres.

« Du temps. »

Adel encore l’air surpris et Nathanael reprit, sans avoir perdu ni son sourire ni sa douceur :

« Du temps pour te trouver, pour nous trouver… Et tu auras tout le temps qu’il te faudra, parce que je veux que tu te trouves, que tu nous trouves, et que j’attendrais. Je veux que tu avances à ton rythme, je ne veux pas que tu te forces… Et surtout, je ne veux pas que tu te forces en pensant me faire plaisir, surtout sans me demander. Et l’inverse est vrai aussi. »

Adel est un sourire rapide hocha la tête.

« OK… Merci.

– De rien. »

Ils mangèrent en parlant de choses et d’autres, dans leur petite bulle rose, avant de repartir, non sans remercier la serveuse.

Ils décidèrent de se promener un peu et, passant devant le musée Miniature et Cinéma, ils entrèrent pour une petite visite. Ils prirent leur temps, s’émerveillant des maquettes minuscules comme de l’imposante reine alien, avant de ressortir. Il faisait plus frais, la lumière commençait à baisser. Ils s’installèrent pour manger une bonne glace un peu plus loin et Adel soupira :

« Ça te va si je te ramène après ça ?… J’aurais adoré rester avec toi, mais j’aimerais voir un peu ma puce, ce soir… Elle commence à être toute triste, je pars bientôt…

– Dans deux semaines, c’est ça ?

– Oui.

– Où ça ?

– Là, en renfort en Irak.

– Houlà, ça ira ?

– Oui, la zone est pacifiée. Ça devrait aller… »

Adel regarda Nathanael eu un sourire triste.

« Et c’est la première fois que je n’ai pas envie de repartir… »

Nathanael sourit aussi :

« C’est la première fois que je vais jouer à Pénélope… Mais ça ne sera pas la dernière, hein ?

– Y a des risques, opina Adel avec un sourire.

– T’en as encore pour longtemps ?

– Ben là j’ai signé jusque fin 2018. »

Il y eut un silence.

« Est-ce que ça ira pour toi ? demanda le militaire, très sérieux.

– On fera avec, si tu rentres à peu près entier chaque fois…

– Promis, je vais faire le maximum.

– Et pour le reste ? »

Adel n’est pas besoin de traduction pour comprendre ce que Nathanael voulait dire.

« Je vais me renseigner sur les procédures de divorce. »

Nathanael sursauta.

« Hé, ça va aller, lui dit Adel avec un sourire apaisant. C’est vrai que c’est pour être avec toi que je veux le faire… Mais ce mariage est pourri de toute façon, il est temps que ça s’arrête.

–Mais… Et tes enfants ?

– Bah… Je les verrais pendant mes perms… Ça ne changera pas tant… Et après, on verra bien. Ça se fait, les gardes alternées, non ?

– Euh, ouais… Ouais ça se fait, mais ta famille risque de faire chier…

– Oh ça, ils le feront de toute façon, t’en fais pas… »

Adel serra sa main dans les siennes :

« Et je veux construire mon avenir avec toi, pour de vrai, parce que tu me donnes cette force-là et j’ai cherché ça toute ma vie.

– Un avenir ?

– Non. Quelqu’un avec qui le vivre. »


Chapitre 18 :

Il faisait lourd et de violents orages étaient annoncés lorsqu’Adel appela Nathanael un après-midi de juillet. Le dessinateur était au local de l’association, accoudé au comptoir côté kitchenette, écoutant avec un petit sourire une jolie rousse enceinte et sa compagne raconter la préparation de leur mariage aux trois autres personnes présentes, trois gays dont un autre couple.

Voyant qui l’appelait, Nathanael sourit plus joyeusement et et décrocha :

“Oui, Adel ?

– Salut, Nath…”

La voix du soldat était fatiguée, mais l’entendre si proche et claire après ces longs mois d’appels grésillants ou coupés fit faire un petit bond au coeur de Narhanael. Il se redressa pour reculer un peu dans la petite cuisine :

“Coucou, toi. Ca va ?

– Ouais ouais… Désolé de ne pas t’avoir appelé plus tôt, j’ai eu besoin de quelques jours pour dormir un peu et me remettre du décalage horaire.

– C’est pas grave… Tu as bien fait. On était pas à trois jours…

– Ouais… Du coup, euh, j’aurais voulu savoir si tu étais dispo ?

– Euh ? Oui ? Quand ?

– Ben, tout de suite si tu veux… Là, moi je le suis…

– Tu voulais pas voir tes petits ?”

Il y eut un silence.

Lorsqu’Adel avait averti Nathanael de ses dates de retour, il lui avait aussi dit qu’il ne serait pas trop disponible pour lui en juillet, désireux de profiter un peu de l’été avec ses enfants.

Le ton d’Adel était froid lorsqu’il répondit :

“Ils ne sont pas là. Bruno est en colonie scout et Sabine chez ma cousine en Bretagne.”

Nathanael soupira en silence en secouant la tête, navré :

“Je vois… Ben je suis à l’asso, si tu veux me rejoindre.

– OK, j’arrive.”

Adel avait raccroché sans attendre. Nathanael était retourné au comptoir et avait pris son verre, pensif. Si les enfants de son ami avaient été envoyés en vacances sans même qu’il soit averti, il comprenait qu’Adel l’ait mauvaise et ne veuille pas trop traîner chez lui.

Il servait à boire à la jolie rousse lorsque le soldat arriva, bronzé, mais l’air sombre et surtout blasé. Nathanael sourit tout de même, s’excusa et le rejoignit :

“Salut, Adel, Bienvenue !”

Adel eut un petit sourire et lui tendit les bras. Nathanael vient s’y blottir sans attendre. Ils s’étreignirent et Nathanael lui murmura :

“Ca va, toi ?

– Je suis content de te voir… soupira Adel avec un soulagement palpable.

– Moi aussi, tu m’as beaucoup manqué. Ca a été, l’Irak ?

– Bof… Chaud, plus que prévu… Mais bon. On est tous revenu en vie, c’est l’essentiel… Mais je suis content de te voir, répéta Adel. Je n’avais jamais trouvé aucune opé si longue…”

Nathanael le repoussa assez pour lui faire un petit bisou.

“Bah c’est fini. Tu es rentré et je suis là. Viens boire un coup…

– Tu as encore de l’orgeat ?” lui demanda gentiment Adel en le lâchant pour prendre sa main.

Nathanael hocha la tête en le tirant :

“Oui, viens voir.”

Ce n’est qu’à ce moment qu’Adel réalisa à la présence des cinq autres personnes et sursauta en se raidissant :

“Euh, bonjour…”

Ils le saluèrent en retour, en la regardant venir s’asseoir sur un tabouret du comptoir alors que Nathanael repassait derrière en chantonnant pour aller lui sortir un grand verre.

“Adel, je te présente Emma et Odette, qui vont se marier en août, Rom²…

– Eh ! s’exclamèrent le couple d’hommes, riant comme les autres, sauf Adel qui les regarda, plus regarda Nathanael qui servait le sirop :

– Roméo et Romain, précisa l’illustrateur avec un clin d’oeil.

– Ah, d’accord…

– Et Olivier.

– Salut ! le salua joyeusement ce dernier, un jeune blondinet tout mignon.

– Salut…

– Et t’y penses même pas, Olivier.” ajouta Nathanael avec un sourire en coin.

Les deux Rom gloussèrent et l’incriminé sursauta :

“Quoi ?!

– Tu m’as très bien compris.”

Nathanael avait mis quelques glaçons et posa le grand verre devant Adel qui le regardait encore avec un petit sourire intrigué. Nathanael remplit son propre verre avant de le revenir au comptoir alors que Romain rigolait plus fort et que Roméo disait à Olivier avec un sourire moqueur :

“Ben c’est pas comme si tu prenais l’asso pour ton agence de rencontre perso…”

Adel retint un bâillement avant de se tourner vers Nathanael qui leva son verre. Adel sourit

plus tendrement et leva le sien. Ils trinquèrent.

“Bon retour en France, Adel.

– Merci. “

Adel glissa doucement sa main libre pour la poser timidement sur celle de Nathanael.

“Je dois passer à la caserne après-demain matin rendre mon rapport, sinon euh… J’ai rien à faire pour les deux semaines à venir… Au moins.

– Carrément ?”

Adel haussa les épaules, plus triste qu’autre chose :

“Les enfants ne sont pas là, les parents non plus et j’ai failli tuer Caroline deux fois depuis mon retour, donc bon…

– Je vois. Tu lui as dit quoi ?

– Dit ? Rien. Elle s’est cassée à la paroisse, comme d’hab’, je sais même pas ce qu’elle y fabrique. Je lui ai laissé un mot sur la table pour lui dire que j’allais respirer chez un ami… Enfin, si tu veux…”

Nathanael sourit alors qu’Adel ajoutait, un peu rose et sans oser le regarder :

“Désolé, je veux pas t’embêter, hein, si tu veux pas ou que tu as autre chose de prévu…

– Non, rien de spécial… Enfin, j’ai un peu plus de permanences ici, comme on est en été, mais sinon, non, y a pas de souci…”

Nathanael se pencha en resserrant sa main sur la sienne :

“… Au contraire… Ca me ferait très plaisir qu’on passe quelques jours ensemble… Tu as emmené ce qu’il faut ?”

Adel était cette fois vraiment rose et il détourna encore les yeux en se grattant la tête et en répondant à toute vitesse :

“Euh oui j’ai un sac dans la voiture mais c’était au cas où je voulais surtout m’imposer ni te déranger…

– Adel, gloussa Nathanael, c’est bon, ça me dérange pas.”

Il tendit le bras pour l’ébouriffer :

“Allez, respire, on va voir ça tranquille, OK ?

– OK… Merci.

– De rien, mon coeur, pose-toi en attendant.”

Adel rosit un peu plus à l’ébouriffage et au surnom, encore plus du fait que ça avait fait rigoler les témoins de la scène. Il balbutia qu’il devait aller aux toilettes et fila. Nathanael le regarda faire avec un sourire et regarda les autres :

“Soyez cool avec lui, les gens, il débute.

– Je savais que tu n’étais plus célibataire, mais la rumeur court depuis des mois et on te voyait toujours seul ? C’est parce qu’il était en voyage, c’est ça ? demanda la rousse, intriguée.

– Une mission de renfort en Irak, la corrigea paisiblement Nathanael en les rejoignant. Il est

militaire.

– Ah, je me disais aussi, il se tient super droit… remarqua Olivier. Vous vous êtes connu comment ?

– Une séance de dédicaces.”

Nathanael n’en dit pas plus et lorsqu’Adel revint, ils s’assirent près des autres avec leurs verres pour parler tranquillement de tout et rien. D’autres arrivèrent, certains partirent, les heures passant. Le local était calme. Il y eut un peu plus de monde en fin d’après-midi, ce qui mit Adel plus mal à l’aise, surtout qu’il se fit draguer par deux mecs dont un très lourd, qui ne se dégonfla même pas en le sachant en couple et lui proposa sans ambiguïté un plan à trois, prétendant que ça plairait à Nathanael.

Ce dernier n’était pas loin et répliqua :

“Même pas en rêve.

– Parait pourtant que tu disais pas non à une époque ? insista encore le gars.

– Je ne dis pas que j’ai pas testé, mais avec toi, plutôt crever, et Adel t’a dit non donc maintenant, tu le lâches. Tu nous lâches. Point.”

Le gars s’éloigna en grommelant, mais le jeune Olivier fit la moue et alla voir s’il pouvait le consoler. Nathanael les regarda partir, un peu plus tard, avec un regard grave. Ils étaient assis sur les canapés, dans leur coin, il regarda Adel et soupira :

“Désolé, ça va ?”

Adel semblait soulagé et lui répondit très sérieusement :

“Oui, oui, ne t’en fais pas… Je suis content de ne pas eu besoin de lui faire une clé de bras pour lui expliquer que je n’étais pas intéressé. “

Nathanael sursauta :

“Tu aurais fait ça ?!”

Adel eut un sourire :

“J’en ai souvent calmé comme ça et des plus costauds que lui…”

Nathanael eut un sourire à son tour, amusé :

“Quelle violence, je suis choqué.

– Oh, c’est pas le pire que j’ai fait, tu sais…

– Tiens tiens, un aveu à me faire ?”

Adel haussa les épaules.

“La guerre, c’est sale, Nath. Ne me dis pas que tu ne le sais pas.

– Tu as déjà tué des gens ?

– Oui.

– Combien ?

– Cinq. Enfin, ceux que j’ai pu compter.”

Nathanael regarda un instant Adel qui lui avait répondu avec calme, mais gravité.

“C’est moche, dit encore le soldat. Je sais.

– Tu l’as dit, la guerre, c’est sale. J’imagine que tu n’as pas eu le choix.

– Tu imagines bien.

– Alors c’est tout ce qui compte pour moi.”

Nathanael se pencha pour l’embrasser et Adel répondit avec un sourire avant de soupirer :

“Merci.”

L’après-midi s’acheva et un peu après 19h, Nathanael mit les derniers dehors avant de ranger le local, de passer un petit coup de balais, pendant qu’Adel lavait les quelques verres qui restaient. Puis, les deux hommes partirent, décidés à aller manger à L’Arc En Ciel. Nathanael suivit Adel qui était garé un peu plus bas. Nathanael découvrit la belle voiture, grande, bleu sombre, presque noir, et demanda :

“Houlà, belle familiale…

– Ouais, ça roule bien.

– C’est quoi ?

Space Taguan de Volvagen… Dont l’immense coffre me sert plus à embarquer mon vélo pour aller me balader qu’aux joyeux déplacements en famille, à part des fois quand on va à des mariages ou des baptêmes voir des gens qui m’intéressent souvent autant que le PIB du Nikaragua…

– Je compatis, mais c’est une belle voiture quand même.

– Merci…”

Ils montèrent et Nathanael sourit en voyant que l’adresse du bar-restaurant de ses amis était enregistrée dans le GPS d’Adel. Ce dernier était un conducteur calme et prudent, ce que Nathanael apprécia, surtout que le ciel était très sombre et la visibilité toute autant diminuée. Ils trouvèrent une place à quelques minutes du bar qu’ils rejoignirent rapidement, car le ciel grondait et quelques grosses gouttes commençaient à tomber.

Le bar était bien plein, mais les deux hommes purent se poser au comptoir. Ils passèrent une agréable soirée, paisible, à papoter avec Enzo et Alexander quand ce dernier arriva.

L’orage avait vraiment éclaté peu après leur arrivée et ils virent des trombes d’eau s’abattre sur la ville par les grandes fenêtres du bar. Mais il passa et lorsqu’ils repartirent, vers 22h, il ne pleuvait plus.

Une fois seuls dans la rue déserte, Nathanael regarda Adel et lui sourit :

“On se rentre chez moi, alors ?

– Si ça te va ?

– Moi oui, mais c’est pour toi ? Tu es sûr que ça ira ?

– Je suis sûr de vouloir rester avec toi.”

Le sourire de Nathanael s’élargit. Ils s’étreignirent et s’embrassèrent longuement, tout en douceur.

“OK, lui dit ensuite Nathanael. Alors on y va. On va se poser pour la nuit, on fera un point

après s’être reposé, OK ?

– Ca me va.”

La route était calme, à cette heure, et ils arrivèrent sans encombre chez l’illustrateur. Il ouvrit le portail pour qu’Adel puisse se garer devant la maison, dans la cour avant, puis le militaire sortit son grand sac du coffre et ils entrèrent. Adel regarda tout autour de lui, curieux. C’était propre, bien rangé, sans être immaculé pour autant. Un endroit vivant…

“Bienvenue chez moi ! lui dit Nathanael.

– C’est sympa…

– Merci !

– Je crois que ça pourrait me plaire…

– Oh, ben écoute, pourquoi pas. Tu veux te doucher ?

– Ah oui, merci…”

Adel prit ce qu’il fallait dans son sac et Nathanael le guida à la salle de bain. Il le laissa là le temps d’aller chercher un second oreiller dans ses réserves et de l’installer dans le lit, au fond par rapport à la porte de la chambre, puisque lui dormait de ce côté. Adel le trouva là, torse et pieds nus, vêtu d’un simple corsaire noir et encore un peu humide. Il semblait soudain très fatigué.

Nathanael apprécia le spectacle, encore plus agréable qu’il l’avait imaginé, mais s’enquit avec tendresse :

“Ca ne va pas ? Tu dors debout ?”

Adel retint mal un profond bâillement.

“Désolé, la douche m’a un peu achevé…

– Pas grave… Couche-toi, je me rince aussi et j’arrive.

-… K…”

Nathanael lui fit un petit bisou et le laissa. Lorsqu’il revint, sans surprise, Adel dormait. Il sourit en le voyant. Adel était magnifiquement beau dans son sommeil, l’air paisible et innocent. Nathanael se coucha et éteignit la lampe sans bruit. Adel ne broncha pas. Nathanael se tourna pour le contempler dans la pénombre. Il avait un peu de mal à réaliser qu’il était là… Pour quelques jours peut-être ? Il était très heureux de cette surprise, de la perspective de passer ce temps avec Adel, enfin mieux se connaître, se voir au quotidien… Et plus encore si Adel le voulait.

Nathanael s’endormit, souriant.

Adel était là, près de lui, et même s’il ne pouvait ignorer les ennuis qui en découleraient, ce soir-là, Nathanael était juste un homme heureux et amoureux.

Chapitre 19  [Présence d’un lemon] :

Nathanael émergea un instant en sentant remuer près de lui. Il était sur le dos et sourit sans vraiment ouvrir les yeux.

« Adel ? »

Il gloussa en sentant le sursaut :

« Oh pardon !… Je voulais pas te réveiller…

– C’est pas grave… C’est quelle heure ?

– Beaucoup trop tôt. Rendors-toi, j’avais juste envie de pisser.

– Hm, hm… »

Nathanael l’entendit sortir de la chambre et bâilla. Il ne s’était pas rendormi lorsqu’Adel revint. Il le sentit s’asseoir au bord du lit.

« Adel ?

– Hm ? »

Il sentit le matelas bouger.

« Tu ne t’es pas rendormi ?

– Ça va pas tarder… »

Nathanael écarta le bras et lui fit signe de s’approcher :

« Tu viendrais là ? »

Il y eut un petit blanc avant qu’il ne sente Adel s’approcher et venir maladroitement se blottir contre lui. Il passa son bras autour de ses épaules.

Adel soupira en posant sa main sur sa poitrine. Nathanael posa sa seconde main dessus.

« Ça va, Adel ?

– Oui, oui…

– On finit la nuit, alors ?

– Ouais… »

Nathanael sourit et se rendormit tranquillement.

Lorsqu’il se réveilla à nouveau, il faisait grand jour et Adel n’avait pas bougé. Nathanael sourit encore en ouvrant les yeux et resserra un peu son bras autour de son ami, en tournant la tête vers lui.

« Salut, Nath, entendit-il.

– Coucou, toi. Réveillé ?

– Oh, ça fait un moment… »

Adel se redressa un peu pour s’étirer.

« Tu aurais pu te lever…

– Tu dormais trop bien… Et puis j’étais bien aussi… Pas envie de bouger… »

Nathanael se tourna et le prit dans ses bras.

« C’est bien… Moi, ça me va très bien de me réveiller près de toi. »

Adel répondit à l’étreinte avec un soupir :

« Ouais, ça me va bien aussi… »

Nathanael lui fit un petit bisou. Ils restèrent ainsi un petit moment, avant que la faim ne les sorte du lit.

Adel suivit le maître des lieux jusqu’à la cuisine. Il s”assit à la petite table ronde en regardant autour de lui avec un petit sourire.

« Elle est vraiment bien, ta maison…

– Merci !

– Tu as atterri ici comment ?

– Donation de mes grands-parents. Tu veux du café ?

– Oui, merci…

– C’est la maison qu’ils s’étaient fait construire pour leurs vieux jours, quand ils sont venus ici à leur retraite. Comme on vivait tous là, ils ont vendu leur vieille baraque normande pour nous rejoindre.

– D’accord…

– Du coup, continua Nathanael en préparant le café pour sa cafetière italienne, comme c’est eux qui m’ont récupéré quand je me suis retrouvée dehors, je me suis installé ici et quand ils sont partis, ben ils me l’ont laissée.

– Ils sont encore en vie ?

– Oui, oui, même si mon grand-père perd un peu la tête… Ils sont dans une résidence pour personnes âgées médicalisée, très bien… Ils sont mieux là-bas, ils sont plus tranquilles et nous aussi…

– Oui, il y a un âge où c’est mieux. »

Nathanael sortit du beurre du frigo et de la confiture d’un placard. Puis du pain d’un sac en coton et enfin bocal de muesli d’un autre placard. Il posa le tout sur la table.

« Voilà l’étendue de mes richesses !

– Ça me va très bien ! »

Nathanael lui sortit un couteau et une cuillère et finit de préparer le café avant de le leur servir et de s’asseoir à ses côtés.

Les deux hommes se mirent à manger en devisant tranquillement de tout et de rien.

La journée devait suivre dans la même ambiance, sereine.

Nathanael lui fit visiter son petit domaine. La maison n’était pas immense, mais bien agencée et fonctionnelle. Lorsqu’on entrait, on découvrait un long couloir, large, avec la chambre d’amis à gauche, puis la salle de bain. Le garage occupait la droite, sans accès là. Puis, on arrivait dans le grand salon central, avec la cuisine à droite, la chambre principale à gauche, avant les toilettes. Le bureau de Nathanael, avec tout son matériel à dessin et à peinture, était une pièce tout au fond à droite, après la cuisine.

Le salon était clair, grâce à la grande porte-fenêtre double qui donnait sur le jardin, sur la petite terrasse.

Ils mangèrent sur cette dernière à midi.

Au fur et à mesure que les heures passaient, à l’abri dans cette petite bulle intime, ils commencèrent à se rapprocher. Nathanael attendit sans brusquer son ami, mais ce dernier se fit timidement plus tactile. Une main qui effleure, se pose, un corps qui frôle… Un bras qui enlace furtivement…

Nathanael travailla un peu dans l’après-midi, pendant qu’Adel lisait au salon. Lorsque le dessinateur sortit de son antre, désireux de s’hydrater, il remarqua l’air un peu étrange, comme un voile de tristesse, sur le visage d’Adel. Ce dernier lisait sa série de fantasy, celle dont il lui avait pris le premier tome lors de leur rencontre.

Nathanael alla sortir une bouteille de thé glacé du frigo, prit deux grands verres et alla s’asseoir près d’Adel qui lui sourit et referma la bédé.

« Ça te plaît ? » lui demanda Nathanael.

Adel hocha la tête :

« Oui, j’aime beaucoup.

– Merci. »

Nathanael les servit et Adel posa la bédé sur la table basse avant de prendre le verre.

« Merci. J’aime bien tes BD… Enfin, tes dessins en général…

– Merci… Si tu as des critiques ou des remarques, n’hésite pas.

– Euh… Oui, mais là non, je vois pas… »

Nathanael, qui buvait, gloussa. Il se pencha ensuite pour l’embrasser rapidement, taquin. Mais, non content de se laisser faire, Adel passa un bras un peu tremblant autour des épaules de Nathanael pour le garder contre lui. Nathanael sourit contre ses lèvres et ferma les yeux pour approfondir le baiser. Il sentit son désir monter d’un seul coup lorsqu’Adel frémit contre lui en entrouvrant la bouche. Ils eurent tous les deux le réflexe de poser leur verre sur la table basse avant de le renverser. Ceci fait, ils s’enlacèrent pour continuer.

Le baiser se fit très profond. Les mains de Nathanael se perdirent dans le dos d’Adel, commençant à tirer sur son T-shirt pour se glisser dessous. Adel, haletant, pencha la tête, tremblant de tout son corps, lorsque les lèvres de Nathanael quittèrent les siennes pour explorer son cou, avant de remonter le long de sa mâchoire jusqu’à son oreille pour lui murmurer :

« Adel, tu es sûr de toi ?

– Oui… répondit le soldat dans un souffle.

– Vrai de vrai ? »

Adel répondit par un baiser plus que passionné. Nathanael y répondit et sourit :

« D’accord… Alors on sera mieux dans la chambre, après s’être rincé un petit coup… Et je veux ta parole que tu m’arrêteras si je fais quoi que ce soit qui te va pas. OK ? »

Adel hocha la tête avant de réussir à dire :

« OK… »

Il se leva en flageolant un peu :

« Je commence… Je t’attends dans la chambre… ?

– D’accord. »

Nathanael le laissa filer dans la salle de bain et inspira un grand coup pour reprendre son calme. Il allait devoir être très vigilant… Ne pas laisser ses pulsions et ses envies mener la danse…

Il attendit en vidant son verre.

Il feuilletait un peu la bédé lorsqu’il entendit Adel sortir de la salle de bain pour aller dans la chambre. Il se leva, s’étira et y alla à son tour.

Il se lava très rapidement. Certes, il faisait chaud et ce serait plus confortable pour eux, mais il n’avait pas tant transpiré, assis à sa table de dessin. Adel avait d’ailleurs été rapide, lui aussi.

Dans un souci de pudeur, il remit son pantalon, désireux de ne pas brusquer son ami.

Quand il entra dans la chambre, il ne put retenir un sourire mi-amusé, mi-attendri en voyant qu’Adel l’attendait nu et allongé sur le ventre.

Nathanael s’était préparé… Il allait falloir reprendre les bases. Il croisa les bras en s’appuyant au cadre de la porte un instant.

Le spectacle était magnifique et en d’autres circonstances, il n’aurait eu aucun scrupule à sauter dans le lit pour sauter autre chose sans sommation.

Sauf que là, c’était la dernière chose à faire, jugeait-il, et la suite allait prouver qu’il avait bien raison.

Il se redressa pour venir s’asseoir au bord du lit. Adel regardait de l’autre côté et trembla. Nathanael sourit encore, tendrement cette fois, en tendant la main pour caresser son dos du bout des doigts, se posant sur sa nuque pour descendre lentement le don de la colonne, jusqu’au creux de ses hanches.

« Adel ? »

Les tremblements étaient plus visibles, mais Adel gémit sans répondre.

« Adel ?… Tourne-toi, s’il te plaît. »

Il y eut un instant avant qu’Adel n’obéisse, lentement, pour regarder Nathanael avec gêne, avant de détourner les yeux. Le sourire de Nathanael s’était élargi et ses yeux pétillaient derrière ses lunettes.

« Tu es magnifique… »

Adel rosit sans plus le regarder et Nathanael tendit encore la main pour caresser sa poitrine. Adel gémit et trembla encore. Il commençait à bander plus que significativement et finit par haleter :

« Nath…

– Oui ?

– … Je comprends pas… Tu veux pas… me prendre… ?

– Oh que si… » répondit Nathanael, encore taquin, en pinçant légèrement un de ses tétons, lui arrachant un petit cri.

Le dessinateur grimpa sur le lit pour venir l’embrasser avec force, restant à quatre pattes à côté de lui. Puis il lui murmura à l’oreille :

« Mon amour, est-ce que tu connais le point commun entre la mayonnaise, les œufs en neige et le sexe ?

– Euh… Non… gémit Adel que le baiser avait fait durcir encore plus.

– Ben c’est encore meilleur quand on prend tout son temps pour bien faire monter ! »

Adel rigola et tourna enfin la tête pour le regarder. Nathanael sortit tranquillement mouchoirs, préservatifs et gel du tiroir de la table de nuit. Il posa ça près de l’oreiller.

« J’ai beaucoup à apprendre, c’est ça ?

– Oui. Mais on a tout le temps et on va le prendre, parce que j’ai envie de te montrer tout ça comme il faut. »

Adel souriait, ses yeux brillaient aussi. Il tendit les bras et Nathanael le rejoignit enfin, s’allongeant contre lui. Ils s’étreignirent, s’embrassant longuement, puis les lèvres de Nathanael quittèrent encore celles d’Adel pour partir explorer son corps. Et elles prirent effectivement tout leur temps pour ça, se baladant sur sa poitrine, bien sûr, puis allant voir ailleurs. Adel se laissait faire, passif, les yeux clos, haletant, secoué de frémissements lorsque Nathanael insistait savamment sur des zones précises, l’intérieur de son bras, par exemple, ce qui fit glousser le dessinateur :

« Avoue, tu ne le connaissais pas, celui-là ?

– J’avoue… » reconnut Adèle sans se faire prier.

Les lèvres descendirent encore, sur le ventre, alors que les mains, elles, glissaient le long des cuisses qu’Adel écarta. Il serra les dents et les poings lorsque Nathanael embrassa l’intérieur de ses cuisses, s’y attardant longuement. Adel se cambra en retenant un cri. Nathanael se redressa. Adel était à bout de souffle. Nathanael sourit.

« Adel ? Ça va ? »

Adel rentrouvrit les yeux, hagards.

« Tu as l’air au bord de l’orgasme, j’ai peur que tu jouisses trop vite et ça serait dommage…

– Ah ?…

– Oui… Du coup, je te propose de te soulager pour que tu puisses profiter de la suite plus tranquillement… Ça te va ? »

Adel ne put que hocher la tête et Nathanael fit de même avant de s’allonger contre lui pour l’embrasser, saisissant délicatement son sexe raide pour se mettre à le caresser doucement. Adel cria et se cambra. Nathanael sourit et lui murmura à l’oreille :

« Ouvre les yeux, Adel, regarde… »

Adel le regarda, avant de baisser les yeux et de sursauter, un peu surpris, en voyant son sexe dressé, la main de Nathanael l’entourant amoureusement, le caressant sur toute sa longueur en vrillant pour rendre ça encore meilleur. Nathanael embrassait son cou et sourit en l’entendant balbutier :

« … Elle est grosse… ?

– C’est plutôt bon signe… Ça te va, comme ça ?

– Oui… C’est… bien…

– Je continue, alors ? »

Adel sourit et referma les yeux :

« Oui… »

Nathanael l’embrassa en accélérant le rythme avec soin. Adel jouit rapidement, dans un cri. Nathanael sourit en le regardant éjaculer. Il se sentait lui-même sacrément à l’étroit dans son pantalon. Adel rentrouvrit les yeux, à bout de souffle. Tremblant, il caressa la joue de Nathanael. Ils s’embrassèrent encore, bien plus tendrement cette fois.

« Nath ?

– Oui ?

– Je peux… te toucher ?

– Bien sûr. »

Adel porta ses mains tremblantes à l’entrejambe Nathanael, qui se laissa caresser à travers le tissu, se sentant encore plus à l’étroit… Adel avait l’air hésitant, il avait toute la maladresse des débutants. Il ouvrit la braguette pour sortir le sexe de Nathanael. Ce dernier l’aida et enleva son pantalon. Adel le caressa :

« Elle est belle…

– Merci. La tienne n’est pas mal non plus.

– Je l’avais jamais vue si grosse…

– Je pense que tu n’avais jamais été si excité…Hmmm…

– J’ai envie de toi, Nath… »

Nathanael sourit et l’embrassa :

« Moi aussi, j’ai envie de toi…

– Tu vas me prendre… ?

– Volontiers, si tu es d’accord ?

– Oui, j’ai envie… Mais je ne sais pas trop ?…

– Je vais te montrer, on va y aller doucement, ne t’en fais pas.

– D’accord… »

Nathanael rallongea Adel sur le dos et alla prendre le gel et les préservatifs.

« Il faut juste bien préparer le terrain… Mais ça va aller.

– Je te fais confiance…

– Merci, il faut que tu te détendes, que tu te concentres sur ton corps et que tu me dises si quoi que ce soit ne te va pas.

– Oui, j’ai compris, ne t’en fais pas. »

Nathanael hocha la tête et le regarda, gourmand. Il se rallongea contre Adel et reprit ses caresses. Adel, cette fois, se montra un peu moins passif, laissant ses propres mains explorer le corps de Nathanael. Ce dernier se redressa, s’agenouilla et déroula un préservatif sur deux de ses doigts avant de mettre du gel.

« Je vais y aller… Écarte les jambes, tu veux un coussin sous ton bassin ?

– Tu penses ?

– Ça serait plus confortable pour toi, oui.

– D’accord, ça me va. »

Nathanael installa ça tranquillement.

« C’est bien comme ça ? »

Adèle hocha la tête. Il avait les yeux mi-clos, recommençant à durcir.

Nathanael resta à genoux entre ses jambes, commença à caresser d’une main son sexe et de l’autre, il effleura avec les doigts protégés le périnée. Adel sursauta dans un cri et Nathanael eut un petit rire en appuyant un peu plus, lui en arrachant un second.

« Là, Adel, tu sens comme ton corps peut te faire du bien ? »

Il descendit ses doigts et caressa son anus :

« On y va ?

– Oui… » Nathanael le pénétra tout doucement, surveillant très attentivement son visage. Adel s’était tendu un instant, mais ça ne dura pas. Il se mit à gémir et trembler, puis il se mit à murmurer le nom de Nathanael, les yeux mi-clos, perdu dans son plaisir. Nathanael s’appliquait, même s’il commençait à atteindre ses limites lui-même. Et Adel dût le sentir :

« Nath…

– Oui, mon cœur ? Ça va ?

– Oui… Viens… S’il te plaît… J’ai envie de toi… »

Nathanael sourit, retira ses doigts et se redressa. Il mit un préservatif et du lubrifiant sur son sexe avant de se positionner au-dessus Adel, son bras droit appuyé près de son épaule, sa main gauche caressant sa tête :

« Tu es prêt ?

– Oui. Viens. »

Nathanael l’embrassa et guida son sexe pour le pénétrer lentement, très attentif à ses expressions, à nouveau, prenant son temps pour ne pas forcer. Adel passa ses jambes autour de lui en le pressant dans ses bras. Nathanael l’enlaça aussi en l’embrassant encore et se mit en mouvement en lui. Adel se cambra et se mordit les lèvres, le regard à nouveau perdu dans son plaisir.

Nathanael ferma les yeux, se laissant lui-même emporter par le sien, et il se sentait partir lorsqu’il revint très brutalement à la réalité en entendant et sentant sans aucun doute possible Adel sangloter.

Il s’immobilisa et voulut se redresser, se retirer, mais Adel le retint :

« Non !

– Adel… ?

– Continue… »

Nathanael le regarda, interdit. Adel pleurait. Mais il prit son visage entre ses mains et sourit :

« Continue… Je t’en supplie… Ça va… T’arrête pas maintenant… »

Très inquiet, Nathanael obtempéra malgré tout. Il prit les mains d’Adel dans les siennes pour les poser de part et d’autre de sa tête, avant de se pencher pour l’embrasser encore en se mettant précautionneusement en mouvement en lui.

Leurs doigts s’entremêlèrent et Adel se mit à crier son plaisir à travers ses larmes.

Le grand soldat resserra encore ses jambes, comme pour le pousser plus profond lui. Il fut secoué de tremblements violents avant de jouir dans un cri, se resserrant sur Nathanael qui suivit très vite.

Les bras comme les jambes d’Adel se relâchèrent pour tomber mollement sur le lit. Nathanael se redressa et se retira, faisant une dernière fois frémir Adel qui restait amorphe, le souffle court et les yeux vagues, encore larmoyants.

Nathanael retira le préservatif et regarda Adel, inquiet. Puis, il se reprit pour se lever et aller chercher un gant de toilette à la salle de bain. Il l’humidifia et revint pour nettoyer avec soin Adel des vestiges de ses orgasmes.

La sensation du gant froid sur sa poitrine sembla réveiller Adel qui regarda Nathanael, renifla et se frotta le visage.

« Désolé…

– Il n’y a pas de problème, Adel… Tu vas bien ? »

Adel le regarda un instant, les yeux tristes, mais souriant pourtant, et lui tendit les bras. Nathanael sourit aussi et se rallongea pour le prendre dans les siens.

« Dis-moi, qu’est-ce qui s’est passé ?

– Je suis désolé, vraiment…

– C’est pas grave, mais dis-moi ?

– Je sais pas trop… Enfin si… J’ai réalisé que… Tu étais en moi et c’était bon… Et j’ai senti tout ton amour et ta tendresse et… J’ai juste réalisé que j’étais heureux… que j’étais juste… aimé… »

Adel s’était remis à pleurer. Nathanael le serra plus fort dans ses bras.

« … Je ne suis jamais senti aussi aimé… »

Adel sanglota. Nathanael caressa sa tête.

« Je t’aime, Nath… »

Nathanael sourit et le berça doucement.

« Moi aussi, je t’aime, Adel. »

 

Chapitre 20 :

Nathanael sourit, le lendemain matin, lorsqu’Adel vint se blottir contre lui pour y finir sa nuit, comme la veille. Ils avaient passé une bonne partie de la nuit à continuer les leçons d’éducation sexuelle avec beaucoup de soin, Adel étant un élève assidu et Nathanael un pédagogue dévoué, mais les choses s’étaient mieux passées après leur « première fois ». Adel était bien plus serein, tranquille. Il avait pleuré un moment, au creux des bras de Nathanael, et ça l’avait très clairement libéré de bien des peines, bien des souffrances enterrées en lui. Restait un homme de 27 ans amoureux et découvrant avec curiosité et maladresse son propre corps, celui de son partenaire et le bonheur de jouir contre la personne qu’on a choisie.

Ils ne purent remettre le couvert au réveil. Adel devait en effet passer à sa base rendre son rapport.

« J’ai pas envie d’y aller… couina le soldat sur un ton d’enfant qui ne veut pas aller à l’école, en se bouinant plus fort contre lui, ce qui fit rire Nathanael :

– Tu veux que je te fasse un mot d’excuse ? ‘’Désolé il peut pas venir, le chien a mangé son rapport.’’ ?

– Si seulement… gloussa le soldat.

– Et tu peux pas l’envoyer par mail ?

– Non, non, j’ai un autre truc à voir de toute façon… Je vais faire vite… »

Le grand brun se redressa pour embrasser son hôte :

« Tu veux venir ? On pourrait traîner un peu en ville, du coup…

– Ben pourquoi pas, ‘faudrait que je passe à l’assoc, moi… »

Ils déjeunèrent, paisibles. Nathanael proposa à son amant d’aller aussi faire un plein de courses, vu qu’il pensait rester près de lui encore quelques jours. Adel approuva, ils verraient ça au retour.

Pendant que le dessinateur se préparait, Adel checka quand même son portable, « oublié » en silencieux dans un coin. Aucun message… Fort à parier que sa chère épouse n’avait même pas remarqué son absence. Cela le fit sourire, mais il n’en dit rien à Nathanael et ils partirent.

Peu de monde sur la route, en ce matin de juillet. Nathanael attendit sagement dans la voiture qu’Adel fasse ce qu’il devait à la caserne. Il avait son carnet à dessin, il posa quelques esquisses, un dragon, un chêne et un renard guettant un lapin, en chantonnant. Comme d’habitude quand il bossait, il ne vit pas le temps passer et sursauta donc lorsqu’Adel revint, un peu essoufflé, et remonta dans la voiture en disant :

« Désolé !

– Hein ? De quoi ?

– D’avoir mis tant de temps… J’ai croisé mon frère, on a papoté un peu…

– Ah ? Lequel ?

– Florent, le grand. »

Ils remirent leurs ceintures et Adel redémarra pour ajouter avec un sourire en coin :

« J’ai eu confirmation de ce que je pensais : jusqu’ici, personne n’a remarqué que je n’étais plus là…

– Ah ? Comment tu peux en être sûr ?

– Le simple fait qu’il me salue sans me demander d’où je venais… »

Nathanael rangeait son carnet dans son sac, à ses pieds :

« Je ne sais pas si je dois m’en réjouir ou trouver ça très triste.

– Moi non plus, donc dans le doute, je préfère m’en réjouir… Je pense que je vais assez en entendre parler quand ils s’en rendront compte…

– Ça peut prendre longtemps ?

– Mes parents rentrent de leur cure dans une semaine… Eux vont tout de suite le voir. Reste donc à savoir si ma tendre conjointe tiltera avant… »

Il y eut un silence, puis Nathanael soupira :

« C’est quand même flippant…

– De ?

– Ben qu’elle en ait rien à faire de toi à ce point… Non, parce que sérieux, là ça va, t’es avec moi et tout, mais en vrai, tu pourrais juste avoir eu un accident domestique de merde dans ta chambre ou le jardin, quoi… Et genre ta femme, mais même pas elle va vérifier que tu es en vie… »

Adel gloussa un peu tristement :

« Ouais, même pas… »

Il y eut un silence.

« On va à l’assoc ? Tu as quoi à y faire ?

– Juste de la paperasse à récupérer, je suis pas de permanence cet aprem… Faut que je regarde un peu la compta…

– C’est toi le trésorier ?

– Non, non, on a même un vrai comptable, je checke juste pour vérifier que c’est bon, que personne s’est payé de voiture avec notre CB, tout ça.

– Je vois… »

Le local était vide et plutôt frais. Nathanael posa son sac en vrac au sol et dit à Adel qu’il montait au bureau, qu’il se serve à boire s’il voulait en attendant. L’espace « administratif » était au dessus, au sommet d’un petit escalier étroit.

Adel le regarda filer avec un petit sourire et alla se servir un grand verre de sirop d’orgeat. Il regarda un moment les affiches et lisait un prospectus de prévention sur les IST lorsque Nathanael revint avec une pochette sous le bras. Il la posa près de son sac et alla se servir à boire aussi. Adel reposa le papier et le rejoignit. Il l’enlaça par derrière, câlin, et Nathanael sourit.

« Ça va, mon cœur ?

– Oui… Fait bon ici…

– Tu sais ce qu’on pourrait faire ?

– Non, mais tu vas me le dire ?

– Une petite balade au Parc de la Tête d’Or ?

– Ah oui, pourquoi pas…

– Et un tour dans une boutique d’art, je dois me racheter des pinceaux.

– Oui, si tu veux. »

Nathanael vida son verre et le rinça avant de le mettre à sécher sur le bord, pendant qu’Adel embrassait son cou, coquin.

« Tu lisais quoi ?

– Le truc sur les maladies… Je savais pas qu’il y avait plusieurs sida…

– Plusieurs VIH, le corrigea doucement Nathanael. Et il y a plusieurs souches virales, oui, d’où les risques de surinfection… C’est pour ça qu’on martèle encore et toujours le fait d’utiliser des capotes… Mais la prévention, on a vraiment du mal, surtout chez les gamins… Le nombre qui te sorte ‘’Non mais le sida ça se soigne’’… Quand on voit comme l’épidémie repart en flèche, c’est désespérant… Et le grand retour de la syphilis, aussi, que du bonheur… »

Il se retourna et passa ses bras autour du cou d’Adel pour l’embrasser. Ce dernier lui sourit :

« Je suis sûr que vous faites du super boulot.

– On fait ce qu’on peut… »

Adel l’embrassa à son tour :

« Et c’est déjà super. »

Les deux hommes repartirent sans trop attendre.

Ils ne restèrent pas très longtemps au Parc, bien trop peuplé à leur goût. Ils mangèrent dans une petite pizzeria avant de passer à la boutique d’art pour Nathanael.

Adel l’y suivit avec une légère réticence que le dessinateur fit semblant de ne pas voir, mais la nervosité de son ami, qui semblait craindre qu’on le surprenne là, crevait les yeux. Encore sa mine d’enfant inquiet et sa réaction quand Nathanael lui dit avec son plus beau sourire absolument pas innocent :

« Si t’as besoin d’un truc, profite, hein… »

Fut digne de son stress, sous la forme d’un violent sursaut suivi de yeux ronds et d’une sidération qui fit lever un sourcil à Nathanael :

« Adel… ? Ça va ? … Tu es grand, tu sais, tu t’achètes ce que tu veux, hein… »

Adel se reprit et hocha la tête, mal à l’aise.

Nathanael lui sourit et continua son chemin. Adel le suivit, regardant furtivement de tous les côtés, avant de sursauter à nouveau lorsqu’une voix de vieille dame les salua énergiquement :

« Bienvenue ! Qu’est-ce qu’on peut pour vous ? »

Une petite femme toute ronde avec un volumineux chignon blanc et de petites lunettes fines trotta jusqu’à eux :

« Ah, notre ami Nathy, ça faisait longtemps ! Encore en panne de crayons ?

– Plutôt de pinceaux, là… Mais maintenant que vous me le dites, je vais faire le plein de crayons aussi, oui… »

Nathanael resta à discuter technique avec la maitresse des lieux et laissa Adel déambuler dans les rayons étroits.

La boutique n’était pas immense, mais ses hautes étagères débordaient de tout ce dont n’importe quel artiste pouvait rêver pour faire à peu près n’importe quoi en dessin, peinture, sculpture, couture et tout ce qui n’était pas trop volumineux.

Le « ding-ding » de la porte retentit encore et une jeune mère entra, avec trois enfants, un garçon d’une dizaine d’années et deux fillettes dont une marchant encore un peu maladroitement. Son grand-frère la tenait gentiment par la main.

Laissant la marchande aller accueillir et renseigner la petite bande (la mère semblait une habituée qui voulait du matériel très précis), Nathanael fit son plein et rejoignit Adel qui regardait avec une gravité un peu étrange les trois enfants discutant très sérieusement de quel bloc à dessin était le meilleur. Nathanael prit la main de son amoureux qui eut un petit sursaut, ne l’ayant pas vu venir, et le regarda sans perdre son drôle d’air.

« Je paye et on y va ?

– Oui, oui… »

Nathanael hocha la tête et alla donc à la caisse où la petite dame le rejoignit rapidement, suivie de la maman et des trois petits, le garçon portant trois blocs à dessin. Il expliquait encore à ses sœurs que ce papier-là était mieux pour les crayons de couleurs et l’aquarelle.

Nathanael dit merci, salua tout ce petit monde et retourna près d’Adel qui lui tint la porte. Ils retournèrent à la voiture en silence. Nathanael y monta sans rien dire, Adel prit le volant de même. Ce n’est qu’au bout d’un petit moment que le dessinateur reprit son sac pour sortir un petit carnet et un stylo en disant :

« On passe faire les courses, alors ? »

Adel lui jeta un œil et hocha la tête.

« Alors je te propose de poser les menus des jours à venir pour acheter ce qu’il faut ?

– Ah, tu fais ça, toi ?

– Marre de balancer des trucs que je mangeais pas.

– Pas bête… »

Ils avaient le temps jusqu’au magasin et purent établir ça. Ils trouvèrent aussi tout ce qu’ils voulaient et rentrèrent sans attendre.

Il faisait très chaud et, laissant Adel souffler sur le canapé, Nathanael rangea rapidement les courses avant de leur servir deux grands verres de thé glacé et de les apporter au salon.

Voyant Adel encore un peu pensif, il fit la moue et posa les verres sur la table basse avant d’aller chercher quelque chose dans la bibliothèque. Adel buvait et le suivit des yeux, intrigué, avant de sursauter lorsque son amant posa devant lui une feuille qu’il reconnut sans un millième de seconde d’hésitation. Une feuille qui avait été froissée, mais qui, gardée précieusement dans un livre, avait repris meilleure allure.

Le dessin qu’il avait fait lors de la visite au musée…

Adel regarda Nathanael avec des yeux à nouveau très ronds, stupéfait.

« … Mais qu’est-ce que… Pourquoi tu… ? »

Nathanael s’assit à côté de lui et haussa les épaules avant de prendre son verre :

« C’était pour ta puce. »

Il but un peu et lui raconta comment il avait involontairement entendu l’échange qu’il avait eu avec sa fille après l’atelier.

« … Alors je me suis dit que j’allais le récupérer, le garder avec son exemplaire du Petit Papillon, que ça lui ferait sûrement plaisir de le garder. »

Nathanael le regarda et lui sourit avec tendresse :

« Adel, tu m’as dit que tes parents t’avaient interdit de dessiner. Mais est-ce que ça te va, à toi ?

– … »

Adel détourna le regard avec sa mine d’enfant fautif.

« Non mais laisse tomber, j’suis nul de toute façon…

– Adel… »

Nathanael gloussa :

« Alors déjà non, franchement, t’es loin d’être nul… »

Adel lui jeta un œil incertain :

« … Tu trouves ?

– T’avais pas dessiné depuis quand, quand tu as fait ça ?

– Chais pas, 15 ans, 20 ans peut-être…

– Ben t’es très doué. »

Adel semblait sceptique, mais Nathanael insista doucement :

« De toute façon, c’est pas une question de talent de fou, je suis pas en train de te dire de déserter pour devenir peintre… Je voudrais juste que tu t’autorises à dessiner, si ça te plait, sans te prendre la tête au-delà de ça. »

Adel regardait à nouveau ailleurs, avec une moue un peu boudeuse et les sourcils froncés. Nathanael le trouvait trop mignon, mais se garda bien de lui dire et se contenta de prendra sa main :

« Tu n’as besoin de l’autorisation de personne, tu sais. Ici déjà, tu peux faire ce que tu veux. »

Adel prit la feuille et la regarda avec un soupir.

« Ouais… »

Il la reposa et se tourna vers Nathanael avec un sourire tremblant :

« C’est gentil de l’avoir gardé, ça lui fera plaisir, à Sabine… Elle était toute triste ce jour-là… »

Nathanael serra sa main :

« De rien… »

Ils s’embrassèrent doucement.

« Je dois te paraître très con…

– Non, pas con, juste malheureux et j’aime pas ça. »

Nathanael caressa sa joue :

« Je sais d’où tu reviens… Mais tu es un adulte. Tu as le droit de dessiner, de peindre si tu veux, et personne n’a le droit de t’en empêcher. Ce qu’ils t’ont fait, Adel, c’est franchement dégueulasse. Mais tu étais un enfant et tu ne pouvais pas lutter contre. T’as pas à t’en vouloir ni rien, c’est normal. Tu pouvais pas. Mais maintenant, tu peux. Tu as le droit de m’aimer, le droit d’avoir envie de coucher avec moi et aussi le droit de dessiner et de peindre si tu veux. »

Adel gloussa en posant sa main sur la sienne :

« C’est vrai qu’après ce qu’on a fait hier et cette nuit, je pense pas me remettre à la gouache soit le plus problématique pour eux…

– Vu comme ça, effectivement… »

Chapitre 21 :

Les deux hommes devaient encore profiter de six jours tranquilles avant qu’Adel ne reparte, suite, comme il l’avait pensé, au retour de ses parents.

C’était la fin de l’après-midi et Nathanael et lui avaient passé cette journée à regarder une série, vautrés sur le canapé, lorsque le téléphone du lieutenant avait vibré. Il l’avait cette fois à portée de main, attendant cet appel. Dieu merci, l’épisode n’était pas sur un moment de suspens insoutenable.

Nathanael mit la vidéo en pause et regarda son amant décrocher avec un soupir après lui avoir dit :

« Ah, le fixe de la maison. Je parie sur mon père… »

Nathanael écouta, vaguement inquiet tout de même, mais Adel, lui, était plutôt zen.

« Allo… Bonjour, Père, salua-t-il avec un clin d’œil et un sourire en coin à son amant. Ça y est, de retour ? … Hm ? Chez un ami. … Vous ne le connaissez pas. … Oh, ça fait une semaine. … Ah ça, je ne sais pas, elle n’était pas là. J’ai laissé un mot à la cuisine en partant. … Ah si si, je l’ai même coincé sous le vase de la table pour ne pas risquer qu’il s’envole avec le courant d’air… »

Nathanael sourit en voyant Adel se retenir de rire et inspirer un grand coup pour se reprendre alors que visiblement, plusieurs voix indistinctes résonnaient dans son téléphone.

« Oui, oui, c’était prévu… Le temps de boucler mon sac et je rentre. … Bien sûr que je serai à l’heure pour le dîner, je ne suis pas si loin. … Eh bien, dans ce cas, expliquez à notre chère Caroline que ne même pas remarquer mon absence en huit jours n’était pas exactement la chose à faire pour me donner envie de rentrer. Sur ce, si vous le permettez, je vous laisse. Je ne voudrais pas devoir rouler trop vite pour être à temps au repas. À tout à l’heure, Père. »

Il raccrocha alors que ça râlait encore et s’étira avec un nouveau soupir.

« Bon… Ben les vacances sont finies. »

Nathanael lui sourit et prit sa main. Ils s’embrassèrent et l’illustrateur lui dit tendrement :

« C’était super de t’avoir près de moi tout ce temps.

– C’était super d’être là. Et… ça serait super d’y être tout court. »

Nathanael hocha la tête :

« Ben quand tu veux, tu connais l’adresse.

– Ouais… »

Ils s’embrassèrent encore, puis Adel s’installa un instant contre lui, la tête dans son cou.

« Il reste longtemps, l’épisode ?

– Là, dix-quinze minutes, je dirais.

– On se le finit ?

– OK. Je te file la suite sur clé USB, si tu veux ?

– Ah ouais, je veux bien, merci. »

Ils finirent donc l’épisode qui, heureusement, ne se finissait pas sur un cliffhanger de fou.

Adel était resté contre Nathanael. Leurs mains étaient toujours entremêlées. Nathanael avait passé son autre bras autour de lui. Un petit moment passa avant que le militaire ne reprenne :

« Dis voir, on a évité les sujets qui fâchent, mais je voulais quand même te dire avant de rentrer… Je me suis renseigné un peu pour le divorce, pas plus que ça… Tu te doutes bien qu’en Irak, j’avais autre chose à faire… Par contre, j’ai vu qu’il fallait un avocat… Je pense pas que ceux de ma famille sont être très joyeux si je m’amène pour leur dire que je veux divorcer alors, est-ce que tu aurais d’autres adresses ?

– Euh, ouais… On a un gars de l’asso qui est avocat et qui nous a déjà aidés… S’il ne peut pas s’occuper de ton cas, il saura vers qui t’envoyer. Je vais lui envoyer un message, je te tiendrais au jus.

– Merci. »

Adel se redressa sans grande énergie.

« De rien, c’est un peu intéressé. »

Ils gloussèrent tous les deux.

Adel l’embrassa rapidement :

« Je sais pas quand on se revoit, du coup, désolé.

– Y a pas de souci. T’as mon numéro.

– Ouais. »

La séparation fut plus dure qu’ils le pensaient tous deux. Ils s’étreignirent longuement près de la voiture, ne parvenant pas à se lâcher l’un l’autre. Nathanael finit par y arriver à contrecœur.

« Allez, te mets pas en retard… murmura-t-il tristement.

– Je t’appelle après le dîner, répondit Adel qui semblait presque au bord des larmes.

– Comme tu pourras, te casse pas la tête. »

Nathanael l’embrassa, tentant de lui transmettre toute son affection. Puis il lui dit, doucement, mais fermement, en le regardant droit dans les yeux :

« Tu reviens quand tu veux. D’accord ? Divorce ou pas, quand tu voudras, quand tu pourras. C’est aussi chez toi, ici, maintenant. OK ?

– Chez moi… ? balbutia Adel.

– Oui. Chez toi. Et je t’y attends. »

Nathanael l’embrassa une dernière fois :

« Quand tu seras prêt. Te force pas avant ça. Mais garde ça en tête : je t’attends. »

Adel hocha la tête, incapable de répondre. Il caressa la tête de Nathanael une dernière fois et monta dans sa voiture. Il fila sans un mot de plus. Nathanael regarda la voiture disparaître et rentra. Il retomba assis sur le canapé et prit sa tête dans ses mains. Un moment passa avant qu’il n’inspire un grand coup et ne se redresse pour rester assis, seul et triste.

Sa maison ne lui avait jamais paru si vide.

Il se préparait sans grande énergie son propre dîner, quelques heures plus tard, lorsque son téléphone sonna. Il jeta un œil, les mains dans la salade qu’il rinçait, et sourit en voyant que c’était Adel. Il s’essuya les mains et décrocha immédiatement :

« Oui ?

– Salut, Nath… le salua la voix attendue, visiblement en extérieur.

– Coucou, toi. Bien rentré ?

– Ouais, ouais… Je suis dans le jardin, il fait bon…

– Ils t’ont pas trop pris la tête ?

– Pas trop, moyenne raisonnable. Caroline est furieuse, je crois qu’elle s’est fait salement engueuler avant que je rentre, mais elle n’a rien dit… Ils ont bien trouvé mon mot et ma mère a l’air d’avoir eu la même réaction que toi…

– C’est-à-dire ?

– Ben que malgré tout, ma propre épouse ne se soit pas inquiétée de ne pas me voir pendant huit jours entiers alors même que ma voiture était aussi absente, c’est inacceptable pour elle, que j’aurais pu avoir un accident, me blesser ou même me tuer… Quand elle m’a vu, la première chose qu’elle m’a demandée, elle, c’est si j’allais bien.

– Putain, enfin une réaction normale ! s’exclama Nathanael.

– Ouais… reconnut Adel avec un triste amusement. Du coup, même mon père ne l’a pas tant ramené… Faut dire que c’est rare que ma mère s’énerve… En général, ça calme tout le monde… Et là, ça a pas loupé.

– Bon, ben tant mieux.

– Oui… Mais il a l’air bien décidé à me faire dire où j’étais, par contre. Je pense que mon grand-père va monter aux créneaux aussi quand il sera au courant. Je vais compter les points, ça m’occupera…

– Ouais. »

Il y eut un silence.

« Ça ira ?

– Ouais, ouais, t’en fais pas. »

Il y eut un nouveau silence, puis Adel reprit sans paraître top sûr de lui :

« Quand ça ira plus, j’aurais qu’à rentrer, pas vrai ? Chez nous ? »

Nathanael sourit :

« Ouais. »

Les choses avaient repris leur cours un peu étrangement. Adel avait été invité à rejoindre sa fille chez sa cousine, avec son frère et la famille de ce dernier. Ils étaient donc partis en Bretagne pour quelques semaines. Adel appelait Nathanael régulièrement et ils s’envoyaient pas mal de messages.

Nathanael n’était pas dupe du jeu flou et malsain de la famille de son amant envers ce dernier. De la « punition » de le couper de ses enfants pendant ses congés, tant pour lui signifier qu’il devait rentrer dans le rang que les couper, eux, de sa mauvaise influence supposée, on était passé à un compromis pas vraiment plus clair en lui permettant finalement de voir sa fille, mais sous la tutelle de son frère. Sa « fugue » ayant visiblement fait comprendre à certains qu’il n’était pas prêt à céder, voire pire, qu’il commençait vraiment à avoir une vie en dehors de leur contrôle, il semblait donc falloir le recadrer, mais pour cela en savoir plus, et Florent avait été jugé meilleur pour ça, à court terme, que ses parents ou sa femme, qui ne lui adressait de toute façon plus la parole.

Nathanael jugeait gerbante cette façon de se servir de l’affection d’Adel pour Sabine pour essayer de le garder en laisse. C’était d’ailleurs une peur réelle qu’il avait, qu’ils ne se servent d’elle, de la menace de la perdre, pour empêcher Adel de vraiment partir. Et le pire était que le dessinateur n’aurait jamais pu en vouloir à son amant de refuser d’abandonner sa fille à cette bande de cons.

Adel n’était pas vraiment dupe de la manœuvre non plus et il racontait régulièrement à Nathanael comment il faisait tourner son frère en bourrique à refuser de rien lâcher. Si bien que ce fut Florent qui lâcha, lui, l’affaire et décida de profiter de ses vacances avec sa famille.

« C’est Manon, sa femme, qui lui a dit de laisser tomber, apparemment, raconta un soir le lieutenant à Nathanael. Elle en avait marre.

– Tu la remercieras.

– C’est fait. Mais elle a l’air de se douter de quelque chose.

– Ah ?

– Elle m’a dit qu’elle m’avait jamais vu si souriant et que ça lui faisait plaisir. 

– Pas de risque qu’elle cafte ?

– Manon ? Non, elle est pas dans leur délire. Elle a calmé Flo sur pas mal de trucs… Elle est sympa. »

Adel revint début août. Il n’était pas prévu qu’il reparte avant l’automne, même s’il devait reprendre le travail à la caserne dans l’intervalle, le déménagement de cette dernière étant enfin officiellement lancé.

Les deux hommes parvinrent à se revoir trois fois, rapidement, mais les choses devenaient difficiles. Adel faisait l’objet d’une surveillance accrue et, sous la pression de son grand-père, son père était de plus en plus agressif avec lui, à la limite de la violence physique. Nathanael était inquiet, même si Adel lui disait qu’il faisait au mieux pour l’éviter, quittant la pièce quand il sentait venir la dispute ou les reproches. Il lui avait aussi dit qu’il avait pris contact avec l’avocat.

Nathanael espérait vraiment qu’Adel ne risquait rien de vraiment grave. Il lui arrivait de prendre peur, imaginant son amant se battre vraiment avec son père, ou ce dernier sortir une arme, qui savait ce qu’une famille de militaires pouvait bien avoir comme fusil dans ses placards ?

Le bouclage d’un album devait cependant bien occuper l’auteur durant septembre, même si l’inquiétude l’empêchait d’être aussi concentré sur son travail qu’il l’aurait voulu.

Il avait en effet moins de nouvelles, ce qui n’était pas pour le rassurer. Adel parvint à l’appeler un après-midi, très rapidement, profitant qu’il avait été envoyé faire une course seul. Il avait une voix très fatiguée et nerveuse.

« J’suis vraiment désolé, Nath, c’est la galère, là… On touche pas terre à la caserne et mes parents m’ont réquisitionné d’office pour le mariage de ma sœur, dans quinze jours… Ça devrait aller mieux après… Tu t’en fais pas, OK ? Ça va aller…

– OK, courage à toi, alors…

– Merci ! Bon, je dois te laisser… Je t’embrasse, à très vite.

– Oui, je t’embrasse aussi… Prends soin de toi… »

Nathanael était à son bureau et raccrocha avec une petite mine. Il se frotta le visage et s’accouda un instant. Adel lui manquait de plus en plus et il s’en faisait vraiment. Il ne savait pas trop ce qui se passait, mais il espérait de tout cœur que ça allait effectivement bien se passer… Il essayait de ne pas penser qu’il attendait en vain, de continuer à y croire, de se dire que ça ne faisait pas si longtemps et que la situation était complexe… Mais Adel allait-il vraiment parvenir un jour à franchir le pas ?

Il allait avoir la réponse à cette question finalement assez brusquement.

Le fameux weekend où Lucie, la sœur d’Adel, épousa Philippe, Nathanael, le passa chez lui à travailler, toujours en bouclage. Il faisait frais et il pleuvait des cordes. Il parvint à finir en milieu d’après-midi le dimanche et, épuisé, n’eut que l’énergie d’aller sommeiller sur le canapé, devant des programmes d’un inintérêt notable. Un dimanche, quoi. Il s’endormit vraiment, d’ailleurs, et réémergea vers 20h45. Trop crevé même pour se passer une pizza congelée au four, il resta devant la télé et se rendormait devant un documentaire sur la reproduction des crevettes roses du sud-ouest de la Patagonie équatoriale lorsqu’on frappa à sa porte, le faisant violemment sursauter.

Aussi surpris que mal à l’aise qu’on le dérange si tard, presque 21h30, il se leva sans grande énergie pour aller voir au judas et sursauter en reconnaissant Adel, qui se frottait le visage, l’air à bout. Il ouvrit immédiatement, cette fois bien réveillé :

« Adel ?… Qu’est-ce que tu… »

Les larmes de son amant lui coupèrent la parole. Adel n’osait pas le regarder. Nathanael analysa la situation en quelques secondes : beau costume fripé, mine épuisée, regard fuyant, larmes, et surtout, son grand sac militaire plein à craquer à la main. Est-ce qu’enfin… ?

« … Adel… ?… »

Le grand soldat balbutia enfin dans un souffle dur à entendre :

« J’suis désolé… J’ai pas osé t’appeler… »

Nathanael l’attrapa pour le tirer au sec, vraiment inquiet, lui assurant qu’il ne le dérangeait pas. Adel sursauta, mais se laissa faire avant de rester immobile dans l’entrée. Il ne fit que lâcher le sac trempé sur le carrelage alors que Nathanael allait chercher de quoi l’essuyer.

« J’suis désolé… » fut tout ce qu’il parvint à répéter.

Nathanael se mit à l’essuyer doucement, frottant sa tête et lui disant avec la même douceur :

« C’est pas grave, Adel… C’est pas grave… Tu sais quoi ? Tu vas aller te prendre une bonne douche bien brûlante pour te réchauffer et je vais préparer du café… Ou tu veux autre chose… ? Tu as mangé ? »

Adel renifla en faisant signe que non. Nathanael lui sourit, gentil, sans cesser de l’essuyer, avant de lui dire que comme lui non plus, il allait préparer quelque chose pendant sa douche.

Adel éclata en sanglots et Nathanael le prit dans ses bras.

Quelques secondes passèrent avant le soldat ne réponde à l’étreinte, serrant Nathanael de toutes ses forces, fondant en larmes contre lui. Et Nathanael attendit, frottant son dos et lui disant que tout allait bien, qu’il l’aimait, que ça allait bien se passer.

De longues minutes passèrent avant qu’Adel ne parvienne à se calmer. Il s’écarta finalement de Nathanael, tremblant, renifla et Nathanael lui sourit encore et l’embrassa tout doucement.

« Désolé…

– Arrête de t’excuser… Tu es chez toi ici, je te l’ai dit, pas vrai ? »

Adel opina avant d’inspirer un grand coup.

« Allez, va te réchauffer, je t’attends à la cuisine.

– OK… »

Nathanael sortit une tarte tomates-feta maison du congel et mit le four à préchauffer. Il venait d’enfourner et mettait la table lorsqu’Adel arriva. Il avait mis un treillis élimé et un vieux t-shirt, restant pieds nus. Il s’assit sans énergie et se frotta le visage.

« Ça va mieux ? » lui demanda Nathanael en venant poser sa main sur son épaule.

Adel se redressa et haussa les épaules.

Il avait vraiment une mine de déterré.

« Je sais pas… avoua-t-il en posant sa main sur celle de Nathanael. J’suis vidé… J’avais un peu peur en venant… Comme ça, sans prévenir… J’suis soulagé… Je crois… Mais j’ai du mal à réaliser… Que je suis parti… ? Pour de vrai… ?…

– Ben… Ça y ressemble… »

Nathanael passa ses bras autour de ses épaules, câlin.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Adel posa sa main sur son bras et soupira :

« Hier, au mariage de ma sœur, mon père a fait un magnifique discours sur l’amour, sur le respect dans le couple, sur le bonheur de s’unir avec la personne qu’on aimait devant Dieu…

– Cool… ironisa Nathanael. Et ?

– Ben, ça m’a travaillé… Du coup, quand tout le monde a été parti tout à l’heure, j’ai décidé d’aller lui parler… Je sais pas trop ce que j’espérais, mais bien sûr, il ne m’a pas écouté, il a commencé à gueuler j’sais pas quoi… Sauf que je l’ai pas laissé faire… Je lui ai dit que c’était fini, que je partais rejoindre la personne que j’aimais et que personne ne me retiendrait. Il a pété un câble et il faillit m’en foutre une… Mais je sais pas pourquoi, j’ai bloqué son bras et je lui ai répété : c’est fini. Il m’a dit qu’il allait me briser, me faire virer de l’armée, qu’abandonner mes enfants était une honte… Je lui ai dit que je n’abandonnais personne, qu’on en reparlerait devant le juge des familles au moment du divorce et je suis parti. J’ai été dans ma chambre faire mon sac, Caroline est venue m’expliquer qu’il était hors de question qu’on divorce, qu’on avait été unis devant Dieu et que ça serait un blasphème… Je lui ai dit qu’on en reparlerait devant le juge aussi et comme elle a vu qu’elle gueulait pour rien, elle est repartie… Et… »

Adel trembla.

« … Ils m’ont envoyé Sabine…

– Quoi ?!

– Ma puce… »

Adel inspira à nouveau pour ne pas se remettre à pleurer.

« Putain les enflures… » marmonna Nathanael en se redressant, furieux.

Adel renifla.

« J’ai essayé de lui expliquer… Comme j’ai pu… Que je les abandonnais pas, que je les abandonnerai jamais… Mais que même pour eux, je pouvais pas rester… J’espère… J’espère qu’elle a compris… »

Nathanael revint le serrer dans ses bras :

« Je suis sûr que oui… »

Il embrassa la joue d’Adel et caressa sa tête :

« Je suis heureux que tu sois là, Adel. Je suis désolé que ça se soit passé comme ça, je suis désolé qu’ils t’aient fait ça, mais… Je t’aime… Et je suis vraiment heureux que tu sois rentré à la maison. »

Adel souriait faiblement, il renifla et essuya ses yeux :

« Je suis heureux d’être chez nous, Nath. Tu m’as manqué… J’en pouvais plus… »

Le four sonna, les faisant sursauter tous les deux. La soirée fut brève, ils se couchèrent aussitôt dîner.

Le lendemain, Adel passait à la gendarmerie laisser une main courante pour officialiser son départ du domicile conjugal.

Chapitre 22 :

Décembre 2018.

Il faisait très froid et la neige menaçait de tomber dans les jours suivants. Le ciel était bas et lourd lorsque Nathanael arriva à l’hôpital, porteur d’un sac plus volumineux qu’à l’accoutumée. Comme il avait prévu large pour ne pas être en retard, il était très en avance.

Il était là bien plus tôt que d’habitude, puisque c’était enfin le grand jour : près de trois semaines après son séjour strasbourgeois, Adel allait pouvoir rentrer.

S’il était toujours amorphe, les médecins jugeaient que ses blessures ne nécessitaient plus qu’il reste hospitalisé. Ils avaient attendu le temps nécessaire, mais tout avait parfaitement cicatrisé. Des infirmiers allaient bien sûr le suivre à domicile et il aurait des rendez-vous de suivi réguliers, mais plus rien ne s’opposait à son retour à la maison.

Lorsque le dessinateur arriva dans la chambre, Bajant était là avec Amandoux, un autre médecin que Nathanael ne connaissait que de visage, et Samuel.

« Oh pardon, je dérange ? » s’enquit le nouveau venu, dubitatif.

Bajant lui sourit en s’approchant pour lui serrer la main.

« Non, il n’y a pas de souci, M. Anthème. Nous faisions un dernier point, c’est plutôt bien que vous soyez là. »

Nathanael hocha la tête en serrant la main tendue. Il salua de même les autres avant de regarder le lit et de froncer les sourcils.

« Houlà… »

Adel était assis contre ses oreillers, très tendu pour qui pouvait le voir.

Le convalescent avait bien meilleure mine qu’à son arrivée. Il avait repris du poids, ses traits n’étaient plus aussi creusés. Il y avait aussi quelque temps qu’il n’avait plus de bandage sur son second œil. La cicatrice n’était pas si horrible. On devinait le coup de lame qui l’avait causée : une marque verticale très fine, un trait d’environ un centimètre et demi au-dessus de son sourcil et pareillement en dessous de son œil, où un rond blanchâtre se trouvait désormais.

Sa main droite s’était aussi très bien remise de son opération. Malheureusement, ils s’étaient rapidement aperçus qu’Adel avait tendance à la crisper comme la gauche. Ils avaient donc été obligé de lui mettre une attèle pour la tenir, avec l’obligation de la masser et de faire bouger ses doigts deux ou trois fois par jour. Nathanael avait appris à le faire avec soin, comme beaucoup d’autres choses.

Le visage d’Adel était ce matin-là crispé et sa main bien trop serrée sur la couverture.

Nathanael soupira et enleva rapidement son manteau. Il s’assit dans le dos d’Adel pour passer ses bras autour de lui. Adel s’appuya sur lui et son visage se détendit un peu.

« Ça te stresse, tout ce monde, hein… lui murmura Nathanael avec douceur. C’est pas grave, ça va aller… C’est bientôt fini… »

La main desserra un peu la couverture.

Avisant la peluche sur le côté, Nathanael la récupéra pour la remettre sous la main, qui la serra malgré tout.

Amandoux avait soupiré avec humeur, mais la présence de Bajant retint tout commentaire.

Nathanael les écouta sagement faire leur bilan, puis ils le saluèrent et partirent, ne laissant que Samuel qui devait préparer Adel pour son départ.

Nathanael avait, comme convenu, apporté des vêtements. Il aida Samuel à laver et habiller Adel pour le trajet. Le convalescent se laissa faire de mauvaise grâce, très tendu. Ils finissaient lorsque Gradaille arriva.

Le colonel passait s’assurer que tout allait bien. Nathanael, qui enfilait ses chaussures à Adel, le lui confirma :

« Tout va bien, oui, on est même en avance… L’ambulance n’est prévue que dans trois quarts d’heure… Comment allez-vous vous-même ?

– Ma foi, moi ça va… »

Nathanael se releva et laissa Samuel rallonger Adel sur le lit en disant :

« Je vais rappeler pour voir s’ils peuvent venir plus tôt.

– Merci ! »

L’infirmier les laissa et Nathanael soupira, satisfait, même si Adel était toujours bougon.

« Tout est prêt chez vous ? s’enquit Gradaille.

– Oui, oui, j’ai tout vérifié avec Judith hier… Notre auxiliaire de vie… Tout est bon ! Elle doit me rejoindre à l’arrivée d’ailleurs, pour m’aider à installer Adel tranquille.

– Parfait… Et vous, ça ira ? » demanda encore le colonel avec un sourire.

Nathanael haussa les épaules en rigolant :

« J’espère, ça devrait, on verra !… Y a pas de raison. Franchement, là je suis crevé, mais bon, déjà ne plus avoir à me taper les allers-retours ici, ça devrait m’aider. Et puis, ça va lui faire du bien de rentrer… ajouta-t-il en regardant Adel, toujours grognon sur le lit. Je pense vraiment qu’il va aller mieux… »

Gradaille hocha la tête :

« Je pense aussi. A ce sujet, je voulais vous dire que les affaires de votre mari ont enfin été rapatriées.

– Ah ? C’est vrai ça, il avait des bagages, j’avais oublié…

– Oui, en fait pour être honnête, nous aussi… admit le colonel avec un petit rire gêné, ce qui fit rire Nathanael aussi. C’est arrivé avant-hier à la base, on s’est un peu demandé ce que c’était… Nos camarades locaux qui nous ont tout renvoyé. L’enquête là-bas est bientôt bouclée.

– Il va y avoir un procès ?

– Peut-être, mais pas tout de suite. On vous tiendra au courant… Si votre époux est en état, il pourrait être appelé à témoigner. »

  Nathanael fit la moue.

« Ouais, pas pour demain.

– Certes.

– Et donc, vous avez récupéré ses bagages ?

– Oui. Nous allons nous les rapporter dès que possible.

– Ah, merci. Je bouge pas cette semaine, et au pire si je suis parti un peu, Judith sera là, donc n’hésitez pas.

– Parfait ! »

Samuel revint sur ces entrefaites pour les avertir que les ambulanciers, prévenus, pouvaient venir sans attendre :

« En fait, ça avait l’air de bien les arranger…

– Ben encore plus parfait ! »

Gradaille attendit donc en leur compagnie et un peu plus tard, deux grands gaillards arrivaient. Ils installèrent avec soin Adel sur un fauteuil roulant, Nathanael prit un sac et Samuel l’autre. Nathanael salua rapidement tout le monde, les remercia chaleureusement avant de les suivre avec l’infirmier et Gradaille. Nathanael remercia encore Samuel et lui serra la main avec énergie avant de la laisser filer. Il laissa les ambulanciers installer Adel dans leur véhicule, qui était en fait un monospace aménagé, échangeant encore un peu avec le colonel, puis ils partirent.

Assis près d’un Adel très tendu, Nathanael prit sa main et la serra durant tout le trajet. Le conducteur était peu loquace, concentré sur la route, mais son collègue était plus bavard et fit donc posément la conversation. Le retour fut plus long que prévu, la faute à des travaux qui bloquaient une rue. Du coup, ils furent juste à l’heure prévue initialement avec Judith qui attendait sagement dans sa propre voiture, non loin du portail.

« Eh bé heureusement qu’on avait prévu large ! soupira le chauffeur en se garant. On va pas trop pouvoir traîner par contre, ça ira ? » demanda-t-il à Nathanael.

Ce dernier lui sourit, il venait de voir Judith sortir de sa petite citadine bleue.

« Notre auxiliaire de vie est là, je pense donc que oui… »

Ils descendirent et Nathanael fit signe à la jeune femme pendant que les deux hommes réinstallaient un Adel toujours stressé sur son fauteuil roulant. Sa main serrait bien trop fort sa peluche posée sur ses genoux.

Judith approcha.

« Bonjour !

– Bonjour, ça va, vous n’avez pas trop attendu ?

– Non, non, ça va, j’ai ma liseuse, ne vous en faites pas. Ça a été ?

– A part des travaux sur la route… Venez, que je vous présente. »

Ils rejoignirent les ambulanciers et Adel.

« On va vraiment devoir filer, dit le chauffeur. C’est bon pour vous ?

– Oui, on va se débrouiller, merci, lui répondit Nathanael. Je vous ai bien donné le bon de transport ?

– Oui, on a tout ! confirma l’autre.

– Ben c’est tout bon alors, merci beaucoup ! »

Nathanael poussa le fauteuil sur le trottoir et ils regardèrent le grand véhicule repartir.

« On fera les présentations dedans, si vous permettez, il fait un peu trop froid pour traîner ici ! 

– Aucun problème ! » approuva-t-elle.

Ils rentrèrent rapidement et dès qu’ils furent au salon et les manteaux enlevés, Judith s’accroupit près du fauteuil :

« Bonjour, Adel. Je m’appelle Judith. C’est moi qui vais aider Nathanael à s’occuper de vous jusqu’à ce que vous alliez mieux. Moi et ma collègue Olga le week-end. Elle est très gentille aussi. Je suis très heureuse de vous rencontrer. Je suis sûre qu’on va bien s’entendre ! »

Nathanael sourit et caressa la tête d’Adel :

« Welcome back, mon cœur. »

Judith resta avec Adel le temps que Nathanael aille leur faire un café.

Adel était assis, plus détendu, mais ça, elle ne le connaissait pas encore assez pour le voir. Sa main serrait la peluche avec moins de force. Nathanael, lui, le vit immédiatement lorsqu’il revint avec les deux mugs de café. Il sourit en s’asseyant sur le canapé, en les posant sur la table basse.

« Ah, ben ça va mieux !… »

Comme Judith le regardait sans comprendre, il lui montra la main et lui expliqua.

« … Et là, ça se voit sur son visage aussi, il est plus détendu… »

Judith sourit :

« On dirait même qu’il pique du nez… »

Nathanael hocha la tête :

« Oui, je confirme… Je pense que la préparation et le trajet l’ont beaucoup fatigué, vu le stress… On ferait peut-être mieux d’aller le coucher un peu…

– Bonne idée ! »

Les deux compères emmenèrent donc Adel dans la chambre et le changèrent, lui enfilant un vieux pantalon de toile et un t-shirt, ce avec quoi il dormait d’habitude, avant de le coucher bien au chaud sous la couette et le duvet qui la recouvrait.

Mécontent d’avoir encore été manipulé, Adel était à nouveau bougon. Nathanael était assis près de lui au bord du lit, caressant sa tête et lui parlant doucement pour l’apaiser :

« Allez, boude pas… T’es pas bien là dans ton lit ?… Repose-toi, ça va aller, maintenant. Tu es à la maison. Tout va bien, fais un câlin à Mac… »

Nathanael frotta la vieille peluche à la joue d’Adel, faisant glousser Judith.

Le dessinateur se pencha pour embrasser tendrement son mari avant de glisser la peluche sous sa main.

« Allez, tu fais dodo ? »

Adel remua et poussa un gros soupir, avant de se tourner en couinant pour s’installer en chien de fusil, faisant sursauter Nathanael, et de fermer les yeux avec un nouveau soupir, serrant Mac contre sa poitrine.

