Orages – Une histoire de famille 2 (nouvelle pour les 5 ans du site :) )

Bonjour tout le monde !!

En ce bô mardi 23 août 2016, ce zoli site a 5 ans et je vous offre donc cette petite nouvelle, qui reprend les personnages du Murmure d’une vie. Attation !!! Lisez bien la première nouvelle avant celle-ci, sinon ça va complètement vous spoiler !!!

Synopsis : L’arrivée de nouveaux voisins dans le village va sérieusement perburber la vie de la petite famille…

Attation bis : Il est question ici de sujets sérieux et pas folichons. Bon, c’est pas déprimant non plus, mais j’ai fait plus léger. Désolée, mais âmes trop sensibles s’abstenir !!

Enjoy !

Orages

Une histoire de famille

Nouvelle de Nino Cyrico

 

Gael sursauta lorsque son voisin de table lui donna un petit coup de coude. Il se redressa un peu, hagard, alors que la classe rigolait et que la professeure, debout devant leur bureau, le regardait avec finalement plus de scepticisme que de colère :

«  Eh bien, Dalo ? C’est trop tôt pour la sieste et trop tard pour finir sa nuit !

— Désolé…

— Je suppose que ce n’est pas la peine de vous demander de répéter ce que je disais ?

— J’ai dû m’arrêter au PIB…

— Pourtant, ça devrait vous intéresser, le Japon ? »

Gael eut un sourire en finissant de se redresser :

«  Euh, j’avoue que leur cuisine me botte plus que leur industrie… Et pour la cuisine, j’ai ce qu’il faut à la maison… »

La classe rit encore et la professeure aussi quand il ajouta :

«  D’ailleurs, je suis sûr qu’il peut venir faire un super atelier cuisine… »

La professeure répondit :

«  Voyez ça avec Madame Metel, si ça l’amuse de faire un atelier sushi… Et vous, essayez de dormir un peu plus… »

Gael hocha la tête, parfaitement conscient du problème.

Il suivit à peu près la fin du cours et alors qu’il rangeait son livre et ses feuilles en bâillant, son voisin, un petit binoclard tout blond qui avait l’air d’avoir 11 ou 12 ans tout mouillé, lui demanda :

«  Tu es sûr que tu vas bien ?

— Ouais, ouais, t’en fais pas, Vic. »

Gael se leva :

«  On va manger ?

— Oui ! »

Ils furent rejoints par deux autres filles de la classe, une petite beurette au chignon aussi volumineux qu’ébouriffé, Fatou, et une châtain-roux timide, Margo.

Les quatre adolescents allèrent tranquillement pique-niquer dans un coin de la cour, sous les arbres, sous le radieux soleil de printemps.

La qualité de la cantine du collège était très discutable et, très rapidement, Tsume, alarmé de voir son chéri rentrer aussi grognon qu’affamé le soir, s’était mis à lui préparer des bentos. Gael avait donc pris l’habitude de manger tranquillement dans une salle de travail du préau en hiver, mais depuis qu’il faisait beau, il squattait plus volontiers les pelouses, et ses trois camarades avaient pris l’habitude de se joindre à lui.

*********

L’arrivée de Gael n’était pas vraiment passée inaperçue dans ce paisible établissement campagnard. Déjà parce qu’il venait d’avoir 17 ans, fin novembre, ce qui lui faisait en moyenne deux ou trois ans de plus que ses camarades, souvent pas mal de centimètres aussi, et surtout parce qu’il lui avait fallu moins de deux semaines pour mater le quatuor de loulous racketteurs bas du front de service.

Non pas que ces derniers aient eu l’imprudence de s’en prendre à lui directement. C’est qu’en plus de ses centimètres, Gael avait pas mal de muscles et ils n’étaient pas là pour la déco. Guillaume avait en effet jugé que puisque son neveu voulait l’aider à botter des culs démoniaques ou affiliés, il fallait, en plus de lui apprendre à développer et contrôler ses pouvoirs, lui donner les moyens de se défendre physiquement, à mains nues comme à l’arme blanche. Et même après quelques semaines, ça commençait à se voir.

Personne au collège ne savait ce dont Gael commençait à être capable au sabre, par contre, lors d’un des premiers cours d’EPS où il avait été, consacré au self-defense, il avait fallu approximativement 2 minutes au prof pour retirer Gael des pairs formées un peu plus tôt et décider de l’entraîner avec lui-même. Et ce n’était pas peu dire quand on savait que le prof en question était un métis eurasien brun de près de deux mètres, que ses muscles n’étaient pas là pour la déco non plus et que c’était lui qui gérait le club d’arts martiaux du village, club que d’ailleurs, Gael avait rejoint avec Tsume et Guillaume depuis.

Pao Wuang, de son petit nom, avait été le premier, parmi les profs de la classe, à dire que quels que soient les soucis que Gael avait eu dans son ancien établissement, c’était un petit gars bien.

Les autres profs étaient plus partagés. Et la mésaventure des quatre loulous cités plus haut n’avait pas aidé.

Gael n’était pas là depuis une quinzaine de jours, peinant à essayer de reprendre un rythme et rester concentré après les quasi deux mois où il n’avait pas du tout suivi de cours, entre le décès de sa mère et son arrivée là, que, pendant une récré, il avait voulu s’isoler pour passer un petit coup de fil à son loup chéri.

Il finissait plus tôt que prévu et trouvait que c’était un prétexte tout à fait valable pour entendre la voix de son amoureux.

Mais il n’avait pas eu le temps d’appeler, que des cris et des bruits louches avaient attiré son attention. Fronçant les sourcils, le garçon s’était retrouvé un peu au fond de la cour, pas vraiment à l’abri des regards, mais personne ne semblait regarder par là. Les quatre lascars, dont il apprendrait plus tard qu’ils s’appelaient Jérémie, Mourad, Florian et Rémi, entouraient le minuscule Victorien terrifié, lui réclamant de l’argent et son téléphone.

Gael allait intervenir, quand une insulte particulière l’avait fait passer d’un coup de la détermination simple d’aider quelqu’un à la colère pure :

«  … Allez crache ta thune sale pédé, sinon on te défonce ! »

La voix de Gael les avait pétrifiés tellement elle contenait d’icebergs :

«  T’as quelque chose contre les pédés ? »

Les quatre voyous s’étaient tournés vers lui et Gael avait déjà vu des vaches plus vives d’esprit. Le garçon avait croisé les bras et les toisait sans ciller. Le petit Victorien s’était demandé à cet instant de qui il devait avoir le plus peur.

Un des zozos, plus rond que musclé – Rémi – avait enfin répondu avec agressivité mal assurée :

«  Oh, tu nous lâches, toi ! En quoi ça te regarde qu’on défonce des pédales !

— Justement, avait répondu Gael avec la même froideur. Ça me regarde. »

Il avait fallu quelques secondes aux cinq autres adolescents pour comprendre ce que sous-entendait cette réplique.

Les futurs délinquants, ou peu s’en faudrait, se tournèrent alors vers lui et le petit Vic en profita pour filer comme une flèche.

Gael ne bougeait pas. Il évaluait posément la situation. Guillaume lui avait formellement interdit de se servir de ses pouvoirs, sauf cas exceptionnel. Or, il était à un contre quatre. Il pensait raisonnablement pouvoir latter ces idiots seul, mais il allait forcément y avoir de la casse, et qui sait si, dans la mêlée, il ne risquait pas d’en blesser un pour de vrai ?

Il n’était pas encore très habitué aux sorts de groupe, mais c’était un exercice comme un autre. Alors que le beur – Mourad, donc – lâchait un :

«  Tu vas voir, tarlouze ! »

Gael se concentra et lança sur eux quatre une très légère attaque mentale. Il les vit frémir et stopper, puis le regarder avec plus de peur qu’autre chose. Ils n’avaient dû sentir qu’un petit coup de froid. Il eut un sourire :

«  Ouais ? J’attends. »

Ils hésitaient. Ils n’avaient pas compris, bien évidemment, ce qui s’était passé, mais cette sensation confuse n’était pas normale et ça, ils le savaient, ou plutôt le ressentaient, très bien.

Deux surveillants, prévenus par Vic, étaient arrivés.

«  Oh, il se passe quoi, là ?! »

Les quatre loulous avaient bredouillé des excuses incohérentes avant de filer comme on leur demandait fermement. Un des surveillants avait toisé Gael avec sévérité :

«  Tu commences à chercher les emmerdes, toi ? »

Gael savait quelle réputation le précédait. Il avait eu un petit rire en décroisant les bras :

«  C’est ça, j’adore risquer de me faire tabasser à un contre quatre, je suis con et inconscient… Non mais sérieux… Désolé d’être venu sauver Vic, essayez d’être là plus tôt la prochaine fois ! »

Le second pion avait rigolé et entraîné son collègue sans plus faire d’histoire. Et Gael avait pu passer son coup de fil vite fait avant la reprise des cours :

«  Moshi moshi ?

— C’est moi, Tsu.

— Koi ? Nandeska ? »  avait demandé Tsume, inquiet.

Gael sourit. Il avait fallu un explication un peu longue de Guillaume pour lui expliquer pourquoi Tsume s’était mis à l’appeler koi, ou koibito. Un mot qui pouvait se traduire par «  chéri » , mais qui avait en fait un sens bien plus profond, celui d’un amour véritable et éternel.

«  Daijôbu, daijôbu !! s’était empressé Gael. Tout va bien. Je finis plus tôt, je voulais te prévenir.

— Ah ?… Nan ji ? »

Tsume avait fait des progrès aussi fulgurants en français que Gael en japonais.

«  Yo ji. Dans une heure.

— Hm ! Tu veux je viens te chercher ?

— Tu peux ?

— Hm, je suis au suppâ, pas loin de ton école… Et j’ai temps avant de chercher Phil… »

Gael avait souri.

«  D’accord. Si tu peux, oui, c’est cool… »

La sonnerie avait retenti. Gael avait soupiré :

«  Bon, iku.

— Matane, Koi.

— A tout à l’heure, Tsu. »

Le dernier cours s’était passé tranquillement, et Gael, en en sortant, regardait son téléphone qu’il avait senti vibré un instant plus tôt. Texto de son loup : il l’attendait.

Gael avait traversé la cour, tout content. Vic l’attendait à la sortie, un peu gêné.

«  Euh, Gael ?

— Hm ? »

Le petit bonhomme se dandinait :

«  Merci pour tout à l’heure…

— Oh, de rien. J’aime pas les cons. Merci d’avoir envoyé les pions. »

Vic l’avait toisé, un peu surpris. Ils avaient rigolé tous deux. Mais les dits cons n’étaient pas loin :

«  Eh, regardez-les, les deux tarlouzes ! Si c’est pas mignon ! »

Vic et Gael les avaient regardés, aussi atterrés l’un que l’autre, alors qu’autour d’eux, tous les fixaient avec stupeur ou dégoût. Puis Gael s’était remis à rire, ce qui avait énervé les quatre lascars. Rémi, encore lui, s’était avancé et avait crié :

«  Quoi, ça t’amuse d’être pédé ? Moi, ça me fout la gerbe ! »

Gael avait répliqué avec son plus grand sourire :

«  Ben ‘faut sucer moins profond. »

Tout le monde avait éclaté de rire, laissant les cons aussi bêtes qu’humiliés, et Rémi n’avait pas pu frapper Gael comme il avait l’air de le vouloir, car une main plus que ferme avait saisi son bras et une voix demandé :

«  Daijôbu ? Dare ? »

Gael avait souri à son loup, qui avait lâché Rémi presque sans attendre pour venir vers lui.

«  Daijôbu, t’en fais pas.

— Hm. »

Tsume avait souri et Gael avait eu une petite moue avant de décider d’en rajouter une dernière couche. Il avait doucement pris le visage de son loup dans ses mains pour l’embrasser. Tsume s’était laissé faire en passant juste ses bras autour de sa taille un instant.

«  Bonsoir, Tsume.

— Konnichiwa, Koi. Ikimashô ?

— Hai, hai, iku. »

Et Gael avait rajouté pour Vic qui se marrait toujours :

«  J’espère que j’ai pas brisé ton cœur, mais j’ai déjà quelqu’un.

— Merci, mais y avait aucun risque, t’es absolument pas mon type de meuf ! »  avait répliqué Vic, provocant un nouvel éclat de rire général.

C’est comme ça que Gael et Vic étaient devenus amis.

*********

Le printemps était radieux et, installés dans l’herbe, Gael et ses trois amis mangeaient tranquillement, lui son bento, Vic un sandwich au poulet, Fatou un taboulé et Margo une salade composée.

«  Ça a l’air trop bon, tes trucs ! remarqua Fatou en louchant sur le bento.

— Tsume se fout pas de toi, confirma Vic.

— Vous voulez goûter ? »  proposa Gael.

Tsume en avait encore fait très largement, même si Gael, en bon ado de 17 ans, ne manquait pas d’appétit. Il laissa ses amis se servir alors qu’il sentait son téléphone vibrer. Intrigué, il le sortit de sa poche. C’était Guillaume.

«  Yep ?

— Salut, Gael… Je te dérange pas ?

— Non, on mange. Y a un problème ?

— Pas vraiment, mais j’ai pas réussi à avoir Tsume en direct, alors j’ai préféré t’appeler aussi. Le doyen m’est tombé dessus tout à l’heure et il faut absolument que je l’accompagne ce soir à j’ai même pas compris quelle soirée à l’hôtel de ville… Risque d’apocalypse ou un truc du genre si j’y suis pas, apparemment. Bref, je vais bouffer des petits fours en essayant de pas m’endormir pendant les discours, mais je les connais, ça va encore finir dans un resto et après dans un bar jusqu’à je ne sais pas quelle heure… Donc, je sais pas quand je rentre… Bref, m’attendez pas ce soir… Et priez pour moi.

— OK, noté. Condoléances, rigola Gael.

— Merci. »  soupira Guillaume.

Il y eut un silence, puis il ajouta avec amusement :

«  Si je ne suis pas revenu demain soir, lancez une expédition de secours.

— Chef oui chef ! »

Ils rirent encore et Gael raccrocha.

L’après-midi s’écoula tranquillement. Gael finissait à 16h. Tsume attendait sagement, garé devant le collège. Bien que tout à fait connu dans l’établissement, le jeune Japonais se faisait volontiers discret. Pas qu’il ait honte ou n’assume pas sa relation avec Gael, bien au contraire, mais il ne voulait pas créer d’inutiles tensions qui auraient nui à ce dernier.

Le lendemain du jour où il avait embrassé son loup nippon à la sortie, Gael s’était en effet fait convoquer chez le principal. Ce dernier lui avait signalé avec un manque de diplomatie notable qu’il avait reçu des coups de fil outrés de parents choqués. Gael s’était contenté de répliquer :

«  Le jour où plus aucun mec dans ce collège n’aura le droit d’embrasser sa copine, promis, je n’embrasserai plus mon copain. »

Car si était effectivement spécifiée dans le règlement la nécessaire «  pudeur »  relative à la vie en collectivité, ce n’était rien de dire que ça se galochait volontiers à tous les étages et que c’était tout à fait toléré… Entre garçon et fille.

Le principal n’était pas très fin et habitué à aboyer pour se faire respecter. Gael avait essuyé le savon sans rien ajouter, ayant compris que seul face à ce type, il ne pouvait rien faire. Il avait eu du mal à ne pas rire lorsqu’il s’était fait menacer de colle ou d’exclusion.

Le jour suivant, le principal avait reçu une visite très polie de Guillaume. Ce dernier venait gentiment l’informer qu’une main courante avait été déposée à la gendarmerie et que si la moindre attaque homophobe avait encore lieu contre son neveu, la plus petite discrimination quant à sa vie privée, ça se réglerait devant des juges et qu’il s’arrangerait pour que la publicité soit la plus importante possible, ajoutant qu’en tant qu’enseignant-chercheur à l’université, il avait tout le temps, l’argent et le réseau nécessaire pour ça.

Gael avait embrassé Tsume en dehors de l’enceinte du collège, sur la voie publique, là où tous les amoureux de l’établissement faisaient pareil matin et soir sans que ça dérange personne. Là où personne n’avait le droit de l’en empêcher. Si ça se reproduisait, ce serait leur droit le plus formel.

Depuis, Gael avait une paix relative, tant qu’on ne le faisait pas suer avec ça. Globalement, c’était rare et la plupart du personnel du collège comme de ses camarades avait finalement accepté sans mal la chose. Quant aux parents choqués… Ben, la majorité avait lâché l’affaire, mais Gael savait que certains guettaient pour revenir hurler à la moindre occasion. Paradoxalement, c’était avec un groupe de filles qu’il avait le plus de souci. Car les quatre lascars cités précédemment n’avaient pas insisté très longtemps, Gael s’étant fait un malin plaisir à leur «  offrir »  une petite leçon de self-défense en plein milieu de la cour lorsqu’ils étaient venus lui chercher des noises, quelques jours après leur première rencontre.

Mais c’était donc un trio de demoiselles en fleur qui le faisait le plus suer. Des midinettes tellement caricaturales avec leurs tenues de marque «  trop à la mode t’as vu » , leur maquillage et leur coiffure soignée, que ça aurait été risible si elles n’avaient pas été des vraies petites vipères… Et si celle qui menait les deux autres n’avait pas jeté son dévolu sur lui.

Dire que cette adolescente, Justine, était homophobe relevait du doux euphémisme. C’est à peine si elle faisait la bise à ses copines de peur qu’on la prenne pour une lesbienne… Pour Gael et ses amis, c’était une petite princesse qui aimait que tout aille comme elle voulait et qui avait déjà une vision très stricte de ce que devait être le monde, et ce qui dérangeait cet ordre devait s’y fondre ou disparaître. L’homosexualité la révulsait, c’était dégoûtant, pas normal, et tout et tout. Elle avait visiblement de qui tenir sur le sujet… Et avait des idées tout aussi arrêtées sur beaucoup d’autres sujets.

On ne pouvait pas réellement lui en vouloir d’avoir flashé sur Gael. Il était loin d’être moche, tout sauf idiot, très mur, avec un côté mystérieux, bref, tellement loin des autres garçons du collège, jeunes ados très souvent pas très futés, qu’elle n’était pas la seule à avoir trouvé ce nouveau très à son goût.

Lui n’avait même pas fait attention à ses premières tentatives d’approche… Si tant est que lui demander l’heure ou si le livre qu’il lisait était bien puisse être considéré comme de la drague. En tout cas, ça ne l’avait pas plus ému que ça. Mais le fait était qu’elle était indéniablement devenue bien plus agressive dans ses approches alors même que tout le collège ne parlait que du fameux bisou, et là, le jeune homme avait très bien compris ce qu’elle voulait, en même temps qu’il se demandait pourquoi diable elle revenait si férocement à la charge maintenant qu’il était connu qu’il n’était pas de ce bord.

Et comme Gael n’aimait pas perdre de temps, il avait été clair à la seconde pause où elle était venue un peu trop près de lui sur un banc. Il s’était décalé avec un soupir pour remettre une distance correcte entre eux, avait refermé son livre en laissant un doigt entre les pages pour ne pas les perdre et l’avait regardée pour lui demander :

«  Je peux savoir pourquoi tu me dragues ? »

Elle en était restée coite.

«  Non, parce que non seulement tu n’es pas du tout mon type d’homme, mais en plus, je ne suis pas célibataire, et à moins d’être totalement sourde, tu dois déjà le savoir. »

Il avait attendu sa réponse, dubitatif. Et il n’avait pas été déçu.

«  Non mais je suis sure que tu n’es pas perdu ! »

Il avait haussé un sourcil. Elle avait continué avec énergie :

«  C’est normal de pas savoir où on en est à ton âge, et surtout avec tout ce que tu as vécu… C’est pas facile quoi… Mais il suffit de faire le clair dans ta tête et tu guériras tout seul… »

Gael avait croisé les bras et la contemplait. Vic, arrivé pendant qu’elle parlait, fit la moue. Gael répondit enfin :

«  Merci de ta sollicitude, mais je vais très bien.

— Non mais t’as l’impression mais en vrai non…

— Si, si, je t’assure.

— Non mais non…

— Si mais si.

— Non mais je veux dire, c’est normal de te chercher avec la mort de ta mère et tout…

— Non, mais de quoi tu te mêles ?! »  s’était écrié Vic, n’y tenant plus.

Gael, qui se retenait depuis un moment, avait gloussé :

«  Non, mais c’est intéressant. Donc, si j’ai compris ton déli… Euh, tes explications, je m’imagine être homo parce que je suis perdu suite au décès de ma mère.

— Ben oui…

— Alors au risque de te décevoir, je suis tombé amoureux à 6 ans et la personne s’appelait Lucas. »

La demoiselle avait grogné, contrariée, alors que Vic rigolait :

«  Non, t’es sérieux, à 6 ans ?

— Ouais, lui avait répondu Gael. Il avait des yeux verts superbes… »

La sonnerie avait retenti et le garçon s’était levé et avait ramassé son sac. Il avait regardé la demoiselle et continué, serein :

«  Personne ne sait de quoi l’avenir sera fait, alors non, je ne jurerai pas que ça durera toujours, ni même que je ne poserai jamais les yeux sur une fille, mais aujourd’hui, j’aime un garçon, je suis très heureux avec lui, et je n’ai aucune intention de le laisser. Allez, bougez, on va être en retard. »

Elle était têtue, mais Gael était patient, et surtout, il s’en foutait un peu. Il se disait qu’elle irait en embêter un autre un de ces jours, quand elle se serait lassée, ou qu’elle aurait enfin compris que le monde ne tournait pas que pour la satisfaire et que parfois, les gens n’agissaient pas comme elle le voulait.

Sa dernière tentative en date pour éveiller son intérêt, à savoir lui dire qu’elle allait prier pour que Dieu lui montre sa vraie voie et le sauve, l’avait fait éclater de rire. Il avait répondu avec un grand sourire :

«  Ça risque de pas marcher tout de suite, alors va pas te faire nonne pour ça, hein… »

*********

Gael monta dans la voiture et se pencha pour embrasser doucement Tsume. Ce dernier s’était penché aussi et lui dit doucement :

«  Konbawa, koi.

— Bonsoir, mon loup. Ça va ? »

Tsume sourit et opina :

«  Hm. Et toi ?

— Ça va, ça va…

— Tu es fatigué ? remarqua Tsume.

— Très… Tu m’épuises… »

Tsume lui jeta un œil intrigué et démarra :

«  Nani ? Dosh’te ?

— Il faut vraiment que tu me laisses dormir cette nuit, mon loup… »

Tsume eut une mimique gêné.

«  Sumimasen murmura-t-il un peu tristement en démarrant.

— Ie, ie, daijôbu, lui dit avec tendresse Gael en posant sa main sur la sienne sur le levier de vitesse. Je t’en veux pas, sérieux. C’est pas ta faute si t’es en chaleurs… Mais cette nuit, dodo. Demain c’est vendredi, j’ai une dernière grosse journée, mais promis, après, je suis tout à toi pour le week-end. D’accord ?