Nathanael sourit, caressa une nouvelle fois sa tête avant de se lever. Ils sortirent de la chambre en silence et retournèrent sur le canapé, le babyphone que Nathanael avait emprunté à sa sœur bien installé sur la table de nuit d’un côté et sur l’étagère du salon de l’autre.

Ils reprirent leurs mugs.

« Il ne bougeait pas comme ça, dans le lit, à l’hosto… remarqua Nathanael.

– C’est bon signe, lui dit Judith.

– Oui, j’étais sûr que ça lui ferait du bien de revenir ici… »

Ils se mirent à parler de la suite des opérations.

Judith (ou sa collègue) serait là chaque jour, dès le matin pour l’aider à lever, laver et habiller Adel, s’occuper de son petit-déjeuner et des quelques exercices qu’elle pourrait lui faire faire, hors du kiné qui devait passer 3 fois par semaines et hors soins infirmier aussi. Elle devrait aussi aider Nathanael dans les taches ménagères, aller faire les courses ou garder Adel quand lui y irait, préparer les repas, et il était convenu qu’ils fassent diner le convalescent vers 18h30, avant de le coucher et qu’elle y aille quand ça serait fait. Tout ceci était appelé à évoluer avec l’état du patient, mais c’était la base de départ.

Et c’est ainsi qu’une petite routine se mit en place paisiblement.

Nathanael avait un peu de mal, peu habitué à se lever, et donc se coucher, de façon si régulière. Même s’il admettait volontiers que c’était une bonne chose, il allait lui falloir un peu de temps pour s’y faire.

Il était donc occupé à siester involontairement sur son canapé, alors que Judith était partie aux courses, trois jours plus tard, que la sonnerie de la porte le réveilla en sursaut. Adel dormait aussi à cette heure-là, il se hâta d’aller ouvrir, de peur d’un second coup de sonnette ne le réveille.

Il leva un œil dubitatif, fronçant un sourcil, vers le grand Noir en uniforme qui lui faisait face et se mit au garde-à-vous devant lui.

« Adjudant Benmani, mes respects, monsieur ! »

Le sourcil se releva.

« Ah. Moumoud… »

Son vis-à-vis eut un sourire furtif et Nathanael lui sourit plus franchement :

« Nathanael Anthème, enchanté. Adel m’a beaucoup parlé de vous. Détendez-vous, je ne suis pas militaire et votre lieutenant fait la sieste… Que puis-je pour vous ?

– Je vous rapportais ses affaires, monsieur.

– Ah, merci… Vous avez deux minutes pour boire un café ? » demanda Nathanael en retenant un bâillement.

L’adjudant parut surpris :

« Euh, je ne veux pas déranger…

– Il n’y a pas de souci. »

Le militaire obtempéra sans se faire plus prier, rentrant la grande valise à roulettes et le volumineux sac à dos qu’il avait ramenés. Les laissant au salon, il s’assit sur le canapé, comme on l’y invitait, un peu gêné, pendant que Nathanael allait à la cuisine lui chercher une tasse et prendre la cafetière. Il le servit avant de s’en remettre dans la sienne, posée là, et de s’asseoir également.

« Je suis heureux de vous rencontrer, reprit Nathanael. J’avais été très déçu de ne pas vous voir au mariage… »

Mourad Benmani sourit :

« J’étais déçu aussi. Vous aviez décidé ça trop vite, j’étais en congé chez mon oncle en Suisse et je n’avais pas pu m’organiser. »

Nathanael hocha la tête. Adel et lui avaient décidé de se marier dans une certaine précipitation, seule façon pour eux de se protéger légalement l’un l’autre. Si le repas avait été fait en très petit comité, un certain nombre de collègues d’Adel, simples soldats ou officiers, étaient venus à la cérémonie.

« Votre carte nous avait fait plaisir…

– Je vous en prie.

– Et euh, je voulais aussi vous remercier… Puisqu’on m’a dit que c’était grâce à vous qu’il avait été libéré ? »

Benmani grimaça :

« C’est lui qui nous a motivés à nous enfuir et qui m’a couvert pour que je réussisse à leur échapper, alors, on est quitte. »

 Nathanael le regarda et lui demanda :

« Vous étiez enfermé avec lui… ?

– Oui, on était tous les trois, avec Rocal.

– Celui qui y est resté ?

– Oui.

– Vous avez dû bien dérouiller aussi…

– Ouais… Ça, ces connards aiment rarement avoir un Noir en face, mais bon, j’ai l’habitude de me faire traiter de toutou des Blancs, de traître, surtout depuis que j’ai rejoint l’armée…

– J’avais vu des trucs comme ça, oui… C’est moche.

– Très. Une fois, j’ai même un gars qui m’a demandé si j’avais pas honte d’être esclave de la France après tout ce qu’elle avait fait…

– Ah ouais, chaud…

– Je lui ai répondu que je servais un pays et ses valeurs, et que ces valeurs j’y tenais, même si le pays ne leur faisait pas honneur.

– Bien dit.

– Merci. »

Il but un peu de café et reprit :

« C’est clair que j’en ai sué à l’armée… Mais j’ai de la chance, le colonel est vraiment un grand homme. Pour lui, la seule chose qui compte, c’est nos compétences et rien d’autre. Et le lieutenant aussi, c’est un grand homme pour ça… »

Nathanael sourit. Benmani continua avec une amertume sincère :

« … Si ce soir-là, j’avais pu, c’est moi qui aurais couvert sa fuite à lui… »

Le sourire de Nathanael s’attrista un peu et il ne put se retenir de tapoter amicalement la large épaule de l’adjudant :

« Ce qui est fait est fait, je suis sûr qu’Adel ne regrettera rien. Vous avez tous les deux fait du mieux que vous pouviez, j’en suis sûr. Je suis vraiment désolé pour votre collègue, par contre…

– Rocal ? C’est gentil, mais pour un gars comme lui, mourir comme ça, c’était sûrement ce qu’il voulait.

– Ah ?

– Oui. C’était un des meilleurs combattants qu’on avait, un des rares qui tenait la dragée haute au lieutenant et à son frère au corps-à-corps, et c’est pas peu dire… Un gars qui n’était qu’un soldat, aucune vie hors de la caserne… Alors, c’était un excellent soldat. Mais mourir en mission, je pense vraiment que c’est ce qu’il souhaitait.  

– Je vois… Y a des chanteurs qui veulent mourir sur scène, alors j’imagine que certains soldats veulent finir sur le champ de bataille…

– C’est l’idée. Et vous ?

– Oh, mourir en dessinant, ça serait pas le pire… »

 

Chapitre 23 [Attention – Sujet sensible] :

Nathanael raccompagnait Mourad au portail lorsque Judith revint avec un caddie bien plein. L’auxiliaire de vie sourit, amusée, lorsque le grand soldat salua son hôte en se mettant au garde-à-vous un instant :

« Encore merci de votre accueil, monsieur.

– De rien, rentrez bien. Et mes amitiés au colonel Gradaille.

– Comptez sur moi. Et comptez sur moi pour ce dont nous avons parlé aussi, je vais faire le maximum pour qu’on puisse vous faire parvenir ces rapports.

– Merci beaucoup. »

L’adjudant partit sur un ultime coup de talons et Judith passa le portail, toujours souriante, alors que Nathanael, frigorifié, soufflait dans ses mains.

« Un collègue d’Adel ?

– Son adjudant préféré.

– D’accord… Houlà, viens, rentrons au chaud, tu grelottes… »

Ils se hâtèrent à l’intérieur. Alors que Judith allait ranger les courses à la cuisine, Nathanael, lui, jeta un œil à Adel qui dormait toujours. Le dessinateur retourna donc au salon et regarda la valise et le grand sac à dos. Il n’avait pas envie de les ouvrir, pas envie de trier et de ranger ça… Mais il ne pouvait pas non plus les mettre dans un coin et attendre qu’Adel s’en occupe. Sans même parler du fait qu’il y en avait peut-être pour des semaines ou des mois encore, qui savait quel souvenir traumatisant le simple fait d’ouvrir ses bagages, de retrouver ces objets, ces souvenirs, peut-être une simple odeur, pourrait provoquer ?

Il en était là de ses tergiversations lorsque Judith le rejoignit.

« Tiens, c’est quoi, ça ?

– Les affaires qu’Adel avait là-bas.

– Ah, c’est pour les ramener que ce gars est passé ?

– Oui. »

Voyant son air grave et triste, elle lui sourit avec douceur et demanda :

« Tu veux que je m’en occupe ? »

Il grimaça et soupira :

« Je veux bien que tu m’aides, mais tu ne pourras pas ranger tout ça toute seule… »

Elle hocha la tête sans perdre son sourire et caressa son bras.

« Alors on s’y met ?… Je ne crois pas que ça servira à grand-chose de les laisser traîner là. »

Il soupira encore avant de hocher la tête à son tour, toujours triste, en retroussant ses manches :

« Ouais. Ça servira à rien. »

Il prit le sac et le posa sur le canapé pour l’ouvrir et commencer à le vider. Il contenait principalement du linge, fourré en vrac et il n’était pas trop possible de distinguer le propre du sale. Ils se dirent donc que le plus simple était de tout laver. Il y avait aussi sa trousse de toilette, spartiate : rasoir, brosse à dents, un savon de Marseille. Un gant de toilette qui partit avec les vêtements au sale, et une paire de chaussures militaires un peu boueuses.

Nathanael ne savait par contre pas ce que c’était que cette valise, car Adel ne l’avait pas en partant… Peut-être l’avait-il achetée sur place pour rapporter des choses ? C’était déjà arrivé qu’il rentre plus chargé qu’il n’était parti.

Il la coucha pour l’ouvrir avec soin. Si elle contenait des souvenirs, certains pouvaient être fragiles.

Les personnes qui l’avaient remplie n’avaient pas été maniaques, mais si tout était un peu en vrac, les choses les plus fragiles avaient été emballées dans du journal pour les protéger un minimum.

Il y avait là une deuxième paire de chaussures, plus propre que l’autre, et tout ce qui devait être dans sa chambre, posé çà et là : sa liseuse, ainsi que deux livres, son lecteur MP3, son téléphone portable, dont la vitre était fendue, le cadre photo en métal transportable qui s’ouvrait et contenait deux clichés : un de Nathanael et un d’Adel avec Sabine et Bruno, ses deux enfants, et la mallette de dessin et peinture d’Adel.

Nathanael la lui avait offerte pour son anniversaire, le premier qu’ils avaient passé ensemble. Elle n’était pas immense et contenait assez peu de choses : un petit bloc de feuilles A4, une douzaine de crayons de couleur, une petite palette d’aquarelle, d’une dizaine de couleurs, quelques pinceaux, quelques crayons de papier, une gomme.

Adel avait mis du temps à s’en servir. Il l’avait fait avec timidité au début, pendant des vacances. Puis, il y avait pris goût et il avait aussi pris l’habitude de l’emmener avec lui dans ses missions. Le contenu était renouvelé régulièrement, mais la petite mallette restait la même.

Nathanael finit de vider la valise. Les divers chargeurs électriques étaient, eux, vraiment en vrac, les câbles emmêlés, et enfin, ne resta plus qu’un plus grand objet emballé avec soin dans un bout de couverture. Intrigué, Nathanael demanda à Judith de l’aider pour qu’ils le dégagent et ils sourirent tous deux en découvrant un petit tambourin.

« Ah, c’est vrai, ça me revient… Il m’en avait parlé, il l’avait acheté pour Emy.

– Emy ?

– Ma nièce, Emeline, la fille de ma sœur. Il voulait lui offrir pour Noël…

– Ses parents vont adorer.

– Ouais ! »

La valise était presque vide, mais Nathanael remarqua, presque invisible tout au fond, un petit sac de tissu noir. Il le prit, à nouveau intrigué. Le tissu était épais et le sac étonnamment lourd pour sa taille.

« Qu’est-ce donc que cela ?… » pensa-t-il tout haut, faisant sourire Judith qui venait de ramasser les chaussures pour aller les ranger.

Elle partit, jugeant que cela ne la concernait pas. Lui dénoua le lien et renversa le sac sur un coussin pour le vider avant de sursauter en voyant son contenu : des objets dorés ?… Des bijoux ? Il regarda mieux : deux gourmettes, une plus féminine que l’autre, et deux anneaux, le tout semblait en or massif.

« Tiens… ?… »

Sûrement des cadeaux ? pensa-t-il cette fois in petto avant de remarquer qu’il y avait des inscriptions sur le métal. Il regarda mieux et sourit, ému. Sur les gourmettes, était gravé de façon très lisible, même si discrète : « Pour Sabine, ton père qui t’aime » et « Pour Bruno, ton père qui t’aime ». Et sur les anneaux, le même message : « Cela aussi passera ».

Nathanael eut un sursaut et plaqua sa main devant sa bouche en sentant les larmes lui monter aux yeux.

Cela aussi passera.

Le souvenir d’une légende entendue ensemble à la télé, un soir d’hiver.

Elle parlait d’un grand roi perse. Il aurait demandé à son conseil de sages de trouver une phrase toujours vraie, afin qu’il puisse s’appuyer sur cette vérité universelle pour régner avec sagesse, en la faisant graver sur un anneau.

Après une longue réflexion, les sages lui auraient répondu par cette phrase : « Cela aussi passera. »

L’idée que tout est éphémère, les bonnes choses comme les mauvaises, une idée à garder en tête, tant pour profiter des bons moments que pour supporter les mauvais.

Nathanael comme Adel avaient été très touchés par cette histoire et en en parlant, l’illustrateur avait émis le souhait d’avoir un anneau avec cette même inscription pour garder la tête froide en cas de coup dur. Adel avait approuvé. Imaginer qu’il avait fait graver ces deux anneaux, là-bas, en Afrique, en repensant à eux et à cette soirée où ils avaient entendu cette légende, blottis l’un contre l’autre sous le plaid, sur le canapé…

Nathanael renifla.

« T’es vraiment con… »

Il resserra ses mains sur les petites rondelles de métal scintillant.

« Ça passera… Ça aussi, ça passera… »

Il faillit passer un des anneaux à son doigt, puis renonça et remit tout dans le sac noir qu’il referma avant de se lever.

Adel et lui se les passeraient au doigt l’un de l’autre plus tard, quand Adel le pourrait.

Il alla ranger ça à l’abri, dans le tiroir du bureau d’Adel, désormais installé à côté du sien, avec le reste des affaires trouvées dans la valise. Puis, il retourna au salon et se dit qu’il allait ranger le sac et la valise dans le dressing… Ou plutôt qu’il le ferait dès qu’Adel serait réveillé de sa sieste, le dressing étant dans leur chambre.

Judith revint :

« J’ai lancé la lessive, du coup.

– Ah, merci.

– De rien ! »

Le babyphone les alerta : Adel remuait, preuve qu’il venait justement de se réveiller.

C’était assez curieux, car il n’y avait que dans le lit que le grand soldat bougeait. Le reste du temps, que ce soit sur le fauteuil roulant ou sur le canapé quand on l’y installait, il restait toujours amorphe.

Ils allèrent tous deux dans la chambre. Comme toujours, Adel grimaça lorsque Nathanael ouvrit les rideaux. Puis, le dessinateur s’assit au bord du lit et caressa la tête du convalescent :

« Coucou, toi. On se réveille ? Tu as bien dormi aujourd’hui, c’est presque 16 heures… »

Adel semblait ensommeillé. Ils le sortirent du lit et l’installèrent sur le fauteuil. Il était étrangement mou, il semblait vraiment avoir du mal à émerger cet après-midi-là.

Entendant son téléphone sonner, Nathanael laissa la main à Judith et alla voir.

Surpris de constater qu’il s’agissait de Gradaille, il décrocha rapidement :

« Oui, allô ?

– Bonjour, monsieur Anthème. Je ne vous dérange pas ?

– Du tout ! Que puis-je ?

– L’adjudant Benmani m’a transmis votre salutation et aussi votre demande.

– Ah oui. Ça pose problème ?

– Alors, oui et non… Vous transmettre certains rapports est totalement possible, ils ne sont pas tous confidentiels. C’est plutôt que… Vous êtes sûr de vouloir vous confronter à ça ? »

Nathanael soupira, grave, en s’asseyant sur le canapé.

« Je ne veux pas, non, mais je dois.

– Pardon ? »

L’illustrateur s’appuya sur le dossier moelleux, regardant le plafond, et reprit :

« Bien sûr que je ne veux pas lire ça. Bien sûr je ne veux pas savoir le détail de ce qu’il a subi, mais… Si je ne le fais pas, si je n’affronte pas ça, je ne pourrais pas m’armer pour l’aider et le soutenir comme il faudra. Il faut que je sache pour pouvoir me préparer, pour être là quand il en aura besoin, en toute connaissance de cause. »

Il y eut un silence, puis Gradaille répondit enfin :

« Je vois. Bien. Je vais vous faire parvenir tout ce que je peux. Nous n’avons pas encore toutes les informations, tous les rapports, mais je peux déjà dans vous en transmettre certains.

– Merci.

– De rien, monsieur Anthème. Vous êtes vraiment un homme surprenant…

– Il paraît, qu’est-ce qui vous fait dire ça à vous ? »

Il entendit presque le sourire du colonel au bout de la ligne :

« J’ai vu beaucoup de soldats revenir blessés… Peu de famille les reprendre chez eux aussi vite… Mais réclamer d’avoir les rapports sur leurs sévices, pour les soutenir, vous impliquer à ce point… C’est vraiment admirable.

– Ben, pour moi c’est juste normal…

– Alors, disons que c’est loin d’être normal pour tout le monde. Mais n’en faites pas trop. Vous miner pour ça n’est pas une bonne idée, Adel aura un soutien psychologique dès qu’il faudra, ne vous inquiétez pas. Préservez-vous, vous aussi, ce sera très important pour lui.

– Promis ! »

La neige tombait lorsqu’il reçut les premiers documents, deux jours plus tard.

C’était un jeudi et le weekend suivant, il avait été invité à un salon en Savoie. Il avait d’abord décliné, mais l’insistance du staff, fan de son travail, de son éditeur, pas très heureux du fait qu’il ait annoncé limiter les salons au maximum pour les mois suivants, de Minano, présente sur le même salon avec d’autres amis et collègues, avait fini par le faire hésiter. Mises au courant, Judith et Olga s’étaient organisées pour être toutes deux présentes ce weekend-là, pour qu’il puisse partir en paix. Nathanael avait fini par céder. La Savoie n’était qu’à quelques heures de train et les deux auxiliaires lui avaient juré de l’appeler au moindre souci.

Il décida donc de prendre ça avec lui pour lire dans le train, il aurait le temps et il se dit que ça serait plus facile à digérer avec des copains autour de lui, après, pour picoler et penser à autre chose.

Le vendredi, il quitta donc sa maison vers 13h, le cœur serré malgré tout. Adel avait dû sentir qu’il s’en allait, il était un peu grognon.

Son éditeur lui payait aussi le taxi jusqu’à la gare, désireux de faire le maximum pour lui simplifier la vie. Il savait bien que Nathanael n’était pas du genre à hésiter à envoyer les gens promener, éditeurs compris, et que s’il voulait qu’il participe à des salons pendant la convalescence de son mari, il fallait vraiment tout faire pour que ça lui cause le moins de soucis possible.

Nathanael monta dans le train et s’assit. À cette heure, c’était tranquille. Le wagon était presque désert. Il mit une musique apaisante sur son lecteur mp3 et sortit les feuilles d’une main un peu tremblante.

Il inspira un grand coup et plongea la tête la première dans l’horreur.

Il s’agissait du rapport médical brut, les comptes-rendus des médecins qui avaient soigné Adel dès sa libération.

Le plus violent pour lui fut celui du médecin-légiste qui avait établi la liste probable des sévices subis à partir de ses blessures et des résultats d’analyses.

Durant les 34 jours où il avait été prisonnier, Adel avait été affamé, assoiffé, maintenu attaché de façon très serrée avec des cordes épaisses et très rêches, aux poignets et chevilles principalement. Frappé, tabassé à de multiples reprises, brulé à plusieurs endroits, écorché à d’autres. Sa main droite avait probablement été piétinée. Son œil crevé avec un couteau. Sa jambe, c’était un coup de hache sous le genou. Nathanael ne put pas lire la description de l’état du genou en question, mais de ce qu’il survola, il comprit sans mal pourquoi l’amputation avait été nécessaire.

Il tremblait comme une feuille, de plus en plus fort, au fur et à mesure de sa lecture.

Le médecin-légiste parlait enfin des agressions sexuelles.

Les organes génitaux d’Adel avaient eu leur dose aussi, rien d’irrémédiable, mais Nathanael eut presque un haut-le-cœur en lisant les détails.

Pour ce qui était des viols, le médecin supposait aux vues des analyses qu’ils avaient été presqu’immédiats et avaient duré pendant toute sa séquestration. Impossible de savoir exactement à quelle fréquence, même si les traces physiques montraient leur violence. Une seule chose était réellement sûre : six spermes avaient pu être identifiés et il estimait à au moins huit le nombre total de violeurs, puisque d’autres traces de sperme avaient été repérées, mais trop dégradées pour permettre une identification formelle des individus.

« Monsieur ? » 

Nathanael sursauta violemment et dévisagea le contrôleur, hagard. L’employé de la SNCF le regardait avec une sincère inquiétude :

« Euh, vous allez bien, monsieur ?…

– … »

Nathanael réalisa qu’il était en larmes. Il essuya ses yeux et hocha la tête en fouillant dans son sac pour sortir son téléphone :

« Oui, oui, pardon… Mon billet est là… »

Il afficha le billet numérique sur son écran et le contrôleur le valida, insistant tout de même :

« Merci, mais euh, sérieusement, vous allez bien ?… »

Nathanael essuya encore ses yeux et renifla, totalement inconscient du fait que les personnes autour de lui le regardaient toutes, avec gène, compassion ou empathie.

« Oui, pardon… »

Nathanael grimaça un sourire :

« Ça passera…  Ne vous en faites pas. Ça passera. »

Le contrôleur n’insista pas et continua son tour.

Réalisant cette fois qu’il était presqu’arrivé, Nathanael rangea les feuilles et passa le reste du trajet à respirer profondément, concentré sur sa musique douce, pour tenter de reprendre contenance.

Minano l’attendait sur le quai avec deux autres amis, Manu et Gilles, un petit bonhomme à casquette et un grand rouquin barbu à lunettes.

Le voyant descendre lentement et d’un pas mal assuré, ils échangèrent un regard inquiet et si elle se précipita, les deux autres ne trainèrent pas.

« Nathyyyy !!! »

Elle lui sauta au cou et il eut un petit sursaut avant de répondre à l’étreinte avec moins d’énergie qu’il l’aurait voulu.

« Salut, Mina… »

Il serra les mains que les deux autres lui tendaient. Manu demanda :

« Eh, ça va, vieux ? T’as une gueule, on dirait que tu arrives d’un enterrement…

– Euh, disons que je viens de lire des trucs pas cools et que ben, je compte sur vous pour m’aider à faire passer la pilule…

– Vu le stock de bières que les orgas du salon ont prévu pour la soirée, on devrait y arriver, lui dit Gilles. Qu’est-ce que tu as lu pour te mettre dans cet état ? Il a raison, Manu, j’ai eu peur que tu annonces la fin du monde, là…

– Je vous expliquerai… »

Nathanael sourit :

« Ça me fait grave plaisir de voir vos sales gueules en tout cas !

– Ben ouais, pareil ! s’exclama Manu. Ça remonte à quand nous, Lyon BD d’il y a un an, non ?

– Ouais ! confirma Minano.

– La fameuse soirée où vous avez fini complètement pétés au truc, Nikaso, là ? demanda Gilles, goguenard.

– Ninkasi, corrigea Nathanael. Ouais, c’était là. Tu nous avais manqués ! »

Ils partirent tous les quatre, Gilles tirant la valise de Nathanael et Manu portant un de ses sacs. Minano reprit vivement pour le rouquin :

« T’as intérêt à y être l’an prochain !

– Rôh l’autre, c’est toi qui dis ça alors que t’as séché Angoulême ?

– Genre, t’en rêves pas, toi, de pouvoir sécher Angoulême ?

–  L’hôtel est loin ? demanda Nathanael, amusé par l’échange.

– Non, on est à cinq minutes, tu vas voir, il est super et le staff est très sympa ! répondit Manu.

– Chambre double, tu es avec la miss, ajouta Gilles.

– On vous laisse entre filles ! » ajouta Manu avant de faire semblant de s’enfuir alors que les autres avaient explosé de rire.

Hilare, Nathanael répliqua :

« Cool, ça m’évitera de trébucher sur tes godasses qui puent comme à Solliès-Ville ! »

 

Chapitre 24

Nathanael rentra le lundi matin, épuisé et pas encore totalement décuité, mais mentalement retapé. Rien de tel qu’un bon week-end avec les copains pour se remonter le moral malgré tout.

Le chauffeur du taxi qui le ramena chez lui le considéra avec un amusement certain et Nathanael lui expliqua sans trop se faire prier d’où il revenait, ce qui avait le double avantage de les occuper et lui de l’empêcher de se rendormir. Ils avaient veillé bien trop tard (ou trop tôt, selon le jour où on se plaçait) le soir précédent, avec toute la bande, et aussi bien trop bu, d’ailleurs, car il faut bien respecter un minimum les traditions.

Il était presque 11h lorsqu’il arriva. Judith était là et faisait un peu la poussière. Adel, installé sur le canapé, semblait fatigué et nerveux.

« Eh, salut, Nathy ! le salua-t-elle énergiquement, souriante.

– Salut ! Comment ça va par ici ? »

Ils avaient échangé des messages tout le week-end et il les avait appelées tous les soirs, entre les dédicaces et les dîners. Elle le rejoignit alors qu’il enlevait son manteau :

« Ça va, ne t’en fais pas. Pose-toi, tu veux un café ?

– Oui, je veux bien… »

Elle hocha la tête et fila à la cuisine alors qu’il se laissait mollement tomber sur le canapé, près d’Adel qui eut un petit sursaut. Nathanael lui sourit et posa sa main sur celle de son mari :

« Salut, toi. Ça y est, je suis revenu. T’as été sage ? »

Judith l’entendit et répondit de la cuisine :

« Oui, il a été sage, par contre il était tout grognon.

– Oh, ben ça va aller mieux maintenant que je suis re-là, hein mon cœur ? » dit doucement Nathanael en serrant la main dans la sienne.

Judith lui apporta un bon mug fumant qu’elle posa sur la table basse.

« Merci !

– Par contre, on a une bonne et une mauvaise nouvelle, dit-elle en s’asseyant sur un pouf, à côté.

– Ah, quoi donc ?…

– Il a fait un cauchemar très violent la nuit de samedi à dimanche. Olga te le racontera plus en détail si tu veux, puisque c’est elle qui était avec lui, mais apparemment, il a commencé à s’agiter et il a crié avant de se réveiller en sursaut.

– Ah, c’est moche ça…

– Ben, comme je te disais, c’est quand même une bonne nouvelle, dans le sens où ça peut vouloir dire qu’il reprend conscience, qu’il commence à se souvenir de certaines choses.

– Ouais, dans ce sens-là, d’accord, admit Nathanael avec un hochement de tête en prenant le mug. Sinon, RAS ?

– RAS, comme on t’a dit au tel. On était deux la journée et Olga a fait les nuits, et à part ça, y a rien eu de spécial. Ah si, je me suis faite insulter par ta voisine samedi matin en revenant du marché.

– Laquelle ? demanda-t-il, intrigué.

– La vieille dame, juste la maison de droite. Je l’ai vue galérer avec son caddie, je lui ai demandé si elle avait besoin d’aide pour le rentrer vu qu’elle a quelques marches sur son perron, et elle m’a envoyée chier en me traitant de sale perverse, que je devrais avoir honte et que Dieu me punirait et je sais pas encore quoi parce qu’elle a continué, mais que moi je suis rentrée sans écouter la suite. »

Nathanael hocha la tête avec un soupir avant de boire une gorgée et de hausser les épaules avec résignation :

« M’étonne pas d’elle.

– Y a du passif ?

– C’est une vieille peau aigrie et homophobe au dernier degré… Tu sais, quand je suis arrivé ici, quand mes grands-parents m’ont récupéré, ce quartier, c’était beaucoup de personnes âgées ou en fin de carrière, et quasi à part mes grands-parents, justement, c’étaient tous des gens qui vivaient là depuis des décennies. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux sont soit morts soit partis à la retraite ailleurs, il reste très peu de personnes de cette époque, et dans la rue, je crois qu’il y en a encore trois. Elle m’aimait pas des masses, mais depuis qu’elle sait que je suis gay c’est pire, et depuis qu’en plus je suis un gay marié, t’imagine pas. Ça m’étonne pas qu’elle t’ait traitée de perverse, elle doit être persuadée que le gros dégueulasse que je suis te saute sur le coin de table de la cuisine, puisque je suis un cinglé qui pense qu’avec ma bite… Adel, c’est un scandale qu’il n’ait pas été viré de l’armée, voire fusillé vu tous les pauvres petits troufions qu’il a dû violer… Enfin bref, tu vois le genre… »

Judith soupira avec tristesse :

« Et bé, ça fait pas rire… Mais t’aurais dû mal à me sauter sur le coin de la table de la cuisine…

– Parce qu’elle est ronde ?

– Ben ouais.

– C’est vrai que ça part mal… Faudra lui expliquer. Ma grand-mère pouvait pas l’encadrer, c’était comique… Pourtant, c’est une crème, ma mamie… Mais l’autre, toujours à nous balancer ces merdes par-dessus la haie, à renverser nos poubelles et tout… Mes grands-parents disaient rien, moi le lendemain de leur départ, j’ai été la voir pour lui dire que c’était fini et que si elle le refaisait une seule fois, je portais plainte. Elle l’a fait, j’ai appelé les gendarmes, ils sont venus constater et lui ont fait un rappel à la loi direct. Sans grande surprise, l’argument « c’est un sale pédé » n’a pas été retenu… Depuis, elle se contente des insultes.

– Toujours ça de pris… Et sinon, ton salon s’est bien passé ?

– Ouais, ouais, très cool. Bien content de revoir les copains, ça s’est bien passé… On s’est bien marré, on a bien bu bien mangé, on a bien dédicacé… Pas eu trop de cons, moyenne raisonnable, non vraiment un bon week-end. »

Elle sourit encore :

« Pas trop, juste ce qu’il faut ?

– C’est ça !… On a fait un bingo avec les copains, j’ai même pas tout rempli ! C’est rare !

– Un bingo ?… »

Il hocha la tête, ramassa son sac et fouilla :

« Attends, je vais te montrer… »

Il en sortit une feuille où était tracé un tableau, à main levée, et où était écrit d’une grosse écriture :

Le mec qui chougne sur le prix

Le mec qui veut un fanart d’un truc pas de toi

Le mec qui te raconte sa vie 1/2h

Le mec qui compare tes dessins avec ceux des collègues

Celui qui a connu les « vrais » auteurs « d’avant »

Le jeune qui veut savoir ce que tu penses de son boulot

Celui qui te connaît pas et/ou t’aime pas mais vient pour son gosse/pote

Le mec qui est sûr de t’avoir vu à un salon où t’as jamais été

Celui qui veut que tu dédicaces TOUS tes livres

Le mec qui veut un petit dessin gratos « allez quoi c’est pour offrir »

Le fan membre du staff qui passe sans arrêt

Celui qui veut que tu le caricatures

Le gosse chiant qui veut toucher à tout

Le mec qui te tient la grappe pour rien te prendre

Le mec que tu vois à chaque salon

La maniaque qui va emballer la bd dans 12 sacs.

Elle regarda ça en rigolant :

« Ah ouais, vous avez ça vous ?

– C’est avec Gilles et Mina qu’on l’avait fait il y a quelques années, du coup on l’a photocopié et on le ressort en salon. On se le remplit et le soir on compare, et on paye une bière à celui qui en a coché le plus.

– Ça peut se comprendre, y a l’air d’en avoir des gratinés…

– Et encore, ça c’est les courants, les pires on les a pas mis, c’est trop rare, mais par contre on les note et ça fait des points en plus.

– C’est quoi, le pire que tu aies eu ? demanda-t-elle, curieuse.

– Houlà, j’ai pas fait de top, mais une fois j’ai eu une combo : le vieux mec chiant qui m’a raconté sa vie pendant une heure, tous les « vrais » auteurs qu’il avait connus « avant », parce que maintenant tu sais avec les ordis c’est plus pareil, mais il voulait bien un dessin quand même pour sa collec’, des fois qu’un jour j’ai du succès, tu vois… »

Elle gloussa :

« Sympa !

– Très. Toujours du bonheur ce genre de gars… »

Elle se releva :

« Allez courage, t’es libéré de ça, t’es rentré. Pose-toi tranquille, je vais préparer le déjeuner !

– Merci ! »

Elle retourna à la cuisine et lui finit la tasse avant de regarder Adel qui semblait toujours fatigué, mais plus détendu. Il lui sourit et se pencha pour embrasser doucement sa joue :

« Je vais défaire mes bagages, OK ? Tu t’inquiètes pas ? Promis, je repars pas ou alors dans longtemps et tu iras mieux et tu seras avec moi… »

Il se leva sans grande énergie, s’étira et alla ramasser sacs et valise pour les poser sur le lit et tout ouvrir. Il mit le linge au sale et prit le matériel de dessin pour aller le poser sur son bureau. Il était vraiment content de son week-end… Mais il était quand même heureux d’être de retour chez lui, près d’Adel.

Le mois de décembre était bien attaqué et il fila rapidement, comme chaque année.

Adel avait effectivement régulièrement des nuits agitées.

Nathanael avait expliqué qu’il ne pourrait pas venir au réveillon de Noël habituel, Adel n’était pas transportable et il était hors de question pour lui de mobiliser encore ses auxiliaires de vie pour ça. Du coup, Lilou avait tout organisé pour inverser l’organisation traditionnelle. Au lieu de faire le réveillon chez elle avec leurs grands-parents, Nathanael et Adel, et le jour de Noël avec leurs parents et le reste de la fratrie, ils allaient passer le réveillon avec ses derniers et iraient chercher les grands-parents le 25 pour passer le jour de Noël chez Nathanael et Adel. Ce qui allait bien mieux à Nathanael.

Judith l’aida quand même bien à tout préparer la veille et Olga passa vite fait le matin du 25 juste pour l’aider à lever et habiller Adel. Ce dernier se laissa faire sans broncher. Il n’avait probablement pas conscience du jour qu’on était, la soirée du réveillon ayant été tout à fait normale. Nathanael n’avait pas particulièrement veillé ni mangé différemment.

Tout ce petit monde arriva vers midi et demi pour ce qui allait plus tenir du gros lunch-apéro-buffet que d’un vrai repas, faute de place, mais personne n’allait s’en formaliser.

Nathanael avait trouvé quelques guirlandes et un petit sapin en bois sculpté pour décorer un peu, mais il n’avait pas grand chose. Il avait mis les cadeaux dessous et savait qu’il faudrait trouver un subterfuge pour en éloigner Emy pendant que ses parents en rajouteraient quelques-uns.

Adel était sur son fauteuil, il sursauta en entendant la sonnette du portail, un peu stridente, que quasi plus personne n’utilisait. Ça fit grogner Nathanael qui enfila rapidement ses chaussures pour sortir accueillir ses invités.

Emy courait devant sa mère alors que derrière elles, la mamie suivait, souriante, et que le papy allait plus lentement, soutenu par son beau-petit-fils.

Nathanael s’accroupit pour récupérer la petite demoiselle qui lui sauta au cou, toute heureuse de le voir :

« Tontoooooooooon !

– Salut, ma puce. Joyeux Noël ! Tu vas bien ?

– Oui !

– C’est bien. Maman t’a expliqué pour Tonton Adel ? »

La fillette hocha la tête avec soudain toute la gravité qu’on pouvait avoir à son age.

« Oui, elle m’a dit qu’il était encore très malade et qu’il ne parlait pas…

– Oui, il n’est pas encore bien. Il ne faut pas que tu aies peur, son état est normal après ce qui lui est arrivé. Ça va peut-être t’impressionner, surtout ses cicatrices, mais ses blessures sont guéries et il va aller mieux bientôt. Par contre, il faut être sage et ne pas crier, sinon tu vas lui faire peur.

– D’accord ! »

Il lui sourit et lui fit un bisou avant de se relever pour saluer le reste de la troupe. Puis tout le monde rentra vite au chaud.

Laissant leurs invités enlever leurs manteaux dans leur chambre d’amis, à l’entrée, Nathanael retourna vite au salon et fit la moue. Adel n’avait bien sûr pas bougé, mais il lui semblait plus tendu.

Il vint s’accroupir à sa droite. La main gauche de son mari était bien un peu trop crispée sur la peluche posée sur ses genoux. Pas le pire qu’il ait vu, mais bon…

Le dessinateur posa doucement sa main sur l’autre main d’Adel, sur l’accoudoir du fauteuil.

« Ils sont arrivés, Adel. Je t’ai expliqué, tu te souviens ? Il y a Emy avec Lilou et JP, et Papy et Mamie… On va s’installer et manger un bout, c’est Noël… Ne t’en fais pas, ça va aller, d’accord ? »

JP avait pris sa fille dans ses bras, un peu inquiet tout de même de ce qu’ils allaient découvrir. Aucun d’entre eux n’avait encore revu Adel.

Lilou appréhendait aussi et ils restèrent à l’entrée de la pièce, sans oser entrer, en voyant la scène. Nathanael ne s’en rendit pas compte, il leur tournait le dos.

La mamie, honorable petite dame juste assez ronde pour rendre ses câlins plus confortables, mit fin au malaise en demandant gentiment à la petite famille de se pousser pour qu’elle et son mari puissent passer. Lilou et JP obéirent machinalement et ce fut le vieil homme qui soupira tristement en voyant Adel :

« Houlà, pauvre petit gars… »

Il appelait Adel « mon gars » de longue date.

Il avança lentement, clopinant sur sa canne, jusqu’à Nathanael qui venait de se redresser.

« Et ben, il est pas frais, ton mari…

– Et encore, sourit tristement Nathanael, je te jure qu’il commence à aller mieux…

– J’veux ben t’croire, il a pas si mauvaise mine ! »

La mamie avait suivi :

« Bonjour, Adel, dit-elle, toujours gentiment. Joyeux Noël ! On est très heureux de te revoir !… Je t’ai tricoté une grosse écharpe toute douce ! »

Nathanael sourit plus joyeusement et caressa la tête d’Adel dont la main serrait toujours un peu trop la peluche.

« Tu entends, mon chéri ? Tu vas avoir bien chaud. »

Lilou et JP s’approchèrent timidement. Toujours dans les bras de son père, Emy regardait Adel, impressionnée.

Laissant les deux retraités s’installer sur le canapé, Nathanael et les autres allèrent à la cuisine pour commencer à sortir les diverses choses qu’il avait préparé, toasts au saumon ou au foie gras, bouchées diverses, légumes crus divers coupés pour être mangés avec de la mayo ou de la sauce blanche qu’il allait faire de suite, chips et autres trucs apéritif…

JP reposa sa fille au sol et cette dernière se vit confier la tache d’apporter des verres au salon. Elle s’exécuta très soigneusement et sa grand-mamie la remercia avec sa douceur coutumière. Puis, un peu désœuvrée, la fillette resta debout près de la table basse et, regardant timidement en direction d’Adel installé à côté, elle sursauta lorsque son grand-papy lui dit :

« T’en fais pas, va, il va pas te sauter dessus… »

La mamie donna un petit coup de coude à son mari qui grogna :

« Quoi ?

– Tu crois que c’est de ça qu’elle a peur, bêta que t’es !

– Il est très malade ? » demanda la fillette en s’approchant de la vieille dame.

Cette dernière lui sourit et tapota le canapé pour la faire asseoir entre eux. Emy grimpa sur le canapé et laissa sa grand-mamie passer un bras réconfortant autour d’elle en lui répondant :

« Disons que, comme il a eu vraiment très très mal, son cerveau, il a décidé de se mettre en pose le temps de récupérer…

– Ah, c’est possible ça ? s’étonna l’enfant.

– Oui, ça arrive quand on a vraiment trop mal, plus qu’on peut le supporter. Tu sais, le cerveau, c’est un organe très très fort et très intelligent, souvent bien plus que la personne qui s’en sert… Le cerveau lui, il sait quand il faut s’arrêter. Alors quand on a trop mal pour lui, il dit stop et il s’arrête… Alors, il s’arrête pas complètement, la personne elle respire, elle est vivante, mais il s’arrête juste de penser et de réfléchir pour qu’elle puisse se reposer le temps qu’il faut pour se guérir… »

Nathanael, qui arrivait avec un grand plateau de toasts qu’il posa sur la table basse, sourit en entendant ça. Il ajouta :

« T’en fais pas, Emy. Tu peux pas trop le voir parce que c’est la première fois que tu le revois, mais moi je peux te dire qu’il va déjà mieux. Ses blessures sont très bien guéries et les docteurs disent que ça va bien se passer. Comme a dit Mamie, c’est qu’il a encore besoin de se reposer, mais ça va aller. »

Tout le monde sursauta lorsqu’Adel éternua sans prévenir. Nathanael sourit et alla prendre un mouchoir en papier dans la boite posée sur la bibliothèque pour aller essuyer son nez :

« Et ben ? C’est le poivre sur les toasts au fromage ? »

Adel cligna des yeux avant de reprendre sa moue un peu grognonne et Nathanael caressa encore sa tête :

« Ça te stresse hein tout ce monde… Allez, je finis d’apporter les plateaux et je vais t’emmener faire ta sieste, tu seras plus tranquille dans la chambre… »

Il fit donc. Avec tout ça de toute façon, c’était plus de 13 h et Adel piquait du nez sur le fauteuil.

Refusant de l’aide, mais chargeant JP de servir l’apéro, Nathanael alla donc coucher tout en douceur Adel pour sa sieste, l’installant avec soin, bien au chaud dans leur lit. Adel se laissa faire sans broncher, remua un peu pour s’installer en chien de fusil avant de soupirer et de s’endormir sans autre forme de procès.

Nathanael caressa encore une fois sa tête et sa joue avant de se lever et de repartir.

Au salon, tous se turent en le voyant et il gloussa :

« Qu’est-ce que vous étiez en train de raconter sur mon dos encore ? »

Son grand-père répondit :

« Oh, rien de mal rassure-toi, Nathy… On se disait juste que t’étais ben courageux quand même… »

Nathanael gloussa encore :

« On me le dit souvent en ce moment… Mais je sais pas si c’est vrai… »

Il vint s’asseoir près d’eux et prit le verre que lui tendait son beau-frère :

« Merci. Je suis surtout un crétin très amoureux…

– C’est pas incompatible. » lui répliqua sa grand-mère.

 

Chapitre 25 :

Nathanael regardait la neige tomber, une semaine plus tard, alors que 2019 approchait à grands pas. Les Gilets Jaunes secouaient le pays et lui restait aussi intéressé par ce phénomène que persuadé qu’il ne mènerait nulle part. Comme ceux qui l’avait précédé, Nuits Debout et les autres. Il manquait une personne pour fédérer ces mouvements, une vraie flamme commune à ces colères.

Le réveillon de Nouvel An s’annonçait paisible : Lou venait avec son compagnon, qu’il ne connaissait pas, Clément se joignait à eux, bref soirée entre gens cools en perspective.

Il revint dans le salon. A la télé, un inoffensif documentaire sur les loutres devant lequel Adel sommeillait, installé sur le canapé, emballé dans un plaid. Nathanael vint s’asseoir près de lui. Le soldat avait eu une mauvaise nuit, un peu agitée, réveillant Nathanael en sursaut. Le dessinateur avait bien peiné à l’apaiser, le gardant longuement dans ses bras, caressant son dos jusqu’à ce qu’il se rendorme, ce qui lui avait valu de siester aussi dans l’après-midi pour se retaper un peu lui-même en vue de la soirée.

« Ça va, toi ? »

Adel bâilla, faisant bâiller son mari par ricochet. Nathanael sourit, se resserra un peu contre Adel pour passer son bras autour de ses épaules.

« Toi, tu vas pas tenir jusque minuit, hein… C’est pas grave, dit-il doucement avant d’embrasser sa joue. On essayera de pas faire trop de bruit quand tu seras couché pour pas te déranger… »

Adel ne répondit bien sûr pas, mais il était visiblement plutôt détendu.

S’il demeurait amorphe, le convalescent n’en était pas moins de plus en plus « conscient » pour qui pouvait le voir. S’il réagissait de plus en plus fréquemment aux sons, sursautant aux sonneries de la porte ou des téléphones ou se relaxant à l’écoute de certaines musiques, il lui arrivait aussi de suivre vaguement une silhouette du regard ou même de lever le nez quand certaines odeurs lui parvenaient.

L’équipe médicale trouvait ça très encourageant.

Le documentaire s’acheva sur une belle image de la petite famille de loutres pataugeant dans l’eau et comme ce qui allait suivre était moins sympathique, un documentaire sur les dernières avancées de la police scientifique, Nathanael changea de chaine pour tomber sur un dessin animé qui, lui non plus, ne risquait pas trop de stresser son mari. C’était assez chantant et coloré pour juste les occuper sans heurt.

Clément arriva le premier, vers 18h30, et frappa doucement à la porte, selon les consignes reçues. Nathanael alla l’accueillir et les deux vieux amis s’étreignirent avec chaleur :

« Salut Clem ! Bienvenue !

– Merci, content de te voir, vieux ! Ça va ?

– Ouais, ouais, tranquille, entre vite au chaud ! »

Clément laissa son manteau et son sac dans la chambre d’amis. Il était prévu qu’il dorme là, comme les deux autres, si le besoin s’en faisait sentir, il avait donc prévu quelques affaires. Il avait aussi emmené sa guitare.

Puis, ils allèrent au salon. Clément eut une mimique navrée en voyant Adel, qui, lui, ne semblait pas particulièrement plus stressé de sa présence. Il alla s’accroupir à côté du blessé et tapota son épaule :

« Salut, Adel… Ça fait super plaisir de te voir, on te fera la sérénade tout à l’heure si tu veux… »

Nathanael sourit.

« Bonne idée. Joue-lui un petit air tranquille pendant que je prépare un peu pour tout à l’heure.

– Ah ben pas de problème ! »

Clément jouait donc un morceau tout doux à un Adel paisible, presqu’endormi, assis près de lui sur le canapé, lorsqu’on frappa à nouveau à la porte, un peu plus tard. Nathanael, qui préparait des toasts à la cuisine, en sortit en s’essuyant les mains avec un torchon pour aller ouvrir.

« Coucou ma Lou ! » entendit le musicien, ce qui le fit glousser.

Il entendit aussi leur amie rire :

« Eh ! M’appelle pas comme ça devant mon homme !

–- Eh oh, j’ai un droit d’ancienneté !… Pis il risque rien, t’es pas mon type de meuf. Entrez vite ! »

Clément souriant. Il posa sa guitare et se leva alors que Nathanael revenait, suivi de leur amie vêtue d’une très jolie robe noire et rouge, finement maquillée et ses cheveux bruns relevés en un gracieux chignon, et de son compagnon, habillé plus cool, même si très bien, un beau brun à l’air aimable. Lou fit enfin les présentations officielles :

« Xavier, mes vieux potes de galère, Clem et Nathy.

– Enchanté ! Lou me parle beaucoup de vous. »

Les trois hommes se serrèrent la main et Nathanael reprit :

« Ben pareil, et j’avoue que depuis le temps, je commençais à désespérer de te rencontrer ! Bienvenue dans la bande, Xavier. On mord pas trop. Moi, je te présente mon mari, Adel, qui n’est pas au mieux de sa forme, mais ça reviendra… »

Xavier hocha la tête :

« Lou m’a dit… »

Mais il ne put continuer et resta interdit, comme Lou et Clément, lorsqu’ils virent Nathanael sursauter et se précipiter vers Adel qui n’avait pas bougé, si on exceptait sa main brutalement serrée sur la peluche posée sur ses genoux, mais aucun d’entre eux ne remarqua ça.

« Houlà merde, qu’est-ce qui se passe ?… » pensa tout haut le dessinateur.

Il s’assit près d’Adel et passa immédiatement son bras autour de lui, posant son autre main sur celle qui s’était crispée.

« Adel ?… Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui te stresse ?… » demanda-t-il tout doucement alors que les trois autres se regardaient, Lou et Xavier interrogeant du regard Clément qui haussa les épaules en signe d’ignorance.

Nathanael caressa la tête d’Adel en posant la sienne contre :

« Tout va bien, mon chéri, tout va bien… C’est juste Lou qui est arrivée avec son homme… C’est vrai que tu ne le connais pas, mais ça va, il a l’air très sympa et tout va bien, d’accord ?… Ne t’en fais pas… »

Nathanael attendit un peu que la main se décrispe, câlinant Adel qui finit par pousser un petit soupir.

« Là, ça va aller, tout va bien… » répéta Nathanael.

Il y eut encore un petit moment avant que la main ne relâche la peluche et Nathanael sourit :

« Voilà, c’est bien, ne t’en fais pas… »

Il embrassa la joue d’Adel avant de le lâcher et de caresser une dernière fois sa tête. Il se releva lentement et ce n’est qu’à ce moment qu’il réalisa que les trois autres le regardaient, clairement dubitatifs.

« Euh, ça va … ? » finit par demander Clément.

Nathanael sourit, un peu gêné :

« Oui, oui, pardon… C’est juste qu’il a eu un coup de stress, je préfère l’apaiser tout de suite quand ça arrive…

– Mais tu as vu ça à quoi… ? »

Nathanael leur expliqua rapidement et Clément hocha la tête en croisant les bras :

« Ah, alors j’ai peut-être un truc… Il s’endormait presque, ça a pu le stresser d’être réveillé en sursaut avec des voix pas habituelles…

– Ah oui, ça pourrait… »

Comme Lou était crevée et qu’il craignait d’être la cause du stress d’Adel, Xavier laissa Clément et Lou s’installer au salon pour aider Nathanael à finir de préparer les choses à la cuisine. Clément s’était réinstallé sur le canapé, puisque lui ne semblait pas déranger Adel. Lou se mit à côté, sur un fauteuil, et un peu plus tard, Nathanael et Xavier revenaient avec quelques plateaux fort appétissants.

Ils commencèrent donc à grignoter, dans une ambiance sereine. Nathanael fit manger quelques toasts à Adel qui avait l’air de réagir à leur odeur. Comme toujours, le convalescent ne veilla pas. Nathanael alla le coucher vers 21h, alluma le babyphone et revint tranquillement au salon. Il se rassit et reprit son verre, paisible, alors que Lou soupirait :

« Ça me fait tellement de peine de le voir comme ça… »

Xavier prit sa main alors qu’elle continuait tristement :

« Quand je repense au mec tout timide qu’il était quand on l’a connu et au gars super qu’il avait réussi à devenir…

– Ça va revenir, lui dit doucement Nathanael. Il va de mieux en mieux, il réagit de plus en plus… Il va s’en sortir. Je n’ai aucun doute là-dessus.

– T’es vraiment courageux… intervint Clément.

– Ou très amoureux, renchérit Xavier, admiratif malgré tout.

– Ma grand-mère m’a dit que c’était pas incompatible…

– Ah, elle va bien ? demanda Clément, souriant. Tu l’as vue pour Noël ?

– Oui, oui, on était tous ici le 25… Ma nièce a été un peu impressionnée, mais ça a été… On a passé une bonne journée. Vous étiez où, vous ? Ça a été ?

– Ouais, moi tranquille chez mes parents, répondit Clément en reprenant un toast au saumon. Mon oncle facho-chiant a pas pu venir à cause de sa phlébite, on a eu la paix…

– Une phlébite ? Ouh, c’est moche ! compatit Xavier.

– Ouais, ben quand t’es assez con pour pas soigner ton hypertension et ton diabète, ‘faut pas s’attendre à des miracles… Monsieur le complotiste qui va pas voir de médecins parce qu’ils vont l’empoisonner avec leurs médocs pour enrichir Big Pharma, ça lui pendait au nez !

– Ah ouais, vu comme ça… reconnut Nathanael. Et vous, ça a été ? demanda-t-il à Lou et Xavier.

– Oui et non, répondit-elle.

– On était chez mes parents, expliqua Xavier, et avec eux au réveillon, aucun souci… Le 25 par contre, ma sœur et son connard de mec sont passés… Et bien sûr cette idiote avait pas pu fermer sa gueule et lui avait dit pour Lou… Du coup ce fils de pute a commencé à nous faire chier, à mégenrer Lou, à l’insulter… J’ai failli l’exploser, mais comme bien sûr ma chère sœur couinait parce qu’olala son chéri c’est la 8e merveille du monde et que j’étais trop un méchant de m’énerver, alors qu’il en était juste à exiger que Lou baisse sa culotte pour reconnaître qu’elle était bien une femme sans que visiblement, ça ne gêne plus que ça les autres, donc on s’est cassé. »

Clément et Nathanael étaient pareillement choqués.

« Mes parents ont essayé de me rappeler derrière pour calmer le jeu, mais comme ils ont aussi essayé de dire que j’avais eu tort de m’énerver à ce point, je leur ai juré qu’ils ne me reverraient pas sans que tout le monde se soit au minimum excusé auprès de Lou et que le prochain qui la mégenrait, je lui explosais la gueule, qui qu’il soit. »

Il soupira avec humeur :

« J’suis vraiment con, qu’est-ce qui m’a pris de leur dire… »

Lou prit sa main :

« Tu pouvais pas savoir…

– Non, mais bon…

– Ben bon courage, j’espère que ça s’arrangera… dit Clément.

– Bof, ils me manqueraient pas tant, au pire… Sérieux, on se voit trois fois par an pour se prendre la tête une fois sur deux, pas sûr que ça changerait grand-chose à ma vie… »

Nathanael sourit, ce n’était pas à lui qu’on allait apprendre à quel point couper certains ponts peut être salutaire. Il les encouragea, puis proposa d’allumer la console pour jouer un peu, ce que les autres acceptèrent avec joie, et la soirée continua à nouveau bien plus joyeusement.

Minuit sonna en pleine partie de Mario Party et ils ne souhaitèrent bonne année sans plus de cérémonie. Ils continuèrent encore un moment et allèrent se coucher vers 1h30, le couple dans la chambre d’amis et Clément sur le canapé.

Ce dernier fut donc réveillé de bonne heure, car Adel, lui, n’avait pas particulièrement envie de faire la grasse matinée. Il se tint tranquille jusque 8h20, puis ses mouvements et ses grommellements finirent à convaincre un Nathanael tout ensuqué de se bouger. Il se leva donc, leva Adel, mais sans l’habiller, le laissant en tenue de nuit en lui enfilant juste une robe de chambre épaisse et des chaussettes en plus, et l’installa sur son fauteuil. Il l’emmena à la cuisine pour le petit-déjeuner en essayant de ne pas faire trop de bruit, mais il ne parvint pas à ne pas réveiller Clément qui rigola en se réveillant :

« Il grince grave ton fauteuil…

– Désolé…

– Pas grave… C’est quelle heure ?

– Là, pas tout à fait 9h… Tu te rendors ou tu veux un café ?

– Café !

– OK. Alors bouge-toi. »

Le musicien sortit mollement de sous la couette et se leva sans grande énergie pour suivre ses hôtes à la cuisine. Nathanael gara le fauteuil au bord de la table et Clément vint s’installer à cette dernière en bâillant.

« Bien dormi ?

– Ouais, ouais, ton canap’ est confortable… »

Nathanael sortit des couverts, des mugs et du pain, avant de fouiller dans le frigo pour sortir du beurre. Comme chaque matin désormais, l’odeur du café fit lever le nez à Adel et sourire Nathanael :

« Toujours pas, mon cœur !

– Il a pas droit au café ?

– Ah non, pas encore, rien qui puisse l’exciter ou le stresser.

– Donc, tu ne l’excites plus ? »

La vanne n’était pas fine, mais elle fit glousser Nathanael malgré lui :

« C’est un peu tôt pour ça !

– C’est vrai que question d’exprimer son consentement, c’est pas top.

– Ouais.

– Et le consentement, c’est important.

– Tutafé ! »

Ils déjeunèrent tranquillement. Lou les rejoignit alors que Nathanael finissait et prit donc sa place. Xavier ne devait se lever que vers 11h.

La journée se passa ainsi tranquillement, dans la bonne humeur. Ils prirent le temps de faire tout à leur rythme, manger un bout pour finir les toasts, jouer encore à divers jeux, avant que le devoir ne les appelle. Clément, Lou et Xavier partirent vers 16h, très contents de ce sympathique début d’année.

Resté seul, Nathanael les regarda filer avant de rejoindre Adel qui se réveillait de sa sieste. Le dessinateur ouvrit les rideaux, faisant grogner son mari, avant de s’asseoir au bord du lit, près de lui, souriant doucement.

« Coucou, Adel. Tu as bien dormi ? »

Adel grommela en se renfonçant sous la couette. Nathanael sourit et caressa sa tête avec tendresse :

« Bonne année, mon chéri. On va prendre de bonnes résolutions, d’accord ?… Toi, tu te retapes, moi, hmmm… Je t’aide à te retaper ?… Pis je dessine un peu et toi aussi, il faudra que tu t’y remettes… Et après on fera plein de BD tous les deux… »

Nathanael soupira et trembla, avant d’inspirer un grand coup :

« Mais on va prendre les choses dans l’ordre… Déjà, tu te retapes… Tu te réveilles, tu vas mieux… »

Il sentait ses larmes monter et les ravala en inspirant un grand coup :

« Bientôt. Je compte sur toi… »

Il se pencha et l’embrassa affectueusement :

« Et toi aussi, tu peux compter sur moi. »

Chapitre 26 :

[L’autrice s’excuse : elle a totalement oublié les chats dans les derniers chapitres. Oups. Ils vont réapparaitre et je corrigerais probablement les chapitres précédents pour la sortie papier… Vraiment désolée !! ^^’ C’est le souci quand on écrit en flux tendu… On peut faire des erreurs de ce type…]

Le mois de janvier passa à nouveau très vite pour Nathanael. Il avait trouvé sa routine et ça roulait, entre un Adel toujours plus réactif, même si toujours absent, le boulot, l’univers et le reste.

Il avait eu une très violente dispute avec son éditeur au début du mois, ce dernier s’étant montré bien trop insistant pour le faire participer au festival d’Angoulême qui se déroulait cette année-là du 24 au 27 de ce même mois.

Nathanael n’avait jamais été fan d’Angoulême. Trop gros, trop élitiste, sclérosé et bien trop longtemps fermé aux œuvres étrangères, ce festival était pour lui ce que les Césars et les Oscars étaient au cinéma : un ramassis d’entre-soi snob, avec un beau fond sexiste et ethnocentré.

Entre 1974 et 2000, seuls trois auteurs non-francophones avaient gagné le Grand Prix. Le palmarès n’était véritablement plus international que depuis la fin des années 2000. Le premier Japonais récompensé, Akira Toriyama, l’avait été en 2013, alors même que l’immense Osamu Tezuka était venu en personne et dans l’indifférence générale en 1982.

Et cela sans même parler qu’en cette année 2019, Rumiko Takahashi serait la 3e femme à recevoir ce prix. Ce qui pour le coup lui faisait plaisir, à Nathanael. Même si ça avait quelques décennies de retard à ses yeux, il avait une tendresse particulière pour cette autrice qui avait bercé une partie de son enfance avec Lamu, Ranma et tant d’autres.

En 2016, il avait été de ceux qui avaient dénoncé avec une sincère colère l’absence total d’autrices sur les 30 lauréats au Grand Prix, mais son opinion ne s’était pas améliorée depuis.

Il ne pouvait nier que certains essayaient de faire bouger les choses, mais il n’avait cette année-là pas l’énergie d’y aller er de supporter cette ambiance qui n’était tolérable pour lui qu’à coup de potes souvent aussi blasés que lui et de soirées trop arrosées pour son bien, surtout à ce moment-là.

Mais cela lui avait valu une très violente dispute avec son éditeur et il avait fini par lui raccrocher au nez, furieux. Depuis, il grommelait et se posait sérieusement la question de rompre ses contrats et de se lancer en autoédition. Ça demandait une bonne logistique, ce qui pouvait être compliqué, et une communauté solide, mais ça, il avait. Le plus gros souci serait le blocage des droits qui paralyserait probablement l’avancement de certaines séries quelques années.

Mais il en avait un peu marre de soutenir un système éditorial aux fraises, d’être quasi la cinquième roue du carrosse de la chaine de prod’ alors qu’il en était la base même. Et encore, comme auteur connu et faisant de bonnes ventes, il n’était de loin pas le plus à plaindre… Surtout en ayant la chance d’être propriétaire sans prêt immobilier sur le dos.

Bref, ayant vu des collègues se lancer avec joie et succès dans l’indépendance, cette question le titillait… Une autre possibilité était de tenir sur la fin des séries en cours et de se lancer en indé pour les prochaines.

Il pensait donc à ça, en ce début d’année, en bossant sur le cinquième tome de Poussière d’Etoile, sa série de SF.

Il faisait froid, il était emballé dans un plaid, assis à son bureau, avec son thermo de thé, un matin, lorsqu’on sonna au portail.

Il grogna et se leva d’un bond pour aller voir. Judith était partie au marché.

Adel était installé sur le canapé, plus ou moins envahi de chats divers, devant la télé où passait un documentaire sur les acacias; et avait machinalement tourné la tête vers l’entrée.

« T’en fais pas, je vais voir. » lui dit Nathanael en passant.

Il ouvrit, c’était le facteur, au portail. Il lui fit signe et enfila les chaussures qu’il laissait à l’entrée pour ces cas-là et le rejoignit :

« Colis pour vous ! Je crois que c’est vos feutres spéciaux, là. »

Cet employé n’était plus tout jeune, il avait commencé sa carrière aux PTT. C’était un brave homme aimable et curieux. Il était rarement pressé et il était donc arrivé qu’il cause un moment avec Nathanael, curieux des colis qu’il recevait parfois de l’étranger, et il savait donc qu’il avait affaire à un auteur de BD qui avait parfois besoin de matériel particulier et introuvable en France.

« Merci…

– Je veux bien un autographe en échange !

– D’accord, mais je vous ferai pas de dessin, il fait trop froid ! »

Ils rirent tous deux alors que l’illustrateur signait sur la tablette et le laissait partir en lui souhaitant une bonne journée.

Il frémit et s’apprêtait à rentrer lorsque le facteur l’interpella de la maison suivante, celle de la vieille peau :

« Pardon, M. Anthème ?

– Oui ? »

Nathanael s’approcha alors que le préposé des postes continuait :

« … Vous savez si votre voisine est là ?

– Euh, je ne sais pas… Pourquoi ?

– Ben, ses volets sont fermés…

– Ah, merde… » réalisa l’auteur en voyant la chose.

Ce n’était effectivement pas normal. Pas si tard dans la matinée.

Il se gratta la tête :

« Aïe… »

La voix de Judith les fit sursauter :

« Qu’est-ce qui se passe ? »

Le facteur lui montra et elle hocha la tête :

« D’accord, on va voir ça. Prends le caddie et rentre vite, Nathy, tu vas prendre froid et il faut pas laisser Adel seul plus longtemps.

– OK, merci… Venez me chercher si besoin, hein… »

Il obéit rapidement, pressé de rentrer au chaud et vaguement inquiet tout de même.

Adel n’avait pas bougé du canapé. Sur l’écran, il y avait désormais des koalas. Nathanael sourit et alla à la cuisine ranger tout ce qu’elle avait acheté. Légumes, un peu de charcuterie, fromages, du pain… De quoi tenir quelques jours tranquillement.

Il alla ranger le caddie vide au garage et en revenant, entendit Judith l’appeler de la cour. Il sortit voir et elle lui demanda d’appeler les pompiers :

« Le facteur est allé demander à une autre vieille dame qui la connait bien, expliqua-t-elle, plus bas dans la rue, mais les deux voisines d’en face pensent aussi qu’il y a un souci.

– Ah mince, d’accord, OK, j’appelle tout de suite ! »

Il prit son téléphone sans plus attendre pour alerter qui de droit et Judith revint quand ils arrivèrent pour lui dire qu’ils souhaitaient lui demander des infos, puisque c’était lui qui avait appelé.

Il s’équipa donc mieux et sortit voir ça.

Quelques autres habitants de la rue pointaient leur nez, curieux ou inquiets. Alors que trois pompiers commençaient à taper à la porte pour appeler la vieille dame, lui en renseigna un autre sur son nom, son âge estimé, le fait qu’elle vivait seule et que oui, à cette heure-là, il était anormal que les volets ne soient pas ouverts.

Le facteur revint alors avec une autre vieille dame qui n’allait pas vite du tout, appuyée sur son déambulateur, mais avait pourtant l’air bien décidée à avancer. Elle connaissait mieux la vieille peau et confirma que cette dernière devait être chez elle, elle voyait très peu ses enfants et elle ne lui avait pas dit qu’elle devait partir où que ce soit. Très aimable et posée et ayant a vue de nez toute sa tête, elle compléta les renseignements alors que les pompiers, sans réponse, essayaient de trouver un moyen d’entrer. Nathanael se permit de leur indiquer la fenêtre de la cuisine, sur le côté, car il savait que le volet de cette dernière fermait mal et serait donc plus facile à forcer que les autres.

Ils le remercièrent et effectivement, cela se révéla fructueux. Ils parvinrent à ouvrir ledit volet sans mal, à casser la vitre derrière et à pénétrer dans la maison.  Restée près de Nathanael, l’autre vieille dame, appuyée sur son déambulateur, lui demanda gentiment :

« Pardonnez-moi, vous êtes bien le mari d’Adel ? Nathanael, c’est ça ? »

Il sursauta et la regarda avec suspicion :

« Euh, oui… ? »

Elle hocha la tête, souriante :

« Ah, c’est bien ce qui me semblait. Je m’appelle Marie-Louise. Auriez-vous de ses nouvelles ? Ça fait très longtemps qu’on ne l’a pas vu à la messe et il nous semblait qu’il devait revenir d’Afrique en décembre ? Sa mission a été prolongée ? »

Nathanael avait froncé les sourcils, grave. Son mari restait un catholique pratiquant et allait à la messe tous les dimanches lorsqu’il était là. Lui ne s’en mêlait pas, mais il était arrivé qu’il l’accompagne une fois à un pique-nique de la paroisse un été. Il y avait peut-être effectivement croisé cette dame.

Un des pompiers ressortit par la fenêtre et accourut vers le responsable, celui qui avait interrogé Nathanael et Marie-Louise :

« On l’a trouvée, Julien !

– Ah ! »

Nathanael et la coreligionnaire d’Adel se turent pour écouter.

« Alors elle est tombée en se levant ce matin, on pense à une fracture du col du fémur. Elle est à peu près cohérente, choquée, mais ça devrait aller.

– OK, on va prévenir l’hôpital qu’on arrive. »

La vieille dame était soulagée et bizarrement, Nathanael aussi. Pas qu’il aimait beaucoup sa voisine, mais il n’en était pas à souhaiter sa mort.

Les pompiers purent ouvrir la porte d’entrée de l’intérieur pour entrer un brancard. Marie-Louise soupira :

« Pauvre Eve… Ça m’est arrivé il y a deux ans, ce ne va pas être facile.

– Oh, si elle met autant d’énergie à se soigner qu’à râler, elle sera vite sur pieds… » soupira Nathanael.

La vieille dame gloussa, ce qui le surprit, mais elle admit :

« C’est vrai qu’elle a la dent dure avec vous… Adel nous a raccompagnées plusieurs fois après la messe, en voiture même en hiver, vous savez qu’au début elle refusait toujours ? Il a fallu qu’il pleuve à verse un jour pour qu’elle accepte et elle a marmonné pendant tout le trajet… Sans même le remercier… Mais vous ne m’avez pas dit, vous avez des nouvelles ? »

Il soupira et regarda ailleurs avant d’avouer :

« Oui… Il a été gravement blessé, là-bas… Il est revenu, mais euh, il est en convalescence et enfin bon, c’est pas la joie quoi…

– Oh, vraiment ? »

Elle semblait sincèrement navrée.

« Le pauvre… Il est à l’hôpital ?

– Ben non, il est rentré, mais il n’est pas encore visitable…

– Oh, rassurez-vous, je n’allais pas demander à le voir s’il n’est pas encore assez bien… Il faut avant tout qu’il prenne soin de lui. Mais comme je vous disais, nous nous inquiétions un peu de ne pas avoir de nouvelles. Je préviendrai les autres et ne vous en faites pas, je leur dirai bien de vous laisser tranquilles.

– Merci. »

Le brancard ressortit et Marie-Louise et Nathanael échangèrent un regard pareillement amusé en entendant la vieille Eve qui pestait après les trois pompiers qui la transportaient et qui semblaient n’en avoir totalement rien à faire.

 Voyant Nathanael, elle changea de victime en se mettant à hurler qu’il dégage de son jardin, qu’il allait dévaliser sa maison dès qu’elle serait partie et il soupira sans écouter la suite, en disant à Marie-Louise :

« Bon, je rentre, hein… Vous savez où me trouver si besoin. »

Elle hocha la tête et lui répondit :

« Je vais gérer, il n’y a pas de souci. Rentrez vite. Et mes amitiés à Adel.

– Merci pour lui ! »

 Il remercia les pompiers et salua de loin le facteur qui repartait, étant revenu voir si ça allait après avoir fini sa tournée des rues voisines.

Il rentra et enleva son manteau et ses bottes en soupirant.

« Ça va, Nathy ? demanda Judith en le rejoignant, s’essuyant les mains sur un torchon.

– Oui, c’est bon. Juste une fracture du col du fémur au réveil… Vu ce qu’elle gueulait, elle va pas si mal. Ils l’emmènent à l’hosto. On va être tranquille quelques semaines, mais à mon avis, elle se retapera vite. C’est coriace, ce genre de vieilles carnes.

– Ah ça, c’est vrai qu’elle a pas l’air du genre à se laisser couler. 

– T’as besoin d’aide pour le repas ?

– Non, c’est presque près. T’as le droit de mettre la table si tu veux. »

Il hocha la tête et, en repassant au salon, avisa Adel qui semblait sommeiller devant la télé où passait cette fois un petit dessin animé qui chantait joyeusement.

Il sourit et vint près de lui pour s’accroupir et prendre sa main. Répondant à cette sensation, Adel tourna machinalement un regard absent vers lui. Nathanael sourit et lui dit doucement :

« Marie-Louise te salue, mon cœur. Elle était contente d’avoir de tes nouvelles. »

Adel bâilla et Nathanael se releva :

« Allez, on va manger bientôt, et après, sieste ! Ça nous fera du bien ! »

Sans grande surprise, l’absence de la voisine ne changea pas grand-chose à leurs vies. Les autres voisins et lui gardaient un œil sur la maison vide. Il vit quelques jours plus tard la voisine d’en face, à qui Marie-Louise avait confié les clés en cas de besoin, il l’avait su, accompagner un couple d’une cinquantaine d’années, dont il devait apprendre plus tard qu’il s’agissait de la fille de la maitresse des lieux et de son mari. Ils repartirent avec une grosse valise.

Lui continuait à bosser ses planches avec sa minutie habituelle, désireux comme toujours de faire au mieux pour ses lecteurs.

Janvier passa ainsi et il faisait un soleil radieux, mi-février, lorsque, un après-midi, Adel se réveilla de sa sieste.

Il était sur le dos et s’étira, avant de regarder d’un œil vague autour de lui. Il n’aurait pas pu dire où il était, il n’aurait rien pu dire, en fait. Il ne savait même pas qui il était. A cet instant, il n’était d’ailleurs pas vraiment une personne, plus un corps habité de sensations confuses qu’il percevait sans les comprendre. Il ressentait juste de la chaleur, du confort et de la sécurité.

Son regard se posa sur Nathanael qui siestait à côté de lui et un instant passa avant qu’Adel ne sourit et ne se tourne pour venir se blottir contre son flanc, dans un réflexe totalement inconscient.

Nathanael dormait profondément et grogna avant d’écarter son bras dans un autre réflexe inconscient. Il laissa Adel s’installer, passa son bras autour de ses épaules et allait se rendormir lorsque deux neurones se percutèrent très violemment dans sa tête.

Il rouvrit les yeux d’un coup pour être sûr de lui, mais il n’y avait aucun doute : Adel venait bien de se blottir contre lui, comme il le faisait toujours au réveil depuis qu’ils vivaient ensemble. Un petit câlin pour se mettre de bonne humeur, disait-il.

Nathanael se mit à trembler et se tourna lentement pour pouvoir le regarder.

« Adel… ? »

Adel semblait un peu surpris qu’il ait bougé, mais il le regardait aussi avec un petit sourire.

Il le regardait.

Nathanael se retint comme il put d’éclater en sanglots en le serrant dans ses bras. Si Adel ne répondit pas à l’étreinte, il ne s’en blottit pas moins un peu plus contre lui.

Nathanael caressa sa tête et son dos sans parvenir à retenir quelques larmes.

« Tu m’as manqué, idiot… Tu m’as vraiment manqué… »

Adel ne répondit pas.

Il avait entendu sans comprendre.

Il n’avait pas besoin de comprendre. C’était gravé en lui si profondément que même dans cet état de nouveau-né, il le savait.

Entre ces bras, il était à l’abri. Il était à sa place.

Chapitre 27 :

« Adel… Arrête ! »

Le convalescent, installé sur le canapé et qui tendait le bras vers un des chats assis sur la table basse, s’arrêta et leva le nez vers lui.

Nathanael soupira et s’approcha. Son mari s’était figé et le regardait avec de grands yeux. Ce regard enfantin qu’ils lui connaissaient bien, désormais.

« Tu vas encore tomber… »

Adel pencha un peu la tête sans perdre son expression de petit garçon. Puis il se redressa et tendit les bras à Nathanael avec un petit sourire et le dessinateur gloussa et s’approcha :

« T’es pas possible… »

Il vint prendre Adel dans ses bras et soupira :

« Tu m’achètes pour pas cher, toi, hein… »

Adel se blottit contre lui et sourit plus largement.

Quelques jours étaient passés depuis le « réveil » du militaire et ce dernier avait plus compliqué la situation qu’autre chose. Car Judith et Nathanael devaient désormais surveiller comme le lait sur le feu Adel qui avait des velléités certaines à se déplacer alors qu’il ne le pouvait pas.

Son comportement faisait vraiment penser à celui d’un petit enfant curieux de bouger ou de saisir des choses, au risque d’en casser d’autres ou pire, de se blesser.

Ils étaient obligés de l’attacher lorsqu’il était sur son fauteuil. Ils avaient opté pour une ceinture et devaient être vigilants à bien placer l’attache dans le dos du fauteuil. Ils avaient même dû attacher cette attache, car non content de se détacher, Adel avait vite trouvé comment faire tourner le lien pour y parvenir.

Un vrai gosse. Ça rappelait à Nathanael les vacances avec sa sœur et Emy bébé qui prenait un malin plaisir à tout faire pour s’évader de sa poussette.

Lorsqu’ils l’installaient sur le canapé, autour duquel ils avaient mis des coussins, en éloignant la table basse, ils le retrouvaient assez souvent au sol, surtout quand il voulait attraper ou caresser un chat qui passait pas loin, voire miaulait pour avoir à manger ou autre et tentait donc, en bon chat « affamé », de conduire un de ses humains domestiques à sa gamelle. A leur décharge, les chats ne savaient pas, eux, qu’Adel n’avait plus la mobilité qu’ils lui avaient connue.

Le lieutenant était d’autre part incroyablement en demande d’attention et d’affection de Nathanael, lui réclamant des câlins dès qu’il le voyait, en lui tendant les bras comme un bébé, car il ne parlait toujours pas. Nathanael y répondait d’autant plus qu’Adel semblait prêt à fondre en larmes quand il ne le faisait pas. Il faisait toujours une moue toute triste quand Nathanael le lâchait, d’ailleurs.

Ce qui ne manqua pas ce matin-là.

Nathanael lui sourit et l’embrassa doucement quand il s’écarta :

« Tu restes tranquille ? On va bientôt manger. »

Judith, qui revenait d’avoir étendu le linge, sourit aussi en les voyant.

« J’allais te demander si on finissait les patates d’hier en omelette ?

– Très bonne idée ! »

Elle hocha la tête et fila à la cuisine.

Adel l’avait regardée passer sans lâcher Nathanael.

Il avait bien accepté la présence de l’auxiliaire de vie.  Elle ne semblait pas le stresser, plutôt l’intriguer.

Ils mangèrent tranquillement et, comme il faisait très beau, Judith proposa qu’ils aillent faire un tour après la sieste. Nathanael avait presque fini son album et avait bien besoin d’un bon bol d’air, il se laissa donc convaincre sans trop résister.

Ils habillèrent bien Adel, qui se laissa faire avec un air dubitatif, tira un peu pour desserrer l’écharpe épaisse tricotée par sa belle-grand-mère, avant de grogner quand ils le ceinturèrent. Il essaya de tirer aussi, mais ne put pas y échapper. Il regarda Nathanael et Judith s’emballer chaudement aussi avant de sortir.

Nathanael poussait le fauteuil et ils partirent tranquillement dans la rue très calme à cette heure de l’après-midi.

L’illustrateur et son aide parlaient sereinement de tout et rien. Adel, pour sa part, regardait autour de lui, un peu inquiet tout d’abord de ce changement d’environnement, puis il s’apaisa et se laissa conduire sans plus remuer, un petit sourire aux lèvres.

Ils arrivèrent près de l’église et firent un tour dans le parc qui la bordait. Là aussi, c’était calme. Ce n’est qu’en revenant vers l’église alors que la lumière commençait à baisser et l’air à se rafraichir qu’ils entendirent des voix et Nathanael fit la moue, un peu contrarié, en voyant la vieille Marie-Louise qui se trouvait là en compagnie d’une autre femme d’une soixantaine d’années très propre sur elle. Elles devaient sortir de l’église ou de la salle de réunion de la paroisse qui se trouvait à côté.

Ne pouvant y couper, le dessinateur échangea un regard avec Judith qui eut un petit haussement d’épaules, comprenant sans un mot à quel point il n’était pas ravi de cette rencontre, avant de les rejoindre quand Marie-Louise les interpela :

« Oh, bonjour, Nathanael ! Vous vous promenez ? »

L’autre femme s’était tendue et semblait choquée. Nathanael et Judith ne firent semblant de rien et il répondit :

« Oui, oui, on prenait un peu l’air au calme… »

Sur le fauteuil, Adel s’était lui aussi tendu. Il regardait les femmes avec inquiétude. Nathanael le vit et caressa sa tête pour le tranquilliser avant de laisser sa main posée sur son épaule. Adel avait tourné la tête pour le regarder. Il s’apaisa et regarda à nouveau Marie-Louise quand elle reprit gentiment :

« Vous faites bien, il faut profiter du soleil. »

Elle continua pour Adel qui avait un peu penché la tête, visiblement dubitatif :

« Bonjour, Adel. Ça me fait très plaisir de vous revoir. Vous avez meilleure mine que je craignais… »

Adel ne répondit bien sûr pas, le regardant avec ce même air, avant de lever le nez vers la seconde femme quand elle dit, l’air très triste :

« Oh ben vous avez bien du courage, je ne sais pas si je pourrais… Vous n’avez pas pu le laisser dans un hôpital ? »

Si Adel ne réagit bien sûr pas, Judith regarda avec inquiétude Nathanael qui, lui, venait de foudroyer l’inconnue du regard.

« Oh, Françoise ! » la rabroua Marie-Louise, sourcils froncés.

Nathanael inspira un grand coup et répliqua froidement :

« Je n’ai pas voulu abandonner mon mari dans un hosto de merde alors que sa seule place est chez nous et mon seul devoir d’être là pour le soutenir et l’aider à se retaper. »

Judith tapota son bras et dit :

« On va se rentrer, il ne faudrait pas que notre Adel prenne froid.

– Faites, faites ! lui répondit gentiment Marie-Louise et elle ajouta : A très bientôt, Adel. Prenez bien soin de vous et vous aussi, Nathanael. »

Durant les semaines qui suivirent, l’état d’Adel continua à évoluer calmement dans le bon sens. Il était moins brusque et plus calme. Il écoutait de plus en plus et ses réactions montraient qu’il comprenait aussi de plus en plus. Son visage aussi était clairement de plus en plus expressif, que ce soit ses sourires ou ses grimaces.

Lors d’un examen médical, une bête radio de contrôle, il fallut lui administrer un sédatif puissant et que Nathanael reste à côté de lui, car il paniqua et se débattit violemment, ce qui, malgré les soucis de gestion que ça créa sur le coup, fut perçu comme un très bon signe par l’équipe médicale sur l’évolution de son état mental. Cela valut quand même quelques bleus à deux infirmiers. Même affaibli, encore amaigri, Adel restait costaud.

Il était encore très tendu, au soir, et Nathanael le garda dans ses bras, autant devant la télé qu’après dans leur lit.

Le mois de mars avait été très chaud et le jardin se réveillait. Son album enfin fini, Nathanael se mit à jardiner un peu, parce qu’il avait besoin de penser à autre chose et envie d’avoir des radis, des tomates et des salades l’été suivant.

Il était donc là, à retourner la terre de sa plate-bande pour planter ce qu’il fallait, tranquillement, avec Adel qui était allongé par terre, dans l’herbe, derrière lui, occupé avec les chats qui adoraient sauter autour ou par-dessus lui, joueurs. Nathanael l’entendait bouger et jetait régulièrement des coups d’œil pour s’assurer que ça allait.

Il repiqua en sifflotant ses pieds de tomate et allait passer à la suite lorsqu’il sursauta et se tourna brusquement : Adel venait d’éclater de rire.

Interdit, Nathanael resta à le regarder. Hilare, le convalescent repoussait sans grande énergie les deux jeunes chats fougueux qui l’avaient pris d’assaut. Les petits mammifères avaient l’air de bien s’amuser aussi et couchée dans l’herbe non loin de là, leur mère regardait la scène avec un air quelque peu sceptique.

Nathanael sourit, très ému, et se releva pour s’approcher. Adel reprenait son souffle alors qu’un des chatons s’éloignait et que l’autre se tapissait pour assaillir sauvagement les pieds de Nathanael qui supporta l’attaque avec courage.

Adel s’étira, souriant, et son sourire s’élargit quad il vit Nathanael arriver et il tendit aussitôt les bras vers lui.

Nathanael s’agenouilla près de lui :

« Ben alors, on s’amuse bien à ce que je vois ? »

Adel attrapa ses mains pour le tirer contre lui et Nathanael ne résista pas. Il enlaça son époux et l’embrassa avec tendresse.

« Ça fait du bien de t’entendre rire…

– Nath… »

La voix était à peine un souffle rauque, mais Nathanael sentit son cœur louper un battement alors que les grandes mains d’Adel se posaient sur ses joues et tiraient son visage vers un nouveau baiser.

Nathanael ne parvint pas à retenir ses larmes.

Ils restèrent enlacés, Adel sur le dos et Nathanael blotti contre son flanc, tranquillement, le second pleurant en silence alors que le premier répétait ce nom comme s’il était surpris de se l’entendre dire, de s’entendre lui-même.

Du bruit dans le jardin d’à-côté devait briser leur petite bulle un peu plus tard. Nathanael se redressa en essuyant ses yeux et regarda.

Tiens, du remue-ménage dans le jardin de la vieille peau ?

Il se leva pour quand même aller voir de plus près ce qui se passait.

Apparemment, ça déménageait ?

Il resta au bord de la haie, bras croisés, un peu dubitatif, avant d’aviser la quinquagénaire qu’il avait vu des semaines plus tôt, la fille de sa vieille voisine, donc. Elle le vit aussi et vint vers lui, un peu nerveuse :

« Bonjour, ne vous inquiétez pas, ce n’est pas un cambriolage. »

Il sourit, amusé.

« Pas de souci, je vous avais vue l’autre fois. Vous videz la maison ? Dois-je en conclure que votre charmante mère ne reviendra pas ? »

Adel, qui avait appris à se déplacer à trois pattes à défaut de marcher, le rejoignit et attrapa un des piquets de la clôture pour essayer de se redresser. Nathanael sourit en le voyant et prit son bras pour le soutenir :

« Doucement, toi, ne te fais pas mal… »

La femme était interloquée alors que Judith, qui avait vu la scène de l’intérieur, arrivait avec le fauteuil.

« Euh, oui… Sa convalescence va encore être longue et euh… De toute façon, rester dans cette maison dans son état et à son âge, ce n’était plus possible… »

Nathanael aida Judith à asseoir Adel qui se laissa faire sans trop rechigner, en répondant :

« Je vois… Ben je vous dirais bien de lui souhaiter bonne continuation de ma part, mais elle risque de mal le prendre… »

Adel sourit quand Nathanael caressa sa tête :

« Nath ?

– Du coup, vous allez louer ? »

Judith sourit en entendant Adel. La femme les regardait l’un l’autre, intriguée, puis dénia du chef :

« Non, nous ne sommes pas d’ici et ça serait trop compliqué à gérer… Nous allons la mettre en vente…

– Vous devriez y arriver sans souci, les maisons se vendent bien par ici.

– Oui, c’est ce que l’agence nous a dit… »

Un chat sauta sur les genoux d’Adel qui eut un petit sursaut, puis le caressa avec un sourire.

La femme les salua et repartit surveiller les déménageurs et Nathanael eut un sourire en coin avant de chuchoter pour Judith :

« Elle me manquera pas.

– Moi non plus. Je venais voir si vous vouliez goûter ?

– Ah oui, volontiers ! »

Ils s’installèrent sur la terrasse pour profiter du beau temps. Judith avait fait des cookies et préparé du thé.

« A ton avis, demanda Judith, tu vas avoir quoi comme nouveaux voisins ?

– Sans doute une famille avec enfants, vu la taille de la barraque, c’est souvent ce qui arrive dans le coin. »

Adel mangeait des cookies et posa sa main sur sa tasse avant de la reculer vivement. Nathanael lui sourit :

« Oui, attention, c’est chaud…

– Cécho… » répéta Adel en tâtant à nouveau la tasse avec précaution.

Judith gloussa et Nathanael sourit :

« Ne te brûle pas, d’accord ?

– Oui ! »

 Nathanael le regarda boire prudemment, attendri.

L’entendre à nouveau lui faisait tellement chaud au cœur…

Adel ne devait pas redevenir aussi loquace avant encore quelques temps. Mais s’il appelait Nathanael très souvent, un autre mot revenait tout aussi souvent dans sa bouche, et la plupart du temps après le premier :

« Câlin ! »

Chapitre 28 :

Judith faisait un peu de repassage, un après-midi ensoleillé, lorsqu’on sonna au portail. Nathanael l’avait prévenue qu’il attendait une visite, mais il siestait encore avec Adel, crevé par une nuit de boulot imprévue, une planche à reprendre en urgence pour l’album qu’il avait rendu quelques mois plus tôt.

Judith alla voir, c’étaient bien les personnes que Nathanael attendait, de ce qu’elle en savait : une grande femme brune bien habillée et un petit homme grisonnant en civil qui lui sourit :

« Bonjour, madame. Nous venons voir monsieur Anthème et son époux ?

– Oui, oui, il m’a prévenu… Vous êtes le supérieur d’Adel, je crois, et la psychiatre qui va le suivre ? demanda-t-elle en les rejoignant.

– C’est ça, je suis le colonel Gradaille et voici le docteur Scott. Madame ?

– Judith Icène, enchantée. Je suis leur auxiliaire de vie… Entrez, ils ne sont pas levés de leur sieste, mais je vais aller les chercher… »

Elle leur ouvrit et les précéda à l’intérieur pour les prier de s’installer tranquillement sur les fauteuils, au salon, alors qu’elle allait frapper à la porte de la chambre avant de l’entrouvrir :

« Nath ?… Houlà, ça va ?… … Oui, les personnes que tu attendais sont là. … Ben si, c’est l’heure… »

Ils l’entendirent rire et elle reprit :

« Non, mais réveille-toi, zen, ça va aller… »

Elle revint :

« Je vous prépare un café ?

– Volontiers… »

Elle fila à la cuisine.

Gradaille regarda la doctoresse :

« Heureusement qu’on avait prévu large…

– Oui, c’est toujours plus sûr de se libérer un après-midi pour ce genre de chose… » approuva-t-elle.

Elle regardait autour d’elle avec intérêt. Avant de se tourner à nouveau vers la chambre quand la voix de Nathanael se fit entendre par la porte restée entrouverte :

« Non, Adel, tu attends. … Non, mais… Adel ! Mais arrête, tu vas encore tomber !… »

Judith dut entendre, car elle sortit de la cuisine en courant pour le rejoindre :

« Tu as besoin d’aide ?

– Ouais, tu peux approcher le fauteuil ?… »

Elle entra et ils les entendirent encore bouger le convalescent qui ne semblait pas très docile. Puis, ils virent Nathanael sortir en regardant derrière lui :

« Tu peux l’installer sur le canap’ ?… Merci ! »

Il jeta un œil au salon et fit signe à ses hôtes :

« J’arrive, désolé…

– Il n’y a pas de souci, monsieur Anthème, nous ne sommes pas pressés. »

Nathanael hocha la tête et fila à la salle de bain se passer de l’eau froide sur le visage pour se réveiller un peu. Il se regarda et fit la moue. Question crédibilité, il avait déjà été plus convaincant, mais pas trop le choix… Il espérait que cette psy était quelqu’un de bien et qu’elle allait les aider… Il avait eu quelques sales expériences avec des thérapeutes aux fraises et/ou homophobes et en gardait un apriori certain (et tout à fait assumé) envers la profession.

Lorsqu’il revint, un peu plus frais, ce fut pour trouver Adel bien trop tendu sur le canapé, regardant d’un air très inquiet ses deux vis-à-vis. Judith devait être à la cuisine pour finir de préparer le café.

Nathanael s’approcha et reprit aimablement :

« Me revoilà, désolé.

– Il n’y a pas de souci ! répéta Gradaille, plus amusé qu’autre chose. Je ne pensais pas que vous faisiez la sieste si tard ?

– Euh, normalement non, mais petite nuit, là… Trois cases à reprendre en urgence sur ma prochaine BD… expliqua le dessinateur en lui serrant la main.

– Je comprends mieux… Je vous présente le docteur Scott.

– Enchanté, Docteur, la salua Nathanael en lui tendant la main.

– De même, monsieur Anthème, répondit-elle aimablement en la lui serrant. Et voici votre mari, donc ?

– Oui… Je vous présente Adel… Et vous le stressez. » soupira Nathanael en le regardant.

Il voulut s’approcher de lui, mais dès qu’il fut à portée, Adel l’attrapa par la taille pour se serrer contre lui et enfouir son visage contre son ventre en couinant.

« Oh toi, t’as pas aimé qu’on te réveille en sursaut pour te poser devant des inconnus, hein… Tu dormais bien aussi et on a pas eu le temps d’émerger tranquillement…

– Naaaaaaaaath…

– Ah oui, sûr que ça a été un peu brutal, là… » approuva calmement Judith en arrivant avec le café.

Nathanael soupira encore et caressa la tête d’Adel avec douceur.

« Eh, ça va, mon cœur, ne t’en fais pas, tout va bien… »

Judith posa les tasses et les remplit.

« Du sucre ?

– Euh oui, merci… » répondit machinalement Gradaille, cette fois inquiet.

La psychiatre, elle, regardait la scène avec gravité.

Nathanael parvint à faire desserrer sa prise à Adel suffisamment pour s’accroupir et le serrer dans ses bras :

« Allez, calme-toi, c’est bon, tu es à l’abri, tu le sais… »

Les bras d’Adel tremblaient.  

Gradaille grimaça, navré.

Scott compatissait également, mais gardait un œil plus médical sur la situation.

Nathanael tenta de se dégager pour s’asseoir, mais comme Adel ne le lâchait pas, il finit par céder et s’assit sur ses genoux, attentif à appuyer le moins possible sur le moignon, refaisant enfin face à ses invités.

Les bras d’Adel encerclaient sa poitrine et leur propriétaire restait autant qu’il le pouvait dissimulé derrière lui.

« Désolé, s’excusa Nathanael. Il fait ça quand il est pas bien ou qu’il a peur…

– Se cacher derrière vous ?

– Oui, il a fait pareil l’autre jour, un truc qui lui avait fait peur à la télé…

– Vous vous souvenez quoi ? demanda la psychiatre.

– Euh, un documentaire animalier, je crois… Tu te souviens, Judith ?

– Oui, des guépards, répondit l’auxiliaire qui venait de poser le sucre et de s’asseoir à côté d’eux sur le canapé. C’était une émission sur le Serengeti.

– C’est ça, les guépards… »

Gradaille grimaça à nouveau :

« Ah, oui, il y en avait, là-bas… Ça a pu réveiller de mauvais souvenirs…

– ‘’Là-bas’’, vous voulez dire là où il a été détenu ? s’enquit Scott.

– Oui, notre petit chef de guerre en avait trois, et euh, disons qu’ils lui servaient à des choses pas cools du tout avec ses prisonniers… »

Nathanael avait posé ses mains sur les bras d’Adel et dénia du chef lorsque Gradaille lui dit, attristé :

« Désolé de ne pas vous avoir parlé de ça…

– Vous ne pouviez pas penser à tout, Colonel. Nous le saurons, merci. »

Adel jeta un œil rapide par-dessus son épaule. Ses bras ne tremblaient plus.

Un chat roux passa par là et se frotta à quelques jambes avant de sauter sur le canapé, près de Judith qui le caressa.

« Alors donc, reprit aimablement la psychiatre. Déjà, merci d’avoir acceptée de me recevoir ici, monsieur Anthème. 

– Je vous en prie, Docteur…

– Je préfère toujours voir l’environnement de mes patients une fois, je comprends mieux après quand ils m’en parlent.

– Oui, je vois…

– J’espère que vous-même ne le vivez pas comme une intrusion ? »

Nathanael la regarda un instant avant d’avoir un sourire en coin :

« Pas spécialement, j’aurais refusé, sinon… Et puis, j’avoue que j’avais quand même envie de vous rencontrer, moi aussi, avant de vous confier mon homme.

– Ah, une raison à ça ?

– Un collègue à vous qui a manqué de faire se suicider une amie à moi. »

Gradaille, Judith et Scott sursautèrent alors que Scott, elle, grimaçait, compatissante :

« Oh, je vois… Des propos déplacés ?

– Pas que. Une homophobie palpable, des jugements très violents réac’ sur le lesbianisme, oui, mais surtout une culpabilisation ahurissante. Elle avait été victime de plusieurs agressions, dont une dans son enfance, mais c’était sa faute. Elle avait dû avoir des comportements qui les avaient provoquées, elle s’était laissée faire, bref, les conneries habituelles.

– Ah, un psychanalyste, sûrement.

– Oui, c’est ce qu’on m’avait dit.

–  Ce n’est pas une règle absolue, mais beaucoup ont des conceptions très passéistes et figées, effectivement…

– Doux euphémisme… Après que mon amie ait fait une énorme crise de panique, je l’avais rencontré pour lui demander d’où il sortait pour oser soutenir qu’à 4 ans, on peut manipuler un homme de 45 pour se faire violer volontairement, il m’avait sorti tout un truc comme quoi elle avait voulu faire comme sa mère avec son père, et qu’elle avait qu’à dire non à son agresseur, et il a fallu que les deux amis qui m’accompagnaient me retiennent de lui prouver immédiatement que dire non pouvait ne pas suffire contre un agresseur… Bref. »

Il haussa les épaules alors que les trois autres souriaient. Dans son dos, Adel s’était détendu.

« T’es pourtant un mec plutôt gentil… remarqua Judith, amusée.

– Un homme plutôt gentil qu’il ne faut pas faire sortir de ses gonds, corrigea Gradaille.

– Comme beaucoup de gens gentils, acheva la psychiatre. Mais quoi qu’il en soit, n’ayez pas cette inquiétude par rapport à moi, je ne suis pas restée figée sur des théories du XIXe siècle.

– Parfait.

– Votre mari se sent mieux ?

– Oh oui, là ça y est, il est tranquille. »

La voix d’Adel se fit entendre :

« Nath ?

– Oui, Adel ?

– Goûter ?

– Tu as faim ?

– Oui ! »

Nathanael hocha la tête :

« Tu vas avec Judith à la cuisine pendant que je parle aux gens, d’accord ? »

Adel grommela, mais laissa Nathanael se relever et se laissa lui réinstaller sur le fauteuil que Judith poussa jusqu’à la cuisine. L’auxiliaire de vie repoussa la porte sans la refermer. Nathanael se rassit sur le canapé :

« Voilà, on est tranquille.

– Il ne risque pas d’entendre ? demanda Gradaille en regardant vers la cuisine, dans son dos.

– Il n’écoutera pas, c’est juste qu’il ne supporte pas d’être avec quelqu’un d’autre que moi dans une pièce avec la porte fermée. Là, il va manger et juste m’entendre en fond lui ira.

– D’accord, opina la psychiatre.

– Il va mieux, en tout cas, ça me fait plaisir, déclara le colonel en se rasseyant comme il faut.

– Les choses progressent, approuva encore la doctoresse. Mais je voulais aussi vois voir pour vous avertir des choses à venir, monsieur Anthème.

– M’avertir ?

– Oui… J’en suis désolée, et je ne veux surtout pas que vous pensiez que je vous juge incapable de gérer la suite, que les choses soient claires, mais, malheureusement, nous savons d’expérience que, même avec tout leur amour et la meilleure volonté du monde, les proches des victimes de sévisses comme ceux qu’il a subis ont parfois des comportements problématiques. Et il faut que vous le compreniez, que vous compreniez un certain nombre de choses pour les éviter.

– Euh… OK… Dites-moi ? »

Il croisa les bras en se rappuyant au dossier du canapé, grave, alors qu’elle hochait la tête avant de continuer :

« Votre époux n’est pas encore revenu. Il est, de ce que j’en vois, dans une phase transitoire un peu étrange, mais elle ne va pas durer. Au fur et à mesure que sa conscience va revenir, il va comprendre que des choses ont changé et surtout, ses souvenirs vont revenir, et ça sera, par moment, extrêmement violent pour lui. Il risque d’avoir des questionnements, auxquels il vous faudra répondre comme vous le pourrez, des crises d’angoisse ou de panique, qu’il vous faudra gérer, mais, surtout, et ça sera peut-être le pire pour vous, il pourra arriver qu’il vous rejette. Et dans ses moments-là, même s’il est en larmes, même s’il est en crise, s’il vous demande de le laisser tranquille, de ne pas le toucher, de le laisser seul, il faudra que vous le fassiez. »

Nathanael frémit et soupira en détournant les yeux, triste.

« J’imagine que vous le connaissez assez et que vous saurez voir quand ça sera nécessaire…

– Comment est-ce que euh… Qu’est-ce que je pourrais faire, dans ces cas-là… ?

– Il aura des médicaments pour l’aider si besoin, et vous aurez un numéro à appeler si vous n’arrivez pas à gérer. Mais il n’y a pas de raison. S’il le permet, restez près de lui, en silence et sans le toucher s’il ne le veut pas. J’insiste, monsieur Anthème. Votre mari a été prisonnier, torturé et violé pendant plus d’un mois. C’est-à-dire que des personnes l’ont retenu et n’ont pas respecté son intégrité pendant tout ce temps. Je sais que dit comme ça, ça parait idiot, mais c’est pour vous dire une chose : cette intégrité, ses désirs et ses besoins, il fait absolument que vous, vous les respectiez. Que vous respectiez sa volonté, que vous ne l’agressiez pas en le prenant de force dans vos bras s’il ne le veut pas. »

Nathanael resta silencieux avant d’hocher la tête.

 « Et aussi, lorsqu’il ira mieux et sera à nouveau capable de se déplacer, il faudra que vous soyez très vigilant à ne pas le surprendre, ne pas lui faire involontairement peur, même pour rire.

– Euh, oui… »

Nathanael la regardait à nouveau, plus sceptique, et elle expliqua :

« Votre mari est un soldat rodé et un excellent combattant au corps à corps, monsieur Anthème. Un homme qui a des réflexes de défense réels. Et donc un homme qui peut se défendre très vite et très violemment s’il se sent agressé. Il a été entraîné à ne réagir qu’en situation de combat, en zone de guerre. Mais avec le traumatisme qu’il a subi, il peut très bien, désormais, réagir par pur réflexe de peur.

– Ah, je vois, d’accord… »

Nathanael hocha la tête.

« Je vois, oui, c’est logique…

– Oui, approuva Gradaille. Votre époux est vraiment redoutable et il ne perdra pas ses réflexes comme ça… Il pourrait vraiment blesser quelqu’un très sérieusement. Même s’il ne serait probablement pas tenu pour responsable, ça ne ferait que rajouter à son état.

– Oui, vous avez raison… Je serai vigilant. »

Un peu plus tard, les visiteurs se retirèrent et après les avoir raccompagnés, Nathanael rejoignit Judith et Adel à la cuisine.

Adel mangeait un cookie et avait une miette au coin des lèvres. Il regarda Nathanael entrer avec de grands yeux et sourit.

Nathanael lui sourit aussi et s’assit près de lui.

Le dessinateur tendit la main doucement pour essuyer la miette. Adel le regarda et le laissa faire.

Ne pas te toucher si tu ne veux pas, ne pas te surprendre…

Il soupira et prit un cookie.

Chapitre 29 :

Le colonel Bastien Gradaille était de bonne humeur lorsqu’il quitta son bureau à la caserne, ce soir-là, et ce pour de multiples raisons.

Déjà, il faisait très beau et la soirée s’annonçait très douce.

Ensuite, il était content d’avoir revu Adel, que ce dernier aille mieux et que l’entretien avec le docteur Scott se soit bien passé. Il s’était beaucoup inquiété pour son futur-ex-subordonné, qu’il n’avait pas revu depuis son hospitalisation. C’était assez bizarre de le voir ainsi, dans cet état enfantin, mais l’important était qu’il progresse. Et il avait aussi été soulagé de constater que Nathanael tenait bon. Cet homme était vraiment un roc. Il l’impressionnait, dans son genre.

Mais surtout, ce jour-là, le militaire se réjouissait d’avance de la bonne soirée qui l’attendait.

Il se demandait s’il avait le temps d’aller acheter une petite bouteille de vin, en rejoignant le parking, lorsqu’il vit avec surprise que Florent de Larose-Croix l’attendait près de sa voiture.

Intrigué, Gradaille le rejoignit :

« Un souci, Lieutenant ?

– … »

Le grand sous-officier semblait très mal à l’aise. Il n’osait pas vraiment le regarder et finit par balbutier :

« Je euh… Je suis désolé de vous déranger, mon colonel… C’est juste euh… On m’a dit que vous aviez vu mon frère… ? »

Gradaille sourit, surpris.

Florent avait changé, depuis quelques temps. C’était assez curieux, il ne s’y serait pas attendu, mais il l’avait constaté lui-même, en plus de ce qu’on lui avait rapporté.

Connu pour sa sévérité, pour ne pas dire sa brutalité, envers ses troupes, le lieutenant avait surpris tout le monde en se montrant timidement, mais sûrement, plus à leur écoute et bien moins virulent dans ses propos et ses actes. Ce n’était rien de dire que ça avait beaucoup inquiété à la caserne… Gradaille avait son avis là-dessus, car ce changement avait, pour lui, débuté peu après que ce grand gaillard se soit fait pourrir en règle par un certain petit binoclard, le mari de son frère.

Coïncidence… ? Probablement pas.

Il regrettait beaucoup d’avoir loupé ça, d’ailleurs.

Le colonel sourit et lui répondit :

« Oui, nous sommes passés le voir avec le docteur Scott, c’est elle qui va le suivre et elle voulait le rencontrer.

– Ah, je vois…

– Il va mieux, si c’était votre question. Il n’est pas encore remis, bien sûr, mais il n’est plus en état de choc.

– Euh, oui, merci… Je ne euh, je ne voulais pas vous ennuyer, c’est juste que nous euh, nous n’avions aucune nouvelle…

– Je vois. Vous ne devriez pas hésiter à reprendre contact pour en demander, vous savez… »

Florent gronda avec amertume :

« A quoi bon, son mari nous hait, on pourra attendre longtemps… »

Le sourire de Gradaille s’élargit.

« Je ne pense pas que Nathanael Anthème vous haïsse, Florent.

– Vous plaisantez…

– Non. La seule chose qui compte pour lui, c’est Adel. Il était, et est toujours, d’ailleurs, prêt à tout pour le protéger. Y compris de vous car oui, vous avez été un sacré connard, ‘faut admettre… »

Florent grimaça en détournant les yeux, mais ne répliqua rien. Gradaille continua, goguenard :

« Si vous ne l’êtes plus, si vous voulez reprendre contact, juste parce que c’est votre frère et que vous l’aimez, sans avoir envie de le trainer dans une thérapie de conversion ou d’exploser la gueule de son mari, il n’y a pas de raison que ça se passe mal… »

Il y eut un silence avant que Florent ne soupire :

« Si vous le dites…

– Je le dis. »

Gradaille lui sourit encore et tapota son bras :

« Ça va aller, Florent. Faites-leur confiance, faites confiance à votre frère, et surtout, faites-vous confiance à vous.

– Colonel… »

Gradaille attendit sans perdre son sourire que le grand soldat ne balbutie, tremblant :

« … Quand est-ce que j’ai vrillé à ce point… ? »

Le sourire du colonel s’élargit encore et il répondit avec bienveillance :

« Je ne sais pas, Florent.

– … Comment j’ai pu faire autant de mal à mon petit frère…

– Vous ne vous posez pas les bonnes questions. »

Florent le regarda enfin, il semblait avoir les larmes aux yeux.

« … Les bonnes questions… ? »

Gradaille hocha la tête :

« Oui. La seule qui importe maintenant, c’est : qu’est-ce que je peux faire pour recoller les morceaux. »

Florent eut un petit sursaut. Le sourire du colonel s’adoucit et il ajouta :

« Vous savez ce que vous avez fait. Il ne tient qu’à vous de ne plus jamais le faire. Adel a toujours été plus triste qu’en colère de votre comportement. Et Anthème n’est pas un idiot, il vous acceptera si vous lui montrez que vous ne leur voulez pas de mal. »

Florent hocha la tête, las et Gradaille tapota encore son bras :

« Ça ira ?

– Oui. Merci.

– De rien, Florent. Mes amitiés à votre petite famille et pardonnez-moi, je dois y aller. 

– Oh, désolé, merci encore et bonne soirée, mon colonel ! »

Florent s’écarta et Gradaille partit, le saluant d’un dernier signe de la main. Florent répondit un garde à vous rapide et inspira un coup, pensif, avant de reprendre le chemin de la caserne. Lui était de garde, ce soir-là.

Gradaille conduisait tranquillement, content de cet échange.

Voyant l’heure, il revint cependant à ses questionnements initiaux. Il avait le temps de passer chez son caviste préféré chercher une petite bouteille pour la soirée… Rachel avait dit qu’elle ferait son fameux pâté en croute, il fallait bien arroser ça.

Bastien Gradaille était un vieux garçon de 53 ans, mais ça ne voulait pas dire qu’il ne vivait que pour son métier. Il avait découvert, en parlant avec Lou lors du mariage d’Adel, qu’il était sans doute asexuel, ce qui n’avait pas bouleversé son existence. Ça avait mis un nom sur ce qu’il vivait depuis toujours, mais il ne l’avait jamais mal vécu. Ses parents ne l’avaient jamais ennuyé avec ça, ses collègues non plus, et lui avait su remplir sa vie d’autre chose.

De films, en l’occurrence. Et aussi de séries, plus récemment.

Étant d’une curiosité insatiable en la matière, sa vidéothèque était aussi impressionnante qu’éclectique. On y trouvait des films d’animations comme des classiques en noir et blancs, entre deux films d’actions ou des drames psychologiques méconnus, et tout ceci de tous les continents.

C’était ainsi qu’il avait intégré, des années plus tôt, un forum de cinéphiles sur le net. Il s’y était fait son nid et, quand ils avaient été plusieurs à découvrir qu’ils étaient lyonnais, un petit groupe s’était constitué pour se faire des rencontres IRL.

Les règles étaient les suivantes : un rendez-vous par mois, pour qui pouvait, dans un bar de la Croix-Rousse qui faisait vidéo-club, chacun proposant un film à tour de rôle.

Le groupe avait un peu évolué au fil du temps, mais le noyau dur tenait bon et lui-même en étant toujours quand il était sur Lyon.

Comme ce soir-là, et il se demandait quel film allait lui être proposé.

Il arriva bien plus en avance qu’à son habitude et cela surprit fort les quelques personnes déjà arrivées, à savoir Paulo, le barbu maître des lieux, Rachel, une soixantenaire toute ronde qui les gavait de ses petits plats (dont le fameux pâté en croute de ce soir-là) et le benjamin de l’équipe, Hugo, un jeune étudiant très énergique qui avait eu un peu de mal avec lui au début, car cette petite graine d’anarchiste avait une image très arrêtée de l’armée et de ses membres.

 Gradaille s’en était amusé. Même si son pseudo sur le forum était « Colonel », ses amis, lors de leur première rencontre, avaient eu beaucoup de mal à admettre qu’il l’était vraiment.

Hugo se faisait donc un devoir, lorsque c’était à lui de choisir le film, comme ce soir-là, de sélectionner des œuvres politiquement engagées et/ou traitant de thématiques disons « non traditionnelles », dans le but avoué de « faire ressortir les instincts réac’ du militaire ». Jusqu’ici en vain. C’était devenu une blague et un jeu entre eux. Et c’était aussi pour ça que Gradaille était curieux de voir ce qu’il allait leur montrer ce jour-là.

La règle était qu’aucune info ne devait filtrer pour laisser les spectateurs découvrir, ceux qui reconnaissaient l’œuvre devant bien sûr se taire.

Le reste de la petite bande arriva, ils se préparèrent les plateaux-repas-lunch en échangeant des nouvelles et en parlant de tout et rien, puis s’installèrent dans une bonne ambiance sur les fauteuils, devant le grand écran.

Le film commençait en silence sur un long plan fixe d’une ferme à l’aube, suivi d’un jeune homme plutôt désespéré, vomissant tripes et boyaux suite à une nuit trop arrosée, pour finir, 1h40 plus tard, sur ce même jeune homme, assagi, rentrant chez lui bras dessus bras dessous avec celui qui partageait désormais sa vie, un saisonnier débarqué là un peu par hasard, tous deux prêts à construire leur avenir ensemble.

 Le générique s’acheva et Paulo ralluma la lumière en lâchant le traditionnel :

« Allez, on se réveille ! »

Faisant comme toujours rigoler tout le monde.

Rachel et Gradaille se firent un devoir de l’aider à ramener les plateaux vides côté cuisine et à mettre de l’eau à chauffer pour un dernier café/thé, ou autres boissons chaudes, pour le moment d’échange qui suivait le visionnage, pour ceux qui pouvaient rester encore un peu.

Lorsque le colonel revint, portant un plateau avec des mugs, suivi de Rachel qui portait les boites de solubles ou de sachets et les boites de gâteaux, et de Paulo qui apportait les deux bouilloires fumantes, il déclara :

« Merci beaucoup, Hugo, c’était un très beau film. »

Il posa sa charge sur la table basse alors que ça rigolait autour de lui. La femme qui était assise à côté du jeune Hugo lui dit avec amusement :

« Encore raté !

– De quoi ? demanda Rachel en se rasseyant avant de poser ses boites aussi.

– Il pensait que tu allais râler que c’était un scandale, ce sale film de pédés ! »

Gradaille éclata de rire.

« Eh non, raté Hugo, je ne suis pas non plus homophobe !

– Mais t’aime tout le monde, Bastien, c’est pas possible ! fit semblant de râler le jeune homme, finalement plus amusé qu’autre chose. C’est quoi ce soldat en mousse, t’offres des fleurs à des ennemis sur le champ de bataille ou quoi ?

– Rarement, répondit le militaire en se rasseyant, amusé aussi. Et non, je n’aime pas tout le monde. Je n’aime pas les cons, je n’aime pas les fanatiques, quelque que soit leur bord. Ça vaut pour ceux qui sont prêts à tuer pour un film à ceux qui le sont pour un livre, fut-il ‘’sacré’’, et je me fous de savoir si c’est une croix ou un croissant ou n’importe quoi d’autre sur la couverture… Mais l’espèce que je déteste le plus, continua-t-il plus sérieusement, ce sont les lâches, ceux qui s’en prennent à des gens qui ne peuvent pas se défendre, les rageux, les chefs de guerre qui attaquent des civils, et le dernier que j’ai chopé a passé un très sale 1/4h, et franchement, sur le coup, la balle perdue dans sa tête est pas passée loin. »

Un silence un peu choqué suivit, que Rachel interrompit, troublée :

« Il avait fait quoi ?

– Il avait attaqué par surprise un village où une de mes garnisons était, il a capturé trois de mes hommes, qui étaient restés pour couvrir la fuite des civils et de leurs collègues, on a mis plus d’un mois à les retrouver, un est mort et les deux autres ont vraiment dérouillé, un surtout. »

Un autre silence suivit et Paulo ramena la conversation sur le film. Le boitier du DVD tournait entre les mains de tout le monde : Seule la Terre, God’s Own Country de son titre original, un gay-themed movie anglais de 2017.

« Une déclaration d’amour au Yorkshire, commenta Paulo.

– Oui, sa façon de filmer les paysages est magnifique, renchérit Rachel. Et les deux acteurs sont excellents !

– C’est vrai… Les autres sont bons aussi, c’est plutôt très bien joué ! approuva Gradaille. Mais j’ai rarement été déçu par un film anglais… Vous avez vu My Beautiful Laundrette ?

– Houlà, c’est vieux, ça, sourit Rachel. Un des premiers rôles de Daniel Day-Lewis, je crois ?

– Oui, et une belle petite romance gay aussi, avec un discours intéressant sur le racisme dans l’Angleterre de l’époque.

– C’est ça, c’était entre un loubard et un Pakistanais, je crois ? intervint Paulo.

– Indien ou Pakistanais, je sais plus…

– Comme quoi, les films LGBT datent pas d’hier, sourit Hugo.

– Non, mais à l’époque, y avait pas internet et ses hordes de rageux… sourit aussi Paulo. On pouvait montrer des gays ou des perso féminins ‘’forts’’ ou hors-normes sans déclencher de tempête…

– Voire des persos féminins forts lesbiens hors-normes, moi, je me souviens de Bound… continua Rachel. Dans le genre, c’était pas mal !

– Très très bon film aussi, ça, opina Gradaille. Un très bon petit polar, et les deux nanas sont excellentes aussi.

– Le premier film des Wachowski, il me semble ? 1996 ?

– Tout à fait. Un beau coup d’essai ! approuva le colonel. Très grands réalisateurs.

– Réalisatrices, le corrigea Hugo avec un sourire. C’est pas gentil de les mégenrer. Je te tiens, tu es transphobe ! » rigola le jeune homme.

Ils rirent encore.

« Même pas, j’en étais resté au frère et à la sœur ? J’ai loupé un truc ?

– Oui, maintenant, c’est les sœurs.

– Ah, toutes mes excuses à elles, alors. »

Gradaille rentra tard, mais toujours de bonne humeur. Il se prit une petite douche avant de se coucher et ses pensées le ramenèrent à Adel.

Adel de Larose-Croix… Un de ses officiers les plus brillants, en lequel il avait totalement confiance. Un homme courageux, intelligent, loyal. Très sensible, aussi, et capable d’autant de fermeté envers ses ennemis que de gentillesse avec ses hommes et les populations civiles.

Il se souvenait avec amusement de ce matin de mars 2013 où le lieutenant, non content d’être en retard (une grande première), était arrivé débraillé, aussi joyeux qu’épuisé, mais surtout, clairement soûl.

Il avait carrément fallu que l’adjudant Benmani le soutienne jusqu’à lui.

« Mes respects, mon colonel ! » l’avait salué Adel, de très bonne humeur.

Gradaille était surpris, il avait contemplé son subordonné avec un sourire goguenard.

« Vous êtes complètement ivre, Lieutenant.

– Indéniablement, mon colonel !

– Et vous puez le tabac et pas que ça.

– Je nierai pas, mon colonel.

– Vous vous êtes mis au chichon ?

– Ah non, j’ai rien fumé, mon colonel !… s’était défendu Adel. Par contre, je vous garantis pas d’avoir rien respiré. »

Benmani retenait très difficilement son rire et Gradaille lui-même n’avait pas tenu. La situation était trop surréaliste pour qu’il puisse rester sérieux. Il n’était pas le dernier à recadrer un homme arrivant en retard, surtout ivre, et dans le cas d’un officier, ça pouvait même entraîner de très sévères mesures disciplinaires. Mais le si sage et dévoué lieutenant Adel de Larose-Croix ? Il riait lorsqu’il avait ordonné à l’adjudant d’emmener Adel à l’infirmerie.

Lorsqu’il était passé voir où il en était, plus tard dans la matinée, Adel était douché, changé et se reposait, allongé sur le petit lit dur d’une petite chambre claire, se remettant de son lavage d’estomac. Il avait toujours un sourire très doux sur les lèvres et semblait rêveur.

« Ça va mieux, Lieutenant ? » avait demandé Gradaille en entrant.

Il avait ajouté rapidement en voyant Adel peiner à se redresser :

« Restez couché, ça ira.

– Merci, mon colonel… avait obéi le lieutenant en se rallongeant.

– Alors, qu’est-ce qui vous arrive ? » soupira le colonel en prenant une chaise pour s’asseoir près du lit.

A la grande surprise de Gradaille, Adel avait tremblé. Il avait l’air au bord des larmes. Il avait inspiré un grand coup avant de balbutier :

« J’suis amoureux, mon colonel… »

Il avait reniflé, pleurant vraiment :

« … J’suis amoureux et c’est génial… »

Gradaille était aussi surpris qu’ému de cet étrange aveu. Adel avait toujours été très discret sur sa vie privée, mais il le savait marié et père. Ce qu’il n’avait pas manqué de lui faire remarquer, sceptique :

« Vous n’avez pas une femme, Lieutenant ? »

Adel avait gloussé et la tristesse soudaine de son expression avait encore surpris son supérieur.

« … Ah, elle… J’ai pas eu le choix, j’suis pas sûr que ça compte… »

Gradaille avait fait la moue, mais en entendant la suite, il avait été heureux pour lui qu’il soit déjà assis.

Était-ce l’épuisement, les restes d’alcool ou de cannabis ? Adel n’avait pas vraiment l’air d’avoir conscience de ce qu’il disait et à qui, comme s’il fallait juste que ça sorte :

« … C’est la première fois que ça m’arrive… Il est juste… Je sais pas… C’est quelqu’un qui me respecte, qui m’écoute, qui me juge pas… Qui est juste là, qui me sourit… Pourquoi… Pourquoi il faudrait que je renonce à ça, que je renonce à lui, pour rester enfermé dans cette famille de cons qui me chient à la gueule depuis toujours, avec cette connasse qui sait pas me parler sans me rabaisser, sans m’insulter… »

Il avait sangloté.

« … Pourquoi j’aurais pas le droit d’être heureux… »

Sur le coup, Gradaille n’avait pas su quoi lui répondre.

Lorsque, ce soir-là, Nathanael était innocemment passé pour ramener à Adel son portefeuille et son téléphone, le colonel l’avait fait venir dans son bureau, désireux de voir à qui il avait affaire, car il était, en fait, surtout inquiet qu’Adel, dans sa détresse, ne soit tombé sur une personne peu fiable.

Il avait découvert un petit brun à lunettes dont le calme et la politesse lui avaient plu. Gradaille savait juger un homme. Et il n’avait pas douté une seconde de Nathanael lorsque ce dernier lui avait confirmé qu’il était sérieux.

Il n’avait fallu que ça pour que le colonel ne décide de les soutenir.

Parce que oui, pour lui, Adel avait le droit d’être heureux.

Chapitre 30 :

Dire que les deux amants auraient connu un parcours bien plus périlleux sans le soutien du colonel ne serait pas forcément exagéré. Car si leur histoire avait été chaotique, le chemin miné de toutes parts par la famille d’Adel, ce dernier avait au moins pu continuer sa carrière sans trop de heurts, protégé par son supérieur.

Gradaille avait immédiatement saisi que dès que les Larose-Croix comprendraient ce qui était en train de se passer, ils allaient tout faire pour faire rentrer Adel dans leur moule. Ce dernier n’avait jamais vraiment été à son goût. Tant que ça restait en dehors de la caserne, il fermait les yeux, mais lorsque ça y entra, il ne fit pas de quartier.

Après quelques mois en peu flous où il avait juste remarqué que Florent tenait son frère un peu plus à l’œil que d’habitude, ce qui n’avait pas posé trop de problèmes, les choses avaient rapidement empiré. S’il avait dû recadrer le frère aîné d’Adel une fois en mars, au tout début, il n’avait pas eu à réintervenir personnellement dans l’intervalle. Mais lorsque, en septembre 2013, Adel avait quitté la maison de ses parents, ça avait été une autre affaire…

Gradaille se souvenait très bien de ce froid lundi matin de septembre où, après un weekend pluvieux qu’il avait personnellement passé à buller devant sa télé à regarder Brooklyn Nine-Nine, il avait reçu un appel d’Adel sur son téléphone personnel, un peu après l’appel du matin.

Adel n’était pas à la caserne, ce matin-là. Lui et son frère avaient posé leur lundi pour se remettre du mariage de leur sœur, le samedi. Gradaille était à son bureau, regardant ses mails avec un petit café. Il était de très bonne humeur. Un peu intrigué, car il était très rare que son subordonné l’appelle un de ses jours de congés, surtout à ce numéro, il avait décroché sans attendre :

« Oui, allô ?

– Euh… Bonjour, mon colonel. Je euh… Je ne vous dérange pas ?… »

La voix était hésitante et a priori, il était en extérieur.

« Non, non, pas du tout. Comment allez-vous ? Le mariage de votre sœur s’est bien passé ?

– Euh, ça va oui… Et euh oui, ben ils ont dit oui et on a sabré le champagne, quoi, un mariage… C’est pas pour ça que je vous appelle euh… Je voulais vous informer que je… J’ai quitté mon domicile conjugal… Hier soir…

– Oh. »

Gradaille était resté surpris. Il s’était lentement appuyé à son dossier :

« Donc euh, voilà… Je voulais vous prévenir et euh, vous donner ma nouvelle adresse… Je euh, je vous enverrai un mail plus formel quand je serai rentré…

– Vous êtes où ?

– Je sors de la gendarmerie, j’ai laissé une main courante pour ça aussi… Je voulais vous avertir au plus vite…

– Une main courante ? s’était étonné le colonel.

– Oui… Il fallait… Je euh… Je pense que ma femme va refuser le divorce, alors la seule façon de faire, c’était de partir et de le signaler légalement parce que comme ça, au bout d’un moment, elle ne pourra plus dire non.

– Vous pensez vraiment qu’elle va refuser ? »

Adel avait soupiré avec tristesse :

« Ça, malheureusement… Elle euh… Enfin c’est compliqué… Je veux pas vous ennuyer avec ça…

– Adel ? avait doucement, mais fermement, appelé le colonel.

– Euh… Oui ?

– Vous m’avez dit que vous n’aviez pas eu le choix. C’est vrai ? »

Il y avait eu un blanc à l’autre bout des ondes. Adel avait-il oublié ? A sa décharge, ce matin où il était arrivé ivre, il n’était vraiment pas frais, même après son lavage d’estomac…

« Euh… Oui, c’est vrai… avait fini par admettre le lieutenant, amer. C’est vraiment compliqué…

– Je vois.

– Enfin bon voilà, je voulais vous avertir… Pour le reste euh, ben ça ne change rien… Je serai là demain pour l’appel.

– Ah ben j’espère bien ! sourit Gradaille. Par contre, il faudrait décider de si vous voulez rendre votre décision publique ou pas. »

Gradaille entendit clairement Adel sursauter :

« Si je… ?… Pourquoi… ?

– Et bien, j’ai peur que cette histoire ne reste pas très longtemps secrète et, donc, vous comprendrez que si jamais ça devait causer des troubles ici, ça poserait problème.

– Ah… Oui, je comprends, en effet. Je m’excuse, je n’y avais pas pensé…

– Ce n’est pas grave. Prenez le temps d’y réfléchir, nous en reparlerons demain, au calme, si vous voulez.

– D’accord… Merci. »

La journée s’était passé normalement pour lui. Adel était là le lendemain, à l’heure et, si on exceptait sa mine un peu fatiguée, il n’avait pas l’air mal. Florent, par contre, était très nerveux, ça crevait les yeux. Les deux frères n’avaient pas pu interagir avant l’appel et Gradaille était venu chercher Adel tout de suite après, désireux de voir calmement où il en était avant que Florent n’intervienne.

Adel était plus las qu’autre chose. Seul avec son colonel, dans le bureau de ce dernier, il avait accepté un café avec un soupir et se frottait le visage lorsque le commandant Mikkels, le bras droit de Gradaille, le lui apporta. Mikkels était un grand châtain-clair de 47 ans, le plus souvent grave et peu loquace. Il était sûrement au courant, mais il ne dit rien. Il laissa les deux hommes après un bref échange de regard avec Gradaille.

« Comment allez-vous, Adel ? demanda gentiment ce dernier en s’accoudant à son bureau.

– Bien, merci, mon colonel.

– Vous avez pu vous reposer un peu ?

– Oui, ça va… J’ai beaucoup réfléchi hier, enfin, on a beaucoup réfléchi, avec Nathanael, et on pense que vous avez raison. Ça va se savoir de toute façon… Et puis, je n’ai pas envie de le cacher… Je n’ai pas à avoir honte. Donc, autant prendre les devants et régler la question tout de suite.

– C’est une sage décision.

– Après, j’avoue, je ne sais pas sous quelle forme faire ça… »

Gradaille hocha la tête.

« Pour être honnête, je préfèrerais que vous me laissiez m’en charger. »

Adel le regarda, surpris, et Gradaille lui sourit :

« Je pense qu’il est très important que les choses soient très fermement posées et que donc, il serait plus sûr qu’elles viennent de moi. J’en informerais également qui de droit si nécessaire, je vous en tiendrais informé.

– D’accord, ça vaut sûrement mieux, oui… Merci.

– Je vous propose de voir ça en deux fois, déjà, convoquer vos collègues pour les avertir et ensuite, vos subordonnés. Et pour ces derniers, je vous propose de m’occuper de leur mutation, interne ou pas, si certains jugent la situation impossible pour eux. »

Adel grimaça avant d’hocher la tête lentement. Il s’était toujours bien entendu avec ses hommes, mais il savait que certains d’entre eux risquaient de ne pas bien prendre la chose.

« Je suis désolé, Adel. J’aimerais beaucoup que ça ne soit pas nécessaire.

– Moi aussi… »

Gradaille rappela Mikkels qui convoqua immédiatement les autres officiers de la base, comme on le lui demandait. Réunis dans la salle de réunion habituelle, les deux capitaines, les trois autres lieutenants et le médecin se demandaient un peu ce qui se passait.

Gradaille fut aussi sobre que rapide et clair. La surprise des autres fut réelle, certains effarés, d’autres regardant Adel avec méfiance ou perplexité, à part pour Florent qui serrait les poings et semblait au bord de l’explosion pure et simple. Mais ce fut le médecin militaire, très paisible trentenaire qu’on soupçonnait d’être la réincarnation d’un sage tibétain quelconque, qui prit la parole :

« Pardonnez-moi, mon colonel, mais une question me vient ?

– Posez, Major.

– En quoi le fait que le lieutenant de Larose-Croix ait quitté son épouse pour partir vivre avec un homme nous concerne-t-il ? »

Gradaille échangea un regard avec Adel et Mikkels avant de répondre :

« Dans la mesure où il était impossible que la rumeur ne se répande pas, nous avons jugé préférable de vous mettre immédiatement au courant des faits réels pour éviter tout malentendu. Pour le reste, que les choses soient claires : ceci relève de la vie privée du lieutenant de Larose-Croix et ne devrait effectivement rien avoir à faire ici. Il est hors de question que cela cause le moindre trouble dans cette caserne, que ce soit entre vous, messieurs, ou entre vos troupes. Je vous rappelle que l’homophobie est un délit dans ce pays, quoi que vous puissiez en penser. Rien ne justifiera à mes yeux le moindre problème. Je vous laisse gérer avec vos hommes. »

Adel regardait ses collègues avec une légère inquiétude, surtout son frère, mais ce fut un des capitaines qui soupira.

« Un souci, Capitaine ? lui demanda Gradaille.

– Non, non, mon colonel, répondit l’intéressé en hochant la tête. Je comprends pourquoi vous avez jugé bon de nous avertir… Qu’il y ait des désordres pour ça serait dommage, nous avons tous d’autres chats à fouetter. »

Plusieurs autres opinèrent du chef et Gradaille également.

« Bien. Maintenant que les choses sont claires, rompez, messieurs. Mikkels, est-ce que les autres sont là ? »

Le commandant hocha la tête :

« Oui. Ils doivent attendre dans le couloir, mon colonel.

– Bien, on va s’occuper d’eux tout de suite. »

Les nouveaux venus étaient les cette fois les subordonnés d’Adel, ses adjudants, Benmani et Rocal, et les quatre sergents qui les secondaient. Eux restèrent debout, face à Adel et Mikkels qui l’étaient également, le second à la gauche de Gradaille qui, lui, était assis.

Si Adel tint cette fois à leur annoncer la chose lui-même, Gradaille, comme Mikkels, observa leur réaction avec attention. Benmani était surpris, Rocal sourit et les sergents oscillaient entre la stupeur, la perplexité aussi, mais seul l’un d’eux avait eu une réelle mimique de dégout.

« … Enfin voilà, pas que ça vous regarde vraiment, avait conclu Adel, mais je ne veux pas de malentendu entre nous, donc je préférais que vous soyez au courant avant que les ragots ne se répandent…

– Ben, merci d’votre confiance, mon lieutenant ! » avait répondu Rocal, tout souriant.

L’adjudant était connu pour sa franchise, parfois limite niveau respect hiérarchique, mais il était rare qu’on lui en veuille, car ce vieux garçon ne vivant que pour l’armée était plutôt un brave gars, roublard, mais sympathique.

Benmani avait fait la moue, puis hoché la tête à son tour :

« Oui, merci et euh, vous en faites pas, y a pas de problème. »

Gradaille et Mikkels, derrière Adel, avaient échangé un regard entendu avant de regarder à nouveau Rocal quand ce dernier avait repris :

« En tout cas, j’suis plutôt content pour vous, mon lieutenant !

– Content pour moi ? l’avait relancé Adel, intrigué.

– Ben, avait avoué l’adjudant, on vous trouvait changé, avec les gars… Un peu moins coincé, sauf vot’e respect, et du coup on se demandait, quoi, mais bon c’est clair que si vous avez rencontré quelqu’un de plus cool que votre femme, ça explique… »

La franche sincérité de Rocal crevait tellement les yeux que, si les sergents se demandaient s’il n’avait pas été trop loin, Gradaille, lui, était plutôt amusé. Adel regardait son adjudant avec un petit sourire surpris et lorsque Benmani, un peu gêné, avait filé un petit coup de coude à son collègue, ce dernier l’avait regardé avant de reprendre avec la même énergie :

« Quoi ?… Sérieux, l’aut’e frigide qui voulait jamais nous approcher à Noël, tu vas pas m’dire qu’elle va t’manquer ! »

Cette fois, Adel avait été secoué d’un petit rire silencieux, qu’il avait camouflé avec une fausse toux, peine que n’avait pas pris Gradaille. Même Mikkels avait souri, amusé, et Benmani comme les autres avaient eu bien du mal à rester sérieux.

Dans les faits, si quelques soldats avaient mal pris la nouvelle parmi les troupes qu’Adel gérait, l’esprit de corps avait pris le dessus rapidement pour faire passer la pilule. Ils étaient globalement attachés à leur supérieur et très soudés.

Les autres corps ne semblaient pas en avoir grand-chose à faire, sauf un, et pas n’importe lequel : les troupes du lieutenant Florent de Larose-Croix.

Ainsi donc, une dizaine de jours après le coming-out d’Adel, Gradaille était tranquillement en train de faire de la paperasse dans son bureau, préparant la prochaine OPEX, lorsque Mikkels avait frappé à sa porte.  

« Puis-je vous parler, mon colonel ?

– Je vous en prie ? »

Le commandant était venu devant son bureau, grave.

« On m’a rapporté des incidents pendant l’entrainement de ce matin.

– Quoi donc ? s’était enquis Gradaille en fronçant les sourcils.

– Il semblerait que le lieutenant Florent de Larose-Croix était d’une humeur exécrable et qu’un soldat ait failli être blessé lors de l’entraînement, car le lieutenant aurait refusé qu’il arrête ses pompes alors qu’il avait une crampe.

– Allons bon…

– Je me suis permis de poser quelques questions, le lieutenant est décrit comme très nerveux, impatient et anormalement agressif…

– A ce point pire que d’habitude ?

– Oui, il n’avait encore jamais failli blesser un de ses hommes et il semble particulièrement exécrable… depuis dix jours. »

Gradaille avait soupiré en levant les yeux au ciel :

« Allons bon… »

Mikkels avait haussé les épaules avant de froncer les sourcils et d’aller regarder par la fenêtre :

« Oui, il semble aussi qu’il essaye désespérément de parler à son frère, mais que ce dernier est visiblement parvenu à l’esquiver jusque-là…

– M’étonne pas. Bien, avez-vous un avis sur la question ? »

Mikkels avait fait la moue :

« Euh, je crois que j’ai parlé trop vite, mon colonel…

– Quoi ?

– Il semblerait que Florent ait réussi à attraper son frère… Ils sont en train de se battre dans la cour… 

– Quoi ! »

Gradaille s’était levé d’un bond pour rejoindre le commandant et voir, stupéfait, qu’effectivement, les deux frères étaient bel et bien en plein combat dans la cour, ou, pour être exact, que plusieurs hommes étaient en train d’essayer très péniblement d’empêcher Adel de massacrer son frère, tant il ne faisait aucun doute que c’était lui qui avait le dessus…

Les deux officiers supérieurs se précipitèrent, craignant le pire, mais lorsqu’ils arrivèrent, les combattants étaient séparés. Encore furieux et s’invectivant avec énergie, mais au moins tenus chacun de leur côté par pas moins de quatre hommes pour les empêcher de reprendre leurs échanges non verbaux. Et le rugissement qu’entendirent Gradaille et Mikkels suffit à leur faire comprendre la cause de l’explosion :

« … Va te faire mettre, Flo ! Je t’interdis de lui faire du mal ! Touche-le et t’es un homme MORT ! »

L’arrivée de leur colonel empêcha Florent de répondre, alors que ses hommes le lâchaient malgré leur hésitation.

Du côté d’Adel, si le soldat et le sergent qui avaient aidé le lâchèrent tout de suite, Benmani ne le fit qu’avec réticence et une grimace et Rocal ne le fit pas.

« Qu’est-ce que c’est que ce bordel ! » cria Gradaille, sévère.

Seul le joyeux piaillement d’un petit rouge-gorge dans un arbre voisin lui répondit.

Les hommes se regardaient, gênés, sauf Adel et Florent qui se fixaient toujours l’un l’autre avec une hostilité tout à fait visible.

Gradaille croisa les bras et son regard sombre fit le tour de l’assistance, mais si Rocal prit la parole, ce ne fut pas pour lui répondre, mais bien pour jeter à Florent, avec un mépris très étonnant pour qui le connaissait :

« Sérieux, mon lieutenant, menacer d’s’en prendre à un civil, c’est vraiment nul pour un soldat… »

Le regard sombre de Gradaille se fixa sur Florent qui détourna les yeux en grognant sans répondre. Il y eut un nouveau silence que la voix blanche d’Adel interrompit alors qu’il se dégageait de la poigne de Rocal pour essuyer ses lèvres fendues :

« Je rentrerai pas, Flo. C’est fini, OK ? Si t’es pas fichu de le comprendre, oublie-moi. »

Il n’y avait plus aucune colère dans les yeux d’Adel, seulement de la douleur.

Alerté, le médecin accourait et après un rapide coup d’œil général et un échange de regard avec le colonel, il avait sans sommation embarqué Adel et dit à Florent :

« Passez quand le colonel en aura fini avec vous. »

Mikkels avait eu un sourire rapide et Gradaille avait effectivement soupiré avec humeur :

« Lieutenant, dans mon bureau tout de suite. »

Gradaille était parti et Florent l’avait suivi de mauvaise grâce, toujours grognant. Gradaille s’était rassis à son bureau, avec inspiré un grand coup en toisant son vis-à-vis d’un regard mauvais avant de se redresser pour lui demander froidement :

« Que s’est-il passé, Lieutenant ?

– …

– Je vous conseille vraiment de ne pas me faire me répéter. »

Florent avait grommelé sans le regarder :

« Je devais parler à mon frère et il a refusé, je l’ai suivi dans la cour et nous avons perdu patience…

– De quoi vouliez-vous lui parler de si urgent ?

– Euh, des affaires personnelles, mon colonel.

– Je croyais vous avoir dit que le ‘’personnel’’ n’avait rien à faire entre ces murs, Lieutenant.

– Adel ne répond plus à aucun de nos appels, mon colonel. Je suis le seul à pouvoir lui parler, parce que je peux le voir ici.

– Et si votre frère ne veut pas plus vous parler ici qu’en dehors de votre travail, c’est son droit le plus strict. »

Florent avait tremblé et serré les poings, mais les yeux froids de Gradaille ne le lâchaient pas :

« Et vous vouliez juste lui ordonner de rentrer chez vos parents comme le gentil fils soumis qu’il n’est plus et qu’il ne redeviendra pas.

– Vous donneriez raison à ce pervers qui l’a séduit et détourné de sa propre famille ?! »

Florent regardait le colonel, mais ce dernier n’avait pas cillé :

« Votre frère est un homme adulte et libre de ses choix, Florent. Avez-vous réellement menacé de vous en prendre à son compagnon ?

– Mes mots ont dépassé ma pensée, mon colonel…

– Ce n’est pas ce que je vous demande, Lieutenant. Avez-vous, oui ou non, menacé de vous en prendre au compagnon de votre frère ?

– … Oui, avait admis Florent en détournant les yeux à nouveau, clairement pas fier de lui. Mais je vous assure que c’était sur le coup de la colère, je ne m’en prendrais jamais à un civil ! » s’était-il défendu.

Gradaille avait soupiré à nouveau en croisant les bras :

« Vous l’avez pensé suffisamment précisément pour le verbaliser, Lieutenant.

– …

– Bon, alors que les choses soient claires. Connaissez-vous le général Aymard, Lieutenant ?

– Euh, oui… Un membre émérite de l’Etat-Major…

– Tout à fait. Figurez-vous que ce brave homme cherche un nouveau secrétaire, de préférence quelqu’un de jeune et d’énergique. Vous n’avez pas envie de poursuivre votre carrière à lui rappeler les dates de ses prochaines coloscopies, Lieutenant ? »

 Florent avait frémi, mais ce n’était plus du tout de colère.

Gradaille avait continué, sec :

« Vous êtes un excellent élément, mais là, ‘va vraiment falloir vous calmer. Déjà, vous arrêtez de faire payer votre mauvaise humeur à vos hommes, ensuite, vous oubliez votre frère, si vous n’êtes vraiment pas fichu de lui foutre la paix. Dites à votre père et votre grand-père, puisque je suppose qu’il est aussi dans la boucle, que vous ne pouvez rien pour eux. C’est un ordre et je ne vous le répèterai pas, Lieutenant. S’il y a de nouveau le moindre incident entre votre frère et vous, si j’apprends que vous avez encore tenu le moindre propos menaçant ou même insultant envers lui ou son compagnon, je vous jure que vous finirez votre carrière en gratte-papier poussiéreux, est-ce que je suis clair ?

– Limpide, mon colonel.

– Rompez. »

Gradaille l’avait regardé partir avant de soupirer à nouveau et de se lever pour aller à l’infirmerie. En chemin, il avait croisé Mikkels qui s’était joint à lui et lui avait confirmé qu’après un rapide tour des témoins de la scène, c’était bien lorsque Florent, furieux qu’Adel refuse de l’écouter, avait sans la moindre ambiguïté menacé Nathanael qu’Adel avait craqué et s’était jeté sur lui. Tous n’avaient aucun doute sur le fait que si personne ne les avait arrêtés, les deux hommes auraient vraiment pu se blesser très gravement, ou pire. Dieu merci, ils les avaient maitrisés, certes avec peine, mais à temps.

« Bien, j’espère qu’il aura compris…

– Pas de sanction ?

– Non, il ne faut pas donner aux Larose-Croix le moindre prétexte de saisir l’Etat-Major… Vu ce dont je l’ai menacé, Florent devrait se tenir tranquille.

– Puis-je savoir ?

– Le recommander comme secrétaire pour le général Aymard. »

Mikkels avait retenu avec peine son éclat de rire :

« Oh, je ne vous savais pas si méchant, mon colonel ! »

Gradaille avait souri, ils arrivaient.

« Que voulez-vous, un stage commando lui aurait fait trop plaisir… Pour un homme de terrain comme lui, il faut bien la perspective d’un travail de bureau pour le faire cauchemarder… »

Le médecin les avait accueillis aimablement, laissant un de ses infirmiers ausculter Florent, mais les avaient informés qu’Adel n’était plus là.

« J’ai préféré le renvoyer chez lui, il était très choqué. J’ai demandé à ses adjudants de le raccompagner. Je pense qu’il vous répondra plus sereinement demain.

– Rien de grave, donc ?

– Non, non, juste sa lèvre, et le choc quand il a réalisé qu’il avait failli massacrer son propre frère… C’est pour ça que je me suis dit que le ramener au calme serait le mieux pour qu’il puisse se remettre.

– Vous avez bien fait, nous le verrons demain. »

Adel était là le lendemain et si beaucoup craignaient une nouvelle altercation avec Florent, ils avaient été vite rassurés.

Lorsque les deux frères s’étaient croisés, ils n’avaient pas échangé un regard.

Chapitre 31 :

Bien évidemment, les Larose-Croix ne comptaient pas en rester là et c’était sans grande surprise que Gradaille avait reçu une convocation à l’Etat-Major quelques jours plus tard.

Même si le message se voulait officiel, Gradaille, en voyant qui le convoquait, s’était douté que la conversation n’allait pas être très officielle, elle. Et ça n’avait pas loupé.

 Il avait donc été « convoqué » par les colonels Arnault et Williams et le général Demanche, qui n’était pas ses supérieurs, et le fait de se retrouver dans un petit salon isolé et non pas dans un bureau ne fit que confirmer son intuition.

La clique de cathos-réacs s’était mobilisée et il n’était pas difficile de deviner à qui on le devait.

Même à la retraite, le colonel André de Larose-Croix, le grand-père d’Adel, gardait un réseau tout à fait actif au sein de l’armée.

La conversation avait commencé aimablement, les trois hommes ne sachant visiblement pas trop comment aborder le sujet qui les préoccupait. Gradaille ne faisait mine de rien, buvant son café tranquillement, mais rigolant intérieurement.

« Et sinon Colonel, avait fini par tenter Demanche, un peu contrit, nous voulions vous entretenir d’un incident dont nous avons eu vent dans votre caserne… »

Gradaille prit un air surpris des plus convaincants :

« Oh, quoi donc ?

– Eh bien, on nous a rapporté qu’un de vos officiers en avait violemment agressé un autre… »

Les trois hommes se voulaient graves et sévères et furent donc totalement pris de court lorsque Gradaille gloussa. Le colonel finit sa tasse alors qu’ils se regardaient, interdits, puis il la posa avant de leur dire avec un sourire amusé :

« Vingt-sept minutes pour arriver à enfin lâcher le pourquoi de cet entretien, je commençais à me demander si vous alliez y arriver. »

Les voyant toujours surpris, il croisa les bras et continua :

« Bien, vous n’avez pas plus de temps à perdre que moi, alors si nous jouions cartes sur table, messieurs ? Oui, il y a eu une altercation entre les frères De Larose-Croix. Il ne s’agit absolument pas d’une violente agression, aucun des deux n’a été blessé, j’ai pris soin de les recadrer tous les deux immédiatement et les choses se sont arrêtés là. Rien qui nécessite un rapport ou autre, je n’ai pas voulu accabler Florent de Larose-Croix, c’est un excellent officier. »

Comme il s’y attendait, cette dernière phrase fit sursauter ses vis-à-vis et ce fut Arnault qui s’écria :

« Accabler Florent ? »

Cette fois, Gradaille haussa les épaules :

« Ben oui, c’est tout de même lui qui a provoqué son frère… »

Il ajouta en décroisant les bras :

« Mais ce n’est pas ce qu’on vous a raconté, j’imagine ? Ou en tout cas, ce n’est pas le fond du problème. Je me trompe ? »

Les trois hommes restaient pris de court, Arnault visiblement plus nerveux que ces comparses, et ce fut Demanche qui finit par répondre avec un sourire :

« Vous êtes un homme intelligent, colonel Gradaille, vous savez bien qu’un incident de cet ordre ne pouvait pas rester sans suite…

– Cet incident est clos, mon général. »

La réponse de Gradaille avait été sans appel. Ses yeux froids ne cillaient pas.

« Je vous ai demandés de jouer cartes sur table, messieurs, dit-il sagement. L’incident qui vous pose soi-disant problème n’a rien à voir avec l’altercation en les deux frères, vous allez tourner autour du pot encore longtemps ? »

Il croisa à nouveau les bras, sévère à son tour :

« Donc ? »

Un ange passa.

Arnault serrait les poings, il cracha :

« Pourquoi protégez-vous ce pervers, Gradaille ?

– Nous y voilà. » sourit l’interpelé.

Il décroisa les bras avant de reprendre, tranquille :

« Adel de Larose-Croix est un de mes meilleurs hommes, qui n’a commis aucune faute dans le cadre de son poste. Son frère aussi est un excellent élément. Le motif de leur altercation n’étant pas lié à leur travail, et comme, encore une fois, ça s’est réglé rapidement et sans conséquence dramatique, j’ai préféré passer l’éponge pour leur éviter à tous les deux des ennuis inutiles. J’ai une OPEX en Syrie dans un mois, là, et j’ai besoin d’eux deux avec moi. Je sais que ça fait un moment que vous n’avez pas été sur le terrain, messieurs, mais je ne vais pas compromettre notre mission là-bas pour satisfaire un colonel à la retraite furieux que son petit-fils soit homosexuel. »

Une voix aussi douce que ferme avait alors commenté depuis la porte, sur le côté, les faisant sursauter tous quatre :

« Effectivement. »

Voyant le quinquagénaire qui les toisait derrière ses lunettes, appuyé sur l’encadrement de la porte qu’il avait ouverte sans un bruit, les bras croisés et l’air quelque peu dubitatif, dans un uniforme qui aurait pu être mieux repassé, les trois larrons se figèrent alors que Gradaille se levait d’un bond pour se mettre au garde à vous, ce que les trois autres firent un peu plus en panique :

« Mes respects, mon général.

– Repos, messieurs, répondit le nouveau venu en se redressant et s’approchant, bonhomme, mettant ses mains dans ses poches. Qu’est-ce que vous foutez là, Gradaille ? Vous avez pas une OPEX sur le feu ?

– Si, mon général, c’est justement ce que je disais à ces messieurs. »

Le regard du général se posa sur ces derniers et il demanda :

« Ces messieurs peuvent-ils m’expliquer pourquoi ils convoquent un de mes hommes sans même m’avertir ? »

Gradaille retenait comme il pouvait son sourire.

Demanche n’était pas son supérieur direct et n’avait, de fait, aucune autorité officielle sur lui, et les deux colonels non plus, bien sûr. Plus que ça, Demanche était général de brigade, et donc le subordonné du nouveau venu, le général de division David Heldish, qui était, de fait, avec le vieux général Aymard, un des deux responsables des troupes locales.

Demanche tenta :

« Euh, vous avons jugé inutile de vous déranger pour si peu, mon général…

– C’est trop tard, puisque je suis là, Demanche. Expliquez-vous.

– Euh… Eh bien, nous avions eu vent d’une agression au sein de la caserne du colonel Gradaille et nous voulions savoir pourquoi il n’avait pas pris de mesures disciplinaires envers le fautif. »

Heldish leva un sourcil et regarda Gradaille qui avait soupiré.

« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

– Et bien, vous n’êtes pas sans savoir que le lieutenant Adel de Larose-Croix a quitté sa femme il y a 15 jours pour se mettre en ménage avec son compagnon.

– Oui, j’ai lu votre mail. Et ?

– il y a cinq jours, ou six, je ne sais plus, Florent de Larose-Croix, qui essayait d’attraper son frère sans succès depuis son départ, a réussi à le coincer dans la cour de la caserne. Tous les témoins ont rapporté que devant le refus d’Adel de lui parler, Florent a perdu patience et explicitement menacé de s’en prendre à son compagnon, suite à quoi Adel a voulu le frapper, mais les hommes présents ont pu les séparer sans qu’il y ait de dommage. Je les ai recadrés tous les deux, il n’y a eu aucun autre incident depuis, ni entre eux, ni entre leurs troupes, j’ai donc décidé de laisser couler. Comme je l’expliquais, j’ai besoin de ces deux lieutenants avec moi en Syrie, je n’ai pas de temps à perdre avec une affaire qui relève de leur vie privée si elle m’interfère plus dans leur travail. »

Heldish avait fait la moue. Il hocha la tête :

« Florent de Larose-Croix a explicitement menacé un civil ?

– Oui, mon général.

– Ça ne se fait pas, ça.

– Il en est conscient, il s’est immédiatement excusé. Il a dit que ses mots avant dépassé ses pensées sous le coup de la colère.

– Mouais. Y a intérêt. Qu’il garde sa colère pour le champ de bataille… Bref, vous avez réglé la question et l’incident est clos, donc ?

– De mon point de vue, oui, mon général.

– Et ça ne vous concerne de toute façon pas, messieurs ? » continua Heldish en se tournant à nouveau vers les trois autres.

Williams restait contrit, Demanche ne savait plus trop quoi dire, Gradaille espéra que ça allait en rester là, mais Arnault ne put se retenir :

« Pourquoi vous protégez ce pervers, Gradaille ! Il est passé sous votre bureau ou quoi ?! »

L’ange repassa.

Heldish regardait Arnault avec stupéfaction, Arnault regardait Gradaille avec colère et dégout, Williams était très mal à l’aise et Demanche en remit une couche :

« Il est vrai qu’on pourrait se demander… Un vieux célibataire comme vous, ça…

– Non, mais ça va pas ? » le coupa Heldish.

Il était sidéré. Gradaille soupira avec humeur et secoua la tête :

« Vous êtes pitoyables, messieurs… Adel de Larose-Croix est un soldat émérite qui ne mérite que votre respect, quelles que soient ses mœurs. Je ne relèverai même pas vos insultes et si vous le permettez, mon général, reprit-il pour Heldish, j’aimerais retourner à la caserne, j’ai du travail.

– Euh, alors ça non, parce que j’avais des choses à voir avec vous, puisque vous êtes là, donc on va passer par mon bureau d’abord, répondit Heldish. Quant à vous messieurs, continua le général pour le trio, soit vous avez des éléments factuels remettant en cause la version du colonel Gradaille et vous lancez une procédure officielle d’enquête, soit vous oubliez cette affaire. Sur ce, bonne fin de journée. Venez, Gradaille, j’ai de la paperasse à vous faire signer !

– Avec joie, mon général… »

Les deux hommes partirent sans rien ajouter et, dès que Heldish eut refermé la porte de son bureau derrière eux, il se tourna vers Gradaille en s’exclamant, à moitié hilare :

« Putain, Bastien, mais c’est quoi cette merde ?

– Mais qu’est-ce que tu veux que ce soit, David ! répliqua Gradaille, lui plus énervé qu’amusé. Tu les connais, les Larose-Croix, tu pensais vraiment qu’ils laisseraient un des leurs se casser avec un homme sans essayer de le pourrir pour le faire revenir par tous les moyens ? »

Gradaille alla s’asseoir, las, alors qu’Heldish faisait à nouveau la moue et le rejoignait en croisant les bras :

« Et moi qui espérais que ce vieux réac’ nous lâcherait avec son départ en retraite…

– Vois le bon côté des choses, ça aurait été pire s’il avait été encore en service.

– Ouais, t’as raison, c’est déjà ça… »

Heldish vint s’asseoir face à lui.

« Bon, RAS pour de vrai ?

– Bien sûr, t’en fais pas. Je prendrais pas de risque à trois semaines d’une OPEX en Syrie, surtout vu la zone où on va…

– Ouais, clair que vous allez pas rigoler, là… »

Le séjour en Syrie avait, effectivement, été loin d’être de tout repos. La zone était très tendue, les attaques et les attentats fréquents et pour tout arranger, il y avait des tensions réelles entre leurs alliés australiens et américains, les deux officiers les dirigeant ne pouvant pas s’encadrer.

Les tensions entre les deux frères De Larose-Croix avaient disparu dans l’avion. Sur place, il n’y avait plus eu que deux officiers là pour accomplir leur devoir. Coupé de la pression familiale et même s’il n’échangeait pas plus que le strict nécessaire avec Adel, Florent était resté correct durant toute l’opération. Tout le monde s’était serré les coudes sans discuter.

La troupe avait rapatrié en janvier. Nathanael était avec un ami, près des autres familles, à l’aéroport, un peu à l’écart, mais bien là. L’épouse de Florent et son second fils étaient là aussi. Gradaille avait surveillé la scène, mais si Florent avait jeté un regard sombre vers le dessinateur qui ne l’avait même pas remarqué, il n’avait rien fait de plus et avait rejoint les siens. Face à ça, le sourire d’Adel quand il avait vu son amant et l’étreinte qui avait suivi avaient arraché un sourire à son colonel.

Gradaille avait su de loin toutes les pressions, toutes les tentatives de la famille d’Adel pour tenter de le faire rentrer, jusqu’aux accusations d’inceste, jusqu’à l’agression cette fois bien réelle de Nathanael par le plus jeune frère des lieutenants, seule fois où lui-même avait dû réintervenir.

Ce dernier évènement avait calmé la famille pour de bon et, deux ans après avoir quitté le domicile conjugal, Adel avait enfin pu lancer la procédure de divorce que le juge, malgré son homophobie réelle, n’avait enfin plus pu refuser.

C’était quelques mois plus tard, en avril 2016, que Gradaille avait eu la surprise de voir Adel venir timidement frapper à sa porte, un matin ensoleillé.

« Euh, puis-je vous parler, mon colonel ?… »

Gradaille lui avait répondu par l’affirmative et Adel était venu se mettre au garde-à-vous devant son bureau.

« Repos, Lieutenant. Que puis-je ?

– Euh… C’est un peu délicat, mais j’aurais voulu euh… »

Amusé de voir son vis-à-vis si mal à l’aise, le regard fuyant et cherchant ses mots, Gradaille avait gloussé et lui avait fait signe de s’asseoir :

« Du calme, qu’est-ce qui vous arrive ?

– Ben… Je voulais vous informer que je euh… Qu’on va se marier… Avec Nathanael…

– Oh ? Félicitations !

– Merci… Mais ce n’est pas tout euh… J’aurais aussi voulu vous demander si vous accepteriez d’être mon témoin… »

Gradaille avait sursauté, surpris :

« Pardon ?

– Non mais si vous ne voulez pas euh… avait bredouillé Adel, un peu paniqué.

– Non, non, ce n’est pas que je ne veux pas… Au contraire, vous me flattez, mais… Pourquoi moi ?…

– Ben c’est juste que… J’ai pas grand-monde… J’aurais voulu que ça soit… mon frère, mais…

– Il ne va pas être d’accord.

– … »

Adel serrait ses mains l’une dans l’autre, nerveux et triste. Gradaille avait souri :

« Ça serait pour quand ?

– Euh, troisième weekend de mai…

– Si vite ? » s’était étonné le colonel.

Adel avait haussé les épaules et expliqué :

« Nathanael et moi nous marions pour avoir un statut légal, que notre couple soit reconnu, protégé par la loi… Je ne voulais pas faire ça comme ça, si vite… Et Nathanael n’était pas plus intéressé que ça non plus… Mais c’est la seule solution… S’il m’arrive quoi que ce soit, je ne veux pas que mon héritage aille à mes enfants, c’est-à-dire à leur mère qui effacera tout ce que je suis vraiment… Et du côté de Nath, sa famille ne sera pas plus tendre avec moi s’il se passe un truc… Dans l’état actuel des choses, il ne serait même pas autorisé à venir me voir à l’hôpital si je me cassais la jambe… Et je ne veux pas de ça, lui non plus, alors voilà.

– Je vois… »

Gradaille avait hoché la tête et pris son calepin :

« Troisième weekend de mai, c’est noté… »

Adel l’avait regardé avec une surprise vite teintée d’un immense soulagement :

« Merci, mon colonel.

– Je vous en prie, ça me fait plaisir. »

Chapitre 32 :

[Erratum : au chapitre précédent, il s’agissait d’avril 2016 et non pas 2015 (coquille corrigée).]

Le samedi 20 mai 2016, le colonel se fit donc un devoir d’enfiler son plus bel uniforme pour rejoindre Adel et Nathanael.

Adel l’avait prévenu que les choses se feraient simplement : la cérémonie à la mairie à 15h, suivie d’un petit vin d’honneur dans un restaurant loué pour la soirée à 16h, et d’un repas dansant dans le même lieu à partir de 19h.

Gradaille savait également que l’autre témoin d’Adel était une dame et que cette dame avait été un monsieur plus tôt dans sa vie. Son lieutenant avait préféré le prévenir, mais Gradaille ne l’avait pas mal pris. Il était plus intrigué qu’autre chose, en vérité, car s’il savait de loin ce qu’était la transidentité, il n’avait jamais eu l’occasion de rencontrer une personne concernée.

Lorsqu’il arriva, vers 13h30, au lieu du rendez-vous, c’est-à-dire chez les futurs mariés, il fut accueilli par une toute petite demoiselle qui le regarda avec des yeux ronds, visiblement très impressionnée. Lui lui sourit gentiment et, désireux de ne pas lui faire plus peur, s’accroupit doucement pour se mettre à sa hauteur :

« Bonjour, je viens pour le mariage ?

– … »

Une vieille dame arriva derrière la fillette et sourit :

« Oh, vous devez être le supérieur d’Adel ? »

Il leva la tête avec elle avant de se relever en retirant poliment sa casquette :

« Effectivement. Colonel Gradaille, mes respects, madame et mademoiselle, ajouta-t-il en souriant encore à la petite qui le regardait toujours avec de grands yeux.

– Soyez le bienvenu, je suis la grand-mère de Nathanael et voici sa nièce, Emeline. Entrez, entrez ! Ils sont en train de se préparer.