— Hm. »

Tsume lui sourit :

«  Mais ça va mieux déjà, ça passe un peu…

— Tu te forces pas, hein…

— Non, non, daijôbu. »

Ils arrivèrent bientôt à la maternelle. Là aussi, ils faisaient en sorte d’être très pudiques, plus pour les mamans que les enfants d’ailleurs, qui eux s’en moquaient. Gael s’accroupit pour recevoir son petit frère qui courait à sa rencontre, alors que son institutrice venait à sa suite, l’air un peu mal à l’aise. Gael se redressa avec Phil tout câlin dans les bras, et la voyant et surtout voyant son air, il soupira avec un sourire :

«  Bonsoir, Monique. Qu’est-ce qu’il a encore fait… ? »

Il y eut un petit silence avant qu’elle ne rit un peu nerveusement. Phil répondit :

«  Elle a eu peur à cause de la grosse guêpe ! Alors je lui ai dit de sortir. »

Tsume et Gael échangèrent un regard pareillement amusé, alors que Monique expliquait :

«  Un frelon est entré dans la classe, tout à l’heure… Un gros frelon noir… »

Visiblement, elle est frissonnait encore.

«  Oh, décidément, reconnut Gael, un frelon après le nid de guêpes, vous avez pas de bol. »

Nid de guêpes qui avait disparu en une nuit après que Phil ait été leur expliquer qu’il ne fallait pas qu’elles restent, parce que sinon les grandes personnes allaient les tuer. Tout le personnel de l’école refusait formellement d’y voir un lien de causalité. Et Phil s’était fait sévèrement gronder pour les avoir tant approchées.

«  … Euh bref… J’ai dit aux enfants de ne surtout pas l’énerver et je suis partie chercher la bombe insecticide… »

Et surtout quelqu’un de moins terrifié qu’elle pour s’en servir, omit-elle d’ajouter.

«  … Et quand je suis revenue… Votre frère tenait le frelon dans sa main… Il l’a ramené à la fenêtre en lui expliquant qu’il devait rester dehors et l’a fait sortir… »

Phil ajouta :

«  Oui et je lui ai dit de dire à ses amis qu’il ne fallait plus qu’ils viennent, que dedans c’était chez nous et que chez eux c’était dehors. »

Gael se retenait de rire, Tsume souriait doucement et l’institutrice soupira :

«  … On sait plus comment lui expliquer…

— On va voir ça, merci. »  gloussa Gael.

Monique soupira encore :

«  Le corbeau va bien ? »

Tsume répondit pour Gael qui se cachait derrière son frère pour tenter de se camoufler :

«  Yami va très bien, oui, merci. On y va, on va expliquer, merci. »

Il s’inclina poliment et entraîna vite son ami dehors.

Gael ne tint pas trois mètres sans exploser de rire. Tsume lui prit Phil des bras et lui fit un bisou avant de le reposer par terre.

«  Pourquoi c’est rigolo ? »  demanda le petit garçon, intrigué.

Gael essuya ses yeux et hoqueta :

«  La pauvre, tu vas la rendre chèvre… »

Phil demanda :

«  Il fallait pas ? Moi je voulais pas qu’elle meure la grosse guêpe noire, elle était juste perdue… Elle était contente quand je lui ai montré la fenêtre ! »

Gael caressa tendrement la tête de son frère :

«  Tu as très bien fait. C’est important de sauver des vies, même des petites vies d’insectes. C’est juste que pour Monique, c’est très bizarre et elle pense que les animaux vont t’attaquer et te faire du mal. C’est son travail de faire attention à toi et aux autres enfants. On te l’a dit déjà, elle va avoir des problèmes s’il vous arrive quelque chose. »

Ils étaient arrivés à la voiture. Gael attacha soigneusement son frère sur le siège enfant pendant que Tsume se remettait au volant.

«  Mais moi je sais quand les animaux ils sont fâchés ou pas !

— Oui, mais elle, elle ne sait pas que tu sais. On te l’a dit, ça aussi. Les gens ne savent pas parler aux animaux et il ne faut pas qu’ils sachent que toi, tu peux. Alors, tu peux le faire, mais il faut le faire discrètement. Ça passe parce que tu es encore petit, mais après, quand tu seras plus grand, les autres risquent d’avoir peur et de faire des problèmes. C’est mieux si c’est secret, d’accord ?

— Oui ! »

Remontant la rue principale du village, Tsume ralentit en avisant un gros camion de déménagement. Il se garait devant une vieille maison qui était en travaux depuis quelques semaines. C’était une belle bâtisse, restée en vente quelques mois, au fond d’un jardin.

Tsume attendit sagement pour continuer sa route, pendant que l’imposant véhicule finissait sa manœuvre. Ils regardèrent un peu, curieux de voir qui emménageaient là, et virent un homme d’une cinquantaine d’années, plutôt bel homme, grisonnant et très propre sur lui, venir accueillir les déménageurs, sortant de la maison.

Gael avisa un jeune homme qui sortait derrière lui et une impression très bizarre le saisit.

Le jeune homme avait l’air d’avoir à peu près son âge. Mais il était d’une pâleur presque fantomatique, et très, presque trop mince. Ses immenses cheveux noirs et raides flottaient dans le vent, tout comme l’étole blanche qui entourait son cou. Une quasi version masculine de Sadako… D’autant qu’il était habillé d’une tunique longue et d’un pantalon de toile blancs. Il regardait autour de lui distraitement, comme perdu. Son regard se posa un instant sur la voiture qu’il ne sembla pas vraiment voir.

«  Gael, c’est qui ? demanda Phil.

— Je sais pas… »  répondit Gael, vraiment mal à l’aise.

D’où lui venait ce sentiment, cette sensation que ce garçon n’était pas du tout normal… ? Vu la distance, il ne pouvait rien faire de plus, pas utiliser ses pouvoir ni rien. Le camion était entré. Tsume redémarra et dit :

«  Kimyô… [Étrange…]

— Hm ?

— Je sais pas en français… Ce garçon, là, y a quelque chose qui va pas… »

Gael grimaça et se tourna pour regarder la silhouette qui semblait avoir levé la tête, comme pour profiter du soleil.

«  Ouais… Tu l’as dit… Y a quelque chose qui va pas… »

Ils rentrèrent et goûtèrent tranquillement. Gael avait presque oublié Sadako-boy lorsqu’il attaqua ses devoirs, tranquillement installé à la table de la cuisine, près de Tsume qui faisait les siens et de Phil qui dessinait. Tsume suivait en effet des cours de français avec une prof à la retraite qui vivait dans le village. C’était un élève très studieux.

Tsume rangea ses affaires et dit :

«  Guillaume sera pas là ce soir…

— Ah oui, il m’a dit qu’il était invité à un truc à la mairie de Lyon… se souvint Gael. Il avait l’air ravi d’y aller… »  ajouta-t-il avec un petit rire.

Tsume sourit :

«  Il va trouver un truc pour rentrer vite… »

Un peu plus tard, Tsume commença à regarder ce qu’il pouvait préparer pour dîner et s’aperçut qu’ils avaient fini le pain au goûter. Gael séchait depuis un moment sur ses maths, il vit là l’occasion d’une pause salutaire. Il se leva et s’étira :

«  Je vais aller en chercher…

— Hm ? Honto ?… Tu as pas fini ?…

— Justement, ça me gave. Ça me refroidira le cerveau… T’en fais pas, en vélo, j’en ai pas pour longtemps. Il y a besoin d’autre chose, tant que j’y suis ?

— Hm Eeto… »

Tsume réfléchit un peu :

«  Je crois, une salade verte… Et ringo Des pommes…

— D’accord. »

Gael contourna la table pour faire un petit bisou à Tsume :

«  Je fais vite.

— Bye bye. »

Gael mit un billet dans sa poche et sortit. Il faisait toujours beau, même si déjà frais en cette fin d’après-midi. Il prit son vélo et fila tranquillement.

Le camion était toujours là, les déménageurs faisaient leur boulot dans la bonne humeur et Gael fit la moue en cherchant machinalement Sadako-boy du regard. Cette fois, il était du bon côté de la route et s’arrêta en le voyant couché dans le jardin, un peu à l’écart, au soleil.

Le jardin était en friche, les herbes hautes et quelques fleurs mettaient un peu de couleur par-ci par-là. Gael fronça les sourcils. Pourquoi avait-il soudain l’impression pure et simple de regarder un cadavre… ? Le corps était trop immobile… Il avait l’impression qu’il ne respirait pas.

Aussi mal à l’aise qu’alarmé, le jeune homme descendit de son vélo pour s’approcher de la barrière repeinte à neuf. Entre les barreaux distants les uns les autres d’une quinzaine de centimètres, il regarda mieux sans parvenir ni à comprendre, ni à dissiper son impression.

Il sursauta en entendant :

«  On peut savoir ce que tu regardes ?! »

Il vit le quinquagénaire qui fonçait sur lui, l’air furieux. Plus surpris qu’apeuré, Gael lui répondit :

«  Bonjour. »

L’homme s’arrêta à sa hauteur et grommela un vague salut, visiblement toujours très contrarié. Gael le regarda mieux : une bonne cinquantaine, bien sapé et cheveux poivre et sel mis longs coiffés de façon à cacher une calvitie déjà bien prononcée.

«  Je ne voulais pas vous inquiéter, reprit Gael. Mais j’ai vu votre fils dans l’herbe et j’avais peur qu’il ne soit pas bien… ? »

Toujours renfrogné, l’homme se tourna pour regarder, dans l’herbe, la silhouette blanche.

«  Johann ? N’importe quoi, il va très bien.

— Désolé d’insister, mais il a vraiment pas l’air… »

L’homme jeta un regard énervé à Gael :

«  Je te dis qu’il va bien ! De quoi tu te mêles ! »

Gael fronça un sourcil en voyant Sadako-boy, enfin Johann, bouger. Était-ce leur discussion qui l’avait réveillé ? Dur à dire, mais il se redressa, puis se leva lentement. Il a vraiment l’air de marcher au ralenti, ce gars, se dit Gael alors que le garçon s’approchait lentement.

«  Ah, tu vois bien ! »  fit encore l’autre un peu trop triomphalement.

Gael fit la moue. Debout, visiblement vivant, certes, mais bon sang, il avait déjà vu des fantômes qui avaient meilleure mine ! Et pour de vrai.

Johann s’arrêta quelques pas derrière l’homme, ses cheveux et son étole flottant dans le vent, et regarda Gael. Ce dernier resta aussi à le regarder et demanda :

«  Ça va ? »

Le garçon ne put répondre, car le quinqua répondit, toujours agressif :

«  Oui, il va bien ! Et toi tu ferais mieux de te mêler de tes affaires…

— Sinon quoi ? »  demanda calmement Gael en soutenant sans mal son regard.

Il commençait à lui peser sur les valseuses, celui-là.

«  Sinon tu le regretteras ! »

Gael sentit venir l’attaque et la para mentalement par simple réflexe. Il fronça un sourcil.

Cet homme venait de lancer une attaque mentale sur lui, comme ça, mais une attaque tellement faible qu’il était parvenu à la bloquer sans même le faire exprès.

Gael n’eut pas le temps de se demander si c’était un simple avertissement ou si ce gars était vraiment nul, car Johann parla alors, d’une voix curieusement enrouée :

«  Will, s’il te plaît… »

Le dit Will se tourna alors vers lui pour ordonner :

«  Rentre. »

Gael vit très clairement Johann se raidir. Il soupira avant d’obéir :

«  Alors ça va recommencer… »

Gael le regarda s’éloigner, puis Will qui lui cracha :

«  Et toi, dégage ! »

Gael sourit. Il hésita à lancer une attaque à son tour, mais jugea plus sage de n’en rien faire. Guillaume lui avait appris à être prudent avec des inconnus.

«  Bienvenue à vous deux ! »

Il renfourcha son vélo et fila. Il faudrait qu’il parle de ça à Guillaume.

Bon sang, mais ce Johann, qu’est-ce qu’il avait !!! Il n’avait jamais senti d’aura comme…

Il freina brusquement. Il venait de comprendre.

Johann n’avait en fait tout simplement pas d’aura.

Cette simple pensée le fit trembler nerveusement.

Comment un être humain vivant et conscient pouvait ne pas avoir d’aura ?!

Il se tourna malgré lui, alors qu’il était bien trop loin désormais, en direction de la maison.

«  Qu’est-ce que c’est que cette merde… »  murmura-t-il.

*********

Guillaume rentra en titubant et grogna en galérant comme un forçat pour essayer de mettre sa clé dans la serrure. Bordel. Il avait beaucoup trop bu. Il avait du bol de ne pas s’être fait contrôler… Mais le vin blanc était la seule chose qui lui avait permis de tenir au milieu de cette assemblée… Bon sang, mais pourquoi le doyen l’avait entraîné là-dedans !! Il savait qu’ils manquaient de budgets, mais il aurait préféré de loin en envoûter deux ou trois pour débloquer les subventions…

Au matin, il avait une bonne migraine. Il se traîna à la salle de bain en grognant. La douche ne le réveilla qu’à moitié, il descendit en titubant un peu et bâillait en arrivant à la cuisine.

Gael était là et faisait la vaisselle :

«  Ah ben t’es frais !

— Euuuuh… J’admets ! Ah ce Viognier, c’était une tuerie !

— Ben réveille-toi, ‘faut qu’on parle.

— Y a un problème ?

— Je sais pas. »

Guillaume s’assit mollement. Gael lui servit du café.

«  C’est quelle heure ?

— 9h. Tsume est parti accompagner Phil à la maternelle.

— T’avais pas cours à 8h ?

— Si. Tsume a appelé pour dire que j’avais été malade cette nuit et que je viendrais plus tard. »

Guillaume fronça un sourcil.

«  Qu’est-ce qui se passe ?

— Tu te souviens les travaux de la maison de la Rue Chaude ?

— Ouais ?

— Les nouveaux proprios sont arrivés hier.

— Et ?

— Alors, tu préfères quoi, le vieux qui a tenté de me balancer une attaque mentale ou le jeune qui n’a pas d’aura ? »

Guillaume regarda son neveu en se demandant, au choix, s’il avait vraiment réveillé ou s’il était encore perdu dans les méandres de l’alcool.

«  Pardon… ?! »

Gael s’assit avec un soupir pour lui raconter ce qui s’était passé. Guillaume l’écouta attentivement en buvant son café.

«  Ah ouais, finit-il par admettre.

— Qu’est-ce que tu en penses ? »

Guillaume fit la moue. Il se leva lentement pour aller se resservir du café.

«  Bizarre.

— Ça existe, un humain sans aura ?

— Ben, non, bien sûr que non, mais après, un humain qui n’a pas l’air d’en avoir, oui, ça peut.

— Genre ?

— Genre, en pratique j’en sais trop rien… Surtout ce matin. En théorie, il faudrait que je cherche, mais une aura peut se camoufler… Ou une âme être enfermée, d’une façon ou d’une autre, de façon à ce que l’aura soit indiscernable.

— T’arrive à sortir «  indiscernable »  dans ton état, chapeau.

— Merci. »

Guillaume et Gael eurent un petit rire alors qu’il se rasseyait.

«  Tu as bien fait de sécher les cours pour m’en parler.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? »

Guillaume haussa les épaules et sourit :

«  A ton avis ?

— Eh ! J’ai pas séché les cours du collègue pour que tu me fasses une interro surprise sur tes cours de magie !

— Là, c’est juste les règles de diplomatie de base.

— Bon, OK. Voyons. Ce gars est visiblement un sorcier, comme nous, qui vient de s’installer ici. Cette zone est ton domaine, tu en es le Gardien, selon les accords avec les autres sorciers d’ici, ce qui veut dire que tu ne dois rendre des comptes qu’au Conseil du coin, et encore, seulement s’ils t’en demandent quand vous faites le barbec’ annuel.

— Hm, hm.

— Tu es là pour veiller sur ce village et surtout sur la forêt, à cause de ce qu’elle contient. C’est ce pouvoir et ce devoir qui font de toi un Gardien.

— Hm, hm.

— Donc, normalement, en tant que nouveau sorcier arrivant chez toi, ce gars devrait venir se présenter à toi pour te faire savoir qu’il reconnaît ton autorité ici et surtout qu’il s’est signalé aux autres sorciers du coin ou va le faire très vite.

— Bien. Tu vois, c’était pas si dur.

— Qu’est-ce que tu penses du fait qu’il m’ait attaqué sans sommation ?

— Que ça ne le met pas haut dans mon estime. Attaquer un inconnu sur le territoire d’un Gardien, c’est aussi dangereux que stupide.

— Et pas très diplomate.

— Sûr. Ça veut surtout dire qu’il n’a pas dû faire gaffe à ton aura à toi.

— J’étais pas en mode berserk.

— Même.

— Tout le monde lit pas les auras… T’étais même surpris quand j’ai commencé à le faire.

— Je sais… Et c’est bon à savoir que ce n’est pas son cas. »

Il y eut un silence pendant que Guillaume finissait son café.

«  Sinon ça va ? demanda-t-il ensuite.

— Ouais, ouais.

— Rien de spé au collège ?

— Non, ça va. Bon, à part que je me suis un peu endormi hier en histoire-géo…

— Ah ben ça, aussi. La nuit, c’est aussi fait pour dormir ! »

Gael lui tira la langue :

«  Explique ça à Tsume ! C’est quand même pas ma faute s’il est en chaleurs !

— Tu ne donnes pas l’impression de beaucoup résister.

— Ben, là si… On a fait chambres séparées cette nuit…

— Ah ouais, carrément ?

— Bien obligés. Il se tortillait comme pas possible à côté de moi… Il était tout désolé… Du coup, je l’ai laissé, j’ai été dans ma chambre. Méphisto était tout content de me revoir ! »

Entendant un «  toc toc toc »  à la vitre de la cuisine, les deux hommes avisèrent un oiseau noir. Gael se leva pou aller ouvrir. Un jeune corbeau entra.

«  Crôa !

— Salut, Yami.

— Crôa crôa. »

Gael caressa le tête noire.

«  Tu as faim, poussin ? Où tu étais, encore…

— Crôa. »

Guillaume gloussa et se leva pour aller rincer sa tasse :

«  Tu me rappelles que j’ai pas repris rendez-vous chez le véto…

— Pour les rappels de vaccin ?

— Yep… Entre les chats et le corbeau, ça va être drôle…

— Ah, au fait, tu sais pas la dernière de Phil… »

Gael servit à manger à Yami qui sautillait autour de sa gamelle, impatient, en racontant l’histoire du frelon à son oncle. Ils finirent hilares tous les deux.

«  Je sens que je vais en entendre parler à la prochaine rencontre… Il a encore un an à tenir en maternelle… Je ne demande ce qu’il va encore leur faire…

— A moins qu’un troupeau d’ours ne débarque au village, on devrait être tranquille.

— Pas faux… C’est en primaire qu’il faudra lui dire de faire gaffe, ils leur font faire des ballades dans la forêt… »

Gael sourit et caressa encore Yami qui s’était mis à manger tranquillement. Il se souvenait encore du soir où, en rentrant du collège par le bus, comme toujours lorsqu’il finissait à 17h, il avait découvert avec attendrissement son frère en train de câliner un poussin noir emballé dans une serviette de bain moelleuse, dans ses bras.

On était encore en mars. Ce petit oiseau était né un peu tôt et, pour une raison inconnue, s’était retrouvé abandonné. Phil l’avait entendu «  pleurer » , selon ses propres termes, pendant la récréation du matin et avait réussi à se faufiler, par un trou du grillage qui encerclait la cour de son école, pour aller chercher, dans le parc public attenant, l’oisillon perdu, à moitié mort de froid au pied de l’arbre d’où, peut-être, il avait chuté.

Phil l’avait aussitôt emballé dans sa veste pour retourner à l’école. Même si personne n’avait encore remarqué son absence, il était évident qu’il n’avait pas trouvé l’oiseau dans la cour. Il s’était donc fait sévèrement grondé (mais beaucoup moins que le responsable des infrastructures municipales qui était censé avoir vérifié le grillage trois semaines plus tôt). Le petit garçon, une fois la réprimande finie, avait juste dit :

«  D’accord, je le ferais plus tout seul. On peut le poser près du radiateur ? Il a froid ? »

La réponse attendue n’était pas «  On s’en fout de cette bestiole, retourne en classe ! »

Sûrement juste de la maladresse d’adultes énervés. Phil était un petit garçon très gentil. L’explosion de fureur avait été d’autant plus impressionnante.

Personne n’était parvenu à le calmer et il avait fallu appeler en catastrophe chez lui. Guillaume étant à la fac, Tsume avait accouru, et même lui avait mis près d’1/4h à apaiser l’enfant qui pleurait de rage en hurlant qu’ils étaient tous méchants et qu’il ne laisserait jamais «  son bébé oiseau »  mourir. Tsume avait embarqué l’enfant et le poussin sans sommation, ni beaucoup de diplomatie avec le personnel de la maternelle.

Ces derniers se sentaient très mal à l’aise. Guillaume avait plus tard pensé que Phil, dans sa colère, avait sûrement balancé des ondes plus que violentes. Une chance pour eux qu’à son âge, l’enfant ait été encore incapable de canaliser son énergie… S’il était vraiment aussi puissant que son frère ou lui, et ça en avait déjà l’air, ça aurait pu faire bien plus de dégâts.

Toujours était-il que Tsume avait ramené Phil et que tous deux avaient veillé sur le poussin. Ce dernier n’était pas blessé, juste frigorifié et affamé. Quelques rapides recherches sur le net avaient permis à Tsume de trouver comment le nourrir en urgence. Guillaume lui avait offert une petite visite chez le véto quelques jours plus tard.

Depuis, Yami avait intégré la famille. Les chats l’avaient accueilli avec curiosité. Lilith l’avait adopté illico, Méphisto s’en foutait et les chatons étaient ravis d’avoir un nouveau compagnon de jeu.

La porte d’entrée s’ouvrit :

«  Tadaïma !

— Okaeri ! » répondirent en chœur Guillaume et Gael.

Tsume les rejoignit à la cuisine :

«  Guillaume-san, ohayo.

— Ohayo, Tsume-kun.

— Genki ?

— Moyen.

— Ça se voit… Tu es rentré tard, ne ?

— Vers 1h, je pense. »

Gael rejoignit son amoureux qui venait de reprendre sa forme hybride et dégageait donc sa queue de son pantalon et le prit sans ses bras avec un sourire.

«  Gael t’a raconté ?

— Oui. Tu en dis quoi, toi ?

— Je sais pas lire auras comme Gael, mais ce garçon, là, y a vraiment un truc qui va pas… Après on était loin, dans kuruma, donc je sais pas trop… »

Guillaume hocha la tête en se frottant la bouche avec sa main. Il soupira :

«  ‘Va falloir que je vois ça…

— Tu lui laisses combien de temps pour venir te saluer ? »  demanda Gael.