– Merci. »

Il suivit donc la mamie, la fillette ayant filé, dans le petit couloir, pour découvrir pas mal de monde dans le salon : un vieux monsieur assis qui regardait en souriant une jeune femme très nerveuse qui parlait avec une autre, un peu plus âgée et plus souriante, et un autre homme carrément amusé. Il identifia sans mal le premier comme le grand-père de Nathanael, qui se leva pour le saluer avec un réel respect, avant de le remercier très sincèrement, il n’eut pas de doute là-dessus, d’être là.

Conscient du silence qu’avait provoqué son arrivée, Gradaille désamorça immédiatement la tension naissante en répondant avec un grand sourire, en serrant la main tendue :

« Je n’abandonne jamais mes hommes en danger, c’est un devoir. Il faut que je sois sûr que la corde qu’il se passe au cou n’est pas trop serrée, j’ai encore besoin de lui. »

Sa déclaration eut l’effet escompté : faire rire les personnes présentes.

On lui présenta donc ensuite les trois autres personnes : la jeune nerveuse était la sœur et témoin de Nathanael, Lilou, l’autre femme la fameuse Lou, et l’homme le second témoin de Nathanael, Clément.

Nathanael arriva à ce moment de dehors, raccrochant son téléphone en soupirant :

« Non mais avoir peur de se perdre entre Lyon et ici… Sérieux c’est tout droit en sortant de l’autoroute… »

Il sourit en voyant le nouveau venu :

« Tiens, le second uniforme du jour. Bonjour, Colonel, bienvenue. Adel finit de s’habiller. Vous allez bien ?

– Très bien et vous, pas trop nerveux ?

– Non non, moins que je pensais… »

Gradaille était posé sur le canapé et devisait paisiblement avec les grands-parents, devant un bon petit café, lorsqu’un peu plus tard, Adel sortit enfin de la salle de bain, encore en chemise et fleurant bon le savon à la pomme, sa cravate à la main. Voyant son supérieur, il se mit au garde-à-vous par réflexe pour le saluer, ce qui fit rire ledit supérieur et ses vis-à-vis :

« Mes respects, mon colonel.

– Repos, repos ! s’empressa Gradaille, vraiment amusé. Bonjour, Adel. Ça va ?

– Oui, oui, je n’arrive juste pas à nouer ma cravate… »

Lou vint à son secours et tout le monde fut prêt à temps pour partir à la mairie.

Adel l’avait prévenu qu’ils n’attendaient pas grand-monde, mais le lieutenant avait plus de soutiens qu’il ne le pensait. Si Benmani était en congés et Rocal de garde, deux de ses sergents et une quinzaine de ses soldats étaient là. Il y avait aussi un certain nombre de paroissiens locaux, venus par amitié pour Adel, toujours pratiquant malgré tout et qui s’était vite fait remarquer à son arrivée dans la petite communauté catholique locale. Adel fut très ému. Gradaille salua les soldats, content de les voir, et il sourit lorsque, 20 minutes avant la cérémonie, son téléphone sonna. Il décrocha sans attendre :

« Shalom, David.

– Salut, Bastien. Dis voir, c’est bien aujourd’hui, le mariage de De Larose-Croix ?

– Oui, oui.

– Tu y es ? Je viens juste de m’en souvenir, tu peux me la passer une minute ?

– Pas de souci, attends que je te le retrouve… »

Adel était en train de parler avec Lou et Clément, pendant que Nathanael réglait deux détails avec l’adjoint au maire qui allait les marier. Le colonel s’approcha innocemment de son lieutenant pour lui tendre son téléphone :

« Quelqu’un souhaite vous parler, Adel.

– Ah ? Euh, merci… »

Adel prit le combiné, intrigué, et sursauta avant de bredouiller et de se tendre par réflexe :

« Euh… Mes respects, mon général… Oui… ? Oh. Euh, merci beaucoup. … Non… Non, non, vraiment, il n’y a aucun souci… Je comprends tout à fait que la Bar-mitsvah de votre neveu soit prioritaire, vraiment, en plus nous avons vraiment posé la date très vite ici, donc, ne soyez pas gêné de ne pas être là. … Non, vraiment. … Merci beaucoup de votre appel. Oui, oui, je lui transmettrai… »

Adel avait l’air très ému. Nathanael revint et fronça les sourcils, un peu inquiet de le voir comme ça. Il caressa son bras. Adel lui sourit avant de remercier encore, de raccrocher et de rendre le téléphone à Gradaille.

« Ça va ? lui demanda Nathanael. C’était qui ?

– Le général Heldish… répondit Adel.

– Un des deux responsables de l’Etat-major lyonnais, précisa Gradaille en rempochant son téléphone.  

– Il voulait nous féliciter et surtout s’excuser de ne pas être là…

– Pendant que j’y pense, Mikkels vous félicitait aussi, reprit Gradaille.

– Ah ? C’est très gentil de leur part. »

La cérémonie se passa sans heurt, dans une bonne humeur certaine, et pourtant, l’assemblée était tout sauf homogène : aux militaires, tous en uniformes, se mêlaient les paroissiens, bien vêtus, mais souvent sobrement, et surtout les amis LGBTQI++ de l’association de Nathanael, souvent bien plus colorés, surtout les deux drag-queens et le drag-king qui ne passaient vraiment pas inaperçus.

Les deux héros du jour se dirent oui sans hésitation, même si les tremblements dans la voix d’Adel ne durent pas échapper à grand-monde, pas plus que les larmes qu’il essuya après avoir échangé un baiser aussi tendre que rapide avec Nathanael, qui le couvait du regard.

Gradaille sourit en le voyant.

Pour cet homme, marié de force une dizaine d’années plus tôt à une femme bien peu aimable, sommé d’étouffer ses réels désirs et sentiments depuis toujours, pouvoir, ce jour-là, épouser publiquement l’homme qu’il aimait était effectivement tout, sauf une formalité, malgré tout.

Gradaille signa sagement les papiers qu’on lui présenta.

L’ambiance au vin d’honneur fut assez particulière. Les trois groupes cités plus haut ne se mêlèrent pas immédiatement. Mais, au fil du temps, et alors que le photographe faisait son office, sur la pelouse, à côté du restaurant, appelant les gens au fur et à mesure selon qui il voulait immortaliser, l’alcool aidant, peut-être, les gens finirent par se mélanger peu à peu, et, lorsque lui-même revint dans la salle, il vit avec intérêt une petite dame voutée par l’âge en pleine conversation avec un des sergents d’Adel et une des deux drag-queens.

Lui-même, en bon néophyte curieux des questions LGBTQI++, ne fit aucun souci lorsque l’autre drag-queen le rejoignit au buffet, curieuse, elle aussi, qu’un haut-gradé ait accepté d’être témoin d’un mariage gay.

La demoiselle mesurait presque deux mètres avec ses hauts -très hauts- talons et sa robe à frou-frou, rose avec des motifs de petits gâteaux divers était des plus mignonnes. Le colonel lui servit poliment, voir galamment, à boire avant de répondre qu’il était très heureux d’être là.

« Je suis un supérieur attentif et entre nous, notre ami Adel n’avait pas grand-monde d’autre à qui demander.

– Ah ça, le pauvre !… Il n’a pas eu de souci ?… On a eu des cas de harcèlement et de suicide, dans le milieu, entre la police et vous…

– Non, il n’a pas eu de souci, parce que j’ai prévenu tout le monde qu’ils n’avaient pas intérêt à ce qu’il en ait. Et en règle générale, mes hommes n’écoutent quand je leur dis qu’ils n’ont pas intérêt à faire quelque chose. » acheva-t-il avec un grand sourire.

Elle gloussa :

« Merci pour lui.

– De rien, c’est quand même mon devoir. »

Revenant de leur séance photo, Nathanael et Adel les rejoignirent, se tenant par la main.

« Eh ben, Maeve ? Tu veux te reconvertir ? la charia Nathanael.

–  Non, je suis juste incapable de résister à un uniforme ! » lui répliqua-t-elle.

Ils rirent et trinquèrent tous quatre.

Au fil du temps, la salle se vida tranquillement et ne restèrent que les invités du soir.

Placé non loin des mariés à la grande table, avec les autres témoins, Gradaille passa une très agréable soirée à parler, avec Lou et Clément principalement, beaucoup de cinéma, et à danser un peu, notamment avec Lou à qui il tenta d’apprendre la valse.

 Le repas était très bon et l’ambiance sympathique, et la forme de la pièce montée, un petit tank avec un pinceau à la place du canon, l’amusa beaucoup.

La soirée était bien avancée et il y avait un moment que Gradaille avait laissé tomber la veste d’uniforme pour rester en simple chemise. Voyant Lou observer ses galons alors qu’il revenait des toilettes, il sourit et lui demanda en se rasseyant :

« Intriguée ?

– J’avoue, admit-elle. Je me demandais ce que ça signifiait ?

– Ça ? Ce sont mes insignes. »

Il lui montra :

« La grenade et les deux fusils croisés indiquent mon appartenance à l’infanterie et les cinq galons mon grade de colonel. Adel a les mêmes, sauf que lui n’a que deux galons, puisqu’il est lieutenant.

– Ah, d’accord… »

Il y eut un silence, puis Gradaille reprit en leur resservant à boire :

« Pardonnez-moi, Lou, j’aurais voulu vous demander quelque chose.

– Euh, oui ?

– Adel m’a expliqué que vous étiez euh, une personne transgenre ? »

La voyant se raidir, il leva une main apaisante :

« Ça ne me pose pas de souci. En fait, j’aurais surtout besoin de conseils. Pour tout vous dire, je ne suis pas du tout au fait de ces questions et on m’a rapporté qu’un de mes futurs officiers pourrait être concerné. Le fait que j’ai officiellement soutenu Adel aurait incité cette personne à demander à passer sous mes ordres et je ne voudrais pas la malmener sans le vouloir… De ce que je sais, ce n’est pas facile, et je m’en voudrais d’en rajouter ? »

Lou était réellement surprise, mais elle sourit :

« C’est très bien de votre part de vous en inquiéter.

– Ben, comme je disais, que mes troupes soient bien dans leur poste, c’est quand même mon boulot… »

Avait suivi une longue discussion sur la question de la transidentité, qui avait dérivé sur les questions LGBTQI++ en général, l’association et tout ça.

« Merci beaucoup, je pense que ça va bien m’aider. »

Lou avait hoché la tête :

« Je vous en prie. Je peux vous poser une question à mon tour ?

– Bien sûr ?

– Vous êtes célibataire ?

– Tout à fait.

– C’est un choix ?

– Oui, enfin disons que ça ne m’a jamais intéressé, donc je ne me suis pas forcé pour le principe. Ma carrière m’occupait assez. Et mes abonnements ciné aussi.

– Jamais intéressé ?

– Non… J’avoue, je n’ai jamais vraiment compris l’obsession de mes semblables pour l’amour et encore plus pour le sexe. J’ai essayé, hein, sauf que ben, oui, ce n’est pas désagréable… Mais de là à y consacrer autant d’énergie que ça… Ben… Non, pas envie.

– Vous êtes asexuel ?

– Je ne sais pas, dites-moi ?

– Et bien, être asexuel, c’est tout simplement ne pas avoir de désir sexuel… Ce n’est pas une maladie, hein, c’est juste que certaines personnes n’aiment pas faire l’amour, comme d’autres n’aiment pas le chocolat.

– Ah, d’accord. Oui, ça me colle assez bien, alors. Je préfère le chocolat ! »

Chapitre 33 :

Lorsqu’Adel lui avait annoncé sa décision de ne pas renouveler son engagement à son échéance en décembre 2018, Gradaille n’avait pas été surpris. Ou alors, à la limite, que cette annonce ne soit pas arrivée plus tôt.

En effet, Adel avait continué à changer et tout le monde en avait été témoin. La caserne n’était plus un refuge pour lui, les OPEX plus une fuite. II restait un excellent officier, consciencieux et toujours aussi attentif à ses troupes, lesquelles observaient la chose avec autant de curiosité que d’intérêt.

La première fois qu’Adel avait timidement sorti son matériel de dessin était restée dans les annales.

C’était quelques semaines après son mariage, lors d’une nouvelle OPEX au Moyen-Orient.

Ils étaient arrivés dans la journée et avaient eu le temps de s’installer sans urgence dans leurs baraquements. La zone était en effet calme, ils devaient y rester quelques jours avant d’aller renforcer d’autres troupes ailleurs sur le territoire.

Bref, la soirée était paisible et les hommes vaquaient à diverses occupations, notamment leur dîner, lorsque le lieutenant était allé se poser en tailleur devant le mess, qui offrait de fait une très belle vue sur les montagnes, à l’ouest, pour faire une petite aquarelle de ce superbe décor dans les tout aussi superbes couleurs du soleil couchant.

Silencieux et concentré, Adel peignait sagement sans rien demander à personne, mais placé comme il était, à quelques mètres de la porte, ce n’était rien de dire qu’il attirait l’attention.

Il s’était arrêté quand il avait fait trop sombre, pour rejoindre le mess à son tour pour manger. Adel avait l’habitude de manger avec ses hommes et pas avec les autres officiers, sauf sur demande de ces derniers, parfois. Gradaille faisait justement le tour des tables pour vérifier que tout allait bien lorsqu’Adel s’était installé près de Rocal et de trois autres, tenant sa petite mallette à dessin sous le bras pour porter son plateau. Et le colonel avait souri en l’entendant se faire charrier par son adjudant qui voulait absolument voir ce qu’il avait peint.

Adel avait refusé, très gêné, et il avait fallu des semaines pour qu’il accepte enfin de montrer ce qu’il faisait et ce uniquement parce qu’on l’avait pris en flag’ et qu’il n’avait pas eu le temps de refermer le bloc à dessin pour le cacher… L’aquarelle n’était pas sèche.

Ce qui lui avait valu autant de taquineries que de compliments de ses collègues. Car bien qu’il s’en défende, le lieutenant était très doué et avait un sens des couleurs assez bluffant.

Le temps passant, Adel se mettant à accompagner Nathanael en salons pendant ses congés, dessinant de plus en plus, il était devenu évident pour tous qu’il envisageait de se reconvertir. Le cheminement avait été long, et un certain nombre de paris avaient été pris à la caserne, d’après la rumeur, mais donc, Adel avait fini par annoncer officiellement qu’à son retour de l’OPEX de l’automne 2018, il raccrocherait son fusil pour devenir officiellement auteur-illustrateur aux côtés de son époux.

Ses troupes avaient en vain tenté de le faire changer d’avis, tout comme certains gradés, désireux, malgré l’opposition d’autres encore poussés par son grand-père, de garder un aussi bon officier. Mais Adel ne leur avait pas cédé, ni aux uns ni aux autres.

Lorsqu’ils étaient partis pour l’Afrique, en octobre, tout devait bien se passer. La zone était pacifiée, eux ne devaient être là qu’en support à d’autres troupes, locales ou pas, dans d’autres coins. Gradaille avait supervisé l’installation des troupes, dans trois bases. Celle où se trouvaient Adel et ses troupes était un peu isolée, à côté d’un village, et le colonel n’y était pas lui-même, se trouvant dans la plus importante des trois, plus au sud, pour tout gérer.

L’annonce de l’attaque les avait tous pris à froid.

Gradaille était tranquillement en train de se préparer à aller se coucher, en milieu de soirée, lorsque la nouvelle était tombée. Un appel d’urgence des soldats en fuite, escortant, comme Adel le leur avait ordonné, les villageois en lieu sûr. L’attaque avait eu lieu au crépuscule. Aussi rapide que violente. Ils n’avaient eu que le temps de retenir l’assaut le temps que les villageois s’enfuient en urgence, puis, Adel et ses deux adjudants, qui avaient refusé de l’abandonner, étaient restés pour couvrir la fuite des autres soldats, sommés donc d’escorter les civils et de ne pas revenir avant de les avoir mis à l’abri.

Gradaille était sidéré et les autres ne l’étaient pas moins.

Le temps de réagir et d’organiser une expédition, ils n’étaient arrivés sur les lieux qu’à l’aube.

Le village était un champ de ruines. Paradoxalement, la base avait été moins détruite, ses baraquements plus résistants que les habitations voisines. Il y avait des traces du combat, qui leur permirent de reconstituer autant que possible ce qui s’était passé : Adel, Benmani et Rocal avaient tenus bon, aussi longtemps qu’ils pouvaient, et les trois hommes savaient se servir d’une mitrailleuse lourde… Le nombre de douilles au sol était impressionnant… Puis, ils avaient dû se replier et avaient encore dû canarder un moment avec tout ce qu’ils avaient sous la main, et, même s’il n’y avait aucun cadavre, les marques de sang et de chair montraient bien qu’il y avait eu des morts. Les assaillants avaient donc pris le temps de récupérer les corps des leurs. Mais aucune trace des trois officiers français.

Gradaille et Mikkels en étaient donc arrivés à la conclusion qu’ils avaient été faits prisonniers. Jamais les fanatiques du coin ne se privaient de leur laisser les cadavres de ceux qu’ils tuaient. Ils adoraient même les mettre en scène de la façon la plus humiliante possible…

De retour à la base principale avec tout ce qu’ils avaient pu ramener, décision avait été prise de maintenir l’état d’alerte et de lancer immédiatement l’ordre de les retrouver.

Et pour Gradaille, le devoir de passer trois coups de fil dont il se serait bien passé.

Rocal n’avait pas vraiment de famille. Informé, son vieil oncle, ancien militaire, n’avait pu que remercier le colonel et lui dire qu’il était fier que son neveu ait fait son devoir.

Benmani était célibataire, ayant rompu quelques mois plus tôt avec sa compagne. C’est donc son frère qui avait reçu l’appel du colonel. Même si clairement secoué par la nouvelle, il avait répondu d’une voix émue qu’il allait se charger de prévenir le reste de la famille, notamment leurs parents et leurs sœurs, et qu’ils prieraient tous pour que les trois prisonniers soient retrouvés sains et saufs.

Puis, Gradaille avait composé avec amertume le numéro de Nathanael.

Ce dernier avait décroché rapidement et le colonel n’avait pas tergiversé.

« Je suis désolé, monsieur Anthème. Nous avons subi une attaque surprise hier soir et votre époux est porté disparu. »

Le silence du l’autre côté de la ligne avait été assourdissant. Gradaille avait repris, calme et franc :

« Nous avons encore assez peu d’éléments. Lui et deux autres hommes sont concernés. La seule chose que nous pouvons vous dire, c’est qu’il est à peu près certain qu’ils ont été faits prisonniers. Les opposants que nous avons ici ne s’encombrent pas des cadavres de leurs ennemis.

– … OK… » fut tout ce qu’il avait entendu.

La voix tremblait et était presqu’inaudible.

« Nous allons tout faire pour les retrouver au plus vite. Vous pouvez compter sur nous. On ne les laissera pas tomber. Maintenant, je tiens à vous avertir que vous n’aurez sans doute pas de nouvelles avant que ça ne soit réglé. Je m’en excuse, mais on ne pourra pas vous informer plus en détail. Et ça prendra peut-être beaucoup plus de temps qu’on ne pense. Je suis désolé, vraiment. Je ne peux que vous demander d’être patient et surtout, de nous faire confiance. »

Il y avait encore eu un silence avant que Nathanael ne réponde, d’une voix à peine plus sûre :

« Je vous fais confiance.

– Merci.

– Faites au mieux, Colonel. Faites au mieux. Et euh… Merci d’avoir appelé vous-même.

– Je vous en prie. Courage, monsieur Anthème.

– Courage à vous, Colonel. J’attends, alors.

– Oui…

– A bientôt.

– Au plus vite, vous avez ma parole. »

Lorsqu’il avait raccroché, Gradaille s’était répété : au plus vite.

Leurs espions leur avaient rapidement confirmés que les trois officiers étaient bel et bien retenus prisonniers, mais les localiser allait se révéler bien plus complexe qu’ils l’avaient espéré.

Le territoire était gigantesque, leurs ennemis le connaissaient par cœur et se déplaçaient en permanence, les narguant, et lui avait subi rapidement une pression réelle pour laisser tomber et reconcentrer son action ailleurs, là où certains supposaient que d’autres troupes ennemies se trouvaient.

En effet, d’autres attaques avaient échaudé leurs alliés australiens qui réclamaient leur soutien.

Mais Gradaille ne lâchait pas. Il ne serait pas dit qu’il aurait abandonné les trois hommes qui s’étaient sacrifiés pour assurer le repli, la survie, de tous les autres. Et puis, il était plus que temps de régler définitivement son compte à ce fichu chef de guerre fanatique qui terrorisait la région depuis bien trop longtemps.

Aussi avait-il joué une carte majeure en passant un accord avec l’armée locale, un peu trop oubliée par l’alliance internationale, et qui tentait de se trouver un rôle et une légitimité dans ce conflit.

Trop heureuse de cette opportunité, l’Etat major de cette petite démocratie toute neuve avait cependant imposé une condition non négligeable aux Français : capturer vivant le leader des fanatiques pour qu’eux puissent enfin le juger, montrer à tous qu’ils pouvaient traduire en justice ceux qui le méritaient.

Gradaille avait accepté, mais faire admettre à ses gars qu’aucune « balle perdue » ne vienne le faire se parjurer n’avaient pas été une mince affaire.   

Durant plus de trente jours, ils avaient ainsi resserré l’étau, lentement, avec le soutien des Australiens finalement convaincus de la stratégie, rognant petit à petit la zone, repoussant leurs ennemis des zones habitées jusqu’aux portes du désert, mais il restait encore bien trop de surface…

Et c’est alors que Benmani avait été retrouvé, plus mort que vif, au bord de la rivière, un matin, par des nomades qui l’avaient aussitôt ramené au camp le plus proche.

Gradaille et Mikkels l’avaient rejoint aussi vite que possible.

Alité, très amaigri, et couvert de traces de coups et de tortures, Benmani avait cependant toute sa tête et il avait fait comme il pouvait un vague salut en les voyant entrer dans l’infirmerie.

« Mon colonel…  Commandant…

– Repos, Benmani, bordel, c’est à cette heure que vous rentrez ! avait soupiré Gradaille avec un soulagement bien trop réel.

– Désolé, mon colonel, on s’amusait trop, on a pas vu le temps passer… avait tenté de plaisanter Benmani en serrant la main tendue avec force. Les gars m’ont dit, ça fait un mois ?…

– Trente et un jours… avait confirmé Mikkels, pas vraiment moins ému.

– Merde…

– Est-ce que vous savez où vous étiez ? avait demandé Gradaille en s’asseyant à son chevet sans lâcher sa main.

– Non, pas précisément, mais on était à côté de la rivière, il suffira de la remonter pour trouver le camp… avait répondu l’adjudant. On a essayé de filer dans la nuit, j’ai dérivé et les gars m’ont repéché ce matin… Je peux rien vous dire de plus…

– Ce camp, c’était un de leurs camps mobiles ?

– Non, mon colonel, c’était un grand camp en dur, on s’est même demandé si c’était pas leur quartier général. Ils pourront pas en filer comme ça, je pense que vous avez un peu de temps.

– OK, on va voir ça. Reposez-vous, en attendant. Appelez vos proches pour les rassurer. On prend la suite. »

Benmani avait hoché la tête sur le coup, mais à peine une heure plus tard, il allait réclamer avec force à participer à la contre-attaque.

 Gradaille avait rejoint l’Etat major sans attendre. Enfin, un espoir sérieux de mettre un terme aux délires mégalo-mystiques de ces cinglés.

Localiser la fameuse base avait dès lors été très rapide et l’attaque avait été organisé rapidement, avec les officiers des troupes alliées locales, bien décidées à les aider.

L’assaut avait été donné sans attendre, personne ne voulant prendre le risque que leur proie leur échappe.

Gradaille devait à son corps défendant mener l’action de l’arrière, son âge lui interdisant de prendre part lui-même au combat. Mikkels n’aurait pas dû, lui non plus, mais le commandant n’avait laissé le choix à personne. Malgré ses 47 ans, il restait un combattant d’exception et il avait obtenu de diriger personnellement le groupe chargé de retrouver et libérer Rocal et Adel, avec Benmani qui voulait les guider sur place, se souvenant d’où ils étaient retenus prisonniers dans ce camp.

L’action avait été rapide et sanglante. Rien de glorieux, pas d’héroïsme, juste des soldats faisant leur sale boulot face à des guerriers fanatisés, prêts à mourir pour leur guide.

  Gradaille restait un excellent stratège et était ce jour-là très bien secondé. Les locaux comme les Australiens suivaient sans mal ses ordres, tout comme ses propres hommes, bien sûr.

Il était en contact radio avec Mikkels lorsque ce dernier jura dans ses dents.

Dans une tentative de les démoraliser, sans doute, leurs ennemis avaient exposé le cadavre nu de Rocal, dans une position de simili crucifixion grotesque.

Gradaille avait serré les dents et réitéré plus que fermement son ordre de capturer le responsable et ses généraux en vie.

Loin de les démoraliser, cet acte n’avait fait que renforcer leur détermination.

Puis, il avait continué sans se déconcentrer à diriger l’assaut.

Et c’est alors qu’un de ses autres lieutenants lui annonçait qu’ils étaient presqu’au bunker central que la voix de Mikkels avait à nouveau retenti :

« Mission accomplie, mon colonel, on vient de retrouver De Larose-Croix !… »

Gradaille laissa un instant la direction des opérations aux trois officiers qui le secondaient (un local et deux Australiens) pour répondre à son second :

« Il est… ?

– Il a dérouillé, mais il est en vie… »

Gradaille entendait, derrière Mikkels, la voix du médecin de la troupe :

« Adel… ? Adel, c’est nous… ? Répondez ?… Merde… »

Benmani l’appelait aussi et Mikkels avait craché entre ses dents :

« Il a vraiment dérouillé…

– Evacuation immédiate.

– Oui, mon colonel. »

Le groupe avait pu se replier sans mal alors même que le bunker était pris d’assaut. Adel avait été très rapidement conduit directement à l’hôpital le plus proche, pendant que la bataille s’achevait sur une victoire sans appel de la coalition. A l’exception de deux de ses bras droits qui étaient parvenus à se tuer, l’un dans une action suicide qui n’avait pas fait autant de dégâts qu’espéré, c’était bien la totalité de l’Etat major du « Guide », dont lui-même, qui avaient été faits prisonniers, pour le plus grand soulagement de tous et surtout des populations locales, enfin libérées de la peur incessante de ses enlèvements et de ses massacres.

Gradaille n’avait pu rejoindre Adel que des heures plus tard, une fois tout fini, tous les blessés évacués et les prisonniers identifiés et enfermés en lieu sûr. Il avait été satisfait d’avoir confirmation que leur chef avait été capturé vivant. Il était très important, pour ce pays instable, qu’il soit jugé publiquement. Même si lui et ses troupes auraient été ravis de s’en charger… Il n’était d’ailleurs pas arrivé totalement intact dans sa prison.

Les médecins, fatigués et couverts du sang des blessés, les avaient accueillis avec gravité. Benmani était au chevet de son lieutenant, qu’il avait refusé de laisser, ce qui tombait cela dit bien, vu que lui-même devait être soigné.

Le grand Noir était donc assis au chevet de son supérieur, tenant sa main dans les siennes en lui répétant que ça allait aller.

Gradaille et Mikkels avaient eu exactement la même grimace navrée en découvrant Adel, endormi, maigre, les cheveux blanchis, couvert de bandages et si gravement mutilé…

Le médecin avait expliqué sobrement :

« Il s’en tirera. On a dû lui couper le genou en urgence, la blessure était vraiment trop dégueulasse, mais le reste, ça ira… Enfin, son corps. Le reste… Vu ce qu’il a morflé, ça va prendre du temps.

– Il s’en remettra ! s’était violemment exclamé Benmani en se tournant pour les regarder, furieux. Vous le connaissez pas ! Il va se retaper en moins de deux ! »

Gradaille s’était approché de lui pour tapoter son épaule avec un sourire triste :

« Du calme, Mourad… »

Il avait soupiré et regardé le visage pâle :

« Bon retour parmi nous, Adel… Vous pourrez vous vanter de nous avoir fait pas mal suer, tous les deux… »

Une fois le rapport médical fini, le colonel avait laissé Mikkels et Benmani au chevet d’Adel pour enfin rappeler Nathanael.

« Oui, allô ?

– Monsieur Anthème ?

– Lui-même… ? »

La voix semblait un peu dubitative.

« Colonel Gradaille. Je euh… Je ne vous dérange pas, j’espère ?… »

Il y avait eu un blanc avant qu’il n’entende balbutier :

« … Adel ?… »

Gradaille avait soupiré avant de répondre avec calme :

« Oui, je vous appelle pour vous avertir que nous l’avons retrouvé. »

Avaient suivi des explications factuelles, aussi précises qu’il pouvait, tant sur l’état du blessé que sur la suite des évènements, leur retour rapide à Lyon. Il y avait encore eu un silence. Puis Gradaille avait repris, sincère :

« Je vous présente mes plus sincères excuses, monsieur Anthème. »

– … Hein… ? Pourquoi ? avait bredouillé son interlocuteur entre ses larmes.

– Pour les cinq semaines d’angoisse que vous venez de vivre et surtout, pour avoir été incapable de retrouver votre époux plus vite. Nous avons été pris de court… La zone devait être tranquille, nous ne nous attendions pas du tout à subir une attaque de cette ampleur. Le temps que les renforts arrivent et que nous réglions la question… Enfin bref… Je suis vraiment désolé. Le lieutenant de Larose-Croix ne méritait pas ça et vous non plus. »

Un nouveau silence, plus court, et la voix, bien qu’encore larmoyante, était plus douce lorsqu’elle avait répondu :

« Merci d’avoir sauvé Adel, Colonel. C’est tout ce qui compte.

– Vous n’avez pas à me remercier, monsieur Anthème. Je dois vous laisser. Je vous rappelle dès que j’en saurai plus. Prenez soin de vous.

– Merci, j’attends. Prenez soin de vous aussi et prenez soin de lui pour moi, s’il vous plaît.

– Comptez sur moi, monsieur Anthème. Comptez sur moi. Bonne fin de journée et à très bientôt. »

Gradaille était retourné dans la chambre. Mikkels essayait de convaincre Benmani, épuisé, d’aller se coucher. Amusé, Gradaille les avait rejoints :

« Ouais, dormir, ça pourrait être bien !

– Après le gueuleton qu’on nous a promis ! » lui avait répliqué Mikkels.

Le général des troupes locales voulait en effet marquer le coup avec les Australiens et eux. Gradaille avait fait la moue, faussement sérieux :

« OK. On dormira dans l’avion. »

Chapitre 34 :

Il faisait beaucoup trop chaud, en ce mois de mai, mais Nathanael savait bien que le Réchauffement Climatique n’était pas un délire écolo-gaucho.

Cet après-midi-là, il travaillait sagement à son bureau, concentré sur le storyboard de sa prochaine BD, lorsque le téléphone sonna.

Adel était en train de sommeiller devant la télé et Judith venait de partir aux courses. Nath souffla un coup et se leva en grommelant pour aller chercher son portable oublié au salon.

Adel avait sursauté et le regarda passer avec d’un œil vague.

« Allô… ? Ah, salut, Josy… Tu as reçu mon mail ? »

Il s’agissait de l’éditrice de livres pour enfants qui avait publié Le Petit Papillon. Il avait réussi à finaliser un premier jet pour une suite et la lui avait envoyée.

« Eh, eh… … Non, mais moi non plus, je ne m’y attendais pas, mais c’est un peu sorti tout seul… En fait, je voulais surtout avoir ton avis et savoir si ça pouvait t’intéresser… »

La nuit où il avait fait cet horrible cauchemar, alors qu’Adel était encore à l’hôpital, Nathanael avait été inspiré à raconter la suite de son histoire, la leur, sous cette forme enfantine. A ce moment, il n’avait pu que poser des esquisses et une vague scénario, et durant les mois qui avaient suivi, il n’avait pas eu beaucoup de temps pour s’y remettre.

Après s’être relevé du rush de son album, il avait eu un peu de temps et s’était dit, en retombant là-dessus en rangeant son bureau, qu’il avait quand même très envie d’en faire quelque chose. Il avait donc tout repris un peu plus au propre pour l’envoyer à Josy.

Cette dernière était surprise, mais plutôt enthousiaste. Le premier album avait très bien marché et la suite l’emballait.

« Il va y avoir du boulot, dit-elle, mais ça me parait vraiment intéressant !

– Merci… Et oui, du boulot, je m’en doute… Il faudrait qu’on se pose pour en parler en détail, après, pour être honnête, je vais pas avoir le temps de m’y mettre à fond tout de suite…

– Ne t’en fais pas, notre planning est bien plein aussi pour un moment. Ce n’est pas urgent. J’ai su pour ton mari, je sais que tu as beaucoup à gérer…

– Oui, y a ça aussi… » reconnut Nathanael.

En parlant, il était machinalement allé prendre le tome de Sabine dans la bibliothèque et le feuilletait avec un sourire doux, ayant coincé son téléphone avec son épaule.

Ils se mirent à parler du nouveau projet et Nathanael dût retourner à son bureau reprendre une planche. Il laissa Le Petit Papillon sur la table basse, devant Adel qui le regarda faire, un peu plus réveillé.

Nathanael et Josy ne purent cependant pas trop parler, étudier le projet en détail demandait un temps que ni l’un ni l’autre n’avait à ce jour-là. Elle s’engagea donc à étudier tout ça avec ses collègues pour lui faire un rapport précis et qu’ils prennent rendez-vous dès que possible une fois cela fait.

Il approuva et ils raccrochèrent en se souhaitant une bonne fin de journée.

Nathanael était donc tout content lorsqu’il revint au salon pour ranger le livre et se disait qu’il allait se faire un thé lorsqu’il s’arrêta brusquement en voyant Adel.

Ce dernier avait le petit album ouvert dans les mains. Il tremblait en regardant autour de lui, l’air totalement perdu.

Putain de merde… fut tout ce que Nathanael parvint à penser lorsque l’œil bleu-vert se posa sur lui.

« … Nath… ? »

Un œil qui n’avait plus rien de celui d’un enfant.

Nathanael inspira un coup et s’approcha aussi doucement que possible du canapé, comme s’il craignait confusément qu’Adel ne tombe en poussière.

Adel regardait encore autour de lui, tremblant de plus en plus :

« … Qu’est-ce que je fous là… ? »

Nathanael s’assit lentement à sa gauche, guettant le moindre signe de rejet, mais aucun ne vint. Il passa tout aussi lentement son bras autour de ses épaules en disant doucement :

« Tout va bien. »

Adel le regarda. Il semblait terrifié.

« Nath… ?

– Tu es à la maison. Tu es à l’abri.

– A la maison… ?… Mais j’étais… »

Il se tut, cherchant dans sa mémoire trop confuse, son regard un instant perdu.

« … J’étais… »

Il blêmit et le petit livre tomba au sol. Nathanael se concentrait pour ne pas se mettre à trembler lui-même. Il fallait qu’il tienne. La violence des souvenirs qu’Adel allait se prendre dans la gueule risquait de lui causer une crise de panique bien réelle. Si lui ne tenait pas, ça ne ferait qu’ajouter à l’angoisse de son mari, la psychiatre le lui avait bien dit.

« … J’étais… J’étais en OPEX… En Afrique… »

Nathanael serra les dents. Ne l’interromps pas. Ne l’interromps pas. Il faut qu’il puisse le dire.

« … On… C’était… On était prisonniers dans ce camp… »

Adel fronça les sourcils.

« On a essayé de s’enfuir… Et… Ils ont eu Rocal et Moumoud est tombé dans la rivière et moi… »

Les tremblements se firent plus violents alors qu’il pâlissait encore, pour autant que ce soit possible, et ses yeux s’arrondirent dans un sursaut avant que son regard ne s’abaisse lentement sur sa jambe, sans que le pantacourt de sport noir qu’il portait ce jour-là ne puisse lui laisser le moindre doute sur son état.

« … Merde… »

Nathanael inspira encore, retenant ses propres tremblements comme il pouvait.

« … Il a levé la hache et… Et… Qu’est-ce qui s’est passé… ?… »

Adel regarda Nathanael, cherchant désespérément une réponse. Nathanael caressa sa tête et lui dit :

« Tu as été retrouvé, deux-trois jours après, je crois… Tu as été soigné et rapatrié le plus vite qu’ils ont pu. Tu… »

Il chercha ses mots un instant, puis reprit :

« Tu es resté à l’hôpital un moment, tu es revenu ici en décembre…

– Mais… On est… ? »

Son œil erra à nouveau autour de lui avant qu’il ne balbutie :

« On est quand… ?

– Le 9 mai. »

Adel sursauta encore et Nathanael reprit avec douceur :

« Tu es chez toi. Ça va aller. »

Adel le regarda, tournant la tête pour ça, ce qui le fit à nouveau sursauter. Nathanael se demanda pourquoi, jusqu’à ce qu’il ne voie Adel porter une main tremblotante à son œil mort :

« … Mais… ? »

Nathanael grimaça, caressa encore sa tête avant de resserrer son bras autour des épaules et de prendre cette main dans la sienne.

« Ça va aller. »

Adel grimaça et fondit en larmes. Nathanael le serra dans ses bras :

« Ça va aller… »

Lorsque Judith revint, un moment plus tard, la maison était silencieuse.

Les deux hommes étaient allongés sur le canapé, Nathanael sur le dos et Adel sur lui, contre son flanc. Le convalescent avait pleuré très longtemps, il avait encore les yeux rouges et l’air défait. Nathanael ne disait rien, le tenant dans ses bras et caressant sa tête avec douceur.

Adel sursauta en entendant la porte et leva la tête, inquiet. Nathanael soupira et lui sourit :

« T’en fais pas… »

Il ajouta plus fort :

« C’est toi, Judith ?

– Oui oui, répondit-elle de l’entrée. Me revoilà ! »

Le regard anxieux d’Adel allait du couloir à Nathanael qui lui sourit encore :

« Tout va bien, c’est notre auxiliaire de vie, elle est très sympa.

– Notre auxiliaire de vie… ?

– Oui, elle s’appelle Judith. »

Judith avait entendu le dialogue et arrivait donc doucement avec le caddie, désireuse de ne pas brusquer Adel.

« Coucou ! J’ai tout trouvé…

– Merci.

– Je vais tout ranger, ne bougez pas… Je prépare le goûter, après ?

– Oui, merci, ça serait cool. »

Adel la regardait et se rallongea lentement. Judith hocha la tête et disparut dans la cuisine.

Il y eut un silence. Nathanael soupira encore et se remit à caresser la tête d’Adel :

« Tu as faim, mon cœur ?

– Euh… Oui… Je crois… bredouilla Adel en bâillant à moitié.

– On va bientôt manger un bout… Tu voudras dormir un peu, après ? T’as l’air vidé, tu serais mieux dans notre lit, non ?

– Ah… Euh… Oui, peut-être… »

Nathanael ajouta après un silence :

« Ce soir, on est tranquille, Judith va partir vers 6h… OK ?

– Nath…

– Oui, Adel ?

– Moumoud… Il s’en est sorti… ?

– Oh. Oui. Oui, oui. Il va bien, ne t’en fais pas. Et je ne crois pas que d’autres membres de tes troupes soient morts pendant l’assaut qui t’a libéré. Peut-être des blessés, mais pas de mort.

– Ah… Tant mieux… »

Judith revint un peu plus tard, alors qu’ils étaient à nouveau silencieux. Elle resta à distance pour dire avec douceur :

« Voilà, le thé infuse… Vous venez ou je l’apporte ?

– Bonne question… » reconnut Nathanael.

Il fit la moue et tourna la tête vers Adel :

« On goûte ici ou à la cuisine, tu as un avis ? »

Adel soupira, il se redressa sans beaucoup d’énergie :

« Je sais pas, à la cuisine… ?… Mais je euh… Comment on fait… ? »

Nathanael se redressa aussi et lui sourit encore :

« On va prendre le fauteuil, tu vas voir… »

Judith hocha la tête et approcha ce dernier, qui n’était pas loin. Adel regarda la chose avec scepticisme, mais, malgré sa gêne visible, il se laissa installer dans le fauteuil en aidant comme il pouvait. Alors que Nathanael le poussait ensuite vers la cuisine, Judith les y précédant, Adel, qui se tordait les mains, bredouilla :

« Je euh… Je pourrais avoir des béquilles… plutôt que ça… ? »

Nathanael l’installa à la table et répondit en s’asseyant à côté de lui :

« Oui, je pense, il faudra demander au kiné… Il faut peut-être te remuscler un peu avant…

– Il passe demain, non ? » intervint Judith en posant les mugs de thé devant eux.

Elle parlait avec douceur et bougeait aussi avec lenteur, toujours soucieuse de ne surtout pas brusquer Adel, qui la regardait encore avec une légère crainte, mal à l’aise.

Elle posa aussi une assiette de biscuits sur la table avant de s’asseoir à son tour, le plus loin d’Adel qu’elle pouvait.

Le convalescent piqua rapidement du nez et Nathanael alla le coucher sans attendre. Adel regarda la pièce, assis sur le lit, alors que Nathanael allumait le babyphone. Voyant Mac posé sur son oreiller, Adel sursauta et le prit d’une main tremblante :

« Mais qu’est-ce que tu fais là, toi… ?

– Hm ? »

Nathanael se tourna et gloussa :

« Sabine te l’a rendu…

– Hein ?! »

Adel le regarda avec des yeux ronds :

« Sabine… ? »

Nathanael hocha la tête et expliqua :

« Quand elle a su ce qui s’était passé et que tu étais à l’hôpital, elle a demandé à Manon de te l’apporter… »

Adel cligna un instant des yeux avant que son regard ne se perde et que les larmes ne montent. Nathanael grimaça et se pencha pour le prendre dans ses bras. Adel eut un petit sursaut, puis répondit en tremblant à l’étreinte.

« Ça va aller, Adel… Promis… Je suis là, je t’aime…

– Nath…

– Ça va aller… »

Nathanael coucha Adel et s’allongea près de lui pour rester à ses côtés le temps qu’il s’endorme. Puis, le dessinateur se leva tout doucement pour sortir sans le réveiller.

Judith était toujours à la cuisine, faisant la vaisselle du midi et du goûter. Elle lui jeta un œil par-dessus son épaule et demanda avec gentillesse :

« Ça y est, il dort ?

– Oui, oui… »

Nathanael s’assit et souffla un gros coup.

« Wahou…

– Bon, ben ça, c’est fait… »

Il gloussa malgré lui.

« Ouais… admit-il. Je m’attendais pas à ce que ça soit si brutal…

– C’est totalement aléatoire… Mais c’est peut-être mieux pour lui qu’il se soit réveillé d’un coup…

– Ouais, peut-être… »

Il se frotta le visage avant de se relever.

« Je vais prévenir la psy et les médecins, je te laisse ?

– Oui, oui, t’en fais pas, j’ai une lessive à étendre et le dîner à lancer, j’ai de quoi m’occuper. »

Il hocha la tête et alla au salon reprendre son portable. Il composa d’abord le numéro du docteur Scott. Pendant que ça sonnait, il reprit Le Petit Papillon, laissé sur la table basse, pour le ranger à sa place dans la bibliothèque.

Il tomba sur le répondeur et laissa un message.

Puis, il appela le docteur Bajant, qui restait la référente et la personne qui centralisait les soins.

Il n’eut pas de mal à l’avoir.

Elle se réjouit d’apprendre qu’Adel était revenu et lui dit qu’elle allait prévenir les personnes nécessaires pour commencer à organiser la suite.

Ceci fait, il se dit qu’il allait se fumer une petite clope et sortit sur la terrasse pour ce faire.

Il s’assit sur une chaise en plastique blanc et soupira.

Il peina à allumer sa cigarette tant il tremblait et reprit son téléphone. Il hésita, puis chercha le numéro de Lou pour l’appeler.

S’il te plaît, décroche…

« Allô ?

– Salut, Lou…

– Houlà ! Qu’est-ce qui se passe ? »

Il sourit alors que les larmes lui montaient aux yeux. Il se lécha les lèvres et répondit d’une voix peu sûre :

« Adel euh… Ben ça y est, il est revenu… »

Lou l’écouta sans l’interrompre.

Bien plus secoué qu’il ne l’avait anticipé, Nathanael avait soudain très peur de craquer.

Il essuya ses larmes alors que son amie lui disait, cherchant un peu ses mots, mais bienveillante, il n’en doutait pas :

« C’est normal que tu aies un coup de mou, Nathy… Ça fait des mois que tu tiens tout ça à bout de bras… T’en fais pas, pleure un coup, je suis sûre que ça va aller. »

Il écrasa son mégot et soupira :

« J’suis désolé de t’emmerder avec ça…

– Tu m’emmerdes pas, Nathy…

– Je me sens tellement nul…

– Tu ne l’es pas. Tu es juste humain. Sérieux, c’est normal que tu doutes, mais tu vas y arriver, vous allez y arriver, courage. T’es pas tout seul pour gérer ça. Ça va aller, c’est super qu’il soit réveillé. Vous allez pouvoir avancer.

– … Ouais…

– Tu as prévenu les médecins, tu m’as dit ? Ils sont bons, non ?

– Ben, jusqu’ici oui… Je sais pas pour les autres… J’espère…

– Allez, y a pas de raison… »

Ils ne purent pas parler plus, car Judith vint le chercher : Adel se réveillait.

Nathanael salua son amie en se levant rapidement :

« Désolé, je dois te laisser, Lou.

– Y a pas de souci, Nathy, courage. Rappelle quand tu veux. Et embrasse Adel pour moi.

– Merci. Bisous. »

Chapitre 35 :

La soirée devait être brève et un peu étrange.

Adel resterait déphasé, nerveux et très mal à l’aise. Judith était partie après avoir prévenu Nathanael de son réveil, sans plus attendre, ne voulant pas les déranger.

Nathanael rejoignit la chambre et vint doucement s’asseoir au bord du lit. Adel, qui était sur le côté, se tourna sur le dos pour le regarder avec des petits yeux vagues :

« Nath… ?

– Coucou, mon cœur. Tu as bien dormi ?

– Un peu… Je crois… C’est quelle heure ?

– 6h, Judith vient de partir. On est tranquille tous les deux.

– Ah… Elle euh… Elle vient beaucoup ?

– Tous les jours, elle sera là demain matin.

– Ah, tous les jours… »

Nathanael caressa sa tête :

« Oui, il fallait bien ça pour m’aider à gérer, mais ça a été, et ça va aller, ne t’en fais pas.

– … Pour t’aider… »

Nathanael le regarda se redresser faiblement pour s’asseoir, tremblant un peu :

« … Tu… Ça a été compliqué…

– Non, ne t’en fais pas… Ça a été. Tu t’en rendras compte, on est très bien entouré. »

Nathanael lui sourit avec douceur.

« Tout va bien, Adel, pour de vrai. Je euh… »

Il chercha ses mots un instant, prenant la main d’Adel dans la sienne :

« Je vais pas te dire que ça a été super facile, que je l’ai bien vécu tous les jours et que c’était la fête, mais… Mais sérieux, ça va… Tes collègues ont été géniaux, les médecins ont été géniaux… Judith est extra… Tous là pour nous… Pour toi. Parce que tout le monde veut que tu ailles bien, alors, tout s’est bien passé, aussi bien que possible, et je suis sûr que tout va bien continuer. »

Adel le regardait, un peu perdu. Sa main se resserra autour de celle de Nathanael.

« Tu veux bouger ? demanda doucement ce dernier. Judith nous a préparé une salade de crudités et une tarte tomate-moutarde au thon. Tu me dis si tu as faim ? On peut manger quand tu voudras.

– … Euh, ça va pour le moment… »

Il y eut un silence.

« Nath… »

Adel se mit à trembler.

« …Qu’est-ce que je vais devenir… »

Nathanael sursauta et le fixa, séché, avant de bredouiller :

« Adel… »

Il caressa sa joue de sa main libre.

« Tu vas devenir un super dessinateur avec ton super mari… »

Il prit le visage d’Adel dans ses mains et se pencha pour l’embrasser avec douceur, avant de lui dire en le regardant dans les yeux :

« Adel… Je sais que là, tu ne sais plus du tout où tu en es. Et c’est normal. J’ai pas de mots pour ce que ces connards t’ont fait et tu as été… Absent… Très longtemps… Alors, tu vas tranquillement prendre le temps d’atterrir, de te retaper, et le temps, on l’a, d’accord ?

– Tu… Tu sais… ce qui s’est passé là-bas… ?…

– J’ai lu les rapports des médecins. »

L’ œil bleu-vert se perdit alors qu’Adel se remettait à trembler.

« Adel… Je t’aime, d’accord ? Je t’aime. Rien de ce qui t’est arrivé n’a changé et ne changera ça.

– Je te jure que je voulais pas… bredouilla le blessé en se mettant à pleurer.

– Je sais, Adel.

– Ils disaient que j’étais qu’une chienne et qu’ils étaient sûrs que j’adorais ça, mais c’est pas vrai… J’te jure que c’est pas vrai… »

Il sanglota. Nathanael le prit dans ses bras et l’y serra très fort :

« Je sais, Adel. Je sais. Je t’aime. »

Il sentit les bras d’Adel passer autour de son torse et l’étreindre bien moins fort qu’avant.

« C’est fini, Adel. C’est fini. Tu es à l’abri.

– Pardon… »

Nathanael frotta son dos :

« Ce n’est pas ta faute. Tu n’as rien à te faire pardonner. »

Il se tut un instant et reprit :

« Je ne t’en veux pas. Tu n’as pas à t’en faire pour ça. »

Un moment passa avant qu’Adel ne se calme. Nathanael attendit, caressant son dos et le berçant doucement, lui répétant que tout allait bien se passer et qu’il l’aimait.

Enfin, Adel s’écarta en reniflant. Nathanael lui sourit encore :

« Tu n’as pas à t’en faire, on est là. Je suis là. »

Adel opina en s’essuyant les yeux. Entendant son téléphone sonner, Nathanael lui fit encore un petit bisou et lui dit :

« Je reviens dans une seconde, attends… »

Il fila rapidement, c’était le docteur Scott. Il décrocha sans attendre :

« Oui, bonsoir, Docteur…

– Bonsoir, monsieur Anthème. Désolée, je viens juste d’avoir votre message.

– Il n’y a aucun souci, Docteur, merci de rappeler.

– De rien… Donc, votre époux est de retour parmi nous ?

– Oui, il s’est réveillé en fin d’après-midi…

– D’un coup ?

– A priori, oui… Ça a été plutôt violent…

– D’accord… Bon, parfait, je ne vais pas vous demander de me le passer ce soir, je vais attendre le feu vert du docteur Bajant.

– D’accord…

– Sauf si besoin avant, bien sûr, n’hésitez pas à me rappeler, surtout.

– C’est bien noté, merci… »

Il sursauta en entendant du bruit du côté de la chambre :

« Houlà, je vous laisse, j’en connais un qui a essayé de se lever tout seul…

– Oh ! Oui oui, allez vite voir ! »

Nathanael raccrocha et retourna dans la chambre où, comme il l’avait craint, Adel était debout, dans un équilibre bien trop précaire, se tenant aux murs comme il pouvait, tout tremblant.

Nathanael le rejoignit et prit un de ses bras pour le passer autour de ses épaules :

« Doucement, ton fauteuil est juste là… »

Il était resté contre le mur, à un mètre à peine du lit.

« Désolé… Je pensais que je pouvais y arriver… »

Adel tremblait à nouveau et Nathanael le soutint jusqu’au fauteuil pour l’y asseoir avec délicatesse :

« Tu y arriveras bientôt, là, c’est encore un peu tôt. Ta jambe est affaiblie, enfin, tu es affaibli, c’est normal. Il faut te remuscler, c’est prévu… Le kiné vient demain, il t’expliquera ça…

– Il y a un kiné ? »

Nathanael prit les manettes et le poussa vers le salon :

« Oui, il vient trois fois par semaine, il s’appelle Mathieu. Un peu bougon, mais sympa.

– Ah… »

Nathanael arrêta le fauteuil près du canapé :

« Tu veux te poser un peu devant la télé ou tu as faim ?

– J’ai pas faim… Mais la télé, je sais pas, j’ai pas trop envie… Tu veux faire quoi, toi… ?

– Euh, rien de spé, je voulais bosser encore un peu, mais c’est pas urgent… »

Nathanael s’accroupit à côté de lui alors qu’un des chats, le gris tigré noir, qui passait par là, sautait sur les genoux d’Adel, les faisant sursauter tous les deux. Adel le regarda avant de le caresser machinalement :

« C’est qui, ça ?…

– Ça, c’est Tigrou, un des petits de Squatt… »

Adel fronça les sourcils alors que le chat se frottait à sa main, réclamant plus de câlins :

« Ah, oui, c’est vrai, elle était pleine quand je suis parti… »

Nathanael sourit en croisant ses bras sur l’accoudoir :

« Elle les a pondus trois jours après ton départ…

– Exact, tu m’avais envoyé une photo… Il y en avait combien, déjà ?

– Cinq. J’ai réussi à en donner trois. Je l’ai fait stériliser depuis, Squatt, pas envie qu’elle remette ça trois fois par an…

– Il en reste deux, alors ?

– Oui, lui et Carotte, c’est une petite rousse. Stérilisation prévue bientôt, j’attends qu’ils aient leur taille adulte… »

Tigrou se coucha et miaula. Adel eut un sourire et lui grattouilla la tête :

« Il est mignon… »

Nathanael sourit :

« Il est super câlin, si tu commences, tu en as pour un moment.

– Y a pire… »

Le sourire de Nathanael s’élargit alors que le grand chaton se tournait sur le dos pour se faire gratter le ventre. Le dessinateur se redressa et embrassa doucement la joue d’Adel :

« Je vous laisse faire connaissance, ça te va ? J’en ai pas pour longtemps à finir, tu veux la télécommande au cas où ?

– Non, non…

– Tu m’appelles si besoin, d’accord ? On mange après.

– D’accord… »

Vaguement rassuré de le voir plus détendu, Nathanael retourna finir vite fait son storyboard. Il resta attentif, mais n’entendit rien de spécial. Lorsqu’il revint, Adel caressait toujours Tigrou endormi sur ses genoux, béat. Le convalescent avait un petit sourire aux lèvres.

« Adel ? Ça va ?

– Oui… Tu as fini ?

– Oui. Et j’ai faim, moi. »

Nathanael revint s’accroupir près de lui. Adel le regarda :

« Moi aussi, un peu…

– Alors on y va ?

– D’accord… »

Nathanael se redressa. Adel le suivit de l’œil :

« Tu ne devrais pas t’accroupir comme ça, tu vas te faire mal… »

Nathanael gloussa et le poussa à la cuisine alors que Tigrou relevait la tête.

« Ne t’en fais pas… »

Nathanael l’installa à table et se mit à sortir les couverts. Le chaton s’étira et sauta au sol.

Adel bâilla. Nathanael le regarda en se disant qu’il n’allait sûrement pas faire long feu. Et ça ne manqua pas, le convalescent se mit à papillonner avant même de finir sa part de tarte. Nathanael le regarda lutter avec tendresse avant de lui dire :

« Tu veux aller te recoucher ?

– Euh… Oui… Désolé, je tiens pas, là…

– Y a pas de souci, mon cœur, y a pas de souci… »

Nathanael se leva et le ramena au lit. Comme plus tôt, il resta près d’Adel le temps que ce dernier s’endorme, puis il sortit en silence, laissant juste sa propre lampe de chevet allumée, comme le babyphone.

Il alla finir son dîner, rangea tout et sortit fumer sa dernière cigarette, songeur.

Il était à la fois fou de joie, immensément soulagé qu’Adel soit enfin revenu à lui-même, triste de le voir si perdu et abattu et malgré tout très inquiet de ce qui les attendait… La route était encore longue.

Lui-même, fatigué par tout ça, ne tarda pas à aller se coucher.

Il s’allongea et se tourna vers Adel sans éteindre la lampe. Adel dormait, il ne semblait pourtant pas tranquille. Nathanael resta à le regarder, en se répétant que tout allait bien se passer. Adel était déphasé, c’était normal, il allait se retaper et tout allait bien se passer…

Il commençait à sommeiller lorsqu’un cri d’Adel le réveilla en sursaut. Il sursauta et mit quelques secondes à comprendre : Adel se débattait dans son sommeil, criant à il ne savait dit d’arrêter il ne savait quoi.

Nathanael jura entre ses dents et se précipita pour le prendre dans ses bras.

Adel le repoussa avec une telle violence qu’il faillit en tomber du lit.

Abasourdi, Nathanael resta immobile alors qu’Adel rouvrait les yeux, hagard et à bout de souffle. Nathanael se rallongea lentement sans le quitter des yeux. Il dit simplement et aussi calmement qu’il pouvait :

« Adel, je suis là. »

Adel se tourna sur le dos, tremblant, se cachant le visage de ses mains. Il mit très longtemps à reprendre son calme. Il finit par écarter ses mains tremblantes. Son œil regarda tout autour de lui. Il finit par se poser sur Nathanael, revint au plafond. Il inspira un grand coup.

« … Nath… ?

– Je suis là. »

Adel referma les yeux. Sa respiration se calma peu à peu, puis il se tourna vers Nathanael en tendant un main tremblante. Nathanael la saisit dans les siennes.

« Je suis désolé, Nath…

– C’est pas grave, Adel. C’est pas grave. »

Il embrassa la main et reprit :

« Ça ira ?

– Je sais pas…

– Les médecins nous ont laissé des cachets pour t’aider à dormir, si tu veux. »

Adel posa sa seconde main sur les siennes :

« Ça devrait aller, je pense… J’espère… Je sais pas, je verrai… J’ai pas envie de commencer à avaler ces trucs…

– Je ne te demande pas de le faire, je te dis juste que si tu as besoin, il y en a. »

Nathanael lâcha sa main avec une des siennes pour la tendre vers Adel, hésitant, mais ne voyant aucun signe de rejet, il caressa sa joue.

« Ça va aller. On a des choses pour t’aider, mais personne ne te forcera à rien, il ne faut pas t’inquiéter.

– Hmmm… »

Adel se rapprocha et Nathanael le laissa se blottir contre lui avant de l’étreindre.

« Nath…

– Oui ?

– Tu m’aimes encore… Vraiment… ?

– Oui, je t’aime. C’est si dur que ça à croire ?

– Désolé…C’est juste que… Ca a dû être terrible pour toi… Attendre… Et… Me retrouver comme ça… »

Nathanael fit la moue.

« Ben non, enfin si, ça a été dur, mais t’as tenu ta parole, alors ça va… »

Adel enfouit sa tête dans le creux de son cou.

« Ma parole ?…

– Oui, tu te souviens pas ? Quand tu m’as dit que tu étais encore engagé et que tu allais repartir, je t’ai dit que ça irait si tu rentrais en vie. Et tu es rentré en vie. Alors, ça va. »

Il y eut un silence.

« Adel, je savais pour quoi je signais quand je t’ai épousé. Ne t’en fais pas.

– Tu sais, j’ai pas cessé de penser à toi, là-bas… »

Adel soupira et ferma les yeux.

« Je voulais te revoir… Je voulais juste… te revoir… »

Sa voix se mit à trembler.

« J’aurais jamais tenu si j’avais pas eu ça… Notre vie, notre foyer… Toi. »

Nathanael sourit, ému.

« Je t’aime, Nath… »

Nathanael le serra plus fort.

« Bon retour chez nous, mon amour. »

Chapitre 36 :

Le reste de la nuit fut assez tranquille. Adel ne fit pas d’autre cauchemar et ils émergèrent un peu avant que le réveil ne sonne. Adel se blottit contre Nathanael avec un soupir et Nathanael sourit et passa son bras autour de ses épaules.

« Salut, toi.

– Hmmm…

– Tu as bien dormi ?

– Ça a été… »

Il y eut un silence. Adel referma les yeux et se laissa câliner un moment avant de soupirer :

« Je suis à la maison… Et on est en mai, c’est ça ?

– Le vendredi 10 mai 2019.

– …

– Il est 7h37, la température extérieure doit être encore bien fraîche… »

Adel rentrouvrit les yeux et eut un petit sourire.

« … Et j’ai très faim.

– Moi aussi… Dis-moi, elle vient aujourd’hui aussi euh, Judith, c’est ça ?

– Yep, elle arrive vers 8h.

– Ah, si tôt ?

– Oui, mais ne t’en fais pas, ça aussi, ça va sûrement évoluer. On va voir tout ça tranquillement, ça va aller. »

Nathanael se tourna lentement pour serrer Adel dans ses bras.

« Ça va aller… répéta-t-il. Je suis tellement heureux que tu sois revenu… »

Adel referma les yeux et l’enlaça faiblement :

« Je me sens vidé… J’ai l’impression que tout mon corps est HS…

– Ton corps s’est beaucoup affaibli, c’est normal. Entre ce qui s’est passé là-bas et les mois où tu es resté en état de choc, tu as perdu beaucoup de muscle. On a fait au mieux pour entretenir.

– Et je pourrais vraiment remarcher ? Pour de vrai ?

– Oui, bien sûr. Ils t’expliqueront mieux que moi, mais il y a vraiment de très bonnes prothèses… »

Il y eut encore un silence.

« … Alors, ça va aller, oui… » dit Adel, comme pour s’en convaincre réellement.

Nathanael sourit avec tendresse et caressa son dos.

« Oui. Ça va aller. »

La sonnette du portail les fit sursauter, un peu plus tard, alors qu’ils n’avaient pas bougé. Nathanael soupira, embrassa tendrement Adel et se leva doucement :

« Ça doit être elle, je vais voir. Tu attends ? N’essaye pas de te lever, s’il te plaît, il ne faut pas que tu te fasses mal. »

Adel hocha la tête et se rallongea en bâillant.

Il s’étira lentement, bras, dos, sa jambe… Son pied… Ses membres bougeaient bien, mais ils étaient faibles et amaigris. Ses mains étaient un peu douloureuses et il vit les cicatrices sur sa main droite, stigmates de son opération. Il regardait ça de plus près lorsque Nathanael revint avec Judith.

Il se redressa pour s’asseoir alors qu’elle le saluait :

« Bonjour, Adel. Comment vous vous sentez, ce matin ?

– Euh, ça va, merci… Et vous ?…

– Très bien. Bon, j’avais une question à vous poser, par contre.

– Euh, … Ah ? »

Judith hocha la tête. Nathanael la regardait aussi, intrigué.

« Je ne sais pas si Nath vous a expliqué, mais en fait, le matin, nous avions pris l’habitude que je fasse votre toilette pendant qu’il préparait le petit déjeuner. Maintenant, je comprendrais que ça vous gêne, que ça soit moi qui vous lave, mais Nath sait le faire. Donc, si jamais vous voulez que nous inversions les rôles, c’est tout à fait possible. »

Adel la regarda un instant avant d’avoir un petit sursaut et de rosir.

« Ah euh ben je savais pas, mais… bredouilla-t-il, mal à l’aise. Je euh… Je préfèrerai que ça soit Nathy, enfin sans vouloir vous vexer hein…

– Il n’y a pas de souci, lui dit-elle gentiment avant de se tourner vers Nathanael : Ça ira pour toi ?

– Oui, oui, je me souviens de la manip. Gant, savon, eau chaude ?

– C’est la base, répondit-elle en hochant la tête, faussement grave, les poings sur les hanches. On va faire comme ça. Et du coup, question subsidiaire : je vous prépare quoi ?

– Moi, je vote pour des œufs à la coque avec des mouillettes au jambon, parce que j’ai une dalle, t’as pas idée ! dit Nathanael. Et un bon café !

– D’accord. Et vous, Adel ?

– Euh, ben pareil, s’il y a assez d’œufs ?

– Je crois que oui, j’en ai pris dix au marché avant-hier… Et vous voudrez du café aussi ?

– Euh, non, merci, plutôt un thé blanc…

– D’accord. Bon, ben filez à la douche, je m’occupe de tout ça ! »

Elle fila et Nathanael s’approcha du lit :

« Je vais te sortir des vêtements propres, tu veux lesquels ?

– Tu disais qu’il faisait frais ?

– À cette heure, oui, mais il fera surement bien chaud cette aprèm.

– Sors-moi juste un t-shirt, alors, je mettrais mon gilet si besoin…

– D’accord !… Hmmm… »

Nathanael farfouilla dans l’armoire.

« Ton t-shirt Snoopy, ça te va ?

– Ah, oui, bien… »

Nathanael sortit l’objet. Un t-shirt noir sur le devant duquel le célèbre chien de Charles Schultz se baladait en bâillant, une tasse fumante à la main. Il était inscrit en dessous : I love mornings better when they start later.

Nathanael confia tout ça à son mari avant de lui approcher le fauteuil. Adel s’y installa, non sans l’aide de Nathanael, mais il commençait à prendre le truc. Puis, il se laissa emmener à la salle de bain.

Il se demandait un peu comment faire, bien conscient que la cabine de douche n’irait pas et regarda avec curiosité Nathanael installer tranquillement le siège de bain dans la baignoire, une simple assise en plastique blanc suspendue aux rebords par quatre pattes en métal.

Adel posa ses vêtements propres sur le petit meuble, à côté, et enleva le vieux t-shirt gris avec lequel il avait dormi. Puis, Nathanael l’aida à se redresser pour enlever le bas. Nathanael ne dit rien, agissant avec douceur, faisant mine de ne pas remarquer la gêne d’Adel, la même que la veille au soir, lorsqu’il l’avait aidé à se changer pour la nuit.

Le convalescent se laissa ensuite asseoir sur le siège sans rien dire, mal à l’aise, mais Nathanael lui mit sans hésiter gant et savonnette dans les mains avant d’aller prendre le pommeau de douche et d’allumer l’eau. Pendant qu’il réglait la chaleur de celle-ci, il lui dit :

« Si ça te va, je te laisse te laver, je finirai les zones que tu ne peux pas atteindre, d’accord ? Ne force pas, tes muscles sont encore faibles. Tu fais au mieux, je gèrerai le reste.

– D’accord… »

Adel se laissa mouiller, savonna maladroitement le gant, laissant échapper le savon deux fois. Nathanael le lui rendit sans faire de remarque, mais l’ancien soldat soupira lourdement, la seconde fois, et murmura :

« Désolé…

– Y a pas de problème. On est pas pressé, tu sais. Tu me dis si tu as mal quelque part, surtout.

– Ben je me sens un peu tout courbaturé… Et ma main droite est très tendue… Et euh, c’est quoi ces cicatrices, dessus… ? »

Nathanael était assis au bord de la baignoire.

« Ah, on a dû l’opérer, elle avait été blessée…

– Ah ?

– Oui, tu avais dû faire un petit séjour à Strasbourg, c’était en novembre. Le chirurgien était top, il t’a réglé ça en une seule opération ! »

Adel regarda sa main et la bougea lentement :

« Ça ne me dit rien… Mais d’accord… »

Nathanael le laissa faire, puis, le voyant fatiguer, lui prit le gant pour achever de le laver avec autant de soin que de douceur. Après quoi, il le rinça tout aussi délicatement et l’emballa dans une grande serviette moelleuse pour l’essuyer.

Ils arrivèrent à la cuisine où une bonne odeur de café flottait dans l’air. Les mouillettes étaient prêtes, Judith mit les œufs dans l’eau pendant qu’ils s’installaient.

« Ça y est, tout beau tout propre ?

– Oui, ça y est !

– Vous avez déjeuné, vous ? demanda Adel, intrigué.

– Vite fait, je vais me reboire un café et je remangerai un truc vers 10h… Voilà votre thé, je viens juste de le mettre à infuser.

– Merci ! »

Sans grande surprise, Adel et Judith se tutoyèrent avant la fin du repas. Adel resta avec elle à la cuisine pendant que Nathanael allait prendre sa propre douche, l’aidant comme il pouvait à débarrasser. Les trois chats vinrent faire leur petit tour, Tigrou sauta sur les genoux d’Adel pour avoir sa dose de papouilles matinales. Adel ne se fit pas beaucoup prier.

Alors que la boule de poils se mettait à ronronner béatement, Adel dit, un peu embarrassé :

« Désolé pour tout à l’heure, je n’ai aucun doute sur tes compétences, hein… »

Elle était en train d’essuyer la table. Elle releva la tête et lui sourit :

« Pour la douche ? Oh, pas de souci, ne t’en fais pas. Ça arrive souvent… C’est normal que tu préfères que ça soit ton mari qui s’en charge. Moi, je te lave depuis des mois, mais toi, tu ne me connais pas.

– Tu es là depuis le début ?

– Oui, depuis décembre. D’ailleurs, en vrai, on est deux. Le weekend, c’est ma collègue Olga qui vient.

– Ah, d’accord…

– Tu verras demain. Elle est très sympa aussi. »

Adel hocha la tête et demanda :

« Il y a vraiment quelqu’un tous les jours…

– Il fallait bien ça. Nath assure, mais c’est lourd de gérer une personne dans l’état où tu étais, seul.

– … »

Voyant sa petite mine, elle sourit encore :

« Adel, ne t’en fais pas. Il l’a fait parce qu’il le voulait et on l’a aidé parce qu’on savait qu’il le pouvait. Tu sais, des cas comme le tien, j’en ai connu d’autres. Et crois-moi, on aurait jamais laissé Nath te ramener ici si on avait pas su qu’il en était capable. » 

 Adel la regarda, l’air un peu surpris :

« Pour de vrai ?

– Oui. La responsable avait donné son accord, mais on a quand même surveillé si tout allait bien et il n’y aurait eu aucun souci à te mettre dans un institut spécialisé si, malgré tout, on avait vu qu’il ne gérait pas. »

Adel hocha lentement la tête avant du sursauter lorsqu’on sonna au portail. Judith regarda la pendule et s’essuya les mains :

« Ah, c’est Matthieu ! Je vais aller lui ouvrir. »

Adel la regarda partir et se dit qu’il allait tenter de manipuler le fauteuil pour aller au salon. Il attrapa les mains courantes prévues à cet effet pour reculer un peu le fauteuil, puis parvint à le retourner pour sortir sans trop galérer. Tigrou le regarda faire sans quitter ses genoux, levant quand même le nez, intrigué. Il arrivait dans le salon, concentré, lorsqu’il entendit Judith revenir et une voix d’homme grave avec elle :

« Ah, non mais c’est bien, super nouvelle ! »

Adel releva la tête pour découvrir un gaillard costaud, trapu, crane presque rasé pour cacher une calvitie avancé, au visage rond et à l’air fatigué.

« Adel, je te présente Matthieu, ton fidèle kiné.

– Enchanté… répondit Adel alors que l’imposant nouveau venu l’avait rejoint et lui tendait une main dont la poigne se révéla très ferme.

– Content de te voir réveillé ! s’exclama Matthieu, sincère.

– Merci… » répondit encore Adel, finalement plutôt amusé, surtout quand Matthieu caressa la tête de Tigrou qui s’était redressé.

Nathanael arriva alors, juste pour entendre :

« Ah t’as trouvé de nouveaux genoux, toi, fripouille… »

Un peu plus tard, les trois hommes étaient installés au salon, Adel sur le canapé, Nathanael près de lui, Matthieu à genoux devant le premier, car occupé à masser avec soin son moignon, tout en lui expliquant sans beaucoup de délicatesse, mais plutôt clairement, la suite des opérations.

« … Non, mais quand je dis deux ans, c’est vraiment le plus long. A mon avis, un an et demi, on est déjà large. T’es jeune, t’es en bonne santé, aucune contre-indication à la prothèse… En plus, de ce que je sais, ancien militaire, t’avais pas de souci d’autodiscipline, donc réussir à te cadrer pour les soins, ça devrait être largement plus simple que d’autres crétins geignards qu’il faut toujours pousser au cul pour leur faire faire leurs exos…

– Houlà, ça sent le vécu ! sourit Nathanael.

– T’as pas idée.

– Tu es sûr que la pose de la prothèse peut être si rapide ? demanda Adel, que ça surprenait vraiment.

– Alors faut vérifier avec les toubibs, mais de ce que j’en sais, dès que la plaie est cicatrisée complètement, c’est faisable. Et bon, désolé de le dire comme ça, mais vraiment, là c’est impeccable. Donc, je ne vois pas trop pourquoi ils attendraient. Le plus long, comme je te disais, et surtout le plus chiant, ça va être de te retaper musculairement pour pouvoir à nouveau être autonome. »

Matthieu changea de membre et commença à masser son pied.

« C’est ça le souci avec le corps humain, on perd ses muscles très vite, mais à reprendre, c’est une purge. Là, toi, on a vraiment fait au max pour entretenir, mais on peut pas faire de miracles… »

Il y eut un silence. Adel restait perplexe.

« Ce qui est sûr, intervint Nathanael, c’est qu’il va falloir commencer tranquillement.

– Ouais, ça ouais ! rebondit le kiné en remontant le long du mollet. Il faut vraiment y aller mollo pour le moment. On va te donner des exercices à faire, des consignes précises, et s’agira pas de déconner. Faut surtout pas que tu te flingues des muscles pour de bon en essayant de les faire redémarrer trop vite ! »

Il y eut un silence avant qu’Adel n’hoche la tête :

« Et dans deux ans au plus tard, ça sera bon…

– Ouais !… On va planifier ça proprement, mais je pense que si tout est OK, tu devrais pouvoir intégrer un centre de rééducation d’ici cet été au plus tard, là ça va être le plus chiant, parce que c’est en hospitalisation complète et y en a pour long, compte 6 mois au minimum, mais plus dans les 10/12… Bon, après y a des perm’, hein, t’en fais pas.

– Et après ? demanda Adel alors que Nathanael prenait sa main.

– Après, hospit’ de jour, déjà plus cool… Durée, à peu près pareil… Et après, exos à faire tout seul chez toi, mais on te surveillera de près, t’inquiète.

– Et après tout ça, je remarcherai ?

– Ouais. Tu courras, même, si tu veux… Y a des super prothèses pour ça, aussi ! »

Lorsque Nathanael revint d’avoir raccompagné le kiné au portail, et prit le courrier par la même occasion, il trouva Adel fort pensif sur le canapé.

« Ça va, mon cœur ? »

Adel fit la moue et haussa les épaules :

« Deux ans, c’est long… »

Nathanael passa son bras autour de ses épaules et prit sa main dans la sienne.

« Oui. Mais comme il l’a dit, deux ans, c’est le max. Ça te ferait 35 ans. Ça vaut le coup, non ?

– …

– Adel… »

Nathanael sourit et caressa sa tête.

« Tu vas y arriver. Je sais que tu peux le faire. Et je sais aussi que là, t’as l’impression d’être au pied d’une montagne immense et que ça te fait flipper. Et c’est normal. Et y a pas de problème. Et personne t’en veut. Mais déjà, t’es pas tout seul, et ensuite, on va y aller doucement, avec plein de guides pour te conduire pas à pas, étape par étape, et tu y arriveras. »

Il y eut un silence.

« Et tu seras là… ?

– Oui. »

Nathanael posa sa tête contre la sienne :

« Je serai là. Et je te porterai sur mon dos s’il le faut, mais on dépassera ça. Ensemble. Comme on a dépassé le reste. OK ? »

Adel eut un petit sourire.

« OK. »

Chapitre 37 :

La situation était quelque peu étrange pour Adel.

Étrange, de se retrouver, ce joli matin printanier, dans un hôpital qu’il ne connaissait pas alors qu’il savait y avoir passé des semaines, de voir ces personnes très heureuses de le revoir alors que lui n’avait aucune idée de qui elles étaient.

Nathanael les lui présentait les unes après les autres. Adel essayait de retenir et les remerciait, eux-mêmes lui disaient tous que ce n’était rien, que c’était leur job, qu’ils étaient heureux qu’il aille mieux.

Une dizaine de jours était passée depuis le réveil du soldat. Il avait du mal à reprendre pied, à se réancrer dans ce monde, dans cette réalité. Il avait une impression tenace d’être dans une espèce de rêve, d’être un spectateur arrivé au théâtre au milieu de la pièce. Il avait donc accepté avec soulagement le rendez-vous à l’hôpital pour faire un bilan, planifier la suite, espérant que ces jalons l’aident.

Ils s’installèrent dans le bureau du docteur Bajant, elle aussi très heureuse de le retrouver.

La discussion fut longue, mais constructive. Bajant prit tout le temps nécessaire pour faire à Adel un bilan complet de son état. Sa jambe, bien sûr, sa main aussi, son état général. Elle leur confirma que tous les traitements concernant de potentielles IST avaient fait leur office et qu’aucune autre n’avait été décelée. Adel ne s’était pas vraiment posé la question, mais apprendre qu’il n’avait ni VIH, ni syphilis, ni autre joyeuseté du genre le soulagea tout de même, et Nathanael aussi, d’ailleurs.

Concernant sa jambe, elle leur indiqua que rien ne s’opposait à la pose de la prothèse et les renvoya vers le chirurgien qui allait s’en charger. D’après elle, cela pouvait être fait dans les semaines suivantes et donc, comme l’avait prédit Matthieu, Adel intégrer un centre de rééducation dans la foulée.

« Le kiné nous a parlé de six mois à un an ? demanda Nathanael.

– Oui, approuva-t-elle. C’est long, mais nécessaire. Il faut vraiment que vous compreniez que c’est une étape absolument cruciale. C’est là que vous allez pouvoir vous remuscler, dans un cadre sécurisé, et surtout qu’on pourra tester votre prothèse en situation réelle pour la régler au mieux pour vous. Voire, la changer si besoin, même s’il y a peu de risque.

– Ça arrive ? s’enquit Adel.

– Oui, mais encore une fois, c’est assez rare et il y a suffisamment de modèles pour en trouver un qui vous convienne dans tous les cas. »

Elle leur sourit, rassurante :

« Le professeur Stermann vous expliquera ça mieux que moi.

– On espère bien, approuva Nathanael en posant sa main sur celle d’Adel.

– Vous le voyez tout à l’heure, je crois ?

– Oui, on a rendez-vous à 14h30. Juste le temps de manger en vous laissant.

– Parfait. Alors, je vous préviens, il n’est pas très sympathique, mais c’est un homme très compétent.

– Noté, merci ! »

Elle leur confirma le reste également : l’hôpital de jour, puis les exercices à domicile. Tout un programme, qui durerait bien entre un an et demi et deux ans, mais qui devrait permettre à Adel de retrouver une autonomie quasi complète.

Adel se sentit un peu rassuré.

Les deux hommes ne trainèrent pas plus que nécessaire, car le rendez-vous avec le professeur avait lieu à l’autre bout de la ville et ils devaient effectivement manger dans l’intervalle.

S’ils bénéficiaient d’un taxi pour ces rendez-vous, ce dernier les laissa à proximité de l’hôpital de la Croix-Rousse, où ils étaient donc attendus l’après-midi. Ils trouvèrent sans mal un petit resto où se poser.

Adel était gêné, conscient du dérangement que provoquait son fauteuil et des regards qu’il voyait ou devinait sur lui. Nathanael faisait au mieux, le poussant en parlant de tout et rien. Il remercia le restaurateur qui se fit un devoir de pousser quelques tables pour leur permettre de s’installer confortablement, Nathanael dos à la vitrine et Adel face à lui, à une petite table tranquille.

Le repas était bon et le service impeccable. C’était un petit restaurant sans grande prétention, avec une bonne ambiance. On voyait la clientèle d’habitués, des gens qui venaient sûrement là tous les midis pour certains, mais il n’y avait pas de favoritisme pour autant.

« Comment tu te sens ? demanda Nathanael en posant son menu, un peu après qu’Adel ait posé le sien.

– Un peu crevé, là, la sieste va me manquer…

– Tu t’allongeras en rentrant.