Guillaume eut un petit rire et répondit avec un sourire en coin :

«  Oh, allez, on va être cool, j’irais le voir dimanche si on a pas de nouvelles. »

*********

Il n’y eut pas de nouvelles et le dimanche après-midi, Guillaume se motiva à aller voir ce fameux voisin. Phil jouait sagement avec les chatons et Yami dans le jardin, et Gael et Tsume étaient très occupés dans le grand lit du Japonais, où ils avaient filé dès que Gael avait fini ses devoirs. Car Guillaume avait exigé que Gael finisse ses devoirs avant les galipettes. Il commençait à les connaître. On savait quand ils commençaient, mais après… ! Le niveau scolaire de Gael avait remonté en flèche, et la fin de l’année scolaire approchait, mais il ne fallait pas qu’il se relâche. Une mention au brevet serait sympa sur le livret pour son entrée au lycée. Pas qu’ils visent un lycée prestigieux (celui du coin ferait très bien l’affaire), mais vu les passifs, ça ne pourrait pas nuire.

Guillaume portait un jean et un t-shirt noir. Il faisait beau et chaud, et il n’avait pas envie de se casser la tête. Il enfila ses sandales et sortit. Phil était occupé à jouer à cache-cache sous le auvent. Guillaume alla voir. L’enfant était tapi derrière sa voiture avec Yami et Jezabel, la petite rouquine.

«  Phil ? »

L’enfant gloussait et lui sourit :

«  Oui, Tonton ?

— Je vais aller voir nos nouveaux voisins. Tu restes là ? S’il y a un problème, Tsume et Gael sont dans leur chambre.

— D’accord ! »

Guillaume embrassa la joue de l’enfant et repartit. Il croisa Belial, une version encore miniature de Méphisto, et Samael, le troisième chaton, un petit gris tigré noir, qui filaient en direction des trois planqués. Guillaume entendit Phil éclater de rire alors qu’il passait le portail.

Il descendit en chantonnant la rue. C’était tranquille. Des enfants jouaient dans leur jardin, il croisa une petite famille qui se promenait, une vieille dame qui promenait son chien.

Il fut rapidement devant la maison et la regarda un instant. Il n’avait pas pris le moindre objet magique, rien du tout pour se protéger. Mais Akh n’était pas dur à réveiller, et sa simple présence en lui le protégeait de beaucoup de choses. Il était très improbable que ce nouveau venu soit suffisamment puissant pour lui nuire. Pour la simple raison qu’un sorcier de cette envergure connaissait forcément les règles et ne jouerait certainement pas avec.

Il n’y avait pas de sonnette au portail. Guillaume le franchit sans attendre. Le jardin était une sacrée friche… Mais rien d’étonnant. Rien de particulier… La maison ne semblait pas spécialement disposer d’une quelconque protection magique… Il n’avait pas atteint la porte que cette dernière s’ouvrait sur le quinquagénaire, vêtu d’une chemise et d’un pantalon bien taillé.

«  On peut savoir qui vous a permis d’entrer ?! »

Guillaume le toisa sans ciller.

«  Bonjour.

— On a besoin de rien, dégagez ! »

Guillaume eut un sourire.

«  Vous insultez toujours les gens avant même de savoir ce qu’ils vous veulent ?

— Je suis chez moi ici, et j’ai le droit de vous traiter comme je le veux ! Pour qui vous vous prenez ! »

Guillaume croisa les bras et répliqua froidement :

«  Je me prends pour le Gardien de ce village. Je suis ici chez moi et je n’aime pas qu’un sorcier y débarque sans avoir la simple politesse de venir me saluer. »

Silence.

«  Vous savez ce qu’est un Gardien, au moins ? cracha encore Guillaume.

— Euh, oui… Oui, oui ! »  répondit vivement l’autre.

Il se gratta la tête, visiblement très ennuyé. Il finit par grimacer et reprit :

«  Je suis navré… J’ignorais qu’il y avait un Gardien ici. »

Guillaume haussa un sourcil. Il n’avait pas bougé et reprit, moins froid, mais toujours très ferme :

«  C’est le genre de chose qu’on en censé vérifier. »

Il y eut un nouveau silence.

Le nouvel arrivant semblait pris dans un furieux débat intérieur, très contrarié. Il finit par soupirer et regarder à nouveau Guillaume :

«  Toutes mes excuses. Entrez, je vous en prie, je vous dois des explications… »

Il n’avait pas l’air très sincère, mais Guillaume obtempéra. Arrivé sur le seuil, il lui tendit la main :

«  Guillaume Dalo.

— Wilfried Spiegel, répondit l’homme la en serrant rapidement. Venez… Et désolé du désordre, je viens juste d’arriver.

— Je sais, je sais. »

Guillaume le suivit, au milieu des cartons, jusqu’à ce qui serait sûrement un salon cossu sous peu. Pas de traces du garçon pour le moment…

Wilfried lui désigna le canapé et attendit qu’il soit assis pour s’installer lui-même sur un fauteuil, face à lui.

«  Vraiment navré de vous accueillir dans ses conditions…

— Ce n’est pas un problème.

— Je ne voulais vraiment pas vous offenser.

— Comment un sorcier peut débarquer ici sans même savoir où il arrive ?

— Je… J’ai dû partir en catastrophe et… J’avoue avoir choisi le premier endroit qui m’a semblé sûr.

— Un souci avec d’autres sorciers ? »

Wilfried grimaça.

«  C’est plus compliqué que ça.

— Sérieusement, passe encore que vous ignoriez que vous arriviez sur le territoire d’un Gardien. Mais vous êtes en France et à 30 bornes de Lyon. Une ville où la magie se pratique depuis des millénaires ! Une ville où la magie est sérieusement encadrée et gérée par un Conseil. Ça aussi, vous l’ignoriez ?

— …

— Non, mais sérieusement ?

— Je vous l’ai dit, je ne veux pas d’histoire, il faut absolument que je reste discret.

— Je ne pourrais pas taire votre présence ici. Ni celle de votre protégé. »

Guillaume guetta la réaction de Wilfried qui retint un sursaut et grimaça encore :

«  Johann n’a rien à voir avec ça ! »  s’écria-t-il.

Un petit sourire passa sur les lèvres de Guillaume.

«  Qui est-il ?

— Juste un enfant dont j’ai la charge… Et que j’ai été obligé de mêler à tout ça…

— Que s’est-il passé ? »

Wilfried soupira, tremblant nerveusement.

«  J’étais en Guyane… Nous avons été accusés d’avoir volé un artefact… Une tribu de sauvages… Ils adoraient un espèce de démon et ils s’en sont pris à nous…

— Quoi comme artefact ?

— Je sais pas, une pierre, je crois… Ils ont tout fouillé, ils ne l’ont jamais trouvée, mais ils n’en ont pas démordu… Ils étaient persuadés que c’était nous… On a dû fuir en catastrophe… Je venais passer mes vacances dans le coin, enfant… Du coup, quand j’ai vu cette maison, j’ai pensé que ça irait… »

Guillaume bloqua sans mal le petit sort qui suivit. Sans doute une tentative de l’amadouer, voire de le «  persuader » . Mouais. C’était pas clair du tout, ces salades…

«  Si vous n’avez rien à vous reprocher, reprit Guillaume sans s’émouvoir, vous n’avez rien à craindre. Reste que, comme je vous l’ai dit, je n’ai pas le droit de cacher votre présence au Conseil. Cela dit, ils ne vous feront pas de soucis, au pire, ils viendront boire le thé… Au mieux, on vous invitera au barbec’ annuel s’ils veulent.

— Hm… grogna Wilfried.

— Et ce garçon… Johann, c’est ça ? C’est un sorcier, lui aussi ?

— Non ! s’écria Wilfried avec un sursaut, bien trop sur la défensive. Il n’a rien à voir avec tout ça, je vous l’ai dit ! Rien du tout ! C’est juste un garçon très malade et… Et il a une peur panique des inconnus…

— Quel âge a-t-il ?

— Hm… 17 ans…

— Ah, mon neveu a le même âge… Le lycée du coin est pas mal, pour info. »

À nouveau, Wilfried eut un sursaut :

«  Merci, mais ça ira !

— Vous ne comptez pas l’y inscrire ?

— Je vous ai dit qu’il était malade ! Il suit des cours par correspondance, et ça va très bien comme ça ! »

Wilfried tremblait et Guillaume le toisa un moment. Pas clair. Pas clair du tout.

«  Écoutez, reprit nerveusement Wilfried. Qu’en tant que Gardien, vous veniez me rappeler mes devoirs, OK, mais je ne tolérerai pas que vous m’expliquiez comment m’occuper de Johann ! Ce n’est pas un sorcier, il n’a rien à voir avec tout ça et ça ne vous regarde pas ! »

Guillaume hocha la tête. Il se leva en disant calmement :

«  Je vous l’ai dis, M. Spiegel, si vous n’avez rien à vous reprocher, vous n’avez rien à craindre. »

Il eut un sourire et ajouta alors que Wilfried se levait également :

«  Par contre, je ne saurais que vous conseiller de ne rien me cacher de ce que je dois savoir comme Gardien, ni aujourd’hui, ni à aucun moment tant que vous serez ici. »

Wilfried grogna :

«  Je vous ai tout dit ! Ces sauvages se sont montés la tête ! Il n’y a rien d’autre à dire ! »

Guillaume hocha la tête.

Il para le nouveau sort avec autant de facilité que le premier, mais cette fois, il répliqua une attaque un peu plus puissante, en profitant pour effleurer rapidement l’esprit de son vis-à-vis.

Et cet esprit débordait de colère et de peur.

Wilfried eut un petit sursaut sous l’attaque. Guillaume lui sourit :

«  Je vous souhaite la bienvenue… »

Il se tourna vers le garçon aux immenses cheveux noirs qui le regardait depuis l’entrée, toujours vêtu de blanc et avec le même foulard autour du cou.

« … à tous les deux. »

Puis il regarda à nouveau Wilfried et lui tendit sa carte :

«  N’hésitez pas s’il y a quoi que ce soit, et n’oubliez pas : ici, il y a des règles. »

Il partit et sourit à Johann qui s’écarta en silence pour le laisser passer :

«  Toi non plus, n’hésite pas. »

Il partit.

Johann le regarda passer la porte.

«  Qui est-ce ? »  demanda-t-il en allant lentement à la fenêtre pour le regarder quitter le jardin.

Wilfried soupira avec humeur en passant sa main dans ses cheveux.

«  Un sorcier qui vit ici, un «  Gardien » , comme ils disent… Bon sang, on avait bien besoin de ça…

— Il est puissant. »

Wilfried s’approcha de Johann et l’enlaça par-derrière :

«  C’est égal. Il ne pourra rien faire…

— Pourquoi tu fais ça…

— Je veux juste te protéger. »

Johann n’ajouta rien. Wilfried le serra plus fort.

«  Je ne laisserai personne te faire de mal, et personne ne t’arrachera à moi… »

*********

Guillaume repartit d’un pas tranquille, même s’il était un peu soucieux. Wilfried Spiegel lui cachait des choses, ça crevait les yeux. Il allait falloir qu’il sonne deux-trois amis pour avoir des tuyaux. Le monde de la magie n’était pas si vaste… Si ça avait couillé, même en Guyane, il n’aurait pas beaucoup de mal à le savoir.

Il s’étira en retenant un bâillement.

Gael avait raison, ce Johann était pour le moins étrange… Non pas que Guillaume puisse lire les auras aussi finement que son neveu. Il les percevait de façon bien plus vague et diffuse. Mais assez pour avoir remarqué qu’il n’y avait rien à sentir…

Johann était aussi beau qu’étrange. Pâle comme un mort, visiblement guère plus énergique et ses yeux verts étaient un peu curieusement voilés…

Ce garçon était sous le coup d’un sort, ça, c’était clair. Mais lequel, pourquoi, qu’y faire et surtout, devait-il y faire quelque chose… ?

En arrivant chez lui, Guillaume se dit qu’il avait peut-être eu tort de ne pas demander à Akh son aide. Il avait préféré cacher ça pour le moment. Même si, visiblement, Spiegel ne savait pas lire les auras, la présence d’une entité de ce genre dans un corps humain pouvait se remarquer autrement. Mais le vieux démon y aurait peut-être vu plus clair que lui.

Guillaume rentra en soupirant.

Phil était à la cuisine avec Gael et Tsume. Ils goûtaient. Jus de fruits, pain, chocolat étaient disposés sur la table. Gael et son loup étaient torse nu, ils n’avaient visiblement que renfilé vite fait boxer et pantalon pour redescendre. Ils n’avaient pas l’air très réveillé, mais de très bonne humeur. La queue poilue de Tsume remuait dès que son corps frôlait celui de Gael, assis à côté de lui.

«  Eh ben, déjà fini ? les charria Guillaume en les rejoignant.

– En pause ! corrigea avec amusement Gael. On avait faim.

– Ah ça, le tango horizontal, ça creuse… »

Phil ne comprit pas trop pourquoi ils riaient et demanda :

«  Tu as été voir les nouveaux gens, Tonton ? Ils sont gentils ?

– Pas trop, non. »

Il se prit un verre dans le placard et s’assit pour se servir du jus de fruits :

«  Pas très gentils. Enfin, le vieux surtout. Le jeune, je sais pas, mais il est très bizarre… Tu avais raison Gael, y a un sérieux souci avec lui. Mais je n’ai aucune idée de quoi, de ce qu’on peut y faire et surtout, de si on doit y faire quelque chose…

– Il faut juste savoir si il est bien comme ça… intervint Tsume.

– Ouais, opina Gael. S’ils sont heureux, bon, c’est zarb, mais OK…

– Wilfried dit que tout va bien, mais j’aimerais bien la version de Johann. »  soupira Guillaume.

Il prit du pain et se leva pour aller chercher du saucisson et du beurre dans le frigo.

Phil prit son verre et demanda à son frère de le servir. Gael s’exécuta et reprit pensivement :

«  Il devrait y avoir moyen de le choper. Ça serait étonnant que ce gars vive cloîtré chez lui, y a bien un moment où il va devoir aller faire des courses… Et vu la façon dont il traite Johann, il y a par contre assez peu de chance qu’il l’emmène. »

Guillaume revint s’asseoir et opina en commençant à se préparer un petit sandwich :

«  Yep. Je vais voir si je peux le voir jeudi, je n’ai pas cours, je resterai par là… »

Gael et Tsume ne tardèrent pas à refiler à l’étage. Guillaume les regarda faire avec un amusement qui se transforma en fou-rire quand Phil remarqua :

«  Pourquoi ça les fatigue de se faire des câlins ? »

Devant l’hilarité de son oncle, le petit garçon demeura dubitatif :

«  C’est pas fatiguant, les câlins… »

Guillaume eut du mal à se calmer. Puis, il considéra l’enfant avec un sourire et répondit :

«  C’est pas les câlins que tu connais. C’est des câlins d’amoureux.

– C’est pas pareil ?

– Pas pareil du tout. Les câlins d’amoureux, en vrai, ça fatigue beaucoup. C’est des très très gros câlins. »

L’enfant opina, puis demanda :

«  Dis Tonton, tu viens jouer à la console avec moi ? »

Guillaume sourit.

«  Il faut que je téléphone à une amie, mais après, d’accord, je viens jouer avec toi. »

Phil tapota des mains, tout content et Guillaume sourit encore.

Laissant l’enfant finir de goûter et se laver les mains, Guillaume alla dans son bureau. Ce dernier était toujours aussi en bazar. Il prit le téléphone et fouilla dans ses tiroirs, à la recherche de son calepin. Il finit par le trouver, s’assit et composa le numéro. Ça sonna plusieurs fois et Guillaume soupira et s’apprêtait à laisser un message, lorsque ça décrocha enfin.

«  Allô ? dit une voix féminine essoufflée.

– Allô, Martha ? C’est Guillaume. Je ne vous dérange pas ?

– Oh, Guillaume !! Non, non, au contraire ! Ça faisait longtemps ! Comment vas-tu ? »

Guillaume sourit. Martha était une vieille dame pour laquelle il avait une très sincère affection. Cette ancienne historienne avait rencontré un tout jeune homme très introverti et solitaire, mais avait vu son potentiel. Elle s’était donc employée à l’apprivoiser et à le révéler à lui-même, et surtout lui révéler ses pouvoirs. Il vivait désormais dans la maison où elle l’avait accueilli lorsqu’il avait dû partir de chez ses parents, quand ces derniers avaient voulu le forcer à arrêter ses études. Il était devenu son étudiant à la fac, son disciple en magie, et finalement son successeur lorsque, à sa retraite, elle avait choisi de rejoindre ses enfants et petits-enfants en Normandie. Il était donc devenu le Gardien de la zone à sa suite.

«  Ça va, merci beaucoup. Et vous ?

– Oh, très bien ! Nous préparons un grand voyage en Islande pour cet été, les enfants sont tout excités !

– C’est vrai, c’est bientôt les vacances…

– Tu pars quelque part, toi ?

– Non, on a rien de prévu pour le moment…

– «  On »  ?

– Moi, mon filleul et mes neveux. »

Elle eut un petit rire :

«  Chargé de famille et toujours célibataire… Tu ne fais rien comme tout le monde.

– Vous le saviez déjà, ça… sourit-il.

– Oh oui ! Allez, qu’est-ce qui te pousse à m’appeler un dimanche à cette heure-ci ? »

Guillaume eut un petit rire à son tour. Elle le connaissait vraiment trop bien.

Il lui raconta posément l’arrivée de Spiegel et Johann et leur rencontre avec Gael, puis la sienne. Martha lui posa plusieurs questions, puis il y eut un long silence.

«  Hmmm… Effectivement, ça pose question. Tu as averti le Conseil ?

– Pas encore… Je ne sais pas trop quoi leur dire. »

Guillaume frotta machinalement son front.

«  … Je ne voudrais pas les alarmer pour rien, tant que je n’ai sais pas plus…

Il y eut encore un silence.

«  Je comprends… soupira Martha. Bien, je vais voir ce que je peux faire. Tu peux juste dire le Conseil qu’il y a un nouveau sorcier sur ton territoire et que nous sommes en train d’essayer d’en savoir plus… Qu’en penses-tu ?

– Oui, bonne idée. On va faire comme ça. Je vais voir si je peux apprendre autre chose de mon côté… Je vous recontacte si je trouve quoi que ce soit.

– Oui, moi aussi, je te tiendrais informé. Fais attention en tout cas, on ne sait jamais…

– Ne craignez rien, c’est prévu. Mais s’il veut autant la paix qu’il le prétend, il y a peu de risque qu’il fasse des vagues maintenant qu’il sait qu’il a un Gardien sur le dos. »

*********

Le lundi matin, Gael était de super humeur. L’avantage indéniable d’avoir passé l’après-midi à étudier le Kamasutra était que le soir, ils avaient pu s’endormir tranquillement et pas tard du tout et blotti dans les bras de Tsume, Gael avait très bien dormi. Il se sentait paré à attaquer les quelques semaines qui restaient avant le brevet et à tout déchirer lors de ce dernier.

Guillaume lui avait dit de rester prudent face aux nouveaux venus, mais de ne pas trop s’en faire et qu’ils devaient s’informer mutuellement des informations qu’ils pourraient glaner. Gael se disait qu’ils ne tarderaient pas à découvrir ce qui se passait et à trouver une solution, si besoin bien sûr d’en trouver une.

Il bouquinait paisiblement dans un coin de la cour, assis dans l’herbe contre un arbre, en attendant la reprise des cours (sa prof d’allemand-LV2 était absente et ses amis, eux, étaient en espagnol), lorsqu’il vit avec une légère inquiétude la jolie Justine venir vers lui.

«  Euh, hésita-t-elle. Je te dérange pas… ?

– Pas vraiment… hésita-t-il aussi. Content de voir que t’as pas encore pris le voile… Je euh… Y a un problème ? »

Elle se dandinait, mal à l’aise, et il se demandait vraiment ce qui se passait.

«  En fait euh… Je voulais savoir… Tu as parlé à nos nouveaux voisins et… Enfin… »

Gael fronça un sourcil avant de percuter. Bordel. Justine et sa famille de grenouilles de bénitier habitaient juste à côté de Wilfried Spiegel et de son énigmatique protégé. Il avait complètement zappé ça…

Ça faisait une sacrée cerise sur le pompon, ça… Entre le père conseiller-municipal qui passait son temps à cirer toutes les pompes du bled pour avoir des voix et la mère assistante sociale qui se servait de ça comme prétexte pour essayer de tout savoir de tout le monde… Pauvre Spiegel qui voulait passer inaperçu, il allait se marrer…

«  Euh, vite fait à leur arrivée jeudi, ouais, pourquoi ?

– Et ton oncle est passé les voir hier…

– Ouais, aussi… Mais y a un souci ? »

Ah oui, il y avait la grand-mère qui passait sa vie à la fenêtre, aussi.

«  Ben… Juste… »  bredouilla-t-elle.

Gael fronça les sourcils :

«  Non, mais sérieux, y a un problème ? »

Elle soupira, partagée, puis s’assit près de lui et demanda :

«  Je sais pas trop si j’ai le droit de t’en parler en vrai… Tu sais garder un secret ?

– Oh ça oui, rigola-t-il presque, t’en fais pas…

– Non parce que ma mère veut plus trop que je te parle, en vrai…

– Je lui dirais rien, promis.

– En fait, on a essayé d’y aller hier matin avec ma mère, tu vois, juste pour leur souhaiter la bienvenue et se présenter…

– Ouais, normal, quoi…

– Oui… Mais on a vu que le père, en fait… Il a dit que son fils était malade, qu’il avait peur des gens, qu’il fallait qu’on les laisse tranquille… Il ne nous a pas laissées entrer, il avait l’air mal à l’aise… Presque agressif… Mais bon… En fait, le garçon, je l’avais vu dans le jardin jeudi soir… Et je l’ai vu vendredi, samedi, mais pas hier…

– Tu l’as vu quand, exactement ? demanda Gael.

– Ben, il sortait plutôt le soir, un peu tard… Il a l’air malade, en fait, pour de vrai…

– Ouais, ça c’est clair…

– Tu lui as parlé un peu jeudi ? Mamie disait que tu avais parlé avec son père au grillage, mais qu’il s’était approché…

– Euh, pas vraiment… En fait, il était dans l’herbe et j’ai eu peur qu’il ait eu un malaise, mais pareil, le vieux m’a envoyé chier… Du coup, il a dû nous entendre et est venu, mais il a pas dit grand chose…

– Ma mère se demandait si ça ne cachait pas quelque chose… »

Gael fit la moue :

«  Du genre ?

– Ben, si le garçon n’était pas maltraité… »

Gael fit encore la moue et haussa les épaules :

«  Je pense pas… ‘Faut pas vous inquiéter, ça arrive, les gens discrets… Il a vraiment l’air malade, Johann, et assez timide… ‘Faut pas voir le mal partout, tout de suite…

– Il s’appelle Johann ?

– Oui. Il doit être en convalescence, ‘faut pas vous en faire. Ça ira mieux quand il sera guéri ! »

Pourvu qu’il arrive à la convaincre… La dernière chose dont ils avaient besoin, c’était bien que Spiegel ait les services sociaux sur le dos…

«  Mamie a dit que ton oncle était resté un moment, lui, et même qu’il avait pu rentrer ? »

Ah ça, pensa-t-il, il avait des arguments béton pour se faire inviter, lui, pas juste faire la pub pour le vide-grenier de l’association paroissiale…

«  Oui, en fait euh, il venait de la part d’un ami commun, du coup, ça a dû mieux passer que vous… »

Ne pas oublier de raconter ça à Guillaume.

Justine soupira.

«  Ah oui, normal, du coup… »

La sonnerie retentit. Gael remit son marque-page dans son livre et ils se levèrent tous deux.

«  C’est quand même triste d’être tout seul… Surtout quand on est malade… »

Justine avait pensé tout haut et Gael sourit. C’était presque une fille bien, quand elle voulait…

«  S’il est bien comme ça, ça le regarde. »

Elle soupira encore. Il la regarda rejoindre vite fait ses copines avant qu’elles ne voient trop qu’elle était avec lui, et se dit qu’elle n’avait rien dit ou fait pour flirter. Cool si elle m’a lâché, songea-t-il avant de s’arrêter.

Oh oh…

Elle n’avait pas flashé sur Johann… Quand même… ?

Il grimaça et repartit.

C’était pas l’idée du siècle, ça…

*********

Tsume faisait les courses en chantonnant, le jeudi matin, lorsqu’il vit Spiegel au supermarché. Il envoya aussitôt un texto à Guillaume. Ce dernier lui répondit rapidement :

«  Cool. Yami était venu me chercher, je suis en route. Tiens-moi au jus quand il repartira si tu peux. »

Tsume sourit. Ils avaient demandé à Phil d’expliquer à l’oiseau qu’il serait gentil de les aider à surveiller cette maison, et de venir les prévenir si le monsieur partait en voiture. Yami était très intelligent et avait apparemment très bien accompli sa tache.

Tsume resta à faire ses courses en surveillant Spiegel. Comme ce dernier ne connaissait pas le magasin, il galérait et le loup se disait que c’était ça de temps de gagné pour Guillaume.

Spiegel finit par passer en caisse, et Tsume se dit qu’à part une quantité un peu bizarre de citrons, ses courses étaient assez légères… Le fameux Johann devait avoir un appétit d’oiseau, on aurait juré qu’il ne faisait les courses que pour une seule personne…

Tsume prévint Guillaume qu’il partait, finit ses propres courses et rentra.

Il trouva son ami soucieux à la cuisine. Guillaume se faisait du café, l’air grave.

«  Guillaume-san, daijôbu ? [Guillaume, tout va bien?]

– Ie. Sore wa nai. [Non. Ça ne va pas.]

Nan’des’ka ? [Qu’est-ce qu’il y a?]

– Wakaranai. » [Je ne sais pas.]

Guillaume soupira et croisa les bras en regardant son jeune ami :

«  Johann n’a pas voulu m’ouvrir.

Eeeh ? Doshite ? [Hein ? Pourquoi?]

– Wakaranai… Il était derrière la porte, je le savais, je l’ai appelé. Il a juste dit que je devais les laisser, ne pas revenir, que Spiegel ne me laisserait pas l’approcher… Il m’a presque supplié… Qu’il ne voulait pas que tout recommence… Mais il n’a rien dit de plus. »

Tsume s’était mis à ranger ses courses. Il avait froncé les sourcils.

«  Kimyô. »  [Étrange.]

Guillaume soupira et le rejoignit pour l’aider :

«  Tu m’ôtes les mots de la bouche… »

*********

Concentré sur son brevet, Gael n’eut pas vraiment l’occasion, dans les semaines qui suivirent, de s’inquiéter de Johann. Il savait juste que Justine avait fait passer des livres au garçon, les laissant dans la boite aux lettres, puisqu’elle avait fait une petite collecte. Lui avait lâché deux polars. Elle lui avait rendu un peu plus tard, lorsqu’elle les avait retrouvé dans sa propre boite aux lettres avec un petit mot de remerciements. Elle en avait laissé d’autres après.

Un peu fatigué par ses révisions, Gael accueillit avec un soulagement certain la proposition de Guillaume de passer le dimanche qui précédait son examen à la foire annuelle du village. Bulle d’air salutaire…

Le jour dit, au matin, ils descendirent donc tous les quatre leur rue pour gagner la rue principale du village, où de nombreux artisans, quelques associations ou de simples amateurs créatifs avaient alignés leurs stands pour présenter, exposer et vendre toutes sortes de choses. Ça allait du vieil ébéniste à l’adolescente qui faisait des petits bijoux, en passant par la quadragénaire qui tressait des paniers d’osier.

Il faisait très beau, une petite brise fraîche soufflait et empêcherait qu’il fasse trop chaud. Un temps parfait !

Arrivant devant la maison de Spiegel, ils eurent un arrêt et Tsume, Gael et Guillaume échangèrent un regard. Leur voisine, accompagnée de son fringant mari dont Guillaume se demandait si le sourire éternel ne tenait pas de la chirurgie esthétique, était au portail et tentait visiblement de convaincre Spiegel de venir à la foire avec «  son fils » .

Guillaume s’approcha innocemment. Phil regarda son frère qui restait grave et Tsume qui, bien que sous sa forme humaine, avait un regard un peu intrigant pour l’enfant. Ce dernier avait compris que Tsume n’avait ces yeux-là que quand il était très sérieux et concentré. Il ne savait pas encore que c’était le regard d’un loup en chasse, focalisé sur une potentielle proie.

Gael, si. Voyant l’air de son amant, il eut un sourire et caressa son bras :

«  Eh, tout doux, Tsu… »

Guillaume arriva à la hauteur et entendit :

«  … Je vous assure, c’est une excellente occasion de vous présenter ! Il y a beaucoup de belles choses, cette année, et il y a toujours une très bonne ambiance ! »

Spiegel semblait se retenir furieusement de leur claquer le portail au nez.

Guillaume regarda la haute haie qui encerclerait bientôt tout le jardin, fraîchement plantée pour masquer ce dernier de l’extérieur.

«  Messieurs-dame, s’annonça-t-il aimablement. Comment allez-vous en cette belle journée ? »

Le couple se tourna vers lui, la grimace de Spiegel ne lui échappa pas.

«  Professeur Dalo ! s’exclama le mari en lui serrant énergiquement la main. Quel plaisir ! Comment allez-vous ?

– Très bien, monsieur Gordiflot, merci, et vous-même ? Madame. »  ajouta-t-il avec douceur en serrant la main de la femme qui eut un sourire plus forcé.

En vérité, ni elle ni son mari n’aimaient Guillaume et les siens. Entre l’oncle réputé mécréant et sur lequel des rumeurs plus qu’étranges couraient, le filleul païen, qu’ils avaient souhaité faire baptiser, inquiets pour son salut, et qui en plus se permettait maintenant d’être ouvertement en couple avec l’aîné des neveux… Un garçon au passé mouvementé, sans doute victime des circonstances, mais tout de même, et que dire du plus jeune ? Un enfant très gentil, mais curieusement rêveur, pour lequel on ne pouvait que craindre qu’il ne tourne mal, avec des adultes pareils pour s’en occuper…

La tentative de madame Gordiflot pour contacter le juge Durand, toujours chargé de la petite famille, pour l’alerter, avait tourné court. Durand l’avait très poliment envoyée promener, disant que la famille Dalo était très bien suivie, par lui-même et ses services, qu’elle ne posait pas de problème, mais qu’ils étaient vigilants et s’en chargeraient si besoin.

Bref, madame Gordiflot n’aimait pas beaucoup Guillaume, mais comme elle n’avait pas le niveau d’hypocrisie de son politicard de mari, elle le cachait bien plus mal.

Gael, Tsume et Phil les rejoignirent en silence.

«  Spiegel, dit ensuite Guillaume en tendant la main. Vous connaissez mes neveux et mon filleul, je crois ? Vous allez bien ? »

Spiegel la serra sèchement. Il avait entre temps croisé la petite famille au marché, un samedi matin.

«  Ça irait mieux si on nous laissait en paix… Dans quelle langue il faut que j’explique que Johann est malade et ne supporte pas les inconnus !

– Vous êtes sûr que lui faire prendre un peu l’air… ? »  tenta encore madame Gordiflot.

Spiegel trembla. Gael le sentait furieux, mais sentait aussi qu’il ne savait pas quoi faire. Il savait qu’une trop grande agressivité serait suspecte, mais il ne voulait pas céder. Guillaume reprit aimablement :

«  Pauvre garçon, quelle tristesse, à son âge… Mais vous avez raison, il faut sans doute mieux le laisser se reposer. »

Spiegel lança un regard suspicieux à Guillaume, qui eut un sourire en voyant Johann sortir lentement de la maison pour les rejoindre, toujours habillé en blanc, toujours une étole au cou. Spiegel grimaça, mais le garçon resta derrière lui, à distance des visiteurs. Madame Gordiflot et son mari le regardèrent avec plus de pitié que de compassion, et elle le salua :

«  Johann ! Ça me fait si plaisir de vous voir ! »

Mais le regard vert, toujours voilé, passa sur elle sans s’y arrêter. Il regarda un peu plus Guillaume, Gael, il fronça un sourcil en voyant Tsume, puis sursauta et regarda Spiegel quand ce dernier lui demanda, brusque, mais pas vraiment méchant :

«  Qu’est-ce qu’il y a ?

– Ton café est froid… Qu’est-ce qui se passe… ? »

Madame Gordiflot saisit la perche :

«  Nous venions vous inviter à la Foire qui a lieu dans la Grande Rue… Il y a beaucoup de très belles choses à voir, et ça vous permettrait de rencontrer un peu les gens du village ? »

Johann la regarda. Les yeux de Spiegel allaient de lui à elle. Il ne savait pas quoi faire. Johann lui jeta un oeil et répondit :

«  C’est très gentil, merci. Je suis beaucoup trop fatigué, mais c’est gentil d’avoir pensé à nous. »

Guillaume eut un sourire. Johann était plus fin que son tuteur…

Entendant les cloches de l’église sonner, les Gordiflot se souvinrent qu’ils étaient sur le chemin de la messe et filèrent pour ne pas être en retard. Guillaume les regarda s’éloigner et eut un sourire :

«  Que voilà des voisins collants.

– Je vous le fais pas dire ! grogna Spiegel.

– Je ne pense pas qu’ils s’acharneront très longtemps, reprit Guillaume. Mais faites gaffe, surtout à elle. Il ne faudrait pas qu’elle vous lâche la Ddass aux fesses.

– Hm, grogna Siegel.

– Ça va, Johann ? »  demanda Gael.

Le fantomatique garçon le regarda et hocha la tête :

«  Ça va, ne t’en fais pas. Merci pour les livres.

– De rien, remercie Justine d’y avoir pensé… »

Johann hocha la tête, puis regarda Spiegel quand ce dernier grommela :

«  Bon, on rentre…

– D’accord… Je vais te refaire du café. »

Spiegel eut un sourire et hocha la tête. Johann regarda les Dalo, Tsume et les salua poliment avant de partir. Spiegel fit de même et le suivit après avoir très soigneusement refermé le portail.

«  Eh ben, soupira Guillaume. On est pas revenu…

– Johann a toujours l’air aussi malade, en tout cas… »

Guillaume haussa les épaules. Ses recherches ne lui avaient pas permis d’en savoir plus, et Martha lui avait juste fait savoir qu’elle tenait une piste, sans lui en dire davantage. Gael, Phil et lui repartirent et ne mirent que quelques pas à se rendre compte que Tsume n’avait pas bougé.

Le loup regardait la porte de la maison, par laquelle les deux hommes avaient disparu. Il semblait choqué. Gael retourna sur ses pas pour le rejoindre :

«  Tsu ? Daijôbu ? »

Le loup le regarda et se tourna enfin pour reprendre sa marche.

«  Nani ? »  insista Gael en le suivant.

Tsume haussa les épaules :

«  Je sais pas dire ça en français…

Nihongo de ? lui proposa Guillaume. [En japonais ?]

Shitai… »  [Un cadavre…]

Guillaume sursauta et le regarda avec des yeux ronds :

«  Pardon ?! »

Tsume eut un geste d’ignorance et secoua la tête :

«  Wakaranai… Johann no nioi ga, sore wa shitai de aru… »  [Je comprends pas… L’odeur de Johann, c’est celle d’un cadavre…]

Guillaume resta bête. Aussi inquiets l’un que l’autre, Phil et Gael se regardèrent et le petit garçon attrapa la main de son oncle pour la tirer :

«  Tonton ? »

Guillaume se reprit. Gael fronça les sourcils :

«  C’est quoi, le problème ?

– On en reparlera… Venez, on va profiter de la messe, la foire sera tranquille. »

Phil fit la moue, mais suivit son oncle sans lâcher sa main. Tsume sourit à Gael, lui fit un petit bisou et prit sa main :

«  Iku.

Ouais… »

La foire était effectivement très colorée et sympathique. La bonne humeur régnait, les stands étaient le plus souvent intéressants et les personnes aimables. Ils achetèrent quelques bricoles, mangèrent des hot-dogs, participèrent à des animations, notamment celles du club d’arts martiaux, pour le plus grand plaisir de Pao Wuang, le prof de sports et animateur du club, qui laissa Gael et Tsume montrer très calmement aux trois jeunes gens qui l’avaient suggéré que leur présence à son club n’en faisait pas «  un club de tarlouzes avec un niveau de merde » .

Guillaume et l’enseignant les regardèrent faire ça en sirotant une bière et en commentant. Phil, assis près d’eux, regardait ses frère et beau-frère avec de grands yeux brillants d’admiration, buvant lui une canette de jus de fruits. Il applaudit avec énergie lorsque les trois provocateurs abandonnèrent, et il ne fut pas le seul.

Ils refirent un tour, croisèrent les Gordiflot au grand complet et Gael eut presque mal au cœur pour Justine qui ne put lui faire qu’un petit signe de main très discret.

Puis ils rentrèrent et la journée se finit tranquillement. Ce n’est que quand Phil fut couché que Guillaume et Tsume revinrent sur ce que le loup avait senti au matin. Gael resta aussi séché que son oncle l’avait été :

«  Une odeur de cadavre… ? Vous êtes sérieux ? »

Ils étaient à la cuisine, Tsume faisait la vaisselle et Gael essuyait et rangeait. Guillaume était assis à la table.

Gael les regarda l’un après l’autre :

«  … Non mais pour de vrai ?

– C’était léger, soupira Tsume, mais c’est trop spécial… L’odeur de la mort, c’est… »

Il secoua la tête, cherchant ses mots :

«  Je connais. Je peux pas avoir pas bien senti.

– Mais il marche, il parle ! Bon, à deux à l’heure, OK, mais quand même ! »

Gael regarda son oncle qui grimaçait et finit par soupirer en croisant les bras :

«  Je ne sais pas quoi en penser…

– Tu ne sais pas… ?

– Ben, là, non, je ne sais pas. Tout ce que ça m’évoque, ce sont des vieilles légendes, des récits très anciens et très discutables… Les morts-vivants, ça n’existe pas vraiment, enfin, pas comme on les imagine… Les zombies, dans le vaudou, par exemple, ça existe, enfin ça a existé, mais dans les faits, c’étaient des gens dans le coma qu’on enterrait à l’époque en les croyant morts, et que des petits malins s’amusaient à déterrer après, le choc plus des drogues, tu imagines ce que ça pouvait donner…

– Un truc moche ?

– Ouais. Très moche. Mais là, tu as raison, Johann est pas très dynamique, mais il est conscient et autonome… Et ce n’est pas un vampire… On l’a tous vu au soleil… Et les vampires sont bien plus agressifs…

– Ça existe, les vampires ? sursauta Gael entre deux assiettes.

– Ouais, mais c’est moche aussi… Cadavérique, puant et assoiffé… Et en règle générale, ça devient fou assez vite… »

Guillaume bâilla et se leva.

«  C’est vraiment de plus en plus dingue, cette histoire… »

*********

Gael eut sans grande surprise son brevet haut la main et il dut dire à bientôt à ses amis pour les vacances. Normalement, tout le monde se retrouverait au lycée en septembre.

Guillaume n’avait pas spécialement prévu de partir. Il comptait profiter de l’été pour continuer à entraîner Gael, tant à la magie qu’au sabre.

Et le garçon progressait de façon impressionnante dans les deux domaines.

La chaleur vint s’en mêler et, obligés de rester à l’intérieur, au frais, la journée, les garçons trépignaient un peu. Ils prirent vite le pli de dormir très tard le jour et de sortir la nuit. Guillaume n’en demeurait pas moins au taquet pour que son neveu suive ses leçons.

Le village était tranquille, à moitié désert. Beaucoup de gens étaient partis. Gael et Tsume en profitaient pour se faire de longues promenades en amoureux, la nuit, dans les rues désertes ou dans les champs, où le loup prenait parfois sa forme animale pour courser un lièvre ou deux.

C’était une nuit comme ça, en descendant leur rue, tous joyeux, qu’ils avaient entendu des bruits suspects. Les deux garçons avaient échangés un regard et s’étaient approchés prudemment. Jetant un oeil dans la Rue Chaude, ils virent que trois jeunes gens… Les crétins qui étaient venus les faire suer au stand d’arts martiaux… étaient en train d’agresser une jeune fille ? En tout cas, ils la serrait de près.

Gael entendit un grondement familier et se tourna pour voir un superbe loup noir, aussi haut que lui. Il soupira, amusé, une main sur sa hanche et l’autre index devant la truffe noire :

«  D’accord. T’as pas tort, une bonne leçon leur fera pas de mal, à ces trois cons… Mais je te préviens, tu te débrouilles avec Guillaume si d’autres te voient ! »

Tsume lui lécha la joue. Il était près de deux heures du matin, peu de risques qu’ils croisent qui que ce soit d’autre, mais tout de même… !

Les trois jeunes gens qui encerclaient la jeune fille ne firent tout d’abord pas attention à l’ombre sombre qui approchait. Leur victime la vit la première et cria. Ils se tournèrent alors et leur réaction ne se fit pas attendre : l’un s’enfuit tout de suite, un autre recula et le troisième attrapa très courageusement la jeune fille pour la jeter sur le loup avant de filer, immédiatement suivi de son comparse.

Tsume eut un petit rire intérieur en commençant à courir, évitant d’un grand bond la demoiselle pour les poursuivre.

Cette dernière tomba à genoux au sol, hagarde, tremblante et elle sursauta avec un petit cri lorsque Gael, faisant mine d’arriver en courant, s’accroupit près d’elle :

«  Eh, ça va ? »

Il sursauta en le reconnaissant :

«  Justine ?!!

– Gael ? »

Ils se regardèrent, aussi stupéfaits l’un que l’autre, pour finir par s’exclamer dans un ensemble parfait :

«  Mais qu’est-ce que tu fous là ?! »

Elle se reprit et commença à se relever, toute tremblante :

«  ‘Faut pas rester ça ! Si ce monstre revient…

– Hein ? Quel monstre ? demanda innocemment Gael en la soutenant.

– Je sais pas, il est passé très vite… Un espèce de chien noir énorme… Tu ne l’as pas vu… ?

– Euh, non… »

Il lui sourit :

«  T’es sûre que tu as bien vu… ? »

Elle inspira un grand coup :

«  Non… reconnut-elle. C’est passé si vite…

– Sérieux, qu’est-ce que tu fais là ?

– Euh… Je euh… »

Elle rosit :

«  Je voulais voir Johann… »

Gael fronça un sourcil :

«  À deux heures du matin ? »

Elle eut un petit rire, gênée :

«  Ben… C’est à cette heure-ci qu’il sort… »

Gael fronça son second sourcil :

«  Quoi… ? »

Elle se dandina, mal à l’aise, le regarda et couina :

«  Tu diras rien, hein ?

– Promis ! »

Elle lui fit signe de la suivre jusqu’à la grille de ses voisins.

«  Il y a un trou dans l’allée… En fait, je l’ai découvert par hasard… »

Entre les deux maisons se trouvait un petit chemin de terre. En effet, au fond, le grille était cassée à un endroit, on pouvait s’y faufiler et s’il y avait des hautes herbes, la haie n’allait pas jusque là. Ils s’accroupirent pour regarder. Le jardin était désert. Elle lui expliqua tout bas :

«  … Je n’arrivais pas à dormir l’autre nuit, à cause de la chaleur, tu sais ? Et ma chambre donne sur leur jardin… Et j’ai entendu chanter… Par la fenêtre… Et je l’ai vu… Tout seul dans le jardin, il chantait… Et puis il s’est couché dans l’herbe… Il regardait les étoiles… Et en fait… Il sort pratiquement toutes les nuits…

– Mais tu le rejoins ? demanda Gael.

– Non ! s’écria-t-elle tout bas. Non… »

Elle rosit encore :

«  J’ose pas… Mais ça me fait tellement de peine de le voir tout seul, comme ça… Et là, on va partir en vacances pendant 10 jours… Et je voulais lui dire au revoir… Mais son père ne voudra jamais me laisser le voir… »

Gael hocha la tête et demanda :

«  Euh, ‘scuse mais un détail… D’où vous le tenez, que c’est son père ?… »

Elle le regarda sans comprendre :

«  Ben… C’est pas… ? Ils ne sont pas ? »

Gael haussa les épaules :

«  Apparemment, c’est plutôt son tuteur…

– Ah ? C’est bizarre, il n’a jamais rien dit à propos de ça… »

Gael se gratta la tête et eut un geste d’ignorance. Puis, ils sursautèrent tous les deux en entendant une grincement. Johann venait de sortir. Il referma la porte lentement. Gael le regarda. Toujours habillé en blanc, et toujours cette étole… Et, tiens ? Un petit sac plastique à la main ?

Johann regarda le ciel étoilé, le quart de lune montant, et se mit à fredonner doucement. Il fit quelques pas, venant dans leur direction, en se mettant effectivement à chanter :

«  Midnight     

Not a sound from the pavement

Has the moon lost her memory   

She is smiling alone  

In the lamplight       

The withered leaves collect at my feet  

And the wind begins to moan     

Memory 

All alone in the moonlight  

I can dream of the old days       

Life was beautiful then      

I remember the time I knew what happiness was    

Let the memory live again… »

 

[Minuit

Pas un son dans les rues

La lune a-t-elle perdu ses souvenirs ?

Elle sourit toute seule

Sous la lumière des réverbères

Les feuilles mortes se rassemblent à mes pieds

Et le vent commence à gémir

Souvenir

Tout seul sous la lumière de la lune

Je peux rêver aux vieux jours

Quand la vie était belle

Je me souviens du temps du bonheur

Laisse les souvenirs vivre encore…]

 

La voix était belle, mais curieusement froide, comme désincarnée.