– Oui… J’espère qu’il ne sera pas en retard.

– Y a pas de raison… Et puis au pire, on est tranquille demain, tu pourras souffler.

– Ouais… Sinon, ça va… Elle est sympa, la toubib… Elle était claire et tout, c’était bien.

– Oui, c’est quelqu’un de bien… »

La serveuse vint prendre leur commande et les regarda avec une moue un peu dubitative, sans toutefois faire de commentaire. Lorsqu’elle repartit, Nathanael reprit :

« Tu l’aurais vu rembarrer ton père et ton ex, ça a été un grand moment.

– Mon père et Caroline ? sursauta Adel, surpris. Ils sont venus à l’hôpital ?

– Ouais, ils ont débarqué, soi-disant pour t’emmener dans une super clinique, ils ont essayé de faire un scandale, ton père la jouait ‘’non, mais c’est mon devoir de veiller sur mon fils’’, trop crédible… On était là avec ton colonel… Elle les a calmés direct en leur expliquant que le seul décisionnaire légal, c’était moi, et ton colonel en a remis une couche en mode ‘’la ferme capitaine’’, ça n’a pas trainé. »

Adel eut un sourire en imaginant la scène.

« Ça a dû être saignant…

– J’avoue, c’était beau à voir et surtout, ça m’a tout de suite rassuré… Après ça, je savais que je pouvais leur faire confiance. »

Adel sourit et posa sa main sur celle de Nathanael, sur la table.

« Ça me fait plaisir de savoir que tu n’as pas eu de souci avec eux…

– J’avoue, c’était cool… » reconnut Nathanael en serrant la main dans la sienne.

La serveuse revint avec leurs entrées et si elle remarqua la poignée de main, elle ne fit toujours pas de commentaire.

Adel attaqua sa petite salade lyonnaise et Nathanael son carpaccio de saumon et il y eut un moment silencieux avant qu’Adel ne reprenne :

« Et ils n’ont rien tenté d’autre ? »

Comprenant sans mal ce qu’il voulait dire, Nathanael dénia du chef, la bouche pleine, avant de déglutir et de répondre :

« Ton frère est passé le lendemain.

– Flo ?

– Ouais. Je pense pas qu’il pensait à mal, avec le recul. Mais ton père avait dû lui monter le bourrichon, il était vénèr. Du coup, on s’est salement engueulé…

– Ah… Il ne t’a rien fait, au moins ?

– En fait, c’est plutôt moi qui ai failli le bouffer… »

Adel eut un petit sursaut, surpris à nouveau :

« Pardon ?

– Ben… Il a dit de la merde et comme j’étais un peu à bout aussi, j’ai pété un câble… Je lui ai balancé tout ce que j’avais sur le cœur… Ça l’a séché, il est reparti… »

Nathanael soupira, maussade, et Adel prit à nouveau sa main.

« Nath… ?

– C’est tellement con… »

Le dessinateur regarda son mari et secoua la tête, navré.

« Je suis sûr qu’il était sincère, malgré tout, qu’il s’en faisait vraiment pour toi… Et il a fallu qu’il reparte sur ses délires de merde et qu’il m’insulte… Et j’étais tellement, mais tellement pas en état de supporter ça… »

Adel sourit tristement :

« C’est pas grave. C’est suite à ça que tu as vu Manon ?

– Oui, encore le lendemain. Elle est passée, m’a expliqué que ton frère avait l’air de pas mal cogiter à ce que je lui avais dit, et donc qu’elle avait vu Sabine et qu’elle lui avait demandé de t’apporter la peluche. »

Adel hocha lentement la tête avant de se remettre à manger.

« Ma puce… Elle va bientôt avoir quinze ans… Je me demande comment elle va…

– Bien, j’espère… Enfin, autant que possible vu le reste de la smala… Manon avait l’air de faire gaffe, enfin autant qu’elle pouvait.

– Ouais… Et Bruno, je me demande à quel degré de virilité toxique il est… rigola tristement Adel.

– Quel âge il a, déjà ?

– Bruno ? Hmmm… réfléchit un instant son père. Douze là, bientôt treize… Il est de juillet…

– Ah ouais, âge critique.

– Ouais… »

Adel soupira à son tour :

« J’espère qu’ils vont bien…

– Tu voudras leur faire passer les bijoux que tu leur avais ramenés ? »

Adel regarda un instant Nathanael sans comprendre, puis le souvenir des gourmettes lui revint :

« Oh ! Il faudrait, oui… J’y avais pensé pour Noël, à la base… Mais comment… ? Ah, comprit-il, tu les as retrouvées dans mes bagages…

– Oui, au fond de la valise… »

La serveuse revint débarrasser les entrées et leur servir les plats, de belles quenelles de brochet à la lyonnaise, en sauce, avec leur accompagnement de riz blanc.

« Avec deux anneaux dorés qui m’ont fait fondre en larmes quand je les ai trouvés… » ajouta Nathanael avec tendresse.

Adel le regarda et rosit avant de se gratter la nuque en regardant ailleurs :

« Ben l’orfèvre était super sympa, et vraiment doué, enfin t’as vu les gourmettes quoi… Du coup quand je lui ai demandé s’il pouvait me faire les anneaux, que je lui ai raconté la légende et tout, il a trouvé ça super et il m’a dit OK … Après, je savais que ton majeur faisait le diamètre de mon index, donc voilà quoi… »

Nathanael gloussa et caressa rapidement sa joue :

« Ça m’a fait vraiment plaisir. »

Adel le regarda, un peu moins rose :

« Mais ça t’a vraiment fait pleurer ?… »

Nathanael hocha la tête, aussi amusé qu’ému.

« Imaginer que tu avais repensé à ça là-bas, ouais, ça m’a fait chialer comme un con… »

Ils finirent de manger et repartirent, non sans remercier encore le restaurateur et la serveuse pour leur accueil.

Ils furent à l’hôpital largement dans les temps et n’eurent pas de mal à trouver le service. Si la secrétaire les considéra avec suspicion, elle ne fit pas de commentaire et ils se posèrent dans la salle d’attente sans plus de souci.

Le professeur Stermann fut un peu en retard, une opération au matin qui s’était révélée plus longue que prévu. Si Adel sommeillait sur son fauteuil, Nathanael, qui dessinait sagement sur son petit bloc, ne fit pas trop attention à l’heure. Ce n’est que lorsqu’on les appela qu’il réalisa qu’il était presque 15h. Adel avait sursauté et s’étira les bras quand Nathanael se leva pour le pousser vers le cabinet de consultation.

Stermann était un homme grand, imposant, aux cheveux blancs impeccablement coiffés et à la moustache tout aussi nette. Il demanda aux deux hommes si la présence d’internes lors de la consultation les dérangeait et, ayant leur accord, les précéda dans le bureau où deux jeunes gens, une petite blonde au chignon anarchique et un brun à lunettes attendaient.

Stermann était effectivement d’un abord froid et peu aimable, mais se révéla par contre très pédagogue, patient et précis, aussi bien envers son patient qu’envers ses élèves.

Il examina avec soin Adel, tant son moignon en lui-même que le reste de sa morphologie, l’interrogea sur son poids normal, celui qu’il pesait avant tout ça, celui, donc, qu’il devait retrouver, sur d’éventuels problèmes musculaires ou osseux, et surtout, sur ses besoins et ce qu’il espérait pouvoir faire à l’avenir, bref, tout ce qu’il devait savoir pour lui proposer la prothèse la plus adaptée à son cas. Il le fit en détaillant bien les raisons de ses questions, pour que tout soit clair pour tout le monde. Il répondait avec la même voix posée aux questions de Nathanael ou Adel qu’à celles des deux internes. La demoiselle prenait des notes avec fébrilité alors que son camarade semblait surtout préoccupé par la présence de Nathanael, dont il mit un moment à comprendre le lien avec le convalescent.

Il fallut en fait que Stermann le dise clairement, sans penser à mal, répondant à une question de Nathanael :

« Les estimations qu’on vous a données me paraissent correctes, à moi aussi. Votre mari n’a pas d’antécédent, rien qui complique son cas. Donc, si tout se passe bien, le délai de deux ans reste très large. Je pense que ça sera le maximum, mais je tablerai effectivement plus sur un an et demi. »

Il leur montra ensuite les différents modèles existants et correspondants à son cas. La possibilité d’avoir une prothèse permanente, implantée dans le moignon, et qu’il pourrait faire bouger sans mal, après adaptation, via les contractions des muscles qui lui restaient, s’imposa rapidement comme la plus intéressante. Le professeur leur expliqua la chose. En gros, Adel aurait la « base » de la prothèse greffée par chirurgie à son moignon, base sur laquelle serait rattaché le reste.

« L’avantage avec ce modèle, c’est que vous pourrez changer selon les besoins, porter le modèle simple pour la marche et votre vie de tous les jours, ou installer une lame pour courir, puisque vous m’avez dit que vous faisiez de la course et que vous espériez pouvoir en refaire…

– Oui, j’aimerai bien… reconnut Adel, que cette perspective rassérénait un peu.

– Ce n’est pas pour demain, mais rien ne devrait s’y opposer. Il faudra y aller par étapes, prendre le temps de vous remuscler, voir si vous supportez tout ça, faire tous les réglages qu’il faudra. Il ne faudra surtout pas hésiter à nous infirmer de la moindre gêne… Quelques millimètres de décalage peuvent causer de vrais douleurs et dommages musculosquelettiques, donc, vraiment, il ne faudra pas hésiter.

– D’accord…

– Le centre où vous allez vous retrouver est équipé de tout ce qu’il faut et ils sont très bons. Très exigeants aussi, vous êtes prévenus, mais très bons. Ils sont au taquet sur ces technologies et sauront faire la plupart des réglages sur place. Vous allez être entre de bonnes mains. Si vous jouez le jeu de votre côté, vous avez ma parole que vous pourrez recourir dans moins de deux ans. »

Dans le taxi qui les ramenait chez eux, Adel était pensif et Nathanael silencieux.

Le premier était très fatigué, mais rassuré. Il avait les idées plus claires et même s’il appréhendait tout ce qu’il attendait, savoir où il allait rendait les choses moins effrayantes.

Nathanael était content aussi que les choses soient posées.

Il sursauta en sentant son téléphone vibrer et le sortit rapidement de sa poche, c’était le docteur Scott.

« Oui, allô ? Bonjour, Docteur.

– Bonjour, monsieur Anthème. Comment allez-vous ?

– Ben ça va, et vous-même ?

– Bien, merci. Je vous appelle parce que le docteur Bajant m’a donné son feu vert pour que je puisse prendre contact avec votre époux pour prendre un premier rendez-vous ?

– Ah oui. D’accord… Ben, je vous le passe, si vous voulez ? 

– Volontiers… »

Nathanael tendit l’appareil à Adel qui le regardait, intrigué.

« C’est le docteur Scott, Adel. Tu sais, la psy dont t’a parlé Bajant…

– Ah oui… »

Adel n’avait pas été extatique à l’idée de rencontrer une psychiatre, mais puisque ça faisait partie du protocole, il ne s’y était pas non plus opposé, se disant que quelques séances ne pourraient pas lui nuire.

« Oui, bonjour Docteur… la salua-t-il sans grand enthousiasme.

– Bonjour, Lieutenant. Je suis le docteur Scott, Diane Scott. Je suis la psychiatre chargée de votre dossier.

– Oui, le docteur Bajant m’a expliqué…

– Voilà, oui. J’aurais voulu savoir quand nous pouvions nous voir, du coup, enfin si vous êtes d’accord ? »

Adel fit la moue.

« J’avoue que je ne sais pas trop quoi en penser, mais je n’ai rien contre vous voir, non. Après, pour le rendez-vous, je ne sais pas trop… Déjà, où ça serait ?

– Je consulte dans le 2e, vers les Jacobins, mais si vous voulez, je peux me déplacer pour notre premier entretien.

– Ah, oui, pourquoi pas… J’avoue, je suis encore bien crevé, ça m’arrangerait de ne pas courir en centre-ville… D’ailleurs, votre cabinet, c’est bon pour un fauteuil roulant ?

– Ça oui, ne vous en faites pas, l’immeuble a été mis aux normes. Mais on en reparlera… Quand seriez-vous disponible ? »

Adel regarda Nathanael, qui avait sorti son calepin et le lui tendit. Ils trouvèrent une date sans souci, un après midi de la semaine suivante, et Nathanael sourit lorsqu’Adel soupira après avoir raccroché :

« C’est chiant, ces protocoles de suivi psy… »

Nathanael ne répondit pas, rangeant son téléphone et son agenda.

S’il avait des a priori sur les psys, il savait aussi qu’une bonne thérapie faite par un professionnel compétent pouvait réellement aider une personne à se sortir de ses problèmes pour avancer.

Et ce n’était rien de dire qu’Adel trainait pas mal de casseroles…

Chapitre 38 :

Nathanael était de bonne humeur, le samedi matin suivant, lorsqu’il se réveilla.

Adel aussi, visiblement. En tout cas, il vint se coller à lui pour leur petit câlin matinal sans dire un mot.

Il était un peu plus tard que d’habitude.

Le retour d’Adel avait en effet changé pas mal de choses, notamment au niveau des auxiliaires de vie, qui venaient désormais bien moins.

Ainsi, Judith était toujours là, mais seulement deux jours pleins en semaine, uniquement les mâtinés les trois autres, et Olga ne passait plus le weekend. Adel avait eu l’autorisation de se déplacer avec des béquilles, mais uniquement à l’intérieur de la maison, sur de très courtes distances. Il devait y aller tout doucement, encore maladroit et instable, mais le fait d’être debout lui faisait beaucoup de bien au moral.

Nathanael était très vigilant, trop conscient que son homme risquait d’en faire trop. Mais jusqu’ici, Adel était relativement raisonnable. Nathanael n’avait dû le menacer que trois fois de faire des allumettes avec ses béquilles. Soit presque pas plus d’une fois par jour. Ça restait gérable.

« Nath…

– Oui, mon cœur ?

– On a quelque chose, aujourd’hui ?

– Non, rien de spécial… On est tranquille… Je voulais jardiner un peu.

– D’accord…

– Après, on pourra buller devant la télé, si tu veux…

– Ah ouais, on pourra continuer Le Prince des Dragons ?

– Oui, par exemple. Ça t’a plu ?

– Oui, c’est sympa… »

Nathanael caressa la tête d’Adel.

« On verra ça. En attendant, j’ai faim… »

Il se tourna doucement pour prendre Adel dans ses bras :

« Comment tu te sens, ce matin ?

– Ça va, j’ai bien dormi… répondit Adel en répondant à l’étreinte.

– Tu peux te rendormir un peu, si tu veux.

– Non, j’ai faim aussi… »

Il y eut un silence avant que Nathanael ne reprenne :

« Ça te dit, des pancakes ?

– Ah ouais, volontiers ! »

Nathanael l’embrassa doucement en prenant tout aussi doucement son visage entre ses mains. Adel le serra plus fort, répondant au baiser avec plus de force.

Mais ça n’alla pas plus loin. Adel n’était pas encore prêt et Nathanael le savait trop bien.

Le dessinateur se leva en bâillant et Adel le regarda enfiler son vieux jogging par-dessus son boxer et aussi un gilet en polaire par-dessus son t-shirt.

« Tu auras besoin d’aide ? » demanda ensuite Nathanael.

Adel se redressa sur ses bras et lui sourit :

« Non, ça devrait aller… Merci.

– Tu appelles sinon, hein…

– Promis ! »

Nathanael se pencha pour lui faire encore un petit bisou avant de sortir.

Adel s’étira aussi avec soin avant d’aller s’asseoir au bord du lit, de son côté. Lui avait dormi torse nu avec juste un vieux corsaire, il prit le t-shirt posé à son attention sur une chaise, à portée de sa main, l’enfila, enfila aussi sa chaussette, puis sa robe de chambre, comme il put, avant de se lever maladroitement, de saisir ses béquilles et de rejoindre la cuisine.

Nathanael était en train de battre la pâte. Il posa le saladier le temps de venir nouer le cordon de la robe de chambre. Adel le remercia et posa une des deux béquilles pour sautiller jusqu’aux placards et sortir les couverts et les pots de confitures et de pâte à tartiner et les poser sur la table. Puis, il s’assit avec un soupir.

Nathanael commença à cuire les pancakes et prépara le café.

Ils mangèrent tranquillement, et un peu plus tard, après s’être lavés et habillés, Adel était installé à la table du jardin, gribouillant sur son bloc à dessin, paisible, pendant que Nathanael jardinait, paisible aussi, tout content que ses pieds de tomates et ses herbes aromatiques diverses se portent si bien. Il plantait ses carottes lorsque la sonnerie du portail les fit sursauter tous deux.

Adel se leva lentement :

« Ça doit être le facteur, je vais voir…

– Tout doux, hein ?

– Oui, oui, t’en fais pas. »

Adel contourna la maison, attentif, mais il commençait à bien gérer ses déplacements.

 Il s’arrêta cependant, stupéfait, en voyant qui était là.

Un jeune homme très nerveux, vêtu d’un pantalon de treillis et d’une veste en jean élimé, mal rasé, qui regardait tout autour de lui.

Un beau brun aux yeux bleu-vert qui lui ressemblait beaucoup.

« Steph ?… »

Il reprit son chemin en essayant de ne pas trop se presser.

« Stéphane ? »

Le seul de ses frères avec lequel il était resté en contact. Etudiant la médecine, ce dernier s’était engagé en douce pour cinq ans de mission en Inde pour y finir sa formation, épuisé par la pression familiale et surtout le fait qu’on commence à insister très lourdement sur son célibat et sur à quel point sa cousine Béatrice était charmante alors qu’il n’avait pas encore 22 ans…

Adel avait déjà coupé les ponts avec les siens à ce moment, sauf ce frère qui ne l’avait pas lâché, écœuré de ce qui s’était passé. Il avait donc été le seul au courant du projet et l’avait aidé à le mettre en place en douce en faisant jouer ses propres contacts, pour que Stéphane puisse partir sans que sa demande soit malencontreusement « perdue » ou « refusée ». 

Même si leurs échanges restaient virtuels et discrets, Adel n’en ayant jamais parlé plus que ça, même à Nathanael, les deux frères n’avaient jamais perdu contact très longtemps.

Le nouveau venu sursauta et le regarda avant de se pétrifier, horrifié.

Il déglutit avec difficulté alors qu’Adel le rejoignait enfin, inquiet :

« Eh, ça va, frérot ?… Entre, viens… »

Stéphane hocha la tête, au bord des larmes, passa le portail avant de se jeter à son cou en se mettant à pleurer. Adel parvint à supporter l’assaut et lâcha la poignée d’une de ses béquilles pour la poser dans son dos :

« Eh, Steph ?…

– J’suis désolé, Adel…. J’suis tellement désolé… »

Adel frotta son dos :

« De quoi… ?

– J’étais toujours coincé là-bas et je suis rentré en France qu’il y a trois jours et je savais pas et…

– Houlà houlà, le coupa Adel, attends, de quoi tu parles ?… »

Stéphane s’écarta en essuyant ses yeux :

« T’as pas eu ma lettre ?

– Euh, non… »

Intrigué de ne pas voir Adel revenir, Nathanael arriva et, fronçant les sourcils, s’approcha rapidement :

« Adel ? Ça va ? »

Adel le regarda et opina :

« Oui, oui, t’en fais pas… Je te présente Stéphane… Je crois pas que vous vous êtes déjà vus ?

– Ah non, c’est le frangin qui manquait à ma collec’…

– Enchanté, Nathanael, c’est ça ? bredouilla encore Stéphane en lui tendant la main.

– C’est ça, oui. Enchanté aussi. Vous êtes médecin, c’est ça ?

– Oui, oui… Désolé de débarquer comme ça à l’improviste… Je viens juste d’apprendre ce qui s’est passé… »

Nathanael eut un sourire :

« On en parle devant un café, si vous voulez ?

– Euh, je veux pas vous déranger non plus…

– Y a pas de souci, venez… Il faut pas que ce grand dadais reste trop longtemps debout, de toute façon, sinon il va se fatiguer… »

 Adel conduisit son frère jusqu’à la table du jardin où ils s’assirent tous deux pendant que Nathanael rentrait faire du café.

A nouveau gêné, Stéphane regardait autour de lui et finit par dire :

« C’est sympa, comme quartier… Vous avez un joli jardin, en plus…

– Oui, on est bien. »

Il y eut un silence, puis Adel reprit :

« Ça me fait très plaisir de te voir… Tu es rentré en France il y a trois jours, alors ?

– Oui, ben au bout d’un moment, pas trop le choix quand même… J’ai tiré aussi longtemps que possible, mais bon…

– Cinq ans, c’est déjà long.

– Ouais…

– Et je réalise seulement en te voyant qu’effectivement, ça faisait un bail que je n’avais pas de nouvelles, enfin, comme j’ai pas été là six mois, je suis encore bien déphasé…

– Ben je t’avais écrit une lettre papier parce qu’on s’est retrouvé coincé, là, pendant presque cinq mois, impossible d’avoir le moindre réseau… Mais donc, tu l’as pas reçue ?

– Euh, non… Je crois pas… »

Comme Nathanael revenait avec un petit plateau sur lequel fumaient trois tasses de café, Adel lui posa la question et l’illustrateur répondit par la négative en s’asseyant près d’eux :

 « Ah non, j’avais mis tout ton courrier sur ton bureau… Donc si elle n’y était pas, c’est qu’on ne l’a pas eue.

– Ah, ben ça explique… soupira Stéphane en prenant sa tasse. Merci.

– De rien. »

 Carotte et Tigrou vinrent voir ce qui se passait. La première sauta sur la table alors que le second se frottait à quelques jambes avant de sauter sur les genoux d’Adel pour avoir sa dose de papouilles réglementaire.

« Tu t’es retrouvé où, pour être coincé sans réseau ? Je croyais que tu étais à Bombay ?

– Ben ouais, j’aurais dû, sauf qu’on s’est fait appeler au secours par une ONG, on a été envoyé les aider sans trop de sommation et on a été pris par l’hiver, précoce apparemment, et là, ben, coincés dans un village au milieu des montagnes pendant cinq mois… J’avais jamais vu tant de neige…

– C’était où ? s’enquit Nathanael, curieux aussi, en appuyant sa joue dans sa main.

– Sadyr, un village typique du Kirghizistan.

– A vos souhaits ? sourit Nathanael.

– Un pays paumé entre le Kazakhstan et la Chine, lui dit Adel.

– Wahou, je connaissais pas… Je garde ça pour le scrabble…

– Enfin bref, le temps que ça dégèle et qu’on rentre à Bombay, c’était la semaine dernière et mon commandant m’a dit : ‘’Allez, rentrez souffler un peu !’’ »

Adel hocha la tête.

« En vrai, je suis en transit, je pars à Londres demain soir… Mais bon, je suis quand même passé faire mon devoir à la maison, c’est-à-dire les écouter m’expliquer la vie et mes erreurs de carrière et qu’ils espéraient quand même que j’allais revenir en France et me marier parce que bon, 27 ans, ça commençait à faire tard… Putain, soupira le jeune médecin, blasé, en secouant la tête, mais on avait pas fini l’apéro que je me souvenais déjà pourquoi j’avais signé pour cinq ans, sérieux… Et c’est quand j’ai demandé de tes nouvelles à Flo, il est passé ce matin, qu’il m’a dit et là… J’ai craqué… Je leur ai dit qu’ils étaient juste des sales cons, que te faire ça, c’était vraiment de la merde, que moi j’étais marié et bientôt père, avec une Hindoue, que je me battais les couilles de leur avis et que je me cassais… Et je me suis cassé. »

Il y eut un blanc avant qu’Adel ne se mette à rire, vite suivi par Nathanael et Stéphane lui-même.

Lorsqu’ils furent calmés, Adel reprit :

« Félicitations pour le coup de gueule et le mariage… C’est la brahmane dont tu m’avais parlé ?

– Oui… »

Stéphane sortit son téléphone pour leur montrer une photo de lui avec une très belle Indienne, tous deux en tenue traditionnelle indienne.

« Quand je pense que sa famille à elle m’a accueilli à bras ouverts et que même sa grand-mère ultra-tradi ne m’a jamais rien reproché… Regardé bizarrement, ça, oui, souvent, mais jamais rien dit.

– Vous êtes très beaux sur cette photo, lui dit Nathanael en lui rendant son téléphone.

– Merci. Elle est médecin aussi, on s’est connu à l’hôpital où je travaillais…

– Tu me rappelles son nom ?

– Indira.

– Et enceinte ?

– Oui, ça devrait être pour cet été. Je dois la rejoindre à Londres voir ses autres grands-parents, ils sont diplomates. Ils n’avaient pas pu venir au mariage…

– J’aurais adoré voir la tête de Papa quand tu lui as balancé ça… gloussa Adel.

– Sur le coup, il est passé du rouge au blanc, mais je suis parti avant qu’il m’en foute une ou qu’il m’explique qu’il me reniait.

– Grand-Père n’était pas là ?

– Non, il devait revenir ce midi, mais ça va, il m’a assez bassiné hier soir… A priori, j’avais loupé la femme idéale en me cassant sans épouser Béatrice, jeune inconscient que j’étais, ah là là. »

Adel gloussa tristement :

« Elle s’est mariée il y a trois ans, je crois, avec un parfait connard… Il parait que monsieur passe son doigt sur les meubles en rentrant de son travail le soir pour vérifier que sa bonne nuptiale a bien fait son boulot.

– Quelle misère… soupira Nathanael.

– Grave, y a du level, approuva Stéphane. Ça me rappelle Pépé Léonce, tu te souviens ?

– Ouais, un sacré vieux con aussi lui, approuva Adel. Le père de notre mère.

– Ah oui, tu m’avais raconté, se souvint Nathanael. Celui dont la femme devait rester debout pour lui servir ses repas, c’est ça ?

– C’est ça.

– Vous avez quand même une belle brochette de sales machos dans la famille… C’était pas la joie chez moi, mais jamais ma mère serait restée debout pour servir mon père…

– Ouais ! On pourrait écrire un traité complet sur la virilité toxique rien qu’avec eux ! rigola Stéphane.

– Plaisir de voir que vous n’en êtes pas, en tout cas, lui dit Nathanael.

– Non, ça va, reconnut Stéphane. Ça m’a vite gonflé et puis, j’y peux rien, moi j’aime les femmes de caractère… Pour tout vous dire, la première fois qu’Indira m’a parlé, c’était pour m’engueuler… Bon, j’avais fait une belle connerie aussi, incompréhension culturelle, mais quand même…

– Tu avais offert un steak à quelqu’un ?

– Non, quand même pas ! rit à nouveau le jeune médecin. Non, j’avais prévu une opération pour une gamine un jour néfaste selon les astres ou je sais pas quoi, il avait fallu tout un bordel pour que les parents acceptent, des pauvres gens très superstitieux… Sur le coup, ils avaient quand même failli quitter l’hôpital avec la petite, alors elle était furax, mais bon, comme j’étais sincèrement désolé et qu’elle a bien vu que je l’avais vraiment pas fait exprès, c’est passé… Mais elle s’est mise à me tenir à l’œil, et puis on s’est retrouvé plusieurs fois à gérer des cas un peu lourds ensemble, alors on s’est rapproché, et puis voilà, quoi… »

 Il haussa les épaules, un peu rose.

« Si vous voulez passer tous les deux, n’hésitez pas, lui dit Adel.

– Merci, je lui dirais. »

Stéphane ne s’attarda pas, refusant même de rester déjeuner, car il avait pas mal de monde à voir avant de partir pour Londres. Adel s’assura juste qu’il avait un endroit où dormir, puisqu’il ne risquait pas de retourner chez leurs parents, mais Stéphane lui jura que oui, qu’au contraire, ses vieux potes de fac seraient ravis qu’il reste avec eux, vu comme ils avaient chougnés qu’il ne reste que deux jours sur Lyon.

« Au pire, tu nous rappelles, on a une chambre d’amis ?

– Promis, promis ! Et promis aussi, j’en parle à Indira et on passe vous voir au retour si on peut ! »

Il fila et les deux époux le regardèrent partir et lui firent un signe, souriant, lorsqu’il leur fit de même depuis sa voiture.

« Une soirée avec des anciens potes de fac de médecine, hein…

– Ouais, j’espère qu’il sera en état de trouver son avion demain !

– Clair, il prend un sacré risque. »

Chapitre 39 :

Après le déjeuner et alors qu’Adel avait été s’allonger un peu, Nathanael se remit sagement à ses plantations.

Tigrou vint rapidement lui tenir compagnie, ou plutôt jouer, ce qui n’aida pas beaucoup l’illustrateur à être très productif.

Il surveillait du coin de l’œil le grand chaton embusqué derrière un plan de tomates encore un peu petit pour le cacher lorsqu’il entendit un bruit de camion. Il n’y fit pas attention, amusé par le petit fauve, mais attentif à ce que ce dernier n’abîme rien, jusqu’à ce qu’il n’entende le véhicule s’arrêter, puis des voix.

Intrigué, il leva le nez pour regarder de loin, par-dessus la haie.

Ah, tiens, enfin de nouveau voisins ?

Maintenant qu’il y pensait, ça faisait effectivement un petit moment que la pancarte « à vendre » avait disparu des fenêtres de la maison de la vieille peau. Il n’avait pas spécialement remarqué d’allers et venues, cela dit, il avait eu un peu d’autres choses à gérer ces derniers temps.

Ça se mit effectivement à s’agiter de l’autre côté de la haie, mais il ne pouvait pas vraiment laisser son bazar en vrac comme ça, il se remit donc à l’ouvrage.

Il y avait un peu de monde à l’oreille, a priori des déménageurs, et il regardait ses plates-bandes fleuries, satisfait, lorsqu’il entendit des voitures arriver, se garer, une dans le jardin et au moins deux autres dehors, et des voix plus diverses, dont des voix féminines et quelques voix d’enfants.

Il se leva, s’épousseta, s’étira un bon coup et regarda, curieux.

Pas moins d’une dizaine de personnes vidaient le grand camion, alors que 5 enfants, entre 2/3 et 7/8 ans, estima-t-il, jouaient dans le jardin en friche, avec deux chiens, un Jack Russel et un plus grand, sombre, qu’il n’identifia pas, sans doute un bâtard.

Ce qui l’intrigua autant que ça le fit sourire fut la diversité ethnique de la petite bande : une petite blonde, un petit asiatique, un petit noir, une toute petite eurasienne et une petite indienne, pensa-t-il.

Ils ne faisaient pas attention à lui et il ramassa tranquillement son matériel pour aller le ranger au garage. Il se changea rapidement, remettant un jean et un t-shirt plus propres, et, comme Adel dormait encore, il se fit un thé et se dit qu’il allait se poser au jardin pour bosser son prochain storyboard, parce qu’après tout pourquoi pas, autant profiter du beau temps.

Il n’eut cependant que le temps d’aller poser sa tasse sur la table, dehors, car avant qu’il ne retourne chercher son matériel, un miaulement furieux le fit sursauter, suivi de plusieurs aboiements. Il vit Carotte, toute hérissée, sauter par-dessus la haie pour courir à toute allure vers lui.

Tigrou, qui dormait à l’ombre sous la table, avec leur mère, se dressa brusquement alors que Squatt, elle, levait juste la tête. Nathanael sourit, alors qu’il voyait une jeune fille courir en criant :

« BOUBA ! VIDOCQ ! Couchés ! C’est quoi ça ! »

Amusé et désireux de désamorcer immédiatement un éventuel malentendu, Nathanael s’approcha.

La demoiselle était adolescente, il pensa 16 ou 17 ans. Elle était, comme une des fillettes, indienne, enfin, c’est ce qu’il pensa. Elle était très belle, même vêtue d’un jean élimé et un t-shirt trop large. Elle tenait le grand chien par son collier et sourit avec gêne à Nathanael :

« Désolée ! Bouba adore les chats, mais quand il est avec Vidocq, ils sont intenables…

– Y a pas de mal, Carotte a juste eu peur. Ça fait des mois que mes chats font leur vie comme ils veulent dans les deux jardins, il va falloir qu’ils comprennent qu’il y a de nouveaux occupants. Bienvenue.

– Merci !… »

Le groupe d’enfants, intimidé comme on l’est à cet âge, s’était agglutiné autour d’elle et regardaient Nathanael avec autant de curiosité que d’appréhension. Curiosité qui monta d’un cran lorsqu’Adel, encore un peu ensuqué et sur ses béquilles, sortit pour rejoindre son mari.

Ce dernier jeta un œil par-dessus son épaule en entendant le bruit des béquilles sur la terrasse avant de se tourner à nouveau vers la demoiselle :

« Je m’appelle Nathanael. Enchanté. »

Elle lui sourit :

« Anissa ! »

Arrivé près de Nathanael, Adel bâilla, amusé :

« C’est quoi ce boxon ? Je pars faire la sieste et genre on a des voisins quand je me réveille ?

– Un certain nombre d’indices le laisse à penser, lui répondit avec tendresse Nathanael, les faisant rire, ainsi qu’Anissa et ceux des enfants qui étaient assez vieux pour comprendre la blague. Je vous présente mon mari, Adel. » ajouta-t-il pour la petite bande, toujours souriant, mais très vigilant sur leur réaction.

A son grand soulagement, Anissa, qui regardait Adel avec une certaine gêne, répondit pourtant avec le même grand sourire :

« Enchantée !… On vous a pas réveillé, au moins ?

– Non, non, ça va… »

Anissa leur présenta les autres enfants, des cousins et cousine et sa petite sœur, Kim. Autant la petite bande avait été intriguée par Nathanael, autant ils semblaient bien plus impressionnés par Adel.

Une petite asiatique arriva alors en courant à moitié. C’était une toute petite femme à laquelle Adel et Nathanael n’auraient pas su trop donner d’âge, en bons occidentaux. Surtout que Nathanael n’était pas très physionomiste. Elle semblait un peu affolée :

« Il y a un souci ? Bouba fait des problèmes ? » demanda-t-elle immédiatement avec un accent assez prononcé.

Kim la rejoignit en lui tendant les bras et Anissa, qui la dépassait pratiquement d’une tête, lui sourit :

« Non, non, ne t’en fais pas, Maman. Je te présente nos voisins. »

La petite femme s’inclina immédiatement :

« Je suis très honorée de faire votre connaissance. Je suis Mai Lan.

– De même… répondit Adel qui avait froncé un sourcil intrigué. Je m’appelle Adel et le petit binoclard, là, c’est mon mari, Nathanael.

– Nous pouvez m’appeler Nathy, ajouta ce dernier, pas moins intrigué, mais craignant que son prénom soit un peu compliqué à dire pour cette femme. Et ne vous en faites pas, votre chien a juste fait peur à un de nos chats, il n’y a pas de problème. »

La petite femme prit la fillette dans ses bras et sourit aux deux hommes :

« Merci de votre accueil.

– On vous en prie… » sourit Adel.

Un immense noir arriva à son tour :

« Ben alors, qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-il, un peu énervé. Les déménageurs doivent repartir dans 20 minutes, là, ‘faut qu’on s’active !… »

Mai Lan lui sourit avec douceur :

« Pardon, em yêu [mon chéri], on revient tout de suite !

– Oui, Papa, pardon, on se présentait juste à nos voisins ! s’empressa Anissa, souriante aussi. Je te présente Adel et Nathanael. Je vous présente notre papa, Pierre ! » continua-t-elle alors que la lumière se faisait dans l’esprit des deux hommes.

Pas indiens, donc, métis afro-asiatiques.

Le susnommé Pierre regarda les deux hommes, réalisant leur présence, et s’approcha pour leur tendre la main. Nathanael la serra poliment, mais le frémissement d’Adel lorsqu’il lâcha maladroitement une de ses béquilles pour le faire ne lui échappa pas.

« Ah enchanté ! Désolé, pardon, on est un peu dans le rush, là !

– Vous avez besoin d’aide ? demanda Nathanael.

– Ben j’avoue, je dirais pas non, mais euh … ?

– Je parlais de moi, pas d’Adel…

– Ah, oui moi je peux pas trop porter de carton, admit ce dernier avec une grimace.

– On veut pas vous déranger ? demanda Mai Lan.

– Oh, pas comme si j’avais rien d’urgent à faire…

– Par contre, peut-être qu’avec le fauteuil, je pourrais aider un peu en prenant des trucs sur mes genoux ? demanda Adel en regardant Nathanael.

– Ah ça, ça pourrait se tenter… » admit ce dernier.

Mai Lan reposa Kim et sourit à nouveau à son mari :

« Ça serait aimable et ça aiderait.

– Si ça vous gêne vraiment pas, oui, ça nous aiderait. » reconnut Pierre, un peu gêné malgré tout.

Adel et Nathanael se regardèrent :

« Bon, on va chercher le fauteuil ?

– Ben ouais. »

Ils se tournèrent ensuite vers les nouveaux venus :

« Bon ben on arrive ! 

– Merci, on vous attend ! »

Les deux hommes repartirent vers leur maison. Nathanael prit sa tasse de thé en passant et la vida d’un trait pendant qu’Adel allait s’asseoir pour enfiler une chaussure plus adaptée.

« Dis-moi, Adel, j’ai vu que tu avais tremblé quand tu as serré la main de Pierre ? Ça ira ? »

Adel soupira et grimaça :

« C’est rien, il euh… Il m’a juste fait penser à l’un d’eux, sur le coup…

– Ah, c’est bien ce que je craignais… »

Nathanael s’accroupit et lui sourit avec douceur :

« Tu n’es pas obligé de venir, tu sais ?

– Si si, il faut… C’est pas lui… C’est notre nouveau voisin. J’ai pas envie qu’il pense que je l’aime pas, que je suis un sale raciste ou je sais pas quoi… T’inquiète, je vais gérer…

– Est-ce que tu veux que je leur explique ?… »

Adel soupira à nouveau, sombre, en s’accoudant à ses genoux.

« … Tu crois ? »

Nathanael posa sa main sur les siennes :

« On sait que tu peux avoir des réactions incontrôlées et tu as raison de craindre que ça soit mal interprété. Je ne suis pas obligé d’entrer dans les détails, mais si tu es d’accord, je peux juste leur dire que tu as eu un souci. »

Adel fit la moue et haussa les épaules en admettant :

« Ouais, d’accord, je te laisse la main là-dessus… »

Nathanael lui fit un petit bisou avant de se relever.

Puis le dessinateur alla sortir le fauteuil et ils partirent vers la maison d’à côté.

Nathanael ne s’en faisait pas outre mesure. Certes, Adel était un combattant potentiellement dangereux, mais en fauteuil, il y avait vraiment peu de risque qu’il blesse quelqu’un.

Mai Lan les attendait et s’inclina encore, les remerciant très poliment de leur aide. Ils lui répondirent que c’était normal et se mirent à l’œuvre. Si Nathanael se retrouva à aider à décharger le camion, Adel fut plus prosaïquement envoyé à la cuisine pour aider Mai Lan et une grande blonde très énergique à déballer la vaisselle et les ustensiles. Adel s’était mis de façon à être face à la porte, afin d’être sûr de ne pas être surpris par quelqu’un dans son dos.

Les deux femmes se connaissaient bien, visiblement, mais l’énergie de la blonde était très amusante à voir, comparée au calme de la petite asiatique.

Adel prenait les cartons un par un sur ses genoux pour en sortir les choses que les deux femmes rangeaient ensuite dans les divers placards.

« … Ah, mais ça fait plaisir que vous ayez trouvé cette maison, elle est grande et le quartier est calme, vous allez être bien !

– Oui oui, répondit Mai Lan, on a eu beaucoup de chance…

– Ça fait longtemps que vous vivez ici ? demanda-t-elle à Adel qui sortait des verres avec soin.

– Moi, quelques années, mais mon mari est là depuis une quinzaine d’années… »

Anissa arriva alors avec un garçon un peu plus jeune qu’elle et tout aussi clairement métissé.

« Maman, Maman, on retrouve pas l’étagère de la chambre de Dao ? » demanda-t-elle, toute joyeuse.

Mai Lan les regarda et réfléchit un instant :

« Je crois qu’elle est au salon, c’est là que Pierre a dit de mettre les meubles en attendant de voir…

– D’accord, on y va, merci ! »

Les deux jeunes filèrent et Adel sourit. Cette demoiselle était un sacré petit rayon de soleil.

Le camion fut vidé dans les temps et les déménageurs repartirent.

Ceci fait, tout le monde fit une pause dans le jardin, sur des chaises et des bancs improvisés, tant pour le goûter des enfants que pour celui des adultes, car la plupart était à l’œuvre depuis tôt le matin, voire la veille ou bien avant pour les plus impliqués.

Alors qu’ils mangeaient des espèces de biscuits salés aussi bons qu’inédits pour eux, en buvant un thé épicé très bon également, un des petits garçons, l’asiatique, qui les regardait depuis un moment, assis non loin d’eux, leur demanda :

« C’est pour de vrai que vous êtes mariés ? »

Ils le regardèrent avec le même sourire et ce fut Nathanael qui répondit gentiment :

« Tout à fait pour de vrai.

– Waaaaah… »

L’enfant semblait tout excité.

« C’est la première fois que j’en vois en vrai ! » dit-il à son père, qui se trouvait être, de ce qu’ils avaient compris, le frère aîné de Mai Lan.

Ce dernier sourit, amusé de la candeur de son fils, alors que la petite fille blonde disait :

« Moi aussi, j’avais vu qu’à la télé ! »

Anissa se posa près d’eux :

« Merci du coup de main, c’est super sympa ! »

Adel répondit, car Nathanael avait la bouche pleine :

« De rien, vraiment. On avait rien à faire et puis, ça fait plaisir d’avoir des nouveaux voisins… Surtout des gens que notre couple n’a pas l’air de trop déranger… »

Pierre rigola :

« Alors vu ce qu’on se prend comme couple mixte, on serait pas très bien placé pour vous regarder de travers. Y avait des soucis avec les anciens occupants ?

– L’ancienne occupante, corrigea Nathanael. On va dire pour rester poli qu’elle nous aimait pas des masses.

– Doux euphémisme, gloussa Adel.

– Les gendarmes l’avaient calmée. À la fin, elle ne faisait que nous insulter.

– Vous aviez dû appeler les gendarmes ? sursauta Anissa, estomaquée.

– Elle prenait mon jardin pour sa déchetterie, lui expliqua Nathanael.

– Ah ouais, quand même… »

Ils reprirent peu après et lorsque le plus gros fut fait, l’heure du dîner approchait. Adel et Nathanael se virent invités à manger. Ils n’osèrent pas refuser, un peu gênés, mais bien conscients que leurs hôtes voulaient sincèrement les remercier. Ils se retrouvèrent donc avec la petite famille, composée donc de Pierre, Mai Lan, Anissa, Dao et la petite Kim, ainsi que l’énergique blonde et sa fille et ce fut tout, car tous les autres avaient dû partir.  

La soirée fut sympathique, entre personnes de bonne compagnie.

Ce n’est qu’au bout d’un moment qu’Adel s’exclama en regardant Pierre :

« Ah ça y est, je le tiens !

– Quoi ? demanda l’interpelé.

– Ton accent. »

Pierre fronça les sourcils, suspicieux :

« Quoi, mon accent ?

– Ben t’es des Ardennes, je me trompe ? »

Un ange passa.

« Ah euh, oui… Oui oui, reconnut Pierre, visiblement surpris.

– Excuse-le, gloussa Anissa pour Adel, d’habitude quand on lui dit ça, c’est pour lui sortir un truc débile sur le fait qu’il parle très bien français !

– On parle plutôt pas mal français dans les Ardennes, sourit Adel. Sinon, mais ça doit remonter à, je parie, deux générations au moins, et Burkina Faso ? »

Pierre le regarda avec stupéfaction :

« T’es devin ?

– Non, 16 ans d’armée de terre et pas mal de séjours en Afrique. Assez pour distinguer quelques ethnies… Et tu peux pas vraiment renier la tienne.

– Et pour les grands-parents ?

– Simplement ta façon de parler et le fait que tu aies un accent ardennais. Preuve que tu es né et a grandi en France élevé par des gens qui y ont eux-mêmes grandi. J’en ai eu assez dans mes troupes pour le cerner sans trop de mal.

– Et ben bravo.

– Par contre, il est assez nul niveau Asie ? intervint Nathanael.

– Je viens du Vietnam, répondit Mai Lan, souriante. Et nous nous sommes connus à Toulouse.

– Sérieux ?

– Oui, mon frère et moi sommes venus en France pour nos études et comme vous l’avez vu, on est restés tous les deux.

– Et vous faites quoi, dans la vie, du coup ?

– Moi, je suis prof de Capoeira et Pierre est éducateur petite-enfance. Et vous ?

– Moi, je dessine.

– Et toi, Adel, j’imagine que tu n’es plus militaire ? osa Mai Lan.

– Tu imagines bien… Là, je suis encore en convalescence, après, je vais essayer de me mettre au dessin aussi…

– Tu vas pas te contenter d’essayer, tu vas devenir auteur-illustrateur. » le rabroua gentiment Nathanael.

Adel lui sourit, goguenard :

« Comme ça, on sera deux dessineux officiels et à défaut de bébé, on aura plein de petites BD ?

– Exactement. »

 

Chapitre 40 :

Nathanael préparait la machine à café pour n’avoir qu’à la lancer lorsque la psychiatre arriverait. Il y avait encore du temps, vu qu’ils venaient à peine de finir le déjeuner, mais ça serait fait.

Adel avait été s’allonger un peu, comme à son habitude, et son mari, une fois la cuisine rangée, se dit qu’il allait passer voir les nouveaux voisins. Ceux-ci l’avaient averti qu’ils en avaient fini avec sa perceuse. Il allait en profiter pour dissiper un petit malentendu avant qu’il ne prenne davantage d’ampleur.

Il sortit donc pour aller diplomatiquement sonner au portail d’à côté. Bouba ne le connaissait pas encore assez pour qu’il se permette d’entrer pour aller directement frapper à la porte.

Le grand chien sombre, de race toujours aussi indéfinie, vint d’ailleurs le voir, pas agressif, mais clairement vigilant.

Ce fut Pierre qui ouvrit la porte de la maison et lui sourit en lui faisant un signe de la main.

« Salut, Nathy ! Entre ! Tu viens pour la perceuse ?

– Oui oui, si c’est toujours OK pour vous ?

– Ouais c’est bon ! Encore merci ! Viens, je vais te la chercher. »

Nathanael passa donc le portail pour rejoindre la maison, suivi par Bouba qui remuait la queue, paisible.

Mai Lan, qui n’était pas loin, le vit et l’interpela de l’intérieur :

« Oh, Nathy, bonjour ! Tu vas bien ?

– Tranquille, et vous ?

– Très bien, on commence à y voir plus clair. Pierre attaque lundi à la crèche et j’ai deux entretiens de mon côté pour donner des cours. Entre un peu, tu veux boire quelque chose ? »

Nathanael ne se fit pas prier.

« Je veux pas t’embêter ? dit-il cependant.

– Oh, je viens de faire une grande théière de thé, il y en a assez pour tout le monde, ne t’en fais pas ! »

Il sourit :

« Bon, c’est bien pour te faire plaisir. Et les petits, ça en est où ?

– Ils devraient commencer lundi aussi. On a visité la maternelle, Kim a bien accroché avec sa future maitresse, elle est toute excitée. Dao est moins chaud pour le collège, mais comme Anissa sera avec lui pour finir l’année, ça devrait aller. »

Il l’avait suivie à la cuisine. Ils s’installèrent à la haute table en bois et elle le servit avant de servir deux autres tasses et de s’asseoir face à lui :

« Moi, j’ai trouvé la personne qui nous a reçues au collège très correcte.

– Tant mieux. Mais elle est encore au collège, Anissa ?

– Oui, pourquoi ?

– Euh, c’est juste que euh… ? Elle a quel âge ?

– Elle aura 15 ans cet été !

– Ah, d’accord… Pardon, je pensais qu’elle était plus âgée.

– Oui, on nous le dit souvent. »

Pierre les rejoignit avec la mallette de l’outil dans la main. Il la posa au sol avant de s’asseoir près de sa femme et de lui faire un petit bisou sur la joue :

« Merci pour le thé, ma chérie. De quoi vous parliez ?

– Nathy demandait des nouvelles des enfants.

– Ils sont partis explorer le quartier à vélo. Ils profitent avant de reprendre !

– Mai Lan m’a dit, oui. Bah, il reste quelques semaines, ça devrait le faire… Jamais entendu personne se plaindre des écoles du coin, enfin à part les gens qui se plaignent de tout, donc rien d’inquiétant. »

Il y eut un silence avant que Nathanael ne reprenne un peu plus sérieusement :

« Bon, euh, ça tombe bien qu’on soit entre nous, je voulais vous parler d’un truc…

– Ça a un rapport avec ton homme ? » demanda Pierre en fronçant avec un sourcil.

Nathanael eut un sourire rapide et hocha la tête :

« Et avec le bond qu’il a fait quand tu lui as tapoté l’épaule, tu as tout compris. »

Pierre fit la moue alors que Nathanael levait une main apaisante :

« Il s’excuse, il a agi par réflexe…

– Il avait aussi pas l’air super à l’aise la première fois qu’il m’a serré la main. 

– En fait… »

Le dessinateur chercha ses mots un instant, ses mains l’une contre l’autre devant sa bouche. Puis, il regarda encore ses deux vis-à-vis et reprit :

« Adel n’est pas raciste… Il ne faut vraiment pas que vous ayez de doute là-dessus. Le souci ne vient pas de ça. En fait, il a eu de gros souci lors d’une mission en Afrique l’automne dernier, qui devait être sa dernière avant qu’il raccroche… Il a été capturé et séquestré pendant plus d’un mois par un groupe rebelle. »

Pierre et Mai Lan le regardaient désormais, lui avec stupeur et elle plus peinée, alors qu’il continuait :

« Je vais pas entrer dans le détail de ce qu’il y a subi, mais pour vous donner une idée, quand il est parti, il avait encore ses deux yeux et ses deux jambes. »

Mai Lan poussa un petit cri en plaquant ses mains contre sa bouche et Pierre passa aussitôt son bras autour d’elle pour la serrer contre lui.

« Alors, il a rien contre toi, Pierre. Pour de vrai. Mais tu lui rappelles des mauvais souvenirs et il faut juste qu’il s’y fasse, qu’il arrive à intégrer que tu n’es pas l’un d’eux. Il le sait, hein, consciemment, il le sait très bien, mais c’est un traumatisme qui n’est pas conscient, justement, et sur lequel il n’a pas prise, pas encore en tout cas, on y travaille. »

Il y eut un silence avant que le grand noir n’hoche lentement la tête :

« Je comprends mieux… Désolé, du coup. J’ai dû lui faire sacrément peur en lui tapotant l’épaule sans qu’il me voie venir…

– Y a pas de souci, tu pouvais pas savoir. Il t’en veut pas et moi non plus. Et t’as eu du bol, c’est une brute de combat, mais dans son fauteuil, il peut pas faire grand-chose. Ça aussi, c’est quelque chose qu’il faut que vous sachiez. Bon, il en a pour un moment à être autonome avec sa prothèse, hein, vu les mois de rééduc qui l’attendent quand il l’aura, mais quand ce sera le cas, il ne faudra surtout pas que vous le preniez par surprise. Il a de vrais réflexes de combat et de défense. Il pourrait vraiment vous blesser. Dites-le à vos enfants aussi. Même pour la blague, il ne faut vraiment pas qu’ils le fassent. »

Pierre hocha la tête alors que Mai Lan se redressait et reprenait sa tasse, triste.

« Le pauvre… N’hésitez pas si vous avez besoin de quoi que ce soit, surtout… dit-elle, sincèrement compatissante, et Pierre opina.

– Merci, mais ça devrait aller. Il va être opéré d’ici dix jours pour la pose de la prothèse, après ça va être surtout des mois d’hospit’ pour apprendre à s’en servir… Les médecins estiment qu’on en a pour un an et demi ou deux avant qu’il soit capable de reprendre une vie normale, enfin aussi normale que possible.

– Et ben écoute, on croise les doigts pour vous… lui répondit Pierre. Merci beaucoup de nous faire confiance et de nous avoir raconté ça. C’est vrai que je me posais des questions…

– On s’en doutait, c’est pour ça qu’on a décidé de vous expliquer.

– Mais vraiment, tu n’hésites pas s’il y a quoi que ce soit ! » insista Mai Lan.

Nathanael ne tarda pas beaucoup plus, l’heure du rendez-vous avec la psychiatre approchant.

Il rentra, rangea la mallette et se dit qu’il avait le temps de faire des cookies avant qu’elle arrive. Adel le rejoignit dans la cuisine alors qu’il enfournait et s’assit en bâillant à la table.

« Houlà, sourit Nathanael, pas assez dormi ?

– Si, trop, en fait… Je me suis réveillé à un moment, mais je me suis rendormi, et là du coup, un peu la tête dans le cul…

– Je peux lancer le café, si tu veux ?

– Elle arrive quand ?

– Incessamment sous peu… Ça ira ?

– Ben on va voir… Ça a été avec les voisins ? »

– Oui, oui, très bien. Pierre était tout désolé et Mai Lan toute triste. On peut vraiment compter sur eux, je pense.

– C’est cool… J’étais un peu inquiet de te laisser tout seul, ça sera bien qu’ils soient là. »

Nathanael sourit :

« J’aurais survécu, mais ouais, ça sera cool. »

La doctoresse était ponctuelle et ils s’installèrent au salon. Nathanael servit café et cookies et se retira pour les laisser tranquilles, indiquant qu’il serait dans son bureau et qu’ils n’hésitent pas à l’appeler si besoin.

Diane Scott était calme et aimable, avec un petit bloc-notes de format A5 et un stylo-bille basique, Adel plus nerveux et clairement sur la défensive. Il la toisait avec suspicion, ses mains se tordant l’une dans l’autre, et ce fut elle qui entama la conversation :

« Je suis heureuse de vous revoir en meilleure forme. »

Il la regarda un moment avant de répondre :

« Nath m’avait dit que vous étiez déjà passée avec mon colonel, oui…

– Oui. Nous nous étions vus rapidement. C’est normal que vous ne vous en souveniez pas. Vous n’étiez pas encore ‘’réveillé’’.

– Hm.

– Comment vous sentez-vous ?

– Bof, pas si mal… Après, enfin excusez-moi d’être si cash, mais euh… Je comprends pas trop l’intérêt de ces protocoles de suivi psy… »

Elle sourit et hocha la tête :

« Il s’agit simplement de faire un point sur votre état psychologique. Vous avez été victime de violents traumatismes et il est normal que nous vérifiions que vous arriviez a minima à les gérer avant qu’on vous lâche dans le civil… »

Adel grimaça et croisa les bras en s’enfonçant dans le canapé.

« Mouais…

– Je suis là pour vous aider et rien d’autre. Considérez ça comme une partie normale de vos soins, il n’y a pas plus de raison de se prendre la tête. D’ailleurs, si vous ne vous sentez pas à l’aise avec moi, d’autres thérapeutes peuvent prendre le relais, n’hésitez pas à m’en faire part.

– Ah euh… OK. »

Elle lui sourit encore.

« Lieutenant, il faut bien que vous ayez conscience que vous en remettre à moi pour vous aider à surmonter ce que vous avez vécu n’est pas de la faiblesse.

– …

– Les troubles psychologiques sont des maladies et comme n’importe quelle maladie, ils nécessitent des soins. Ce n’est pas plus compliqué que ça. De la même façon que vous avez besoin d’aide pour remarcher, vous avez besoin d’aide pour vous remettre de ce que vous avez subi. C’est normal, vraiment. »

Adel faisait la moue et finit par lâcher un « Mouais. » peu convaincu. Ça ne découragea pas la psychiatre qui nota quelque chose avant de reprendre :

« Si nous commencions par les bases ?

– Bon plan pour débuter, admit Adel avec un soupir, mais un peu moins tendu.

– J’ai votre nom et vos coordonnées… Pouvez-vous me donner votre âge ?

– 33 ans.

– Il y a longtemps que vous êtes marié à Nathanael Anthème ?

– Trois ans le 20 mai.

– Et sinon, vous êtes divorcé, je crois ?

– Oui. Et père de deux enfants.

– Quelles sont vos relations avec eux ?

– Inexistantes depuis mon divorce. J’ai… »

Adel grimaça et détourna les yeux avant de répondre avec peine :

« J’ai accepté de ne plus les voir contre mon engagement à ne pas poursuivre mon ex-femme pour dénonciation calomnieuse et surtout le fait de garder mes droits parentaux.

– Dénonciation calomnieuse ?

– Elle a essayé de me faire accuser d’inceste. »

La psychiatre la regarda, choquée :

« Sérieusement ?

– Oui. Ils s’imaginaient pouvoir me faire rentrer dans le rang avec ça… Elle a voulu forcer mes enfants à témoigner contre moi… Dieu merci, Sabine a craqué et dit tout de suite aux policiers que ce n’était pas vrai et Bruno était trop petit pour pouvoir mentir de façon crédible… Ça plus le fait qu’elle voulait retirer ces accusations si je revenais à la maison, ça a suffi aux policiers. Qu’une mère veuille le retour au foyer d’un père incestueux n’avait aucun sens… Mais bon, la logique, ça n’a jamais été leur point fort, chez moi. »

Diane Scott le regardait cette fois avec une sincère compassion :

« Du coup, ça fait combien de temps que vous ne les avez pas vus ? »

Adel soupira à nouveau :

« Cinq ans. »

Il déplia les bras et prit sa tasse et un cookie :

« Vous devriez boire pendant que c’est chaud.

– Oh oui, merci ! »

Elle prit sa tasse aussi et but avant de reprendre, en attrapant un cookie :

« Quels âges ils ont ?

– Sabine a 15 ans et Bruno 12. »

Elle nota.

« Et il n’y a personne dans votre famille qui soit resté en contact avec vous ?

– Mon frère Stéphane, mais pas très régulièrement, il était en Inde, il a suivi ça de loin. Il me donnait un peu de leurs nouvelles quand il en avait, mais si lui aussi avait foutu le camp, ce n’était pas pour rien, donc il en avait très peu… »

Elle hocha la tête :

« Vous avez beaucoup de frères et sœurs ?

– On est cinq. Il y a mon frère aîné, Florent, qui bossait avec moi à la caserne, moi, notre seule sœur, Lucie, une caricature de bonne petite catho soumise, Stéphane, donc, qui est médecin militaire et qui a épousé une Indienne en douce, et Arnaud, le petit dernier chouchou de notre mère qui lui a toujours tout passé, ce qui fait de lui un sale petit con et le seul de nous quatre à s’être fait jarter de l’armée à coups de pied au cul, la plus grande honte pour notre famille.

– Tous militaires ?

– Pas eu le choix. Chez moi, on est militaire ou religieux.

– Vous auriez voulu faire autre chose ?

– Ce que je vais essayer de faire avec Nath maintenant. Dessiner. »

Elle hocha la tête en mangeant son cookie et finit sa tasse.

« Hmmm, délicieux… Il faudra que vous me donniez la recette !

– Vous verrez ça avec Nath… »

Adel eut un sourire.

« Les cookies, c’est son rayon. »

Ce jour-là, la psychiatre resta sur des généralités. Elle savait que le chemin serait long. Adel avait subi des traumatismes très violents, mais surtout, qu’il avait bien d’autres choses à régler.

Lorsqu’elle le laissa, après lui avoir donnés quelques autres rendez-vous, en jonglant avec le planning de son opération et de son hospitalisation en centre de rééducation, Adel resta pensif sur le canapé et Nathanael, qui l’avait raccompagnée à la porte, le rejoignit.

« Alors, ça a été ?

– Mouais… Elle est sympa… Je sais pas trop ce que ça va donner, mais bon…

– Ça peut pas nuire. »

Nathanael s’assit à côté de lui et prit sa main.

« Moi, je pense que ça peut t’aider.

– Elle a dit que j’étais malade et qu’elle allait me soigner…

– Ben, y a de ça.

– C’est bizarre…

– Non. Les blessures psychiques, c’est réel, tu sais. On les voit pas, mais elles sont bien là. Et elles peuvent être bien plus ravageuses que les blessures physiques. Alors il faut les soigner comme il faut. Les troubles du comportement, les dépressions, tout ça, ça peut se soigner. »

Nathanael lui sourit avec tendresse :

« Et c’est pas de la faiblesse. Au contraire, il faut être fort pour admettre qu’on a besoin d’aide. Je sais que c’est un truc avec lequel tu as du mal, mais c’est une réalité. Admettre ses faiblesses, travailler à en venir à bout, c’est être bien plus fort que les nier. »

Adel le regarda un instant avant d’avoir un sourire en coin rapide :

« Ouais. L’important, c’est d’avancer…

– Et elle est là pour ça. Pour t’aider à progresser sur certains chemins. »

Adel hocha la tête.

« OK. On va essayer. »

 

Chapitre 41 :

Nathanael et Adel profitaient de leurs derniers jours ensemble avant l’opération et les longs mois de rééducation qui s’annonçaient en hospitalisation complète pour le convalescent. Même si le centre n’était pas si loin, relativement accessible en transport en commun pour Nathanael et que les visites étaient autorisées, même si Adel pourrait rentrer le WE, passer entre six mois et un an ainsi serait une épreuve de plus pour eux.

C’était donc un après-midi pluvieux, à quelques jours de l’opération, qu’alors que les deux époux regardaient sagement un film, blottis l’un contre l’autre en mode câlin sur leur canapé, qu’ils sursautèrent de concert lorsque le téléphone fixe sonna.

Quelque peu dubitatifs, ils se regardèrent et Nathanael se leva pour aller décrocher après avoir mis « pause ».

« Oui, allô ?

– Ah, monsieur Anthème ? dit une voix qu’il reconnut sans du tout l’identifier.

– Oui ?

– Emmanuel Masayot ! L’official de l’archevêché. Vous vous souvenez de moi ? »

Nathanael mit quelques secondes à reconnecter ses neurones, puis la lumière se fit dans son esprit :

« Ah oui, bonjour !

– Je ne vous dérange pas ? Je m’excuse, je viens de retomber sur le dossier de votre mari en faisant du rangement et je me demandais s’il allait mieux ?

– Alors oui, il va mieux et merci de rappeler, je vous avais un peu oublié… Ça a été compliqué, mais bon, je ne vais pas vous ennuyer avec des détails médicaux, je vais plutôt vous passer Adel, si vous voulez ?

– Ah, bien volontiers, merci beaucoup ! »

Nathanael revint vers le canapé où Adel était toujours, le regardant d’un air profondément dubitatif.

Nathanael posa sa main sur le micro un instant :

« Alors c’est un monsieur de l’évêché pour ta demande d’annulation de mariage… »

Adel sursauta, surpris :

« Sérieux ? »

Nathanael hocha la tête :

« Oui, si tu veux lui parler, du coup ?

– Euh, ben oui, bien sûr… »

Nathanael lui donna le combiné et Adel salua donc poliment son interlocuteur :

« Oui, bonjour ?

– Monsieur Adel de Larose-Croix ?

– Lui-même ?

– Enchanté, je me présente : Emmanuel Masayot, je suis l’official de l’archevêché. La personne chargée de gérer votre demande d’annulation de mariage.

– Enchanté… »

Adel était toujours quelque peu sceptique, mais c’était désormais plus que le ton jovial de son interlocuteur le surprenait.

« Votre époux m’avait dit que vous aviez été gravement blessé, je suis heureux d’entendre que vous allez mieux.

– Euh, oui, ça va mieux, merci… »

L’ancien soldat suivit des yeux son mari qui partit dans la cuisine.

« Je ne vais pas vous ennuyer longtemps, continua l’official, toujours aussi aimable. J’aurais voulu faire un point avec vous. Déjà, souhaitez-vous toujours faire annuler votre mariage ?

– Oui, bien sûr. »

Adel fit la moue alors que son interlocuteur reprenait, apaisant :

« Ne vous en faites pas, c’était juste pour que les choses soient claires entre nous. Je ne vais pas vous mentir, telle qu’elle, votre demande est peu recevable. Votre dossier est très incomplet…

– Ben, l’avocat ecclésiastique que j’avais rencontré ne m’avait pas beaucoup aidé… »

Emmanuel Masayot soupira.

« Bien. Puis-je être honnête avec vous, monsieur de Larose-Croix ?

– Je vous le demande.

– Votre histoire n’est pas du tout passée inaperçue ici du temps de nos prédécesseurs et le réseau de votre famille n’y est pas pour rien. Il n’est donc pas du tout étonnant que l’avocat auquel vous avez eu affaire n’ait pas mis beaucoup de bonne volonté à vous aider. En théorie, il aurait dû voir sérieusement avec vous le pourquoi de votre démarche, vous aider à monter un dossier valide, solide, avec la requête officielle, les faits, la liste des témoins et tout ça… Et vu que votre dossier se résume à votre témoignage, très succinct d’ailleurs, et la requête, je pense qu’il n’a pas tout à fait été au fond des choses. Et ce dans le but probable que votre demande soit refusée sans plus de débat.

– …

– J’imagine qu’il ne vous avait pas expliqué tout ça.

– Pas vraiment, non, je n’y connais rien et il m’avait dit de faire un courrier expliquant mon cas rapidement et qu’il poserait la requête… »

Masayot soupira.

« Bon. Je vous propose de tout reprendre à zéro avec un autre avocat ecclésiastique.

– C’est possible ?

– Oui, répondit l’official, avant de continuer avec une ironie très audible : c’est dommage, mais votre dossier s’est perdu, il faut que vous le recommenciez, et l’avocat avec lequel vous l’aviez monté, enfin si on peut appeler ça monter, a bien assez de dossiers à sa charge, je vais donc devoir vous en recommander un autre. »

Lisant entre les lignes, Adel gloussa :

« Comme c’est aimable de votre part. »

Nathanael revint avec deux mugs de thé fumants et le regarda interrogativement.

« Je vous en prie.

– J’ai juste un souci technique… reprit Adel.

– Dites-moi ?

– Je dois être opéré mardi prochain pour la pose de ma prothèse et rentrer en centre de rééducation dans la foulée, et j’en ai pour des mois…

– Hmmm, je vois. Effectivement, ça ne va pas nous aider… »

Il y eut un silence. Nathanael s’assit et posa les grandes tasses sur la table basse. Adel le remercia d’un sourire et l’official reprit enfin :

« Vous pourrez recevoir des visites à votre centre de rééducation ?

– Oui, mais je ne sais pas encore trop comment s’organisent les journées…

– Il sera temps de voir. Je vais vous laisser les coordonnées de l’avocat dont je vous ai parlé. Appelez-le bien de ma part, c’est une personne qui n’a aucun lien avec les réseaux auxquels est rattachée votre famille et qui est, disons, familière des cas similaires au vôtre. Il verra avec vous comment vous pouvez vous organiser. Il y a un certain nombre de choses que vous pouvez faire par téléphone ou correspondance, je pense.

– Probablement, oui…  

– Parfait. Vous avez de quoi noter ?

– Euh, non, un instant… Nathy, tu peux m’apporter de quoi écrire, s’il te plaît ? »

Nathanael hocha la tête et se releva pour aller vite lui chercher ce qu’il fallait. Adel nota avec soin, remercia l’official qui lui dit que c’était normal, lui exprima tout son soutien pour les soins qui l’attendaient, et ils raccrochèrent en se souhaitant une bonne fin de journée.

Nathanael le regarda poser le bloc-notes et le crayon de papier sur la table basse et prendre son mug. Il prit le sien alors que le convalescent lui expliquait ce qui s’était dit.

« Bon, ben dommage que tu sois tombé sur un con, mais tant mieux s’il t’en a conseillé un qui va faire le job, conclut Nathanael.

– Oui…

– Pourquoi tu ne m’avais pas dit que tu avais fait cette démarche ? »

Adel soupira et haussa les épaules avec un petit sourire :

« Désolé, tu étais tellement remonté contre tout ça que j’ai eu peur que tu veuilles t’en mêler et que ça se passe mal…

– Genre que j’aille manger l’évêque ?

– Un truc comme ça, oui. Faut admettre que tu te poses bien comme bouffeur de soutane…

– Pas de ma faute si ça pousse surtout aux mêmes saisons que le chocolat.

– Noël et Pâques ?

– Ouais. »

Adel rit :

« T’es trop con !

– Moi aussi, je t’aime. »

Ils s’embrassèrent.

« J’aurais pas forcément eu de remord à aller botter le cul de l’ancien, mais faut admettre que le nouveau est plutôt cool.

– C’est vrai. »

Adel but un peu. Nathanael caressa sa tête.

« Ça m’a surpris d’apprendre que tu avais fait cette démarche… Je ne savais même pas que c’était possible, en fait. Mais bon, ça m’a fait plaisir… Et je pense que ça serait très bien pour toi que ça marche. Que l’Église reconnaisse le mal qui t’a été fait et surtout, que ta famille aussi se prenne dans les dents que ce mariage n’est pas valide, ça serait très bien. »

 Adel sourit :

« Ouais… Ça serait bien. »

Adel prit le temps de refaire un point, sur les dates, les évènements, lister les noms des personnes qui pouvaient témoigner pour lui, Nathanael, Stéphane, son colonel entre autres, il rechercha les procès-verbaux de la police, avant de contacter l’avocat ecclésiastique que lui avait conseillé Emmanuel Masayot, un dénommé Louis Sychla.

C’était une personne aimable, elle aussi. Un homme d’un âge respectable, à sa voix, mais très doux, attentif et bienveillant. Il expliqua à Adel et Nathanael, qui était près de lui, car ils s’étaient mis en haut-parleur pour qu’il puisse suivre aussi la conversation, toute la procédure, ce qu’ils devaient faire, lui de son côté et eux du leur. Il se réjouit de ce qu’Adel avait déjà prévu et lui conseilla de prévenir ses témoins en amont afin qu’eux-mêmes puissent, déjà, décider s’ils voulaient participer à sa démarche et si oui, préparer leur témoignage, voire le rencontrer lui-même pour que lui puisse les interroger directement s’il le pensait nécessaire.

Dans tous les cas, ils s’organisèrent pour qu’Adel et Nathanael lancent les demandes de leur côté et qu’ils se rencontreraient lorsqu’Adel le pourrait, déjà, et qu’ils auraient assez d’éléments.

Lorsqu’il raccrocha, Adel soupira, profondément soulagé.

Il avait le sentiment d’avoir été écouté et surtout entendu, que cette fois, cet homme allait réellement l’aider et soutenir sa démarche.

Ils n’eurent guère que le temps de lancer un mail collectif aux personnes auxquelles ils avaient pensé avant qu’Adel n’entre à l’hôpital, accompagné, bien sûr, de Nathanael.

Le mardi 11 juin, il était en effet de retour à l’hôpital de la Croix-Rousse où le professeur Stermann l’accueillit, toujours aussi peu aimable, mais toujours aussi attentif. Il s’assura patiemment que tout allait bien et dirigea l’opération lui-même.

Adel se réveilla vers 15h et une demi-heure plus tard, il était de retour dans sa chambre où Nathanael attendait, dessinant sagement sur son bloc à dessin en écoutant une musique très douce.

Le dessinateur resta auprès de son époux qui émergeait de son anesthésie et exprima rapidement qu’il avait faim. Si cela surprit un peu le personnel, plus habitué à ce que l’anesthésie rende les patients nauséeux et leur coupe donc l’appétit, et qui n’avait, de fait, pas grand-chose à lui proposer, Nathanael, lui, qui savait que ce n’était pas le cas d’Adel, avait prévu le coup. Il sortit donc de son sac un paquet de biscuits que son mari engloutit sans se faire prier. Et surtout, sans que ça le rende malade.

Stermann passa lui-même les voir avec la collègue qui avait œuvré avec lui, expliquer que tout s’était bien passé. Ils allaient comme prévu garder Adel jusqu’au jeudi, le temps de s’assurer que tout allait bien, avant de le confier aux bons soins de la clinique de rééducation.

Nathanael partit aussi tard qu’il le put. Adel et lui s’étreignirent longuement et se dirent « à demain » avec tendresse.

Seul dans le métro, Nathanael songea qu’Adel était tranquille, qu’il allait se reposer sans angoisse. Il était en sécurité et conscient de sa situation, plus rien à voir avec l’homme muet et en état de choc d’avant. Il n’avait donc pas à s’en faire de le laisser seul.

Le dessinateur passa une bonne nuit, même si la présence d’Adel dans leur lit lui manqua, mais ce n’était pas la première fois qu’ils étaient séparés et puis la situation n’était plus la même.

Adel n’était pas en zone de guerre à l’autre bout du monde pour six mois avec un réseau mobile pourri. Il était tout près et serait même là le WE, sans compter que lui pourrait l’appeler, lui envoyer des messages et surtout aller le visiter en semaine.

Il en était certain, tout allait bien se passer.

Il ne se pressa donc pas particulièrement le mercredi. De toute façon, il était convenu qu’il passerait l’après-midi.

Adel ne dormait pas quand il arriva. Ce n’était visiblement pas faute d’en avoir envie, mais malheureusement pour lui, le professeur Stermann était là avec tout un troupeau d’internes à qui il expliquait avec sa pédagogie habituelle le cas de l’ancien militaire.

Nathanael les salua poliment, Stermann lui rendit tout aussi poliment, quelques jeunes gens et jeunes filles aussi, puis le visiteur s’assit sur une chaise, à côté du lit, se contentant pour le moment de prendre la main de son mari dans la sienne. Adel lui sourit et répondit aussi clairement qu’il pouvait aux questions du chirurgien.

Ce petit examen fini, le groupe partit voir un autre cas. Ce n’est que là que Nathanael se pencha pour embrasser doucement Adel qui posa sa main sur sa joue pour prolonger la chose.

« Alors, comment tu te sens ?

– Défoncé, c’est pas du flanc leurs antidouleurs… Sinon ça va, à part que j’ai dû râler à midi, ils sont radins sur la bouffe…

– C’est toi qui as un appétit d’ogre.

– Je sais, mais là je te jure, même pour un humain normal, c’était léger… Soi-disant que je dois faire gaffe encore aujourd’hui à cause de l’anesthésie…

– Ah, pourtant on leur a expliqué hier…

– Ouais ben c’est pas monté au cerveau ! J’ai pu grappiller un yaourt et deux compotes de plus, tu parles si ça m’a callé…

– Ou alors l’info est pas passée au changement d’équipe… Bon, c’est pas grave, j’avais encore prévu le coup, j’ai des provisions… »

Nathanael se pencha pour sortir un paquet de roulés à la cannelle de son sac. Adel était à la limite de l’adoration, les yeux pétillants et un immense sourire aux lèvres :

« Oh bon sang je t’aime…

– Je sais. » lui répondit Nathanael avec le même sourire avant de se pencher pour l’embrasser.

 

Chapitre 42 [Public Averti] :

Comme tout allait bien, le jeudi matin, Adel quitta l’hôpital pour se rendre au centre de rééducation. Ce dernier était un peu hors de Lyon, mais très accessible tout de même, un bâtiment récent et aux normes, au milieu d’un grand parc vert et fleuri en cette saison.

Adel n’y resterait pour l’instant que jusqu’au vendredi soir, puisque le centre ne gardait le weekend que les patients qui ne pouvaient pas rentrer chez eux (soit parce qu’ils vivaient seuls, soit parce qu’ils habitaient trop loin).

Ces deux jours allaient lui permettre de visiter les lieux et de se mettre au point avec l’équipe sur son programme de rééducation.

Nathanael l’accompagna, bien sûr, et ils découvrirent le lieu avec le même intérêt.

Le parc était vraiment magnifique. A cette heure, on y voyait un certain nombre de personnes déambuler, en fauteuil ou avec des béquilles ou des cannes, hommes et femmes de tous âges, dans une ambiance assez sereine.

Ils furent accueillis par deux personnes : le docteur Raphael Vertrauen, un grand quinquagénaire blond cendré un peu grisonnant, plutôt costaud, possiblement ancien militaire vu sa posture très droite, aux traits anguleux, aux yeux noisette assez calmes et à l’air plutôt posé, et la directrice du lieu, Brigitte Fuchin, une femme aux cheveux châtain-clair relevés dans une couette haute, aux yeux gris, dans un tailleur bleu marine plutôt joli, à l’air cependant plus stricte et froide.

Sa poignée de main était ferme, celle du médecin plus rapide.

Si la présence de Nathanael semblait la contrarier, ou au moins l’interroger, ça ne semblait pas être le cas pour le médecin qui accepta sans sourciller que le dessinateur, qui portait le sac de son mari, les accompagne jusqu’à la chambre de ce dernier tout d’abord, chambre individuelle, pour y laisser ledit sac, puis faire un petit tour des lieux, laissant Nathanael pousser le fauteuil dans lequel Vertrauen installa d’autorité Adel, jugeant la balade trop longue pour qu’il puisse la faire avec ses béquilles, surtout 2 jours après son opération.

Fuchin les laissa rapidement, mais Vertrauen prit le temps de leur montrer les secrétariats, le réfectoire et les différentes salles où allaient se passer la rééducation.

« Dans votre cas, ça sera principalement du renforcement musculaire, de l’APA et des check-up réguliers avec la prothésiste…

– APA ? releva Nathanael.

– Ah pardon, activité physique adaptée, traduisit le médecin. Equilibre et marche, pour le plus gros. J’ai vu dans votre dossier que vous faisiez de la course ?

– Euh, oui, j’en faisais et j’aimerais bien en refaire… répondit Adel.

 – Alors, c’est pas pour demain, mais dans votre cas, si vous êtes sage et que vous faites les choses comme il faut, ça ne devrait pas poser de souci à long terme. »

Le médecin avait dit ça avec un petit sourire en coin et Adel sourit aussi en hochant la tête.

« A vos ordres !

– Repos, Lieutenant, lui répliqua le médecin, amusé.

– C’est moi ou vous en étiez aussi ?

– Marrant, tous les militaires qui passent ici me captent direct… Médecin militaire pendant 17 ans.

– Vous avez beaucoup de militaires ici ? demanda Nathanael.

– Pas mal, mais c’est assez variable. On en a pas trop en ce moment, quatre ou cinq je crois, vous les croiserez sûrement. »

Ils finirent le tour et Nathanael se dit qu’il allait les laisser. L’heure du déjeuner arrivait et il n’allait pas s’inviter… Adel dût d’ailleurs y aller. Ils s’étreignirent et s’embrassèrent rapidement.

« Allez, à demain mon cœur, vas-y mollo, hein ? dit tendrement Nathanael.

– Promis. » lui répondit Adel avant de lui voler un dernier petit bisou.

Un assistant prit les poignées du fauteuil pour vite conduire Adel au réfectoire.

Vertrauen avait regardé tout ça avec un petit sourire et dit à l’illustrateur qui s’était relevé :

« ‘Vous en faites pas, il ira mollo parce qu’on le laissera pas forcer.

– Je compte sur vous.

– Vous pouvez ! »

Vertrauen tendit la main à Nathanael qui la serra, elle lui sembla plus ferme.

« Rentrez bien, on vous le renvoie demain soir !

– Prenez soin de lui.

– Promis. Et vous, prenez soin de vous. »

Nathanael hocha la tête avec un sourire et partit tranquillement chercher les bus qui allaient le ramener chez lui.

Vertrauen retint un bâillement et s’étira en partant rejoindre la salle à manger du personnel, il avait sacrément faim aussi.

A cette heure, il n’y avait pas quand monde, il s’installa tranquillement à une table vide et commença à manger tout aussi tranquillement en lisant un article d’une revue médicale spécialisée.

Il sourit sans lever les yeux de son article en voyant deux silhouettes s’asseoir à sa gauche et face à lui.