La voix de Johann reprit :

«  J’ai oublié la suite… C’est bizarre… »

Son regard se tourna vers le trou du grillage :

«  Vous vous en souvenez, vous ? »

Justine retint un petit cri et Gael, lui, ne put pas retenir son petit rire. Il se faufila par le trou pour rejoindre le garçon, trop content d’avoir enfin l’opportunité de lui parler sans ce fichu Spiegel. Justine suivit plus timidement.

«  Comment tu as su qu’on était là ? demanda Gael.

– Je vous ai vus de ma chambre, à l’étage… Dans la ruelle… Ne parlez pas trop fort, Will dort et je crois qu’il a laissé sa fenêtre ouverte… Qu’est-ce que vous faites ici ?

– Justine te stalk et moi, je passais. Je prenais l’air à la fraîche et on s’est croisé.

– Gael ! cria tout bas Justine, écarlate.

– Elle me quoi… ? »

Johann avait froncé un sourcil sceptique.

«  C’est… C’est pas ce que tu crois ! tenta de se rattraper la jeune fille, paniquée. C’est juste que je t’ai vu par ma fenêtre et que… Euh…

– Elle trouve que tu chantes très bien. Elle veut un autographe.

– GAEL ! »

Il s’écarta en riant doucement alors qu’elle faisait mine de lui taper le bras.

Johann les regarda l’un après l’autre, visiblement dubitatif. Justine, toujours écarlate, agita ses mains en balbutiant :

«  Non mais c’est pas ça enfin si tu chantes très bien mais c’est pas pour ça euh… En fait… Je voulais te voir parce que… Je voulais savoir si tu allais mieux et puis… On va partir en vacances alors…. Je voulais te dire au revoir… Vous ne partez pas, vous ?

– Non. »

Johann regarda la jeune fille un instant, de ses beaux yeux verts voilés.

«  Et non, je ne vais pas mieux… Mais ce n’est pas grave. Il ne faut pas que tu t’en fasses pour moi. Merci pour les livres.

– De rien, c’est normal… Mais… Tu ne vas pas mieux… ? »

Johann détourna les yeux un moment.

«  Il y a très peu de chances que je guérisse un jour… C’est pour ça qu’il ne faut pas s’en faire… C’est comme ça, c’est tout. »  finit-il par dire.

Gael ne releva pas. Justine regarda Johann avec des grands yeux larmoyants. Elle voulut saisir sa main, mais il recula plutôt vivement quand on connaissait sa vitesse habituelle. Elle eut elle-même un sursaut et bredouilla :

«  Désolée… Mais… Cette maladie… Elle est… Tu… Tu ne vas pas mourir… ? »

Johann la regarda encore un instant avant de répondre :

«  Non. »

Gael ne releva toujours pas. Il eut même un rapide sourire. Johann grimaça, sembla remuer sa langue comme si elle était pâteuse et fouilla dans son sac, pour en sortir un citron.

«  Pardon… J’ai soif… »  s’excusa-t-il avant de se mettre à éplucher le fruit.

Il se mit à le manger sans autre forme de procès, ou plutôt à le mâcher comme pour simplement en extraire le jus, recrachant la chair.

«  Tu sors toutes les nuits, comme ça ? demanda innocemment Gael.

– Toujours, quand le temps le permet. Quand Will dort, c’est tranquille. »

Il y eut un silence. Justine se tordait les doigts, se mordit les lèvres et finit par demander :

«  Will… Ce n’est pas ton père ?

– Non. »

La réponse avait été aussi claire que brutale.

«  Je croyais, excuse-moi…

– Mes parents sont morts. »

Il y eut un nouveau silence, puis elle reprit, toujours hésitante :

«  Mais… Il ne te fait pas de mal… N’est-ce pas ? »

Gael vit Johann se raidir un instant, comme s’il avait pris une petite décharge électrique… Comme…

Comme lorsque le fameux Will lui avait ordonné de rentrer, le jour de leur arrivée.

«  Non. Il ne m’a jamais fait de mal. »

Justine sourit, soulagée. Et encore une fois, Gael ne releva pas ce qu’il était persuadé être un mensonge.

Les deux jeunes gens partirent sans tarder, Justine se sentant fatiguée. Gael se dit qu’il reviendrait, sans elle, une autre nuit, pour essayer d’y voir plus clair.

Il ramena Justine à sa porte.

«  Ne t’en fais pas, je vais garder un oeil sur lui, lui dit-il.

– C’est gentil, Gael… Mais… »

Elle lui jeta un regard aussi inquisiteur que suspicieux :

«  … Tu n’as pas de vue sur lui, hein ?! »

Il sourit, amusé :

«  Non, Justine. Je suis peut-être un sale pervers déviant, mais je suis un sale pervers déviant fidèle. Profite bien de tes vacances. »

Il la laissa rentrer discrètement et reprit le chemin de sa propre maison.

Comme il s’y attendait, Tsume n’était pas loin, tranquillement debout au coin de la rue, contre un mur. Le loup s’en détacha. Il avait repris sa forme humaine. Gael l’enlaça. Ils s’embrassèrent doucement.

«  Alors, la chasse à été bonne, mon chéri ?

– Hn ! opina Tsume en hochant la tête avec un grand sourire.

– Tu les as coursés jusqu’à où ?

– Presque le moulin.

– Oh, pas mal. C’est bien, ça leur a fait faire du sport. »

*********

Les gendarmes cherchèrent encore une fois en vain le grand chien noir monstrueux qui avait failli dévorer trois jeunes gens que leur taux d’alcoolémie très positif ne rendait pas très crédibles. Justine n’en dit rien, elle était déjà partie, au matin, quand ils firent leur ronde. Mais ne désirant pas que ses parents apprennent sa petite escapade, elle n’aurait rien pu dire de toute façon.

Guillaume se contenta d’un regard sévère et d’un soupir plus qu’éloquent. Gael et Tsume rivalisaient de grands sourires innocents…

«  Ouais ben faites gaffe. Je passerai pas mes vacances à effacer la mémoire de la moitié du bled à cause de vos gamineries ! »

Tsume accompagna Phil au centre aéré, où il allait deux jours par semaine, et Gael en profita pour raconter à son oncle ce qui était arrivé.

«  Hmmm… réfléchit Guillaume en croisant les bras.

– Je suis sûr qu’il ment.

– Oui. Oui, c’est plus que probable. »

Ils étaient au salon, posés devant les dessins animés ineptes. Ils avaient pris l’habitude de déjeuner là. Sur l’écran, l’ensemble du Shield devait être devenu daltonien, puisqu’ils voulaient à tout pris arrêter Hulk qu’après qu’un grand humanoïde rouge les aient attaqués, persuadés que c’était le géant vert…

Guillaume, indifférent à ces rebondissements colorés, reprit pensivement :

«  C’est ton histoire de sursaut qui me chiffonne, le truc qu’il se raidisse, là…

– Ça te dit quelque chose ?

– Oui. Une réaction à un contrôle mental. »

Gael le regarda, grave, cherchant à son tour et il finit par murmurer :

«  Un ordre ingéré ?

– Intégré, le corrigea gentiment son oncle. C’est bien, tu apprends vite.

– Attends, attends, le coupa Gael en agitant sa main. Je suis pas sûr de bien me souvenir… C’est un sort qui permet à un sorcier de contrôler quelqu’un, en lui dictant des réponses à certaines questions, c’est ça ? La personne ne peut pas y répondre autrement que comme il lui ordonne et ne peut aussi que lui obéir quand lui-même lui donne des ordres ?

– C’est bien ça.

– Donc, Johann, quoi que ce gars lui fasse ou lui ait fait, serait obligé de répondre que tout va bien si on lui demande ?

– Par exemple. Et si c’est ça, ça veut dire qu’effectivement notre cher Spiegel a beaucoup de choses à cacher et sûrement des pas jolies-jolies… Le souci est que,  si c’est bien ça, Johann ne pourra rien dire.

– Est-ce qu’il y a moyen d’interroger la personne a contrario ? demanda Gael.

– C’est à dire ?

– Ben, Johann ne peut pas répondre «  oui »  si on lui demande si Spiegel lui a fait du mal, mais est-ce qu’il peut répondre si on lui demande de façon détournée ?

– Ah !… Je vois, pas bête. Ben, ça, ça dépendrait complètement de la puissance du sort qui le lie. S’il ne doit pas dire que Spiegel a fait des choses précises, oui, s’il ne doit pas dire de mal de lui tout court, non. »

Gael soupira, attristé.

«  Guillaume… Tu me permettrais de retourner le voir, la nuit, pour essayer de lui parler ?

– Oui, je pense que tu peux arriver à apprendre des choses. Mais c’est très risqué…

– J’ai pas peur ! protesta le garçon.

– Je sais. »  sourit Guillaume.

Il caressa la tête de son neveu et ajouta :

«  Tu t’y es attaché, hein.

– … C’est juste… J’ai pas envie de le laisser comme ça… Je sais qu’il y a une merde… Et je le sens de plus en plus mal… Je sais pas ce qui s’est passé, mais il mérite pas ça… Et je suis sûr que l’autre connard fait vraiment des trucs moches !

– J’en ai très peur aussi. »

Guillaume se leva.

«  Et je pense qu’il est très dangereux et prêt à beaucoup trop de saloperies pour se couvrir. Alors, je vais te laisser y aller, mais pas tout seul. »

Le Gardien sourit :

«  Et surtout,. pas sans parachute »

*********

Gael ne put retourner que trois nuits plus tard voir Johann. Une série d’orages très violents avaient frappé la région. La terre était si sèche qu’elle avait englouti presque qu’immédiatement les trombes d’eau tombées du ciel.

Gael se faufila par le trou du grillage. Il glissa son nouveau pendentif sous son t-shirt avant de rejoindre Johann qui était là, assis dans l’herbe. Il regardait le ciel étoilé. Il chantonnait, toujours la même chanson, en mâchonnant un citron.

«  Salut, Gael.

– Salut.

– Qu’est-ce que tu fais là ?

– J’ai dit à Justine que j’allais garder un oeil sur toi. »

Gael s’assit près de lui.

«  Vous ne devriez pas faire ça.

– Quoi ? Nous dire que tu as l’air d’un gars bien et essayer de te connaître ? »

Johann ne répondit pas.

«  C’est comment, la Guyane ? »  demanda innocemment Gael en s’allongeant, pliant ses bras sous sa tête.

Johann mit un moment à répondre :

«  Chaud. Humide. Pire qu’hier. Mais je sais pas plus… On y est pas resté longtemps…

– Ah ? Combien ?

– Quelques mois…

– Vous étiez où, avant ?

– On est resté cinq ans au Brésil.

– Ah, c’est cool… Et avant ? »

À nouveau, Johann mit un moment à répondre :

«  Pérou.

– Il y a longtemps qu’il s’occupe de toi ?

– Depuis que mes parents sont morts.

– Ça fait longtemps ? »

Johann ne répondit pas.

«  Ma mère est morte l’année dernière… reprit Gael. En octobre.

– Ah…

– Elle était malade… Elle a fait une overdose de médicaments.

– …

– C’est dingue, hein, ce que la vie, ça peut basculer vite… »

Il y eut un silence. Puis Johann murmura, pensif :

«  Oui… Très vite.

– Il a l’air très attaché à toi, Will.

– Il m’aime. Il veut me protéger.

– Mais… Euh, sans juger, hein… Ça te gène pas d’être enfermé comme ça ? »

Johann lui jeta un oeil et répondit :

«  Je n’ai pas le choix.

– C’est pas ce que je t’ai demandé.

– C’est comme ça, Gael. C’est tout. »

Johann détourna les yeux et reprit :

«  Il ne faut pas que tu essayes d’en savoir plus…

– Pourquoi ?

– Parce que ça va recommencer.

– Quoi ? »

Johann se raidit. Gael se redressa lentement :

«  Il y a eu un souci, en Guyane ? »

À nouveau, Johann trembla. Gael se leva lentement :

«  Je veux t’aider, Johann. Je veux juste t’aider.

– Il ne faut pas.

– Est-ce que je peux faire quelque chose ? »

Johann détourna encore les yeux et murmura, au bout d’un moment :

«  Je n’en sais rien. Mais Non. Il ne faut pas. Il ne faut pas que ça recommence… »

Johann se prit brusquement la tête dans les mains, serrant les dents.

«  Non… gémit-il. Non… Je veux juste que ça s’arrête… »

Alarmé, Gael s’accroupit en un éclair pour saisir ses épaules :

«  Johann ! »

Johan se dégagea, mais trop tard. Même à travers le tissu blanc, Gael avait senti.

Le froid.

Le froid du corps de sa mère, lorsqu’il avait caressé sa joue et l’avait embrassée une dernière fois, dans son cercueil.

Johann se redressa, tétanisé, comme terrorisé. Ils se regardèrent. Gael effleura sa joue d’une main tremblante, main qui se posa ensuite sur une poitrine où aucun cœur ne battait, puis lentement, sans que Johann ne l’en empêche, il ôta l’étole du tour de son cou.

Et reste glacé d’horreur en voyant les traces noirâtres qui l’entouraient.

«  C’est pas vrai… »

Johann détourna les yeux. Gael inspira un grand coup :

«  C’est pour ça… Tu ne peux pas guérir… Mais ça ne te tuera pas… »

Gael ravala ses larmes et déglutit durement avant d’achever :

«  … Parce que tu es déjà mort… »

Johann ne répondit pas. Gael prit le visage glacial entre ses mains, caressa les cheveux noirs, puis brutalement, il serra Johann dans ses bras. Le garçon sursauta, mais ne le repoussa pas.

«  Je suis désolé, Johann… Je suis tellement désolé… »

Gael le serra fort.

«  J’te jure que je te laisserai pas tomber… Et qu’on trouvera un moyen de te tirer de là ! Je te le jure, Johann… »

La voix de Johann s’éleva enfin :

«  Il ne faut pas, Gael…

– Si, il faut. »

Gael s’écarta et regarda Johann dans les yeux.

«  Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose, Gael.

– Je ne te laisserai pas tomber, Johann. »

Il y eut un silence. Johann posa sa main gelée sur celle de Gael. Puis il sursauta :

«  Il arrive ! Vite, va-t-en !! »

Gael hocha la tête et se releva :

«  C’est juré, Johann ! »  dit-il encore en filant.

Il n’eut que le temps de se cacher derrière l’angle de la maison, pas de quitter le jardin.

Il entendit la porte d’entrée et la voie de Spiegel :

«  Johann ? Tu es là ?

– Oui, Will… Qu’est-ce qu’il y a ?

– J’ai entendu des voix… Tout va bien ?

– Oui.

– Ça devait être ces gamins… Encore à picoler dans les rues… J’ai eu peur… »

Johann ne le contredit pas.

Gael s’accroupit et se pencha pour regarder la scène. Spiegel rejoignit Johann, le regarda un instant avant de le prendre dans ses bras. Johann se laissa faire.

«  Tu es magnifique… »  murmura Spiegel.

Gael frémit en le voyant rallonger le garçon dans l’herbe et s’allonger sur lui. Johann ferma les yeux. Il ne fit rien pour résister, pas le moindre geste pour l’arrêter. Il se laissa déshabiller, caresser. Il se laissa prendre sans un cri, sans un gémissement, sans rien.

Gael se mordait la main presque au sang pour ne pas hurler, pour ne pas se jeter sur Spiegel et le massacrer sur place. Il ne devait pas. Tant qu’il ne savait pas quel sort les liait, il ne pouvait rien lui faire.

Mais tu perds rien pour attendre, connard…

L’ignoble orgie prit fin, Spiegel se releva, Johann ramassa ses vêtements lentement avant de faire de même. Laissant son tuteur retourner à l’intérieur, Johann regarda un instant en direction du coin où il ne pouvait pas ignorer, lui, que Gael se cachait toujours. Puis, il rentra en silence.

Gael dût attendre un moment, partagé entre la rage et la douleur, avant d’être sûr qu’il pouvait filer sans risque.

Il rejoignit le chemin et, pris de nausées, vomit tripes et boyaux avant d’atteindre la rue. L’entendant, Tsume le rejoignit en courant :

«  Koi ! »

Le loup s’accroupit près de lui et le prit dans ses bras pour l’empêcher de s’écrouler au sol :

«  Koi ?… Nani ? Nan’des’ka ? Gael ? »

Yami, le corbeau, arriva à son tour et croassa interrogativement, inquiet lui aussi.

Gael se redressa lentement, respira profondément, longuement, avant de se relever en tremblant, soutenu par son amant.

«  On rentre… »

Tsume sortit un mouchoir en papier et essuya sa bouche :

«  Daijôbu, koi ?… Gael ? »

Gael soupira encore et caressa la joue de Tsume. Une joue chaude…

«  Je… Je vais tout vous expliquer, d’accord, Tsu ? Il faut qu’on rentre. Il faut que Guillaume soit là. D’accord ? »

Tsume hocha la tête.

Ils rentrèrent rapidement, pour découvrir avec surprise que Guillaume ne dormait pas, ou plutôt plus. Il les attendait et, voyant l’air de Gael, il posa une main ferme sur son épaule et dit gravement :

«  Allez vous installer au salon, j’arrive. »

Il les rejoignit 5 minutes plus tard avec un mug fumant. Un forte odeur de gnôle de prune s’en dégageait. Il la mit dans les mains de Gael qui tremblait encore, profondément choqué.

Yami, qui était rentré avec eux, frotta encore sa tête contre Gael et croassa doucement avant de s’envoler pour aller se coucher avec les chats, dans un coin, sur un vieux tapis. Méphisto se leva pour venir s’asseoir près de Guillaume sur le dossier du fauteuil où il s’assit. Gael et Tsume étaient sur le canapé. Le Japonais avait passé son bras autour des épaules de son amoureux.

Gael leur raconta d’une voix peu assurée tout ce qui s’était passé. Un long silence suivit.

Guillaume avait serré ses mains l’une dans l’autre et appuyé ses lèvres contre, ses coudes appuyés sur ses genoux. Tsume serrait dans ses bras Gael qui tremblait toujours. Guillaume finit par se redresser, pencha la tête en arrière et ferma les yeux.

Gael frémit et Tsume fronça les sourcils en sentant, le premier, l’aura de son oncle qui changeait, le second, une énergie différente émaner de lui. Guillaume rouvrit des yeux qui n’était pas les siens, des yeux rouges aux pupilles fendues. Ce fut pourtant bien la voix de l’historien qui sortit de sa bouche :

«  Tu as vu ? »

Un autre voix, bien plus grave, mais bien plus douce, sortie ensuite d’entre les mêmes lèvres :

«  Oui.

Qu’est-ce que tu en penses ?

Vous autres humains êtes vraiment fascinants. »

Guillaume pouffa :

«  Ce n’est pas ce que je te demande, Akh.

Je sais, mon ami. Je sais. Mais tout de même… Tant de bonté et tant de bassesse dans une même race… Cet homme a dû se servir d’un sort très ancien, et sans doute pactiser avec un de mes frères, pour créer un mort vivant. Et il risque très gros à l’avoir fait…

– C’est interdit ? se permit Gael en deux gorgées de grog.

Tout à fait. S’il est toléré parfois de supprimer une vie, la mort, elle, est et doit rester immuable. Il est permis de renaître, pas de maintenir un mort en un fausse vie. »

Il y eut un silence, encore, puis Gael balbutia :

«  Ca veut dire que si on rompt le sort… Johann va mourir pour de bon ?

Qui sait… répondit le vieux démon. Dur à dire sans savoir quel sort le lie, comment, et auquel de mes frères. »

Guillaume soupira :

« On manque toujours de trop d’information… Et Johann ne peut rien dire.

– On ne peut pas l’enlever pour le garder à l’abri ici le temps de voir, hein… murmura tristement Gael.

Non. Si tu veux sauver ton ami, il faut déjà retrouver son âme, où cet homme l’a scellée, comment, à quel prix, et à ce moment-là seulement, nous saurons si nous pouvons lui rendre sa vie, ou sinon, comment au moins libérer son âme et assurer son repos. Quoi qu’il en soit, ce qu’a fait cet homme ne doit ni perdurer, ni rester impuni. Certaines règles ne doivent pas être bafouées. Un être se doit d’être mort ou vivant, mais pas les deux.»

Guillaume se leva :

«  Bon. En attendant, dodo… J’espère que nous y verrons plus clair demain.»

Ce fut sans grande surprise Phil qui se réveilla le premier au matin. Trouvant la maison silencieuse et déserte, il descendit sur la pointe de ses petits pieds. Les chats et le corbeau vinrent le saluer joyeusement et l’accompagnèrent à la cuisine quand il y alla. Il leur donna des croquettes, trop, mais il avait du mal à doser, et, en attendant le réveil d’une grande personne, grimpa sur une chaise pour prendre un verre, un paquet de biscuits dans un placard, et redescendit doucement pour aller aussi prendre une bouteille de jus de fruits au frigo. Il alla tranquillement se poser sur le canapé avec tout ça et alluma la télé. Ca ne s’arrangeait pas, au Shield : ils en voulaient toujours autant à Hulk de tout casser alors qu’il s’agissait une nouvelle fois de son double rouge. Phil considéra ça avec scepticisme. Il regarda Yami qui vint se poser près de lui :

« Ils sont bêtes. Hulk il est vert, pas rouge…»

Le corbeau se gratta l’aile avec son bec sans trop comprendre le problème.

« Dis Yami, tu as été avec Gael hier pour voir Johann ? Ca s’est bien passé ?

– Crôa crôa… répondit le corbeau.

– Ah bon ?

– Crôa crôa crôa…

– Pourquoi ?

– Crôa crôcrôa crôa crôa…

– Il a été malade pour de vrai et il pleurait…? Pour de vrai ?

-Crôa…»

Le petit garçon eut une moue attristé. Il n’aimait pas quand son frère était triste, mais il aimait encore moins quand il pleurait, parce que quand ça arrivait, ça voulait vraiment dire que c’était très grave…

La cloche du portail le tira de ses pensées. Intrigué, le petit bonhomme sauta du canapé pour aller regarder par la fenêtre. Il y avait une dame devant une voiture. L’enfant fronça les sourcils et courut à la porte pour l’ouvrir. Il resta sur le seuil et dit :

« Bonjour madame.

– Bonjour, excuse-moi. Je cherche le professeur Guillaume Dalo, il habite bien ici ?

– Oui, mais il fait encore dodo.»

Phil regarda mieux la dame. Elle avait l’air d’avoir à peu près l’âge de son oncle, était petite et fluette, avec de longs cheveux chatain-roux et un gentil sourire.

« Je suis désolée, mais tu peux aller le chercher, s’il te plaît ? C’est important et très urgent.

– D’accord.»

Phil grimpa à l’étage pour aller taper à la chambre de son oncle :

« Tonton, Tonton, il y a une dame pour toi à la porte et elle dit que c’est important.»