« Tu lis quoi, Raph ? » demanda Brigitte Fuchin.

Il lui jeta un œil avec son sourire en coin :

« Les résultats d’une méta-analyse sur les dernières prothèses du marché… C’est Lisa qui me l’a conseillé, c’est vrai que c’est impressionnant.

– Elle m’a demandé de commander plusieurs prototypes…

– Je suis d’accord, à mon avis, il faut qu’on ait ça. » approuva Raphael en hochant la tête.

Il leva enfin le nez de sa revue pour lui sourire plus largement, à elle et au quarantenaire brun pas très grand, mais très costaud, qui s’était assis avec eux et rigola :

« Lisa et toi, vous êtes quand même graves au taquet !

– C’est notre job, Manu. Toi, tu gères l’entretien des équipements, nous on gère les prothèses…

– J’ai demandé des devis, la compta hurle déjà, dit Brigitte.

– Comme d’hab’ ! » s’exclamèrent Raphael et Manu en chœur.

Ils rirent tous trois.

« C’est important qu’on soit au top pour les prothèses, reprit plus sérieusement Raphael.

– Sinon, il parait que tu as passé une heure à tout faire visiter à ton nouveau patient ? reprit Manu pour Raphael. C’est rare que tu prennes tant de temps.

– Cas un peu particulier, j’ai préféré y aller en douceur.

– Ton avis ? lui demanda Brigitte, grave, en croisant les bras.

– Ça devrait aller. Son dossier m’avait alerté et je pense que j’ai bien fait de prendre tout ce temps pour l’accueillir et surtout de laisser son mari faire la visite avec lui, mais je pense que ça ira. De toute façon, je serai avec Lisa pour voir avec lui la prothèse cet aprèm, elle est briefée, donc on va être vigilant, mais je suis pas inquiet.

– Si flippé que ça, ce gars ? Ou c’est juste une chochotte ? »

Brigitte jeta un regard noir à Manu :

« Tu nous épargnes tes préjugés homophobes, s’il te plaît ?

– Pas vraiment une chochotte, non, répondit avec plus de calme Raphael. Plutôt un soldat resté prisonnier de fanatiques cinglés pendant un mois et qui a perdu sa jambe à coup de hache. Gros trauma, même pour un mec qui avait son expérience. Du coup, le courrier de la psy conseillait d’y aller zen, de faire très attention à le sécuriser et disait aussi que son mari était aussi un élément très important pour ça. Du coup, j’ai préféré y aller tranquille et avec le mari, ça fait un peu bretelles et ceinture, mais je voulais pas prendre de risque.

– Tu as bien fait. » approuva Brigitte.

Encore un peu crevé de son opération, Adel fut invité, son déjeuner avalé, à aller s’allonger un peu dans sa chambre avant son rendez-vous avec la prothésiste. Les doses d’antidouleurs restaient costaudes, il ne se fit pas prier.

Lorsqu’on vint le chercher, il sommeillait et ne prit que le temps de se rincer le visage à l’eau froide avant de se laisser conduire.

Lisa, la prothésiste, était une toute jeune rouquine très énergique. A côté du plus flegmatique Raphael, c’était d’autant plus flagrant.

Mais ils faisaient un bon duo, elle passionnée et déterminée à offrir la meilleure prothèse possible à son patient et lui sachant la canaliser et traduire à Adel certaines de ses envolées techniques.

Adel n’y connaissait rien et les laissa donc choisir pour lui ce qui leur semblait le mieux dans son cas.

Lisa et Raphael lui en firent donc essayer plusieurs et en choisirent deux pour faire des tests plus poussés le lendemain dans les salles d’exercices.

Le vendredi passa donc ainsi pour Adel, tester avec soin et discipline ces deux modèles sous l’œil vigilant et technique du médecin, des rééducateurs et de la prothésiste. Tout ce petit monde finit par se mettre d’accord sur celui des deux qui conviendrait le mieux, y compris Adel, qui avait été régulièrement consulté et dont les avis avaient bien été pris en compte.

Dans le taxi qui le ramenait chez lui, vers 18h30, le convalescent se sentait bien, épuisé, mais confiant en ces gens pour l’aider à apprivoiser cette drôle de jambe artificielle et à avancer, au sens propre comme au figuré.

Nathanael cuisinait, préparant le dîner, lorsque le chauffeur sonna au portail. Il s’essuya les mains et sortit. Adel n’était pas très stable sur ses béquilles, fatigué, et Nathanael s’empressa de les rejoindre pour l’aider et remercier le chauffeur.

« De rien, à votre service ! Par contre, ça sera une collègue qui passera le prendre lundi matin, lui dit ce dernier en lui tendant une carte de visite. Je ne serai pas dispo. Elle est prévenue, ne vous en faites pas, elle sera là pour 8h30.

– D’accord, merci et bon weekend ! »

Les deux époux rentrèrent rapidement et Nathanael soutint Adel jusqu’à la cuisine pour l’asseoir sur une chaise sans attendre. Puis, il se remit à ses casseroles alors qu’Adel lui racontait ses journées.

« … Du coup voilà, finit-il, on est d’accord sur le modèle et on attaque lundi…

– Bon, ben écoute, que des bonnes nouvelles !

– Ouais, ils sont sympas… La prothésiste te plairait, toute mignonne et avec une pêche, elle est très positive et motivante, ça fait du bien.

– J’ai trouvé le médecin très sympa aussi.

– Vertrauen ? Oui, il est cool. Très vigilant et pro aussi… Non, mais le chirurgien avait raison, ça a vraiment l’air d’une très bonne clinique.

– Je suis d’accord, c’est bien. J’étais content quand je suis parti hier, je sentais bien que tu étais entre de bonnes mains. »

Ils dinèrent et allèrent se poser devant la télé, devant leur série du moment. Adel piqua très vite du nez. Nathanael sourit et alla le coucher. Adel s’endormit presqu’immédiatement, indifférent à la lampe de chevet de Nathanael que ce dernier avait laissée allumée pour lui-même.

Nathanael en profita pour aller travailler quelques heures avant de le rejoindre et de se coucher. Il s’endormit lui aussi sans mal.

Il fut réveillé, au matin, par Adel qui venait se coller contre lui, ensommeillé et câlin. Nathanael sourit, passa son bras autour de ses épaules et ils se rendormirent sans plus de cérémonie.

Lorsque Nathanael se réveilla encore, plus tard dans la matinée, il sourit et gloussa. C’était la main d’Adel qui caressait son torse, et le chatouillait. Adel soupira et se resserra contre lui.

Nathanael caressa sa tête et se tourna pour le serrer dans ses bras. Adel répondit à l’étreinte avec force en fourrant sa tête dans son cou.

« Nath…

– Oui, Adel ?

– … »

Adel tremblait, pas vraiment capable de verbaliser ce qu’il voulait. Il se contenta de frotter maladroitement son érection matinale contre la cuisse de Nathanael.

Oh.

Nathanael caressa son dos à travers le T-shirt :

« Dis-moi, Adel… De quoi tu as envie… ?

– … Je sais pas… »

Sa voix ne tremblait pas moins que son corps et Nathanael sourit :

« Je ne veux pas te forcer à rien, tu le sais. On peut juste se faire un petit câlin sans aller plus loin, d’accord ? Ça te va ?

– Un petit câlin ?

– Juste avec nos mains, un truc comme ça ? Ça t’irait ?… Pour recommencer doucement, sans te brusquer ? »

Adel inspira un coup et finit par souffler :

« D’accord… »

Nathanael hocha la tête et ses caresses se firent plus appuyées. Adel frémit et le laissa glisser ses mains sous le tissu pour caresser sa peau. Il s’écarta un peu, penchant la tête en arrière. Nathanael l’embrassa, lui enleva le vieux T-shirt avant de se mettre à embrasser son cou.

Adel gémit et ses mains à lui commencèrent aussi à caresser Nathanael qui sourit sans cesser ses baisers. Le dessinateur caressa les fesses, doucement, et Adel fit de même, abaissant le vieux survêt avec lequel son mari dormait pour saisir son sexe. Nathanael retint un petit cri de surprise avant de faire de même. Adel gémit :

« Oui… »

Nathanael sourit et ils s’embrassèrent encore, tout doucement, se caressant l’un l’autre avec autant de douceur que d’attention, autant d’amour que de tendresse. Nathanael se rapprocha pour frotter son sexe à celui d’Adel, sa main enveloppant leurs deux sexes, incitant Adel à faire de même. Adel avait le souffle court, il se mit à haleter, se resserra contre Nathanael comme il put, reposant à nouveau sa tête sans son cou, au bord des larmes. Nathanael, pantelant aussi, passa son bras libre autour de lui pour le maintenir contre lui. Ils accélérèrent le rythme et Adel jouit en premier, très rapidement suivi de son mari.

Ils restèrent un moment ainsi, reprenant leur souffle, avant qu’Adel n’étreigne Nathanael avec force, un peu brutalement. Nathanael sourit, ému, et sourit en le prenant dans ses bras. Il sentait les larmes d’Adel contre son épaule et attendit en silence qu’il se reprenne.

Adel finit par s’écarter en reniflant et essuya ses yeux :

« Désolé…

– C’est pas grave, mon cœur, tout va bien.

– Hmmm…

– Toi, ça va ? Ça t’a plu ?

– Ouais… Ouais, merci… C’était bien… »

Nathanael se rallongea sur le dos et Adel revint se blottir contre son flanc. Nathanael le garda dans ses bras, caressant à nouveau sa tête. Un long moment passa ainsi. Puis Nathanael dit doucement :

« Je commence à avoir faim…

– Ouais, pareil… »

Nathanael embrassa la tête d’Adel et lui dit avec bonne humeur :

« Ça te dit des œufs à la coque ? J’ai acheté des œufs tout frais, hier.

– Ah oui, je veux bien…

– On va se faire un petit brunch, vu l’heure, ça sera cool…

– D’accord… »

Nathanael voulut se redresser, mais Adel le retint et balbutia :

« Ça te va comme ça, Nath… ?… Je veux dire… Ça t’a plu, aussi ?… Ça… Ça te suffit… ? »

Nathanael sourit avec douceur et resserra ses bras autour de lui :

« C’était très bien et oui, ça me suffit. Adel, il faut surtout pas que tu te forces. On peut se faire plein de choses très sympas sans pénétration, tu sais, et ça ne me frustrera pas. Sans compter que je te rappelle, même si on ne l’a pas fait souvent, que toi aussi, si tu veux, si tu préfères, tu peux me pénétrer… Pour un temps ou tout court si c’est trop dur pour toi, tu sais que je n’ai rien contre… Et si un moment, tu as envie de nouveau, ben on s’y remettra tranquillum, y a ni urgence ni obligation. Tu n’as aucun devoir conjugal ou je ne sais quelle connerie de ce genre envers moi. Je t’aime. Et je te le redis, y a moyen de se faire du bien de plein de façons très cools… Il ne faut pas que tu t’en fasses pour ça. »

Un peu rassuré, Adel se redressa et lui sourit, avant de se pencher pour l’embrasser, l’enlaçant encore. Nathanael répondit au baiser comme à l’étreinte avec douceur.

« Je t’aime, Nath… Merci…

– Moi aussi, je t’aime, Adel. Et ne me remercie pas, c’est normal. Bon allez, on se le fait ce brunch ? »

Chapitre 43 :

Lorsqu’on proposa à Adel de voir le docteur Scott à la clinique, une heure par semaine le jeudi après-midi, entre deux séances d’exercices, il trouva que c’était une bonne idée. En fait, la psychiatre avait trois patients dans l’endroit et il était plus simple pour tout le monde que ce soit elle qui se déplace pour les voir plutôt que l’inverse.

Le début de cette première semaine de soin avait été un peu rude pour Adel. Déjà, reprendre un rythme vraiment strict l’avait fatigué et il avait dû s’adapter. Ensuite, il avait un peu de mal à s’intégrer aux autres patients. Comme on l’avait vu avec son mari, un certain nombre de personnes, surtout deux des autres militaires qui étaient là, se montraient particulièrement peu aimables avec lui.

Enfin, plutôt, s’étaient montrés peu aimables car, dès que Raphael Vertrauen l’avait remarqué, il avait subtilement arrangé le planning pour qu’ils ne se retrouvent plus ensemble lors des séances de renforcement musculaire et d’APA.

L’un des deux, quadragénaire particulièrement vindicatif et réac, présent depuis plusieurs mois et également connu pour ses remarques sexistes, avait eu le malheur de vouloir se plaindre qu’on lui change ainsi son petit programme bien établi.

Raphael lui avait répondu avec un petit sourire goguenard que l’adaptabilité était une qualité essentielle pour un soldat.

Et comme, malgré son pied en moins, cet homme voulait toujours être un digne militaire, il n’avait rien trouvé à répondre et s’était contenté de repartir en grommelant.

Et Raphael de penser que celui-là ne manquerait pas à grand-monde lorsqu’il repartirait…

C’est après une pause bien méritée, suite à une séance de renforcement musculaire plutôt costaude, qu’Adel retrouva donc le docteur Scott dans le bureau clair et confortable, avec des fauteuils fort accueillants. Le convalescent se déplaçait avec ses béquilles, sans sa prothèse, car il fallait qu’il habitue son moignon tout doucement à son contact, surtout sa peau. La doctoresse vint à sa rencontre, souriante :

« Bonjour, bienvenue !… Vous avez l’air fatigué, ça va ? »

Il lui sourit :

« Ah ben je ne suis pas ici pour me reposer. Bonjour, merci. »

Ils s’assirent l’un en face de l’autre, sur les fauteuils. Elle s’assura qu’il se sentait confortablement installé avant de commencer :

« Le docteur Vertrauen m’a dit que vous étiez un élève modèle. J’en conclus que ça se passe bien ?

– Ça va, oui. Un peu de mal à reprendre un rythme aussi strict, mais ça va. L’équipe est très sympa et positive, très encourageante, mais sans forcer quand on ne peut pas et surtout ils nous arrêtent direct quand ils voient qu’on va trop fort… C’est cool et puis, ça rassure, on se sent vraiment bien entouré.

– Cette clinique est vraiment réputée, vous êtes entre de bonnes mains.

– Oui, c’est vrai.

– En tout cas, vous avez bonne mine, votre fatigue exceptée.

– Faut croire que je reprends du poil du la bête…

– Tant mieux ! »

Elle nota quelque chose et reprit :

« Vouliez-vous me parler de quelque chose en particulier, pour commencer ?

– Euh, ben, j’ai repensé à un truc et je voulais vous demander…

– Dites-moi ?

– Vous aviez dit qu’il fallait voir comment je gérais ce que j’avais vécu avant de me relâcher dans le civil, un truc comme ça ?

– Euh, oui, c’était une idée de ce genre ? »

Il croisa les bras et fit la moue :

« Sur le coup, je n’ai pas trop tilté, mais en y réfléchissant, je me suis souvenu de quelque chose. Notre nouveau voisin, Pierre, est un grand Noir et quand je l’ai rencontré, j’ai eu un peu de mal, parce qu’il me rappelait euh… Un de mes agresseurs… J’ai réussi à passer outre, il est super sympa et je sais que c’est pas l’un d’eux, mais… J’ai toujours, quand même, un peu d’appréhension lorsque je le vois… Ça passe vite, hein… Le temps que je le reconnaisse… Mais… L’autre jour, j’étais tranquille en fauteuil, dans le jardin, et il passait juste nous demander de lui prêter je sais plus quoi, mais je l’ai pas entendu approcher et il a juste posé sa main sur mon épaule pour me saluer et… J’ai sursauté et… J’étais sur le fauteuil, je n’ai pas pu sauter ni rien, mais… Mais j’ai réalisé que… Si j’avais été valide, je pense que j’aurais pu le frapper par réflexe… Ou pire… Et… C’est de ça dont vous vouliez parler… ? »

Elle le regardait, souriant toujours, mais cette fois avec compassion.

« Oui, entre autres. »

Elle chercha ses mots un instant avant de reprendre :

« Pour dire les choses clairement et simplement, vos traumatismes peuvent potentiellement vous rendre dangereux, oui.

– … »

La doctoresse reprit, toujours souriante :

« Adel, vous êtes un soldat. Vous avez appris à vous battre et de ce que j’en sais, vous êtes très doué au corps à corps. Vous avez appris à gérer ça, à ne réagir qu’en cas de nécessité, en situation de combat, en zone de guerre. Et pour avoir vu votre dossier, la seule fois où vous avez réagi en dehors de ça, c’est quand vous vous êtes battu avec votre frère, quand ce dernier a menacé votre mari, je me trompe ? »

Adel soupira tristement et dénia du chef.

« Je ne sais pas… Le coup de poing à mon autre frère quand il a fallu le calmer parce qu’il était parti en ville se pinter pour aller casser du bougnoule et du pédé, ça compte ?

– … ? Euh ?… Pardon ?… » sursauta la psychiatre, interloquée.

Adel haussa les épaules avec une mine un peu gênée :

« Ben, en fait, Arnaud, mon plus jeune frère, était en stage, on va dire, à notre caserne, et un soir que j’étais de garde, j’ai un de leurs collègues qui est venu me dire que lui et ses trois sous-fifres… Oui, il avait trois potes qui le suivaient tout le temps, surtout dans ses conneries… Bref, qu’ils étaient partis en ville, a priori picoler dans un bar de fachos, mais quand j’y suis arrivé, ils n’y étaient plus, par contre un mec m’a lâché qu’ils étaient partis dans un bar gay pour aller casser du pédé. J’ai donc repris ma jeep pour y aller, je les ai chopés juste à temps… Ils venaient d’arriver et le patron du bar, vu le mastard que c’est, ça allait faire mal… Mais bon, j’ai réussi à les recadrer, enfin, les trois sbires… Arnaud, il a fallu que je lui en foute une pour le calmer. Y a que ce langage qu’il comprend… C’est super triste, mais c’est vrai… C’est une boule de rage ce gosse, il comprend que la violence… Bref, après je les ai ramenés, le lendemain le colonel les a recadrés, c’est passé, mais… Enfin bon. »

Il rigola :

« Avec le recul, je devrais presque le remercier, puisque c’est là que j’ai revu Nath et qu’on s’est vraiment parlé pour la première fois… Que ça a tout lancé pour de vrai, pour nous… »

Elle le regarda, intriguée :

« Vous l’avez rencontré ce soir-là ? Il était dans ce bar ? »

Adel dénia du chef :

« Non, on s’était déjà croisé euh… Trois fois, je crois. La première fois que je l’ai vu, c’était à une séance de dédicace vers chez nous, ma puce avait insisté, elle avait adoré son livre, elle voulait vraiment le voir. J’étais en perm, complètement cramé, mais rien que pour faire chier sa mère qui ne voulait pas, parce qu’on avait un thé chez une vieille tante, j’ai accepté et on y est allé. Et Caroline, euh, mon ex-femme, faisait la gueule et pestait qu’on n’avait pas le temps, et Nath a vu que ma fille voulait un dessin et a pris tout son temps pour lui en faire un très joli, raconta-t-il, encore amusé à ce souvenir, ce qui la fit sourire aussi, et rien qu’à son air, j’ai compris que c’était pour faire chier Caroline et ça me l’a rendu très sympa, d’un coup… Après, je l’avais recroisé à un salon pour lui ramener ce bouquin, parce que ma famille avait découvert que Nath était gay et du coup, ils voulaient le cramer…

– Nathanael ou le livre ?

– Oh, le livre, mais je ne pense pas que cramer Nath avec les auraient beaucoup dérangés. Mais j’ai pu le récupérer, le livre, et lui rendre, et le hasard a voulu qu’on se croise encore une fois quelques mois plus tard, alors que j’accompagnais ma puce à une visite au Musée des Beaux-Arts, sur une expo sur la BD, il était là pour animer avec une collègue à lui…

– Ah, donc, quand vous l’avez retrouvé ce soir-là, vous le connaissiez déjà un peu ?

– Je savais que c’était un auteur de BD gay, engagé, un mec cool qui s’assumait publiquement comme il était… Tout ce que je n’étais pas.

– Et alors, ce soir-là ?

– Ce soir-là, Nath était dans le bar, je ne l’avais pas vu, mais il était là quand mon frère et les trois autres petits cons s’étaient pointés. Moi, j’y suis retourné après les avoir ramenés, juste pour être sûr que personne n’avait été blessé et laisser au patron le nom de ces crétins, s’il voulait les poursuivre, et c’est là que j’ai réalisé que Nath était là. Du coup, je me suis posé, je n’avais pas d’idée préconçue en tête, on s’est juste mis à parler tranquille autour d’une bière, de plein de trucs… Et quand Enzo a fermé… Euh, c’est le patron de ce bar, Enzo… Quand il a fermé, on est sorti tous les deux et j’étais un peu bourré et j’ai essayé d’embrasser Nath… Mais il m’a arrêté. Je n’ai pas insisté, j’ai juste dit que je pensais que je lui plaisais… Il m’a répondu que oui, mais que j’avais une alliance… Alors que je lui ai dit que c’était un mensonge… Et on a été se poser un moment dans le local de son association et là, je ne sais pas si c’est la bière ou la fatigue ou… Je sais pas… Il s’est passé quelque chose… On a parlé, j’ai réussi à dire plein de choses… A admettre que j’étais homo, à admettre que j’avais été marié de force… Plein de trucs que je savais sans vraiment l’avoir jamais verbalisé, qui n’étaient pas si claires pour moi… Et je me suis senti… Ben, juste écouté et respecté… C’est con, hein, mais c’était assez rare pour moi… Je n’ai pas vraiment été élevé dans l’écoute et le respect…

– Vos parents n’ont pas accepté votre homosexualité.

– Mes parents ne m’ont jamais accepté tout court. »

Il sourit tristement et haussa les épaules à nouveau :

« Je ne sais même pas s’ils m’ont jamais vraiment aimé… »

Il y eut un silence alors qu’elle le regardait, à nouveau interloquée. Il lui sourit avec une tristesse résignée :

« C’est quelque chose que j’ai eu beaucoup de mal à admettre moi-même… Mais… »

Il se frotta le visage un instant, cherchant ses mots :

« Ma mère, je crois qu’elle m’aimait un peu ou du moins, qu’elle faisait un peu gaffe à moi… Mais comment vous dire… Dans ma famille, en tout cas pour la génération de mes parents et celles d’avant, on n’a pas d’enfants pour le bonheur de la famille, par choix ou par amour… On se marie par devoir et on se reproduit par devoir, envers Dieu et envers la Nation… Donc pour servir Dieu ou la Nation.

– Militaires ou religieux ? se souvint-elle, grave, et il hocha la tête avant de reprendre :

– Mes parents ont eu cinq enfants, j’ai des cousins et cousines à la pelle, et mon frère et moi étions limite regardés de travers de n’avoir que deux enfants chacun… Et je sais que Flo ne veut pas forcer ses fils à devenir soldats, mais il n’a jamais osé en parler à nos parents… Enfin, pas à ma connaissance, il nous en avait un peu parlé, à moi et Steph, mais ça serait un scandale dans la famille, de la part en plus du fils aîné, surtout notre branche qui est la branche disons héritière, puisque le chef de famille, mon grand-oncle, n’a pas de descendant…

– Il faudra que vous me fassiez un arbre généalogique…

– Si vous voulez. Disons juste pour faire simple que le chef de famille, c’est le frère aîné de mon grand-père, mais c’est un homme qui a été veuf très jeune, sa femme est morte en couche avec leur fils et il ne s’est jamais remarié. Donc, c’est mon grand-père et sa descendance à lui, donc son fils aîné, mon père, et le fils aîné de mon père, mon frère, qui sont formellement les héritiers du nom et de la tradition… Avec la pression qui va avec. Et comme mon grand-père est un vieux con frustré de ne pas, lui, être l’aîné et donc le vrai chef de famille, ben la pression, on en a eu notre dose…

– Il passait sa frustration sur vous ?

– Oh, ça c’est un sport familial…

– Vous avez subi des violences ?

– Disons qu’on a très vite appris à courir se planquer dans le jardin, avec les frérots.

– Non, mais Adel, s’il vous plaît ? »

Adel grimaça et finit par admettre de mauvaise grâce :

« Oui, on se prenait des coups. Des remarques, des insultes et des coups.

– Ça a été loin ?

– Un bras cassé pour moi… »

Il eut un sourire en coin et ajouta :

« Ah ils avaient l’air très cons à l’hosto à expliquer que j’étais tombé d’un arbre… Le toubib leur a passé un sacré savon… Avec le recul, je me demande s’il était dupe… »

Il haussa les épaules :

« Je n’ai jamais levé la main sur mes enfants, je sais que Flo a failli sur son grand une fois, mais que sa femme lui en a retourné deux, avant de le pourrir, et que ça l’a calmé. Et je comprends, il y a peu de femmes au monde que je craigne moins que Manon en colère… Elle est adorable, mais quand elle est en colère, c’est un dragon… Pour vous donner une idée, même mon grand-père et mes parents ne la cherchent plus. Ils ont tenté de la recadrer au début, sauf que Manon, on ne la recadre pas. Manon, elle est grande, elle est éduquée, elle dirige 150 mecs dans sa boite, qui la respectent, son boss lui-même a un infini respect pour elle, donc euh, que des vieux réac’ lui expliquent qu’elle devrait devenir femme au foyer parce que quand même, c’est son vrai rôle, ça lui passe au-dessus, c’est assez beau à voir. Si le divorce n’était pas un tabou absolu chez nous, je pense qu’ils feraient tout pour que Flo se sépare d’elle. D’ailleurs, ils n’auraient sûrement jamais accepté qu’il l’épouse s’ils avaient su qu’elle n’allait pas arrêter ses études et se lancer dans une vraie carrière… »

Elle notait des choses, toujours grave, et demanda :

« Adel, puis-je vous poser une autre question sur les violences que vous avez subies enfant ?

– Euh, oui, bien sûr ?

– Avez-vous été victime d’agressions sexuelles ? »

Il eut un petit sursaut :

« Ah ça. Non, ça non. J’ai un cousin chelou, mais c’est après les filles qu’il en a… On a tiré ma sœur de ses pattes une fois, on le tenait toujours à l’œil, mais moi, non, je n’ai pas eu ce genre de souci. »

Elle notait toujours et lui reprit :

« On a bien dérivé, là, non ?

– Oui et non, votre vie dans son ensemble est à prendre en compte dans la thérapie.

– Ah ?

– Oui. Vous avez grandi dans une famille qu’on peut qualifier de toxique, ça implique forcément des choses sur votre propre développement psychologique et émotionnel. Même adulte et même si vous vous êtes coupé d’elle, ça laisse des traces. »

Adel était dubitatif, mais ce n’était pas illogique.

Il la quitta bientôt pour sa dernière séance de la journée, un exercice d’équilibre basé sur un jeu vidéo très simple, sur Wii. Le concept était le suivant, ludique et efficace : la personne se tenait sur la Wii Balance Board, la petite plateforme de la console, et sur l’écran, un petit pingouin sur un morceau de banquise. La banquise penchait selon la pression des pieds du joueur et le but était donc de rester en équilibre pour que le pingouin ne tombe pas.

Adel était bien sûr cerné de rambardes pour pouvoir se tenir et se rattraper s’il perdait vraiment l’équilibre et il était sous la surveillance attentive d’un rééducateur.

Ce dernier était encourageant, le félicita et ce fut l’heure du dîner, après lequel Adel alla s’écrouler dans son lit, parvint à lire approximativement trois lignes de son livre avant de s’endormir.

Pour se réveiller en sursaut au milieu de la nuit, en sueur, conscient de sortir d’un cauchemar sans s’en souvenir. Choqué malgré tout, il se frotta le visage avant de se redresser lentement dans son lit et de souffler un coup.

Puis, il décida de se lever et d’aller marcher un peu, le temps de reprendre son calme.

Il prit donc ses béquilles et sortit en faisant attention à être silencieux. Tout était sombre, à l’exception de la salle de garde, dont la porte entrouverte laissait passer un rayon de lumière. D’ailleurs, quand il s’en approcha, elle s’ouvrit plus et Raphael apparut, intrigué. Il vint aussitôt à sa rencontre, inquiet :

« Adel ? Il y a un souci ? murmura-t-il.

– Non, désolé, juste un cauchemar, je voulais prendre un peu l’air…

– Ah, ben j’allais faire une pause clope, si ça vous dit qu’on sorte un peu dans le parc ?

– Euh oui, pourquoi pas… »

Un instant plus tard, les deux hommes étaient donc assis sur un banc, au calme, sous un magnifique ciel étoilé.

Laissant Raphael allumer sa cigarette après avoir décliné son offre d’en avoir une, Adel regarda la lune et dit :

« Je ne savais pas que c’était vous qui étiez de garde, cette nuit.

– Si, si, 48h là, ma femme déteste ça… Elle va faire semblant de bouder demain soir à mon retour pour me forcer à lui faire un gros câlin pour me faire pardonner. »

Adel gloussa :

« Ah, Nath ne me l’a jamais fait, celle-là…

– Ça vous empêche pas de vous faire un câlin, quand même ?

– Ah non, ça non, rassurez-vous ! »

Ils rirent tous deux.

« C’est trop important, les câlins.

– Ouais !

– Je peux vous poser une question, Raphael ?

– Je vous en prie ?

– Ça fait longtemps que vous avec quitté l’armée ?

– Euh, pas loin de 15 ans, là de tête…

– Et euh, pourquoi ? Enfin, si vous voulez bien m’en parler ?

– Pas de souci, ce n’est pas un secret… En fait, pour être honnête, ça me travaillait depuis un moment… Y avait des tensions avec ma femme, elle avait peur, elle avait l’impression de tout gérer toute seule même quand j’étais là et puis malgré tout, j’avais l’impression de ne pas connaître mes enfants… Mais bon, l’esprit de corps, la loyauté aux frères d’armes… Vous connaissez ça, j’imagine… L’armée aussi, c’est une famille…

– Ouais… Pour moi, avant Nath, c’était mon refuge…

– Je comprends ça.

– Et vous êtes parti quand même ?

– Ben, un jour mon fils aîné a eu un accident de moto.

– Ah merde…

– Il avait 19 ans… Il s’en est sorti hein, mais il a passé deux ans entre hostos, opérations, rééducation… Il s’était mis à la moto pour en faire avec moi. Alors, c’est pas pour ça que je me suis senti coupable et personne ne l’a pensé… Ce jour-là, il était parti se balader avec sa copine et ils ont croisé un mec bourré… Elle n’a quasi rien eu, elle, Dieu merci… Mais ça a été une claque pour moi… J’ai été rapatrié d’urgence et j’ai pu être réaffecté pour rester près d’eux jusqu’à la fin de mon engagement. Et après, je me suis formé sur la rééducation, déjà pour aider mon fils, et après, ben, du coup, j’y suis resté…

– D’accord… Il va bien, maintenant ?

– Il boitille encore un peu, par moments, mais oui, il va bien. Et moi, réparer les gens, ça me va bien aussi.

– Ça vous va plutôt bien, ouais. »

Quand Adel alla se recoucher, un moment plus tard, il se sentait mieux et se disait que le destin était quand même un drôle de truc.

Il se rallongea et croisa ses bras sous sa tête en se demandant ce qu’aurait été sa vie s’il n’avait pas rencontré Nathanael.

S’il n’avait pas accepté d’accompagner sa fille à ce petit salon de livres pour enfants, neuf ans plus tôt…

Chapitre 44 :

Mai 2010 (neuf ans plus tôt)

Adel était rentré d’Afrique depuis quatre jours et comme toujours, il en avait passé trois à dormir, tant par décompensation, car l’OPEX avait été rude, que pour échapper autant que possible à ses parents et sa chère épouse.

Caroline qui ne prenait plus la peine de venir le chercher à l’aéroport depuis longtemps… Heureusement que Florent avait une voiture assez grande pour pouvoir le ramener, car Manon et ses deux fils étaient toujours là, eux. Ça leur faisait faire un crochet de le ramener, et lui-même leur avait souvent dit qu’il pouvait prendre un taxi, mais Manon s’y était toujours opposée. Et comme c’était elle qui conduisait ces jours-là, Florent laissait faire.

Adel avait regardé avec un petit sourire son frère et elle s’étreindre avec force et s’embrasser avec tendresse, lui heureux de la revoir et elle aussi heureuse que soulagée de le revoir sain et sauf. Puis, alors que Florent serrait ses fils, Léo et François, dans ses bras, Manon, elle, était venue étreindre Adel avec un grand sourire :

« Bon retour à la maison, Adel !

– Merci, Manon. Ça va comment, ici ? avait-il gentiment répondu en lui rendant son étreinte.

– Oh, ça va, enfin la routine. Ça fait du bien de vous revoir.

– Ça fait du bien d’être rentré… »

Il était très tard et ils n’avaient pas traîné. Les deux lieutenants avaient salué leurs supérieurs et le reste de la troupe et étaient partis.

Laissant Adel monter à l’avant, près de Manon, Florent s’était glissé à l’arrière, entre ses fils. Les deux petits garçons étaient fatigués. François, le plus jeune, s’endormait d’ailleurs, tenant la grande main de son père dans les deux siennes. Léo, lui, n’étant pas moins serré contre lui, comme il pouvait sur son siège enfant, mais lui ne dormait pas, et Adel les entendait parler doucement, Florent le rassurant.

Manon avait souri en les voyant à travers le rétroviseur. Puis, elle avait souri à son beau-frère, qui bâillait, très fatigué.

« Allez, courage, dans deux heures, tu ronfles !

– Si ça attend deux heures, ça sera le max… »

Ils l’avaient laissé devant le portail de la grande maison. Il n’avait pas voulu qu’ils l’accompagnent plus, qu’ils entrent saluer leurs parents.

Parce que lui savait que personne ne l’avait attendu.

Il était descendu de la voiture, l’avait regardée disparaître et avait poussé la grille qui avait grincé, pour remonter l’allée, à la lueur du lampadaire de la rue. La porte était verrouillée. Tout était éteint. Ils ne lui avaient même pas laissé la lumière du perron allumée. Il avait sorti son portable avec un soupir pour s’éclairer, posé son sac au sol pour y fouiller un moment avant de retrouver son trousseau de clés, pour ouvrir et rentrer.

Épuisé, il s’était traîné en bâillant à s’en décrocher la mâchoire jusque sa chambre, à la lueur du téléphone, en ne faisant pas particulièrement d’effort pour ne pas faire de bruit. De toute façon, sa femme et son père avaient leurs chambres dans le même couloir que lui et le sommeil bien trop léger pour que ses efforts aient du succès. Ça faisait belle lurette qu’il avait renoncé sur ça aussi.

Il était entré dans sa chambre, avait refermé la porte et enfin allumé la lumière.

Ô joie, son lit était fait !

S’il y avait un avantage à être marié à cette psychorigide, c’était au moins qu’elle tenait à son rôle de parfaite épouse et n’aurait donc jamais manqué à son devoir de tout faire pour son bien-être et son confort.

Au détail près qu’ils n’avaient jamais été d’accord sur les définitions exactes de ces deux termes.

La pièce était comme il l’avait laissée, propre, spacieuse, ancienne, avec un grand lit à baldaquin et un vieux secrétaire en bois massif, présentement fermé. Pas à clé, il n’en prenait plus la peine. De toute façon, ses parents avaient un double de la clé et il savait très bien qu’ils fouillaient régulièrement ses affaires. Il n’avait jamais rien gardé de « compromettant » dans cette pièce. Il n’avait jamais rien possédé de compromettant, d’ailleurs, puisqu’on lui avait confisqué tout ce qui « posait problème » d’assez longue date pour qu’il n’essaye même pas. Dans sa bibliothèque, il y avait peu de livres, surtout des ouvrages de stratégies et d’histoire militaire. Quelques CD de musiques classiques. Il n’y avait que sur son petit ordinateur portable qu’il avait quelques films, séries et musiques plus personnelles, car ce dernier étant un outil professionnel contenant des informations confidentielles, ils n’osaient pas trop le toucher et de toute façon, il avait refusé de leur laisser le mot de passe, arguant qu’il n’en avait pas le droit.  

Une fois, alors qu’il était collégien, ils avaient trouvé un livre « immoral » sur son bureau, Germinal d’Émile Zola, et ils l’avaient salement engueulé… Jusqu’à ce qu’il parvienne à réussir à leur faire comprendre qu’il l’avait pour ses études, puisque c’était une œuvre qui était au programme, en français.

Outrés qu’une œuvre anarchiste, selon leurs critères, soit à l’étude dans un collège, d’un auteur qu’ils jugeaient en plus en partie responsable du début du déclin de la Nation, véhiculant des idées sociales bien loin des leurs, ils avaient tenté de protester auprès de l’établissement, mais ce dernier n’avait pu que leur dire que ce n’était pas lui qui décidait du programme.

Adel avait laissé tomber son sac au sol et s’était frotté le visage en se disant qu’il allait se rincer vite faite dans sa petite salle de bain privée, et tant pis si cette dernière jouxtait la chambre de sa femme, avant de se coucher. Le vol avait été bien trop long et il avait la sensation de puer, pas envie de se coucher comme ça.

Il avait fait vite, renfilé un vieux survêt, et était allé s’écrouler dans son lit sans autre forme de procès.

Le jour était levé depuis très longtemps lorsque le grincement de sa propre porte l’avait réveillé. Il avait souri sans ouvrir les yeux en entendant une petite voix chuchoter :

« Doucement, Bruno, sinon on va le réveiller trop vite ! »

Il n’avait pas bougé, attendant que ses deux enfants ne grimpent sur le lit, se voulant furtifs, mais comment une fillette de 6 ans et un petit bonhomme de 4 auraient-ils pu approcher leur père, militaire de 25 ans déjà bien rodé aux zones de guerre, sans l’alerter ?

Il avait attendu qu’ils soient assez près pour les attraper sans sommation, chacun son bras, pour les y serrer, les faisant crier de surprise, puis vite rire.

« Coucou mes trésors !

– Papaaaaa ! » avaient-ils crié en chœur en se blottissant contre lui.

Son sourire s’était élargi.

« Vous allez bien ?

– Oui ! avait répondu Sabine. Et toi aussi tu vas bien ?

– Oui, juste fatigué. Sinon, ça va. Je suis content de vous voir. »

Bruno s’était redressé pour s’agenouiller et demander, les yeux tout brillants :

« Tu as tué beaucoup de méchants ? »

Alors que Sabine restait contre lui, câline, Adel avait soupiré et tendu le bras pour ébouriffer son fils :

« Bruno, je te l’ai déjà dit. La guerre, ce n’est pas un jeu. On n’y va pas pour s’amuser à compter les gens qui meurent. »

Le petit garçon avait fait la moue, déçu, et Adel songé que son frère Arnaud, alors âgé de 17 ans, et fantasmant de façon très inquiétante à ses yeux sur leurs missions, à Florent et lui, avait vraiment une influence malsaine sur son fils.

Mais il n’avait pas pu penser plus loin, car sa mère et sa femme étaient arrivées.

« Oh, les petits fripons ! » avait soupiré la seconde, Madeleine de Larose-Croix, alors âgée de 46 ans, belle femme très digne.

Caroline, 27 ans alors, était plus énervée :

« Bonjour, Adel. J’espère que tu as bien dormi, il est très tard. Enfin, vu l’heure à laquelle tu es rentré, rien d’étonnant à ce que tu ne te sois pas levé plus tôt. »

Adel lui avait jeté un œil.

Il connaissait la bête et avait parfaitement compris le sous-entendu.

Le fait était qu’il était rentré vers 3 h, donc avec deux bonnes heures de retard sur l’heure annoncée. Et la connaissant, il la savait persuadée qu’il avait profité de l’intervalle pour aller faire des obscénités en douce, tant elle était obsédée par sa perversion et sûre qu’il ne ratait jamais une occasion d’y céder.

Il lui avait souri :

« Ah, désolé, ma douche t’a réveillée ? »

Il s’était redressé, laissant une Sabine inquiète s’écarter un peu de lui. Sans comprendre ni trop comment ni surtout pourquoi, la fillette commençait à être très consciente que quelque chose clochait entre ses parents.

« Oui, effectivement, avait répondu froidement Caroline.

– Je n’y ai pas pensé, excuse-moi. En fait, figure-toi qu’on a eu un souci pendant le vol, tempête au-dessus de Gibraltar, on a dû contourner, on a perdu deux heures… C’est vrai qu’on a prévenu les familles qui attendaient à l’aéroport, mais vu qu’il était déjà tard, je n’ai pas osé vous appeler. Du coup, on est rentré en vitesse, mais bon, la voiture de Manon ne vole toujours pas, donc oui, j’étais là vers 3h et ¼, je pense… Et, ben, sept heures de vol au lieu de cinq, j’avoue, gros besoin d’une douche… »

Caroline avait grogné, mais Madeleine juste soupiré en hochant la tête, amusée :

« Ce n’est pas grave, avait-elle dit en s’approchant pour venir s’asseoir au bord du lit. Ça me fait plaisir que tu sois de retour sain et sauf et devoir accompli. Il paraît qu’il y a eu beaucoup de tensions, là-bas.

– Oh, la routine… » avait-il nuancé pour ne pas plus les inquiéter, surtout ses enfants.

Elle avait hoché la tête à nouveau.

« Nous allons déjeuner dans une petite heure. Prends le temps de te réveiller tranquillement, tu as bien mérité un peu de repos. »

La journée s’était passée tranquillement, du moins en apparence. Adel ne faisait mine de rien, mais il savait que dès qu’ils reverraient Florent et Manon, ses parents et Caroline vérifieraient sa version des faits.

Et ça n’avait pas loupé. Deux jours plus tard, le vendredi soir, lorsque son frère était venu dîner avec sa petite famille, la question fatidique était tombée de façon tout à fait opportune dans la conversation, posée par leur père :

« Le vol du retour a été dur, alors ? Une tempête, c’est ça ? »

Autour de la grande table du salon, et alors que Madeleine, Caroline et Manon servaient l’entrée, aidées par Sabine qu’il fallait bien commencer à éduquer à son futur rôle d’épouse, Adel était assis entre Florent et Bruno, face à Stéphane qui avait lâché ses livres de médecine le temps du repas, et Arnaud tout excité à l’idée que ses deux aînés leur racontent leurs héroïques exploits. Leur père, Théodore, présidait, comme de bien entendu, à la gauche de son fils aîné.

Florent, pas du tout au fait des suspicions qui flottaient autour de son frère, avait hoché la tête avant de répondre avec un soupir :

« Ne m’en parle pas, juste comme on se disait ‘’Cool, dans deux heures on y est’’, message du pilote : ‘’Bon désolés les gars, on est détourné, grosse tempête sur la route’’…

– Et après ‘’Mais rassurez-vous, on aura assez de carburant, pas besoin de descendre faire le plein !’’, avait ajouté Adel, alors que son frère gloussait à ce souvenir.

– Oh bon sang, ça aurait été le restant !… Du coup on a fait un petit tour au-dessus du Portugal le temps de contourner le problème…  

– Et nous, heureusement qu’on avait emmené la tablette ! avait ajouté à son tour Manon, en posant un plat de crudités sur la table. Comme ça, on a pu regarder tranquillement WALL-E en vous attendant. »

Il y avait eu un silence. Leur père restait grave, mais il avait confiance dans son fils aîné, même s’il n’en avait aucune dans sa bru. Jamais Florent n’aurait accepté de monter ce mensonge pour couvrir son frère, il avait donc bien dû admettre que oui, il y avait eu un souci pendant le vol et que c’était bien la cause du retard d’Adel. Florent en avait remis une couche sans le savoir en levant la main droite :

« Promis, on ne s’est pas arrêté pour picoler en route ! »

Il y avait eu un silence alors que ces dames, ayant tout apporté, s’installaient.

Le repas s’était très bien passé.

Enfin à peu près retapé le samedi, après, donc, trois jours à dormir, Adel prenait son petit-déjeuner avec sa fille et son fils lorsque son épouse, qui leur faisait le service, lui rappela que le lendemain, ils étaient attendus pour le thé chez sa grand-tante, à Chaponost.

Moyennement ravi à l’idée d’aller perdre quelques heures de sa vie chez cette vieille dame aussi rigide que sénile, il cherchait un prétexte pour décliner lorsque Sabine avait timidement demandé :

« On va à Chaponost demain ?

– Oui, on va voir Grand-Tatie Clarisse. » lui répondit sa mère.

La fillette semblait en pleine réflexion, ce qui n’échappa pas à son père, ni à son petit frère qui pencha la tête, intrigué, mais à sa mère, occupée à vider le lave-vaisselle.

« Qu’est-ce qu’il y a, ma puce ? » demanda gentiment Adel.

Elle le regarda, toute timide :

« La maîtresse, elle a dit qu’il y avait le monsieur du livre à Chaponost ce week-end… »

Son père la regardait sans comprendre et sa mère avec sévérité, mais Adel sourit :

« Quel monsieur de quel livre ? »

Sabine les regarda tous deux, mais comme son père souriait et que sa mère ne disait rien, elle se lança :

« À l’école j’ai lu un livre qui est super et on l’a tous beaucoup aimé et la maîtresse elle nous a dit que le monsieur qui l’avait fait, il était à Chaponost ce week-end… On pourrait aller le voir en allant voir Grand-Tatie ?… » demanda la petite fille d’une toute petite voix.

Adel regarda sa femme :

« À quelle heure on doit y être, chez ta grand-tante ?

– Euh, pour le thé, à 16 h…

– Bon, ben il faut voir où il dédicace, mais ça laisse le temps de passer avant…

– C’est vrai, on pourrait ? » s’exclama Sabine en se redressant, pleine d’espoir.

Son père lui sourit encore, indifférent au froncement de sourcils de sa femme.

« On va regarder où et quand il y est et on va voir, on peut peut-être. » lui dit-il.

C’est comme ça qu’un peu plus tard, sur le vieux canapé du grand salon, entouré de ses deux enfants et son ordinateur portable sur les genoux, Adel se mit à chercher.

« Alors, comment il s’appelle, ce livre ?

Le Petit Papillon… C’est l’histoire d’une petite chenille qui veut devenir un papillon et elle a du mal parce que personne ne veut l’aider… »

Heureux de voir sa fille si joyeuse rien que d’évoquer l’ouvrage, Adel trouva rapidement sa trace sur Internet. Sur le site de la maison d’édition, il était en effet indiqué que l’auteur, Nathy de son pseudonyme, était en dédicace au Salon Jeunesse de Chaponost, tout le week-end, sur le stand de la librairie Expérience Ter.

Adel calcula rapidement, s’ils partaient assez vite après le déjeuner, vu qu’à cause de la messe, ils mangeaient toujours un peu plus tard le dimanche, ils avaient très largement le temps de passer faire un tour à ce petit salon. Il vérifia quand même l’itinéraire pour le principe, mais ça collait.

Restait à convaincre sa chère épouse et ses parents…

Il eut moins de mal qu’il le craignait.

Même s’ils étaient très inquiets des œuvres pernicieuses de certains auteurs malveillants, visant à pervertir la jeunesse, le fait que Caroline chaperonne les rassura. Adel leur donna sa parole qu’il ne laisserait pas ses enfants courir partout sans surveiller ce qu’ils regardaient, et les deux mis bout à bout, ça leur suffit.

Le dimanche, Bruno était grognon. Il avait apparemment mal dormi et avait mal au ventre. Fort à parier qu’il y avait un rapport avec la mystérieuse disparition d’un paquet de cookies à la cuisine, mais aucune enquête ne fut lancée. S’il ne put échapper à son devoir de petit chrétien d’aller à la messe, qu’il passa dans les bras de son père, il obtint par contre le droit de rester se reposer avec Papy et Mamy l’après-midi.

Sitôt le café digestif avalé, Caroline, Adel et Sabine partirent donc. Malgré les reproches de sa femme et la réprobation de ses parents, Adel était resté en vieux treillis et t-shirt, jurant avec sa fille et sa femme bien proprettes dans leurs uniformes de petites bourgeoises cathos en jupe plissée.

Des travaux sur la route leur firent perdre du temps et ils en avaient donc moins que prévu lorsqu’ils arrivèrent.

Adel proposa donc qu’ils aillent directement au stand de la librairie. Alpaguée par une connaissance coreligionnaire, la brave Bernadette, ils perdirent encore un peu de temps et Adel finit par s’excuser, déjà pas plus intéressé que ça sur les ragots paroissiaux locaux et surtout inquiet de ne pas avoir le temps de faire dédicacer le livre pour sa fille, cette dernière tirant un peu sur sa main.

Il trouva sans mal le stand et acheta le livre avant de se mettre d’autorité dans la file de la dédicace. Quatre personnes avant eux, ça allait le faire. Caroline les y rejoignit, fâchée d’avoir été ainsi plantée en pleine conversation.

« Quand même, tu pourrais faire un effort et être un peu sociable !

– C’est toi qui ne veux pas qu’on soit en retard chez ta grand-tante.

– Justement, qu’est-ce que tu fais là à attendre ! »

Adel prit Sabine dans ses bras en la voyant bâiller.

« Ben, on attend pour une dédicace. C’est bon, on a encore une demi-heure, ça va le faire, on est à deux rues… »

Il la regarda, sec :

« Si on est venu, c’est pour voir l’auteur. Sinon, c’est bon, j’aurais acheté le livre sur le site de l’éditeur… »

Elle soupira, énervée.

Elle resta à maugréer dans sa barbe jusqu’à ce que ça soit à eux, après un imposant barbu à l’air jovial.

Adel regarda alors le fameux Nathy : jeune trentenaire, brun à lunettes, plutôt une bonne tête, assis et qui leur souriait aimablement. Il y avait ses autres œuvres autour de lui sur la grande table. Il avait l’air d’avoir déjà pas mal de titres publiés.

Raffermissant sa prise sur Sabine, qui s’était timidement resserrée contre lui, Adel s’approcha et tendit le petit livre d’une main :

« Bonjour, nous voudrions une dédicace au nom de Sabine, s’il vous plaît. »

Chapitre 45 :

L’auteur avait l’air un peu fatigué, mais il souriait toujours avec bonté quand il prit le livre en répondant :

« Bien sûr. Est-ce que notre demoiselle veut un dessin ? »

Adel n’eut pas le temps de répondre, car Caroline le prit de vitesse :

« Nous sommes un peu pressés et… »

Il la foudroya du regard, furieux, sans voir la tristesse de sa fille, ni que les deux n’avaient pas échappé à Nathy qui coupa Caroline avec un immense sourire :

« Je parlais à votre fille. »

Et comme son épouse sursautait, outrée, il en remit une couche avec la même amabilité :

« C’est bien pour elle, le livre ?

– Euh… oui… » ne put qu’admettre Caroline.

Adel eut un petit sourire narquois, ravi de ce recadrage et encore plus que cet homme l’ait fait si naturellement, mais son sourire s’adoucit lorsque Sabine répondit un tout petit oui à la nouvelle question, dite avec une vraie gentillesse, du dessinateur :

« Alors, tu veux un dessin ? »

Adel la posa au sol avec délicatesse, en lui disant qu’elle pouvait s’approcher, mais qu’elle devait faire attention à ne pas le déranger.

Le fameux Nathy se mit à l’œuvre avec soin, sous le regard émerveillé de Sabine et plus simplement curieux de son père. Caroline restait furieuse, mais trop attachée à son image de femme parfaite pour faire un scandale. Adel était donc sûr qu’elle ne referait pas d’esclandre avant que Nathy finisse.

C’est là que la fameuse Bernadette les retrouva et comme elle allait se remettre à blablater avec Caroline, Adel s’éloigna pour aller voir les autres œuvres de l’illustrateur. Il prit un tome un peu au hasard, attiré par sa couverture : de la fantasy, apparemment, si on en croyait le chat ailé et le jeune homme qui lançait un éclair à main nue à côté.

Le dessin était sympa.

Entendant Bernadette parler avec emphase du Petit Papillon, Adel se dit qu’il faudrait qu’il le lise aussi, avant de sourire lorsque Nathy la rabroua en rigolant quand elle raconta la fin. Ça à quoi Caroline répondit avec son habituel mépris que de toute façon, Sabine l’avait déjà lu à l’école, mais qu’elle le voulait tout de même pour elle.

Si Adel savait très bien à quel point cette phrase se voulait venimeuse dans la bouche de sa femme, il fut soulagé de voir que Sabine, subjuguée par la dextérité de l’artiste, dont le pinceau glissait sur la feuille avec une facilité assez incroyable, n’avait rien entendu.

L’image d’un petit garçon, tout fier d’avoir peint un joli paysage à l’école, passa dans son esprit et il l’en chassa aussitôt, pour ne pas se souvenir de la suite.

Il acheta la BD au responsable du stand, indifférent à la surveillance tacite de son épouse, toujours obligée d’écouter Bernadette, qui ne tarissait décidément pas d’éloges sur le petit ouvrage.

Nathy avait fini et tendit le livre ouvert à Sabine en lui disant avec douceur :

« Voilà ! Ne ferme pas tout de suite, il faut encore que ça sèche un peu. »

Adel caressa la tête de sa fille, très heureux de la voir si rayonnante :

« Qu’est-ce qu’on dit, ma chérie ?

– Merci ! s’exclama Sabine avec un immense sourire.

– De rien, répondit Nathy, souriant aussi. Merci à toi. »

L’illustrateur leva ensuite le nez vers lui et Adel se dit qu’il était vraiment face à un homme dont la bonté n’était pas feinte, ce qui était toujours agréable. Nathy lui demanda si lui aussi voulait une dédicace et il répondit sans plus réfléchir, content de cette demande et de cette gentillesse :

« Oh, avec plaisir… »

Avant que cette petite bulle sympathique n’explose lorsque Caroline aboya :

« ADEL ! Nous n’avons pas le temps ! »

Adel ne put retenir un soupir furieux et il tendit la BD à Nathy en lui crachant qu’elle n’avait qu’à partir devant, qu’ils trouveraient bien le chemin sans elle.

Adel n’avait pas vraiment conscience d’à quel point son ton et son regard avaient été glaçants et il ne vit même pas Caroline trembler, car il se retourna vers la table, vers Nathy qui le contemplait avec surprise, mais clairement aussi, amusement, son crayon tournant dans sa main. Mais il ne fit aucun commentaire et demanda simplement :

« Vous voulez un perso précis ?

– Je n’ai fait que feuilleter, donc je ne les connais pas encore… Faites vous plaisir.

– D’accord ! »

Nathanael se mit à dessiner le jeune homme de la couverture et le chat ailé, sous le regard toujours émerveillé de Sabine, accrochée au bord de la table.

Au bout d’un moment, Nathy lui demanda ce qu’il faisait et Adel répondit simplement :

« Je suis militaire. Pourquoi ?

– Pour trouver quoi faire dire à ces deux-là… »

Caroline, excédée, râlait contre lui, qu’il allait les mettre en retard au thé de sa grand-tante, et puis quelle honte de sortir aussi débraillé un dimanche et bla et bla et bla… La pauvre Bernadette essayait bien de l’apaiser en lui rappelant qu’il revenait d’une longue opération très dure en Afrique, qu’il était normal qu’il veuille rester tranquille et se reposer… Mais Caroline n’en démordait pas et Adel savait bien qu’il n’avait pas fini d’en entendre parler.

Mais présentement, il s’en foutait. Il regardait ce sympathique auteur peindre avec le même soin son dessin. Puis, il le signa et lui tendit la chose.

Adel sourit, amusé, en voyant le texte.

Le sorcier disait :

« N’hésite pas à nous rejoindre, quand tu voudras ! »

Et le chat ajoutait :

« Ouais ! On a toujours besoin de soldats contre les Ténèbres ! »

Il n’avait pas plus conscience que Nathy de la portée prophétique de ces mots.

Un peu apaisé sans trop savoir pourquoi par ce drôle de petit brun à lunettes et ses dessins, Adel souriait avec sincérité lorsqu’il remercia Nathy. Ce dernier en sembla un peu surpris et lui répondit de ne pas hésiter à lui laisser un commentaire en ligne.

« Volontiers, opina Adel, plus par politesse qu’autre chose, tant il pensait déjà qu’il n’aurait probablement pas le temps. Bon courage pour la fin du salon.

– Merci ! »

Adel prit la main de Sabine et cette petite bulle de bien-être éclata dès qu’ils firent un pas, aussitôt assaillis par une Caroline toujours en colère et qui leur fit presser le pas pour ne pas qu’ils arrivent en retard.

Mais la maison de la grand-tante était vraiment tout proche et, moralité, ils y furent finalement quinze bonnes minutes trop tôt.

Or, si la vieille dame n’aimait pas qu’on soit en retard, elle n’aimait pas plus qu’on soit en avance.

Ce qu’elle ne manqua pas de leur faire remarquer très sèchement à leur arrivée. Adel retenait son sourire alors que Caroline bredouillait de vagues excuses. Il finit par lâcher :

« Pardonnez-nous, Tante Clarisse, nous étions au salon du livre jeunesse, mais Caroline avait tellement peur d’être en retard qu’elle nous a pressés, alors que nous parlions avec un auteur très sympathique. Pas faute de lui avoir dit que nous avions le temps, mais bon… »

La vieille Clarisse soupira et regarda sa petite-nièce avec froideur :

« Caroline, ton mari est un officier habitué à gérer des missions parfois chronométrées à la minute. Je pense que lorsqu’il te dit que vous avez le temps, tu pourrais lui faire un minimum confiance. »

Et bam dans tes dents.

Clarisse soupira encore :

« Bien. Puisque vous êtes là, Adel, Sabine, allez vous installer au salon, je vais finir de préparer le thé et voir où en est mon gâteau. Viens donc m’aider, Caroline. Adel, j’attends d’autres invités. Puis-je compter sur toi pour les accueillir ? Puisque vous bouleversez mon planning. »

Adel lui sourit. Il n’avait que très peu d’affection pour cette vieille bigote, mais il fallait admettre qu’il la respectait, surtout lorsqu’elle était dans un bon jour, à savoir un où elle avait toute sa tête, comme ça semblait être le cas ce jour-là.

« Pas de souci, vous pouvez compter sur moi. »

La fin de l’après-midi fut aussi pénible que prévue, Sabine finit par s’endormir sur ses genoux et lui commençait à sérieusement fatiguer lorsqu’ils repartirent.

Evitant cette fois les zones de travaux, ils furent à la maison juste à l’heure pour le dîner.

Stéphane n’était plus là et Adel regretta un peu de ne pas avoir pu le saluer. Comme chaque dimanche, son jeune frère était retourné à son campus en fin d’après-midi. Il dût donc se contenter d’un petit texto pour lui souhaiter bon courage pour sa semaine. Arnaud, lui, était là, il ne retournerait à son pensionnat que le lendemain matin.

Le dîner se passa dans l’absence de communication habituel.

Les enfants n’avaient de toute façon pas le droit de parler (enfin, surtout Sabine), sauf si on les y autorisait, et Adel était trop crevé pour participer à une conversation qui ne l’intéressait de toute façon pas, sur il ne savait même pas qui qui, drame, avait accepté le mariage de sa fille avec un étranger dont on n’était même pas sûr qu’il était catholique.

Adel s’occupa de coucher ses enfants, Bruno toujours un peu malade et grognon, qu’il laissa s’endormir sans plus le faire veiller, et Sabine qui lui demanda s’il voulait bien lui lire Le Petit Papillon avant de dormir.

Il sourit et s’installa, assis au bord du lit. Elle se blottit contre lui et il ouvrit le petit livre, souriant en voyant la dédicace, ce grand papillon qui encourageait le petit à voler plus haut.

Il lui lut cette drôle d’histoire de petite chenille qui aimait les couleurs, rêvait de quitter sa vie toute grise pour devenir un joli papillon coloré, et qui, à force de courage, et malgré le rejet de ses propres parents, allait y parvenir, devenir à la fois un papillon arc-en-ciel et un dessinateur heureux.

Sabine s’endormait quand il finit, il la coucha, embrassa doucement son front et la laissa, espérant qu’elle allait faire de beaux rêves pleins de papillons multicolores.

Puis, il alla dans sa propre chambre, prit une douche et enfila le vieux survet’ avec lequel il dormait pour se coucher. Il voulait lire la BD qu’il avait achetée, mais il était trop fatigué. Il éteignit donc et sans trop savoir pourquoi, ses pensées le ramenèrent vers ce petit livre et ce papillon arc-en-ciel.

Devenir un papillon et pouvoir s’envoler sans plus se prendre la tête pour rien…

Il repensa au petit garçon tout fier de sa peinture et à qui on avait expliqué que ce n’était pas « normal » pour un garçon d’aimer dessiner.

Il repensa à tous ses dessins déchirés, brulés, et il soupira.

Il avait bien de la chance, ce Nathy, d’avoir réussi à devenir un papillon…

Le temps passa sans qu’il y repense vraiment.

Après trois mois de permission bien mérités, Adel et Florent reprirent leur travail à la vieille caserne, étouffante cet été-là. Si la vieille isolation ne les protégeait pas de froid en hiver, elle ne les protégeait pas plus au chaud en été et ce n’était pas la joie.

Adel et son frère suaient donc de concert avec deux autres dans une salle de réunion, en août, où un ventilo brassait un peu d’air chaud, œuvrant aussi consciencieusement que possible à la préparation de la prochaine OPEX, prévue pour mi-décembre. Il y avait bien deux mois en Allemagne entretemps, entre octobre et novembre, mais rien qui ne nécessitait une aussi grosse préparation que la mission prévue en Afrique à la fin de l’année.

« Quelqu’un peut m’expliquer pourquoi là, j’ai juste envie d’aller me tailler une baignoire dans un iceberg alors qu’il fait 34 et que ça allait à 40 à l’ombre dans le désert afghan ?… » finit par souffler un de leurs collègues.

Cela les fit tous rire et Adel répondit :

« Chaleur sèche contre chaleur moite.

– Grave, renchérit son frère, on est coincé entre deux fleuves ici, comment tu veux que ça aille… »

Adel avait mal à la tête ce soir-là. Comme ils covoituraient de longue date, il se laissa reconduire par son frère après un petit crochet par chez ce dernier, car comme souvent, sa petite famille était invitée à dîner.

Aucun d’entre eux ne s’attendait à l’accueil qui les attendait, enfin qui attendait Adel, pour être exact.

Ils entrèrent innocemment, les trois adultes amusés par l’enthousiasme des deux enfants, tout contents à l’idée de voir leurs cousin et cousine.

Amusement vite refroidi par la voix sèche de leur grand-père qui venait d’arriver dans le couloir de l’entée :

« Adel, il faut qu’on parle. »

Interloqués, les arrivants regardèrent tous le sévère quinquagénaire, qui, lui, regardaient son deuxième fils avec colère.

Putain, qu’est-ce qu’ils vont encore me sortir… pensa Adel, épuisé d’avance.

Ça n’allait pas aider son mal de tête, il le sentait…

Sentant venir la tempête et inquiète pour son beau-frère, Manon envoya immédiatement ses fils retrouver Bruno et Sabine et regarda son mari. Le regard grave de Florent allait de son frère à son père, visiblement aussi surpris qu’elle de ce qui se passait.

Adel soupira. Se sachant condamné d’avance, Adel s’avança malgré tout vers son père :

« Qu’est-ce qui se passe ? »

Il n’eut pas de réponse et ne vit pas, dans son dos, Manon donner un petit coup de coude à son mari et eux les suivre au salon où les attendaient une Caroline furieuse et leur mère, elle aussi grave, assises toutes deux sur le canapé.

Leur père s’assit près d’elles et Adel face à eux, sur un fauteuil. Florent et Manon entrèrent prudemment, mais, ne recevant aucune remarque le leur interdisant, ils en conclurent tacitement qu’ils pouvaient rester et s’assirent aussi, l’un à côté de l’autre sur l’autre canapé.

Comme le silence durait, pesant, Adel finit par soupirer :

« Bon. La journée a été dure et j’ai mal à la tête, donc je ne sais pas ce dont vous voulez me parler, mais aller droit au but m’arrangerait, s’il vous plaît ? »

Un nouveau silence. Adel croisa les bras avec un soupir en s’adossant au fauteuil. Florent avait froncé les sourcils, comme Manon, lui suspicieux et elle toujours inquiète.

Leur père prit finalement la parole, froid :

« Soit. Nous voudrions savoir quelle mouche t’a piqué d’oser offrir à ta fille un livre de propagande pédéraste. »

Florent sursauta, outré, alors que sa femme restait stupéfaite, et Adel fronça les sourcils à son tour :

« … Pardon… ?

– Ne fais pas l’innocent ! s’écria Caroline, incapable de se contenir plus longtemps. Quand je repense à ton insistance pour aller dans ce salon, rencontrer ce pervers… 

– Mais de quoi vous parlez ?… » la coupa Adel, bien trop surpris pour que ça soit feint.

Ce dont ils se rendirent tous compte. Ça ne calma pas Caroline, mais elle fut à nouveau coupée alors qu’elle allait reprendre, par sa belle-mère qui prit plus calment la parole :

« Le livre que tu as offert à Sabine, à Chaponost, au printemps. »

Adel raccrocha enfin le premier wagon :

« L’histoire de la chenille qui devient un papillon, là, ?

– Oui, lui répondit sa mère.

– Mais en quoi est-ce que c’est… »

A nouveau, Adel semblait bien trop perdu pour que ça ne soit pas flagrant. Son père soupira à son tour, énervé, et reprit :

« Tu nous donnes ta parole que tu ignorais tout du vrai message de ce livre ? »

Adel décroisa les bras, désormais plus las qu’autre chose :

« Bon sang, mais je ne savais même pas qu’il existait avant que Sabine nous en parle, de ce livre ! Et elle l’avait déjà lu et à son école !… Tout ce que j’ai fait, c’est l’emmener à ce salon sur sa demande, lui faire dédicacer ce livre, et elle était juste heureuse ! Et en quoi c’est de la propagande de pédé, c’est juste une chenille qui devient un papillon, l’histoire de quelqu’un qui a un rêve et le réalise !…

– Oui, c’est ce que ça parait, approuva son père, c’est bien là que cet auteur est particulièrement vicieux… »

Il y eut un nouveau silence avant qu’il ne reprenne, sévère :

« Il se trouve que nous avons appris via une source sûre que cet homme était un dangereux militant pédéraste et gauchiste… Il a publié des œuvres pornographiques et il ne fait aucun doute que ce livre pour enfants est une tentative de pervertir d’innocents enfants…  Il aura ce qu’il mérite en Enfer, nous n’en doutons pas, mais nous sommes très inquiets des conséquences que pourraient avoir cette lecture sur Sabine et Bruno.

– De quelles conséquences vous parlez ? intervint Manon, enfin sortie de sa sidération devant ce qu’elle venait d’entendre.

– Mais enfin, c’est évident ! lui répliqua Caroline, comme si elle s’adressait à une idiote. Mettre de telles idées dans la tête de mes innocents enfants !

– Attendez… l’interrompit Manon, définitivement persuadée d’être tombée dans une autre dimension. Vous pensez que ce livre pourrait rendre vos enfants homosexuels ? C’est ça, votre problème ?… »

Seul Adel, qui se massait les tempes, ne la regarda pas comme une folle et elle se dit que sa belle-famille était vraiment une sacrée brochette de cinglés.

Mais aussi qu’il allait falloir qu’elle ait une discussion très sérieuse avec son mari à elle sur ces sujets. Désireuse de calmer le jeu, car elle savait bien que juste leur dire que leur parano de sales réacs était complètement débile ne servirait à rien, elle reprit avec un sourire apaisant :

« Oh, mais voyons, Caroline, ils sont bien trop jeunes pour ça ! Vous vous inquiétez pour rien, ce ne sont pas des questions qu’on se pose à ces âges…

– Dans tous les cas, il est hors de question que ce livre reste dans cette maison, trancha sans discussion possible le maître des lieux.

– Soit, admit Adel en croisant à nouveau les bras. Et donc ? Où est-il et que voulez-vous faire ?

– Sabine l’a caché et refuse de nous le donner, ragea à nouveau Caroline. Impossible de mettre la main dessus ! Il faut pourtant bien qu’on s’en débarrasse, qu’on le jette au feu ou…

– Je m’en occupe. » la coupa Adel en se levant, s’appuyant sur les accoudoirs du fauteuil.

Son regard fit le tour de l’assemblée. Ses parents le regardaient, lui aussi sévère qu’elle surprise. Caroline restait suspicieuse, mais Adel reprit avec calme :

« C’est moi qui lui ai offert, c’est donc ma responsabilité. Je vais lui expliquer, le récupérer et nous en débarrasser.

– Bien. Ne nous déçois pas. » répondit son père.

Adel eut un sourire et regarda sa femme :

« Ah, et la prochaine fois que Sabine voudra un livre, tu te débrouilleras pour aller vérifier la bio de l’auteur sur Wikipédia avant de me faire une scène, surtout si son école l’autorise, merci. »

Il quitta la pièce sans attendre de réponse.

Chapitre 46 :

Comme il s’y attendait, Adel trouva sa fille dans sa chambre, larmoyante, avec son cousin Léo, l’aîné de Florent, tous deux assis sur le lit. Il tentait de la réconforter comme il pouvait.

« Tonton, l’appela-t-il, alarmé, pourquoi Papy il embête Sabine ? Moi aussi je l’ai lu ce livre, pourquoi c’est pas un bon livre ! »

Adel sourit tristement en venant s’asseoir à côté d’eux. Il prit sans attendre sa fille dans ses bras pour l’y serrer très fort :

« Ça va aller, ma puce, t’en fais pas, lui murmura-t-il. Ils sont où, ton frère et Bruno ? continua-t-il pour son neveu.

– Ils sont partis jouer dans la chambre de Bruno… Mais Tonton ! Pourquoi il aime pas ce livre, Papy ? »

Adel soupira et chercha ses mots un instant :

« Papy croit qu’il y a des choses dans ce livre qui pourraient vous faire du mal, vous mettre des mauvaises idées dans la tête.

– Quoi ?

– C’est compliqué… Ce sont des choses que les adultes voient, ou croient voir, mais que vous, vous ne voyez pas, pas encore. Mais pour Papy, c’est dangereux. Donc, il ne faut pas que vous puissiez les lire. »

Sabine s’était blottie contre son père, désespérée, et bredouilla en se mettant à pleurer :

« Maman elle a dit qu’il fallait le brûler… Je veux pas… C’est pas juste… Moi… Moi c’est juste un livre qui me donne du courage parce que la chenille elle réussit à devenir un papillon… Et puis le monsieur il était gentil, il a fait un beau dessin pour moi… »

Adel la serra plus fort, profondément peiné, lui aussi. Clair qu’il avait été d’une gentillesse rare, cet homme…

« Personne ne brûlera ce livre, ma puce, je te le promets. Mais on ne peut pas le garder. Je suis désolé, mais même si on le cache, si Papy, Mamy ou Maman le trouvent, ils vont être très en colère et vraiment le détruire. »

La fillette sanglota et son père sentit son cœur se serrer.

Merde, pourquoi est-ce qu’il ne pouvait pas la protéger de ça…

Manon arriva, presque sur la pointe des pieds :

« Euh, ça va… ? »

Elle vint s’asseoir, elle à côté de son fils qui la regarda :

« Dis Maman, on peut le cacher chez nous, le livre ?… Comme ça on fait semblant qu’on l’a jeté et Sabine elle pourra le lire à la maison ? »

Adel et Manon sourirent, mais elle répondit avec une pointe d’amertume :

« Non, on peut pas. Si ton papa le trouve, il va se fâcher et le jeter aussi…

– Papa, il pense comme Papy ?

– Ben là, oui… »

Léo se renfrogna :

« Il est bête des fois, Papa. »

Adel et Manon eurent beaucoup de mal à ne pas éclater de rire.

« Oui, admit Manon, des fois, il est très bête… »

Adel gloussa malgré lui, puis inspira et se reprit.

« Bon, si personne peut le garder… réfléchit tout haut Léo. Et comme on veut pas le jeter… On peut faire quoi ? »

Il y eut un silence avant que Sabine ne chevrote en essuyant ses yeux :

« Dis, Papa, est-ce que le livre, tu pourrais le rendre au monsieur… ? »

Adel caressa la tête de sa fille alors que l’idée faisait le tour de la sienne.

« … Parce que je veux pas qu’on le jette et je veux pas qu’on le donne à quelqu’un d’autre non plus… Parce que dedans il y a le dessin qu’il a fait pour moi… »

Adel échangea un regard avec sa belle-sœur qui hocha la tête.

« D’accord, dit-il. On va faire ça comme ça. Tu vas me le donner, je vais le garder et dès que je pourrais, j’irai le lui rendre.

– Et tu lui diras que je lui demande pardon et c’est à cause de Papy et que moi je voulais le garder parce que je l’aime très fort ? Et que je l’oublierai jamais ?

– Promis, ma puce. Promis. »

Adel scruta Manon et Léo :

« Et vous deux, pas un mot, ni à Flo ni à Papy.

– Promis ! répondit vivement Léo en levant sa main droite.

– Compte sur nous ! ajouta Manon.

– Bien. Alors dis-nous, ma puce, où est-ce que tu l’as caché, ce livre ? »

La petite les regarda, toute rose, avant d’avouer :

« … Dans la chambre de Papy… »

Ils en restèrent cois alors qu’elle expliquait :

« Sur son armoire, tout en haut… Derrière le joli morceau de bois en forme de raisin… »

Le grand fronton sculpté de l’armoire paternelle… Adel gloussa encore en serrant à nouveau sa fille très fort dans ses bras. Cacher le livre sous le nez de son grand-père…

« T’es géniale, ma chérie ! »

A eux quatre, ils n’eurent pas de mal à récupérer en toute discrétion l’objet du délit, Adel constatant au passage qu’il y avait une bonne couche de poussière là-haut.

Il avertit ses parents et sa femme que le livre était retrouvé et qu’il allait se charger, comme convenu, de les en débarrasser. Mais il ne leur précisa pas comment.

Il se contenta de surveiller discrètement l’actualité de ce fameux Nathy et dès qu’il sut qu’il participait aux Intergalactiques en septembre, profitant d’un samedi où il était de repos, il prétexta une course urgente à faire pour y aller, en espérant que tout irait bien.

Il ne connaissait pas du tout ce festival et galéra un peu à trouver l’endroit et se garer. Il prit le sac qui contenait le livre et soupira, tellement triste, encore, d’être obligé de faire ça, de faire du mal à sa fille, à cause de ces cons…

Se reprenant, il sortit de sa belle voiture familiale qui lui servait à tellement de choses, sauf à sa famille, et prit d’un pas résolu la direction du festival.

L’entrée était libre et il pénétra avec curiosité sur les lieux du forfait.

Tout y était nouveau pour lui. Il traversa la grande cour où se déroulait la brocante geek, des dizaines de stands vendant en vrac des jeux de société ou vidéo de tous âges, des vieux jouets, et tout autant de livres, BD ou goodies dont lui-même ignorait tout. Un monde étrange où régnait pourtant une ambiance des plus conviviales. Globalement, et même s’il entendit quelques altercations verbales, normal vu le nombre de personnes au mètre carré, les gens étaient là, seuls, en bande ou en famille, souriant, de bonne humeur, parlant un dialecte qu’il ne saisissait pas trop. Il sourit en voyant un jeune père tout content de montrer à son fils un jeu de société antédiluvien auquel lui-même jouait enfant, puis une jeune femme toute contente d’avoir, de ce qu’il en comprit, trouvé d’occasion un très vieux jeu vidéo dont elle rêvait depuis des lustres.

Le fameux Nathy n’était pas à son stand, dans la plus grande salle, elle couverte, où se trouvaient les stands des créateurs. La personne qui gardait ce dernier, un membre de l’organisation apparemment, l’informa qu’il participait à une table ronde dans une autre salle.

Quitte à être là, Adel décida d’aller écouter ça et le remercia. Il trouva sans mal la salle en question. Plus de chaises libres, mais rester debout ne le gênait pas, il resta contre le mur, au fond de la salle, à écouter un débat assez surréaliste pour lui sur la place des minorités sexuelles dans la fantasy et la science-fiction. Il y avait une femme dont il comprit qu’elle était romancière, jeune quadragénaire très posée et souriante, un jeune animateur en short très enthousiaste et le fameux Nathy, de très bonne humeur aussi.

L’ambiance était donc plutôt bonne dans la salle, le public attentif et alerte, réactif aussi.

« … En fait, expliquait la femme, c’est logique qu’on s’empare de ces sujets maintenant. Déjà, comme je le disais, il peut y avoir un réel intérêt narratif à avoir des personnages de mœurs variées, ne serait-ce pour marquer des disparités culturelles, par exemple.

– Comme entre les elfes et les humains dans votre roman ?

– Tout à fait. Pour moi, c’est assez parlant pour le lecteur, en terme de symbolique, de montrer d’un côté des elfes aux mœurs ouvertes, tolérantes, voire qui acceptent carrément les mariages entre hommes ou femmes pour certaines ethnies, pour les opposer aux traditions bien plus rigides des humains, moins ouverts au métissage et aussi bien sûr très obtus sur la question des relations hors-mariage hétéros, au nom de principes qui se veulent religieux, mais qui ne le sont en fait même pas, quand on regarde vraiment leur religion.

– Toute référence à des faits réels et actuels étant bien sûr hors de propos ! lança Nathy, les faisant rire, ainsi qu’une bonne partie de l’assemblée.

– Tout à fait, rebondit-elle. Car, comme je dis toujours, les Livres Saints, toutes religions confondues, il y a ceux qui en parlent et ceux qui les ont lus. »

Adel eut un sourire en croisant les bras.

« Mais en fait, chaque œuvre reflète son époque, donc que ces questions ressortent dans des œuvres actuelles, c’est normal.  » dit-elle encore.

L’animateur hocha la tête et se tourna vers Nathy et lui demanda :

« C’est aussi votre avis ? »

Nathy opina :

« Oui, c’est assez évident. En fait, on accuse, et à raison, beaucoup d’anciens auteurs de SF et de fantasy d’être très sexistes, par exemple. Tolkien est un bon exemple de ça. Mais c’étaient des hommes de leur époque, où la question ne se posait même pas. Et puis, il y a des œuvres mettant en scène des personnages féminins qui feraient hurler les machos du net d’aujourd’hui, comme Ripley dans les Aliens, pour ne citer qu’elle. Faut pas généraliser… Même Leia dans Starwars est un perso bien plus actif et intéressant qu’on a tendance à le penser. Bon, là je donne des exemples de films, mais même en littérature ou dans la BD, on en avait quand même. Laureline, dans Valérian, c’est pas vraiment la potiche de base non plus…

« Pour en revenir à ce que je disais, on était à d’autres époques qui traitaient leurs propres thématiques : la question de la colonisation, par exemple, la Guerre Froide, les conséquences de la Deuxième Guerre Mondiale aussi. Des thématiques guerrières et viriles, voire virilistes, ou scientifiques, qui excluaient de fait les femmes de l’action, parce qu’une femme scientifique, ça n’existait bien sûr pas non plus pour eux. Nous, ce sont des problématiques dont on est sortis, et aujourd’hui, on a d’autres enjeux sociétaux. La crise oui, la peur de l’avenir, avec la crise climatique, mais aussi la place des femmes et des minorités sexuelles dans nos sociétés. Donc, ce sont des choses qui ressortent dans ce qu’on crée et c’est normal. Nos descendants auront leur propres combats, chaque génération ont les leurs.

– Tout à fait, approuva sa collègue. Chaque auteur est le fruit de sa culture et de son époque. Et ses œuvres le reflètent. Nos grands-parents traitaient des guerres mondiales, nos parents de la Guerre Froide, de la décolonisation, nous, de la crise, du sexisme, des droits des minorités. C’est juste logique.