Quelques secondes passèrent avant que des bruits ne lui parviennent et, un peu plus tard, Guillaume ouvrit la porte, torse nu en vieux survêtement et en pantoufles, et l’air très mal réveillé:

« Qui ça ?… bâilla-t-il.

– Je sais pas…»

Guillaume sourit et caressa la petite tête blonde :

« Je vais aller voir, merci poussin.»

Guillaume descendit en s’étirant et regarda l’heure à la pendule dans le couloir. 9h47… La nuit avait été brève…

Sur le seuil, les cinq chats et le corbeau étaient là, regardant l’inconnue avec curiosité ou suspicion. Guillaume les enjamba en s’excusant avant de voir la dame. Il sourit et la rejoignit.

« Professeur Dalo ? demanda-t-elle.

– Pas très bien réveillé, mais en personne. A qui ai-je l’honneur ?

– Docteur Elena Tessier. C’est Martha Rivoire qui m’a donné vos coordonnées… Mes respects au Gardien de ses lieux. Et désolée de débarquer à l’improviste, mais je voulais savoir si les deux personnes qui sont arrivés ici au printemps sont l’homme et le garçon de cette photo ?»

Elle lui tendit ladite photo à travers le grillage. Il la regarda et sursauta. Elle devait avoir quelques années, et on y voyait cinq personnes. Elena elle-même, hilare, ses bras encerclant les épaules d’un couple amusé, un garçon d’une dizaine d’années, brun aux yeux verts, souriant aussi, Guillaume reconnut sans mal Johann, et à côté, souriant aussi, un Wilfried Spiegel un peu moins dégarni.

« Oui, aucun doute… dit-il. Vous les connaissez ?

– Et ça fait bientôt six ans que je les cherche !»  soupira-t-elle avec un sourire las.

La connexion se fit aussitôt dans le cerveau de Guillaume avec les dates que Johann avait donné à Gael la nuit précédente :

« Depuis qu’ils ont quitté le Pérou ?

– Depuis que Wilfried a enlevé Johann après avoir tué ses parents, oui, exactement.»

Guillaume lui rendit la photo :

« Entrez, il faut qu’on parle.

– Je paye mon taxi, je récupère mon sac et je suis toute à vous.» répondit-elle.

Il la regarda et ils rirent tous deux quand il répondit :

« Pas si vite, ma chère, je ne suis pas un garçon si facile !»

Ils rentrèrent et, laissant le volumineux bagage de la jeune femme dans le hall, ils s’installèrent à la cuisine. Phil les rejoignit. Le petit garçon s’assit près d’elle à table pendant que Guillaume préparait du café pour eux et un chocolat chaud pour lui.

« Mon neveu, Philippe.

– Bonjour, madame !

– Bonjour, Philippe. Tu peux m’appeler Elena, si tu veux.

– D’accord ! Vous pouvez m’appeler Phil, alors !

– Merci.»

Elle bâilla. Guillaume renchérit alors qu’elle s’excusait.

« Petite nuit aussi ? demanda-t-il avec un sourire en posant le bol devant le petit garçon qui le remercia.

– Le vol a été long et j’arrive directement de l’aéroport.

– Vous arrivez d’où ?

– De Guyane… C’est le professeur Nowak qui m’a contactée dès que Martha Rivoire l’a averti. Je savais qu’ils étaient en Europe, j’allais venir de toute façon, mais avoir le nom d’un village et une piste si précise m’a fait accélérer. Vous le connaissez, je crois ?

– Le professeur Nowak ? Oui, je l’ai connu à la fac, à l’époque… Il enseignait l’histoire moderne, un grand spécialiste de l’Inquisition. Il est en Guyane, maintenant ?

– Oui, il fait des recherches sur la répression des sorciers en Amérique Latine.

– Un grand bonhomme… Vous êtes historienne aussi ?

– Du tout ! Médecin. Je travaillais dans l’humanitaire au Pérou avec les parents de Johann. Un couple de  bénévoles très motivés, avec un petit bout de chou adorable. On vivait tous ensemble au dispensaire, avec le deuxième médecin du centre.

– Wilfried Spiegel.

– Oui.

– Guillaume ? Qu’est-ce qui se passe ?»  demanda la voix ensommeillée de Gael depuis le couloir.

Le garçon arriva, complètement ensuqué, suivi de Tsume qui avait sa forme humaine. Les deux garçons regardaient Guillaume et Elena, dubitatifs.

Elle se leva pour leur serrer la main alors que Guillaume faisait les présentations :

« Docteur Elena Tessier, mon autre neveu, Gael, et son compagnon Tsume, qui est aussi mon filleul.

– Enchantée !

– Euh, de même…

Hajimemash’te, dit poliment Tsume en s’inclinant.

– Le docteur Tessier arriva de Guyane.

– Ah… Je vois.»  opina Gael.

Ils s’assirent. Guillaume servit du café à tout le monde avant de déposer du pain sur la table, du beurre, de la confiture, et de s’asseoir enfin lui-même.

Phil ayant fini son chocolat ne se fit pas prier pour les laisser et aller jouer avec les animaux.

Gael avait toujours une petite mine et Tsume le couvait de près. Il se tartina une longue tranche avec du beurre et demanda :

« Vous savez ce qui s’est passé, en Guyane ?

– En Guyane, rien de spécial, il n’a fait que s’y cacher. C’est au Pérou que tout a commencé… Et au Brésil qu’il s’est mis à faire mumuse avec les esprits…»

Elena Tessier était une sorcière depuis toujours, issue d’une vieille famille de personnes liées à la magie. On prétendait chez elle qu’il y avait une fée, très loin dans le passé, qui s’était unie à un de ses ancêtres. Peu importait. Elle était devenue médecin et pendant ses études, s’était engagée dans l’humanitaire. C’était un peu le hasard qui l’avait conduite au Pérou, dans un dispensaire perdu, où elle avait rencontré Mélissa et Franco Ravert, le couple d’expatriés qui le géraient, et leur fils, le petit Johann. Ils abattaient un boulot fabuleux, et tout allait bien. Lorsqu’on leur avait envoyé le docteur Spiegel en renfort, ils l’avaient accueilli à bras ouvert. Tout avait été pour le mieux pendant près d’un an…

« … Ce qu’aucun de nous ne savait, ni même les collègues qui nous l’avaient envoyé d’ailleurs, c’était que Spiegel était un pédophile, que des personnes désireuses d’étouffer un scandale en Alsace avaient gentiment fait muter pour régler le problème… Le soir où ça s’est passé, je n’étais pas là. J’avais été  appelée pour un accouchement… C’est la voisine, une vieille autochtone, qui a tout entendu… Franco avait découvert que Spiegel abusait de Johann et a été s’expliquer… Apparemment, Spiegel l’a pris de haut et lui a sorti tout un délire comme quoi Johan était l’amour de sa vie… Ça a mal tourné… Mélissa aussi s’en est mêlée… Mais Spiegel était armé. Il les a descendus et a disparu avec Johann.»

Il y eut un silence. Gael soupira tristement :

« Son délire que Johann est son grand amour tient toujours, on dirait…

– Je vois mal sa folie s’être calmée… soupira aussi Elena.

– Quel âge avait Johann ? demanda Guillaume.

– 12 ans.

– Hmmm… Il a eu le temps de vieillir, il a l’air d’avoir 16 ou 17 ans maintenant.

–  Il devrait en avoir 18 en novembre.

– Ah, on a vraiment le même âge, alors… sourit Gael. Mais ça peut vieillir, un mort vivant ?

– Non. Parce qu’il ne l’est que depuis l’an dernier.

– Vous savez ce qui s’est passé ? s’enquit Guillaume.

– En gros, oui, mais pas dans le détail.»

Elena les avait cherché sans relâche. Elle savait qu’ils étaient au Brésil, mais ils filaient sans cesse entre ses doigts. Mais elle n’abandonnait pas, ne pouvant ni accepter de laisser Spiegel s’en tirer, ni, surtout, d’abandonner Johann.

« J’ai enfin trouvé leur trace dans un coin un peu paumé et je suis encore arrivée trop tard. Mais j’ai au moins appris des choses capitales…  Spiegel vivait là avec Johann, mais ils galéraient. A force, tous ses anciens amis l’avaient lâché et ils n’avaient vraiment plus d’argent. Il faisait encore le médecin, et il s’est servi de ça pour réussir à se mettre dans la poche un vieux chaman qui perdait un peu la boule. Apparemment, il le droguait pour apprendre leur magie et surtout, comment contrôler l’esprit divin local, un vieux démon dont personne n’a voulu me dire le nom. Le problème, c’est que Spiegel a appris que Johann le trompait… Enfin, c’est beaucoup dire, mais son grand amour avait apparemment une relation un peu trop régulière avec une jeune fille du village… Mais là encore, je n’ai pas su qui elle était, ils ont refusé que je la rencontre. Tout ce qu’ils ont bien voulu me dire, c’est qu’un soir, Johann et Spiegel s’étaient très violemment disputé, que Spiegel voulait tuer la fille, mais que Johann était fou furieux… Ils se sont battus, et dans sa colère, Spiegel l’a tué… Avant de courir chez son chaman pour le faire revenir… Comment, ça, personne ne le savait. Mais au matin, ils ont trouvé le cadavre du chaman, l’idole de leur démon avait disparu, et Spiegel et Johann s’étaient envolés.»

Guillaume continua :

« Ils ont fui en Guyane ?

– Oui, où un il a pu s’arranger pour que Johann soit identifié, qu’il touche l’héritage de ses parents et que lui soit nommé son tuteur légal, avant de rentrer en France…

– Héritage avec lequel il a dû acheter la maison d’ici en pensant qu’il y serait tranquille pour préparer la suite… Et c’est là qu’il tombe sur nous !

– Et que vous avertissez Martha Rivoire qui me permet d’enfin les retrouver. J’ai été discrète, je pense qu’il croit qu’il m’a semée. Je me suis dit qu’il serait plus facile de le coincer ici.Moins facile de se perdre dans la nature, surotut maintenant qu’il a été obligé de faire authentifier Johann.

– Nous avons donc une réelle chance de mettre un terme à tout ça…»

Gael serrait sa tasse dans ses mains et il demanda tristement:

« Il y a moyen de le sauver… S’il vous plaît, dites-moi qu’on peut le sauver…»

Elena et Guillaume échangèrent un regard, aussi désolés l’un que l’autre devant ces yeux implorants.

« Les morts ne peuvent pas ressusciter, Gael…

– Mais qu’est-ce qu’on en sait, qu’il est vraiment mort ! s’exclama le garçon. Y a plein de gens dans les hostos qu’on fait revenir alors qu’ils sont censés être morts ! Qu’est-ce qu’on en sait, que Johann l’était vraiment !

– Son cœur ne bat plus, Gael, dit doucement Guillaume. Tu l’as dit toi-même…»

Gael frémit et gémit :

« Mais c’est tellement injuste…

– Des millions de personnes meurent tous les jours de façon injuste, soupira Elena.

– Et alors…?»

Gael la regarda, presqu’en colère :

« Quand ma mère est morte, un gars des secours m’a sorti qu’il y avait 18000 personnes qui mourraient tous les ans en France d’accidents de médicaments… Mais sérieux, qu’est-ce que j’en ai à branler ?! cria-t-il presque. C’était ma maman, à moi, c’était pas des stats ! Johann, ça fait quoi, 7 ans ?, 8 ?, qu’il se fait enfiler par un connard de pervers, qui a tué ses parents, l’a enlevé, trimbalé comme un jouet, qui, non seulement l’a étranglé, mais lui a quand même refusé de mourir, pour en faire à la fin un zombie qu’il contrôle comme un pantin, qui ne peut même pas dire non quand il lui dit un truc, ni dire ce qu’il veut tout court, ce qui se passe, et en plus, il a eu le culot de lui rendre sa carte d’identité juste pour pouvoir profiter de son pognon ! Et vous voudriez que je me contente d’un « on va voir on sait pas ?!!!»

Tsume le prit à nouveau dans ses bras, navré :

« Koi…»

Il y eut un long silence, Guillaume et Elena se regardèrent encore, puis Guillaume haussa les épaules :

« Non mais t’as pas tort, c’est possible qu’il n’ait été que dans un comas sérieux et que son état actuel soit juste le résultat du sort… Ça se trouve avec des soins, il s’en serait tiré…»

Elena eut un sourire :

« Vous pouvez être encore plus de mauvaise foi ? Juste pour voir ?

– Je pense que oui, en me forçant… répondit Guillaume en lui rendant son sourire.

– Ça doit être impressionnant.»

Gael croisa les bras en les regardant :

« Non mais sérieux…?

– Sérieux, lui répondit gentiment son oncle, on ne peut vraiment être sûr de rien tant qu’on ne sait pas quel sort le lie à quoi, mais dis-toi une chose, mon grand, même la mort sera bien pour Johann. L’Au-Delà est plein de gens qui l’aiment déjà et l’attendent, ses parents d’abord, mais je suis sûr qu’il y en a plein d’autres. Alors ne t’en fais pas. Quoi que nous fassions, ça le libérera, d’une façon ou d’une autre.»

**********

De nouveaux orages et des pluies diluviennes frappèrent à nouveau le village les jours suivants. Gael tenta en vain de retourner voir Johann. La maison restait fermée et on l’aurait presque jurée abandonnée. Mais Yami la surveillait de près et il était formel, les deux  humains y étaient toujours. Spiegel ne mit le nez dehors que pour faire un plein de courses, et Johann demeurait invisible. Gael et Guillaume essayèrent d’aller voir, mais personne ne leur répondit, même de derrière la porte.

Invitée à rester chez eux le temps de remettre les choses en ordre, Elena n’en sortait pas, de peur de Spiegel, apprenant sa présence, ne disparaisse une nouvelle fois. Il y avait de toute façon fort à parier qu’il préparait une énième fuite, mais, comme l’avait prévu Elena, fuir en France quand on était propriétaire d’une maison n’était pas aussi facile que quand on squattait des cahutes ou des hôtels en Amérique Latine. A court d’argent, Spiegel ne pouvait pas s’enfuir sans vendre, ce qui ne se faisait pas comme ça et encore moins en plein été.

Elena regardait la pluie et les éclairs par la fenêtre du salon, un après-midi, et pensa tout haut :

« Ça me rappelle les pluies tropicales du Pérou…»

Phil, qui jouait avec les chats derrière elle, la rejoignit et regarda :

« Ça pleut comme ça dans la jungle ?

– Oui, surtout pendant la saison des pluies.»

Tsume arriva :

« Sumimasen… Guillaume-san doko des’ka ? [Excusez-moi… Où est Guillaume ?]

– Il est dans son bureau ! répondit Phil.

Arigatô…»  [Merci…]

Tsume alla toquer à la porte du bureau. Guillaume en sortit :

« Yep ?

Guillaume-san, j’ai reçu un mail de ma grand-mère… Elle voudrait que je revienne en août pour les cérémonies d’anniversaire du décès de mon père… Elle propose de payer le billet d’avion…

– Ah… Euh…»

Guillaume se gratta la tête :

« Tu as envie ?

– Ben, je sais pas trop…»

Tsume secoua la tête. Il avait l’air un peu perdu :

« Elle dit que mon oncle a eu des soucis et ne peut plus s’opposer à mon retour… Et que ça serait bien que je sois là… Mais je n’ai pas très envie de vous laisser avec ce type dans les parages… Et je n’ai pas trop envie de laisser Gael non plus… Cette histoire lui fait du mal…

– Ça devrait être réglé avant ça.

– Hn… Si c’est le cas… Je verrais… Je la rappellerai.»

Guillaume opina du chef et tapota l’épaule de son filleul :

« Tu fais comme tu veux. D’accord ? Je ne veux pas que tu te sentes forcé d’y aller, ou forcé de rester. C’est vraiment comme tu le sens. OK ?

– Hn. Merci, Guillaume-san.»

Ils échangèrent un sourire et Tsume dit encore :

« Mais même si j’y vais, je n’y resterai pas. Ma vie est ici, maintenant, avec Gael, avec vous. Je n’ai aucun doute là-dessus.»

Gael arriva, encore tout humide de la douche qu’il venait de prendre, une serviette autour du cou. Il regarda tout le monde et demanda :

« Ça vous dit, un sukiyaki ce soir ? Vu le temps, moi, manger chaud, ça m’irait bien…

– J’en suis ! répondit Guillaume alors que Phil tapait des mains, tout content.

– Bonne idée… opina gentiment Tsume. Je vais t’aider à préparer…

– C’est quoi votre suki-truc ? demanda Elena.

– Une espèce de fondue de légumes et de viande japonaise… lui expliqua Guillaume. Si vous voulez tester ?

– Oh, volontiers.»

Tsume rejoignit Gael pour l’enlacer doucement, remuant la queue, puis ils partirent à la cuisine et Phil les suivit. Elena les regarda faire avec un sourire et regarda Guillaume qui avait croisé les bras et souriait aussi :

« Ils sont mimis, tous les deux.

– Très. J’avoue que je ne m’attendais pas à ça et que si on me l’avait dit il y a encore un an, je n’y aurais jamais cru.

– Il y a si peu de temps que vous vivez tous ensemble ?

– J’ai été appelé au Japon en août dernier par son père qui était à l’agonie… Il y avait de gros soucis dans la famille. Comme Tsume n’est qu’à moitié humain, beaucoup de gens, son oncle surtout, ne voulaient plus de lui. Du coup, Takeshi… Son père… m’a demandé de l’emmener et de veiller sur lui… Il n’a pas fait d’histoire… Gael et Phil, c’était en octobre… J’ai appris coup sur coup que ma sœur était morte, qu’elle avait deux fils… J’en étais resté à un… Et qu’ils n’avaient plus personne… Alors, je les ai récupérés aussi… Et Gael et Tsume sont assez vite tombés dans les bras l’un de l’autre… Et je les trouve plutôt bien assortis.

– C’est vrai qu’ils vont bien ensemble. Et qu’ils se canalisent l’un l’autre… Et vu leurs puissances, ce n’est pas un mal…

– Ça, c’est clair.

– Phil a un énorme potentiel, lui aussi.

– Oui… Je vais avoir du boulot pour en faire des bons sorciers.

– Je ne suis pas trop inquiète pour ça. Mais vous n’avez personne pour vous soutenir, vous ?»

Guillaume la regarda avec un sourire en coin :

« Une façon détournée de me demander si je suis célibataire ?

– Ça pourrait.

– Dans ce cas, puis-je vous demander si, quand tout ce bordel sera fini, vous seriez intéressée pour que je vous invite à dîner ?

– Ça pourrait être une idée intéressante.»

Elle eut un petit rire lorsqu’il détourna les yeux, tout rose. Puis il se racla la gorge et reprit :

« Je viens d’avoir Martha.

– Ah ! Et ?

– Nous avons carte blanche. Le Conseil nous couvrira, quoi qu’il arrive.

– Bien. Dans ce cas, il faudrait trouver un plan.»

Guillaume fit la moue et opina du chef :

« Ouais. Et foncer.»

*********

Lorsqu’un soir, tard, Yami vint croasser près de lui, Gael comprit qu’enfin, Johann avait mis le nez dehors. Bien que méfiants, Guillaume et Elena acceptèrent qu’il y aille, mais ni seul, si sans parachute.

Gael se faufila par le trou du grillage, pour découvrir son ami debout, chantant encore la même chanson.

« Pourquoi je ne me souviens pas de la suite…»

Johann le regarda. Il semblait plus hagard encore que dans ses souvenirs. Gael le nota, suspicieux. Ça ne lui disait rien de bon.

« Ça va, Johann ?

– J’ai oublié… Ma mère chantait toujours cette chanson… Mais j’ai oublié…»

Gael plissa les yeux en le voyant frémir. Puis Johann sembla le regarder et reprit :

« Tu es revenu…

– Je t’ai dit que je ne te laisserai pas tomber.

– Oui… Mais il faut… Tu sais ?

– Non. Il ne faut pas. Je t’ai donné ma parole. Je ne te laisserai pas tomber.

– Tu ne peux rien faire.

– Ça, c’est ce qu’on verra.»

Un bruit fit sursauter Gael et il vit, surpris, la jeune Justine se faufiler par le trou et les rejoindre :

« Johann !»

L’interpellé la fixa et sembla mettre un temps fou à la reconnaître :

« Justine…?»

Elle s’arrêta à deux pas d’eux et les regarda. Gael jura entre ses dents et demanda plus sèchement qu’il n’aurait voulu :

« Ça y est, t’es revenue ?

– Oui, cet après-midi… Je euh… Ca ne va pas, Johann?…»

Johann frémit avant de répondre mécaniquement :

« Tout va bien.

– Tu es sûr ? Ça n’a pas l’air… insista-t-elle et Gael serra les poings lorsqu’il répéta :

– Si. Tout va bien.»

Gael le regarda, puis elle, se disant qu’elle risquait de tout gâcher… Impossible d’agir, sauf à lui effacer la mémoire après coup… Et c’était moche…

« Bien sûr que tout va bien !»  déclara la voix de Spiegel, les faisant tous sursauter.

Gael lui jeta un regard plus que mauvais. Mais Spiegel se contenta de lui renvoyer un regard suffisant. Justine avait sursauté et le regarda, gênée. L’ancien médecin reprit :

« Pourquoi est-ce que ça n’irait pas !

– Oh, j’aurais bien quelques idées, mais bon… fit Gael avec humeur.

– De quoi tu parles ? lui demanda Justine.

– Ne l’écoutez pas, répondit Spiegel avant Gael. Il est juste jaloux de vous…»

Gael sursauta et le regarda, méfiant. A quoi il jouait, là ?…

« Quoi ? sursauta aussi Justine.

– Il est revenu plusieurs fois draguer Johann pendant votre absence, mais en vain… Il doit l’avoir assez mauvaise.»

Gael resta stupéfait une seconde, puis serra les poings, furieux :

« Non mais putain ça va pas ! Vous êtes vraiment un fils de pute, à sortir une merde pareille ! J’ai jamais trompé Tsume, jamais même pensé à ça, et vous savez très bien qui se tape Johann ici et c’est pas moi !

– De quoi tu m’accuses, là ! répliqua Spiegel avec hauteur.

– D’être un sale connard de pervers !»

Spiegel ricana :

« Regardez-moi ce petit pédé qui essaye de me faire la morale ! Dis lui la vérité, Johann !»

Gael trembla de rage quand Johann frémit avant de dire de sa voix morte :

« Will ne m’a jamais fait de mal.»

Justine les regardait l’un après l’autre, apeurée. Spiegel reprit pour elle :

« Vous voyez, il délire ! Il est juste furieux de pas l’avoir sauté !»

Justine regarda Spiegel, puis Gael, puis à nouveau Spiegel quand il ajouta :

« Johann est très attaché à vous, Justine… N’écoutez pas ce jaloux…»

Il y eut un silence. Gael les regarda, inspira un grand coup, et sa colère devint glace. Il secoua la tête, soupira et reprit, parfaitement calmé :

« Je vois que vous avez renforcé le contrôle mental… Vous êtes vraiment une raclure, Spiegel.