– Donc, vous reconnaissez tous les deux que c’est un combat nécessaire de nos époques ?

– Oh que oui ! soupira-t-elle. C’est vraiment nécessaire, autant les personnages féminins que les personnages LGBT de toutes catégories. Ces genres en manquent, comme partout, vous allez me dire, donc on a besoin de sortir des stéréotypes pour avancer vers des récits qui laissent leur place aux personnages hors-normes.

– Oui, et c’est vrai pour toutes les normes, d’ailleurs, approuva Nathanael. Bon, c’est pas le sujet ici, mais on pourrait avoir exactement le même débat à propos des représentations ethniques ou des handicapés. On a besoin de diversité, de toutes les diversités.

– Clairement, enchaîna sa collègue. On a besoin de diversités, parce que leur donner vie dans l’art, en général, c’est les faire vivre dans l’imaginaire et donc dans l’esprit collectif, et il faut, parce que c’est comme ça qu’on fait bouger les mentalités. En donnant des modèles positifs pour que les personnes concernées se sachent représentées, bien représentées, et tu as raison de faire le parallèle avec les représentations ethniques, Nathy, parce que l’exemple de la représentation des populations maghrébines ou africaines est un très bon exemple pour ça.

– Yep, opina Nathy. Et surtout, pour que les enfants, les jeunes qui sont concernés voient des images qui leur montrent que c’est OK d’être comme ils sont, gays, lesbiennes, bi, trans, noir, beur ou tout ce que vous voulez. C’est super important, parce que le taux de suicide chez les jeunes LGBT est encore très élevés, même en France, et que leur donner ce support-là, c’est absolument primordial.

– Vous parlez d’expérience vécue ? demanda l’animateur.

– Oui, je pense que si j’avais eu des modèles plus positifs ado, j’aurais moins galéré. La Cage aux Folles, c’est cool et c’est vachement moins homophobe que ça en a l’air, surtout pour l’époque, mais c’est un peu limité. »

Adel eut un sourire en coin rapide.

« … Mais il y a une anecdote qui est très parlante à ce sujet et que je sors souvent pour illustrer ça, continua Nathy. Alors, on parlait de représentations ethniques, ça tombe bien, mais ça vaut pour toutes les minorités.

– Ouais ! rigola l’autrice. Père Nathy, raconte-nous une histoire ! »

Ils rirent et Nathy hocha la tête et fit un clin d’œil au public :

« En plus, ça parle de Star Trek. Vous aimez bien Star Trek ? »

Le public rit encore et approuva bruyamment, surprenant Adel.

« C’est une dame qui s’appelle Whoopi Goldberg… Qui était donc une petite fille à la fin des années 60, quand Star Trek a commencé à passer à la télé. Et vous le savez, Star Trek est une série qui, pour le coup, est connue pour sa diversité ethnique à une époque où la ségrégation raciale est réelle aux États-Unis, et je ne parle même pas de mettre un personnage russe dans l’équipe en pleine Guerre Froide, mais bref. Il y avait donc dans cette série le personnage de Nyota Uhura, qui a trois particularités notables, surtout pour l’époque : c’est une femme, elle est noire et elle est, je crois, les fans me conspueront si je me trompe, la chargée des communications de l’équipage. Bref, pas un petit rôle dans la série. Et donc, notre petite Whoopi Goldberg regarde ça et elle raconte que quand elle a vu ce personnage, elle a couru à la cuisine pour dire à sa mère : ”Maman, il y a une Noire à la télé et ce n’est pas une bonne !”. Et elle explique que c’est ce jour-là qu’elle a compris qu’elle pouvait faire ce qu’elle voulait de sa vie.

« J’aime beaucoup cette anecdote, parce que, comme je le disais, elle est très représentative de ce besoin des enfants d’avoir des modèles auxquels s’identifier pour grandir avec une image positive d’eux-mêmes.

– Il faut que la diversité devienne la norme, acquiesça sa collègue. C’est pour ça qu’on bosse, pour qu’un personnage ne soit plus gay, lesbien, noir, jaune, vert, mais soit juste un personnage, point. »

L’animateur opina et reprit :

« Bon, on va être obligé de s’arrêter là. On va passer aux questions du public s’il y en a… Le mot de la fin pendant qu’on fait passer le micro ? Honneur aux dames ?

– Salsifis. » répondit-elle très sérieusement, déclenchant l’hilarité de la salle.

L’animateur riait aussi et ne put donc que regarder Nathy qui fit la moue, amusé :

« Ah ça va être dur de faire mieux, là. Je tente tractopelle. »

Le public applaudit chaleureusement et Adel ne fut pas le dernier.

Si lui ne posa pas de questions, il écouta avec intérêt celles des autres et les réponses des deux auteurs. Il avait vraiment l’impression d’être sur une autre planète, où ces questions n’étaient ni taboues ni même simplement jugées malsaines ou perverses, mais juste posées là pour être discutées calmement comme des choses normales.

Puis, Nathy ne prit que le temps de boire un petit café avant de retourner à son stand où quelques personnes attendaient déjà.

Adel resta à tourner dans la salle, mal à l’aise, ne sachant ni trop quand ni trop comment aborder l’illustrateur pour lui rendre son livre… Craignant que ce dernier ne lui fasse une scène, ou il ne savait pas trop quoi, mais qu’en tous les cas, il prenne mal sa démarche, il ne savait que faire. Ce n’est que quand il vit qu’il n’y avait presque plus personne et que Nathy allait ranger son matériel qu’il prit son courage à deux mains pour rejoindre son stand, sans plus savoir comment faire, gêné aussi par les quelques personnes qui le regardaient, se demandant sans doute ce qu’il faisait encore là. Il n’osait pas regarder l’auteur, cherchant quoi dire, mais ce fut ce dernier qui l’interpella :

« Adel ? Ça ne va pas ? »

Adel sursauta et le fixa avec des yeux ronds :

« Vous vous souvenez de moi ? »

Sa surprise avait augmenté d’un cran lorsque Nathy avait rougi avant de reconnaître en haussant les épaules :

« Ben, disons qu’Adel, c’est pas fréquent pour un mec… Et puis, difficile d’oublier un regard comme le vôtre… »

Adel resta coi avant de glousser et de lui tendre enfin le petit sac :

« Logique, j’imagine… »

Adel savait qu’il était bel homme et que ses yeux en particulier marquaient souvent les gens. Rien d’étonnant donc à ce qu’un homosexuel l’ait remarqué.

Nathy avait pris le sac pour en sortir le livre et resta interloqué. Adel était à nouveau très mal à l’aise, d’autant que dans la salle presque vide, ce qui se passait attirait l’attention. Mais Nathy le surprit à nouveau en lui demandant avec un sourire :

« Euh… Vous avez pas gardé le ticket de caisse pour la garantie ? »

Il parvint donc à lui en arracher un.

Nathy reprit avec douceur, en croisant les bras :

« C’est quoi, le problème ? »

Adel haussa les épaules pour lui expliquer rapidement ce qui s’était passé : comme sa famille avait découvert qui il était, psychoté sur ce livre et comment lui avait réussi à le récupérer avant qu’ils le brûlent et décidé, avec Sabine, de le lui rendre.

Nathy avait l’air sincèrement choqué.

« … Ils l’auraient vraiment brûlé… ? »

Adel eut un sourire amer.

« Ils ne se sont jamais gênés pour ça. Détruire ce qui les dérange, c’est leur grand truc.

– Ça a l’air cool, chez vous…

– Longue histoire.

– Mouais… Bon, on va faire un deal, alors… »

Nathanael continua en se levant, très sérieux :

« Je garde le livre. Mais je veux que vous, vous disiez à votre fille que je le garde pour elle et qu’elle pourra venir me le demander quand elle voudra. Demain, dans 20 ans, quand elle pourra et qu’elle voudra, répéta-t-il. OK ? »

Adel était à nouveau surpris. Décidément, cet homme n’était rien de ce qu’il connaissait, mais pourtant, sa gentillesse le touchait en plein cœur. Il s’attendait à des insultes, à minima à des reproches, et tout ce à quoi cet homme avait pensé, c’était sa fille, c’était lui laisser une chance de récupérer son livre un jour…

« Y a aucune chance, mais d’accord, je lui dirai, dit-il.

– Aucune, ça, on verra. Moi, je dis jamais jamais, parce que rien n’est joué à aucun moment dans la vie et que j’ai bien envie de croire que tout reste possible. »

Adel soupira, triste et résigné :

« Si vous le dites…

– Vous n’y croyez pas ? »

Adel hocha la tête et répondit avec amertume :

« Toutes les chenilles ne peuvent pas devenir les papillons qu’elles veulent, monsieur Nathy. »

Nathy sourit :

« Ces chenilles-là restent des chenilles, alors. Mais si, si, elles pourraient devenir ce qu’elles veulent. J’en ai vu devenir des papillons fabuleux à plus de 70 ans… Rien n’est jamais joué. »

Adel le regarda encore, puis tourna les talons sans rien dire.

Il retourna à sa voiture, y monta et croisa ses bras sur son volant avant de poser sa tête dessus. Il aurait dû être en colère. Il aurait dû maudire cet homme d’avoir dit une chose pareille, comme si c’était si simple… Comme s’il n’y avait qu’à dire « OK j’ai envie. » pour pouvoir…

Et pourtant…

Pourtant, il savait, au fond de lui, que Nathy n’avait aucune mauvaise intention en lui disant ça, au contraire.

Bon sang, mais c’est quoi, ce gars… ?

Chapitre 47 :

Et puis les mois filèrent à nouveau, toujours cette routine, entre sa vie d’officier, respecté tant par ses troupes que par sa hiérarchie, et sa vie de fils et d’époux méprisé, surveillée comme rarement.

Victime de suspicions aussi floues qu’irrationnelles depuis l’histoire du livre, il avait parfois la sensation d’être épié sans cesse et il avait bien remarqué qu’il y avait eu un tri de fait dans les bibliothèques de la grande maison. Ainsi, dans la collection des Astérix du salon, une des rares bande-dessinée tolérée en ces lieux, il remarqua avec un amusement certain la disparition du tome 29, La Rose et le Glaive, œuvre qui se voulait féministe, et l’était sûrement bien trop aux yeux de certains, même si, à l’aube des années 2010, le féminisme version Uderzo de 1991 était quelque peu discutable.

Lui avait soigneusement planqué son propre exemplaire de la BD de fantasy, ne voulant pas le voir disparaître inopinément.

Restaient les moments de bonheur qu’il parvenait à passer seul avec ses enfants, rares. Même s’il s’inquiétait sérieusement pour son fils, dont l’agressivité latente se faisait de plus en plus vive et qui commençait à avoir des remarques et des réactions très limites envers sa grande sœur. Sa mère tolérant ses excès à lui autant qu’elle enfermait sa fille dans un carcan qui ne faisait que se rétrécir, le petit bonhomme prenait bien le chemin de considérer sa sœur comme sa bonniche, mais au moins l’aimait-il tout de même assez pour qu’elle ne devienne pas son souffre-douleur, tant la pression viriliste familiale se faisait déjà sentir sur lui.

Victimes indirectes de la suspicion dont leur père était la cible, les deux enfants étaient eux aussi très étroitement surveillés et éduqués pour s’assurer qu’ils ne risquent pas de suivre son chemin, surtout après avoir lu ce maudit livre de propagande pédéraste. Et ce n’était pas l’influence de plus en plus néfaste d’Arnaud, définitivement perdu dans ses fantasmes et ses délires de super-soldat, qui aidait beaucoup.

Adel était un père bienveillant. Il aimait ses enfants sincèrement, surtout sa fille, mais il était aussi un père très absent et il en était parfaitement conscient. Mais il n’y pouvait rien, car s’il y avait bien une autre chose dont il était parfaitement conscient, c’était qu’il devait rester au maximum à distance de cette maison et de ses gens qui empoisonnaient sa vie depuis bien trop longtemps et cela de pire en pire, le temps passant. Sa santé mentale en dépendait.

En vieillissant, son grand-père était de plus en plus aigri et frustré de ne pas avoir eu la carrière qu’il estimait avoir méritée, ce à quoi il fallait ajouter le fait de ne pas être le « vrai » chef de famille, tant il estimait aussi le mériter plus que son aîné. Aussi passait-il régulièrement ses nerfs sur son propre fil, bon à rien incapable selon lui, et il ne se privait pas pour faire de même sur ses petits-fils qu’il ne portait pas en plus haute estime. Le summum de ces moments était les fameux repas qu’il organisait avec ses anciens collègues, où Adel, Florent et leur père passaient des heures charmantes à se faire expliquer la vie, la situation géopolitique de pays où ces vieux complotistes n’avaient jamais mis les pieds, ou en tout cas plus depuis des décennies, et surtout comment il fallait gérer les crises locales (souvent à coups de fusils face aux sauvages qui y vivaient). Sans oublier les complots judéo-bolchévo-islamo-gauchistes-illuminati-LGBT et autres, bien sûr.

Adel aimait ses enfants et s’en voulait de les laisser aux mains de ces gens, mais il savait que sans le refuge qu’étaient pour lui sa caserne et ses voyages, il ne pourrait jamais survivre là.

Il savait que comme lui, Sabine trouvait refuge à l’école pour échapper à ça. Elle avait beau être dans une école privée catholique, cette dernière avait une équipe jeune, dynamique et plutôt ouverte et moderne. Il en avait eu le confirmation lorsque l’institutrice de sa fille, avec le soutien de sa directrice, avait formellement refusé de retirer Le Petit Papillon de la bibliothèque de sa classe malgré le scandale que Caroline n’avait pas manqué de faire à la découverte du « vrai message pervers » de l’ouvrage.

Pour sa part, Adel s’entendait plutôt bien avec cette femme, qui avait à peu près son âge et débordait d’idées et d’énergie pour éveiller ses élèves à tout ce qui était possible. Il avait eu l’occasion de lui parler plusieurs fois, en allant aux réunions parents-enseignants lorsqu’il était là, ce qui arrangeait bien Caroline qui surveillait autant la scolarité de son fils qu’elle méprisait celle de sa fille. C’était à cette occasion qu’il avait été mis au courant des pressions de sa femme pour faire disparaître cette œuvre impie de l’école. Suspicieuse, elle voulait en effet être sûre que lui n’allait pas demander la même chose et n’avait pas pris de gants pour le lui demander.

« Merci de l’avoir gardé, lui avait-il dit. Ça a brisé le cœur de Sabine de devoir se séparer de l’exemplaire dédicacé que je lui avais offert. »

Satisfaite de cette réponse, elle avait hoché la tête :

« Elle peut le lire quand elle veut ici. Ils sont un peu réac’ chez vous, non ?

– Non non, pas un peu, complètement. »

Il avait dit ça avec lassitude et elle avait gloussé :

« Ça doit être difficile, bon courage !

– Merci.

– De rien. En fait, il ne faut pas vous en faire plus que ça. Ça arrive souvent que des adultes paniquent sur des œuvres pour enfants, parce qu’eux ont un autre niveau de lecture et y voient des choses que les enfants ne voient pas du tout… Franchement, bien sûr que quand on connaît Nathy et qu’on sait que c’est autobiographique, on comprend bien la métaphore… Mais je ne connais aucun enfant ici qui y ait vu un discours pro-LGBT, ils savent à peine ce que c’est…

– Oui, eux voient juste l’histoire d’une petite chenille qui devient un joli papillon arc-en-ciel… Qui réussit à accomplir son rêve… Comme s’il y avait quoi que ce soit d’autre à y voir à cet âge… » soupira-t-il.

C’est donc assez naturellement et même avec plaisir que lorsqu’elle lui demanda, il accepta d’accompagner la classe de Sabine au musée des Beaux-Arts de Lyon, début décembre, une semaine avant son départ pour son OPEX d’Afrique.

Façon pour lui aussi de profiter d’un peu plus de temps avec sa fille, car malgré tout, il savait qu’elle regrettait son absence à Noël. Mais cette période était vraiment un calvaire pour lui et il loupait rarement une occasion d’y couper. Il revenait avec assez de cadeaux pour qu’on ne lui fasse pas trop de remarques, et même, parfois, certains le félicitaient de sacrifier ainsi ces « joyeux moments familiaux » au nom de son devoir de soldat. Il ne les avait jamais démentis.

C’est donc un froid marin de décembre qu’Adel monta avec une ribambelle d’enfants tout excités dans un bus pour descendre à Lyon. Bien sûr, Sabine ne le lâchait pas et l’institutrice laissa faire, tout à fait au courant du départ prochain du père de son élève.

Ils arrivèrent au musée à l’heure et si le reste de la classe se précipita au chaud, Adel et Sabine, eux, sursautèrent dans un ensemble parfait en voyant le fameux Nathy, avec deux autres femmes.

Sursaut qui n’avait échappé à personne, mais Nathy les prit de vitesse en venant vers eux, tout sourire :

« Et ben, le monde est petit !… Ça va comment, depuis le Salon Jeunesse de Chaponost ? »

L’institutrice ne fit aucune remarque et entraîna les enfants vers les deux autres femmes, sûrement la guide du musée et l’autre artiste qui allait les accompagner. Un peu perturbé de retrouver Nathy, mais soulagé que ce dernier ne fasse semblant de rien, et ce même si Sabine s’était cachée derrière lui, Adel serra la main qu’il lui tendait avec un soulagement réel, sans réaliser qu’il ne répondait pas à sa question comme il fallait :

« Oui, merci… Qu’est-ce que vous faites là ?

– Je remplace un collègue grippé. »

Et, le laissant à nouveau surpris, Nathy s’accroupit pour se mettre à la hauteur de sa fille et lui dire avec bienveillance :

« Bonjour, petite demoiselle. Tu vas bien ? Je ne t’en veux pas, d’accord ? Et ton papa m’a bien rendu le livre pour plus tard. Viens me le demander quand tu voudras, d’accord ? Il n’y a pas de problème. Tu avais le droit de l’aimer et c’est très dommage que ta maman et les autres n’aient pas voulu, mais moi, je ne t’en veux pas et je te le rendrai quand tu voudras. »

Adel en resta une seconde coi.

Cet homme ne cessait décidément de le surprendre. Même dans ces circonstances, il se souciait de sa fille avant le reste et faisait tout pour la rassurer. Il se demanda par contre pourquoi il lui tendait son petit doigt ?

« Tu me promets que tu viendras ? »

Devant l’air tout aussi dubitatif de Sabine, Nathy expliqua :

« C’est comme ça qu’on se fait une promesse, au Japon. On croise ses petits doigts. »

Sabine dit oui de la tête, regarda son père qui hocha aussi la tête pour lui signifier que c’était bon, amusé de la chose, et elle accrocha son petit doigt à celui de l’illustrateur qui lui sourit. Puis il lâcha et se releva. Ils partirent vers le reste du groupe, Sabine tenant sa main avec force, et Adel sourit à nouveau lorsque Nathy lui demanda s’il s’était reconverti en auxiliaire scolaire. Il démentit et lui avoua repartir pour quatre mois en Afrique la semaine suivante. Il sentit Sabine trembler à ses mots.

Il savait qu’elle ne voulait pas qu’il parte, qu’elle commençait à avoir conscience d’où il allait, des dangers que ça représentait. Elle posait des questions, et, si son petit frère imaginait la guerre comme dans ses dessins animés, encouragé par son jeune oncle et ses propres fantasmes, elle savait bien que ce n’était pas vrai.

La petite troupe attaqua la visite qui se passa bien. Adel était habitué à gérer des adultes et à les faire marcher au pas, ce n’était pas les trois-quatre petits cancres de la classe qui allaient l’intimider. De fait, il n’eut pas à les calmer plus d’une fois. Ils se tinrent très sages durant le reste de la sortie.

L’exposition était sympathique, expliquant les liens entre peinture classique et bande dessinée. Il y avait beaucoup d’exemples, de planches originales exposées, entre les bandes dessinées biographiques de peintres ou de peintures, ou celles parlant juste de peinture comme thématique narrative. Sans compter les auteurs qui travaillaient comme des peintres, Enki Bilal par exemple, connu pour faire ses cases en BD en peintures indépendantes qu’il assemblait ensuite pour monter ses planches.

La seconde partie de la sortie scolaire devait être bien moins agréable pour Adel et lui laisser un goût très amer.

Ils se retrouvèrent dans une salle où ils durent d’asseoir et la consigne était de redessiner une œuvre qui les avait marqué.

Adel avait sursauté, complètement pris de court, mais Nathy avait posé feuille et crayon devant lui sans lui laisser d’échappatoire :

« Ah si si, au boulot comme tout le monde, naméo ! »

La mort dans l’âme, Adel n’avait pas osé protester. Nathy ne pensait pas à mal, il le savait. Comment aurait-il pu deviner… ?

Il soupira donc et se mit à l’œuvre, maladroit et hésitant, dessinant de mémoire une peinture de Bilal, l’affiche que ce dernier avant fait en 1990 pour l’adaptation d’Angelin Preljocaj du ballet Roméo et Juliette de Prokofiev.

Dès que l’atelier s’acheva et alors que les enfants rangeaient leurs dessins avec précaution, Adel regarda le sien un instant avant de le froisser violemment et de se lever pour quitter la pièce sans un mot.

Sabine le rattrapa rapidement, alarmée :

« Papa ! »

Il s’arrêta et passa une main tremblante sans ses cheveux avant de grimacer un sourire.

« Désolé… »

Il s’accroupit et posa ses mains sur les petites épaules :

« Ma chérie, il faut que tu me fasses une promesse.

– De quoi ? demanda-t-elle, inquiète.

– Il faut que tu me jures que tu me diras à personne que j’ai dessiné. Et surtout pas à Papi et Maman. »

Elle resta stupéfaite, puis sembla au bord des larmes. Elle demanda, criant presque :

« Mais pourquoi ? Il était trop joli, ton dessin !

– Parce que Papi va être très en colère s’il l’apprend, ma puce. Vraiment très très en colère. Alors promets-le moi.

– Mais c’est pas juste… »

Adel eut un soupir. Oui, ce n’était pas juste. Oui, ça lui faisait mal. Mais il savait ce qui l’attendait si ses parents et Caroline apprenaient qu’il avait repris un crayon, même dans ce cadre, alors il insista fermement :

« Promets-le-moi. S’il te plaît. »

La tristesse de sa fille lui serra le cœur, tant elle était visible, mais elle répondit :

« Promis. Je ne dirais pas à Papi et à Maman que tu as dessiné… Ni à Mamie, ni à personne…

– Merci. »

Il la serra un instant dans ses bras.

Au moins, toi, tu pourras faire de l’aquarelle sans qu’ils te fassent chier…

Dans le bus qui les ramenait, Sabine s’était endormie et Adel, le coude appuyé sur le rebord de la vitre, regardait le paysage défiler sans le voir.

Drôle de journée…

Et décidément, le destin s’obstinait à mettre ce drôle de type sur sa route…

Cet homme qui était tout ce qu’il n’était pas et dont, encore une fois, la bonté l’avait profondément touché.

Un petit binoclard qui rendait les gens heureux en leur dessinant des sorciers qui ne se laissaient pas marcher sur les pieds et des chats ailés non moins caractériels, ou des petites chenilles qui devenaient de jolies papillons malgré les épreuves…

Un souvenir remonta alors à sa mémoire et il fut étonné, car il avait totalement oublié ça.

Si ses parents lui avaient très vite interdit le dessin et la musique chez eux, surveillant bien sûr aussi ce qu’il lisait, il y avait un endroit sur lequel, malgré tous leurs efforts, ils n’avaient pas prise, et c’était l’école.

Où l’éducation artistique était au programme, point.

Adel en avait profité comme il pouvait, avec des enseignants plus ou moins finauds et intelligents. Ainsi, une de ces institutrices n’avait jamais compris pourquoi il essayait de ne pas ramener les dessins qu’ils faisaient en classe chez lui, malgré ses explications, et insistait. Elle ne s’était jamais demandé pourquoi, plus tard, Adel n’avait pas pu les ramener pour l’exposition de fin d’année.

Au collège, le professeur d’Arts Plastiques, un vieux barbu à lunettes aussi grand que maigrichon, mais érudit comme rarement et vraiment investi dans sa tâche, avait, lui, tout à fait compris le souci. S’il avait espéré pouvoir en parler aux parents d’Adel à la première réunion parents-profs de l’année, ces derniers n’avaient pas daigné venir le voir.

Et ça l’avait assez énervé pour qu’il décide de laisser le champ libre à son élève pendant ses cours.

Malheureusement, traumatisé par tous ses dessins détruits, Adel se montrait peu créatif. Mais au moins cet enseignant lui avait-il appris quelques techniques, sous couvert de « mais si, faire un croquis, ça te servira à l’armée, tu verras, ‘faudra bien que tu puisses faire un plan ou tous ces trucs-là ! ». Et puis, il fallait bien quelques œuvres sur les techniques étudiées pour pouvoir le noter.

Et ses œuvres-là n’étaient jamais rentrées chez les De Larose-Croix.

Adel avait donc, un peu contre son gré, mais son prof ne lui avait pas laissé le choix, participé, cette fois, à l’expo de fin de 3e. Il avait peint sans trop y croire une magnifique colombe portant un rameau d’olivier. L’avenir allait se charger de lui apprendre que cette image idéale de soldat œuvrant pour la paix était une belle utopie…

La toile avait mystérieusement disparu à la fin de la journée. Son prof lui avait juste dit qu’elle était à l’abri avec un petit clin d’œil. L’adolescent n’en avait pas su plus.

L’année suivant, il entrait au pensionnat de l’école d’officier, bien loin de se douter que son brave professeur avait gardé sa toile et allait l’exposer dans sa classe jusqu’à son départ en retraite, avant de l’emmener chez lui pour l’y garder précieusement.

Sabine tint sa parole. Elle ne reçut pas de compliment sur son dessin et que personne ne s’intéressa plus que ça à la visite, à part pour éventuellement grogner que le niveau d’un aussi grand musée que celui des Beaux-Arts de Lyon avait quand même bien baissé pour qu’ils fassent une exposition sur de la BD.

Adel ne releva pas.

Il fut très vite repris par la préparation de l’OPEX.

Une semaine plus tard, il décollait pour l’Afrique. Quatre mois à crever de chaud et à renvoyer dans le désert un fou d’Allah qui avait une version assez personnelle du Coran, après qu’il ait tenté d’enlever des lycéennes. De ce qu’ils avaient su des prisonniers qu’ils avaient faits, ils manquaient d’épouses « fraîches » pour lui et ses hommes.

Ce qui n’avait pas été du goût du colonel Gradaille, ni de ses officiers.

Avertis, ils avaient commencé par repousser la troupe chargée de récupérer les demoiselles, puis d’organiser une contre-attaque en règle, soutenus par des troupes locales qui ne l’oublieraient pas et seraient là lorsque, des années plus tard, lorsque le même colonel viendrait à nouveau leur demander de l’aide pour libérer ses trois officiers capturés par le même cinglé.

Pour l’heure, s’ils ne purent en venir à bout, ils purent au moins les chasser suffisamment loin dans leurs dunes pour sécuriser la région un moment.

C’est donc avec la satisfaction du devoir accompli, mais aussi une grande fatigue qu’Adel rentra en France, en mars 2011. Il n’eut pas tant de repos qu’il espérait, la maladie d’un de ses collègues le ramena à la caserne plus tôt que prévu. Cela dit, le colonel répartit au maximum les taches de l’absent pour qu’il n’ait pas plus de quelques permanences à effectuer par-ci, par-là.

Arnaud était là, effectuant un de ses premiers « stages » en « vraie » caserne, et sa capacité à faire des conneries rendaient ses frères tout comme leur colonel très vigilants.

A raison.

Un doux soir de printemps, où Adel gardait les dortoirs, bouquinant tranquillement dans sa chambre, on frappa très nerveusement à sa porte, le faisant sursauter.

Il se leva en grognant, pas content de lâcher son livre en plein suspens, et alla ouvrir.

Il reconnut avec surprise un des compagnons de chambrée d’Arnaud qui se mit au garde à vous, il semblait à moitié paniqué.

« Mes respects, Lieutenant !

– Repos, qu’est-ce qui se passe ?

– Euh, j’suis désolé, mais c’est votre frère, Lieutenant… Il euh, il est parti avec Louis, Julien et Benjamin…

– Oui, et ? Ils ont la permission de 23 h, je crois ?

– Oui, c’est juste qu’ils ont dit qu’ils allaient au Loup Blanc… »

Adel avait levé les yeux au ciel avec un soupir à décoiffer quelques chauves.

Le Loup Blanc

Un sale repaire de fachos tristement célèbre…

Là, ça sentait le dérapage incontrôlé.

Pas que l’idée qu’Arnaud se fasse jeter de l’armée le dérangeait outre mesure, mais que des civils soient impliqués, ça, c’était hors de question.

« OK. Merci du tuyau et t’en fais pas, tu ne m’as rien dit. Ils sont partis en bus ?

– Oui, Lieutenant.

– OK. Va te reposer, je gère. »

Adel ne prit que ses papiers et ses clés et ferma la porte de sa chambre avant de filer. Il appela Rocal, aussi de garde cette nuit-là.

« Rocal ?… Oui, je dois filer là, mon frère est parti en ville et y a risque qu’il déconne… … Mais non, Arnaud, pas Flo, t’es con… … Non, non, on réveille pas le colonel pour ça. On verra si y a besoin selon, garde juste un œil sur le dortoir pendant mon absence, je te tiens au courant. »

Il alla prendre une jeep et inspira un grand coup avant de démarrer.

J’espère pour toi que je vais te choper à temps, sale petit con.

 

Chapitre 48 :

Adel gara sa jeep comme il put sur les quais de Saône, laissant ses warnings, et se hâta vers l’établissement, dans les ruelles animées du Vieux Lyon. Il avait fait aussi vite que possible et il espérait que ces quatre idiots y étaient encore.

Le Loup Blanc était un petit bar connu pour être un nid de fachos suprémacistes, complotistes et autres joyeux drilles de ce genre. Adel n’y avait jamais mis les pieds, mais le connaissait de réputation. Il savait donc que certains de ses collègues ou anciens collègues y avaient leurs habitudes. C’était d’ailleurs un ancien de l’armée qui le tenait, viré, officiellement suite à une balle dans le genou, mais, selon la rumeur, surtout pour ses « excès de zèle » envers les populations civiles des zones de guerre où il avait été envoyé. Il aurait eu tendance à voir un peu trop de terroristes partout…

La lourde porte en bois massif n’arrêta pas Adel, pas plus que le manque de lumière et le silence immédiat qui se fit à son entrée. Son regard fit le tour de la salle, mais il ne vit ni son frère ni ses trois sbires. Il soupira encore et alla droit au comptoir, alors que ça chuchotait et que ça le toisait avec méfiance.

La quinquagénaire blonde et forte qui lavait des verres au comptoir le regardait avec la même suspicion, mais il ne s’en offusqua pas plus et la salua :

« Bonsoir, madame. Mes excuses, je cherche mon frère et trois de ses amis, quatre jeunes soldats, on m’a dit qu’ils étaient ici ? »

Un grand gaillard très baraqué vint derrière elle, crâne blanc quasi rasé et air mauvais :

« Y a un problème ? »

Devinant sans mal qu’il devait avoir affaire au maître des lieux, Adel resta calme et dénia du chef :

« Alors, oui et non. Bonsoir, je suis le lieutenant de Larose-Croix… »

Si ce type était resté aussi attaché à l’armée qu’on le prétendait, il savait exactement quoi dire pour se le mettre dans la poche en une phrase, et tant pis si c’était un mensonge :

« Je cherche quatre jeunes soldats, dont mon frère. Ils ont fait le mur pour venir picoler en ville, il faut absolument que je les retrouve et que je les ramène à la caserne au plus vite, ça serait trop con que des jeunes gens aussi prometteurs aient des problèmes pour une petite escapade… »

Les dés étaient jetés, et c’était quitte ou double, mais la réplique fit mouche. Ça ne déconnait pas avec le règlement… L’homme avait froncé les sourcils et croisa les bras, grave :

« Quoi ? Ils n’avaient pas de permission de sortie ? »

Adel fit la moue avec un haussement d’épaules, avec un air navré des plus crédibles.

L’homme soupira avec humeur :

« Ils sont partis il y a dix minutes… Attendez une seconde. »

Il aboya vers une table :

« Oh, Seb ! »

Un homme trapu et couvert de tatouages celtiquo-nordiques que les personnes de son bord politique adoraient tout en en ignorant souvent le vrai sens se leva en grommelant d’une table et approcha :

« Quoi ? » fit-il, sec.

Il avait l’air très énervé et les deux autres hommes de sa table regardaient avec attention et non moins de nervosité ce qui se passait.

« Tu sais où ils ont filé, les quatre petits de tout à l’heure ? C’est bien à ta table qu’ils picolaient, non ?

– C’est quoi, l’souci, ‘font ce qu’ils veulent, non ? » cracha le nazillon en regardant Adel d’un œil mauvais.

Mais le taulier ne rigolait définitivement pas avec le règlement militaire.

« On te demande pas ton avis, répliqua-t-il violemment. Ils ont fait le mur, alors ils doivent rentrer et fissa. Tu sais où ils sont allés, oui ou merde ? »

Le tatoué grogna, mais finit par lâcher de très mauvaise grâce :

« Voulaient s’entraîner un peu, on a parlé d’un bar de tarlouzes dans le 3e, L’Arc En Ciel, du coup j’sais pas, c’est p’t’être là qu’y sont partis… »

Adel parvint à rester impassible alors qu’il pensait : ‘’S’entraîner’’ à aller taper du pédé, putain je vais les défoncer…

Le barman soupira et le regarda :

« Ben, voilà, désolé de pas pouvoir être plus précis. »

Adel hocha la tête et réussit à lui sourire :

« Merci, j’espère que je vais les trouver là. Je file, merci, vraiment.

– De rien, Lieutenant. Et dites-leur de ma part qu’ils ont pas intérêt à refoutre les pieds ici sans vraie perm’ !

– Comptez sur moi. »

Adel se fendit d’un simili-garde-à-vous rapide et partit sans perdre une seconde.

Sitôt dehors, il rappela Rocal pour le tenir au courant et dès qu’il fut dans la jeep, il chercha sur son smartphone l’adresse du bar qu’avait cité le fameux Seb. Vingt minutes de trajet, il jura et repartit en trombes. Eux étaient en transport en commun, et vu leur fréquence en soirée, il pouvait ne pas arriver trop tard…

Heureusement, à cette heure, la circulation était fluide et il y fut plus vite qu’il le craignait. Il entra sans attendre, entendit Arnaud qui disait avec tout le mépris goguenard dont sa stupidité était capable, surtout après avoir bu :

« T’en mêles pas si tu veux pas venir couiner ta sale race, tarlouze ! »

 Et il n’eut que le temps de se précipiter pour arrêter d’une clé de bras Julien, le gros bras mou du bulbe du quatuor, qui allait saisir une chaise pour frapper un grand homme qui leur faisait face, en criant d’un ton sans appel :

« C’est quoi, ce bordel ?! »

Si Julien gémissait sous sa poigne, Adel n’y prêta pas la moindre attention et son regard était plus que sombre lorsqu’il reprit en contenant mal sa fureur :

« Vous foutez quoi, là, tous les quatre ? »

Arnaud n’était pas moins fou de rage et le regardait en tremblant, semblant près à lui sauter à la gorge. Mais ce fut Louis, le plus frêle, mais sûrement le moins bête, des quatre, qui balbutia :

« Euh, on était juste venus boire un verre, mon lieutenant… »

Adel lâcha enfin Julien en le poussant brutalement, le faisant chuter au sol sans ménagement, et répondit sur un ton qui n’acceptait aucune réplique :

 « Ils arrêtent tout de suite de me prendre pour un débile, ces crétins, ou ils vont vraiment avoir des emmerdes !… C’est quoi, ce trip ?! Vous jouez à quoi, là, à aller vous beurrer dans vos bars à fachos pour partir après casser de l’Arabe et du pédé comme des merdes ?… C’est ça, l’image que vous voulez donner de l’armée française ?! Celle de connards bourrés qui se la jouent à quatre contre un comme des pauvres lâches minables qui ont perdu leurs couilles en picolant ?! »

Seul un silence lui répondit. Si Arnaud fulminait toujours, Julien essayait de se relever péniblement et Benjamin et Louis auraient visiblement bien aimé devenir transparents ou se changer en fourmi pour disparaître de la vue de leur supérieur.

« Alors vous allez illico remonter dans la jeep, je vous ramène à la base et je veux rien entendre, c’est clair ?! »

Louis échangea un regard avec Benjamin et ils allaient obéir, mais Arnaud craqua et explosa :

« Quoi, tu vas laisser ces pédales s’en tirer comme ça, Adel ?!… T’es vraiment qu’une fiot… » 

Le poing d’Adel lui coupa la parole sans le laisser finir, un direct du droit en pleine mâchoire qui l’envoya au sol dont Julien venait enfin de se relever.

Le vase venait d’exploser et Adel allait remettre sans gant les barres aux T. Totalement indifférent au regard apeuré des trois autres, Adel alla ramasser son frère pour le relever sans ménagement et lui cracher, exaspéré de ses délires de super-soldat qui commençaient à pourrir son propre fils :

 « T’es qu’une pauvre merde qui aura le droit de la ramener quand il aura été au front. Fous-toi ça dans le crâne, Arnaud ! T’es juste un sale petit con qui fantasme sur de la merde. La guerre, c’est pas un jeu et l’uniforme fait pas de toi un surhomme. Si je te réentends avant qu’on soit rentré, tu t’expliqueras avec Papa et Grand-Père. Et si je vous y reprends, toi et tes trois clebs, à recommencer ce genre de soirée, c’est avec un putain de plaisir que je vous ferai virer de l’armée à coups de pied dans vos sales petits derch’ de fils à maman pourris-gâtés. Vos seuls ennemis, ils seront sur le front. Vous avez plus jamais intérêt à l’oublier. »

Il le repoussa, pointa la porte du bar du doigt sans rien ajouter et les regarda sortir avant de les suivre avec un soupir. Louis monta à l’avant et les trois autres à l’arrière, dans un silence total. Julien et Benjamin encadraient un Arnaud qui serrait les dents et tremblait toujours de colère, mais qui avait compris que, pour le moment au moins, il devait la fermer.

 Adel prit le volant et raccrocha son téléphone à son porte-téléphone ventousé à la gauche du volant avant de rappeler Rocal. Il démarrait quand ce dernier décrocha :

« Oui, Lieutenant ?

– Rocal, c’est bon, je les ai retrouvés, je les ramène.

– D’accord, Lieutenant.

– Tu m’attends à l’entrée de la caserne pour me les récupérer quand j’arrive, il faudra que je reparte direct… »

Il jeta un œil sombre à sa droite et dans le rétroviseur arrière :

« Faut que j’y retourne vérifier qu’ils n’ont blessé personne. »

Un coup de coude d’Arnaud empêcha Julien de protester.

Le reste du trajet se fit dans un silence tendu. Rocal attendait dans la cour avec deux soldats. Adel abaissa sa vitre pendant que les quatre fautifs descendaient :

« Tu me les fous au gnouf pour cette nuit, le temps qu’ils décuitent.

– À vos ordres ! »

Rocal fit signe aux deux soldats qui hochèrent la tête et encadrèrent les jeunes éméchés qui n’osaient toujours rien dire.

« Bon, j’y vais. À plus tard, Rocal.

– Je gère, Lieutenant, allez-y tranquille. »

Ils échangèrent encore un hochement de tête et Adel fit demi-tour et repartit.

Un peu soulagé d’être arrivé à temps et de savoir ces petits cons au frais, il était fatigué, mais bien plus serein, quand il arriva à nouveau au bar. Il était presque 23 h et ce dernier était cette fois vide. Enfin presque, car en s’approchant du comptoir, Adel réalisa brusquement qui était la personne qui y était assise et il sursauta.

Encore cet homme ?…

Décidément, c’était officiel, il y avait quelqu’un Là-Haut qui se foutait de sa gueule…

« Oh, bonsoir…

– De retour, Lieutenant ? »

Nathy le regardait avec un sourire, clairement amusé.

Comprenant qu’il avait été témoin de ce qui s’était passé, Adel le rejoignit :

« Ah, vous étiez là… Toutes les excuses pour ça. »

C’est à ce moment que le grand brun qu’il n’avait qu’entrevu plus tôt revint et grimaça en le voyant avant de lui demander ce qu’il avait oublié.

Las, Adel s’assit près de Nathy au comptoir en répondant qu’il avait oublié de s’excuser et de se présenter :

« Et comme je suis arrivé un peu tard, je voulais surtout m’assurer que personne n’avait été blessé ?

– Non, non, ça va, vous êtes arrivé à temps… »

Adel lui donna tout de même sa carte en lui indiquant qu’il avait noté les noms des quatre troubles fêtes au dos. Le grand barman hocha la tête et lui proposa à boire. Adel accepta une bière pression.

Nathy demanda plus sérieusement qui étaient les quatre importuns et Adel eut un nouveau soupir en lui expliquant : son frère et ses trois sbires, élèves à l’école d’officiers fantasmant sur leurs futurs exploits de guerriers virils et qui voulaient se faire la main sur ce qu’ils imaginaient aussi être des ennemis intérieurs de leur beau pays.

« … Ils ont eu du cul qu’un de leurs potes m’ait prévenu… dit-il en prenant sa bière, avant de conclure avec un sourire mauvais : Je pense qu’ils crâneront moins devant le colonel demain matin. »

Ils trinquèrent comme Nathy le remerciait. Le barman remarqua qu’il était jeune pour son grade, avant que Nathy ne lui demande :

« C’était bien, l’Afrique ? »

Surpris, Adel sourit :

« Comment vous savez ça ?

– Vous me l’aviez dit au musée… »

Un peu égayé par l’alcool, car son dîner avait été frugal et commençait à remonter un peu, Adel rit :

« Vous avez une mémoire, c’est impressionnant ! »

Puis, amusé à l’idée de titiller un peu cet homosexuel si aimable, il se pencha pour ajouter avec un petit sourire farceur :

« C’est mes beaux yeux qui vous font de l’effet ? »

Ce qui fit rire Nathy :

« Ben vous aussi, vous avez de la mémoire ! »

Ils se mirent à parler sereinement, rapidement abandonné par le barman qui rangeait, tranquille, autour d’eux. Adel, l’alcool aidant, racontait des souvenirs de campagnes en Asie. Fatigué et un peu saoul, il mit un moment à se rendre compte que Nathy, accoudé au comptoir et sa main soutenant sa tête, le regardait en souriant. Soudain mal à l’aise, tant il n’était pas habitué à être écouté, simplement écouté, Adel bredouilla :

« Désolé… Je dois être terriblement ennuyeux… »

Nathy se redressa pour lui répondre vivement :

« Non, non, pas du tout ! J’ai juste un petit coup de barre, mais bon, à cette heure, c’est normal… »

Le dessinateur lui sourit en reprenant :

« Vous faites remonter les militaires dans mon estime, en tout cas. »

Intrigué, Adel demanda :

« On était si bas que ça ? »

Nathy lui avoua alors avoir manqué de peu d’être agressé par des militaires lorsqu’il était SDF. Des idiots du niveau de son frère qui voulaient casser du clodo, songea Adel avant de demander :

« Je vois… Vous avez été SDF ?

– Vous n’avez pas lu Le Petit Papillon ? »

Adel eut un nouveau sursaut, en comprenant, et s’excusa, navré :

« Oh, pardon… Je ne pensais pas que c’était autobiographique à ce point… »

Nathy lui sourit gentiment et lui dit que ce n’était pas grave.

Ils restèrent un long moment à se regarder sans rien dire. Adel réalisait que cet homme avait vraiment tout perdu, vécu dans la rue, pour ne pas renoncer à ce qu’il était… Comment avait-il eu ce courage… ?

Ils sursautèrent ensemble lorsque le barman revint pour les prévenir qu’il fermait.

Nathy rigola :

« Tu nous jettes ?

– Sans sommation ! »

Ils rirent tous trois et Nathy se leva. Adel suivit, plus prudent, il ne se sentait pas très stable. Il avait trop bu. Il se sentait bien, mais il allait falloir que ça retombe un peu avant qu’il reprenne le volant. Ce qu’il dit à Nathy dès que ce dernier s’en inquiéta.

Nathy resta avec lui alors que le grand barman fermait le bar de l’intérieur, les laissant seuls.

Visiblement amusé, Nathy demanda :

« Ça ira, Lieutenant ?

– J’aurais pas dû tant boire après avoir si peu mangé… Vous n’êtes pas obligé de m’attendre, vous savez…

– J’suis pas pressé. »

Ils firent quelques pas en silence. Adel lui jeta un œil, puis inspira et demanda sans le regarder, peu sûr de lui :

« Comment vous arrivez à vivre comme ça ? »

Nathy rebondit gentiment :

« Comment j’arrive à quoi ? »

Adel trembla, le regarda vraiment, cette fois, et sa main tremblait quand il caressa sa joue.

Nathy ne le repoussa pas.

Adel savait qu’il était ivre. Il savait que ce n’était pas une bonne idée. Que c’était absurde. Qu’il ne fallait pas, que ce n’était pas vraiment sincère… Mais cet homme-là, qui était tout ce qu’il n’était pas, était le premier à le regarder comme ça, juste gentiment, juste bienveillant…

Alors il se dit « Tant pis… » et il se pencha pour l’embrasser.

Mais Nathy posa sa main sur sa bouche.

Adel eut un pincement au cœur et redressa la tête sans plus s’éloigner de lui :

« Je pensais que je vous plaisais… »

Et son cœur se serra encore plus lorsque Nathy répondit avec douceur :

« C’est le cas. Mais vous avez une alliance. »

Adel se mit à trembler. Cet homme lui plaisait et il lui plaisait… Pourquoi… ? Il sentit les larmes lui monter aux yeux :

« C’est un mensonge… »

Il en avait assez. Ce n’était pas juste. Ça ne pouvait pas être juste…

« Ma vie entière… Est un mensonge… »

Le sourire de Nathy était infiniment triste quand il lui demanda avec une sincère douceur :

« Est-ce que vous voulez en parler ? »

Adel tremblait, il grimaça, déchiré entre ce qu’on le forçait à être et son épuisement, son incapacité grandissante à le rester…

Il inspira, souffla un coup et admit, sans trop savoir comment il y était parvenu :

« Ouais… Je crois qu’il faudrait. »

Chapitre 49 :

Nathy le regardait avec cette même douceur, cette même tristesse, quand il lui dit :

« Si vous voulez, on peut.

– Euh, là maintenant ?… »

Il était presque 2 h du matin. Nathy hocha la tête :

« Le local de notre association n’est pas loin, dix minutes à pied à tout casser. J’ai les clés, on serait tranquille… C’est comme vous voulez. Vraiment. »

Adel le regarda, un peu perdu.

Il avait très envie de dire oui, mais, dressé à se méfier de ceux qu’on lui avait toujours vendus comme des pervers, il craignait que ça ne soit un piège… Idée qu’il balaya rapidement, réalisant à quel point il était ridicule de croire que ce petit binoclard puisse quoi que ce soit contre le soldat aguerri qu’il était.

À sa décharge, Adel n’avait pas encore la moindre idée de ce dont l’illustrateur était capable lorsqu’on le mettait en colère.

Il hocha la tête :

« Bon, je vous suis… Marcher un peu me fera du bien, de toute façon…

– Ah, ça devrait vous décuiter un peu, c’est sûr. »

Nathy lui fit signe et ils se mirent en route.

« C’est quoi, votre asso, monsieur Nathy ? demanda Adel.

– Nathanael.

– Pardon ?

– Nathanael Anthème, pour vous servir, Lieutenant… ?

– Adel de Larose-Croix. Enchanté, sourit Adel.

– C’est en gros une association d’aide et de soutien LGBT en général… On fait pas mal de trucs, ça va des apéros entre nous à des actions de prévention, en entreprise ou dans des écoles, enfin plutôt des lycées ou des facs, nous, voir des aides matérielles ou juridiques quand il y a des soucis, tout ça tout ça… »

Nathanael sourit en haussant les épaules :

« On chôme pas… On est en lien avec d’autres assos et tout, hein, mais on a du boulot.

– Je pensais pas que c’était euh, si dur… »

À nouveau, Nathanael lui sourit, intrigué :

« Comment ça ?

– Ben, j’sais pas… C’est pas trop mon domaine et j’avais plutôt l’impression qu’en France, ça allait plutôt pour vous… »

Nathanael gloussa :

« Alors, honnêtement, c’est vrai qu’en France, on est pas les plus à plaindre. On a au moins le droit de s’aimer sans risquer d’être emprisonné ou exécuté… En théorie, on a le droit de porter plainte quand on nous insulte, quand on nous agresse ou quand on nous discrimine ouvertement… Mais dans les faits, on continue à se faire insulter, à se faire tabasser, c’est très chaud pour réussir à bouger le cul des flics en cas de problèmes et même quand on arrive à porter plainte, pour ceux qui ont le courage de le faire, c’est assez rare que ça aboutisse à de vrais condamnations… Si Enzo va au commissariat contre votre frère et ses potes, ça sera le bout du monde s’il arrive à laisser une main courante… Surtout sans dommages physiques ou matériels… Le PACS nous offre une similiprotection juridique… Ceux ou celles d’entre nous qui ont des enfants ne sont pas reconnus comme de vraies familles… Et je vous parle même pas des trans’… Pour eux, c’est vraiment un chemin de croix…

– Ah, les transsexuels ?

– On dit plutôt transgenres, maintenant.

– Ah, pardon !

– Y a pas de mal, faites juste gaffe si vous en croisez.

– Noté… J’avoue que c’est vraiment pas mon domaine, comme je vous disais…

– Ben, vous, vous allez poutrer la gueule de cinglés dans le désert, chacun son job. »

Adel gloussa en enfonçant ses mains dans ses poches.

« Ouais… Chacun son job. »

Nathanael s’arrêta devant une petite porte d’immeuble banale, avant de sortir un trousseau de clés de sa poche.

Adel le regarda ouvrir cette porte, entrer et inspira un coup avant de le suivre dans un petit hall. Nathanael ouvrit une porte à droite et ils se retrouvèrent dans le fameux local.

« … Vous êtes sûr que ça ne gêne pas ? bredouilla le soldat.

– Oui, oui, vous en faites pas ! »

Nathanael alluma la lumière.

Mal à l’aise, Adel observait l’endroit, passé le petit couloir d’accès, une salle d’une petite trentaine de mètres carrés, peut-être, avec à gauche une kitchenette derrière un comptoir, des canapés le long du mur du fond, une table ronde avec quelques chaises à droite de leur entrée, sur laquelle Nathanael posa les clés. Le mur de droite était une vitrine, fermée à cette heure par une grille épaisse. Des affiches de films ou posters de préventions aux murs…

Nathanael se tourna et lui sourit :

« Bienvenue, Adel !

– Euh, merci…

– Asseyez-vous où vous voulez, où vous vous sentez bien, pendant que je me fais un thé. Vous voulez quelque chose, vous ? À manger, peut-être ? »

Adel le regarda aller dans la petite cuisine et répondit d’une voix peu sûre qu’il ne voulait pas déranger. Mais devant l’insistance gentille de Nathanael, et aussi parce que rationnellement, manger et boire un truc chaud l’aideraient aussi à faire baisser son taux d’alcool, il finit par accepter un paquet de chips au poulet et un thé. Il s’assit à un tabouret et s’assit au comptoir, pour regarder Nathanael lancer la bouilloire, puis poser sur le comptoir les chips et une grosse boîte verte contenant une quantité aussi diverse qu’impressionnante de sachets de thé ou d’infusion de toutes les couleurs.

Adel se mit à fouiller, perplexe. Nathanael vint poser deux mugs fumants, un avec des chats tout en longueur qu’il laissa à Adel pour en garder un avec une vieille montre à gousset en noir et blanc. Adel s’excusa, toujours mal à l’aise, mais Nathanael lui répéta avec gentillesse qu’ils avaient le temps. Adel se permit de lui rappeler qu’il devait être rentré à 7 h à la caserne, pour l’appel, et Nathanael le rassura encore, lui précisant aussi qu’il pourrait aussi revenir si besoin.

Adel n’était pas sûr de ça.

« … On verra…

– Tout à fait. On verra. »

Nathanael s’assit, toujours aussi tranquille, doux, face à un Adel très nerveux qui n’osait pas le regarder. Ils choisirent chacun leur thé et Nathanael ouvrit le paquet de chips.

Un moment passa. Nathanael ne disait rien, ce qui n’aidait pas Adel qui n’osait toujours pas le regarder et finit par se lancer :

« Comment vous avez fait pour supporter ça ?

– Quoi donc ? le relança doucement Nathanael.

– Être chassé par vos propres parents… »

Da façon surprenante, le sourire de Nathanael s’élargit.

« Je n’ai pas vraiment eu le choix.

– … Vous étiez prêt à les perdre pour… être comme ça ?…

– J’étais prêt à ne pas céder, parce que je n’avais pas à me battre pour sauver une relation pourrie à la base. »

Adel le regarda enfin, sans comprendre. Le voyant, Nathanael réfléchit à comment mieux dire, levant le nez un instant.

« Je vais reformuler… Pourquoi aurais-je dû m’écraser et me nier face à des personnes qui ne me témoignaient aucun respect et pas beaucoup plus d’affection ?

– … Ce sont vos parents…

– Et alors ? »

Adel le regardait, cette fois vraiment perdu, tellement il était inconcevable pour lui qu’on puisse ainsi rejeter, voir simplement remettre en cause, l’autorité de ses parents. Mais Nathanael lui répondit encore avec un sourire :

« Une relation toxique, c’est une relation toxique. Personne n’a le droit de vous faire du mal, Adel. Personne. Pas plus vos parents que les autres.

– … »

Nathanael se confia alors avec calme et clarté, lui racontant sa propre relation avec ses parents, comment eux voulaient l’enfermer dans leurs normes, comment lui avait toujours résisté. Comment il avait tenu bon, au niveau religieux par exemple, refusant d’être forcé à pratiquer une religion à laquelle personne ne croyait vraiment, en plus, dans sa famille, et ça à huit ans.

Ceci, pour le coup, fit sourire Adel :

« Vous êtes sérieux ? À huit ans ? 

– Ouais.

– Ça ne m’étonne pas tant de vous, en fait… Vous êtes athée ?

– Pas vraiment… »

Nathanael lui expliqua qu’il était croyant sans plus se considérer attaché à un dogme en particulier.

Adel trouva ça honnête et pertinent. Lui était croyant et sa famille également. S’ils pratiquaient beaucoup parce que c’était comme ça et qu’il n’y avait même pas de question à se poser, leur foi n’en était pas moins sincère. La sienne, en tout cas, l’était, et il pratiquait avec une réelle conviction, aussi bien dans sa vie que dans les lieux de culte.

Puis, la conversation partit sur sa carrière. Si Adel reconnut sans mal ne pas avoir eu d’autre choix que la carrière militaire, il reconnut tout aussi franchement qu’il n’avait pas tant de regret et qu’au contraire, ses voyages lui permettaient d’échapper à ses pressions familiales.

Et la question fatidique tomba :

« À quel âge vous vous êtes mariés ?

– 18 ans, elle 19.

– Et c’était déjà un mensonge ? »

Las, Adel eut un haussement d’épaules, le nez dans sa tasse, avant d’avouer qu’il n’avait été prévenu qu’un mois avant.

Souvenir encore si douloureux pour lui…

Alors qu’il rentrait chez ses parents pour l’été, satisfait après une année où il avait réellement brillé à l’école militaire, se disant que peut-être, enfin, ses parents allaient reconnaître ses efforts, tout s’était écroulé avec l’annonce de ce mariage, nouvelle qui lui avait été jetée à la figure quasi sur le palier de la porte.

C’était plus sous le choc qu’il avait bafouillé sans aucune arrière-pensée qu’il ne voulait pas. Ce qui lui avait valu une gifle et d’être envoyé dans sa chambre « pour réfléchir ». Il s’était retrouvé assis sur son lit, réellement sidéré.

Comme il l’avoua à Nathanael, il savait que ça arriverait. Mais pas de cette façon… Il pensait que bien sûr, ses parents allaient l’y pousser rapidement. Il savait bien comment ça se passait dans sa famille. La seule raison pour laquelle Florent, fiancé depuis plus d’un an, n’était pas encore marié, était que sa future tenait à passer son diplôme avant leurs noces, ce que leurs parents avaient d’ailleurs très mal pris.

Mais lui, lui imposer ça si violemment, sans même l’avertir, lui demander son avis, simplement chercher avec lui quelle personne pouvait l’intéresser… Il était abasourdi.

Il avait essayé. De parler, d’essayer de repousser, il avait vraiment essayé, mais personne n’avait voulu l’écouter, rien n’avait pu bouger. Au contraire. La décision de ses parents était inébranlable. Caroline et ses propres parents aussi, même au courant du « problème », n’avaient rien voulu entendre. Elle, même, dans un rendez-vous qui restait surréaliste dans sa mémoire, l’avait assuré qu’elle allait le sauver. Leur prêtre, qui le harcelait depuis très longtemps, n’avait comme toujours que su le menacer des souffrances éternelles des Enfers s’il ne se pliait pas aux lois divines. Et même Florent, son grand frère, son dernier espoir, n’avait pas compris. Il s’était voulu gentil et réconfortant, sûr, lui aussi, que c’était la meilleure solution à ce fichu « problème » qu’Adel n’avait alors même pas réellement compris.

Parce qu’à 18 ans, enfermé dans cette famille et son monde si étroit, Adel n’avait pas la moindre idée de ce que tout le monde lui reprochait… Il savait qu’il était différent, mais pourquoi… ? C’était quoi, cette « maladie » dont tout le monde voulait le guérir ?

Il raconta rapidement tout ça à Nathanael qui l’écoutait avec ce même calme, ce même regard amical, mais il fronça les sourcils quand Adel lui avoua :

« Le soir de mon enterrement de vie de garçon,… j’ai failli me tuer… On avait pas mal bu… On a traversé le pont Wilson et j’ai vraiment voulu me jeter à l’eau… Mon frère m’a retenu, mais… »

Il sirota une gorgée de thé avant de reprendre :

« C’était trois jours avant et j’étais à bout… J’avais tout essayé, je les avais tous suppliés… Mes parents, mon frère, Caroline, notre prêtre… Même le maire… Mais ils s’étaient tous mis d’accord, personne ne voulait comprendre… Ils étaient persuadés que c’était la solution, que ça allait me guérir… Caroline était même dans un sacré délire là-dessus… Une sainte qui se sacrifie pour le salut d’un pêcheur… raconta-t-il avant de soupirer avec tristesse : Me guérir… Ils y croyaient vraiment… »

Nathanael le regardait, désolé, si clairement triste, lui aussi, d’entendre ça. Adel continua, épuisé :

« Le jour de mes noces… J’ai passé les cérémonies à prier pour que quelqu’un, quelque chose, arrête cette mascarade… J’ai prié Dieu pour qu’Il me pardonne de souiller un saint sacrement comme ça… Ils étaient tous si satisfaits… Et moi, je voulais juste mourir… »

Il finit sa tasse avant de poursuivre sur le même ton que ça n’avait bien évidemment rien arrangé, que sa relation avec sa femme s’était dégradée très vite, tremblant au souvenir de ces nuits horribles où tous deux se forçaient à accomplir ce maudit « devoir conjugal ». Aux colères de son père qui avait été jusqu’à le forcer à coucher avec des prostituées pour lui « apprendre »…

« … Comme si je savais pas ce que je devais faire… J’ai jamais compris par quel miracle j’avais réussi à lui faire Sabine… J’ai pas plus compris pour Bruno, d’ailleurs… Parce que bien sûr, Sabine ne leur allait pas, il fallait un fils pour la lignée, ou je sais pas quelle connerie, encore… C’était de pire en pire entre Caroline et moi, j’ai signé mon engagement dans leur dos dès que j’ai pu… Ça les a rendus fous de rage… Mais comme ça, j’ai pu me casser… À chaque perm’, ça recommence, mais au moins, j’ai des mois loin d’eux en paix… Même si Sabine me manque… »

Il eut un petit sourire à l’évocation de sa fille et ajouta :

« À elle aussi, je lui manque… Elle me lâche jamais quand je suis là… »

Les yeux bleu-vert se posèrent enfin sur Nathanael, qui le regardait toujours avec compassion et il continua son récit en expliquant que tout s’était arrêté à la naissance de leur fils. Sa femme ayant eu un fils, elle estimait ne plus avoir besoin d’autre enfant et le devoir conjugal s’était évaporé là, à son plus grand soulagement à lui.

Nathanael prit enfin la parole :

« Ça a toujours été comme ça ? »

Adel répondit mollement :

« Très tôt… Ils ont très vite compris que j’étais pas normal… »

Et c’est alors que Nathanael prononça une phrase qui devait marquer Adel bien plus qu’il ne le pensa sur le coup :

« Pas dans leurs normes, le corrigea doucement Nathanael. La normalité, ça n’existe pas, Adel. »

Le militaire le regarda et pensa tout haut :

« Pas dans leurs normes, ouais, c’est sûr… J’aimais pas me battre, moi, ni crier, ni embêter les filles, ni même spécialement jouer au ballon… Moi, j’aimais le calme, la musique, lire… Et… Dessiner… aussi. »

Pour finir par mettre enfin ces mots qu’il n’avait jamais même osé penser sur tout ça :

« Ils ont compris bien avant moi que j’aimais pas les filles… »

Sans même vraiment le réaliser. Il continua, la fatigue le rendant étrangement bavard et lucide, sur cette façon dont on l’avait très jeune harcelé, recadré sans cesse sur tout, lui interdisant tout ce qui n’était pas considéré comme viril et le poussant jusqu’à l’écœurement à s’intéresser aux filles, à l’encourager à les maltraiter, pour se poser en vrai mec.

Nathanael lui expliqua rapidement que c’était juste l’expression la plus banale de la virilité toxique.

Adel fit la moue et acheva son histoire en racontant que devant leur échec à le faire devenir ce qu’ils voulaient, il n’y avait plus eu que ces violences, ce mariage forcé, et pour lui, un engagement militaire forcené pour leur échapper autant qu’il le pouvait. Mais que malgré ça, la situation et sa relation avec sa femme et ses parents ne faisaient qu’empirer, le trio lui reprochant sans cesse tout et n’importe quoi, projetant sans cesse sur lui leurs propres délires et fantasmes.

Si Nathanael fut très surpris d’apprendre qu’Adel vivait toujours chez ses parents, cela ne fit qu’arracher un rire triste à Adel :

« Comme s’ils allaient prendre le risque de me laisser sans surveillance… »

Navré de tout ça, Nathanael soupira avec ironie en mangeant trois chips :

« Cool… Vous repartez quand ? »

Cette question fit éclater Adel d’un rire épuisé et Nathanael se retrouva à rire aussi. Ils eurent du mal à se reprendre, avant qu’Adel n’arrive à répondre :

« Dans deux semaines…

– Où ça, cette fois ?

– Afghanistan.

– Houlà ! Bon courage.

– Merci. »

Adel regarda sa montre et fit la moue :

« Bon, désolé, mais il va falloir que je vous laisse, ‘faut quand même que je dorme un peu avant l’appel…

– Vous arriverez à rentrer, ça ira ?

– Oui, oui, vous inquiétez pas… Je suis décuité et je vais y aller doucement. Ça ira pour vous, par contre ? Vous habitez loin ?

– Oui, mais j’ai un ami insomniaque qui n’est pas loin d’ici, je vais aller squatter son canap’.

– Sérieux ?

– Un musicien noctambule… On fait des concerts de temps en temps… Si ça vous dit…

– Ah, j’avoue, la musique, je n’y connais pas grand-chose… »

Les deux hommes avaient quitté le local. Nathanael avait ramené Adel à sa jeep et avait décliné quand ce dernier lui avait demandé s’il voulait le déposer. Son ami n’habitait vraiment pas loin, ce n’était pas la peine.

Adel le laissa donc là et repartit vers la caserne, se sentant très étrange.

Cette soirée avait été plus que bizarre, entre la chasse aux petits cons et cette longue discussion avec cet homme qui lui avait tendu la main et avait réussi à lui faire dire l’indicible : « Ils ont compris bien avant moi que je n’aimais pas les filles… »

Adel roulait effectivement très prudemment.

Je n’aime pas les filles.

Cette idée tournait dans sa tête et elle déboucha sur une autre, qu’il allait devoir admettre, parce qu’il ne pouvait plus le nier.

Est-ce que je pourrais aimer un homme ?

Chapitre 50 :

Si les deux hommes avaient échangé leurs numéros de téléphone, Adel hésita quelques jours à reprendre contact avec Nathanael, ne sachant vraiment pas comment gérer cette nouvelle relation, déchiré entre son besoin d’avoir quelqu’un en dehors de sa famille et de l’armée, une porte de secours, même s’il ne savait pas du tout où elle pourrait le conduire, et sa peur viscérale de ce monde inconnu qui l’inquiétait, l’effrayait, et l’attirait pourtant comme il ne l’aurait jamais cru…

Il finit, lors d’une pause, un après-midi, par se décider à envoyer un petit texto à l’illustrateur. Il tourna dix bonnes minutes son téléphone dans ses mains, avant de se lancer avec sobriété :

Merci pour l’autre nuit.

La réponse lui parvint rapidement :

De rien. Ça va ? 

Adel fit la moue et avoua :

Ça m’a fait du bien de pouvoir parler.

N’hésitez pas si vous avez encore besoin.

Adel eut un sourire. C’était quand même si agréable, il devait l’admettre, d’avoir quelqu’un à qui parler librement et qui se disait là pour lui. Il avait le sentiment que c’était sincère.

Merci.

De rien.

Avaient suivi quelques infos pratiques sur les horaires de l’asso.

Puis plus rien pendant un moment. Adel était parti pour l’Afghanistan, une opération de surveillance dans une zone désertique. La situation était tendue, mais ils géraient.

Adel lisait un rapport, un matin, dans la tente qui leur servait de bureau, lorsque deux soldats étaient venus le chercher à cause d’une bagarre dans un hangar. Il les avait suivis pour découvrir son frère qui regardait très sévèrement un de leurs hommes, maintenu plus que fermement à genoux par trois autres. Un petit garçon qui ne devait pas avoir dix ans tremblait dans les bras de Florent.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Adel en fronçant les sourcils, alarmé.

– Ben disons qu’on a un sale pervers, là, qui a trouvé un gosse affamé et qui lui a proposé à manger contre un paiement en nature assez dégueulasse… expliqua sans gants son frère.

– Hein ?!

– Alors deux autres l’ont chopé avant qu’il y aille, du coup ça s’est battu, attirant d’autres gars et voilà. »

Adel regarda l’homme à genoux avec dégoût.

« Je vais te laisser ramener ce petit bonhomme à sa famille avec quelques provisions, reprit froidement Florent, nous on va s’occuper de rappeler quelques règles à ce connard. »

Adel hocha la tête et prit le petit garçon tremblant des bras de son frère. Il parlait mieux le patois local que lui, il frotta son dos pour le rassurer et lui dit :

« Toi pas peur, moi ramener toi maison et donner à manger… Et lui pas te faire de mal… D’accord ? »

Le petit garçon le regarda sans trop savoir s’il devait le croire, mais Adel partit avec lui sans attendre, ne voulant pas qu’il soit témoin du rappel de règles… Ça allait saigner.

Il passa aux cuisines prendre quelques rations et ramena le petit garçon chez lui, dans le village voisin. Sa mère les accueillit avec inquiétude, anxieuse de voir son enfant ramené par un soldat français. Adel lui expliqua très sobrement ce qui s’était passé et la rassura, lui offrit le sac de nourriture en lui disant bien de faire savoir à tous que si quelque chose de ce genre se reproduisait, il fallait absolument qu’ils dénoncent le soldat coupable pour qu’il soit arrêté.

Elle le remercia avec toute l’émotion de l’instant et il rentra sans plus attendre.

Il n’eut pas plus de détails sur comment son frère avait géré la chose, mais en fin d’après-midi, le colonel convoqua tout le monde dans la cour centrale pour une mise au point sans ambiguïté. Le prochain qui serait pris à essayer d’abuser de la misère d’un autochtone, surtout mineur, aurait beaucoup plus à craindre que quelques os cassés.

Au dîner, Adel se retrouva, une fois n’est pas coutume, au mess des officiers, car il accompagnait son colonel avec lequel il avait passé la fin de l’après-midi et qui lui avait proposé de dîner en sa compagnie.

Les deux hommes parlaient et c’est donc sans trop y prêter garde qu’ils s’assirent près de Florent et de Mikkels.

Le second essayait de calmer le premier, resté très énervé par ce qui s’était passé le matin.

« Lâchez, Lieutenant, le plus important est qu’il ait été arrêté avant de passer à l’acte.

– Hmm, désolé, grogna Florent, conscient de son irritation inutile. Mais l’autre fois, Berthon qui se fait un gigolo et maintenant ça… »

Gradaille fronça un sourcil et lui répliqua :

« S’il vous plaît, Florent, ne mélangez pas tout, l’homme que Berthon a fréquenté avait plus de 25 ans et ce n’était même pas un prostitué… Rien à voir avec essayer d’acheter une fellation à un gosse contre une ration.

– C’est quoi cette histoire avec Berthon ? s’enquit Adel, qui n’était pas au courant.

– Il a eu une relation avec un Malien pendant notre OPEX de l’an dernier, lui expliqua Mikkels. Un des interprètes qui nous aidaient.

– Ah, je n’avais pas su.

– On ne l’a pas crié sur les toits, lui répondit Gradaille.

– Et heureusement, bonjour pour l’image de nos troupes, grommela Florent.

– C’est plutôt que tant que ça n’interférait pas avec leur mission, ils faisaient bien ce qu’ils voulaient de leur temps libre, le corrigea son supérieur.

– Tout à fait. » approuva Mikkels.

Adel ne dit rien. De son point de vue, il connaissait très peu Berthon, mais c’était un bon élément. Rien à dire donc si cette relation ne nuisait effectivement pas à sa tâche.

La soirée s’acheva et Adel alla se coucher, un peu perturbé par tout ça malgré lui.

Il plia ses bras sous sa tête et se mit à réfléchir.

C’était vrai que Berthon ne les avait jamais accompagnés au bordel, maintenant qu’il y pensait, et il avait assez souvent personnellement chapeauté ces virées-là pour le savoir.

C’est alors qu’un souvenir qu’il voulait oublié revint dans son esprit…

Ce fameux soir où lui-même s’était fait plus que lourdement draguer par un prostitué dans le bordel où il avait accompagné quatre de ses collègues et subordonnés…

En un instant, tout lui revint, ce bel homme fort, charmeur, rapidement tactile, insistant malgré ses refus, jusqu’à ce qu’il doive sortir son arme pour lui signifier un refus définitif et vraiment non négociable.

Adel se mit à trembler dans son lit.

Non…

Il ne voulait pas se souvenir de ça.

Il porta ses mains à son visage.

C’était un soir banal pour lui, quatre mecs en manque à escorter au bordel… Vêtements civils, un flingue, même si l’endroit était connu et normalement sûr, et, bien évidemment pour lui, le devoir de rester sobre et vigilant pendant que les collègues se faisaient plaisir…

Ils y étaient donc allés, lui s’était posé au bar, laissant ses camarades partir l’un après l’autre avec la demoiselle de son choix, certaines connues apparemment, d’autres nouvelles. Dans les faits, Adel avait peu de doute sur le fait que la maîtresse des lieux ignore vraiment qu’ils étaient des soldats français. Mais c’était un accord tacite : pas de vague d’aucune des deux parties et ça roulait.

Il attendait, assis au comptoir, quand ce grand gars était venu s’asseoir à côté de lui. Adel était attentif, mais il n’avait rien vu d’anormal a priori, et comme il n’avait rien non plus contre papoter un peu avec les locaux, il avait laissé l’homme engager la conversation sans spécialement se méfier.

Des banalités sans importance qui n’avaient pas duré, des sous-entendus de plus en plus graveleux, et malgré les demandes polies d’Adel, une insistance qui ne cessait pas, un petit coup de coude ou un effleurement. Jusqu’à ce qu’une grande main chaude ne vienne se poser sur sa cuisse.

« Vire ça tout de suite. »

Adel se sentait mal, agressé, mais il ne voulait pas faire d’esclandre. Même armé, il était seul dans un endroit dont il ignorait si d’autres personnes l’étaient et déclencher une bagarre ou une fusillade n’était pas du tout une bonne idée.

Le mec avait obéi en riant, mais sans s’éloigner plus, ni cesser ses remarques qui n’avaient plus rien d’ambiguë.

Lorsque la main s’était une seconde fois posée sur sa cuisse, bien plus haut, Adel avait craqué et, en un clin d’œil, le mec s’était retrouvé le visage plaqué au comptoir avec un pistolet contre la tempe alors qu’Adel lui crachait, glacial :

« C’est quoi que tu comprends pas dans ‘’non’’, connard ? »

Derrière le comptoir, la patronne, qui suivait la scène avec une très grande attention depuis un moment, s’était approchée rapidement, bousculant presque son barman au passage, pour calmer le jeu immédiatement :

« Eh, fous-lui la paix, Benji. On emmerde pas les clients, ici. »

Le dénommé Benji s’était éclipsé et elle excusée. Si d’autres hommes dans la salle avaient failli bondir, l’intervention de la patronne les avait retenus. Adel avait rangé son arme en s’excusant aussi, avant de soupirer nerveusement. Il se sentait mal…

 Il s’était rassis et Dieu merci, les autres étaient vite revenus, empêchant la tension que la scène avait causée dans le bar de dégénérer.

Rentré dans sa chambre à la caserne, Adel se sentait toujours aussi mal. Il s’était couché sans parvenir à s’ôter de la tête cette rencontre, cet homme, la sensation de cette main sur sa cuisse et surtout, même s’il ne voulait pas l’admettre, même si à cet instant, il ne pouvait même pas concevoir cette idée, que ça l’avait vraiment excité.

Cette nuit-là, pour la première fois de sa vie, Adel s’était masturbé. Et il s’était senti plus sale que jamais. Plus qu’après ces nuits maudites avec sa femme, plus que quand son père l’avait traîné voir des prostituées, sans arriver à comprendre, sans vouloir accepter, ce que ça signifiait.

Mais alors qu’il y repensait, des mois plus tard, dans ce camp paumé du désert afghan, maintenant qu’il avait compris ce qu’il était…

Les heures passaient sans qu’il parvienne à dormir.

Il se tournait et se retournait dans son lit sans aucun repos.

Il finit par se lever pour aller marcher un peu dans la cour déserte. Il regarda l’heure sur son smartphone, 2 h 42…  Il s’assit sur un banc, regarda la lune qui brillait doucement, un croissant qui n’avait pas la même inclinaison qu’en France, et sans trop savoir pourquoi, il repensa à Nathanael.

Sur le coup, il repoussa l’idée de l’appeler. Comment oser le déranger pour un truc aussi glauque… Mais les minutes passaient et il se rappela de cette nuit à parler, où il avait été écouté, avec bienveillance. Et surtout, que Nathanael lui avait répété plusieurs fois qu’il pouvait le joindre quand il voulait, quand il en avait besoin.

Et Adel prit une grande inspiration pour réussir à l’accepter : cette nuit-là, il en avait besoin.

Alors il chercha d’une main tremblante son numéro et appela, réalisant seulement à cet instant qu’il devait être très tard en France… Mais il n’eut pas le temps de raccrocher, car Nathanael répondit :

« Allô ?

– …

– Bonsoir, Adel. Vous m’entendez ? »

Le son était correct. Adel bredouilla, très mal à l’aise :

« Oui euh désolé je euh… Je ne vous dérange pas ?

– Non, pas du tout. Le bus est vide et à cette heure-ci, il fait un bon crochet, donc j’ai tout mon temps.

– Ah… D’accord. Désolé, vraiment, j’ai pas fait gaffe à l’heure…

– C’est quelle heure, chez vous ?

– Euh, 3h, un truc comme ça…

– Vous dormez pas ?

– Non, j’y arrive pas… On a tiré un gosse des pattes d’un pervers ce matin, ça m’a rappelé un truc et… Ça brasse et j’arrive pas à dormir… »

Il tremblait toujours.

« … Du coup… J’ai pensé à vous…

– Vous voulez m’en parler ?

– … J’veux pas vous embêter… J’ai juste… personne d’autre…

– Vous m’embêtez pas, Adel. Je vous ai dit que vous pouviez m’appeler quand vous vouliez.

– …

– Qu’est-ce qui vous arrive ? »

 Adel ferma les yeux en se frottant le front, incapable de trouver ses mots, avant de réussir à avouer :

« … Je crois que je vais pas tarder à péter un câble pour de vrai… … Cet hiver, en Afrique, il m’est arrivé un truc et… Je voulais plus y penser… Mais j’y arrive pas… »

Il inspira à nouveau avant de tout raconter rapidement, pour finir par conclure :

« La vérité… C’est que j’en avais vraiment envie… Je l’ai repoussé, j’ai failli lui démolir la gueule alors que la seule chose que je voulais, c’était qu’il me jette sur un lit et qu’il me baise jusqu’à ce que j’en crève… »

Voilà. C’était dit. Il se sentait prêt à pleurer, honteux, sale. Désespéré.

La douceur, dans la voix de Nathanael, l’avait surpris autant que ses mots :

« Vous avez fait comme vous l’avez senti et vous n’avez pas à vous sentir mal de l’avoir repoussé, Adel.

– J’aurais vraiment pu le tuer…

– Vous vous êtes senti agressé et vous vous êtes défendu. Vous avez le droit de ne pas vouloir que votre première fois se passe dans un bordel avec une pute lourdingue, Adel. Sérieux, je ne le souhaiterai pas à mon pire ennemi… Vous… Comment dire… »

Nathanael sembla chercher ses mots à son tour.

« Vous avez ces désirs en vous, vous le savez. Vous vous demandez comment les vivre. Je n’ai pas de réponse à vous offrir, je n’ai qu’un conseil : ne faites rien dont vous n’aurez pas envie, sincèrement envie, lorsque vous le ferez. Ne laissez personne vous forcer à passer à l’acte si vous ne le désirez pas vraiment. Ça sera peut-être un coup d’un soir, ou quelqu’un que vous aimerez de tout votre cœur, ou personne, si vous ne voulez pas franchir le cap. Mais quelle que soit votre réponse, il faut vraiment qu’elle vienne de vous pour de vrai. »

Les larmes roulèrent sur les joues d’Adel sans un bruit. Seule la lune en fut témoin.

Il avait tellement besoin d’entendre ça… Juste des mots réconfortants, juste qu’il avait le droit d’avoir le choix. Il y eut un nouveau silence avant qu’il ne reprenne :

« … Nathanael… ?

– Oui ?

– … Vous… Vous aviez quel âge ?

– 17 ans.

– Et vous le vouliez… Vraiment ? »

Il entendit le sourire de Nathanael dans sa réponse. Une première fois avec un ami de vacances, cadeau d’adieu après une romance estivale. Un beau souvenir, lui dit-il.

Adel y réfléchit un instant, toujours aussi ému :

« Je sais pas si j’arriverais à ça…

– C’est à vous de voir. À vous et à personne d’autre, Adel. Moi, tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il n’y a aucune honte à être ce que nous sommes, que nous avons le droit de l’être et que personne n’a le droit de nous l’interdire, de nous interdire d’être heureux, à cause de ça. Vous avez le droit de vivre et le droit au bonheur, Adel. Mais le plus important, c’est de vivre comme vous le voulez, vous, et pas comme d’autres le veulent. »

Adel pleurait toujours et renifla.