– De quoi tu parles, encore !

– Vous le savez très bien. Je vais vous dire une chose, Spiegel. Nous, ce qu’on sait très bien, c’est ce qui s’est passé au Pérou, ce qui s’est passé au Brésil et ça va se payer très cher.»

Spiegel sursauta, jura et Gael ajouta :

« Elena Tessier, ça vous dit quelque chose ?»

Spiegel sursauta encore, mais Johann aussi, cette fois, et le garçon murmura :

« … Tata Lena…?»

Spiegel eut un cri de rage, mais si Gael para encore une fois sans mal l’attaque mentale qui suivit, ce ne fut pas le cas de Justine qui poussa un cri avant de tomber à genoux au sol. Gael soutint sans mal le regard rageux de Spiegel et dit encore :

« N’espérez pas vous enfuir, cette fois. Vous feriez mieux de lâcher l’affaire. Si vous continuez vos merdes, ça va vraiment chier pour votre gueule.»

Spiegel sortit un revolver et le braqua sur Gael qui ne fit que lever un sourcil :

« Vous comprenez vraiment pas ce qu’on vous dit, hein…

– Personne ne me séparera de Johann !…

– Je prends le pari.

– … Personne ne me le prendra ! Et encore moins un pisseux qui croit tout savoir !»

Gael se prépara à esquiver et monta lentement sa main vers son cou, alors que Spiegel continuait :

« Vous croyez quoi ! J’avais tout prévu ! Vous me forcez juste à accélérer mes plans ! Dès que Viracocha sera apaisé, vous ne pourrez plus rien contre nous !!»

Gael sauta pour éviter la balle et parvint en même temps à sortir le sifflet et le porter à ses lèvres. Il souffla sans faire un bruit avant de trébucher dans le noir. Il grogna en se redressant et se figea en entendant le déclic de l’arme juste au dessus de sa tête. Il se tourna et regarda sans ciller Spiegel, au dessus de lui :

« Vous êtes vraiment un pauvre fêlé…

– Tu croyais vraiment pouvoir m’arrêter tout seul, merdeux ?»  ricana Spiegel.

Gael sourit :

« Qui vous a dit que j’étais tout seul ?»

Spiegel eut la seconde d’hésitation qui permit à Gael de lui balancer un coup de pied pour le repousser et de se lever. Spiegel jura, mais ne put le braquer à nouveau.

Un gigantesque loup noir venait de sauter la haute grille en grondant et fonça sur lui. Spiegel recula, effrayé, mais le loup s’arrêta entre Gael et lui.

Justine, qui avait un peu retrouvé ses esprits, hurla et parvint à se relever pour aller saisir le bras de Johann qui, lui, n’avait pas bougé, complètement amorphe. La jeune fille se figea en sentant sa peau glacée et le lâcha brusquement pour le regarder en bredouillant :

« Mais… Que…»

Elle cria lorsque Spiegel la saisit violemment, passant son bras autour de son cou, pour l’entraîner vers la maison :

« N’approchez pas ou je la butte !»

Gael rejoignit son loup qui restait menaçant, grondant, prêt à bondir, et dit :

« Sérieux, Spiegel… Arrêtez, ça sert vraiment plus à rien !

– LA FERME !!! hurla l’ancien médecin, de plus en plus dément. Je n’ai besoin que d’un sacrifice pour calmer Viracocha, et après, tout ira bien ! Tu aurais fait l’affaire, mais cette gamine ira encore mieux !»

Il bâillonna Justine de sa main quand elle voulut se dégager et braqua son arme sur sa tête :

« Bouge pas, toi ! Tu voulais me voler Johann, tu vas pouvoir te sacrifier pour lui, sois heureuse !»

Johann tremblait. Gael jura entre ses dents lorsque Spiegel cria encore :

« JOHANN ! Viens tout de suite ! Il faut faire vite !»

Gael retint Tsume qui allait bondir et regarda, impuissant, Spiegel rentrer à l’intérieur et Johann bouger lentement pour le suivre mécaniquement. Gael lui cria :

« Mon serment tient, Johann ! N’oublie pas ! Je vous laisserai pas tomber !»

Il sauta sur le dos de Tsume qui repartit en courant, évitant sans mal les quelques balles qu’un Spiegel trop furieux tira sans viser.

Tsume traversa les jardins, coupant au plus court, aussi rapide que silencieux, sautant les grillages et les haies, pour arriver rapidement chez eux.

Guillaume et Elena sortirent rapidement en voyant le grand loup arriver dans la cour et Gael descendre de son dos. Si la jeune femme resta impressionnée par la taille de l’animal, Guillaume se précipita vers eux :

« Qu’est-ce qui s’est passé ? Vous allez bien ?

– Guillaume, il faut y aller, là, c’est la cata ! Spiegel a chopé cette gourde de Justine et veut la sacrifier à son démon !

– Quoi ?»

Elena s’approcha alors que Tsume reprenait sa forme mi-humaine.

« Qui ça ? demanda-t-elle.

– Une fille qui habite à côté d’eux, elle est tombée amoureuse de Johann, cette quiche ! Et elle a trouvé moyen de se pointer ce soir ! Spiegel avait un flingue, il a essayé de me tirer dessus, j’ai rien, mais il l’a embarquée, il disait qu’il devait apaiser euh, Varicoché, un truc comme ça, et qu’il allait la sacrifier pour ça, qu’après on ne pourrait plus rien contre lui !»

Guillaume et Elena se regardèrent, et elle demanda :

« Il a pas plutôt dit Viracocha ?

– Ah… Euh, oui, si…

– Le seigneur de la foudre des Incas… soupira Guillaume.

– Il est en train d’en perdre le contrôle, c’est pour ça qu’il y a autant d’orages…

– Je crois qu’il faut y aller…

– Je crois aussi, et vite !»

Guillaume ne prit que le temps de charger les chats de garder la maison et surtout Phil, et Yami de voler les prévenir s’il y avait le moindre problème, puis ils filèrent tous les quatre.

Malgré les bruits, à cette heure tardive, l’altercation était restée inaperçue et le quartier était resté calme et silencieux. Ils n’eurent pas de mal à se faufiler dans le jardin et comble, dans sa hâte, Spiegel avait laissé la porte d’entrée ouverte… Ils entrèrent prudemment, mais pas une lumière, ni un bruit. Tsume ne perdit pas de temps et huma l’air pour les conduire droit au salon, où une étagère avait été déplacée à la hâte, son contenu en partie répandue sur le sol, pour libérer un passage qui descendait au sous-sol. Ils s’engagèrent dans l’escalier, Guillaume en tête, Gael derrière lui, Elena ensuite, et Tsume fermait la marche. Arrivés en bas, ils n’eurent qu’à tendre l’oreille pour se diriger, dans le couloir sombre aux murs de béton nu, jusqu’à ce que de la lumière ne se fasse voir. Il n’y avait même pas de porte. Dans ce qui avait dû être une ébauche de cave au sol de terre se trouvait une salle rituelle un peu amateure, mais tout à fait fonctionnelle.

Au fond était dressé un autel de bois sur lequel était posée une statuette d’une trentaine de centimètres de haut, dorée avec deux rubis enchâssés en guise d’yeux. Les pierres brillaient comme si un brasier,  à l’intérieur, ne demandait qu’à exploser.  Les murs étaient couverts de signes divers et quelques bancs étaient disposés sur les bords.

Presque ridicule dans sa toge pseudo-précolombienne, un poignard à la main, Spiegel récitait des prières dans un cercle tracé au sol, devant l’autel. A genoux à ses pieds, nue, les mains attachées devant elle et bâillonnée, Justine sanglotait. Debout un peu derrière eux, Johann restait immobile, tremblant, mais incapable de rien faire.

Guillaume et Elena entrèrent en premier et l’historien cria :

« Arrêtez ça tout de suite, Spiegel !»

Le sorcier sursauta et se tourna, furieux. Johann aussi, plus lentement, les regarda et les yeux verts errèrent avant de se fixer sur Elena :

« Tata Lena…?

– Ça va aller, Johann…»  lui dit-elle doucement.

Elle lui sourit, aussi heureuse de le retrouver enfin que triste de voir de ses yeux le zombie qu’on lui avait décrit.

Mais Spiegel cria :

« Non, c’est trop tard ! Vous ne pourrez pas ! Johann, retiens-les ! Vite, il faut que je finisse le rituel !»

Le garçon trembla encore et se jeta sur Guillaume et Elena sans pouvoir se retenir. Sa condition le rendait fort, même s’il était assez lent, et surtout, il n’avait aucune limite et ne ressentait aucune douleur. Guillaume parvint à saisir son bras pour le projeter au sol, mais Johann se releva aussitôt pour revenir à l’attaque. Gael et Tsume se précipitèrent, mais l’endroit était trop exigu pour que Tsume puisse prendre sa forme animale, et Johann parvint à saisir un banc et le projeter sur eux. Tsume parvint à l’éviter, mais il heurta violemment Gael qui tomba dans un cri.

Elena avait pu avancer et saisit le bras de Spiegel avant que le poignard ne s’abatte sur la gorge de Justine, mais il n’eut pas de mal à se dégager. Furieux, il voulut frapper la doctoresse et se jeta sur elle, elle n’eut pas de mal à esquiver par la gauche et en profita pour lui faire un croche-pied. Alors qu’il s’étalait au sol, elle se précipita pour saisir Justine et la relever, puis la pousser derrière elle alors que Spiegel se relevait en jurant et se retournait vers elles.

Tsume se jeta sur Johann avec un grondement sourd, les oreilles couchées, lorsque le zombie voulut reprendre le banc. Il parvint à le saisir avant lui et le frappa de toutes ses forces avec, le projetant violemment contre un mur. Le choc se fit entendre, mais l’expression de Johann se changea pas. Son visage demeurait impassible. Il retomba et se releva aussitôt.

Spiegel jura, recula jusqu’à un autre banc, où se trouvait ses vêtements, pour reprendre le pistolet et le braquer sur Elena. La balle partit, rebondit sur le sol pour se ficher dans le plafond, car il n’avait pas pu viser.

Une grande main griffue serrait sa gorge comme un étau et l’avait soulevé du sol comme s’il avait pesé 100 grammes. Il se débattit en vain alors que deux yeux rouges aux pupilles fendues le toisaient avec autant de calme que de curiosité. Elena regarda avec surprise la créature qui leur faisait face, plus vraiment Guillaume, et une voix grave déclara :

« Bien. Je crois qu’il est tant d’arrêter les conneries.»

Spiegel parvint à coasser un appel au secours et Johann se tourna pour venir à son secours. De sa main libre, Akh parut chasser une mouche et le garçon se figea avec un hoquet avant de s’écrouler au sol.

Tsume avait rejoint Gael et l’aida doucement à se relever. Gael grimaça de douleur et posa sa main droite sur son autre bras qui lui faisait beaucoup trop mal.

« Alors, petit mortel… Voyons combien de lois tu as bafouées.»

Spiegel se mit à gémir alors qu’Akh fouillait son âme sans la moindre pitié :

« … Tu a violé des enfants, corrompu des hommes pour qu’ils te laissent t’enfuir… Puis tu as violé d’autres enfants… Puis celui-là… Tu as tués ses parents quand ils l’ont découvert, avant de t’enfuir, d’abuser de lui, encore, encore, et encore… Mais ça, ce sont des crimes humains… J’aurais pu laisser les hommes te juger pour ça… Mais ça ne t’a pas suffi… Tu as découvert la magie, la puissance qu’elle offrait, le pouvoir… Alors tu as voulu apprendre à contrôler les âmes pour soumettre les autres… Et surtout, contrôler celui que tu prétends aimer… Quand il a voulu t’échapper, tu l’as tué dans ta fureur, avant de commettre celui de tous tes crimes que je ne peux pas te pardonner : ramener son corps à la vie en liant son âme à celle d’un très vieux démon… «

Akh tendit à nouveau son bras, cette fois vers l’idole :

« Viens, mon frère. Ne crains rien, cet homme ne peut plus rien contre toi.»  dit-il dans une langue qu’aucun des humains présents ne comprit.

Les rubis brillèrent encore et une fumée rouge s’en échappa, prenant une forme humanoïde hideuse, celle d’un vieillard décharné.

Gael, que Tsume soutenait toujours, rejoignit Johann toujours au sol, alors qu’Elena se hâtait de détacher Justine.

« Viracocha, seigneur de la foudre… J’ai entendu ta colère, mon frère.»

La forme parla dans cette même langue et sa voix spectrale et lente glaça le sang des spectateurs. Justine, terrorisée, recula.

« Sois remercié, mon frère.

– Que t’a exactement fait cet humain ?

– Il a lié l’âme de ce garçon à la mienne, pour échanger nos énergies vitales, la mienne servant à maintenir son corps vivant, la sienne me maintenant dans un état misérable d’esclave. Il m’a scellé dans ce petit corps de pierre pour me garder à disposition. Mais les forces du garçon s’épuisait, son énergie vitale s’étiole, son âme est presque éteinte. Et ma colère est grande !

– Alors il voulait t’offrir l’énergie vitale de cette jeune fille pour t’apaiser à nouveau un temps et te donner la force de maintenir encore le corps du garçon en vie.»

Le spectre poussa un grand cri de rage. Akh sourit.

Elena dit tout bas à Justine :

« Tes vêtements, vite, ils sont où ?»

A moitié tétanisée, l’adolescente lui désigna en tremblant un petit tas, non loin de celui où Spiegel avait retrouvé son arme. Elena prit son bras pour l’y conduire doucement, sans quitter le démon, son prisonnier et le spectre des yeux. Spiegel tenta de lever son arme, mais Akh la lui arracha d’un coup de main griffue sans même paraître s’en émouvoir.

Gael s’était agenouillé près d’un Johann qui semblait vraiment mort tant il était immobile. Tsume s’accroupit et passa ses bras autour de ses épaules alors qu’il murmurait :

« Johann… Merde, qu’est-ce qu’ils foutent, là…»

Akh avait repris avec le même calme :

« Ne crains rien, mon frère. Je suis là pour mettre un terme à tout ça. J’ai juste une chose à te demander. Ne crains rien, je te libérerai de toute façon. Mais tu ferais plaisir à ces autres humains, qui ont beaucoup œuvré pour arrêter cet homme et te libérer.

– Que veux-tu ?

– Je voudrais que tu libères l’âme de ce garçon pour lui rendre sa vie.

– Hmmm… J’ai senti ses souffrances durant tous ces mois et je sais que lui aussi a été victime de cet homme. Mais sans son énergie, sans notre lien, ma propre existence risque de vaciller.

– Je sais. Je n’ai jamais dit que tu devais le faire sans compensation.

– Que proposes-tu ?

– Une vie pour une vie. Je peux te donner une autre vie, t’offrir une autre âme, qui te soit soumise, aussi longtemps que tu le voudras. Ça te redonnera de la force, ensuite, nous te ramènerons aux tiens, et leur foi te sauvera pour de bon. Je t’offre l’âme de celui qui a eu l’audace de prétendre te garder esclave.»

Il y eut un silence. Puis Viracocha ricana et ça ne rassura personne. Akh seul souriait doucement.

Justine s’était rhabillée et pleurait encore à moitié. Elena la poussa vers les garçons et dit :

« Il faut que vous filiez !

– Je laisserai pas Johann, dit Gael qui regardait les deux démons.

– Je reste avec Gael.»

Elena soupira et alla ramasser l’arme, au cas où. Mais alors qu’elle se redressait, un cri de douleur bien humain la fit se retourner et elle frémit en comprenant ce qui se passait : Akh était en train d’aspirer posément l’énergie vitale de Spiegel, des fluides bleus, scintillants, qui sortaient de sa poitrine et finirent par former une boule dans sa main.

« Ca fait mal, n’est-ce pas ? C’est cette souffrance que tu as infligée au garçon que tu prétends aimer.»

Spiegel hoquetait, hagard, et se débattait encore faiblement.

« Tu voulais rendre sa force à cet être ? Sois exhaussé»

Akh lança la boule sur le spectre. Une lumière éblouit l’assistance un instant. Puis ils découvrirent, stupéfait, une forme certes encore fantomatique, mais qui ressemblait à un homme bien mieux fait, plus calme aussi, qui rit cette fois joyeusement.

« Merci ! s’écria-t-il.

De rien, mon frère. Ceci était-il suffisant ?

– Oui !»

Tsume avait pris le corps mou de Johann dans ses bras, Gael en étant incapable. Ils virent Viracocha lever une main et un éclair frappa Johann qui eut un sursaut et inspira comme un noyé qui retrouve de l’air. Incrédule, Gael et Tsume le regardèrent, alors que ses yeux verts clignaient, que le voile qui les couvrait disparaissait. Gael posa une main tremblante sur sa poitrine et crut qu’il allait fondre en larmes de joie : le cœur battait, encore faible, comme engourdi, mais bien là.

Akh les regarda :

« Partez, tous. La suite ne vous concerne pas.»

Tsume souleva sans discuter le corps de Johann, qui commençait à se réchauffer alors que son sang recommençait à couler dans ses veines, et il fila derrière Elena qui poussait une Justine toujours en état de choc.

Gael regarda Akh, Spiegel qui pendait, amorphe, tendant un bras pathétique vers la sortie, vers Johann qui avait disparu, et Viracocha, ce démon rouge qui reprenait vie, lui aussi.

« Akh ?

– Oui, Gael ?

– Ca va aller ? Vous allez faire quoi ?

– Appliquer la loi que ce fou a cru bafouer. Ne t’en fais pas. Il ne nuira plus jamais à personne. Et il va avoir de très longs siècles pour réfléchir à ses actes.»

Gael hocha la tête. Guillaume le lui avait appris : les démons ont leurs règles, leurs dieux, leur vision du monde. S’y opposer est vain, mais inutile car tant que les humains ne leur nuisent pas, eux non plus ne leur font aucun mal. Mais malheur à ceux qui enfreignent les lois dont ces créatures millénaires sont les gardiens…

« Merci, Akh. Merci d’avoir sauvé Johann.

– De rien, mon petit. Va vite faire soigner ce bras. Guillaume sera bientôt là.»

*********

Dans le jardin, Elena avait appelé des secours, une ambulance et la police allaient arriver. Justine se calmait peu à peu, assise au sol près de Tsume, qui gardait Johann dans ses bras et le berçait comme un bébé, quand Gael arriva. Il se tenait encore le bras et s’approcha d’eux :

« Ca va ?…

– Je… Je crois… balbutia Justine. Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Un peu trop long à te raconter, là… soupira le garçon en se laissant tomber près d’eux.

– Pourquoi Tsume a des oreilles de loup…?»

Elena les rejoignit et s’agenouilla pour regarder le bras de Gael. Il n’avait pas l’air cassé, mais sans doute au moins bien fêlé.

Johann restait hagard, gémissant et tremblait, parfois secoué de spasmes. Son corps reprenait douloureusement vie.

« Ça va aller, ça va aller…»  lui répétait avec douceur Tsume.

Elena soupira et se rapprocha d’eux. Elle caressa le visage de Johann et murmura une formule en traçant un signe invisible sur son front. Il ferma les yeux et s’apaisa. Justine sursauta :

« Qu’est-ce que vous avez fait ?!

– Je l’ai endormi…»

Elena sourit et caressa encore le visage de Johann :

« Pauvre bonhomme… Il en a pour des semaines à se remettre… Et les premières heures seront les plus douloureuses, alors autant qu’il dorme… Ca lui fera passer le temps sans trop de souffrance…»

Justine répéta :

« Mais qu’est-ce qui s’est passé…?

– Spiegel avait ensorcelé Johann en forçant un vieux démon à l’aider. On a libéré le démon, qui a libéré Johann, pour faire vite…»  expliqua Elena.

Justine la regarda, puis regarda Gael :

« Quoi ! Vous avez libéré un démon ?!… Mais…

– Eh, zen, gloussa Gael. Les démons sont juste des créatures qui vivent dans un monde parallèle, rien de maléfique, t’en fais pas.

– Ah bon ?

– Le monde est un peu plus compliqué que ce qu’on t’a appris au caté…»

Elena confirma en se relevant :

« Dis-toi qu’il s’agit d’esprits très anciens, bien plus sages et puissants qu’on ne peut le concevoir, et qu’en voulant en contrôler un, Spiegel a commis une énorme erreur. Un peu comme essayer d’enfermer une tempête dans une bouteille d’eau…»

Justine les regardait, stupéfaite, et bredouilla :

« Mais… Mais Dieu existe… N’est-ce pas ?

– Qui sait…»  répondit Elena avec un sourire.

Il y eut un silence.

« … Mais pourquoi Tsume a des oreilles de loup…? Et euh, une queue…?

– Tu te souviens du grand loup noir de tout à l’heure?

– Euh, oui…

– Ben c’était lui aussi.»

Justine resta bête alors qu’Elena allait vers le portail :

« L’ambulance va bientôt arriver.»

Tsume la regarda et un instant plus tard, oreilles et queue avaient disparu.

Guillaume arriva alors, l’idole dans les bras. Il les rejoignit rapidement :

« Tout va bien ?

– Oui, et toi ?

– Oui, ça va. Tout est fini. Viracocha est endormi là-dedans pour finir de se retaper un peu avant de rentrer chez lui. Akh est rendormi aussi.

– Et Spiegel ?

– Sûrement victime d’une attaque cérébrale dans sa cave alors qu’il s’amusait à essayer d’invoquer un truc… C’est ce qu’on dira aux flics.

– Et pour de vrai ? s’enquit Gael.

– Son corps est mort et son âme, ben, enfermée là-dedans avec Viracocha, répondit Gael avec un petit sourire innocent en tapotant doucement la statuette. Ils m’ont juré qu’elle ne serait pas détruite, après y a des chances qu’il dérouille quelques siècles… Viracocha va sûrement lui expliquer qu’on ne joue pas avec les siens sans risque.»

Guillaume regarda Justine et reprit plus sérieusement :

« Et qu’est-ce qu’on fait de la demoiselle, là ?»

Elena et lui se regardèrent. Elle soupira :

« Tu connais les règles. Qu’est-ce que tu en dis ?

– Que je refuse de prendre le risque.»

Il laissa la statuette à la doctoresse et s’approcha de Justine pour lui tendre la main. Elle se releva lentement, tremblante.

« Ne crains rien, je ne vais pas te faire de mal, dit-il doucement en prenant ses deux mains dans les siennes.

– Alors quoi…?

– Je vais juste te demander d’oublier ce que tu as vu cette nuit.»

Elle sursauta et voulut se dégager, mais il la tint fermement et continua, toujours très doux, en le regardant droit dans les yeux :

« Je suis désolé, mais tu en as vu beaucoup trop et je ne peux pas me contenter de te faire confiance. Alors entends ma voix et obéis : tu vas rentrer chez toi tranquillement, te remettre en chemise de nuit et te recoucher, et à ton réveil, tu auras tout oublié, tout ce qui s’est passé entre le moment où tu es montée te coucher quand tes parents l’ont vu et ton réveil. Tu penseras que, même si tu voulais venir voir Johann, tu étais trop fatiguée et que tu t’es endormie d’un coup. D’accord ?»

Elle était très calme, totalement sous son emprise. Elle répondit d’une voix déjà endormie :

« D’accord…

– Bien. Vas-y vite alors, et repose-toi bien.»

Elle partit sans rien ajouter. Guillaume la regarda faire, un peu triste. Elena vint frotter son dos :

« Ça ira ?

– Oui, oui… Je n’aime pas beaucoup faire ça, mais ça ira…

– Tu penses qu’elle risquait vraiment de nous faire des soucis ? demanda Gael.

– Aucune idée, reconnut Guillaume. Mais ça reste une très jeune personne qui a été élevée dans une idéologie trop manichéenne, si elle se mettait à raconter qu’elle a failli être sacrifié à un démon qu’on a libéré, ça pourrait poser problème. Tsume ?

Hn ?

– On va devoir aller à l’hôpital, et il y a des risques que la police s’en mêle. Il faut mieux qu’ils ne sachent pas que tu étais là. Est-ce que tu peux rentrer avec l’idole ? Ça ne risque rien, mais ils ne doivent pas la voir non plus, ça va faire des merdes à n’en plus finir et on ne pourra jamais la ramener assez vite au Brésil, le temps qu’ils fassent leur enquête et leurs expertises, à condition qu’ils ne la foutent pas dans la cave d’un musée sans sommation.»

Voyant le loup grimacer, Gael lui sourit et caressa sa tête, grattouillant entre ses oreilles de sa main valide :

« Eh, ça va, j’ai qu’un bras fêlé, t’en fais pas, ça ira. Il ne faut pas laisser Phil tout seul plus longtemps… Tu peux aller veiller sur lui à ma place ?»

Tsume eut un sourire et se pencha pour embrasser doucement Gael :

« Je t’aime, Koi.

– Daï suki, Tsu.»

Ils s’embrassèrent encore, puis Tsume prit la statuette et fila. Guillaume, Elena et Gael eurent juste le temps de se mettre d’accord sur leur version des faits : le véhicule des secours arrivait.

Elena et Guillaume les accueillirent et la première emmena deux ambulanciers et une civière vers les deux adolescents, Johann toujours endormi et Gael, pendant que Guillaume s’expliquait avec le troisième. Dès que Johann fut sous perfusion sur la civière, car Elena avait expliqué que, victime de mauvais traitements, il était totalement déshydraté et dénutri, et qu’une attelle provisoire fut installée au bras de Gael, Elena rejoignit Guillaume pour donner à l’homme quelques infos complémentaires sur Johann, ce dont elle se souvenait, sa date de naissance entre autres.

« Pour le reste, il faudrait fouiller la maison pour trouver…»  soupira-t-elle.

Les représentants de la maréchaussée arrivèrent peu après. Il fut décidé que Guillaume restait pour leur expliquer et les emmener à la cave, pendant qu’Elena accompagnait les garçons à l’hôpital. L’ambulance repartit.

Guillaume serra la main des deux gendarmes fatigués et leur expliqua que Spiegel l’avait contacté quelques semaines plus tôt, en les guidant :

« J’avoue que je n’y avais pas fait trop gaffe, sur le coup… Il m’a parlé de rituels et de démons… C’est dingue comme, sous prétexte que je travaille sur l’histoire de la magie, tout le monde est persuadé que j’en fais ! Bref, je lui avais dit qu’il délirait et que je n’étais pas intéressé, et voilà que ce soir, mon neveu sort pour aller voir Johann, comme souvent… Ils aiment bien prendre l’air au frais, tous les deux… Et comme Gael pensait que Johann était malade, il y allait souvent pour voir comment il allait… Enfin, bref, je vois mon Gael rentrer en courant pour me dire que Spiegel a pété un plomb et voulait les sacrifier tous les deux, que lui a pu s’enfuir, mais que Johann est resté… Et le temps qu’on arrive, qu’on trouve le chemin, ben Johann était par terre dans les vapes, à côté de Spiegel déjà mort… Alors bon, on l’a pas trop touché, on a juste dégagé Johann et on vous a appelés…»

Les gendarmes regardèrent la pièce, le corps, et grimacèrent :

« Houlà, qu’est-ce que c’est que cette tenue…? Beau bazar…»

Guillaume avait pris soin de remettre le poignard près de la main du mort. Le revolver n’était pas loin non plus, et il en avait soigneusement effacé les empreintes d’Elena pour remettre aussi celles de Spiegel.

« Là, ‘faut appeler les experts…»

Guillaume attendit posément que le reste de l’équipe arrive, fit sa déposition proprement avec celui qui avait l’ordinateur portable et alla ensuite à l’hôpital avec ce dernier pour qu’il prenne celles d’Elena et de Gael.

La doctoresse était au chevet de Johann toujours inconscient, faisant un point avec l’équipe médicale. Elle avait paisiblement apposé un autre sort sur Johann, qui ferait que personne, parmi tous ceux qui l’approcheraient, ne trouverait son état particulièrement étrange. Tous le soigneraient sans se poser plus de question, simplement persuadés qu’il n’avait été que sévèrement privé d’eau et de nourriture. Impossible, par contre, de cacher les traces sur son cou et les viols, les médecins avaient tout de suite repéré les traces et fait les prélèvements d’usage. Mais ça jouerait pour lui et contre Spiegel, surtout quand elle aurait raconté toute l’histoire.

Elle passa, elle, un long moment à tout raconter aux policiers, le Pérou, le Brésil, la Guyane, comment elle avait retrouvé le garçon et comment Johann, la voyant alors que Spiegel était absent, lui avait dit d’aller attendre chez son ami Gael en attendant qu’il la recontacte pour lui dire qu’elle pouvait revenir, quand il serait à nouveau absent. Guillaume n’avait pas fait d’histoire. Les évènements de la nuit les avaient pris de court.

Pour ce qui en était de Gael, dès que sa radio fut passée, la fêlure confirmée et une attelle plus propre posée, il remplaça Elena, qui faisait sa déposition, auprès de Johann.

L’aube pointait lorsque Johann rentrouvrit des yeux vagues.

Il ne comprit pas tout de suite où il était, se sentant très bizarre. Lui qui ne ressentait plus rien depuis des mois était à cette heure prisonnier d’un corps très douloureux. Apparemment, son cerveau voulait être sûr que tous ses nerfs fonctionnaient…

Il regarda à sa gauche en entendant soupirer, et avisa Gael, qui prit sa main dans la sienne, sur son ventre :

« Eh, salut. C’est à cette heure que tu te réveilles ?

– Où on est ?

– A l’hosto. Tout va bien, c’est fini… »

Johann referma les yeux un instant, cherchant dans ses souvenirs.

« Où est Will… ?

– Il est mort. »

Johann trembla et Gael resserra sa main sur la sienne pour continuer :

« Les démons l’ont tué. Il n’avait pas le droit, ni de faire de toi un mort vivant, ni d’en garder un prisonnier. Ils n’ont pas pu laisser passer ça. Ils ont leurs lois, tu sais…

– Will disait qu’il le contrôlait…

– Il ne pouvait pas. Il y croyait, mais il délirait. Il était complètement fou. Personne, aucun humain, ne peut contrôler ces trucs-là.

– Et moi, du coup… ? Je suis vivant ?

– Oui. Le démon de la statuette, quand on l’a détaché de toi, a bien voulu te rendre ta vie. »

Johann regarda ses mains, maigres, mais chaudes… Ça faisait mal de les bouger, mais elles n’étaient plus de la chair morte. Il sentait son cœur battre. Il se sentait respirer. Lui qui ne voulait que mourir pour de bon depuis des mois… Il était à nouveau vivant.

« Tu sais, j’avais cherché la chanson… reprit Gael.

– Quelle chanson… ?

– Celle que tu chantes tout le temps, celle de ta mère… Elena s’en souvenait, elle me l’a retrouvée. »

Gael sortit une feuille de sa poche, la déplia et la lui tendit. Johann se redressa lentement, grimaçant et Gael lui redressa ses oreillers pour qu’il puisse s’appuyer dessus tout de suite. Johann prit la feuille et se mit à chanter tout bas en fur et à mesure qu’il lisait, que l’image de sa mère, chantant ces mots à tue-tête, joyeusement, revenait à sa mémoire :

« Midnight
Not a sound from the pavement
Has the moon lost her memory
She is smiling alone
In the lamplight
The withered leaves collect at my feet
And the wind begins to moan
Memory
All alone in the moonlight
I can smile happy your days ( I can dream of the old days)
Life was beautiful then
I remember the time I knew what happiness was
Let the memory live again
Every street lamp seems to beat
A fatalistic warning
Someone mutters and the street lamp gutters
And soon it will be morning
Daylight
I must wait for the sunrise
I must think of a new life
And I must’nt give in
When the dawn comes
Tonight will be a memory too
And a new day will begin
Burnt out ends of smoky days
The still cold smell of morning
A street lamp dies ,another night is over
Another day is dawning
Touch me,
It is so easy to leave me
All alone with the memory
Of my days in the sun
If you touch me,
You’ll understand what happiness is
Look, a new day has begun…

 

[Minuit

Pas un son dans les rues

La lune a-t-elle perdu ses souvenirs ?

Elle sourit toute seule

Sous la lumière des réverbères

Les feuilles mortes se rassemblent à mes pieds

Et le vent commence à gémir

Souvenir

Tout seul sous la lumière de la lune

Je peux rêver aux vieux jours

Quand la vie était belle

Je me souviens du temps du bonheur

Laisse les souvenirs vivre encore…

Chaque réverbère semble vibrer

Un avertissement fataliste

Quelquun murmure et leur lumière vacille

Et le matin sera vite là

La lumière du jour

Je dois attendre laube

Je dois penser à une vie nouvelle

Et je ne dois pas abandonner

Quand laube sera là

Cette nuit sera un souvenir, elle aussi

Et un nouveau jour commencera

Fins épuisées de journées brumeuses

Lodeur encore froide du matin

Les lampadaires meurent, une autre nuit sachève

Un autre jour se lève

Touche-moi

Cest si facile de me laisser

Tout seul avec mes souvenirs

De mes jours au soleil

Si tu me touches,

Tu comprendras ce quest le bonheur

Regarde, un nouveau jour a commencé]

 

Johann posa la feuille et essuya ses yeux. Il regarda Gael qui lui souriait doucement et qui reprit sa main.

« Tu sais,… Quand il m’a tué… J’ai vu le tunnel dont ils parlent… Et mes parents étaient là, avec d’autres gens aussi… Et j’étais bien, j’étais enfin bien… C’était fini… Quand j’ai senti que je repartais, je ne voulais pas… Et après, pendant tout le temps où j’étais… Mort… Je voulais juste que ça s’arrête… Mourir pour de vrai… Et maintenant je suis à nouveau vivant… Mais… Je ne peux pas encore mourir, pas vrai ? Si ma mère chantait ça, et si je m’en souviens, si je n’ai jamais pu l’oublier malgré tout ce qui s’est passé… C’est que ça doit être vrai… Qu’on peut toujours recommencer… ? »

Gael lui sourit.

« Toujours. Il est jamais trop tard. Je veux pas comparer, hein, t’es bien plus morflé que moi, mais moi, quand ma mère est morte, j’ai cru que j’avais tout perdu, elle, ma vie, qu’on allait me prendre mon frère, que je le reverrais jamais, que tout était fini… Et puis ils ont trouvé Guillaume et regarde, tout a pu continuer, j’ai même gagné un chéri dans l’histoire… Ca remplace pas une maman, mais c’est pas si mal… T’as 17 ans, Johann. T’as toute une vie encore… C’est con, mais c’est vrai… »

Johann sourit.

« Ouais. C’est con, mais c’est vrai. »

On frappa à la porte et Elena et Guillaume entrèrent. La doctoresse sursauta en voyant Johann réveillé, vivant, et lui sauta au cou pour le serrer dans ses bras, au bord des larmes.

« Oh bon sang, tu as tellement changé… Ça fait si longtemps…

– Salut, Lena… Ouais, ça fait longtemps… »

Elle recula un peu, restant assise sur le bord du lit, pour caresser sa joue. Il demanda :

« Tu m’as vraiment cherché tout ce temps ?

– Ouais. Vraiment.

– Désolé…

– C’est pas ta faute. Ça a jamais été ta faute… »

Il y eut un silence. Elle l’étreignit encore. Gael sourit à son oncle. Guillaume bâilla. Johann demanda quand elle le lâcha :

« Et maintenant, il se passe quoi ?

– Ben, toi tu te reposes et tu te retapes, lui répondit Guillaume. On va faire ce qu’il faut pour que tu sois vite transféré dans un endroit où, disons, ils sont un peu plus au courant pour les démons et tout. L’enquête va suivre son cours, tu seras sûrement majeur avant qu’elle soit finie. Elena va gérer entre temps, on va faire pour aussi, et de toute façon, nous, on est pas loin. On verra après, quand tu iras mieux, ce que tu veux faire, si tu veux rester dans la maison, la revendre, tout ça. Pour le moment, prends le temps pour te refaire une santé et ne t’inquiète de rien d’autre.

– Les gendarmes vont vouloir m’interroger, non ?

– Si, et sur tout, puisque je leur ai tout dit, lui répondit Elena. Et tu peux tout leur dire, sauf sur la nuit dernière. »

Ils lui racontèrent posément la version officielle et il opina :

« D’accord, pas de souci. Je m’en tiendrais à ça aussi.

– Les gendarmes ne te feront pas trop suer, on leur a bien expliqué avec les collègues que tu étais épuisé et choqué, reprit Elena. De toute façon, ils ont prélevé ce qu’ils voulaient avant que tu te réveilles, ils ont mon témoignage… Ils vont vouloir le tien, mais ils vont sûrement y aller par étape pour te ménager.

– Je vais te trouver un avocat, ajouta Guillaume.

– Un avocat… ? Mais… C’est pas la peine de me payer ça, vous savez…

– Ne t’en fais pas, c’est pas moi qui vais payer.

– Ah, qui alors ?

– Le Conseil, le groupement de sorciers du coin, si tu préfères, précisa Guillaume devant l’air dubitatif du garçon. Ils sont rodé pour ça, t’en fais pas. Ils ont un arsenal juridique à faire pâlir un politicien corrompu. »

L’expression les fit rire. Elena donna encore à Johann la photo où on les voyait tous les deux avec ses parents, dont elle avait poliment coupé la partie, à droite, où se trouvait Spiegel. Johann sourit. Guillaume dit encore :

« On t’apporte d’autres affaires cet aprem, OK ? Là, il faut vraiment qu’on rentre dormir.

– D’accord… Merci.

– De rien. Prends soin de toi. »

*********

Guillaume bronzait paisiblement dans sa cour, en corsaire, avec juste une paire de lunettes de soleil et une casquette, quand la cloche du portail le fit sursauter. Il se dressa d’un bond, avant de s’apaiser en voyant la jeune Justine qui lui faisait signe, dans une jolie robe blanche et avec un petit chapeau tout mignon. Elle avait aussi un sac de librairie à la main.

Il la rejoignit :

« Tiens tiens, salut, gente damoiselle. Que puis-je ?

– Bonjour, professeur. Je suis désolé de vous déranger… Je euh… Je venais prendre des nouvelles… Et apporter des livres pour Johann ? Si vous pouvez lui faire passer ?…

– Oh, c’est très gentil, merci. »

Guillaume ouvrit le portail pour prendre le sac.

« Comment va-t-il ?

– Mieux. Beaucoup mieux. Il a repris pas mal de poids et il commence à retrouver le sens de l’humour… Un peu tordu, mais bon, difficile de lui en vouloir après ce qu’il a passé…

– C’est toujours secret ? »

Guillaume sourit :

« Désolé. Si ton père avait pas fait l’idiot… Mais là, il veut vraiment être tranquille.

– Je sais, c’est pas grave… »

Dès que l’affaire avait été connue, le cher conseiller municipal avait averti la presse pour se faire mousser en surfant sur l’insécurité et blabla. Des journalistes avaient donc commencé à s’intéresser un peu trop à l’affaire, et Johann n’avait dû qu’à la vigilance du personnel de l’hôpital de ne pas recevoir de visite impromptue. Ils avaient du coup accéléré son transfert, et il était désormais dans une clinique tenue secrète. Les journalistes devaient depuis se contenter de son avocat, qui restait aussi ferme que discret. Heureusement, si on pouvait dire, un scandale alimentaire occupait désormais la presse locale, une intoxication dans un centre d’équitation…

« Gael va bien ?

– Son bras est quasi guéri, mais là, comme Tsume est au Japon, il déprime un peu.

– Ah, il est reparti ?

– Pour deux semaines, mais il rentre bientôt. Des cérémonies rituelles pour l’anniversaire du décès de son père. Ça se fait bien, chez eux.

– Et la doctoresse, là, l’amie des parents de Johann ? »

Guillaume eut une moue triste :

« Elle est repartie au Brésil, elle devait revoir des gens qui avaient connu Johann pour les rassurer… On a pas trop de nouvelles. »

Et il se demandait un peu s’il en aurait, ce qui lui faisait mal au cœur. Il avait eu un vrai petit coup de cœur pour elle, pendant son séjour chez eux. Des heures à parler magie tranquillement ou à jouer à la console… Dingue comme elle avait vite fait partie de la famille…

Dingue comme il avait envie qu’elle en fasse vraiment partie.

« Enfin bon, je vous embête pas plus… Transmettez mes amitiés à Gael et Johann… A bientôt, professeur !

– A bientôt, Justine. »

*********

Gael trépignait et Phil et Guillaume se marraient doucement. L’aéroport était tranquille, à cette heure du soir, et aucun souci n’était annoncé pour l’avion en provenance de Tokyo.

« Allez, du calme, Gael…

– Mais c’est quand ça atterrit que c’est dangereux…

– Mais non, t’en fais pas, c’est très sûr, les avions… »

Une charmante voix féminine annonça bientôt que le vol 8412 en provenance du Japon venait de se poser. Le temps de passer la douane, et Gael put enfin courir se jeter au cou de son loup qui lui rendit son étreinte immédiatement.

Phil, dans les bras de son oncle, sourit et Guillaume soupira :

« Eh ben, ça promet s’ils sont dans cet état après deux semaines… »

Ils rejoignirent les amoureux. Guillaume posa Phil au sol, donna l’accolade à son filleul et prit un de ses sacs :

« Okaeri, Tsume-kun !

Tadaïma !

– Ca a été ?

– Aucun problème ! Coucou, Phil. »

Le Japonais souleva le petit garçon pour l’embrasser.

« Allez, on se rentre ! Il est super tard ! »

Ils rejoignirent le parking. Tsume monta près de Guillaume et Gael près de son frère à l’arrière.

« Alors, ça a été ?

Hn ! Très bien. Koi ?

Oui ?

– Tu es invité pour l’an prochain. »

Gael sursauta :

« Sérieux ?!

Hn. Ma grand-mère veut te rencontrer. Et Guillaume et Phil peuvent aussi venir s’ils veulent… »

Guillaume eut un sourire :

« Bon, ben on verra ça… »

Comme il s’y attendait, les amoureux tinrent approximativement 3 minutes avant de filer dans leur chambre, mais il doutait que ça aide Tsume à se reposer de son voyage. Lui-même coucha Phil et, ayant envie de profiter encore un peu de la fraîcheur de la nuit, il alla se poser dehors, dans son jardin. Il regardait la lune lorsque son portable sonna. Numéro inconnu et étranger ? Il décrocha tout de même :

« Allo ?

– Bonsoir, Guillaume. L’invitation tient toujours ? »

Il resta bête,  puis un sourire aussi idiot qu’ému éclaira son visage :

« Ouais. Bien sûr que ouais.

– Alors réserve ça pour après-demain soir.

– Ok. »

Il y eut un silence, puis il reprit :

« Tu vas bien, Elena ?

– Bien crevée, mais ça va. Tout est réglé, l’idole a retrouvé son village, ils étaient très heureux et nous remercient. Viracocha était satisfait aussi. Il remercie Akh et nous avec…

– Super.

– Je reste pas plus, je vais exploser ma note d’hôtel avec cet appel… Je te renvoie un message pour te dire quand j’arrive.

– J’ai hâte de te revoir.

– Moi aussi. »

Il y eut encore un petit silence, puis elle reprit :

« A très vite.

– Fais bon voyage, Elena. A très vite. »

Fin…

A suivre ICI !!

(12 commentaires)

  1. Sympas, cette nouvelle! Et c’était cool de retrouver Gaël et Tsume ainsi que toute leur petite famille 🙂

    Johann m’a très vite plu, et il a maintenu mon attention durant toute l’histoire. J’ai assez vite grillé qu’il n’était plus tout à fait vivant (voir un peu mort), mais la lecture n’en perdait pas pour autant son intérêt, c’est son passé qui m’intéressait avant tout. (Passé qui, par ailleurs, m’a rappelé Marco ^^)
    Gaël et Tsume sont tout mimi ensembles, et les répliques du premier quant à leur orientation font bien rire xD Il a de la répartie, lui.
    Après, il y a certains personnages que je trouvais caricaturaux – comme le groupe des trois gars un peu lourds – mais on ne s’attarde pas dessus plus que nécessaire. (Et pour Justine, j’aurais bien du mal à la trouver clichée après avoir rencontré nombre de gens qui tenaient les mêmes discours, bien intentionnés mais pas moins blessants. Et je trouve que sa gentillesse à l’égard de Johann contrebalance ses idées arrêtées.)

    Merci pour cette petite histoire! J’espère qu’on retrouvera cette joyeuse bande un de ces jours 🙂

    1. @Leloir : Merci beaucoup !! Ca m’a aussi plu de refaire un bout de chemin avec eux, et je pense qu’effectivement, ça ne sera pas le dernier. A voir après selon inspiration… Et ouais ouais, j’ai aussi personnellement connus beaucoup trop de gens bien plus pénibles encore que les gros lourds que je décris…

      Dans tous les cas, contente que ça t’ait plu !! 🙂

        1. @Pouika : Ben sûrement, parce qu’en vrai, j’avais pas du tout cette trame là en tête quand j’ai commencé, du coup j’ai une autre histoire au moins en réserve… 😉

  2. yououuououou! Justement, j’avais relu le 1e chapitre la veille, ,je cherchais quelque chose de sympa à lire. Bon anniv’ ma Ninou Cyrico (tu les fais pas tes 5 ans quand même)

    Merci pour cette suite.

    Biz

    1. @Amakay : Eh eh ça pour une coïncidence…! ^^

      Non je fais pas mes cinq ans et heureusement pour vous, je saurais pas encore écrire… :p

      De rien et j’espère que ça t’a plu ! Biz !!

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