« Vous avez parfaitement le droit de décider de ne pas le vivre, insista Nathanael. Pour de vrai. Si, malgré tout, votre vie vous convient telle qu’elle est, ça vous regarde. La seule question, la seule qui doive être posée, c’est : est-ce que ce que ma vie a de positif vaut ce qu’elle a de négatif ? Est-ce que je veux continuer comme ça ? Qu’est-ce que je veux vraiment et est-ce que je veux me donner les moyens de l’atteindre ? »

Adel soupira en essuyant ses yeux :

« Ce que je veux vraiment…

– Posez-vous ces questions-là et ne laissez personne vous dicter les réponses. Voyez ça avec vous-même, seul, et quand vous le saurez, ben, vous verrez ce que vous décidez de faire et de vivre. »

Adel soupira encore, tellement fatigué de cette vie. Tellement soulagé de ces mots.

« Merci…

– De rien, Adel. Ça va mieux ?

– Oui… Vous… Hm… Vous dites des choses qui m’apaisent… Vraiment…

– Tant mieux.

– Comment vous faites ?

– J’ai pas mal d’expérience. Ça fait des années qu’on récupère pas mal de monde à l’asso… Du coup, à force, il faut croire que je sais quoi dire… »

Adel l’entendit bouger. Il avait dû arriver à son arrêt de bus. Le son changea, il comprit qu’il était désormais effectivement dans la rue. Le dessinateur lui parla alors d’une autre association œcuménique de croyants homosexuels. Il lui proposa de lui donner leurs coordonnées. Adel le remercia, sincèrement touché qu’il ait pensé à ça.

Puis, l’entendant bâiller, Adel reprit avec un sourire attendri :

« Je vais vous laisser aller vous coucher, je crois qu’il est temps ? »

Il l’entendit rire et ça aussi lui fit du bien.

« Ouais… Pour vous aussi, non ?

– Si… Je vais essayer de retourner dormir un peu.

– Vous vous sentez mieux ?

– Oui, merci… Ça devrait aller.

– N’hésitez pas à rappeler si vous avez besoin.

– Je sais. Je n’hésiterai pas. Merci beaucoup. 

– De rien. Reposez-vous bien et bon courage pour la fin de votre mission.

– Merci, bonne nuit.

– À bientôt ?

– Oui… À bientôt. »

 

Chapitre 51 :

Août 2019

« Allez, Adel, encore une série !

– Raph, parvint à articuler le convalescent, à bout de souffle au sol, avoue que vous avez fait un pari pour savoir au bout de combien vous alliez m’achever…

– Même pas ! Allez courage ! »

Adel inspira un grand coup et refit une ultime série d’abdos en jurant entre ses dents après son médecin qui fit semblant de ne pas les entendre, se contentant de le regarder, bras croisés, goguenard.

Adel s’écroula, achevé, bras en croix, sur le tapis de sol.

« Bravo ! »

Adel lui fit un doigt d’honneur et Raphael éclata de rire en lui tendant la main pour l’aider à se redresser. Adel la prit et se releva lentement, avec l’aide de celui qui était devenu son ami au fil des semaines.

« Non, mais sérieux Adel, tu fais des progrès de dingue !…

– Arrête de te foutre de moi… souffla Adel en se laissant conduire à une chaise, non loin de là.

– Je me fous pas de toi ! Sérieux, mec, ça fait pas trois mois que t’es là et t’es quasi au niveau de Luc qui est là depuis cinq ! Je te jure que tu déchires !

– Je vais pas déchirer longtemps si tu continues à m’épuiser comme ça… »

Raphael lui tapota l’épaule :

« Promis, je vais faire attention ! »

Adel lui tira la langue, puis ramassa sa gourde, posée au sol près de la chaise.

« Allez, prends le temps de souffler et après, ça va être ta séance de balnéo, ça devrait te faire du bien ! »

Adel hocha la tête en buvant. Sûr que vu la chaleur, la balnéo, c’était vraiment du bonheur !

Les semaines passaient tranquillement, au centre de rééducation. Adel tolérait très bien sa prothèse et même s’il n’en avait pas réellement conscience, il avait progressé plutôt vite par rapport à la moyenne. Il n’y croyait qu’à moitié, n’ayant pas de point de comparaison, mais c’était une réalité. Il avait très rapidement pris le pli du rythme de vie du centre, de ses horaires et de ses exercices. Son passé militaire avait, comme prévu, aidé pour ça. Il n’avait pas de problèmes d’autodiscipline, bien moins que d’autres patients.

Les séances de balnéothérapie étaient vraiment salutaires pour lui. Déjà parce que barboter en pleine canicule, c’était cool, et ensuite parce que ça avait vraiment aidé à ce qu’il se remuscle sans se faire mal. S’il n’avait pas encore retrouvé sa carrure initiale, il n’était plus non plus aussi amaigri et surtout faible qu’à son arrivée.

À côté de tout ça, d’autres choses progressaient.

Déjà, il avait pu, en juillet, rencontrer Louis Sychla, l’avocat ecclésiastique chargé de son dossier, et qui, avec l’aide de Nathanael, avait pu commencer à établir un dossier bien plus conséquent et bien plus recevable pour le procès religieux à venir.

L’avocat était venu les voir, un samedi après-midi, chez eux. Il avait une bonne soixantaine d’années. Grand, un peu rond, aimable et bienveillant, ce brave diacre désormais plus blanc que blond s’était fait un devoir de reprendre avec les deux conjoints tous les éléments qu’il avait déjà pour que tout soit clair. Et devant un bon thé et des cookies de Nathanael, eux sur le canapé et lui sur un fauteuil.

« Les témoignages que vous avez réunis sont très parlants et ne laissent pas beaucoup de place au doute pour moi. La demande d’annulation est recevable pour deux raisons au moins : les pressions que vous avez subies, surtout à l’âge que vous aviez, et le fait qu’aucune préparation n’ait eu lieu avec le prêtre et votre épouse dans les mois qui ont précédé, preuve que tout a été préparé sans vous et donc sans que votre consentement réel soit recherché. De toute façon, Emmanuel Masayot n’était pas vraiment dupe, il devrait ordonner l’instruction de votre dossier sans faire d’histoire.

– Et ça se passe comment, après ? demanda Nathanael.

– Eh bien, votre époux et son ex-femme vont être appelés séparément à faire leur déposition, puis le juge demandera sûrement aussi à rencontrer certains témoins. Il pourra éventuellement demander l’avis d’un expert, un psychologue par exemple, mais ça m’étonnerait qu’il le faille dans votre cas. Après tout ça, je devrais rendre ma plaidoirie écrite et là, c’est un collège de juges ecclésiastiques qui se réunira pour statuer et la sentence sera rédigée par l’un d’eux, ça s’appelle le ‘’ponent’’ dans notre jargon. S’ils reconnaissent la nullité du mariage, il faudra la confirmation d’une seconde instance, mais comme celle-là dépendra de notre official, je ne doute pas du résultat.

– Et si ce collège ne reconnaît pas la nullité ? demanda à son tour Adel.

– Nous aurons 15 jours pour faire appel. Mais je vous l’ai dit, votre cas me paraît difficilement rejetable… »

Il y eut un silence avant que le vieil homme ne reprenne :

« Je ne devrais pas vous le dire, mais le prêtre qui vous a marié est dans le collimateur de notre official. Vous n’êtes pas la seule personne à qui il a forcé la main, disons, que ce soit pour des mariages ou des baptêmes… Voir même des funérailles, apparemment… Votre cas pourrait être une pierre de plus dans l’enquête qui le touche et pas la moindre.

– Il risque quoi ? demanda Nathanael, un peu étonné.

– D’aller finir sa carrière dans un monastère sans plus pouvoir agir avec des laïcs. Et entre nous, je doute qu’il manque à grand monde, à part des personnes comme votre famille, qui ne sont pas vraiment ce que nous estimons devoir être de bons chrétiens. »

Ils en restèrent là ce jour-là et l’avocat les assura qu’il les tiendrait au courant de la suite.

L’automne arriva et avec lui le lancement du dernier album de Nathanael, le dernier tome de sa série de SF Poussière d’Étoiles. Ce dernier sortit comme prévu en septembre et Nathanael se vit plus que fermement « invité » à en faire la promotion.

S’il accepta quelques interviews, plusieurs par téléphone ou internet et une à Lyon, il était beaucoup moins motivé pour faire des salons. En effet, il savait qu’Adel avait besoin de leurs week-ends ensemble pour tenir bon, moralement, et lui-même ne voulait pas s’en priver. Adel ne pouvait pas encore vraiment rester seul et le centre pouvait difficilement le garder.

Les tensions étaient donc plus que réelles entre Nathanael et sa maison d’édition. À force de pression, il finit par accepter de participer à un salon dijonnais en octobre. Le train était direct, il connaissait ce salon et l’équipe était sympathique, ça restait gérable avec Adel, à la condition qu’ils partent en milieu d’après-midi le dimanche pour ne pas rentrer trop tard. Raphael leur accorda sa bénédiction, jugeant que ça serait une bonne expérience, que ça leur ferait prendre l’air et leur donnant même les coordonnées d’un collègue de Dijon si besoin.

Ça fit grogner son éditeur, mais il dut bien s’y plier. Nathanael avait été plus que clair sur le fait que tant qu’Adel ne serait pas retapé, c’était ça ou rien.

Le staff du salon les connaissait et était averti de leur venue en train. Les fois précédentes, Adel les y avait conduits avec sa voiture, mais là, reprendre le volant était encore bien dangereux, entre ses traitements antidouleur encore très costauds et le simple fait qu’il n’ait pas réappris à conduire avec un seul pied, en attendant de voir comment il pourrait gérer avec sa prothèse.

Deux personnes les attendaient donc sur le quai, le vendredi soir, pour les aider à transporter leurs bagages et les conduire à leur hôtel. Les livres avaient été livrés au salon directement. Ils passèrent une bonne soirée, car plusieurs autres auteurs, dont Gilles et Manu, étaient logés au même endroit. Ils se retrouvèrent donc pour dîner et la soirée finit dans la chambre de Manu, dans une bonne ambiance. Les collègues de Nathanael étaient très heureux de revoir Adel et impressionnés par sa prothèse qu’il commençait un peu à maîtriser, même s’il avait encore besoin de ses béquilles pour se déplacer et qu’il n’allait pas vite.

Il les laissa d’ailleurs vers 22 h, fatigué. Ils le saluèrent gentiment et dès qu’ils furent seuls, Gilles remarqua :

« Ben c’est pas encore la joie, mais ça me fait grave plaisir de le revoir comme ça ! »

Nathanael sourit :

« Ça commence à aller mieux. Il en a encore pour un bon moment, mais rien que le fait de pouvoir remarcher, même à la vitesse d’une tortue neurasthénique, ça lui fait beaucoup de bien au moral. Bon, là il a voulu venir avec, à mon avis demain il sera en fauteuil. Ça le fatigue encore beaucoup de la bouger, d’ailleurs vous avez dû voir, il la bouge à peine… »

Adel n’en était qu’aux balbutiements de la mobilité de sa prothèse. Il commençait à arriver à peu près à la remuer un peu, juste assez pour avancer et donc, pas vite.

« Ah, ça, soupira Manu, clair que c’est pas demain qu’il s’inscrit aux JO paralympiques… Vous savez pour combien de temps il en a ?

– En tout, encore un an et demi au plus, d’après les toubibs, pour qu’il soit complètement autonome. Le gars qui le gère au centre où il est la semaine m’a dit qu’il progressait plutôt plus vite que la moyenne.

– M’étonne pas, opina Gilles en faisant la moue. Vu le carafon qu’il a, ton homme, et avec sa carrière de militaire, ça doit carburer ! »

Nathanael ne veilla pas trop non plus, désireux de garder quelques forces pour ce week-end. Adel dormait déjà, il avait comme toujours laissé la lumière allumée du côté de Nathanael pour que ce dernier puisse se coucher sans souci.

Nathanael se déshabilla et s’allongea, tourné vers lui pour le regarder. Sans surprise, son mari avait enlevé sa prothèse pour dormir. Il devait encore faire attention à laisser sa peau s’y habituer.

Adel dormait calmement. Effet des médicaments ou signe qu’il allait mieux, il ne faisait presque plus de cauchemars. La psychiatre était vigilante, mais confiante. Restait le risque non négligeable qu’un évènement, même anodin, ne réveille son traumatisme… Nathanael le savait et restait attentif.

La nuit fut tranquille et au matin, Adel vint comme à son habitude se blottir contre lui. Nathanael sourit avant d’ouvrir les yeux et passa son bras autour de ses épaules :

« Coucou, toi.

– ‘Lut.

– Bien dormi ?

– Comme une masse… Mais j’ai mis trois secondes à me souvenir où on était… Ça va toi ? Jusqu’à quelle heure vous avez traîné avec Gilles et Manu ?

– Pas si tard, enfin je les ai laissés un peu avant minuit… Je pense qu’on traînera plus ce soir avec les autres…

– Ah ben respect des traditions !

– Ben ouais ! »

Adel gloussa en se blottissant un peu plus contre lui.

Ce n’était pas la première fois qu’il accompagnait Nathanael à un salon et il avait eu du mal à y trouver sa place au début. Il avait finalement rapidement pris l’habitude d’aider Nathanael, ou de s’asseoir pour dessiner sagement à côté de lui sur son stand ou pendant qu’il dédicaçait.

Comme Nathanael l’avait prévu, un peu fatigué, Adel préféra rester en fauteuil ce jour-là. S’ils n’avaient pas pu emmener le sien, le staff, qui en avaient quelques-uns pour les visiteurs handicapés, leur en avaient réservé un à leur demande.

La matinée se passa tranquillement. Ils restèrent sur leur stand, entre celui de Gilles et celui de David, un autre collègue et ami, venu sans sa femme cette fois-là, car elle attendait un heureux évènement. Les visiteurs étaient sympathiques et l’ambiance plutôt bonne. Adel dessinait sagement, ce qui lui valut deux fois d’être pris pour son mari par des personnes qui ne les connaissaient pas, dont une fois par une adorable petite mamie, alors que Nathanael était parti aux toilettes.

La brave dame s’excusa, puis, le voyant tout de même dessiner, le félicita de son joli trait et lui demanda s’il était aussi auteur et illustrateur.

Très gêné, Adel se gratta la nuque en répondant qu’il commençait à s’y mettre, mais que bon il débutait alors voilà quoi…

« Oh, mais c’est très joli, vraiment ! Je suis sûre qu’avec du travail, vous y arriverez !… »

Adel resta coi, un peu rose, mais le retour de Nathanael le sauva.

« Bonjour, houlà, qu’est-ce qui se passe ?…

– Heu, madame te cherchait… lui répondit Adel.

– Oh, c’est vous, Nathy ? demanda-t-elle, toujours aussi aimable.

– C’est moi ! confirma-t-il aimablement en les rejoignant. Bonjour, que puis-je pour vous ?

– Je venais chercher votre dernier album !… Je suis très heureuse de vous rencontrer, c’est mon petit-fils qui m’a fait découvrir vos œuvres et j’avoue que je n’espérais pas vous rencontrer un jour !

– Oh, et ben vous le remercierez, et merci à vous aussi. »

Elle se rapprocha pour feuilleter l’album et ils la regardèrent faire avant qu’elle ne s’exclame :

« Tiens, vous avez changé de coloriste ?

– Vous avez l’œil, sourit Nathanael. Effectivement, celle des tomes précédents a dû faire un break, du coup on a dû trouver quelqu’un d’autre…

– C’est joli comme ça aussi.

– Ouais… J’ai dû batailler ferme pour l’imposer à notre responsable, mais j’adore son boulot.

– Ah bon, il n’en voulait pas ?

– Trop cher, soi-disant, mais je connaissais la personne qu’il voulait m’imposer et hors de question de l’avoir sur un de mes titres.

– Et bien vous pourrez lui dire que le résultat est très bien comme ça !

– Comptez sur moi. Je vous le dédicace ? »

Elle accepta, toute contente, et Nathanael s’assit et se mit au travail. Adel écoutait d’une oreille et demanda :

« Vous aimez la science-fiction ?

– Beaucoup ! Ça me fait très plaisir, d’ailleurs, d’y avoir si facilement accès aujourd’hui et qu’il y en ait autant ! Si vous saviez comme c’était dur quand j’étais jeune ! Mes parents détestaient ça, ce n’était pas assez sérieux pour eux, qu’ils disaient ! J’étais obligée de les cacher sous mon lit ! »

Nathanael gloussa :

« Je compatis, je devais faire pareil avec mes BD et mes K7 vidéo quand j’étais ado… De toute façon, mes parents et la culture… ajouta-t-il avec un soupir. À part quelques vieux films et encore… Ma mère adorait Jean Marais quand j’étais jeune, et puis un jour elle a découvert qu’il avait été l’amant de Jean Cocteau et elle n’a plus jamais voulu le voir ni en entendre parler…

– Ah, c’était une autre époque, commenta tristement la dame.

– Je la revois encore balancer sa K7 de La Belle et la Bête en hurlant qu’elle ne voulait plus jamais voir sa sale gueule de pédé…

– C’est dommage, ils étaient très pudiques et puis ça reste un de nos grands acteurs.

– Autres temps, autres mœurs… » soupira Adel.

Nathanael hocha la tête en humectant son pinceau pour peindre le dessin qu’il venait de faire et sourit, comme Adel, lorsque la dame reprit alors qu’un couple plus jeune s’arrêtait devant le stand :

« C’est vrai que c’est bien que les choses aillent  mieux pour les gens comme vous, après tout, je ne vois pas pourquoi deux hommes ne pourraient pas avoir le droit d’échanger des gestes de tendresse entre eux… »

Elle ajouta sur le ton de la confidence :

« Mon mari était très câlin, mais il ne fallait absolument pas que ça se sache !… Ça m’amusait beaucoup. Un gros nounours chez nous et quasi une brute en dehors… »

La journée se finit ainsi tranquillement, avec au soir, le banquet réservé aux auteurs et aux organisateurs. Si le repas officiel ne se finit pas trop tard, l’after devait durer une bonne partie de la nuit et si, comme la veille, Adel ne veilla pas trop, Nathanael, lui, en profita bien. Si bien qu’il n’était clairement pas frais le dimanche matin lorsqu’il s’agit de se lever pour retourner au stand et qu’il n’était pas le seul.

Gilles, Manu et David n’avaient pas moins l’air de déterrés que lui.

Il était prévu que Nathanael participe à une petite conférence en début d’après-midi, qui ne devait pas finir trop tard à cause de l’heure de leur train. Adel, resté au stand avec une membre du staff, se fit un devoir, voyant l’heure avancer, de commencer à remballer leur matériel pour ne pas qu’ils risquent de prendre du retard. La membre du staff expliquait, aimable, aux personnes qui venaient que Nathanael ne dédicacerait plus cet après-midi-là, après la conférence, car il devait repartir. La plupart étaient déçus, mais n’insistèrent pas, sauf un qui tenta de faire un scandale qui tourna vite court pour deux raisons, l’arrivée d’un membre de la sécu et comme souvent, le fait de se retrouver face à un homme baraqué fit immédiatement baisser le râleur d’un ton, et surtout, le retour de Nathanael, essoufflé, car il était presque 15 h et qu’ils devaient vraiment filer.

Tout d’abord, le dessinateur ne fit pas attention au trio et soupira en voyant qu’Adel avait quasi fini de ranger :

« Oh merci, mon chéri ! T’es un amour !

– De rien, vérifie que j’ai rien oublié… Ça a été ta conf’ ?

– Ouais, très cool, mais les questions traînaient, j’ai dû filer avant la fin… »

L’ayant vu, le râleur l’interpella :

« Eh, vous avez bien le temps pour une dédicace ! »

Nathanael, qui faisait le tour du stand pour être sûr de ne rien laisser, lui répondit rapidement avec un sourire :

« Ah non, désolé, il faut vraiment qu’on file, là !

– Mais allez ! vous en avez pour deux minutes ! »

La membre du staff et le vigile soupirèrent de concert alors que Nathanael répondait :

« Euh, non, désolé, déjà tout mon matos est rangé et on a un train à prendre et pas intérêt à le louper !… D’ailleurs, qui nous conduit à la gare ?

– C’est moi ! répondit la membre du staff. Et on y va quand vous voulez ! »

Nathanael hocha la tête et Adel commença à faire rouler le fauteuil pour sortir, alors que Gilles et David les saluaient de loin, leur souhaitant un bon retour et à bientôt, mais il fallut que l’homme insiste encore :

« Franchement, vous pourriez faire un effort pour vos fans ! »

Nathanael lui jeta cette fois sans un sourire :

« Et vous, vous pourriez faire un effort pour vos auteurs, j’ai prévenu partout que je quitterai ce salon à 15 h, pour un fan, vous êtes pas super renseigné ! Donc je vous souhaite une bonne fin de salon et vous avez plein d’autres auteurs qui seront ravis de vous entendre leur raconter que je suis un connard qui fait passer la santé de son mari avant ses fans. Sur ce, on file ! »

Et il attrapa les poignées du fauteuil d’Adel pour le pousser, laissant leur valise à roulettes à leur accompagnatrice. Ils n’eurent que le temps de repasser à toute vitesse à l’hôtel récupérer le reste et furent à la gare juste à temps. Adel se débrouilla pour monter dans le train avec ses béquilles, mais ne remit sa prothèse que lorsqu’ils arrivèrent à proximité de Lyon. Nathanael avait dormi une bonne partie du trajet.

Ils rentrèrent en taxi et finirent la soirée tranquillement, sans trop veiller.

Et l’automne passa ainsi tout aussi tranquillement.

Chapitre 52 :

 Nathanael entra dans la pharmacie avec lassitude et le voyant, sa pharmacienne, qui le connaissait de longue date et avait, bien obligée, suivi l’évolution médicale d’Adel, le salua poliment, un peu inquiète. Il répondit en retenant un bâillement, avant de lui tendre deux ordonnances.

En y regardant de plus près, elle vit qu’il avait les yeux un peu gonflés, le nez rouge et il toussa.

« Ah, votre petite sinusite annuelle ? sourit-elle.

– Ouais, répondit-il. Vous me filerez de quoi faire des inhalations et des pastilles pour gorge, aussi, merci, en plus de ça…

– Bien sûr. »

Elle regardait les deux ordonnances et fronça les sourcils :

« Oh, je vais devoir vous commander l’anxiolytique… Ça ira ?

– Oui, oui, si vous pouvez me l’avoir pour vendredi ?

– Sans souci, je vous l’ai demain.

– Ça sera parfait. De toute façon, il ne m’en faut qu’en réserve, au cas où Adel fasse une grosse crise. J’espère que je n’en aurais pas besoin.

– Oui, c’est à prendre au cas par cas, les médecins vous l’ont expliqué ? Il faut éviter de le prendre régulièrement. »

Nathanael toussa en hochant la tête.

« Oui, oui… C’est juste qu’il a fait une petite crise et que la psychiatre nous donne ça en roue de secours, mais elle nous a bien dit que c’était vraiment à réserver aux grosses. »

Elle le regarda, navrée :

« Je croyais qu’il allait mieux…

– Oui, il va mieux. Mais ponctuellement, ben… Il reste un homme avec un gros syndrome post-traumatique, donc ça peut re-péter à la moindre étincelle et là, c’est ce qui s’est passé… Rien de grave, on savait que ça arriverait un jour ou l’autre, mais c’est pas pour ça que c’est cool…

– Je veux bien vous croire… »

Une autre cliente entra, jeune maman avec une poussette énorme dans laquelle gazouillait un bébé et une fillette bien peu encline à se tenir tranquille. La pharmacienne alla rapidement chercher ce que Nathanael lui avait demandé, commanda le reste, il paya le tout et elle lui sourit avec compassion :

« Et ben, bon courage à vous avec tout ça !

– Merci, bonne journée à vous et à demain, donc. »

Il repartit, maussade.

Adel avait été calme et son état évoluait bien depuis des mois. Nathanael s’en était pris à espérer que ça allait continuer à aller.

On était mi-décembre et comme chaque année, l’association avait organisé sa petite fête de fin d’année, suffisamment en amont pour ne pas déranger l’organisation des « vraies » Fêtes pour ses membres. C’est donc le samedi 7 décembre après-midi, profitant du weekend des Lumières, que c’était tombé, cette année-là.

Si les conversations tournaient un peu autour de cette fameuse épidémie chinoise qui n’inquiétait alors pas grand monde en Europe, on parlait surtout des projets de Noël et des vacances d’hiver à venir.

Adel était là, assis au comptoir. Nathanael faisait tranquillement le service, espérant que les gens ne traîneraient pas trop tard, car il savait son mari fatigué et l’était également. D’ailleurs, Adel était stressé par la promiscuité et le bruit. Il avait insisté pour venir lorsque Nathanael lui avait proposé de rester tranquillement à la maison et que lui y aille sans lui, sans doute parce qu’il ne voulait pas rester seul chez eux.

Mais il était évident qu’il n’était pas à l’aise et pressé de rentrer.

Et c’est là que l’incident avait eu lieu, sous la forme d’un gros lourd un peu bourré qui était venu le draguer en s’essayant près de lui au comptoir. Adel s’était tendu et lui avait dit qu’il n’était pas intéressé, mais, connerie, ivresse ou les deux, l’homme n’avait pas arrêté.

Adel était de plus en plus nerveux et devant l’insistance lourdingue de l’homme, Nathanael était rapidement intervenu. Mais même savoir sa cible mariée n’arrêta pas le gars qui finit par avoir le geste de trop.

Il posa sa main sur la cuisse d’Adel et ce dernier réagit avec autant de rapidité que de violence.

L’homme n’eut pas le temps de comprendre qu’un coup de poing l’envoyait voler et Nathanael n’eut que le temps de saisir le bras d’Adel pour empêcher ce dernier de se jeter sur lui.

Un silence abasourdi s’était abattu sur l’assistance alors que deux personnes aidaient l’homme sonné à se remettre sur ses pieds. Mais ces mêmes personnes eurent l’intelligence de le retenir quand il fit mine de vouloir revenir au comptoir.

Car il ne faisait de doute à personne que si Adel tremblait, il n’en restait pas moins tout aussi clairement prêt à se défendre et qu’il ne fallait surtout pas l’approcher, à ce moment précis.

Nathanael ne l’avait pas lâché et lui parlait avec calme et douceur :

« Chhht, ça va… C’est fini, tu n’as rien à craindre, tout va bien… C’est pas l’un d’eux, tout va bien, tout va bien… »

Le regard de prédateur d’Adel en avait fait frémir plus d’un.

Alors qu’un ami de l’autre homme était prudemment venu le chercher pour l’éloigner, les conversations avaient repris timidement et Adel secoué la tête comme s’il se réveillait, avant de se dégager le la prise de son mari pour se frotter le visage, tremblant à nouveau, mais plus de peur ou de rage. Ou plutôt, d’une autre peur, celle de ce qu’il aurait pu faire si personne ne l’avait retenu, ou retenu l’autre.

Sentant son besoin de s’isoler, Nathanael lui avait proposé de se retirer dans le bureau de l’asso, situé dans une petite pièce à l’étage, où il pourrait rester au calme. Adel avait hoché la tête sans cesser de trembler avant d’y aller d’un pas peu sûr, même compte-tenu de sa prothèse et ses béquilles. Nathanael l’avait suivi pour surveiller qu’il ne se fasse pas mal dans les escaliers, mais malgré ses tremblements, Adel était parvenu à monter sans trébucher.

Il y avait un vieux fauteuil moelleux dans la pièce, près de la fenêtre, où l’ancien soldat s’était laissé tombé avant de prendre à nouveau sa tête dans ses mains. Nathanael l’avait rejoint et s’était accroupi devant lui :

« Tu veux que je reste avec toi ? »

Adel avait dénié de la tête. Nathanael n’avait pas insisté.

« Je redescends, alors. Tu m’appelles quand tu veux, d’accord ? Tu n’hésites pas.

– … OK… »

La voix était faible, mais Nathanael s’en était contenté, il s’était relevé doucement et était redescendu pour reprendre sa place au bar, le visage fermé.

Il avait fallu un petit moment pour qu’Emma et Odette, leur couple d’amies lesbiennes, la seconde portant dans ses bras leur petit Jonathan qui suçait son pouce, ne le rejoignent et ne s’assoient au bas. Emma, particulièrement, était inquiète :

« Ça ira, Nathy ?

– Ouais, ouais…

– Il ne risque pas de faire une connerie, là-haut, au moins ?… »

Cette question avait arraché un sourire à Nathanael.

« Ne t’en fais pas. Adel n’est pas suicidaire.

– Ah, tant mieux…

– Mais euh… était intervenue Odette. Enfin excuse la question, ça peut être bête dit comme ça, mais… C’est… Normal, la réaction qu’il a eue… ? »

Nathanael avait grimacé.

« Je demanderai aux toubibs, mais je pense que oui… Il a vécu des trucs vraiment pas cools et il reste euh, comment dire… Enfin, ‘faut pas le toucher quoi, surtout pas comme ça… Imaginez que même moi, des fois, il me repousse, alors un crétin bourré à qui il a dit non trois ou quatre fois, forcément… Sa réaction peut être assez viscérale…

– La pauvre…

– Il va mieux. Bon, là, il va me faire une petite rechute, avait soupiré avec amertume le dessinateur, mais ça passera… »

Nathanael avait attendu sa relève, que la personne qui devait prendre sa suite à la buvette n’arrive, pour retourner voir où en était Adel.

Sans surprise, ce dernier n’avait pas bougé du fauteuil, amorphe. S’il ne tremblait plus, il avait par contre sursauté lorsque son mari était rentré dans la pièce :

« Mon cœur ? Comment tu te sens ? »

Adel avait haussé les épaules.

« Julien est là, il va gérer la suite. On peut y aller, si tu veux. »

Adel l’avait regardé, avec ce regard de gosse coupable que Nathanael lui connaissait bien :

« T’es sûr… ? Tu voulais pas profiter encore un peu… ? »

Nathanael avait souri en se rapprochant tout doucement de lui.

« Non, c’est bon. J’suis crevé aussi. J’ai envie de rentrer me poser, profiter de la soirée et de demain sans qu’on se prenne la tête… Ça te va ? »

Adel l’avait regardé un instant avant d’hocher la tête :

« Oui, j’ai envie de calme, là…

– Alors, c’est plié. On décolle. Je vais appeler un taxi.

– Tu crois ?

– Ah ouais, là pas envie de mettre deux heures à rentrer avec un bus tout pourri… Surtout que là, avec les Lumières, ils vont être blindés de monde… »

Si les deux époux étaient rentrés rapidement et sans encombre, la soirée avait été un peu plus délicate. Adel restait nerveux et tendu et il avait fait plusieurs cauchemars dans la nuit.

Nathanael s’y attendait, il l’avait donc gentiment, mais fermement, poussé à prendre des médicaments pour l’apaiser. Si la fin de la nuit avait ainsi été plus tranquille, Adel était ensuqué le lendemain et grognon de l’être. Nathanael avait passé la journée à le dorloter, sans grands résultats.

Adel restait stressé et ne parvenait pas à se sortir de la tête ce qu’il ressentait et qu’il était parvenu avec peine à avouer à Nathanael : que si ce dernier ne l’avait pas retenu, ni les autres retenu son dragueur, il aurait vraiment pu le tuer, tant il avait perdu le contrôle sous le choc de cette main sur sa cuisse. Ils étaient tous deux assis sur leur canapé, dans l’après-midi, buvant un chocolat chaud devant une série.

« Si j’avais eu un flingue, je l’aurais abattu, j’en suis sûr… » avait-il bredouillé, aussi choqué que désespéré.

Nathanael n’en doutait pas vraiment, hélas. Il savait ce dont son mari était capable, même handicapé, mais il l’avait pris dans ses bras pour lui dire avec douceur :

« Tu ne l’as pas fait.

– … Qu’est-ce qui se passera… Si ça se reproduit et que t’es pas là ?…

– Il y aura d’autres gens pour t’arrêter.

– …

– Adel, ça va aller. Ces blessures-là sont pas encore guéries, mais ça va le faire. OK ? Tu vas y arriver. Je sais que tu vas y arriver. »

Adel s’était blotti contre lui, tremblant encore.

« Il parait qu’on s’en remet jamais… »

Nathanael avait soupiré et caressé sa tête :

« Je sais pas. Ça dépend de trop de choses… Dans la vie, y a des gens debout après avoir traversé dix fois l’enfer et d’autres qui s’écroulent à la moindre brise… Toi… Toi, tu m’as quand même l’air de tenir de la première catégorie, après chuis pas psy… Il faudra que tu lui en parles.

– A la psy ?

– Ouais.

– …

– Elle t’aide, non ? Ça te fait du bien ?

– Oui… C’est bizarre, mais, je crois que oui… Elle voit les choses de façon… Différente, mais ça m’éclaire sur des trucs auxquels j’aurais jamais pensé.

– Ouais, ça sert à ça. »

Adel était retourné au centre de rééducation de très mauvaise grâce, le lendemain matin, et Nathanael s’était de son côté fendu d’un petit coup de fil pour avertir Diana Scott de ce qui s’était passé et lui demandé conseil.

Elle l’avait remercié, rassuré et lui avait donc fait parvenir ces deux ordonnances pour qu’ils aient sous la main de quoi aider Adel si une crise de ce genre se reproduisait. Elle lui avait également dit qu’elle allait prévenir le centre.

Lorsqu’elle avait eu Raphael au téléphone, ce dernier était déjà au courant. La petite mine d’Adel, à son arrivée, l’avait alerté et son patient lui avait, sans trop rechigner, expliqué ce qui s’était passé. Sans le dire à Adel, Raphael avait immédiatement sonné le rappel des troupes pour que toute l’équipe soit plus vigilante que jamais et intervienne si nécessaire à la moindre remarque déplacée de qui que ce soit, car Adel essuyait encore de fréquentes réflexions homophobes de la part d’autres patients. Presque plus de la part de certains membres du personnel, ces derniers ayant eu droit à une remontée de bretelles claire de la part de Raphael et de leur directrice pour les calmer.

De la même façon, les doses d’anxiolytiques avaient été légèrement augmentées pour l’aider à passer ce cap.

Adel avait donc pu reprendre pied sans plus de problème.

Il avait aussi pu parler de ça avec sa psychiatre, dans une séance bien plus longue que d’habitude d’ailleurs, car elle avait pris tout le temps qu’il fallait pour l’écouter, l’aider à comprendre, se comprendre, reprendre confiance et lui permettre d’y voir plus clair.

Si la conversation avait été salutaire et avait permis à Adel de saisir beaucoup de choses, elle n’en avait pas moins été très violente par ce qu’elle lui avait révélé.

Lorsque, le lendemain soir, il rentra chez lui, il était encore un peu sous le choc de tout ça et il enlaça Nathanael avec une force assez rare pour alerter ce dernier :

« Eh, ça va pas, mon cœur ?

– Je t’aime… »

Nathanael sourit en répondant avec la même force à son étreinte :

« Moi aussi, je t’aime. Et je suis content que tu sois là. Qu’est-ce qu’il y a ? »

Les deux hommes allèrent s’installer à la cuisine, car Nathanael préparait le dîner. Il reniflait encore un peu, mais sa sinusite était quasi un souvenir. Adel s’assit à la table pour le regarder faire avant de lui dire, mal à l’aise :

« Hier, on a parlé de ce qui s’était passé samedi avec le docteur Scott…

– Hm, hm ?

– … Et du coup, du reste aussi et… Elle m’a dit qu’elle pensait qu’en fait… Même si ce qui m’est arrivé là-bas, j’en ai pour un moment à le digérer, c’était encore plus compliqué pour moi parce que… Je saurais plus te le dire comme elle l’a dit, mais… L’idée c’est que… Comme je viens d’une famille où je n’ai jamais été respecté et où j’avais subi beaucoup de violences, physiques ou pas, ben, c’était encore moins facile, parce que quelque part, j’ai été habitué à ne pas être respecté et que du coup, ben je réagissais d’autant plus violemment maintenant que je le savais et que je ne voulais plus subir ça… »

Il y eut un silence. Nathanael le regardait et souriait tristement. Adel tremblait et ses mains se tordaient l’une dans l’autre. Il renifla, mais si, ce n’était pas à cause d’un rhume, et reprit :

« Elle a dit que pour elle, mon premier mariage, les nuits avec Caroline et quand mon père m’avait emmené aux putes… C’était aussi des viols. »

Nathanael soupira et baissa la tête. Adel essuya ses yeux.

« Tu le savais, Nath.

– Oui.

– Pourquoi tu m’en as jamais parlé ?

– Parce que tu n’étais pas prêt à l’entendre. »

Nathanael vint s’asseoir près de lui et prit ses mains tremblantes dans les siennes.

« Oui, tes parents, enfin, ton père, surtout, t’a forcé à avoir des relations sexuelles pour lesquelles tu n’étais clairement pas consentant. Et tu sais ce qui me blase le plus ? C’est que je suis sûr que Caroline n’en avait pas plus envie que toi. Alors oui, ça fait partie des violences que tu as subies, et c’est très grave parce que ton intégrité physique, ton corps, rien n’a été respecté. Ce qui s’est passé là-bas… Ça a été pire que tout, le trop qui t’a fait craquer. Mais… Mais maintenant, tu as toutes les cartes en main pour réparer ça. Alors, je te l’ai dit, je sais pas si ces blessures-là, on peut vraiment en guérir complètement un jour. Mais je sais que tu es un homme incroyablement fort, et que même si elles guérissent pas vraiment, tu pourras quand même réussir à vivre avec, ou malgré elles. »

Nathanael caressa la tête d’Adel qui le regardait, un peu perdu.

« Je t’aime. J’ai confiance en toi. Je sais que tu y arriveras. »

Adel inspira un grand coup avant d’hocher la tête :

« Merci…

– De rien. »

Chapitre 53 :

Bastien Gradaille regarda Mourad Benmani qui le suivait, très droit et nerveux, dans les couloirs de l’état-major lyonnais. Tous deux étaient en tenue militaire sans être en uniforme formel. C’était un froid matin de décembre, brumeux. Le colonel lui sourit :

« Respirez, ça va bien se passer !

– Oui, oui, mon colonel… »

Les deux hommes arrivèrent au bureau du général Heldish. Gradaille regarda sa montre et sourit, ils étaient pile à l’heure. Il frappa à la porte et attendit poliment qu’on l’y autorise pour ouvrir et entrer, suivi d’un Benmani qui inspira un grand coup avant de le suivre.

Assis à son bureau, David Heldish leur sourit et fit un petit signe de la main :

« Ah, bonjour. Bienvenue, approchez ! »

Ils vinrent se mettre au garde à vous devant le bureau :

« Mon général !

– Repos, asseyez-vous, tous les deux. Vous allez bien ?

– Oui, oui, merci, mon général… répondit Gradaille. Et vous-même ? »

Heldish hocha la tête :

« Ça va, ça va… Alors, j’ai de bonnes nouvelles pour vous.

– Ah, je prends. » répondit Gradaille.

Mourad eut un petit sourire. Heldish le regarda :

« Bon, déjà, Benmani, votre promotion est enfin officielle. Toutes mes félicitations, Lieutenant. »

L’interpellé avait sursauté :

« Vraiment… ? Mais euh ?…

– Félicitations, Lieutenant ! Vous le méritez ! affirma Gradaille en lui tapotant l’épaule.

– Merci, euh… J’espère que je ne vous décevrai pas…

– Allons, Benmani, sourit encore Heldish, amusé, vous assurez le boulot de votre ancien lieutenant tout seul en plus du vôtre depuis son arrêt ! Il était plus que temps que ça soit officiel ! »

Benmani se gratta la nuque, gêné :

« Ben, merci…

– De rien. Vous le méritez. Vous le méritez vraiment. »

Il y eut un silence avant que le général ne reprenne :

« Bien, sinon, j’ai enfin des nouvelles des décorations.

– Ah, ça y est ?

– Des décorations ? s’étonna encore Benmani.

– Oui, et c’est rien de dire que vous les aurez pas volées !… soupira le général en levant les yeux au ciel, blasé. Il a fallu que je m’en occupe personnellement et que je menace de mise à pied quatre personnes pour que les demandes arrivent enfin aux ministères !… Et j’ai eu les réponses, toutes ont été acceptées.

– Houlala… reconnut Gradaille, navré. Ne me dites pas… ?

– Ah si, les dossiers se sont ‘’perdus’’ deux fois, bizarrement. Quand j’ai décidé de voir ça moi-même, Demanche est venu essayer de me convaincre que bon, demander des médailles, il n’était pas sûr que les faits le méritent… Je lui ai demandé si les mutilations du lieutenant de Larose-Croix, les blessures de l’adjudant Benmani, le décès de l’adjudant Rocal et tous les actes de bravoure de la troupe, tant quand il a s’agit d’évacuer les civils lors de l’attaque, que quand il a fallu contre-attaquer pour enfin débarrasser la région de ces cinglés et récupérer le lieutenant, ne méritaient vraiment aucune récompense à ses yeux… Il était tout ennuyé et à force de le travailler au corps, il a bien fallu qu’il finisse par admettre que le seul vrai souci, c’était qu’Adel de Larose-Croix soit décoré. A priori, ça a beaucoup froissé son grand-père qui aurait été jusqu’à essayer de faire pression au ministère pour qu’Adel ne soit pas nommé et que ça soit Florent qui soit mis en avant… Alors je reconnais son mérite, mais en l’occurrence, comme il n’était pas là dans l’OPEX en question… »

Gradaille fit la moue, après avoir grimacé pendant l’explication de son supérieur.

« Florent pourrait mériter d’être décoré, mais ça serait plutôt pour d’autres faits d’armes…

– Je suis d’accord. Je vous laisse y réfléchir, vous me direz… Mais dans tous les cas, Adel de Larose-Croix aura ses médailles. Ce n’est négociable ni pour moi, ni pour le ministère. »

Gradaille opina du chef et Benmani sourit.

Un moment plus tard, les deux hommes quittèrent les bâtiments de l’état-major et, alors qu’ils retournaient à leur véhicule, Gradaille demanda :

« Dites, Benmani, ça vous dirait qu’on passe voir votre ancien lieutenant ? La clinique n’est pas si loin, et moi, ça me ferait plaisir d’aller lui annoncer ça en direct ! »

Benmani sourit et approuva vivement :

« Ah oui, bonne idée ! Si nous avons le temps ?

– Je vous laisse le volant, je vais prévenir Mikkels. »

Benmani programma le GPS et commença à rouler alors que son supérieur appelait le commandant qui approuva :

« Ça va lui faire un joli cadeau, à une semaine de Noël.

– Oui, c’est vrai, je n’y avais pas pensé, sourit Gradaille. Mais on ne va pas avoir le temps de passer lui prendre une carte de vœux, ajouta-t-il avec un clin d’œil à Benmani qui gloussa.

– Je suis sûr qu’il ne vous en voudra pas. Saluez-le de ma part.

– Nous n’y manquerons pas. À tout à l’heure ! »

La ville était calme et le trajet fut tranquille. La brume matinale était levée et un soleil aussi glacial que radieux brillait désormais lorsqu’ils arrivèrent à la clinique.

Le grand parc était calme, lui aussi, quelques rares personnes avaient bravé le froid pour s’y promener.

Le colonel et le tout juste promu lieutenant se hâtèrent à l’intérieur, pour leur part, et l’accueil leur indiqua aimablement qu’Adel devait être en fin de séance de rééducation et aussi, sur la demande de Benmani, qu’il y avait bien une machine à café dans la salle de repos.

« On en prendra un avec lui, lui dit Gradaille.

– Je vais avertir le docteur Vertrauen de votre venue. » leur dit encore la secrétaire avant de leur désigner où se rendre.

Ils la remercièrent et suivirent le couloir indiqué, pour y voir rapidement Raphael Vertrauen qui sortait de son bureau pour venir à leur rencontre.

« Bonjour, Raphael, comment ça va depuis le temps ? l’interpela Gradaille.

– Bonjour, Bastien. Ça va, et vous ? Ça fait effectivement un moment !… »

Les deux hommes se serrèrent amicalement la main alors que Raphael répondait avec un sourire en coin :

« Enfin d’un autre côté, vu que quand on se voit, c’est parce que je retape un de vos gars, c’est plutôt bien qu’on se voit pas plus.

– Nous sommes d’accord…

– Et vous êtes ? s’enquit Raphael en tendant la main à Benmani.

– Adju… Euh pardon, Lieutenant Benmani, je suis un ancien subordonné du lieutenant de Larose-Croix, répondit Benmani en la serrant.

– Enchanté ! »

Le médecin leur fit signe de le suivre :

« Alors, vous venez voir Adel ?

– Oui, j’espère que nous ne dérangeons pas ?

– Non, non, il n’aura sûrement rien contre finir sa séance avec cinq minutes d’avance, même s’il en souffre beaucoup moins qu’au début…

– Il en est où ? demanda Benmani.

– Il en est qu’il nous épate. Il ne marche pas encore complètement librement. Il est tout à fait autonome avec ses béquilles et il commence à essayer de se contenter d’une canne, mais c’est pas encore gagné !… Malgré ça, sérieux, je dirais pas que c’est notre recordman en termes de vitesse de rétablissement, mais il est clairement dans le haut du panier !

– Ça ne m’étonne pas de lui, sourit Gradaille.

– Vous pensez le garder encore longtemps ?

– Encore un mois, un mois et demi, disons horizon fin janvier. Après, il passera en hôpital de jour, et à mon avis, d’ici un an au plus tard, il refera ses joggings du dimanche matin sans souci ! »

Ils arrivèrent à la salle où Adel marchait sur un tapis roulant, concentré pour le faire sans se tenir aux rambardes, sur les côtés. Autour de lui, d’autres patients faisaient toutes sortes d’autres exercices selon leur situation.

Raphael ouvrit la porte et son regard fit le tour de la salle :

« Tout va bien, ici ? … »

Diverses voix, patients ou membres de l’équipe d’encadrement, lui répondirent par la positive et il hocha la tête avec un sourire avant de reprendre :

« Adel, t’as de la visite ! »

Le convalescent hocha la tête à son tour, souffla et descendit du tapis roulant. Il ne prit que le temps de s’essuyer le visage avec sa serviette, de prendre sa béquille et de le rejoindre, avant de sursauter en voyant qui était là. Il en resta bête, les yeux ronds :

« Mon colonel ? Mourad ?…

– Bonjour, Adel !

– Content de vous revoir, mon lieutenant ! »

Adel sourit :

« Bonjour… Content de vous voir aussi !… Bon, c’est pas vous que j’attendais, mais bienvenue !

–  Vous attendiez qui ? 

– Moi, leur répondit Nathanael, qui arrivait derrière eux. Ben y en a du monde, ici ! C’est le dernier endroit à la mode ou quoi ? »

L’illustrateur était amusé et rejoignit son mari pour lui faire un petit bisou avant de serrer les mains des trois autres. Raphael sourit aussi et leur dit :

« Bon, allez, on va pas squatter le couloir jusqu’à Noël, venez à la salle de pause, on sera mieux. »

Les cinq hommes allèrent donc rejoindre le lieu-dit, assez calme à cette heure, et Gradaille et Benmani purent constater qu’effectivement, Adel se déplaçait plutôt bien, certes pas très vite, mais il commençait à vraiment maîtriser sa prothèse. Gradaille se surprit à penser qu’il n’avait pas été en pantacourt de sport, mais en pantalon, il aurait simplement pu passer pour un homme boitant sans que personne ne pense à autre chose.

Benmani et Raphael se dévouèrent pour aller chercher des thés et des cafés au distributeur, alors que Nathanael et Adel s’étaient installés sur un sofa et Gradaille sur un fauteuil. Benmani ramena les trois premiers gobelets qu’il posa sur la petite table ronde qui se trouvait là et ramena deux poufs pour Raphael et lui-même. Raphael arriva avec les deux derniers et ils s’installèrent à leur tour.

« Ça me fait vraiment plaisir de vous revoir, répéta Adel, sincère. Quoi de neuf à la caserne ?

– Et bien, nous avions deux choses à vous annoncer, lui répondit Gradaille. Déjà, notre ami Mourad est officiellement promu lieutenant et prend votre succession à votre poste.

– Oh, vrai ? s’exclama Adel, ravi. Félicitations, tu le mérites ! ajouta-t-il en lui tendant la main.

– Merci… bredouilla Benmani en la serrant, alors que Nathanael et Raphael applaudissaient, amusés par sa gêne. J’espère vraiment que je serai à la hauteur…

– J’ai aucun doute là-dessus ! lui répliqua Adel. Ah, j’suis super content pour toi, c’est génial !

– Merci…

– Ça n’a pas posé de problème ? demanda Nathanael en prenant son gobelet de thé.

– Pour tout vous dire, on y avait un peu pensé avant toute cette histoire, puisqu’il a bien fallu chercher un remplaçant à votre mari dès que celui-ci a annoncé son départ… lui répondit Gradaille. Mais c’est vrai que ça bloquait un peu au-dessus. Là, avec les évènements qui se sont passés et surtout le fait que notre ami prenne directement sur lui d’assurer l’intérim dès qu’il a été de retour parmi nous et avec le soutien de ses troupes, ça a suffi à convaincre ou faire taire les derniers récalcitrants.

– Et ben c’est vraiment une bonne nouvelle ! J’suis fier de toi, je pouvais pas rêver mieux pour me succéder ! »

Benmani rosit et se gratta la nuque, faisant à nouveau glousser Raphael et Nathanael, avant que ce dernier ne demande :

« Et l’autre chose, alors ?

– Un petit voyage à Paris, expliqua Gradaille, en janvier ou février si tout va bien, pour une cérémonie officielle de remise de médailles au ministère de la Défense. Vous êtes invité aussi, ajouta-t-il pour Nathanael, comme tous les conjoints des personnes concernées.

– Des médailles ? s’étonna Adel. Juste moi ?

– Non, vous, Benmani, toute la troupe et aussi Rocal, à titre posthume. Enfin, pas toutes pour tout le monde, mais chacun aura ce qu’il mérite, le général Heldish a été intransigeant là-dessus.

– Quoi, comme médailles ? demanda Nathanael, intrigué.

– J’imagine que tu n’y connais rien ? intervint Raphael.

– Rien du tout ! admit de bonne grâce le dessinateur.

– Alors on va vous expliquer, lui sourit Gradaille. Il s’agit de quatre décorations liées aux faits d’armes de votre mari et de ses hommes.

– Hm, hm ?

– Déjà, la Légion d’Honneur, attribuée à votre époux, le lieutenant Benmani et aussi donc à titre posthume à l’adjudant Rocal.

– Celle-là, je connais. Je ne savais pas que les militaires pouvaient y avoir droit, par contre ?

– Si, si, militaires et civils, en récompense à une action citoyenne particulièrement méritante, lui dit Raphael.

– Ah, d’accord… Bon à savoir.

– La médaille de l’ordre national du Mérite vous sera aussi remise à tous les trois. »

Adel écoutait, visiblement aussi surpris qu’ému.

« C’est une décoration honorifique décernée pour des mérites rendus à la nation, expliqua encore Raphael à Nathanael qui hocha la tête. Je l’aime bien celle-là, elle est très jolie avec ses petites branches bleues…

– Et ben, si je m’attendais à ça… soupira Adel, vraiment surpris, avant de boire une gorgée de café.

– Sinon, continua Gradaille avec un sourire, Benmani, le sergent Frémont, le seconde classe Derand et vous allez aussi recevoir la Médaille des blessés de guerre. »

Adel haussa les épaules sans cesser de boire alors que Nathanael souriait :

« Ah ben je savais pas que ça existait, mais elle est plutôt de circonstances !

– C’est sûr, approuva Raphael. Je l’ai eue, celle-là, suite à une blessure en Yougoslavie. Je l’aime bien aussi, c’est une étoile à cinq branches rouges sur une couronne dorée…

– Une étoile rouge ? sourit Nathanael. Houlà, à ne pas sortir du contexte !

– Mauvais esprit que vous êtes ! gloussa Gradaille alors que les autres riaient.

– Non, mais je suis d’accord avec Raphael, mon grand-oncle l’a eue, c’est vrai qu’elle est jolie, dit Adel.

– Votre grand-oncle, le général de Larose-Croix ? C’est surtout en Algérie qu’il s’est illustré, je crois ?

– C’est là qu’il a commencé, mais il a fait beaucoup de choses après, confirma Adel. Mais vous aviez parlé de quelque chose pour toute la troupe ? La Médaille d’honneur pour acte de courage et de dévouement, j’imagine ?

– Vous imaginez bien. Vos actions, que ce soit l’évacuation des civils lors que l’attaque initiale, autant que les nôtres quand il a s’agit d’aller démolir ces fanatiques et vous récupérer, nous mettent tous dans la position de la recevoir, mais pas aux mêmes niveaux. Nous recevrons le bronze, pour notre part. Par contre, le général Heldish est encore en train de négocier ça, mais il espère pouvoir obtenir pour vous, Benmani et Rocal le degré Vermeil de la récompense. »

Adel sursauta :

« Vermeil ?! Mais c’est bien trop d’honneur, on n’a fait que notre devoir…

– C’est exactement ce que j’ai dit au général tout à l’heure, sourit Benmani.

– Oui, confirma Gradaille, et il a répliqué que le degré Vermeil était attribué pour des actes d’une grande intrépidité et que si vous pensiez que rester à trois pour retenir une troupe estimée à près de 90 combattants n’était pas un acte intrépide, il ne savait pas ce qu’il vous fallait ! »

Adel resta un instant coi avant de faire la moue alors que Nathanael soupirait avec un sourire :

« Je connais pas votre général Heldish, mais je crois que je l’aime bien ! »

Gradaille lui sourit :

« Je pense que c’est un homme avec lequel vous pourriez très bien vous entendre. Vous le rencontrerez sûrement, au moins à ces cérémonies.

– Ça sera avec plaisir. Vous avec une idée des dates ?

– Janvier ou février, comme je le disais.

– Cool, avec un peu de chance, je vais encore avoir un super prétexte pour sécher Angoulême ! »

Alors qu’Adel riait, Benmani fronça les sourcils, surpris :

« Le festival d’Angoulême ? Vous ne voulez pas y aller ?

– Euuuh, disons que je cours pas après, si y a moyen de louper, je me prive pas… C’est trop gros, trop pompeux, franchement, ça me gave. Je préfère les petits salons plus conviviaux, c’est quand même plus cool et vachement moins prise de tête ! »

Chapitre 54 :

Florent faisait le tour de ses troupes pour vérifier que tout allait bien avant ses congés.

Ça faisait un moment qu’il n’avait pas pu passer les Fêtes tranquillement, sans même une astreinte. Il avait d’ailleurs été très surpris lorsque son colonel avait accepté sa demande, loin de se douter que Gradaille avait eu vent des tensions qu’il avait avec sa famille, particulièrement son père et son grand-père, suite à l’annonce des décorations auxquelles Adel allait avoir droit.

Alors qu’il passait juste chez eux en partant à la caserne, apporter à sa mère un livre qu’il avait été acheté pour elle, Florent s’était ainsi vu reprocher de ne pas en avoir fait assez sur le terrain. Pire, ils avaient dit qu’il devrait avoir honte de ne pas avoir fait mieux que son dégénéré de frère, pédéraste indigne, et qu’un Noir, forcément acteur du Grand Remplacement. Il était parti en claquant la porte sans répondre et sans attendre la suite qu’il connaissait déjà par cœur, la décadence de leur belle nation réduite à céder aux lobbies LGBT et aux gauchistes en décorant des pervers et des étrangers plutôt que des vrais patriotes méritants…

Dans la voiture qui l’emmenait à la caserne, il n’avait pas décoléré.

Contre ces deux vieux cons et leurs délires.

Contre leur mépris face à tout ce qu’il avait accompli alors qu’eux-mêmes n’avaient pas posé un orteil sur le terrain depuis des décennies.

Adel était peut-être pédé, Benmani Noir, mais bon sang, personne ne pourrait jamais leur enlever leur bravoure et le courage insensé dont ils avaient fait preuve lors de cette OPEX.

Florent était en colère et enfouissait tout au fond de lui sa propre culpabilité de ne pas avoir été là, de ne pas avoir participé à cette fichue mission…

Bref, il était toujours en rogne en arrivant à la caserne et ça n’avait pas échappé à ses collègues. Benmani, en particulier, que son travail intérim de remplacement, puis sa promotion, avait rapproché de lui, s’était permis de lui demander ce qui se passait, alors que tous deux s’équipaient pour aller s’entraîner au stand de tir.

Florent lui avait donc raconté ce qu’il venait de se prendre dans les dents, pour pas un rond, concluant :

« Après ce que vous avez fait, ça me fout la gerbe d’entendre ça !… Putain, vous avez été prisonniers un mois, Rocal y est resté, t’as failli crever, Adel y a laissé une jambe et un œil, mais non, c’est juste pour parce que t’es noir et lui pédé qu’on vous décore !… »

Benmani avait secoué la tête, navré :

« ‘Sont quand même bien atteints chez toi… Allez, viens te défouler sur les cibles, ça va te faire du bien !

– Grave, elles vont prendre cher ! »

Benmani avait, un peu plus tard, et sans arrière-pensée, rapporté ça à leur colonel et une brève recherche avait suffi à ce dernier pour découvrir que Florent, cette année-là, avait posé une demande de congés sans astreintes, avec comme justificatif le désir de passer le Fêtes auprès de la famille de son épouse dont la grand-mère était très malade, mais qui habitait dans les Ardennes. Logiquement, Gradaille aurait dû refuser, car l’absence de Florent sans possibilité de le faire venir d’urgence rendait limite la gestion de la base si jamais une personne venait à manquer à l’appel. Mais il avait accepté, désireux de permettre à son officier de prendre l’air loin de sa propre famille.

Florent faisait donc un tour de contrôle avant de partir lorsqu’il avait été convoqué par son colonel.

Espérant que ce dernier n’avait pas eu un imprévu remettant en cause ses vacances alors qu’ils devaient partir dès le lendemain, pour pouvoir faire le trajet tranquillement et avoir deux jours pour se reposer avant Noël, il rejoignit sans attendre le bureau de son supérieur.

Ce dernier était tranquillement assis à trier de la paperasse, il lui sourit et lui fit signe d’entrer :

« Ah, bonjour, Lieutenant. Repos, ajouta-t-il immédiatement avant même que Florent n’ait le temps de se mettre au garde à vous. Asseyez-vous. »

Florent obéit.

« Prêt pour votre départ ?

– Euh, oui oui, je vérifiais que tout était bon…

– Ça va vous faire du bien, ce petit voyage. »

Florent eut un sourire :

« Ah ça clair, surtout que pour les terrines maison de ma belle-mère, ça vaut le coup de traverser la France !

– Ah, les terrines maison, je connais ça ! J’ai une amie qui en fait des divines aussi ! D’ailleurs je vais y avoir droit pour le réveillon.

– Vous passez le réveillon avec des amis ?

– Oui, on se fait une soirée ciné. Objectif, se regarder la trilogie du Seigneur des Anneaux, version courte, hein, mais je risque quand même de ne pas être très frais au repas chez mes parents le lendemain. »

Florent avait rigolé, amusé.

« Ça va vous faire du bien aussi.

– Oui !… Bien, nos plans mutuels étant révélés, ce n’est quand même pas pour ça que je vous ai convoqué. » reprit le colonel en sortant un petit sac de tissus noir d’un tiroir de son bureau pour le poser devant son subordonné.

Surpris, Florent regarda la chose, puis son colonel.

« J’ai été visité votre frère à sa clinique la semaine dernière. »

Florent retint un frémissement, mais ça n’échappa pas à Gradaille.

« Il va bien, il a beaucoup progressé. Les médecins sont très optimistes, ils pensent qu’il sera autonome avec sa béquille d’ici une bonne année.

– Ah euh… C’est bien…

– Il m’a demandé de vos nouvelles et prié de vous transmettre son bonjour et tous ses vœux pour les Fêtes. Et il m’a aussi fait passer ceci qu’il voudrait que vous offriez à ses enfants de sa part. »

Florent avait froncé les sourcils. Il prit le petit sac pour en sortir les deux gourmettes en or qu’Adel avait acheté en Afrique et Nathanael retrouvé dans ses bagages.

« Il voulait leur offrir l’an dernier à son retour, mais vous savez comme moi ce qui s’est passé. Il ne veut pas les leur envoyer, car il craint que leur mère et vos parents les interceptent et refusent de leur donner. Pouvons-nous compter sur vous pour les leur remettre en main propre ? »

Florent regardait les petits bijoux et ces inscriptions gravées « Ton père qui t’aime », et il hocha lentement la tête.

Il reprit avec sérieux :

« Si vous pouvez lui dire… Je vais essayer, mais selon les circonstances quand je les verrai, il est possible que je doive les garder un moment pour être sûr que justement, mon ex-belle-sœur et mes parents ne leur prennent pas. Alors, il n’y a pas de souci, mais il va falloir que je trouve le bon moment pour le faire dans leur dos et ça pourrait ne pas être tout de suite. Et s’il vous plaît… Dites-lui aussi que je ne lui en veux pas pour les médailles, quoi que mon grand-père ait raconté, et qu’il les mérite. »

Gradaille hocha la tête à son tour :

« Merci, je lui dirais… »

Puisque vous n’êtes pas encore prêt à prendre votre téléphone pour le faire, pensa le colonel sans l’ajouter. 

Florent quitta son colonel un peu plus tard et ce dernier prit donc son téléphone pour appeler Nathanael.

Ce dernier était en train de dessiner sagement à son bureau en se disant qu’il n’allait pas tarder à faire une petite pause et il décrocha sans attendre :

« Bonjour, Colonel !

– Bonjour, monsieur Anthème. Je ne vous dérange pas ?

– Non, au contraire, vous me donnez un super alibi pour faire un break et aller me faire un thé, merci beaucoup !

– De rien, rit le militaire en l’entendant se lever. Vous bossez sur quoi ?

– Une affiche pour un petit festival, des gens bien qui m’ont demandé direct quels étaient mes tarifs et n’ont même pas chougné quand je leur ai annoncés ! »

Il alla dans sa cuisine se mettre de l’eau à chauffer.

« C’est si rare que ça ?

– Si vous saviez…

– Non, mais pour de vrai ?

– Pour de vrai, oui. Le nombre de fois où on s’entend dire ‘’non, mais on est une petite structure on a pas les moyens’’, ‘’non, mais ça vous fera de la pub’’, ‘’non, mais ça va pas vous prendre longtemps’’… Et les mails de gens me demandant un dessin gratos pour l’anniv d’un pote à eux qui m’adore… Et je vous passe les remarques, voir les insultes, quand on refuse en expliquant que c’est un travail et qu’un travail, ça se paye.

– Laissez-moi deviner, des trucs du genre que vous avez pris la grosse tête, que vous ne pensez qu’à l’argent et autres joyeusetés de ce genre ?

– Oui, et ça fait de moi un méchant qui exploitent mes lecteurs… La dernière fois qu’un mec est venu m’attaquer là-dessus, sur Facebook je crois, parce que je n’avais pas voulu lui faire une affiche gratos pour son salon à 400€ le stand de 6m², je lui ai sorti parallèlement le liste de toutes les œuvres que j’avais fait bénévolement pour des assos’ caritatives et aussi le temps que ça m’avait pris, dessin par dessin, je lui ai jeté la perte financière sèche que ça représentait pour moi et je lui ai demandé si lui avait autant donné pour elles.

– Je parie qu’il n’a jamais répondu.

– Gagné.

– Pour quelles assos vous avez bossé gratos ?

– Oh, pas mal à force… Amnesty, Le Refuge, Handicap International, Action Contre la Faim, La Cimade, MSF, Reporters sans frontières aussi, je crois… Quand elles sont reconnues et que j’ai le temps, j’accepte volontiers… J’ai même fait un dessin pour une microasso locale de protection d’une petite forêt privée que des promoteurs voulaient racheter pour en faire des immeubles… Ça leur a fait assez de pub pour qu’ils puissent réunir assez de fonds pour la racheter eux-mêmes et la préserver.

– Ah, c’est bien, ça.

– Bref, pour un méchant égoïste, je ne chôme pas pour aider quand je peux, quoi… »

Il alla fouiller dans son placard pour choisir son thé parmi les très nombreux qu’il avait. Il finit par se décider pour un thé vert aux fruits rouges, sortit le paquet et le posa sur la table avant d’aller chercher sa boule à thé et son mug.

« Mais j’imagine que vous ne m’appeliez pas pour discuter de mes conditions de travail ?

– Non, même si c’est toujours bon à savoir. J’ai vu Florent et je lui ai donné les gourmettes.

– Ah ! Parfait, merci !

– Vous pourrez le dire à Adel ?

– Oui, oui, bien sûr. Je lui en parlerai à son retour ce soir.

– Il m’a assuré qu’il ferait au mieux pour leur donner en toute discrétion, en cachette de son ex-femme et de ses parents.

– Super. Merci encore, Adel avait vraiment peur qu’ils se perdent ou pire s’il les envoyait.

– Ça va aller, il fera ça bien. Adel rentre quand ?

– Euh, vers 18h30, 19h, je pense, selon la circulation… Et vacances jusqu’au 6 janvier ! Ça va faire du bien, ça aussi !

– J’espère que vous allez bien en profiter.

– Tranquille, on a prévenu qu’on bougerait pas plus que nécessaire, du coup, mode pépère et ça ira très bien !

– Parfait. Bon, je dois vous laisser. Ah, dernière chose. Florent voudrait qu’Adel sache qu’il ne lui en veut pas pour les médailles, malgré les délires de leur grand-père, et qu’il les mérite.

– Oh… Et bien, encore merci à lui.

– De rien. Bonnes Fêtes à vous et je vous recontacte quand j’aurais les dates pour les remises de médailles.

– D’accord, ben bonnes Fêtes aussi et à bientôt, alors ! »

Nathanael raccrocha, se fit son thé et, pendant que ça infusait, chercha quoi grignoter dans son frigo, il avait faim.

Il se fit un petit sandwich au fromage et prit le temps de le manger ça calmement avant de retourner à son bureau avec sa tasse de thé encore à moitié pleine.

Il finissait sa version bêta (mise en forme et premières tentatives de colorisation vite fait) lorsqu’Adel arriva.

Se hâtant de le rejoindre, il sourit en le voyant avec un petit bonnet rouge sur la tête.

« Oh, bonsoir Papa Noël !

– Salut ! »

Ils s’étreignirent et s’embrassèrent.

« Où t’as chopé ça ?

– Cadeau de Raphael à tout le monde avant qu’on parte !… Le taxi s’est bien foutu de ma gueule !

– C’est choupi, ça te va bien. »

Adel l’embrassa encore :

« Bon, si ça t’amuse, je le porterai au Réveillon.

– Oh oui, Emy va adorer ! »

Adel enleva manteau et chaussure et ils allèrent à la cuisine où il s’assit pendant que Nathanael cherchait quoi leur faire à dîner.

« Ben alors, pas encore aux fourneaux ? Tu vas perdre une étoile !

– Désolé, mon cœur, je bossais et j’ai pas du tout vu l’heure ! … Hmm… Ah, je sais, une ‘tite bolo maison, ça te va ?

– Alors, j’avoue que pour ce soir, tant que c’est chaud, ça m’ira.

– Parfait !

– Je suis vidé… »

Il s’accouda à la table avec lassitude pendant de Nathanael sortait deux steaks hachés et des tomates du congélo.

« À ce point ?

– Raphael nous a poussés à bout aujourd’hui, il voulait vraiment qu’on mérite nos vacances, selon ses propres dires !… »

Nathanael gloussa en sortant un gros oignon et une gousse d’ail.

« Ça ne m’étonne pas de lui !

– Moi non plus, je pense que je mange, je me douche et je dors.

– C’est un programme tout à fait respectable ! »

Nathanael le laissa éplucher et couper les oignons et l’ail pendant que lui faisait chauffer l’eau des pâtes. Puis, il fit revenir les oignons, l’ail, les steaks et les tomates dans une poêle, tout doucement, pendant que les pâtes cuisaient. Adel se leva pour mettre mollement le couvert.

« Ah au fait, ton colonel a appelé… C’est bon, Florent a les gourmettes et a promis de les offrir à tes petits en douce pour ne pas que ton ex ou les autres leur prennent.

– Ah, cool, tant mieux… »

Le couvert mis, Adel se rassit et demanda :

« Je me demande si je le reverrai un jour… »

Nathanael se tourna, grimaça devant sa mine tristounette et lui dit avec tendresse :

« S’il a accepté ça, c’est qu’il a fait du chemin. Il déconnerait pas là-dessus, surtout sur la demande de son colonel… Alors, sûrement que oui, il finira bien par reprendre contact… Il voulait aussi que tu saches que malgré les saloperies de ton grand-père, il ne t’en veut pas pour tes décorations et juge que tu les mérites. »

Adel le regarda, surpris.

« Vraiment… ?

– Oui. »

Adel sourit, ému.

« Il en mériterait aussi…

– Je suis sûr qu’il en aura à son tour, t’en fais pas. »

Adel eut un sourire en coin en fronçant les sourcils :

« Dis donc toi, tu commences à dire du bien de mon grand frère ?

– Pourquoi pas ? Il nous a bien fait chier, mais s’il est calmé, j’ai pas de raison de lui en vouloir. »

Adel fit la moue.

« T’es un faux rancunier, en fait, hein ?

– J’ai pas de temps à perdre à en vouloir à des gens qui ont été cons quand ils ne le sont plus. Ni à haïr des gens qui n’ont aucune prise sur ma vie tant qu’ils ne viennent pas me faire chier personnellement.

– Ah, pas mal… Faudra que je médite là-dessus…

– Tu méditeras plus tard, c’est prêt ! »

Chapitre 55 [Public Averti]:

Comme l’année précédente, Nathanael avait demandé à ce que sa famille vienne chez eux le 25 décembre à midi pour leur laisser passer le réveillon tranquillement.

Adel avait passé le week-end à se reposer. Sans négliger ses exercices quotidiens, il avait soufflé un coup, content de ces petites vacances avec son chéri.

Cette année-là, le réveillon tombait un mardi et Noël un mercredi.

C’est en revenant de la boulangerie, le lundi matin, car ce n’était pas très loin et qu’il faisait beau, qu’Adel avait trouvé Nathanael, à leur portail, en pleine discussion avec leur voisin et sa fille aînée.

« … T’es sûr que ça vous gêne pas ? demandait Pierre.

– Non, ça devrait le faire, t’en fais pas. »

Adel salua ses voisins et demanda :

« Qu’est-ce qui se passe ?

– On voulait si vous pouviez vous occuper de Bouba pendant qu’on est pas là, lui répondit Anissa.

– La nouvelle meuf de mon frère est soi-disant allergique, soupira Pierre, l’air blasé.

– Tu n’y crois pas ? sourit Adel.

– Ben, quand elle est venue l’autre fois, elle a plus gueulé contre les poils sur sa jolie robe qu’éternué, donc bon… On a pas envie de se prendre la tête…

– Vous partez longtemps ? demanda encore Adel.

– On revient vendredi au plus tard… répondit encore Pierre.

– Peut-être jeudi, ça dépend combien de temps Maman supporte Mamie, rigola Anissa et son père lui jeta un œil faussement sévère avec un sourire en coin.

– Ah, ça, les belles-mères… fit semblant de compatir Nathanael, amusé.

– On vous tiendra au courant. Si vous pouvez aller lui donner à manger le matin et le sortir un peu dans le jardin le temps qu’il fasse ses besoins, ça suffira, ne vous cassez pas plus la tête que ça.

– D’accord, ben pas de souci. Vous partez quand ?

– Demain matin !… Si vous pouvez passer vers 10h pour qu’on vous montre tout ça ?

– Pas de problème, on y sera ! »

Les voisins repartirent et les deux époux rentrèrent au chaud.

Adel alla poser le pain dans la cuisine et sourit en sentant Nathanael se blottir dans son dos.

« Merci d’être allé à la boulangerie, mon amour.

– De rien. Ça me fait du bien de marcher un peu.

– T’as été long, par contre… Y avait des embouteillages ?

– Non, j’ai juste croisé Eve et madame Dugommier qui étaient toutes contentes de me voir et ben, moi aussi, donc le temps qu’on se donne des nouvelles, que je les rassure sur mon état et tout ça, ça a pris un petit moment…

– Ah oui, je l’avais croisée plusieurs fois, notre brave mamie Eve… Elle s’en faisait beaucoup pour toi.

– Elle m’a dit ça, oui. »

Il y eut un silence pendant lequel Adel se tourna lentement pour prendre Nathanael dans ses bras :

« Elle m’a demandé si je comptais venir à la messe de Noël demain soir.

– Tu aimerais ?… »

Adel fit la moue. Le fait était qu’il n’était pas retourné à la messe depuis son « réveil », bien sûr pas en état au début, puis très fatigué entre-temps et désireux de se reposer le week-end pendant sa rééducation.

« Oui, ça me ferait plaisir… Si ça ne te gêne pas ? »

Nathanael sourit et se dressa pour lui faire un petit bisou :

« Pourquoi ça me gênerait ?… On est tranquille tous les deux, demain soir, on fait ça qu’on veut… Si tu veux y aller, y a pas de souci. »

Adel sourit et caressa sa tête :

« Merci.

– De rien. C’est à quelle heure ?

– 18h30.

– Ça fait tôt pour une messe de minuit.

– Que veux-tu, il faut bien s’adapter et laisser les gens faire leur réveillon tranquillement.

– Les traditions se perdent…

– Oui, mais du coup, je suis là pour 20h au plus tard. L’église n’est pas si loin et va savoir si je ne trouverai pas une âme charitable pour me ramener.

– il devrait faire beau, au moins t’auras pas de souci de verglas sur le trottoir… »

Adel sourit encore et le serra à nouveau dans ses bras. Nathanael sourit aussi et répondit à l’étreinte avec tendresse.

La journée passa ainsi tranquillement. Nathanael vérifia qu’ils avaient tout ce qu’il fallait pour le réveillon et le 25 et fut rassuré que ça soit le cas, car il avait tout sauf envie de devoir retourner dans un magasin…

L’après-midi, les deux hommes se posèrent un peu devant un film, une inoffensive comédie de Noël, emballés dans un plaid, avec les chats, et c’est quand, lors d’une pause-thé, Nathanael revint avec les deux mugs fumants qu’Adel lui dit :

« Dis, je pensais à un truc.

– Oui, quoi ?

– Je me demandais si ça serait pas plus simple de prendre Bouba ici ? »

Nathanael fit la moue avant de revenir s’asseoir près de lui. Adel passa aussitôt le plaid autour de ses épaules dès qu’il eut posé les grandes tasses sur la table basse.

« Ah oui, pourquoi pas… C’est vrai, il s’entend bien avec les chats maintenant, il est plutôt bien dressé, on pourrait essayer… Ça serait plus cool pour lui que de rester tout seul. Et puis, ça serait plus simple pour nous de l’avoir ici que d’aller le voir…

– C’est ce que je me suis dit… »

De fait, après une période d’adaptation, le chien était devenu très ami avec les trois chats qui allaient souvent lui rendre visite dans son jardin, quand il s’y trouvait.

« On leur proposera demain matin.

– Moui ! »

Ils finirent leur film et leur journée très paisiblement.

Le lendemain matin, ils étaient à l’heure dite chez leurs voisins. Ces derniers étaient en plein rush de départ. Ça courait dans tous les sens et c’était un peu la panique. Bouba regardait ça avec inquiétude, mais vint tout de même poliment saluer les visiteurs lorsqu’ils arrivèrent.

Le grand chien noir laissa Nathanael s’accroupir pour le caresser et gratouiller sa tête alors qu’Anissa les rejoignait :

« Désolée, Kim a perdu son doudou et Dao son chargeur de Switch, c’est l’apocalypse…

– Y a pas de mal… répondit Adel. Ça va, toi ?

– Ben, moi j’ai bouclé ma valise hier aprèm donc oui… Du coup, venez, je vais vous montrer où sont les croquettes et tout…

– Alors volontiers, mais hier on s’est demandé si vous seriez d’accord pour qu’on le prenne chez nous pendant votre absence ? »

Anissa les regarda, un instant interloquée, puis demanda :

« Ça irait pour vous ?…

– Si vous n’avez pas peur que les chats le mangent ? »

Elle gloussa et alla tout de même vérifier auprès de ses parents. Pierre chargeant la voiture, ce fut Mai Lan qui vint négocier ça et se répandit en remerciements de leur proposition, s’avouant en effet un peu inquiète de laisser le chien seul malgré tout.

Anissa aida donc en portant le panier du chien et un sac avec sa gamelle, son os à ronger et sa balle, pendant qu’Adel portait les croquettes de son bras libre (il se déplaçait encore avec une béquille) et que Nathanael tenait le chien en laisse.

L’animal se laissa faire, plutôt intrigué.

« Ça va si mal que ça entre ta mère et ta grand-mère ? se permit Adel pendant le court trajet.

– Houlà, soupira l’adolescente en levant les yeux au ciel, m’en parle pas !… Elle est adorable, Mamie, mais elle vient d’une famille super bornée, où c’est les parents qui décident avec qui leurs enfants se marient, et ils avaient déjà plus ou moins décidé pour Papa, il me semble, alors quand il s’est ramené avec Maman en mode ‘’C’est elle et c’est tout.’’, une Vietnamienne en plus, ‘parait qu’il y a eu du sport… »

Ils passèrent le portail alors qu’elle continuait :

« Je crois qu’ils ont fait la gueule jusqu’au mariage et que même du côté de Maman, c’était pas la joie, mais bon, comme ils sont au Vietnam, à part Tonton, mais lui ça va, c’est moins gênant, on les voit très peu… Bon, depuis ça va mieux, surtout depuis qu’on est là, parce que quand même, les enfants de leurs fils, ils ne peuvent pas les ignorer, mais ça reste un peu tendu… »

Ils étaient arrivés. Le chien se laissa détacher, s’ébroua et alla saluer Carotte et Tigrou qui dormaient sur le canapé. La première fit le gros dos une seconde par principe alors que le second se levait pour aller flairer le chien, visiblement un peu surpris de le voir là.

Anissa posa le panier dans le coin que lui désigna Nathanael alors qu’Adel allait poser le sac de croquettes dans la cuisine.

« Et vous, vous faites quoi du coup ? demanda-t-elle encore.

– Ce soir, on est en amoureux et demain, mes grands-parents et la famille de ma sœur viennent nous voir, lui répondit Nathanael.

– Oh, pas tes parents ?

– Non, on ne se parle plus depuis quinze ans et ça me va très bien.

– Ça, ajouta Adel en les rejoignant, c’est comme les miens, ils nous manquent pas ! »

Elle eut un sourire triste :

« Ça serait quand même bien que vous puissiez vous réconcilier…

– La balle est dans leur camp. » répondit Adel.

Elle hocha la tête, leur fit la bise en les remerciant encore, alla caresser son chien en lui disant d’être sage et fila.

Cinq minutes plus tard et alors que Bouba, pas plus traumatisé que ça, faisait le tour de la pièce en flairant tout, ils entendirent la voiture partir.

Adel ouvrit la porte arrière à Squatt qui était sortie. La chatte se figea un instant en voyant le chien avant de le rejoindre en miaulant interrogativement. Si elle ne jouait pas autant avec lui que ses enfants, elle le connaissait quand même. Lui remua la queue en la voyant.

Une heure plus tard, les quatre bestioles dormaient ensemble, entassées dans le grand panier du chien.

Nathanael bos